Henri Laurens, éditeur (Les Grands Artistes) (p. 108-124).


XIV. — L’École de Van Dyck.

Van Dyck accomplit ce miracle de créer une atmosphère d’art en Angleterre.

« Van Dyck est le premier peintre anglais », disait un jour M. Fernand Khnopff.

Encore convient-il de remarquer que les nombreux Flamands employés par le grand artiste dans son atelier de Londres pour la préparation de ses portraits : Jan Roose, Van Leemput, Thys, Van Belcamp, Corneille de Nève, Hannemann, et plus tard ses imitateurs anglais : les Dahl, les Richardson, les Jewas, les Thornhill, les Hudson, ne sont que des intermédiaires entre sir Anthony et la véritable école anglaise, née au commencement du XVIIIe siècle. Ces peintres obscurs maintinrent une tradition qui ne s’anima d’un souffle national qu’avec Reynolds et Gainsborough.


LORD JOHN ET LORD BERNHARDT STUART
(Collection du comte Darnley, Cobham Hall.)

Reynolds admirait profondément Van Dyck. Cette admiration pourtant va moins loin que ne le supposent certains historiens : Michiels, Fromentin, Guiffrey. Dans ses Discours, le grand peintre anglais met l’école romaine au-dessus des écoles flamande et vénitienne, parce qu’elle a mieux compris le grand style ; il reproche au Tintoret, à Paul Véronèse — et implicitement à Van Dyck — leur manière théâtrale ; il lui arrive même de faire des réserves sur le coloris du portraitiste anversois, « froid ou bien désagréable à force d’être rouge ». Il est vrai que, dans son Voyage en Flandre et en Hollande, il décrit avec enthousiasme les œuvres religieuses du maître ; nous avons vu ce qu’il pensait du tableau de Malines. Sa charmante lettre au Paresseux mentionne en outre un portrait de Charles Ier en pied par Van Dyck, qu’il distingue « comme une parfaite représentation du caractère ainsi que de la figure de ce prince ».

C’est par ses œuvres surtout que Reynolds trahit son admiration pour Van Dyck. Si le grand disciple anglais approfondit mieux les caractères locaux de ses modèles, si parfois aussi il nous découvre un souci ethnique plus moderne, ses portraits ont tous un air d’apparat emprunté à ceux de l’artiste flamand ; ses enfants et ses figures équestres rappellent les plus illustres peintures du maître anversois.

Gainsborough n’a pas écrit ce qu’il pensait de Van Dyck. Les œuvres ici encore nous renseignent. Reynolds, au surplus, nous apprend que son émule exécuta d’après le peintre de Charles Ier « des copies que les meilleurs connaisseurs pouvaient prendre sans honte au premier coup d’œil pour les originaux de ce maître ». Et à qui Gainsborough doit-il la simplicité gracieuse et mutine de ses portraits d’enfants, sa facture légère et finement rayonnante ? Son Blue-Boy de la Grosvenor House pourrait porter la signature de Van Dyck. N’étaient quelques particularités du costume, on attribuerait volontiers aux heures les plus inspirées du grand Flamand cette fantaisie exquise brossée avec de l’azur céleste et du soleil.

Reynolds et Gainsborough fondent l’école anglaise, non point, comme on l’a dit, en perpétuant la manière trop facile des deux ou trois dernières années du maître, mais en s’inspirant des meilleures œuvres anglaises de sir Anthony. Ils avaient sous les yeux des tableaux du Tintoret, de Véronèse, du Titien ; ils les comparaient aux œuvres de Van Dyck et notaient ainsi les qualités particulières de leur grand éducateur anversois. Raeburn et Lawrence, qui vinrent dans la suite, ne gardèrent ni la noblesse de Reynolds, ni le sens des couleurs chatoyantes, si développé chez Gainsborough. L’autorité de Van Dyck s’amoindrissait, l’école anglaise oubliait ses origines flamandes. Au milieu de notre siècle, elle sembla même les renier complètement. Pure apparence. La couleur, il est vrai, était devenue l’ennemie. Mais l’idéalisme instinctif de Van Dyck, le rêve délicat et tendre qui palpitait harmonieusement dans ses œuvres, se retrouvaient sous les symboles et les jolies anecdotes mystiques des préraphaëlites. L’école anglaise ne saurait effacer cette marque originaire. N’est-elle point retournée d’ailleurs, avec Whistler, aux magies de la couleur ? Comme Reynolds, le peintre aristocratique de Miss Rosa Corder, de l’Amazone, de Lady Archibald Campdell, devait tenir les portraits de Van Dyck « pour les plus grandes richesses qu’on se puisse donner ». Comme Van Dyck, Whistler se servait du burin en créateur de génie ; comme Van Dyck, l’auteur des Nocturnes et des Harmonies nota de subtils frissons humains, pénétra le mystère des visages en dominant la radieuse inconstance de l’atmosphère.


THOMAS KILLIGREW ET THOMAS CAREW
(Windsor.)

Le maître anversois devint également un des grands inspirateurs de l’école française, — bien qu’il n’eût pas été très apprécié en France de son vivant, du moins par la Cour et les peintres officiels qui le redoutaient. De Piles dans son Traité de peinture, encore consulté de nos jours, analyse complaisamment sa facture et sa méthode de travail, et sans nul doute, cet ouvrage écrit à la gloire des Flamands et des Vénitiens, nettement hostile aux tendances romaines de N. Poussin et Lebrun, prépara la venue d’un coloriste comme Watteau. Des liens plus puissants que ce frêle témoignage littéraire unissent Van Dyck à l’école française. Le célèbre émailleur Jean Petitot, l’un des collaborateurs du maître en Angleterre, fut le portraitiste attitré de la cour de Louis XIV. Il exécuta les portraits de Mlle de Lavallière, de Mme de Montespan, de Mme de Maintenon, et son art, à travers le maniérisme de Mignard, est le chaînon qui rattache la manière précise de Clouet et du Maître des demi-figures au style des Rigaud, des Van Loo, des Largillière, des Nattier. M. Lafenestre (Van Dyck en France) va même jusqu’à considérer Claude Lefebvre, de Tournières, François de Troy, Oudry et Watteau comme les disciples du maître anversois. Toutefois, dit-il, celui de nos grands portraitistes qui profita le plus de Van Dyck, ce fut Hyacinthe Rigaud, qui, sur le conseil de Lebrun, copia sans relâche les œuvres du « beau cavalier d’Anvers ».

Regardez au surplus certains portraits de Van Dyck : l’exquise Femme du peintre (pinacothèque de Munich) tenant d’une main sa viole de gambe, — ou même des œuvres médiocres de ses deux dernières années : la Comtesse Southampton, élevant le sceptre de sa main droite et s’appuyant du bras gauche sur le globe terrestre, ou Mary Ruthven, sa femme, déguisée en Minerve. Tout de suite vous découvrirez les sources où sont venus puiser les grands portraitistes français du XVIIIe siècle, si parents des Reynolds et des Gainsborough. L’enthousiasme de certains artistes français pour Van Dyck alla jusqu’au culte — si j’en crois l’ouvrage de Michiels : Van Dyck et ses élèves. Le sculpteur Puget l’aimait par-dessus tous les peintres et possédait quelques-uns de ses tableaux ; il les montrait avec orgueil et, comme Reynolds, estimait qu’il ne pouvait posséder de trésor plus précieux. Les portraits de ses amis décoraient le salon de sa maison de campagne ; celui du maître anversois occupait la place d’honneur.


LORD WHARTON, DIT « LE JEUNE HOMME À LA HOULETTE »
(Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg.)

Interprété ensuite de façons diverses, non point contesté mais trop souvent jugé avec une sympathie banale, le génie de Van Dyck, malgré tout, est resté très près de nos cœurs. Des chefs-d’œuvre comme les Trois têtes de Charles Ier et le Roi à la chasse portent en eux des vertus indestructibles. Ils peuvent rester inaperçus pendant une ou deux générations. Artistes, érudits, public y reviennent tôt ou tard. Qui ne sortira émerveillé de la « salle Van Dyck » du Louvre ? Bien qu’elle contienne quelques beaux portraits exécutés par d’autres maîtres, — le Louis XIII couronné par la Victoire et surtout le souple et vivant Richelieu de Philippe de Champaigne — c’est tout de même Van Dyck avec son Charles Ier et son Moncade qui reste, dans cette assemblée de portraitistes, le roi incontesté, le maître des maîtres.

Nous nous flattons d’être les premiers à rendre justice au cavalier d’Anvers. Presque toutes ses œuvres du Louvre proviennent de Versailles ou de la petite galerie du Luxembourg. Leur nombre respectable dit la faveur qui entourait les Van Dyck au XVIIe et au XVIIIe siècle. Qu’on me permette encore quelques lignes à ce propos avant de fermer ce vade mecum. Si la Cour de France, trop accessible aux avis intéressés, négligea d’employer Van Dyck, elle devait, aussitôt l’artiste mort, faire amende plus qu’honorable en se disputant ses œuvres. Nous avons vu jusqu’où Lebrun, Puget, Rigaud poussaient la religion du grand charmeur. On peut facilement s’imaginer après cela ce que fut l’empressement des « gens de goût et de qualité ».

Le XVIIIe siècle y mit plus de ferveur encore que le précédent. Les Mémoires secrets de Bachaumont nous en fournissent une preuve caractéristique. Voici ce qu’on lit dans ce curieux mémorandum.

« 25 mars 1771. — L’impératrice de Russie a fait enlever tout le cabinet de tableaux de M. le comte de Thiers, amateur distingué qui avait une belle collection en ce genre. M. de Marigny a eu la douleur de voir passer ces richesses chez l’étranger, faute de fonds pour les acquérir pour le compte du roi. On distinguait, parmi ces tableaux, un portrait en pied de Charles Ier, roi d’Angleterre, original de Van Dyck. C’est le seul qui soit resté en France. Mme la comtesse Dubarri, qui déploie de plus en plus son goût pour les arts, a ordonné de l’acheter. Elle l’a payé 24 000 livres. »

Si cette note prouve que déjà au XVIIIe siècle l’étranger triomphait trop souvent dans les ventes, elle montre aussi que, voulant passer pour un « collectionneur » distingué, la Dubarri disputait à la grande Catherine une œuvre de Van Dyck, de préférence à tout autre tableau. Il est vrai que les Mémoires de Bachaumont cachent une malice sous leur style de procès-verbal, car la note ajoute :

« Sur l’observation qu’on lui faisait de choisir un pareil morceau entre tant d’autres qui auraient dû mieux lui convenir, elle (la comtesse) a répondu que c’était un portrait de famille qu’elle retirait. En effet, les Dubarri se prétendent parents de la maison des Stuarts. »

La royale comtesse, en tout cas, payait assez cher son amour de la famille et son « goût pour les arts ». Le Louvre lui doit quelque reconnaissance. Sans elle, c’est l’Ermitage sans doute qui posséderait aujourd’hui le Carolus 1° rex magnœ Britanniœ, l’un des plus beaux portraits du monde.


CHARLES Ier À LA CHASSE
(Musée du Louvre.)

Il faut ne point saisir la part créatrice de Van Dyck, n’avoir point observé dans ses ramifications diverses l’histoire de l’art en Europe depuis le commencement du XVIIe siècle, pour soutenir que le grand portraitiste flamand eût accompli une destinée plus illustre, vécu une existence plus féconde en ne quittant point sa patrie. Est-il moins flamand, après tout, pour avoir séjourné à Londres ? Est-il moins original pour avoir résumé les découvertes de ses maîtres et de ses contemporains avant d’avoir exprimé sa propre poésie ? Son art séducteur fut accueilli avec empressement à l’étranger, alors que l’inspiration épique de Rubens était souvent négligée ou incomprise. Et peut-on vraiment souhaiter une mission plus rare à Van Dyck, que celle d’avoir engendré une lignée de maîtres magnifiques chez deux peuples différents ?

Notre admiration et notre respect pour l’illustre maître d’autrefois dominent dorénavant les incertitudes de la mode et les divergences de la critique. La création d’une salle Van Dyck au Louvre, d’une autre à Munich, la belle exposition d’Anvers de 1899 l’attestent. Van Dyck est digne de cet hommage universel. Il fut l’un des enfants les plus justement fêtés du beau xviie siècle flamand. C’est diminuer l’artiste et méconnaître la grandeur de cet âge d’or de la peinture, que de souhaiter une autre carrière à l’inégalable traducteur des séductions humaines.


FIN