Vanghéli, Une vie orientaleCalmann Levy (p. 62-68).
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La scène est une natte tendue dans l’angle du mur : pour tout lustre, le classique mach’ala, le pieu fiché en terre et couronné d’une spirale de fer où brûlent des copeaux résineux. La flamme fuligineuse rase le sol ou monte au gré du vent, promenant tour à tour ses reflets rougeâtres sur les murs, les spectateurs, les acteurs. Des lueurs d’incendie transfigurent les loques de ceux-là et les oripeaux de ceux-ci, ou les replongent traîtreusement dans l’ombre au moment le plus pathétique du jeu. Les acteurs sont des Arméniens de Constantinople ; les plus jeunes tiennent les rôles de femme, affublés du féredjé et du yachmaq des dames turques. Quant à la pièce, c’est ce drame de la révolte, vieux comme le monde, dont le fabuliste a donné la moralité en cinq mots :

Notre ennemi, c’est notre maître.

C’est l’éternelle et populaire comédie de toutes les sociétés enfantines et malmenées, la revanche du misérable contre le puissant, de la nuit de folie contre les années de peine ; seule littérature sortie toute vive des entrailles du peuple, satire faite d’ordure et de génie, que se passent en haut maître Renart, Panurge, Tartufe et Figaro, en bas Tabarin, Polichinelle, Robert-Macaire ou Karagheuz. C’est à ce nom que répond en Orient le héros des marionnettes : il le garde souvent dans la vraie comédie, à moins qu’il ne s’appelle Hadji-Baba. Hadji-Baba est un gueux provocant et subtil ; sûr de toutes les indulgences d’un public dont il personnifie l’âme secrète, il exerce d’abord ses talents sur les divers corps de métiers et donne son opinion dans un style peu châtié sur la vertu des dames du harem. Quand il a mis le comble à ses méfaits, l’autorité intervient sous la double forme temporelle et spirituelle du juge et du prêtre : Hadji-Baba rosse le cadi et rosse l’imâm ; pour peu qu’on le laissât faire, il rosserait mieux et plus haut ; à défaut de son bâton, sa raillerie grossière remonte la hiérarchie officielle du pacha au mufti, du mufti au vizir. S’il veut toucher la fibre patriotique, il daube sur le Persan, le patio séculaire du théâtre turc. Autrefois même, à Damas, Karagheuz battait en effigie le consul de France, hommage inconscient rendu à la crainte qu’inspirait notre nom. J’ai revu maintes fois avec bien des variantes la comédie orientale : au travers des incidents laissés à l’improvisation de l’artiste, la trame m’est toujours apparue la même ; sous des noms étrangers, c’est la sotie qui réjouissait nos pères, le Polichinelle qui amuse nos enfants. En Orient, comme en Occident, le public contemple avec délices les tours malicieux ou violents du héros populaire, les humiliations du maître ; la scène finie, il s’en retourne plus allègre à sa chaîne, heureux d’avoir vu flattées et formulées ces rancunes profondes qu’il sent au dedans de lui sans pouvoir les analyser ou sans espérer les satisfaire.

Les comédiens de Nicée développèrent à leur guise le thème traditionnel. Quand l’auditoire, enthousiasmé par les traits d’audace d’Hadji-Baba, eut fait pleuvoir un nombre de piastres respectables dans la sébile, ils s’arrêtèrent en pleine action sans souci des règles dramatiques, et le régisseur renversa d’un coup de pied la torche de résine. La foule s’engouffra sous la haute porte en ogive du khân, se passant au loin dans un dernier éclat de rire le dernier lazzi. Le portier verrouilla les ais aux lourdes barres de fer, les acteurs s’empilèrent dans le chariot de Thespis qui les avait amenés et qui gisait dans un angle de la cour ; les portes des petites cellules affectées aux voyageurs se refermèrent sur des marchands de Brousse qui partageaient avec nous l’hospitalité du caravansérail.

Si fatigué que l’on soit, il faut une robuste accoutumance pour trouver le sommeil sur la terre battue d’une loge de khân. De trop nombreux et trop féroces locataires la disputent à l’intrus. Après quelques minutes de lutte inégale, j’abandonnai mon manteau à l’armée qui l’avait conquis, je sortis philosophiquement en roulant une cigarette. L’obscurité et le silence avaient remplacé les lueurs et les cris de tout à l’heure : les dernières étincelles du mach’ala se mouraient à terre ; seule la clarté de la lune apaisait l’ombre. Un homme veillait pourtant, assis sur la margelle de la fontaine, au milieu de la cour ; il fumait un narghilé dont le ronflement rythmé répondait discrètement au murmure de l’eau dégorgeant dans la vasque. Sous le rayon qui caressait d’aplomb sa figure, je le reconnus pour un des acteurs ; il m’avait d’autant plus frappé que je m’étais étonné de trouver dans une troupe arménienne un individu dont le type rappelait celui des Grecs de Syrie. C’était un vieillard, blanchi d’âge et de fatigue, sec et vigoureux pourtant, comme le demeurent fort tard ces Orientaux. Les yeux baissés sur un chapelet qu’il égrenait distraitement, il semblait réfléchir, dans la mesure où cette opération est possible aux hommes de sa race. L’ombre d’une pensée errait sur les rides de son front et lui donnait une expression grave, qui eut été triste, si elle n’avait été surtout résignée. Comme je m’approchais pour lui demander du feu, le comédien me salua en romaïque, et la conversation s’engagea.

« Il me paraît que tu n’es guère fatigué pour ne pas reposer à cette heure ?

― Oh ! j’ai bien le temps de me reposer ; j’ai joué ce soir pour la dernière fois.

― Est-ce que tu as eu des difficultés avec tes camarades ? Je suis étonné de te voir, toi orthodoxe, avec des Arméniens.

― C’est le hasard qui a fait cela. Je suis entré dans la troupe à Bagdad, pour gagner de quoi faire la route. Je la quitte demain pour m’embarquer à Gueumlek ; je vais chez les saints vieillards de Roumélie me faire moine. »

Cela dit, l’homme se tut et fuma en silence ; je surpris dans ses yeux la défiance innée chez l’Asiatique vis-à-vis d’un inconnu. Il reprit après un moment :

« Tu viens de Stamboul, effendi ?

― Oui.

― Qu’est-ce que tu viens chercher ? Les cotons, les soies ou le tabac ?

― Rien de tout cela. Je suis voyageur, je regarde les hommes et les choses, je cherche la sagesse.

― Voilà une marchandise qui ne t’enrichira pas. Je n’ai pas encore rencontré ceux qui l’ont trouvée, et pourtant j’ai vu bien des pays et fait bien des métiers avant celui de comédien.

― Veux-tu me les raconter, puisque nous ne dormons ni l’un ni l’autre ? »

L’homme hésita un instant, étonné de ma demande, mais rassuré évidemment par l’idée qu’il n’avait pas affaire à un négociant et que je n’avais rien à gagner de lui. L’Oriental, toujours préoccupé des intérêts matériels, suppose le même souci à tous ceux qui l’abordent et ne désarme qu’en constatant l’absence de ce souci chez son interlocuteur. Après une nouvelle pause, l’acteur reprit :

« Je n’ai rien de curieux à te conter ; j’ai vécu comme tous les autres, ainsi que Dieu l’a voulu. Je dirai ce dont je me souviens, si cela te fait plaisir ; aussi bien tu pourras sans doute après, puisque tu es de ces hommes d’Europe qui savent les choses, répondre à une question que je me faisais tout à l’heure. »

Le vieillard se remit à fumer, et son regard se retourna en dedans, comme il arrive quand on descend dans le passé. Je m’assis à côté de lui sur la margelle de la fontaine, je vidai entre nous mon sac à tabac pour achever de le gagner. Tout dormait autour de nous dans un de ces profonds silences de nuit où l’on cherche involontairement à entendre le rythme des étoiles en marche. Alors le comédien commença la narration qui va suivre, d’un ton indifférent et fatigué, comme s’il eût parlé d’un autre.

C’est ce ton impersonnel qu’il faudrait pouvoir rendre pour donner quelque valeur à son récit auprès de ceux qui aiment à étudier l’âme des races. Celle de l’Asiatique ― mon homme en était un ; car ces Arabes de Syrie, du culte orthodoxe, n’ont de grec que la religion, et le nom qu’on leur donne improprement ― est simple, instinctive, rarement susceptible d’actions réflexes sur elle-même, partant difficile à comprendre pour l’Européen qui a deux âmes, l’une agissante, l’autre critique et analytique, sans cesse occupée à scruter, à glorifier, à plaindre la première. L’un de nous, en racontant ces aventures, en eût tiré mille conclusions personnelles, mille sujets de récriminations contre la destinée, d’orgueil ou d’étonnement. L’Oriental me les dit simplement, comme une chose toute naturelle, et vingt autres m’ont fait depuis mêmes récits avec même simplicité. Il ne faut chercher d’ailleurs dans cette histoire d’autre intérêt dramatique que celui d’une vie humaine, promenée par l’instinct nomade sur de larges horizons : elle donnera une idée de ces existences mobiles et fatalistes, dispersées au vent comme des fétus de paille sous le fléau et accomplissant leur évolution sur l’aire, sans s’étonner jamais de la hauteur du vol ni de la chute.