Henri Laurens, éditeur (Les Grands Artistes) (p. 36-48).


V. — En Italie.

Nous avons indiqué jusqu’à quel point le mystère qui enveloppe l’adolescence du maître avait excité l’imagination de ses biographes et comment s’était constitué le type don-juanesque du Van Dyck traditionnel. Nous rencontrerons encore bien des récits pittoresques et suspects colportés par Bellori, Weyermann, Houbraken, Descamps, Mensaert — et même Mariette et Carpenter. Nous n’en ferons qu’un usage restreint pour notre étude. Le développement artistique de Van Dyck nous intéresse seul dorénavant. La personnalité du jeune peintre prend une importance réelle vers 1622 ou 1623, et si nous avons découvert dans le Saint Martin les premiers traits de son originalité, nous allons rencontrer en Italie les premières et inoubliables manifestations de sa maîtrise.

À cette date, l’art flamand se résumait entièrement dans le génie de Rubens. Comme tous les grands créateurs, le peintre de la Descente de croix avait suscité une superbe pléiade de disciples ; mais la force attractive de son génie, pour éveiller des énergies nombreuses, n’était pas sans nuire au développement spontané des individualités contemporaines. Ses élèves, malgré tout, restaient ses imitateurs. Ainsi Raphaël, Michel-Ange — de nos jours Wagner — ont à la fois agrandi et épuisé l’art pour une période. Les premières œuvres de Van Dyck attestent cette irrésistible domination du maître, soit qu’elle s’exerce directement, soit qu’elle agisse par l’intermédiaire de Jordaens. On a dit et on prétend encore que le disciple alla perdre en Italie ses heureuses dispositions natives, son énergie, sa robustesse flamandes ! Eût-on, par hasard, préféré qu’il s’affirmât le sous-Jordaens ou le sous-de Graver qu’annonçaient ses œuvres de début ? Van Dyck avait besoin de visiter l’Italie. La vue de certains maîtres allait lui révéler le principe même de son art sans rien lui faire perdre de la sûreté et de la précision techniques acquises chez Rubens.

L’Italie, malgré sa décadence, restait toujours le théâtre le plus actif et le plus brillant des grandes luttes artistiques. Au moment où Van Dyck débarque à Gènes, l’art vénitien achève son cours. De toute part on cherche des voies nouvelles. De 1580 à 1630, des révolutions nombreuses bouleversent les ateliers italiens. La hardiesse sublime de Michel-Ange engendre la préciosité puissante du Bernin ; l’idéalisme de Raphaël fait naître le naturalisme pathétique des Carracci et du Caravage ; l’art florentin, avec le Flamand Jean de Bologne, délaisse la réalité sobre et pensive et s’affaiblit dans la virtuosité. Sans conteste, les Bolonais dans la peinture, le Bernin dans la sculpture, apportent des visions nouvelles, et quelle que soit l’opinion qu’on se forme sur la valeur de ces maîtres — je les tiens personnellement pour très grands, — il est certain que leurs œuvres provoquèrent une admiration universelle chez les contemporains. Van Dyck respira la chaude atmosphère de cet enthousiasme. Il se passionna pour la dernière grande floraison de l’art italien. Son œuvre en garde le reflet indélébile. On a cherché ses maîtres italiens parmi les peintres du XVIe siècle ; il les connut certes, et les aima — surtout les Vénitiens. Mais il fut encore plus influencé par les décadents inspirés qui vivaient autour de lui. Le créateur le plus original peut-il ne pas sentir le souffle de son époque ? On dit que Van Dyck ne s’arrêta que très peu de temps à Bologne et que l’école des éclectiques ne laissa aucune trace dans son esprit. Presque tous ses tableaux religieux exécutés à Anvers, à son retour, démentent cette assertion. D’autre part, le style mis à la mode par le Bernin prend en quelque sorte sa forme picturale chez Van Dyck.

Le Bernin n’avait qu’un an de plus que Van Dyck, mais on sait que le maître napolitain créa de bonne heure son style. À dix-huit ans il sculptait le groupe si parfaitement berninesque d’Apollon et Daphné. Au surplus, l’admirable portraitiste de Sainte Thérèse n’est pas le seul inspirateur des tendances qui triompheront en lui et après lui. Michel-Ange fut berninesque avant la lettre. Rubens aussi, et je n’en veux pour preuve que les grandes figures qu’il peignit à Rome dans la Chiesa Nuova et qui ont la préciosité emphatique des apôtres colossaux sculptés pour les piliers de Saint-Pierre. Le XVIIe siècle a l’apanage du maniérisme et de la pompe. Van Dyck n’y échappera pas. Les contours arrondis des nus, la féminité de l’expression, le dessin volant des draperies vont caractériser ses grandes compositions. Quels sont, au surplus, les mérites indiscutables du style proprement berninesque ? Une haute perfection dans le portrait et une délicatesse extrême dans la représentation des figures d’enfants. Un autre peintre les a-t-il jamais possédées au même degré que Van Dyck ? Et si le grand disciple de Rubens s’abandonne trop volontiers au goût contemporain des élégances recherchées, ne nous en plaignons pas. C’est par là plus tard qu’il touchera les nouvelles générations et qu’il inspirera la peinture française du XVIIIe siècle.

Le premier séjour que le jeune peintre fit à Gênes fut sans doute, contrairement à la croyance générale, d’assez courte durée. Il devait avoir hâte de visiter Rome et Venise où l’attendaient, ici les merveilles du passé, là les luttes du présent.

Bellori nous a laissé sur son séjour dans la Ville éternelle des renseignements que personne ne songe à mettre en doute, bien qu’ils aient été recueillis vingt ans après la mort de l’artiste. Van Dyck, pour se faire remarquer dans la rue, portait, dit-il, une plume au chapeau, une chaîne d’or au cou et se faisait escorter d’une suite de serviteurs. Cette mode devait être assez générale. L’écrivain s’en étonne pourtant. Rome entière, s’il faut en croire Bellori, s’en montrait surprise. « Tout le monde regardait passer l’artiste et l’appelait il pittore cavalieresco. » Les peintres et sculpteurs flamands en séjour à Rome reprochaient à Van Dyck sa mise en scène et ses préoccupations vaniteuses de toilette et de luxe. Ils se réunissaient le soir dans une ostéria appelée la Sirène, où tout leur plaisir consistait à boire copieusement. Van Dyck refusa de participer à ces fêtes bachiques. On ne lui pardonna pas ce dédain, et les propos les plus calomnieux furent répandus sur sa personne. Il dut quitter Rome, « chassé par la haine de ses compatriotes ».

Quelle est la part de vérité dans ces racontars ? Van Dyck était descendu chez le cardinal Bentivoglio, ancien nonce dans les Pays-Bas catholiques, dont il exécuta le portrait et pour lequel, en outre, il peignit une scène de la Passion. Il travailla également pour les Barberini et les Colonna. On le recevait dans la plus haute société. C’est avec quelque raison qu’il évitait ses compatriotes, gens en général assez compromettants. Les documents d’archives publiés en 1880 par M. Bertolotti — Artisti belgi ed olandesi a Roma nei secoli XVI e XVII — prouvent que ces bons Flamands étaient trop souvent recueillis dans les postes de police pour cuver leur vin ou guérir plaies et bosses reçues en des rixes nocturnes. Van Dyck n’aimait point ces façons. Mais il est faux qu’il ait méprisé ses compatriotes. Il devint à Rome l’ami intime du grand sculpteur brabançon F. Duquesnoy, lequel était détesté et persécuté lui aussi, non pas seulement par les Flamands de Rome, mais par tous les sculpteurs italiens, uniquement, sans doute, parce qu’il avait du génie. Les conseils de ce maître furent sûrement précieux à Van Dyck. Duquesnoy — secondé par le Poussin à qui le liait la plus vive affection — tentait de réagir contre les excès du baroque. Aussi Van Dyck dut-il peut-être à ce compatriote de garder son sang-froid parmi les novateurs, tout en les admirant. En tout cas, il étudia Raphaël dont il devait se souvenir dans ses Madones et ses Saintes Familles. Le respect du passé tempérait ainsi les séductions du présent.


SNYDERS ET SA FEMME
(Musée de Cassel.)

Nous retrouvons ensuite Van Dyck à Florence, à Bologne — foyer de l’éclectisme pictural, — à Mantoue, à Palerme, à Naples. C’est ici qu’il faut placer l’épisode que Mariette raconte dans son Abecedario en ces termes : « J’ai trouvé écrit aux marges de mon exemplaire de « l’Académie des sciences et des arts » d’Isaac Bullart, à l’article Van Dyck, que ce grand artiste ayant quitté la Sicile sans avoir eu la précaution de se munir d’un bulletin de santé, fut arrêté sur les côtes du royaume de Naples et condamné aux galères, où, s’étant fait connaître pour ce qu’il était avant que d’être mis à la chaîne, il fit quelques portraits si beaux, qu’ils lui valurent la liberté. Le vice-roi de Naples se le fit amener, lui fit accueil, l’employa quelque temps et lui permit de continuer sa route… » On ne sait trop ce qu’il y a de vrai dans ce récit. Nous ne le discuterons pas. Nous suivrons plutôt Van Dyck à Venise.

Ici l’arrêt fut plus long. Les peintres anversois du XVIIe siècle considéraient les anciens Vénitiens comme des maîtres en quelque sorte « obligés ». Et n’est-il point curieux de constater que ces Vénitiens, qui étaient devenus des modèles constants pour les coloristes flamands, devaient eux-mêmes leur forte éducation aux gothiques brugeois ?

Antonello de Messine, qu’il fût venu à Bruges ou non, était sorti, on le sait, de la grande école néerlandaise du XVe siècle. Maître des Bellini, il apparaît indiscutablement comme un inspirateur décisif de la peinture vénitienne. Ses élèves et lui, peut-on dire, conservèrent et italianisèrent une part de la tradition brugeoise. Si modeste que fût cette part, les Anversois du XVIIe siècle étaient en droit de considérer le Titien, le Giorgione, le Corrège, le Tintoret, Paul Véronèse comme les membres d’une même famille artistique, comme des maîtres d’une même lignée. Pendant tout le XVIe siècle, les romanistes des Flandres, du Brabant, des provinces wallonnes s’étaient efforcés de s’assimiler les rythmes synthétiques des compositions romaines, la puissance morale de l’art michelangesque, — et cela à travers des tâtonnements, des recherches vaillantes, des pastiches lourds, des efforts opiniâtres. Rubens devait recueillir le fruit de cette époque intermédiaire, si féconde à tant d’égards. Elle lui enseigna la discipline des méthodes latines.


DÉPOSITION DE CROIX
(Musée du Prado, Madrid.)

Mais quelle allégresse ce fut pour lui quand il se trouva devant les Vénitiens, quand il rencontra ces maîtres chez qui vibraient comme des parcelles d’âme de sa propre race ! Au style romain il allait donc pouvoir associer légitimement les splendeurs du coloris ! À la vertu intellectuelle des lignes, il ajouterait l’élégance sensuelle des plans, l’accord voluptueux des ors éteints, l’expressive et troublante délicatesse du clair-obscur, la somptuosité captivante des vêtements précieux — tout cet enchantement, toute cette féerie de la couleur que les mystiques brugeois avaient entrevue et dont Giorgione, le Titien, le Corrège, Paul Véronèse, le Tintoret étaient devenus les harmonieux magiciens ! Rubens, avec ivresse, conquit ce domaine merveilleux et nouveau. Éclairée par son génie, l’école anversoise perpétua la manière de Venise ; elle continua avec autant d’éclat que les maîtres vénitiens cette inoubliable fête des couleurs. Elle la continua même avec plus de brio, plus de grandeur soutenue. Et je n’oserais point ici, me sentant enclin à des préférences partiales, émettre cette opinion, si un jour, à Venise, dans la douceur illuminée d’un soleil couchant, le plus coloriste des peintres d’aujourd’hui, M. Albert Besnard, en me parlant des décorations du Palais des Doges, de San Rocco et des chefs-d’œuvre de l’Académie, n’avait rappelé la création géante de la pléiade anversoise pour exprimer, avec la plus réfléchie des convictions, sa croyance en la supériorité de ces Flamands insignes.

Ce que Van Dyck dut à son tour aux Vénitiens, nous n’aurons point de peine à le démêler. La ville de Saint-Marc sacra, en quelque sorte, sa vocation. Comme portraitiste, Van Dyck est le véritable héritier des Vénitiens. Il résume, perpétue et renouvelle leur génie. L’Italie princière le comprit avec une merveilleuse spontanéité. De ce débutant qui n’avait point vingt-cinq ans, elle n’hésita pas à faire son portraitiste d’élection. Van Dyck retourna à Rome, et c’est alors sans doute, sous l’émotion de son séjour à Venise, qu’il peignit l’admirable portrait du cardinal Bentivoglio. Il se rendit ensuite à Turin, où il exécuta les beaux portraits de la famille de Savoie. Après Turin il regagna Gènes. Il y fut reçu à bras ouverts. L’aristocratie génoise adopta ce jeune homme de génie, ne le laissa point partir qu’il n’eût fixé son image en des toiles immortelles. Seigneurs et belles patriciennes se le disputaient. La chronique, peu indulgente, raconte que les dames s’exaltaient outre mesure pour son art et sa beauté. Dédaignons ces récits. Van Dyck trouva le temps d’exécuter un nombre prodigieux de tableaux et de portraits — voilà qui est sûr. Un ancien guide génois signale de lui quarante-cinq toiles figurant dans les collections particulières ! À Venise, le destin lui laissa quelque loisir pour méditer devant des chefs-d’œuvre ; à Gênes, où n’avait fleuri aucune école de peinture, il eut pour mission d’enrichir les palais d’un trésor à jamais glorieux et d’enfanter lui-même des chefs-d’œuvre, sans relâche.