Variétés — Croyances et légendes du centre de la France

VARIÉTÉS


Croyances et légendes du centre de la France

SOUVENIRS DU VIEUX TEMPS
Par M. Laisnel de la Salle.

Mon regretté voisin et ami, Laisnel, était, du temps que nous étions jeunes, un grand blond à figure douce, parlant peu, ne riant jamais tout haut, ayant toujours l’air de prendre en patience nos jeux bruyants, mais, par le fait, s’amusant de tout plus que personne et sachant entretenir notre gaieté par un sourire sympathique accompagné de temps en temps d’un mot comique, excellent, qui, avec un merveilleux à propos, résumait le sujet de nos rires ou de nos discussions. À première vue, personne n’eût fait attention à cette figure placide, insignifiante peut-être ou timide. Au bout de peu d’instants, un étranger eût été frappé de la justesse brillante et du comique profond que révélaient ses remarques monosyllabiques. Il se fût dit qu’il y avait là une intelligence supérieure qui se trahissait malgré elle et sans se connaître.

Laisnel disparut tout à coup de notre intimité pour n’y plus reparaître. Il se maria jeune et alla habiter avec sa femme une jolie maison de campagne, où il se créa un charmant jardin, à trois lieues de chez nous. J’y allai une fois et ne lui fis pas reproche de l’insurmontable paresse qui nous privait de ses visites. Il était ainsi fait, tout déplacement, toute dérogation à ses habitudes de travail ou de costume lui était insupportable. Il lui fallait la vie qu’il avait trouvée. Philosophe pratique à l’excès, il pensait que là où l’on est bien, il n’en faut pas sortir. Il n’y avait pourtant pas lieu à l’accuser d’égoïsme, il travaillait pour nous tous.

Je savais déjà qu’il s’occupait de recherches ardues et minutieuses. Il en avait publié quelques fragments dans un journal de la localité. Il les continuait avec la patience sereine qu’il portait en toute chose. J’ignorais, à sa mort, s’il avait complété son œuvre ; peut-être même son excessive modestie Veut-elle soustraite à la publicité. Mais voici que sa famille publie, par les soins sympathiques de M. Chaix, sous le titre de Croyances et Légendes du Centre de la France, deux beaux volumes, dont le sous-titre, Souvenirs du vieux temps, Coutumes et traditions populaires comparées à celles des peuples anciens et modernes, définit et résume clairement tout le livre. C’est un sujet qui a été souvent traité dans diverses provinces mais, chose rare, le livre tient ici parole à l’annonce et même au delà, car c’est une étude complète, achevée, immensément riche : c’est l’occupation de toute une vie fixée volontairement dans le milieu même de son sujet ; c’est un examen de tous les jours, de tous les instants, aussitôt suivi de recherches dans le grand fonds de savoir que possédait l’auteur. Il était une des quatre ou cinq personnes lettrées qui connaissaient à fond le vrai parler du paysan de chez nous. Je ne saurais dire que, dans ces dernières années, il y en ait eu davantage et je ne sais s’il en existe encore autant aujourd’hui, car le paysan a oublié sa langue, et les vieux qui la parlaient purement ne sont plus.

Cela est fort regrettable : le français du Berry était un français particulier, très ancien et longtemps inaltéré. Il avait mille originalités et mille grâces qu’on ne retrouve point ailleurs, et certaines locutions heureuses et bizarres dont nous n’avons nulle part l’équivalent.

Laisnel de la Salle aimait tellement cette langue qu’il n’avait réellement tout son esprit que quand il s’en servait. Elle lui servit grandement, car c’est grâce à elle qu’il entra dans la véritable intimité du paysan et connut à fond toutes ses idées, toutes ses croyances, toutes ses légendes. Mais il ne voulut point faire œuvre de poëte ou d’artiste seulement ; il voulut rattacher, par un lien historique, ces choses particulières au sol, à la grande famille des versions universelles sur les mêmes objets.

La notion que nous avons aujourd’hui de l’histoire des hommes a fait un grand, pas en avant au siècle dernier. Le combat des philosophes contre la superstition avait relégué au rang des choses finies et méprisables tout le poétique bagage des croyances populaires, sans paraître se douter qu’il y avait là un gros chapitre essentiel dans l’histoire de la pensée. Grâce à l’école nouvelle dont MM. Littré, Renan et autres éminents écrivains nous ont révélé l’esprit, nous arrivons aujourd’hui à regarder l’histoire des fictions comme l’étude de l’homme même, puisque toute fiction est l’idéalisation d’une impression reçue dans un certain temps et dans un certain milieu historiques. Plus on recule dans le passé, plus la fiction tient de place ; à ce point même qu’elle est la seule histoire des premiers âges. Elle seule nous révèle cet homme primitif qui semblait doué de peu de raison, mais qui s’éveillait à la vie intellectuelle par une horrible et magnifique exubérance d’imagination. Grâce à cette faculté, l’homme n’a jamais été un sauvage proprement dit, puisqu’il n’a pu devenir l’homme qu’à la condition de porter en lui un idéal, d’autant plus démesuré qu’il était plus ignorant des lois de la nature. C’est dans ce sens que les prodiges et les miracles ne sont pas de simples impostures. Les hallucinés sont des types humains très réels, et les merveilles du rêve sont encore des actes humains dont la suppression dans l’histoire anéantirait le sens de l’histoire.

Je ne dirai pas que la disparition de ces types et la perte de cette faculté de voir par les yeux du corps les fantômes de l’esprit, soient aujourd’hui regrettables. Si la poésie et la fantaisie y ont perdu, la conquête de la raison et de l’instruction est une assez belle chose pour que l’on se console. Telle est l’opinion de M. Laisnel et la mienne. Il n’en est pas moins urgent de dresser l’inventaire de ce merveilleux rustique, qui s’effacerait dans la nuit du passé, faute de poëtes et d’historiens, et ce travail, mené à bien, a une importance sérieuse que ne diminue pas le charme ou l’amusement des fictions dont il traite. Mais le complément du mérite de cet ouvrage, c’est la recherche des parentés de noms et de versions des légendes. Par ce travail approfondi d’un esprit ingénieux, attentif aux moindres rapports, Laisnel de la Salle a jeté une vive lumière sur les croyances, au premier abord folles et bizarres, du paysan du Centre. Il a su les rattacher pour la plupart aux anciens cultes de l’univers entier et leur restituer ainsi un sens logique dont elles semblaient dépourvues. Son livre est donc du plus grand intérêt pour les personnes instruites, non-seulement du Berry, mais de toutes les provinces et de tous les pays, car il n’est pas une de nos légendes qui n’ait ailleurs son équivalent sous un nom dérivé d’une source commune.

M. Bonnafoux, bibliothécaire de Guéret, a fait aussi des recherches intéressantes sur les superstitions de son département, et le Berry a eu déjà dans ce siècle-ci ses fidèles colligeurs de légendes c’est un exemple a suivre partout, et il faut qu’on se dépêche, car les vieillards dépositaires de ces fictions s’en vont, les morts vont vite, et la jeunesse d’à-présent ne voit plus errer dans la brume des soirs d’automne les gnomes, les fades, les marses ou martes, les odets ou odins, les animaux fantastiques des Celtes, des Grecs, des Romains, des Indiens et des Saxons.

GEORGE SAND.
Nohant, janvier 1875.