Vanghéli, Une vie orientaleCalmann Levy (p. 80-87).
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V  ►

J’avais compté sans le vent de l’Adriatique, qui ne permit pas d’atterrir et nous poussa droit sur Corfou. Je passai quelques jours dans l’île, cherchant un bâtiment à bord duquel je pusse me louer pour regagner la côte ; mais les bâtiments ne prenaient guère la mer, en ce temps de dangers et de misères. Comme je ne savais trop que faire de moi, je rencontrai sur le port d’autres échappés des bandes du Magne qui me proposèrent de me rendre avec eux chez le pacha de Janina ; il faisait comme nous la guerre au Grand-Seigneur, et on racontait qu’il recevait volontiers les soldats de l’armée de la croix que le hasard lui amenait. Nous passâmes à Prévésa, où on nous dit que les Turcs d’Ismaïl cernaient Janina et tenaient toute la montagne ; mais il y avait parmi nous un Souliote qui connaissait chaque sentier du Scombi et se chargea de nous mener en trois jours aux portes de la ville, ce qu’il fit. Là les Albanais s’emparèrent de nous et nous conduisirent au konaq, une grande maison de bois autour de laquelle on sentait le silence et la crainte. C’est que, vois-tu, les vieillards qui ont été de ce temps savent seuls quel maître terrible fut Ali de Tépélen. Son nom courait sur tout le pays de Roumélie comme l’effroi du boulet. On racontait qu’il cherchait le sang comme nous cherchons l’eau du puits après une marche dans le sable. Musulmans et chrétiens tremblaient également devant ses caprices, car on ne savait jamais contre lesquels se tournerait sa fureur de demain ; et l’on disait communément alors que la colère du sultan était moins redoutable que l’amitié d’Ali Tépéleni.

Aussi tu peux penser quelle fut notre frayeur, quand nous apprîmes par les conversations des Albanais que le pacha était dans une irritation violente contre les chefs grecs, qui ne lui envoyaient pas le secours promis ; il avait fait jeter dans les souterrains de la citadelle des gens de Morée, venus comme nous chercher fortune à Janina l’autre semaine : il les soupçonnait d’être des espions aux gages d’Ismaïl. A la nuit tombante, je fus introduit au sélamlik, qui ouvrait sur une galerie de bois extérieure. Au fond de cette galerie, sous la mauvaise lumière d’une lampe à trois becs, un grand vieillard était ramassé sur le divan. Il était très gros, comme sont en Turquie les buveurs d’eau, mais sa tête était royale, tout ennoblie d’une grande barbe blanche, éclairée par un regard doux comme un regard d’enfant. Ce jour-là il était pâle avec un air de souffrance sur les traits ; il écoutait distraitement les bruits du bazar qui montaient de la place. Derrière lui deux hommes, de visage et de costume européens, se consultaient tout bas. Un tchaouch s’avança, toucha du front le pied du divan, et expliqua comment on m’avait trouvé aux portes de la ville, venant de Morée. Ali de Tépélen m’enveloppa de côté de son regard très doux, qui faisait froid jusqu’au cœur, et me fit signe d’approcher. « Qui es-tu ? me dit le pacha dans notre langue.

― Un esclave de Votre Altesse. répondis-je, désireux d’entrer à son service.

― Oui, reprit-il avec un sourd grondement dans la voix et en plongeant dans mes yeux son œil calme comme une pointe d’acier froid, oui, tu es encore un de ces traîtres de Morée, un de ces aveugles qui attendent la perte du vieil Ali, sans réfléchir qu’après lui le sultan de Stamboul les écrasa comme de mauvaises pastèques. Que font tes chefs ? Que font Botzaris, et Mavrocordato, et les autres ? Où sont les six mille Armatoles qu’ils m’avaient promis pour le jour où l’armée d’Ismaïl entrerait en Épire ? Voici qu’Ismaïl est aux portes de Janina, et pas un Grec ne paraît. Fils de chiens, vous vous trompez. Le vieux lion laissé seul peut encore nettoyer la montagne en secouant la tête et punir les chacals chrétiens après avoir dispersé les loups turcs. Ah ! je suis las des fourberies humaines ! Où est l’enfant qui chante, qu’il me fasse oublier les hommes ? » Il appela un petit Albanais qui accordait une guzla à l’autre bout de la galerie, et le fit asseoir à ses genoux. Moi, cependant, je m’y précipitai aussi, voulant tenter un effort pour conjurer l’orage qui me menaçait.

« Altesse, ne me jugez pas durement, je ne suis qu’un pauvre clerc, ignorant de ce que font les chefs, et sans mauvaises pensées. »

Le pacha se retourna brusquement : « Tu es clerc, donc médecin ; serais-tu plus habile que ces deux sots ? » ― Et il me montra les deux médecins francs qui se parlaient derrière lui. ―

« Pourrais-tu me guérir d’un mal qui me tourmente depuis ce matin et me remplit la poitrine de feu ? Dans ce cas, tu seras le bienvenu à Janina. »

Il n’y avait plus qu’à payer d’audace, c’était ma seule chance de salut. J’interrogeai longuement le pacha sur son mal et, demandant à me retirer, je revins avec quelques pilules de mie de pain que je lui administrai gravement. Après quoi je passai la nuit à prier Dieu qu’il guérit le terrible malade pour sauver ma tête. Le lendemain matin, Ali me fit appeler ; il était soulagé par la grâce du ciel, gai et plaisant ; il me déclara que j’avais désormais sa confiance et que je ne le quitterais plus un seul jour. Je ne savais si je devais me réjouir ou m’attrister de cette effrayante promesse, je craignais à chaque instant que ma fraude fût découverte, surtout quand les deux médecins européens vinrent à moi avec méchanceté et me pressèrent de questions. Je pris le parti de leur avouer ma détresse, les suppliant de ne pas me perdre, leur promettant de suivre en tout leurs conseils et de les servir jusqu’au moment où je trouverais l’occasion de m’échapper.

Cette occasion ne devait pas se présenter. Quelques jours après mon arrivée à Janina, les coureurs d’Ismaïl se montrèrent aux portes de la ville et Ali de Tépélen résolut de se retirer dans son château du lac pour y soutenir le siège. C’était une forte citadelle, formée de trois tours qui baignaient dans l’eau à l’extrémité de la presqu’île avancée sur le lac. Une nuit, les Arnautes transportèrent là de grosses caisses de fer qui contenaient les trésors du pacha ; son harem, ses quatre cents femmes et ses fils suivirent ; lui-même enfin, entouré de ses fidèles Albanais, se retira de la ville, qu’il livra aux flammes, et s’enferma dans la forteresse où je dus le suivre. Tu n’attends pas, effendi, que je te raconte l’histoire de ce long siège, chacun la connaît : je veux pourtant te dire comment est mort Ali de Tépélen, car depuis on a fait sur cette mort de faux récits, pris je ne sais où ; moi, qui étais là à ses derniers moments, je sais bien comment les choses se sont passées. Pendant longtemps le vieux vizir ne perdit pas courage ; chaque jour, quelques-uns des siens le quittaient ; les bombes turques ravageaient la forteresse, incendiaient le harem, et les femmes avaient dû se réfugier dans les souterrains. Lui, il pointait ses canons, sortait à la tête de ses Albanais, et, le soir, il fumait tranquillement son tchibouq dans une casemate en regardant brûler les villages du lac sous le feu de l’artillerie. Cela dura une année, jusqu’au jour où Kurchid, qui avait remplacé Ismaïl, vint débarquer ses soldats au pied du château. Alors les deux fils d’Ali entrèrent chez lui, disant :

« Père, les Turcs sont les maîtres par la volonté d’Allah ! Il faut se rendre et demander l’aman. »

Le vieillard haussa les épaules et ne répondit pas.

« Père, continuèrent-ils, nous te quittons, car tu ne peux plus résister. » Et ils partirent pour aller traiter avec les Turcs, suivis de beaucoup d’autres.

Alors Ali versa silencieusement des larmes sur sa barbe blanche ; il appela par leurs noms les meilleurs de ses Arnautes et se retira dans la dernière tour. Mais à partir de cet instant il sembla que ce fût un autre homme ; sa volonté de fer s’était brisée, il restait immobile ; il ne discutait plus les propositions qu’on lui faisait, comme résigné à la fatalité. Sa seule idée persistante était de garder son trésor : quand Kurchid promit de le laisser libre avec son or, il se prit comme un enfant à la promesse du Turc et sortit de la tour pour aller loger dans une petite maison de bois, sur l’île de Satiras. Nous n’étions plus qu’une douzaine autour de lui : se sentant malade et croyant que je pouvais le guérir, il ne me laissait pas m’éloigner ; cet homme que j’avais vu si brave avait peur de mourir de son mal comme une femme.

Nous étions là depuis quelques jours, quand on vint l’avertir que, malgré leurs promesses, les Turcs se préparaient à se saisir de lui. Aussitôt le vieux lion sembla renaître et redevenir lui-même : son œil éteint se ralluma, il demanda ses armes, fit ranger les Albanais autour de lui et attendit fermement les janissaires. Quand ceux-ci arrivèrent, Méhémed-Pacha réclama Ali de Tépélen. ― « Viens le prendre », lui cria Ali, et il reçut la troupe à coups de fusil. Devant l’effort des assaillants, on dut bientôt quitter la chambre basse où les soldats entraient de toutes parts et monter à l’étage supérieur par un étroit petit escalier de bois ; là cinq ou six hommes qui restaient au pacha purent tenir près d’une heure en défendant l’escalier. Les balles trouaient le mince plancher, et tu peux voir aujourd’hui encore à Janina leurs traces sur le mur de cette maison. J’étais réfugié, dans un angle de la pièce d’où je vis, quand l’escalier fut pris, le vieux maître de l’Épire, blessé et sanglant, se défendant toujours, venir tomber derrière le divan où on l’acheva à coups de yatagan.

Tandis que le tchaouch détachait la tête du rebelle pour la montrer à l’armée, je m’évadai sans qu’on prît garde à. moi, et tu croiras sans peine que je ne dormis pas cette nuit-là à Janina. Je m’enfuis dans le Mitzikéli et descendis par Metzovo sur la plaine de Thessalie. Je gagnai Volo sans me reposer. J’étais guéri du désir des aventures et des batailles. Quand un brick autrichien, qui passait en Syrie, m’eut pris à son bord, je trouvai qu’il n’y avait si douce musique que celle du vent sifflant dans les voiles pour me ramener à notre maison.