Valérie (1803)
Librairie des bibliophiles (p. 32-34).


LETTRE IX

Arnam, le 4 mai.


Je suis extrêmement troublé, mon ami, je ne sais ce que tout cela deviendra ; sans que je l’eusse voulu, Valérie s’est aperçue qu’il y avoit quelque chose d’extraordinaire et d’affligeant dans mon cœur. Elle m’a fait appeler ce soir pour tirer des papiers d’une cassette que Marie ne pouvoit pas ouvrir. Le comte étoit sorti pour se promener. Ne voulant pas sortir brusquement, j’ai pris un livre et lui ai demandé si elle désiroit que je lui lusse quelque chose. Elle m’a remercié, en disant qu’elle alloit se coucher. « Je ne suis pas bien », a-t-elle ajouté ; puis, me tendant la main : « Je crois que j’ai de la fièvre. » Il a bien fallu toucher sa main : j’ai frissonné ; je tremblois tellement qu’elle s’en est aperçue. « C’est singulier, a-t-elle dit, vous avez si froid, et moi, si chaud ! » Je me suis levé avec précipitation, voyant qu’elle étoit debout devant moi ; je lui ai dit qu’en effet j’avois très froid et très mal à la tête. « Et vous vouliez vous gêner et rester ici pour me faire la lecture ? — Je suis si heureux d’être avec vous, ai-je dit timidement. — Vous êtes changé depuis quelque temps, et je crains bien que vous ne vous ennuyiez quelquefois. Vous regrettez peut-être votre patrie, vos anciens amis ? Cela seroit bien naturel. Mais pourquoi nous craindre ? pourquoi vous gêner ? » Pour toute réponse, je levois les yeux au ciel et je soupirois. « Mais qu’avez-vous donc ? » me dit-elle d’un air effrayé. Je m’appuyai contre la cheminée sans répondre ; elle a soulevé ma tête, et, d’un air qui m’a rappelé à moi, elle m’a dit : « Ne me tourmentez pas, parlez, je vous en prie. » Son inquiétude m’a soulagé ; elle m’interrogeoit toujours. J’ai mis ma main sur mon cœur oppressé, et je lui ai dit à voix basse : « Ne me demandez rien, abandonnez un malheureux. » Mes yeux étoient sans doute si égarés qu’elle m’a dit : « Vous me faites frémir. » Elle a fait un mouvement comme pour mettre sa main sur mes yeux. « Il faut absolument que vous parliez à mon mari, a-t-elle dit, il vous consolera. » Ces mots m’ont rendu à moi-même ; j’ai joint les mains avec une expression de terreur. « Non, non, ne lui dites rien. Madame, par pitié, ne lui dites rien. » Elle m’a interrompu : « Vous le connoissez bien mal, si vous le redoutez ; d’ailleurs, il s’est aperçu que vous aviez du chagrin, nous en avons parlé ensemble, il croit que vous aimez… » Je l’interrompis avec vivacité : il me sembloit qu’un trait de lumière étoit envoyé à mon secours pour me tirer de cette terrible situation. « Oui, j’aime, lui dis-je en baissant les yeux et en cachant mon visage dans mes mains pour qu’elle n’y vît pas la vérité, j’aime à Stockholm une jeune personne. — Est-ce Ida ? » me dit-elle. Je secouai la tête machinalement, voulant dire non. « Mais, si c’est une jeune personne, ne pouvez-vous pas l’épouser ? — C’est une femme mariée, dis-je en fixant mes yeux à terre et soupirant profondément. — C’est mal, me dit-elle vivement. — Je le sais bien », dis-je avec tristesse. Elle se repentit apparemment de m’avoir affligé, et ajouta : « C’est encore plus malheureux : on dit que les passions donnent des tourmens si terribles ; je ne vous gronderai plus quand vous serez sauvage ; je vous plaindrai ; mais promettez-moi de faire vos efforts pour vous vaincre. — Je le jure », dis-je, enhardi par le motif qui me guidoit ; et, prenant sa main : « Je le jure à Valérie, que je respecte comme la vertu, que j’aime comme le bonheur qui a fui loin de moi. » Il me sembloit que je voyois un ange qui me réconcilioit avec moi-même, et je la quittai.