Valérie (1803)
Librairie des bibliophiles (p. 39-43).


LETTRE XIII

Vienne, le…

Oh ! Ernest, je suis le plus malheureux des hommes : Valérie est malade ; elle est peut-être en danger ; je ne puis t’écrire, j’ai la fièvre, je sens tous les battemens de mon cœur contre la table où je suis appuyé ; je ne pourrois compter les tourmens que j’ai endurés depuis ce matin.


À six heures du soir.

Elle va mieux, elle est tranquille. Ô Valérie ! Valérie ! avois-je besoin de ces craintes pour savoir qu’il n’est plus de ressource pour moi, que je t’aime comme un insensé ! C’en est fait : il est inutile de lutter contre cette funeste passion. Ô Ernest ! tu ne sais pas combien je suis malheureux. Mais puis-je me plaindre ? elle est mieux, elle est hors de danger. Tu ne sais pas comment elle est devenue malade ; c’est une chute, mais cette chute n’eût été rien, si… Quelle agitation il m’est resté, quel supplice ! Ma tête est bouleversée ! Mais je veux absolument t’écrire ; je veux que tu saches combien je suis foible et malheureux.

Le comte m’annonça, il y a quelques jours, que nous partirions dans peu, afin d’arriver à Venise, de nous y établir ; il ajouta que Valérie avoit besoin de repos, que son état l’exigeoit. Son état ! Ernest, cela me frappa. Et quand le comte me dit qu’elle deviendroit mère, qu’il me le dit avec joie, crois-tu qu’au lieu de l’en féliciter je restois dans une espèce de stupeur ? mes bras, au lieu de chercher le comte pour l’embrasser, pour lui témoigner ma joie, se sont croisés machinalement sur moi-même ; je trouvois qu’il y avoit de la cruauté à exposer cette jeune et charmante Valérie ; j’ai beaucoup souffert, et le comte s’en est aperçu. Il m’a dit avec bonté : « Vous ne m’écoutez pas » ; et, voyant que je portois la main à ma tête, il m’a demandé si j’étois malade. « Je vous trouve changé. — Oui, je suis malade », lui ai-je répondu ; et, rejetant sur les poêles d’Allemagne, qui sont de fonte, un mal de tête que j’éprouvois réellement, j’ai remercié le comte de sa bonté toujours attentive pour moi ; je lui ai dit que son bonheur m’étoit mille fois plus cher que le mien, et c’étoit vrai. Au dîner, je n’ai osé rester dans ma chambre de peur de voir arriver le comte chez moi, de me voir interroger ; et cependant j’éprouvois un embarras extrême, j’étois tourmenté par l’idée de revoir Valérie. Il me sembloit que tout étoit changé autour de moi, singulier effet de l’altération de ma raison. Depuis quelque temps je deviens réellement fou ; les tendres attentions du comte pour Valérie m’avoient toujours rappelé celles d’un frère, d’un ami : il est si calme ! il a tant de dignité dans sa manière de l’aimer ! Valérie est si jeune !

En entrant dans l’antichambre de la comtesse, j’ai vu un homme qui sortoit de chez elle : il avoit l’air fort grave ; il me sembloit qu’il secouoit la tête en mettant une espèce de surtout qui étoit jeté sur une chaise : mon cœur a battu violemment ; j’ai cru que c’étoit un médecin, et que Valérie n’étoit pas bien ; j’ai voulu lui parler, je n’ai osé élever la voix, tant je pensois qu’elle devoit être troublée ; je suis entré dans la chambre de Valérie ; elle étoit devant une glace ; mais, étant encore trop agité, je ne voyois pas ce qu’elle faisoit. Cependant je me réjouissois de la voir levée, j’approchois, je la trouvois fort rouge. « Êtes-vous malade, Madame la comtesse ? dis-je avec une espèce d’inquiétude et de gravité. — Non, Monsieur de Linar », me dit-elle du même ton. Et elle se mit à rire. Elle ajouta : « Vous me trouvez très rouge, c’est que j’ai pris une leçon de danse. — Une leçon de danse ! m’écriai-je. — Oui, me dit-elle encore en riant ; me trouvez-vous trop vieille pour danser ? Au moins vous ne me défendez pas l’exercice. » Et elle rioit toujours ; elle a levé les bras un moment après pour descendre un rideau, et tout à coup elle a jeté un cri, en mettant sa main sur le côté. « Valérie, me suis-je écrié, vous me ferez mourir ; vous nous ferez tous mourir, ai-je ajouté, avec votre légèreté. Pouvez-vous vous exposer ainsi ! vous vous ferez mal. » Elle m’a regardé avec étonnement, elle a rougi. « Pardon, Madame, ai-je ajouté, pardonnez à l’intérêt le plus vif… » Je me suis arrêté. « N’oserai-je donc plus sauter, lever les bras ? — Oui, ai-je dit timidement, mais actuellement… » Elle m’a compris ; elle a rougi encore, et est sortie. Quand le comte est venu, elle l’a tiré à l’écart et l’a grondé.

Deux jours après, Valérie sortit pour voir une femme de sa connoissance ; en descendant de voiture, elle a sauté étourdiment ; elle est tombée de manière à se faire beaucoup de mal ; on a été obligé de la reconduire chez elle sur-le-champ ; toute la nuit la fièvre a été forte : on l’a saignée, car on craignoit une fausse couche. Heureusement que la voilà hors de tout danger !

Nous partons dans peu de jours ; je compte t’écrire de la route.