Valérie (1803)
Librairie des bibliophiles (p. 1--).


PRÉFACE


Je me trouvois, il y a quelques années, dans une des plus belles provinces du Danemark : la nature, tour à tour sauvage et riante, souvent sublime, avoit jeté dans le magnifique paysage que j’aimois à contempler, là de hautes forêts, ici des lacs tranquilles, tandis que dans l’éloignement la mer du Nord et la mer Baltique rouloient leurs vastes ondes au pied des montagnes de la Suède, et que la rêveuse mélancolie invitoit à s’asseoir sur les tombeaux des anciens Scandinaves, placés, d’après l’antique usage de ce peuple, sur des collines et des tertres répandus dans la plaine.

« Rien n’est plus poétique, a dit un éloquent écrivain, qu’un cœur de seize années. » Sans être aussi jeune, je l’étois cependant ; j’aimois à sentir et à méditer, et souvent je créois autour de moi des tableaux aussi variés que les sites qui m’environnoient. Tantôt je voyois les scènes terribles qui avoient offert au génie de Shakespeare les effrayantes beautés de Hamlet ; tantôt les images plus douces de la vertu et de l’amour se présentoient à moi, et je voyois les ombres touchantes de Virginie et de Paul : j’aimois à faire revivre ces êtres aimables et infortunés ; j’aimois à leur offrir des ombrages aussi doux que ceux des cocotiers, une nature aussi grande que celle des tropiques, des rivages solitaires et magnifiques comme ceux de la mer des Indes.

Ce fut au milieu de ces rêves, de ces fictions et de ces souvenirs que je fus surprise un jour par le récit touchant d’une de ces infortunes qui vont chercher au fond du cœur des larmes et des regrets. L’histoire d’un jeune Suédois d’une naissance illustre me fut racontée par la personne même qui avoit été la cause innocente de son malheur. J’obtins quelques fragmens écrits par lui-même : je ne pus les parcourir qu’à la hâte ; mais je résolus de noter sur-le-champ les traits principaux qui étoient restés gravés dans ma mémoire. J’obtins après quelques années la permission de les publier : je changeai les noms, les lieux, les temps ; je remplis les lacunes, j’ajoutai les détails qui me parurent nécessaires ; mais, je puis le dire avec vérité, loin d’embellir le caractère de Gustave, je n’ai peut-être pas montré toutes ses vertus ; je craignois de faire trouver invraisemblable ce qui pourtant n’étoit que vrai. J’ai tâché d’imiter la langue simple et passionnée de Gustave. Si j’avois réussi, je ne douterois pas de l’impression que je pourrois produire : car, au milieu des plaisirs et de la dissipation qui absorbent la vie, les accens qui nous rendent quelque chose de notre jeunesse ou de nos souvenirs ne nous sont pas indifférens, et nous aimons à être ramenés dans des émotions qui valent mieux que ce que le monde peut nous offrir.

J’ai senti d’avance tous les reproches qu’on pourroit faire à cet ouvrage. Une passion qui n’est point partagée intéresse rarement : il n’y a pas d’événemens qui fassent ressortir les situations ; les caractères n’offrent point de contrastes frappans ; tout est renfermé dans un seul développement, un amour ardent et combattu dans le cœur d’un jeune homme. De là ces répétitions continuelles : car les fortes passions, on le sait bien, ne peuvent être distraites et reviennent toujours sur elles-mêmes ; de là ces tableaux peut-être trop souvent tirés de la nature. Le solitaire Gustave, étranger au monde, a besoin de converser avec cette amie ; il est d’ailleurs Suédois ; et les peuples du Nord, ainsi qu’on peut le remarquer dans leur littérature, vivent plus avec la nature ; ils l’observent davantage, et peut-être l’aiment-ils mieux. J’ai voulu rester fidèle à toutes ces convenances ; persuadée d’ailleurs que, si les passions sont les mêmes dans tous les pays, leur langage n’est pas le même ; qu’il se ressent toujours des mœurs et des habitudes d’un peuple ; et qu’en France il est plus modifié par la crainte du ridicule ou par d’autres considérations qui n’existent pas ailleurs. Qu’on ne s’étonne pas aussi de voir Gustave revenir si souvent aux idées religieuses : son amour est combattu par la vertu, qui a besoin des secours de la religion ; et, d’ailleurs, n’est-il pas naturel d’attacher au Ciel des jours qui ont été troublés sur la terre ?

Mon sincère désir a été celui de présenter un ouvrage moral, de peindre cette pureté de mœurs dont on n’offre pas assez de tableaux et qui est si étroitement liée au bonheur véritable. J’ai pensé qu’il pouvoit être utile de montrer que les âmes les plus sujettes à être entraînées par de fortes passions sont aussi celles qui ont reçu le plus de moyens pour leur résister, et que le secret de la sagesse est de les employer à temps. Tout cela avoit été bien mieux dit, bien mieux démontré avant moi ; mais on ne résiste guère à l’envie de communiquer aux autres ce qui nous a profondément émus nous-mêmes. Il est un enthousiasme qui est à l’âme ce que le printemps est à la nature : il fait éclore mille sentimens, il fait verser des larmes auxquelles on croit le pouvoir d’en faire répandre d’autres.

C’était là ma situation en lisant les fragmens de Gustave ; et si quelques regards attendris s’attachent sur cet ouvrage, comme sur un ami qui nous a révélé notre propre cœur, ils sauront tout à la fois et m’excuser et me défendre.