Vérité et Poésie/Deuxième partie

Traduction par Jacques Porchat.
Librairie de L. Hachette et Cie (Œuvres VIII. Mémoires de Goethep. 187-388).


DEUXIÈME PARTIE.


Ce qu’on désire dans la jeunesse, on l’a dans la vieillesse en abondance.


LIVRE VI.


C’est ainsi qu’on hâtait et qu’on retardait tour à tour ma guérison, et un secret dépit se joignit encore à mes autres sentiments, car je m’aperçus bientôt qu’on me surveillait, qu’on ne me laissait guère parvenir un billet cacheté sans observer les effets qu’il produisait, si je le tenais caché ou si je le posais tout ouvert, et que sais-je encore ? Je soupçonnai donc que Pylade, un des cousins, ou Marguerite elle-même, avait peut-être essayé de m’écrire pour me donner de leurs nouvelles ou m’en demander des miennes. À côté de ma douleur, je sentais donc une véritable colère ; nouveau sujet pour moi de me livrer à mes suppositions et de me perdre dans les combinaisons les plus étranges.

On ne tarda pas à me donner un surveillant particulier. Heureusement c’était un homme que j’aimais et que j’estimais. Il avait été gouverneur dans une famille de notre connaissance, et son ancien élève était allé seul à l’université. Il m’avait visité souvent dans ma triste situation, et l’on finit par trouver tout naturel de lui donner une chambre à côté de la mienne, avec charge de m’occuper, de me calmer, et, je le voyais bien aussi, de me surveiller. Mais, comme j’avais pour lui une sincère estime, que je lui avais fait auparavant bien des confidences, mais non celle de mon amour pour Marguerite, je résolus d’être avec lui tout à fait ouvert et franc, d’autant qu’il m’était insupportable de vivre journellement avec quelqu’un, et d’être avec lui sur le pied de la contrainte et de la défiance. Ainsi donc je ne tardai pas longtemps à lui parler de la chose ; je soulageai mon cœur à conter et à répéter les plus petites circonstances de mon bonheur passé, et j’en retirai cet avantage, qu’en homme intelligent, il comprit que le mieux était de me faire connaître l’issue de l’affaire, et cela dans le plus grand détail, afin que j’eusse une idée claire de l’ensemble, et qu’où pût m’exhorter sérieusement et vivement à me remettre, à rejeter derrière moi le passé, et à commencer une vie nouvelle. Il en vint d’abord à me confier les noms d’autres jeunes gens de bonne famille qui s’étaient laissés entraîner d’abord à des mystifications téméraires, puis à de risibles contraventions de police, enfin à des escroqueries divertissantes et à d’autres friponneries pareilles. Il en était réellement résulté une petite conjuration, à laquelle s’étaient joints des hommes sans conscience qui commettaient des actes coupables, falsifiant des papiers, contrefaisant des signatures, et qui se préparaient à des actes plus coupables encore. Les cousins, sur lesquels je le questionnai enfin avec impatience, étaient tout à fait innocents ; ils avaient connu vaguement les autres, mais sans avoir eu avec eux de liaisons particulières. Le protégé que j’avais recommandé à mon grand-père (ce qui avait mis proprement sur ma trace) était un des plus mauvais ; il avait sollicité l’emploi principalement afin de pouvoir entreprendre ou cacher certaines friponneries.

Après tout cela, je ne pus me contenir plus longtemps, et je demandai ce qu’était devenue Marguerite, pour qui j’avouai sans détour la plus vive tendresse. Mon ami secoua la tête en souriant. « Rassurez-vous, répondit-il, cette jeune fille s’est très-bien justifiée, et a remporté un magnifique témoignage. On n’a rien pu trouver en elle que de bon et d’aimable. Les juges eux-mêmes l’ont prise en affection, et n’ont pu lui refuser, selon son désir, la permission de quitter la ville. Ce qu’elle a déclaré par rapport à vous, mon ami, ne lui fait pas moins d’honneur. J’ai lu moi-même sa déclaration dans les registres secrets, et j’ai vu sa signature. — Sa signature ! m’écriai-je, qui me rend si heureux et si malheureux ! Qu’a-t-elle donc déclaré ? Qu’a-t-elle signé ? » Mon ami hésitait à répondre, mais la sérénité de son visage m’annonçait qu’il ne cachait rien de fâcheux. « Puisque vous voulez le savoir, répondit-il enfin, quand il s’est agi de vous et de vos relations avec elle, elle a dit avec une entière franchise : « Je ne puis nier que je l’ai vu souvent et avec plaisir ; mais je l’ai toujours regardé comme un enfant, et mon affection pour lui était vraiment celle d’une sœur. Dans plusieurs occasions, je lui ai donné de bons conseils, et loin de le porter à des actions équivoques, je l’ai empêché de prendre part à des espiègleries qui auraient pu lui attirer des chagrins. »

Mon ami continua de faire parler Marguerite comme une institutrice, mais déjà je ne l’écoutais plus ; car je pris pour un sanglant affront qu’elle m’eût traité d’enfant dans l’interrogatoire, et je me crus soudain guéri de toute passion pour elle ; je me hâtai même d’assurer à mon ami que c’était désormais une chose finie. En effet, je ne lui parlai plus d’elle, je ne prononçais plus son nom, mais je ne pouvais perdre la mauvaise habitude de penser à elle, de me représenter sa figure, son air, ses manières, qui m’apparaissaient désormais dans un tout autre jour. Je trouvais insupportable qu’une jeune fille, plus âgée que moi de deux ans tout au plus, osât me traiter d’enfant, moi qui prétendais être un jeune garçon très-raisonnable et très-habile. Alors ses manières froides et sévères, qui avaient eu pour moi tant d’attraits, me semblèrent tout à fait choquantes ; les familiarités qu’elle se permettait à mon égard, mais qu’elle ne me laissait pas prendre à mon tour, m’étaient tout à fait odieuses. Cependant j’aurais passé sur tout cela, si, en signant l’épître amoureuse, où elle me faisait une formelle déclaration d’amour, elle ne m’avait pas donné le droit de la tenir pour une égoïste et rusée coquette. Déguisée en marchande de modes, elle ne me paraissait plus si innocente, et je ne cessai pas de rouler dans mon esprit ces fâcheuses réflexions, jusqu’à ce que je l’eusse dépouillée de toutes ses qualités aimables. Ma raison était convaincue, et je croyais devoir me détourner de Marguerite, mais son image !… son image me démentait chaque fois qu’elle revenait à ma pensée, et, je l’avoue, cela m’arrivait encore bien souvent !

Cependant cette flèche barbelée était arrachée de mon cœur, et il s’agissait de savoir comment on viendrait en aide à la vertu salutaire que porte en soi la jeunesse. Je fis un effort sur moi-même, et je commençai par me défaire aussitôt des pleurs et des emportements, que je considérai désormais comme des enfantillages. C’était un grand pas vers la guérison, car je m’étais abandonné souvent à ces douleurs, la moitié de la nuit, avec la dernière violence, tellement qu’à force de pleurer ut de sangloter, j’en étais venu à ne pouvoir presque plus avaler ; je ne pouvais ni manger ni boire sans souffrir, et la poitrine, qui tient de si près à ces organes, semblait affectée. Le dépit que je continuais à ressentir de cette découverte me fit bannir toute mollesse ; je trouvais horrible d’avoir sacrifié sommeil, repos et santé pour une jeune fille à qui il avait plu de me considérer comme un nourrisson et de se croire, auprès de moi, toute la sagesse d’une nourrice.

Ces idées maladives, je me persuadai sans peine que l’activité pouvait seule les bannir. Mais que devais-je entreprendre ? J’avais en beaucoup de choses des lacunes à combler, et j’avais à me préparer sur plus d’un point pour l’université, où je devais bientôt me rendre. Mais je ne trouvais de goût, je ne réussissais à rien. Beaucoup de choses me semblaient connues et triviales ; je ne trouvais ni chez moi la force ni au dehors l’occasion de poser de nouvelles bases. Je me laissai entraîner par le goût de mon excellent voisin vers une étude toute nouvelle et tout étrangère pour moi, et qui m’offrit pour longtemps un vaste champ de réflexions et de connaissances. Mon ami commença en effet à m’initier aux secrets de la philosophie. Il avait étudié à Iéna sous Daries ; sa tête fort bien organisée avait saisi vivement l’ensemble de ces leçons, et il cherchait à me les communiquer. Malheureusement, ces idées ne voulaient pas s’arranger comme cela dans ma cervelle. Je faisais des questions auxquelles il promettait de répondre plus tard ; j’élevais des prétentions qu’il promettait de satisfaire dans la suite. Cependant ce qui nous divisait surtout, c’est que, selon moi, il n’était point nécessaire de mettre à part la philosophie, puisqu’elle était comprise tout entière dans la poésie et la religion. C’était ce qu’il ne voulait point m’accorder ; il cherchait au contraire à me démontrer que la poésie et la religion doivent se baser d’abord sur la philosophie. Je le niais obstinément, et, dans la suite de nos entretiens, je trouvais à chaque pas des arguments en faveur de mon opinion. En effet, comme la poésie suppose une certaine foi à l’impossible, et la religion une foi pareille à l’impénétrable, les philosophes, qui voulaient expliquer et démontrer l’un et l’autre dans leur domaine, me semblaient être dans une position très-difficile, et je reconnus aussi très-vite, par l’histoire de la philosophie, que chacun cherchait toujours une autre base que ses devanciers, et qu’enfin le sceptique déclarait tout sans base et sans fond.

Cependant cette histoire de la philosophie, que mon ami se vit obligé de passer en revue avec moi, parce que je ne pouvais tirer aucun fruit de l’exposition dogmatique, m’offrit beaucoup d’intérêt, mais seulement en ce sens, qu’une doctrine, une opinion, me paraissait aussi bonne qu’une autre, pour autant du moins que j’étais capable de les saisir. Ce qui me plaisait surtout dans les écoles et les philosophes les plus anciens, c’est que la poésie, la religion et la philosophie étaient confondues ensemble, et je soutenais avec d’autant plus de vivacité ma première opinion, que le livre de Job, le Cantique et les Proverbes de Salomon, aussi bien que les poésies d’Orphée et d’Hésiode, me semblaient témoigner pour elle. Mon ami avait pris le petit Broucher pour base de son exposé, et, plus nous avancions, moins je savais quel parti en tirer. Je ne pouvais m’expliquer clairement ce que voulaient les premiers philosophes grecs. Socrate était à mes yeux un homme excellent et sage, qui, dans sa vie et sa mort, pouvait être comparé au Christ. Ses disciples à leur tour me paraissaient avoir un grand rapport avec les apôtres, qui se divisèrent d’abord après la mort du maître, et, manifestement, chacun ne tenait pour vrai qu’un point de vue borné. Ni la subtilité d’Aristote ni l’abondance de Platon ne fructifièrent en moi le moins du monde. En revanche, je m’étais déjà senti de bonne heure quelque penchant pour les stoïciens, et je me procurai un Épictète, que j’étudiai avec un vif intérêt. Mon ami me voyait à regret prendre cette direction exclusive, dont il était incapable de me détourner. C’est que, malgré la variété de ses études, il ne savait pas résumer la question principale. Il n’aurait eu qu’à me dire que, dans la vie, l’essentiel est d’agir, que le plaisir et la douleur se trouvent d’eux-mêmes. Au reste, il suffit de laisser faire la jeunesse ; elle ne s’attache pas très-longtemps aux fausses maximes : la vie l’en détourne bientôt par force ou par séduction.

La belle saison était venue ; nous sortions souvent ensemble et nous visitions les jardins publics, qui se trouvaient en grand nombre autour de la ville. Mais c’était là justement que je me sentais le moins à mon aise : mon imagination y retrouvait partout les cousins ; je craignais toujours de voir l’un d’eux paraître. D’ailleurs je trouvais importuns les regards les plus indifférents. J’avais perdu la jouissance irréfléchie d’aller et venir inconnu et irréprochable, sans songer, dans la plus grande foule, à aucun observateur. Alors commença de me tourmenter l’idée hypocondre, que j’attirais l’attention des gens, que leurs yeux étaient fixés sur ma personne, pour l’observer, l’épier et la blâmer. J’entraînais donc mon ami dans les bois, et, fuyant les plus uniformes, je cherchais ces belles forêts ombreuses, qui, sans occuper un grand espace dans la contrée, sont néanmoins assez étendues pour offrir à un pauvre cœur blessé un secret refuge. J’avais choisi, dans la profondeur de la forêt : une place sombre, où les chênes et les hêtres les plus vieux formaient un grand et magnifique espace ombragé. Le sol, un peu incliné, ne rendait que plus remarquable la beauté des vieux troncs. Autour de cette libre enceinte se pressaient d’épaisses broussailles, au-dessus desquelles se montraient des roches moussues, puissantes, majestueuses, qui imprimaient une chute rapide à un large ruisseau.

Dès que j’eus entraîné dans ce lieu mon ami, qui se trouvait mieux dans les campagnes ouvertes, au bord de la rivière, parmi les hommes, il m’assura en riant que je me montrais un véritable Germain. Il me conta en détail, d’après Tacite, comme nos ancêtres s’étaient contentés des émotions que la nature nous ménage si puissamment dans ces solitudes par sa naïve architecture. Après l’avoir écouté quelques moments, je m’écriai : « Oh ! pourquoi ce lieu admirable n’est-il pas au fond d’un désert ! Pourquoi ne pouvons-nous élever une haie alentour, pour le consacrer, et nous avec lui, et nous séparer du monde ! Certainement, il n’est point de culte plus beau que celui qui se passe d’images, qui naît dans notre cœur de nos entretiens avec la nature ! » Ce que je sentis alors m’est toujours présent : ce que je dis, je ne saurais le retrouver ; mais, ce qui est certain, c’est que les vagues sentiments, les aspirations immenses de la jeunesse et des peuples incultes conviennent seuls au sublime, qui, pour être éveillé en nous par les objets extérieurs, doit se présenter sans forme ou sous une forme insaisissable et nous environner d’une grandeur à laquelle nous soyons incapables d’atteindre. Cette disposition de l’âme, tous les hommes la ressentent plus ou moins, tout comme ils cherchent à satisfaire de diverses manières ce noble besoin. Mais, de même que le sublime est produit aisément par le crépuscule et la nuit, où les formes se confondent, il est, au contraire, dissipé par le jour, qui distingue et sépare tout, et il doit aussi disparaître à mesure que la civilisation s’avance, s’il n’est pas assez heureux pour se réfugier dans le beau, et entrer avec lui dans une intime union, qui les rend tous deux immortels et indestructibles.

Les courts moments de ces jouissances, mon cher philosophe me les abrégeait encore : mais ce fut en vain que, rentré dans le monde, dans nos brillants et maigres environs, je tâchai de réveiller en moi ce sentiment ; ce n’était pas même sans efforts que j’en conservais le souvenir. Cependant mon cœur était trop séduit pour se pouvoir apaiser : il avait aimé ; l’objet de son amour lui était ravi ; il avait vécu et sa vie était troublée. Un ami, qui laisse voir trop clairement qu’il a dessein de vous former, n’éveille aucun sentiment agréable, tandis qu’une femme, qui vous forme en paraissant vous séduire, est adorée comme une créature céleste qui apporte la joie. Cette figure, sous laquelle l’idée du beau m’était apparue, s’était évanouie dans le lointain ; elle me visitait souvent sous l’ombre de mes chênes, mais je ne pouvais la fixer, et je me sentais entraîné à chercher au loin quelque chose de pareil.

J’avais accoutumé insensiblement mon ami et surveillant, je l’avais même obligé, à me laisser seul ; car, même dans ma forêt sacrée, ces sentiments indéfinis, immenses, ne suffisaient pas à me satisfaire. L’œil était l’organe principal avec lequel j’embrassais le monde. Dès mon enfance, j’avais vécu parmi les peintres, et je m’étais accoutumé à considérer les objets dans leurs rapports avec l’art. Maintenant, que j’étais abandonné à moi-même et à la solitude, ce don, moitié naturel, moitié acquis, se manifestait. Où que se portât mon regard, je voyais un tableau, et, ce qui me frappait, ce qui me charmait, je voulais le retenir, et je commençai, en véritable novice, à dessiner d’après nature. Tout me manquait pour cela ; cependant je m’obstinais à vouloir, sans aucuns procédés techniques, imiter les choses les plus admirables. Par là, je m’accoutumais, il est vrai, à fixer les objets avec une grande attention, mais je ne faisais que les saisir dans l’ensemble, en tant qu’ils produisaient de l’effet ; et, de même que la nature ne m’avait point fait pour être un poêle descriptif, elle ne voulait point m’accorder le talent de dessiner le détail. Mais, comme c’était le seul moyen qui me restât de me manifester, je m’y attachai avec obstination, avec une véritable manie, poursuivant mon travail avec d’autant plus d’ardeur que j’obtenais moins de résultats.

Cependant je dois avouer qu’il s’y joignait quelque malice : j’avais observé que, si une fois j’avais choisi pour objet d’une laborieuse étude un vieux tronc dans une demi-ombre, aux racines puissantes et tortueuses, contre lesquelles se pressaient des bruyères bien éclairées, accompagnées de gazons éblouissants de lumière, mon ami, qui savait par expérience que, d’une heure entière, on ne s’en irait pas de là, prenait d’ordinaire le parti de chercher, avec un livre, une autre place à son gré. Alors rien ne m’empêchait de me livrer à mon occupation favorite, d’autant plus assidue que je prenais toujours un nouveau plaisir dans mes dessins, où je m’accoutumais à voir bien moins ce qu’ils représentaient, que les pensées qui m’avaient occupé à chaque heure, à chaque moment. C’est ainsi que les herbes et les fleurs les plus communes peuvent nous composer un journal qui nous plaît, parce que rien de ce qui rappelle le souvenir d’un moment heureux ne peut être indifférent. Aujourd’hui même je me résoudrais difficilement à détruire, comme sans valeur, beaucoup de choses pareilles, qui me sont restées de diverses époques, parce qu’elles me transportent en ces temps éloignés, dont je me souviens avec mélancolie, mais non avec déplaisir.

Si ces dessins avaient pu avoir quelque valeur, ils l’auraient due à l’intérêt et à l’attention que mon père y portait. Informé par mon surveillant que je me-remettais peu à peu, et, particulièrement, que je m’appliquais avec passion à dessiner d’après nature, il en fut très-satisfait, soit parce qu’il aimait beaucoup le dessin et la peinture, soit parce que le compère Seekatz lui avait dit quelquefois que c’était dommage qu’on ne fît pas de moi un peintre. Mais ici les singularités du père et du fils se trouvèrent encore en conflit : il m’était presque impossible de prendre pour mes dessins de bon papier blanc, parfaitement net. Des feuilles vieillies, grisâtres, déjà écrites d’un côté, m’attiraient de préférence, comme si mon humeur indépendante avait craint la pierre de touche d’une base pure. D’ailleurs aucun dessin n’était achevé, et comment aurais-je pu produire un tout, que je voyais bien de mes yeux, mais sans le comprendre, et comment aurais-je pu produire un détail, que je connaissais, à la vérité, mais que je n’avais ni le talent ni la patience de suivre ? Au reste, à cet égard encore, la pédagogie de mon père était admirable. Il demandait avec bonté à voir mes essais, et il encadrait de lignes toute esquisse imparfaite : par là il voulait m’obliger à faire quelque chose de complet et de détaillé ; ses ciseaux coupaient droit les feuilles irrégulières, et il en faisait le commencement d’une collection, dans laquelle il voulait avoir la satisfaction de suivre les progrès de son fils. Il voyait donc sans aucun déplaisir que je fusse entraîné par mon humeur inquiète et sauvage à courir les campagnes ; il me suffisait pour le satisfaire de rapporter un cahier sur lequel sa patience pût s’exercer, et qui fût de nature à confirmer un peu ses espérances.

On ne craignait plus de me voir retomber dans mes premières liaisons ; on me laissa peu à peu une complète liberté. Des occasions, des compagnies s’offrirent à moi pour faire quelques courses dans les montagnes, qui m’avaient présenté, dès mon enfance, leur profil sévère et lointain. Nous visitâmes Hombourg, Kronenbourg ; nous montâmes au Feldberg, d’où l’on embrasse une vaste perspective, qui nous invitait toujours plus au loin. Nous ne manquâmes pas de visiter Kœnigstein ; Wiesbaden, Schwalbach, avec ses environs, nous occupèrent plusieurs jours ; nous arrivâmes au Rhin, que nous avions vu, du haut des collines, serpenter au loin. Mayence excita notre admiration ; mais il ne put enchaîner notre jeune ardeur, qui voulait se donner un libre essor ; nous gagnâmes Biberich, dont la situation nous ravit, et, joyeux et contents, nous reprîmes le chemin de la maison.

Toute cette promenade, dont mon père se promettait de nombreux dessins, avait été à peu près stérile ; en effet, quelle intelligence, quel talent, quelle expérience ne faut-il pas pour saisir comme tableau un vaste paysage ! J’étais insensiblement ramené aux sujets circonscrits, où je trouvais quelque butin à faire ; je ne rencontrais pas un château en ruines, une muraille rappelant les temps passés, sans y voir un objet digne de mes crayons, et sans l’esquisser de mon mieux. Je dessinai même le monument de Drusus sur les remparts de Mayence, avec quelque risque et quelque péril, auxquels doit s’exposer tout voyageur qui veut rapporter chez lui quelques souvenirs dans son album. Par malheur, je n’avais pris, cette fois encore, que de mauvais papier commun, et j’avais entassé plusieurs dessins sur la même feuille ; mais mon paternel instituteur ne s’en laissa pas déconcerter : il coupa les feuilles par morceaux ; il fit rapprocher par le relieur les choses qui allaient ensemble, traça des encadrements autour de chaque feuille, et, par là, me contraignit réellement de prolonger jusqu’à la marge les profils de diverses montagnes, et de remplir le premier plan avec quelques plantes et quelques roches. Si ses efforts consciencieux n’élevèrent pas mon talent, du moins ce trait de son amour de l’ordre eut sur moi une secrète influence, qui déploya dans la suite ses effets de plus d’une manière.

Après ces courses de joyeux promeneur et d’artiste, qui pouvaient se faire en peu de temps et se répéter souvent, j’étais toujours ramené à la maison par un aimant qui, dès longtemps, agissait puissamment sur moi : c’était ma sœur. Elle n’avait qu’une année de moins que moi ; depuis que je me connaissais, elle avait vécu de la même vie, et, par là, elle s’était unie avec moi de la manière la plus intime. À ces causes naturelles se joignait un mobile qui tenait à notre situation de famille : un père affectueux et bon, mais sévère, qui, par cela même qu’il avait un cœur très-tendre, affectait, avec une persistance incroyable, une inflexible sévérité, afin de parvenir à son but, de donner à ses enfants la meilleure éducation, d’élever, d’ordonner et de maintenir sa maison bien fondée ; d’un autre côté, une mère encore enfant, pourrais-je dire, qui n’était arrivée à se connaître que dans ses deux aînés et avec eux ; tous trois, observant le monde d’une vue saine, faits pour sentir la vie et demandant des jouissances présentes : Cette lutte au sein de la famille s’accrut avec les années ; le père poursuivait son but sans s’émouvoir ni s’interrompre ; la mère et les enfants ne pouvaient renoncer à leurs sentiments, à leurs vœux, à leurs désirs. Dans ces circonstances, le frère et la sœur devaient naturellement se serrer l’un contre l’autre et se joindre à leur mère, pour saisir du moins une à une les jouissances qui leur étaient refusées en gros. Mais, comme les heures de retraite et de travail étaient fort longues, auprès des moments de repos et de plaisir, surtout pour ma sœur, qui ne pouvait jamais quitter la maison pour aussi longtemps que moi, le besoin qu’elle éprouvait de m’entretenir était rendu plus vif encore par sa langueur passionnée, qui me suivait dans mes courses lointaines.

Et comme, dans les premières années, les jeux et l’étude, la croissance et l’éducation avaient été absolument communs entre le frère et la sœur, tellement qu’on pouvait les prendre pour deux jumeaux, cette communauté, cette confiance, subsista entre eux quand se développèrent leurs forces physiques et morales. Ces intérêts de la jeunesse, cet étonnement que nous cause l’éveil de désirs sensuels qui se revêtent de formes spirituelles, l’éveil de besoins spirituels qui se révêtent de formes sensuelles, toutes les réflexions que ces choses font naître et qui répandent plus d’obscurité que de lumière, comme un brouillard couvre et n’éclaire pas la vallée d’où il veut s’élever, enfin les erreurs et les égarements qui en résultent, le frère et la sœur les partageaient et les éprouvaient, la main dans la main, et ils pouvaient d’autant moins s’entendre sur leur situation étrange, que la sainte pudeur de la proche parenté les séparait toujours avec plus de violence, à mesure qu’ils voulaient se rapprocher l’un de l’autre et s’expliquer.

C’est à regret que j’exprime d’une manière générale ce que j’ai entrepris d’exposer il y a bien longtemps sans avoir pu l’achever. Comme elle me fut trop tôt ravie, cette mystérieuse et chère créature, je sentis vivement le besoin de me rendre ses qualités présentes. Ainsi naquit chez moi l’idée d’un ensemble poétique, dans lequel il m’aurait été possible de développer son caractère : mais la seule forme convenable était celle des romans de Richardson ; des détails exacts, des particularités sans nombre, dont chacune porte d’une manière vivante le caractère de l’ensemble, et qui, jaillissant d’une merveilleuse profondeur, en donnent la mystérieuse idée ; ces moyens auraient pu seuls réussir en quelque mesure à révéler cette remarquable individualité : car on ne peut concevoir la source que lorsqu’elle coule. Mais je fus détourné de cette belle et pieuse entreprise, comme de bien d’autres, par le tumulte du monde, et maintenant tout ce que je puis faire encore est d’évoquer pour un moment, comme à l’aide d’un miroir magique, l’ombre de cet esprit bienheureux.

Elle était grande, bien faite et d’une taille élégante ; elle avait dans ses manières une dignité naturelle, mêlée d’une agréable douceur. Les traits de son visage n’étaient ni remarquables ni beaux, et annonçaient une nature qui n’était pas, qui ne pouvait pas être d’accord avec elle-même ; ses yeux n’étaient pas les plus beaux que j’aie jamais vus, mais les plus profonds et faits pour exciter la plus mystérieuse attente ; et, lorsqu’ils exprimaient l’affection, l’amour, ils avaient un éclat sans égal. Et pourtant cette expression n’était proprement pas celle de la tendresse qui vient du cœur, et qui amène avec elle la langueur et le désir : cette expression venait de l’âme, elle était pleine et riche, et semblait ne vouloir que donner, sans éprouver le besoin de recevoir.

Mais ce qui défigurait tout à fait son visage, au point qu’elle pouvait quelquefois sembler vraiment laide, c’était la mode du temps, qui, non-seulement découvrait le front, mais, par hasard ou à dessein, faisait tout pour l’agrandir ou le faire paraître plus grand. Et comme elle avait le front de femme le mieux modelé et de la plus belle courbure, des sourcils noirs très-marqués et les yeux à fleur de tête, il en résultait un contraste, qui, au premier moment, s’il ne repoussait point, du moins n’attirait pas. Elle le sentit de bonne heure, et ce sentiment devint toujours plus pénible, à mesure qu’elle entra dans l’âge où les deux sexes éprouvent un innocent plaisir à se faire mutuellement une agréable impression.

Nul ne peut être choqué de sa propre figure ; la personne la plus laide, comme la plus belle, a le droit d’éprouver du plaisir à sa vue, et, comme la bienveillance embellit, et que chacun se regarde au miroir avec bienveillance, on peut affirmer que chacun doit se voir aussi avec complaisance, dût-il même regimber à l’encontre : toutefois ma sœur avait tellement d’intelligence qu’elle ne pouvait s’aveugler et s’abuser à cet égard. Elle ne savait peut-être que trop bien qu’elle le cédait beaucoup en beauté à ses compagnes, et ne sentait pas, pour sa consolation, que, par les qualités de l’esprit, elle leur était infiniment supérieure.

Si quelque chose peut consoler une femme de n’être pas belle, ma sœur en était bien dédommagée par la confiance sans bornes, l’estime et l’affection que lui portaient toutes ses amies. Plus jeunes ou plus âgées, elles nourrissaient toutes les mêmes sentiments. Une très-agréable société s’était rassemblée autour de Cornélie ; quelques jeunes gens avaient su y pénétrer ; chaque jeune fille avait trouvé un ami : ma sœur était seule restée sans chevalier. Il est vrai que, si son extérieur avait quelque chose d’un peu rebutant, l’esprit qui se faisait jour au travers n’était pas non plus attrayant, car la dignité impose toujours et oblige les autres à se replier sur eux-mêmes. Elle le sentait vivement, elle ne me le cachait pas, et son attachement pour moi en prenait une force nouvelle. Le cas était assez singulier. Tout comme les confidents auxquels nous découvrons une affaire d’amour deviennent, par une franche sympathie, amoureux avec nous et peu à peu nos rivaux, et finissent par attirer l’affection sur eux-mêmes, il en fut ainsi du frère et de la sœur : en effet, quand ma liaison avec Marguerite se rompit, ma sœur mit d’au tant plus d’empressement à me consoler qu’elle éprouvait une secrète joie d’être délivrée d’une rivale, et je ressentais de mon côté quelque malin plaisir, quand elle me rendait la justice de dire que moi seul je savais véritablement l’aimer, la comprendre et l’apprécier. Que si de temps en temps je sentais se réveiller mes regrets de la perte de Marguerite, et si je m’abandonnais tout à coup aux larmes, aux plaintes, aux transports, le désespoir que me causait ma perte excitait pareillement chez ma sœur l’impatience et le désespoir, à l’idée qu’elle n’avait jamais possédé, jamais goûté, et fixé au passage ces jeunes attachements : en sorte que nous croyions être l’un et l’autre au comble de l’infortune, d’autant plus que, dans cette situation étrange, les confidents ne pouvaient se transformer en amoureux.

Heureusement le fantasque dieu d’amour, qui fait tant de maux sans nécessité, se mêla de la chose, et, bienfaisant cette fois, vint nous tirer de tout embarras. J’étais fort lié avec un jeune Anglais, qui faisait son éducation dans la pension Pfeil. Il possédait fort bien sa langue par principes : je la cultivai avec lui, et j’appris en même temps beaucoup de choses sur l’Angleterre et les Anglais. Il fréquenta notre maison assez longtemps, sans que j’eusse remarqué chez lui aucun penchant pour ma sœur ; mais sans doute il avait nourri en secret cette inclination jusqu’à l’ardeur la plus vive, car elle finit par se déclarer tout à coup à l’improviste. Ma sœur le connaissait, l’estimait, et il en était digne. Elle avait assisté souvent à nos conversations anglaises ; nous avions cherché l’un et l’autre à nous approprier, avec le secours du jeune maître, les bizarreries de la prononciation anglaise, et, par là, nous nous étions accoutumés, non seulement aux particularités de l’accent et des sons de cette langue, mais aussi à ce qu’il y avait de plus particulier et de plus individuel chez notre instituteur, si bien que ce fut une chose assez étrange à la fin, de nous entendre parler ensemble comme d’une seule bouche. Ses efforts pour apprendre-de nous l’allemand de la même manière ne furent pas heureux, et je crois avoir observé que ce petit commerce d’amour fut poursuivi en langue anglaise, aussi bien par écrit que de vive voix. Les deux amants étaient faits l’un pour l’autre : il était grand et bien fait comme elle, d’une taille plus élancée encore ; sa figure étroite et mince aurait pu être vraiment jolie, si elle n’avait pas été trop gravée de la petite vérole ; ses manières étaient calmes, décidées, quelquefois même sèches et froides, mais son cœur était bon et tendre, son âme pleine de noblesse et ses inclinations aussi constantes que prononcées et paisibles. Ce couple sérieux, qui ne s’était rencontré que plus tard, se distinguait tout particulièrement parmi les autres qui se connaissaient déjà davantage, et, de caractère plus léger, insouciants de l’avenir, se comportaient avec étourderie dans ces liaisons, simple prélude, ordinairement stérile, d’engagements futurs plus sérieux, et rarement suivies de conséquences durables.

La bonne saison, la belle contrée, furent mises à profit par une société si gaie ; on fit souvent des promenades sur l’eau, parce que, de toutes les parties de plaisir, ce sont les plus intimes. Au reste, que l’on se promenât sur l’eau ou sur la terre, les attractions particulières se montraient d’abord ; chaque couple se formait, et quelques jeunes gens, qui n’étaient pas engagés (j’étais du nombre), se trouvaient sans dames, ou du moins n’avaient pas celles qu’ils auraient choisies pour passer un jour de plaisir. Un de nos amis, qui-était dans le même cas, et qui se trouvait sans moitié, parce que, avec l’humeur la plus heureuse, il manquait de tendresse, et qu’avec beaucoup d’esprit, il n’avait pas les attentions nécessaires aux liaisons de ce genre, après avoir déploré souvent sa situation d’une manière enjouée et spirituelle, promit de faire à la réunion prochaine une proposition dont toute la société et lui-même se trouveraient bien. Il ne manqua pas de tenir sa promesse ; en effet, après une brillante course sur l’eau et une très-agréable promenade, comme nous étions entre des collines ombreuses, les uns couchés sur le gazon, les autres assis sur des pierres ou des racines moussues, après avoir fait gaiement un repas champêtre, notre ami, nous voyant tous joyeux et de bonne humeur, nous ordonna avec une dignité plaisante de nous asseoir en demi-cercle, puis il s’avança et se mit à pérorer avec emphase de la manière suivante :

« Très-chers amis et amies, assortis et non assortis ! On voit déjà clairement par cette apostrophe combien il est nécessaire qu’un prédicateur vous exhorte à la pénitence et réveille la conscience de la société. Une partie de mes nobles amis sont assortis et apparemment ils s’en trouvent bien ; une autre partie ne le sont pas et s’en trouvent fort mal, comme je puis l’assurer par ma propre expérience ; et, bien que les tendres couples forment ici la pluralité, je les invite à réfléchir si ce n’est pas un devoir social de songer à tout le monde. Pourquoi nous réunissons-nous en grand nombre, sinon pour prendre intérêt les uns aux autres ? Et comment la chose est-elle possible, s’il se forme dans notre cercle tant de petits aparté ? Je suis bien loin de rien méditer contre de si belles liaisons ou de vouloir y toucher seulement ; mais toute chose a son temps ! Belle et grande parole, à laquelle, il faut le dire, personne ne pense, lorsqu’il a trouvé un passe-temps qui le satisfait. » Il continua de la sorte, toujours plus vif et plus gai, opposant les vertus sociales aux sentiments tendres. « Ceux-ci, disait-il, ne peuvent jamais nous manquer ; nous les portons toujours en nous, et, sans exercice, chacun y devient maître aisément ; mais ceux-là, nous devons les rechercher, nous devons nous efforcer de les acquérir, et nous aurons beau faire des progrès dans ce genre, nous n’aurons jamais tout appris ! « Ensuite il passa aux particularités ; plusieurs sentirent l’aiguillon, et nous ne pouvions nous empêcher de nous regarder les uns les autres : mais notre ami avait le privilège de faire tout accepter doucement, et il put continuer sans être interrompu. « Il ne suffit pas de signaler le mal ; on a même tort de le faire, si l’on ne sait pas en même temps indiquer le moyen de rendre la situation meilleure. Je ne veux donc pas, mes amis, comme un prédicateur de carême, vous exhorter en général à la repentance et à l’amendement, je souhaite, au contraire, à tous les aimables couples le bonheur le plus long et le plus durable, et pour y contribuer moi-même de la manière la plus sûre, je propose de rompre et de suspendre pendant nos heures de société ces délicieux petits aparté. J’ai déjà songé à l’exécution, poursuivit-il, pour le cas où j’aurais votre approbation. Voici une bourse où se trouvent les noms des messieurs : tirez, mes belles demoiselles, et veuillez agréer pour huit jours, comme votre serviteur, celui que le sort vous adressera. La convention n’aura de force qu’au sein de notre cercle : aussitôt qu’il sera rompu, ces unions seront aussi rompues, et votre cœur pourra choisir celui qui vous ramènera chez vous. »

Beaucoup de personnes avaient trouvé fort divertissante cette harangue et la manière dont l’orateur gavait débitée, et elles paraissaient approuver l’idée, mais quelques couples semblaient rêveurs, comme s’ils avaient craint de ne pas y trouver leur compte, aussi l’orateur s’écria-t-il avec une véhémence comique : « En vérité, je suis surpris que personne ne se lève, et, quoique d’autres hésitent encore, ne loue ma proposition, n’en développe les avantages et ne me dispense d’être mon propre panégyriste. Je suis le plus âgé de la compagnie ; que Dieu me pardonne, je commence à chauvir : c’est la faute de mes grandes méditations (ici l’orateur ôta son chapeau), mais j’exposerais à la vue, avec joie et avec honneur, ma tête pelée, si mes réflexions, qui me dessèchent la peau et me dépouillent de la plus noble des parures, pouvaient être de quelque avantage pour les autres et pour moi. Nous sommes jeunes, mes amis, cela est beau ; nous vieillirons, cela est fâcheux : nous sommes assez contents les uns des autres, cela est charmant, et d’accord avec la saison ; mais bientôt, mes amis, les jours viendront où nous aurons plus d’un sujet d’être mécontents de nous : alors ce sera l’affaire de chacun de voir comment il pourra s’accorder avec lui-même, mais en même temps les autres auront contre nous plus d’un sujet de mécontentement, et cela en des choses que nous ne pouvons du tout comprendre : nous devons nous y préparer, et c’est ce que nous allons faire. »

Il avait débité tout ce discours, mais surtout la dernière partie, avec le ton et les gestes d’un capucin ; car il était catholique, et il avait eu assez d’occasions d’étudier l’éloquence de ces pères. À ce moment, il parut hors d’haleine, il essuya sa tête chauve avant le temps, qui lui donnait réellement l’air d’un prêtre, et, par ces bouffonneries, il mit de si bonne humeur la société folâtre, que chacun désirait en entendre davantage ; mais, au lieu de continuer, il tira la bourse, et se tourna vers sa voisine. « Il s’agit d’essayer, s’écria-t-il ; l’œuvre louera le maître. Si dans huit jours la chose vous déplaît, nous y renoncerons et nous resterons sur l’ancien pied. » Moitié de gré, moitié de force, les dames tirèrent leurs billets, et il fut aisé de voir que, dans cette petite opération, diverses passions étaient en jeu. Heureusement, il se trouva que les joyeux furent séparés, et que les graves restèrent ensemble ; ma sœur garda son Anglais, ce dont ils surent l’un et l’autre fort bon gré au dieu de l’amour et de la fortune. Les nouveaux couples de hasard furent aussitôt unis par l’antistès ; on but à leur santé, et on leur souhaita à tous d’autant plus de joie, qu’elle devait être de courte durée. Et certes, ce fut le moment le plus gai que notre société eût passé depuis longtemps. Les jeunes hommes auxquels aucune dame n’était échue en partage, furent chargés de pourvoir, pendant cette semaine, aux besoins de l’esprit, de l’âme et du corps, selon les expressions de notre orateur ; mais de l’âme surtout, disait-il, parce que les deux autres sauraient bien se tirer d’affaire eux-mêmes.

Les directeurs, qui voulurent se signaler aussitôt, mirent en train des jeux nouveaux, fort jolis, préparèrent, à quelque distance, un souper inattendu, et illuminèrent le yacht pour notre retour nocturne, bien que le clair de lune rendît la chose inutile ; mais ils s’excusèrent sur ce qu’il était tout à fait conforme au nouvel arrangement de la société d’éclipser par de terrestres clartés les tendres regards de l’astre céleste. Au moment où nous débarquâmes, notre Solon s’écria : Ite missa est ! Chacun conduisit encore jusqu’à terre la dame qui lui était échue par le sort, la remit à son véritable chevalier, et reprit la sienne en échange.

Dans la réunion suivante, cet arrangement hebdomadaire fut maintenu pour l’été, et l’on tira au sort de nouveau. On comprend que ce badinage donna à la société une physionomie nouvelle et inattendue : chacun fut engagé à produire ce qu’il avait de grâce et d’esprit, et à faire sa cour le plus galammant possible à sa belle d’un moment, pouvant bien se flatter d’avoir au moins pour une semaine une provision suffisante d’amabilité.

On s’était à peine arrangé, qu’au lieu de remercier l’orateur, on lui reprocha d’avoir gardé pour lui le meilleur de son discours, savoir la conclusion. Il assura que le meilleur d’un discours était la persuasion, et que celui qui ne songeait pas à persuader ne devait point parler ; en effet, convaincre était une chose épineuse. Cependant, comme on ne lui laissait aucun repos, il commença sur-le-champ une capucinade plus bouffonne que jamais, peut-être parce qu’il songeait précisément à dire les choses les plus sérieuses. En effet, s’appuyant de passages de la Bible qui n’allaient pas à la chose, de comparaisons qui ne cadraient pas, d’allusions qui n’expliquaient rien, il développa cette thèse, que celui qui ne sait pas cacher ses passions, ses inclinations, ses désirs, ses projets, ses plans, ne réussit à rien dans le monde, et se voit troublé et joué dans toutes ses entreprises ; que surtout, si l’on veut être heureux en amour, on doit viser au plus profond secret. Cette pensée circulait dans tout l’ensemble du discours sans être nulle part expressément énoncée. Si l’on veut se faire une idée de cet homme singulier, il faut savoir qu’étant né avec des dispositions très-heureuses, il avait cultivé ses talents, et surtout sa pénétration, dans les collèges des jésuites, et avait acquis, mais seulement du mauvais côté, une grande connaissance du monde et des hommes. Il pouvait avoir vingt-deux ans. Il aurait bien voulu m’inspirer son mépris du genre humain, mais il perdit sa peine avec moi, parce que j’avais encore un grand désir d’être bon et de trouver bons les autres hommes. Cependant j’ai été par lui rendu attentif à beaucoup de choses.

Pour compléter le personnel de toute société joyeuse, il faut nécessairement un acteur qui soit charmé que les autres personnes, pour animer les moments de calme, se plaisent à diriger sur lui leurs piquantes saillies. S’il n’est pas un Sarrasin rembourré, comme celui sur lequel les chevaliers essayaient leurs lances dans les joutes, mais qu’il sache lui-même escarmoucher, harceler et défier, blesser légèrement et se retirer, et, en paraissant se livrer à discrétion, porter aux autres une botte, on ne peut guère imaginer de chose plus agréable. Nous avions ce personnage dans notre ami Horn (corne), dont le nom donnait déjà lieu à mille plaisanteries, et que nous appelions toujours Hœrnchen (cornette) à cause de sa petite taille. Il était en effet le plus petit de la société ; il avait les formes dures, mais agréables ; son nez camus, ses lèvres un peu renversées, ses petits yeux étincelants, donnaient à son visage brun une expression qui semblait toujours provoquer le rire. Son petit crâne comprimé était couvert d’une épaisse chevelure noire et crépue, sa barbe était déjà bleue, et il aurait bien voulu la laisser croître pour égayer constamment la compagnie, comme un masque comique. Au reste, il était agile et bien fait, quoiqu’il prétendît avoir les jambes croches, ce qu’on lui accordait, parce qu’il le voulait ainsi, et c’était, encore une source de plaisanteries ; en effet, comme on le recherchait en qualité d’excellent danseur, il rangeait parmi les singularités des dames, qu’elles voulaient voir toujours à la danse les jambes croches. Sa gaieté était intarissable, et sa présence, indispensable à nos réunions. Je me liai avec lui d’autant plus étroitement, qu’il devait me suivre à l’université, et il mérite bien que je parle de lui en termes honorables, car il m’a témoigné, pendant nombre d’années, une complaisance, un attachement, une fidélité sans bornes.

Séduit par ma facilité à rimer et à démêler dans les choses communes un côté poétique, il s’était laissé entraîner à faire des essais du même genre. Nos petits voyages de société, nos parties de plaisir et leurs incidents divers recevaient de nous un habillement poétique, et la description d’une aventure amenait toujours une aventure nouvelle. Cependant, comme ces badinages de société tournaient d’ordinaire à la raillerie, et que l’ami Horn, avec ses peintures burlesques, ne restait pas toujours dans les limites convenables, cela causait quelques fâcheries, mais qui étaient bientôt apaisées. Il s’essaya aussi dans un genre de poésie, alors fort à la mode, le poëme héroï-comique. La Boucle de cheveux enlevée, de Pope, avait produit beaucoup d’imitations ; Zacharie cultivait ce genre de poésie sur le sol allemand, et il plaisait à chacun, parce que l’objet ordinaire était un lourdaud que les génies bafouaient pour favoriser l’homme de mérite.

Ce n’est point une chose étonnante, mais on s’étonne pourtant de voir, quand on observe une littérature, et particulièrement la littérature allemande, comme toute une nation, quand un sujet une fois donné a été heureusement traité dans une certaine forme, ne peut plus y renoncer et veut le reproduire de toute façon ; si bien qu’à la fin l’œuvre originale est elle-même étouffée et enfouie sous la masse des imitations. L’épopée badine de mon ami était une pièce à l’appui de cette observation. Dans une grande partie de traîneaux, un sot est le chevalier d’une dame qui ne peut le souffrir ; il éprouve, d’une manière assez drôle, accident sur accident, comme cela peut arriver en pareille circonstance, jusqu’à ce qu’enfin, comme il sollicite le droit du traîneau, il tombe du siège, culbuté, comme de raison, par les génies. La belle prend les guides et s’en va seule chez elle ; un amant favorisé la reçoit et triomphe du présomptueux rival. Le poète avait d’ailleurs très-gentiment imaginé les mauvais tours que les différents génies jouent l’un après l’autre au malheureux, jusqu’au moment où les gnomes l’enlèvent enfin de son siège. Ce poëme, écrit en vers alexandrins, basé sur une histoire véritable, amusa beaucoup notre petit public, et l’on était persuadé que cet ouvrage pouvait soutenir la comparaison avec la Nuit de Walpurgis de Lœven et les Renommistes de Zacharie.

Comme nos plaisirs de société ne demandaient qu’une soirée par semaine, et les préparatifs quelques heures seulement, j’avais assez de temps pour lire, et, comme je croyais, pour étudier. Pour faire plaisir à mon père, je répétais assidûment le Petit Hopp, et je me mis en état d’en rendre bon compte à des examinateurs ; par là je m’appropriai parfaitement le fond des Instituiez. Mais un désir inquiet de savoir m’entraîna plus loin ; je me plongeai dans l’histoire de la littérature ancienne, et, de là, dans un encyclopédisme dans lequel je parcourus l’Isagoge de Gessner et le Polyhistor de Morhof, et me fis une idée générale de la manière dont maintes choses étranges étaient survenues dans la vie et dans la science. Par ces études assidues et précipitées, poursuivies jour et nuit, je me brouillai plus l’esprit que je ne me formai ; mais je me perdis dans un labyrinthe plus grand encore, quand je trouvai Bayle dans la bibliothèque de mon père, et que je m’enfonçai dans cette lecture.

J’étais toujours plus profondément persuadé de l’importance des langues anciennes ; car, du milieu de l’ancien pêle-mêle littéraire, me revenait toujours la pensée qu’on retrouve dans ces langues tous les modèles d’éloquence et tout ce que le monde a jamais possédé d’admirable. L’hébreu et les études bibliques étaient restés en arrière comme le grec, où mes connaissances ne s’étendaient pas au delà du Nouveau Testament. Je ne m’en attachai que plus sérieusement au latin, dont les modèles sont plus près de nous, et qui, à côté d’admirables productions originales, nous offre encore les acquisitions de tous les temps dans des traductions et des ouvrages de savants du premier ordre. Je lus donc beaucoup en cette langue avec une grande facilité, et j’osais me flatter d’entendre les auteurs, parce que rien ne m’échappait du sens littéral. Je fus même très-choqué quand j’appris que Grotius avait dit orgueilleusement qu’il lisait Térence autrement que les enfants. Heureuse illusion de la jeunesse, ou plutôt de tous les hommes, qui peuvent se croire accomplis à chaque moment de leur existence, et qui ne s’enquièrent ni du vrai ni du faux, ni des hauteurs, ni des profondeurs, mais seulement de ce qui est à leur mesure ! J’avais donc appris le latin, comme l’allemand, le français, l’anglais, par la pratique seulement, sans règles et sans principes. Ceux qui savent ce qu’était alors l’instruction publique ne trouveront pas étrange que j’eusse enjambé la grammaire tout comme la rhétorique : tout me semblait aller naturellement ; les mots, leurs formations et transformations, se fixaient dans mon oreille et mon esprit, et je me servais du langage avec aisance pour écrire et pour babiller.

La Saint-Michel approchait ; c’était le moment où je devais me rendre à l’université, et je me sentais également animé par la vie et par la science. Je trouvais en moi un éloignement toujours plus manifeste pour ma ville natale. Le départ de Marguerite avait brisé le cœur du jeune arbrisseau ; il lui fallait du temps pour jeter des branches latérales et réparer sa première perte par une croissance nouvelle. Mes promenades dans les rues avaient cessé ; je ne faisais, comme les autres, que les courses nécessaires. J’évitais de retourner dans le quartier de Marguerite et même dans le voisinage ; et, tout comme mes vieux murs, mes vieilles tours, me blessaient peu à peu la vue, la constitution de la ville en vint aussi à me déplaire ; tout ce qui m’avait paru auparavant si vénérable me semblait aller de travers. Comme petit-fils du maire, je n’avais pas manqué d’apercevoir les secrets défauts de cette république, d’autant plus que les enfants éprouvent un étonnement tout particulier, et sont excités à s’enquérir diligemment des choses aussitôt qu’ils commencent à juger suspect ce qu’ils ont jusque-là honoré sans réserve. Je n’avais vu que trop bien le chagrin inutile des honnêtes gens en lutte avec ceux que les partis peuvent gagner ou même corrompre ; toute injustice m’était souverainement odieuse, car les enfants sont tous rigoristes en morale. Mon père, qui n’était mêlé aux affaires de la ville que comme simple particulier, exprimait très-vivement son chagrin des choses qui tournaient mal. Et ne le voyais-je pas, après tant d’études, de travaux, de voyages, et avec une culture si variée, mener entre ses murs mitoyens une vie solitaire, dont je n’aurais pas voulu pour moi ? Je sentais tout cela sur mon cœur comme un horrible fardeau dont je ne savais me délivrer qu’en essayant de me figurer un tout autre plan de vie que celui qui m’était prescrit. Dans ma pensée, je rejetais bien loin les études de droit, et je me vouais uniquement aux langues, aux antiquités, à l’histoire et à tout ce qui en découle.

Je trouvais toujours le plus grand plaisir à faire la peinture poétique de ce que j’avais observé en moi, chez les autres et dans la nature ; la chose m’était toujours plus facile, parce qu’elle venait d’instinct, et que la critique ne m’avait jamais déconcerté ; et lors même que mes productions ne m’inspiraient pas une entière confiance, je pouvais bien les considérer comme défectueuses, mais non comme tout à fait rejetables. Si l’on y condamnait ceci ou ce]a, je n’en restais pas moins secrètement persuadé que je ferais toujours mieux par la suite, et qu’un jour je serais nommé avec honneur à côté de Hagedorn, de Gellert et de leurs pareils. Mais, à elle seule, cette destination me semblait trop vaine et trop insuffisante ; je voulais me livrer sérieusement aux études solides dont j’ai parlé, et, en songeant à faire, par une connaissance plus complète de l’antiquité, des progrès plus rapides dans mes travaux particuliers, je voulais me rendre capable de remplir une chaire dans quelque université, ce qui me semblait la chose la plus désirable pour un jeune homme qui veut se cultiver lui-même et contribuer à la culture des autres.

Dans ces pensées, je visais toujours à Goettingue. C’était en des hommes tels que Heine, Michaëlis et quelques autres, que je mettais toute ma confiance ; mon vœu le plus ardent était de m’asseoir à leurs pieds et de recueillir leurs leçons, mais mon père resta inébranlable. Ce fut en vain que plusieurs de nos amis, qui étaient de mon avis, essayèrent sur lui leur influence ; il persista dans sa résolution de m’envoyer à Leipzig. Alors je regardai tout de bon comme un acte de légitime défense la résolution de me tracer un plan d’études et de vie particulier, contraire à ses sentiments et à sa volonté. L’obstination de mon père, qui, sans le savoir, s’opposait à mes projets, me fortifia dans mon impiété jusqu’à pouvoir sans remords l’écouter, des heures entières, m’exposant et me répétant le plan d’études et de vie que je devrais suivre à l’université et dans le monde.

Ayant perdu toute espérance d’aller à Gœttingue, je tournai mes regards vers Leipzig. Ernesti m’y apparaissait comme une brillante lumière ; Morns inspirait déjà beaucoup de confiance. Je me traçai en moi-même un contre-projet, ou plutôt je me bâtis un fantastique château sur un fond assez solide ; il me semblait à la fois romanesque et honorable de se tracer à soi-même sa carrière, et la mienne me paraissait d’autant moins illusoire que Griesbach avait déjà fait dans la même voie de grands progrès, et en avait été loué de chacun. La secrète joie d’un captif qui achève de briser ses fers et de limer les barreaux de sa prison ne peut être plus grande que n’était la mienne, à voir les jours s’écouler et octobre s’approcher. La triste saison, les mauvais chemins, dont chacun savait me parler, ne m’effrayaient pas. La pensée de m’établir en hiver dans une ville étrangère ne me donnait aucun souci ; en un mot, je ne voyais de sombre que ma situation présente, et le reste du monde, que je ne connaissais pas, je me le figurais lumineux et serein. Tels étaient les songes que je me composais, auxquels je m’attachais uniquement, et je ne me promettais dans le lointain que bonheur et plaisir.

Je ne confiais à personne mes secrets desseins, cependant je ne pus les cacher à ma sœur. Elle en fut d’abord effrayée ; mais elle finit par se calmer, quand je lui promis de venir la chercher pour jouir avec moi de la brillante position que je me serais faite et prendre part à mon bien-être.

Elle arriva enfin, cette Saint-Michel impatiemment attendue, et je partis bien joyeux avec le libraire Fleischer et sa femme, née Triller, qui allait voir son père à Wittenberg, et je laissai derrière moi la bonne ville qui fut ma mère et ma nourrice avec la même indifférence que si je n’avais voulu y rentrer de ma vie. C’est ainsi qu’à certaines époques les enfants se séparent des parents, les serviteurs des maîtres, les protégés des protecteurs, et cette tentative de se tenir sur ses pieds, de se rendre indépendant, de vivre de sa propre vie, qu’elle réussisse ou non, est toujours conforme à la volonté de la nature.

Nous étions sortis par la porte de Tous-les-Saints, et nous eûmes bientôt dépassé Hanau ; là j’atteignis des contrées qui éveillèrent mon attention par leur nouveauté, quoique, dans la saison où l’on était, elles eussent peu de charmes. Une pluie continuelle avait extrêmement gâté les chemins, qui, en général, n’étaient pas alors dans le bon état où nous les voyons aujourd’hui, et notre voyage ne fut ni agréable ni heureux. Toutefois je fus redevable à cette température humide du spectacle d’un phénomène que je crois extrêmement rare ; du moins je n’ai jamais rien revu de semblable et n’ai pas appris que d’autres l’aient vu. Nous montions de nuit une colline entre Hanau et Gelnhausen, et, malgré l’obscurité, nous préférâmes faire la montée à pied, plutôt que de nous exposer au danger et à l’ennui de cette traite. Tout à coup je vis à droite, dans un enfoncement, une sorte d’amphithéâtre merveilleusement illuminé. Des lumières innombrables brillaient étagées les unes au-dessus des autres, dans un espace en forme d’entonnoir, et leur clarté était si vive que l’œil en était ébloui, mais ce qui troublait surtout le regard, c’est que ces lumières ne restaient pas tranquilles, et qu’elles sautillaient de haut en bas ou de bas en haut, et dans tous les sens ; toutefois le plus grand nombre demeuraient immobiles en conservant leur éclat. Les cris de mes compagnons de voyage m’arrachèrent malgré moi à ce spectacle, que j’aurais voulu observer plus attentivement. Aux questions que je lui adressai, le postillon répondit qu’il ne savait rien de cette apparition, mais qu’il se trouvait dans le voisinage une ancienne carrière dont le fond était plein d’eau. Était-ce un pandémonium de feux follets ou une société de créatures luisantes ? c’est ce que je ne veux pas décider.

En Thuringe, nous trouvâmes les chemins encore plus gâtés, et, pour surcroît de mal, à la tombée de la nuit, notre voiture resta embourbée dans les environs d’Auerstadt. Nous étions loin de tout secours et nous fîmes notre possible pour nous dégager. Je ne manquai pas d’y faire tous mes efforts, et il paraît que je fatiguai outre mesure les muscles de ma poitrine, car je sentis bientôt une douleur, qui disparut, qui revint, et ne cessa tout à fait que bien des années après.

Mais, cette même nuit, comme si elle eût été réservée à toutes les péripéties, je devais, après un plaisir inattendu, éprouver un piquant chagrin. Nous trouvâmes en effet à Auerstadt un mari et sa femme, gens de distinction, qui, retardés par les mêmes aventures, ne faisaient aussi que d’arriver. Le mari avait l’air noble et distingué ; il était dans la force de l’âge ; la femme était fort belle. Ils nous proposèrent obligeamment de souper avec eux, et je me trouvai fort heureux que l’aimable dame voulût bien m’adresser quelques mots gracieux. Mais, comme j’étais sorti pour hâter le souper attendu, n’étant point accoutumé aux veilles et aux fatigues de voyage, je fus pris d’une insupportable envie de dormir, si bien que je dormais, je puis dire, en marchant, et que je rentrai dans la chambre mon chapeau sur la tête, et, sans remarquer que les autres personnes faisaient leur prière avant le repas, je me tins machinalement comme eux debout derrière ma chaise, et ne me doutai point que, par ma conduite, j’étais venu fort plaisamment troubler leur dévotion. Avant que l’on prît place, Mme Fleischer, qui ne manquait ni d’esprit ni de caquet, pria les étrangers de ne pas trouver choquant ce qu’ils voyaient de leurs yeux ; son jeune compagnon de voyage avait de grandes dispositions pour les idées des quakers, qui croient ne pouvoir mieux honorer Dieu et le roi que la tête couverte. La belle dame, qui-ne put s’empêcher de rire, en parut plus belle encore, et j’aurais donné tout au monde pour n’être pas la cause d’une hilarité, qui d’ailleurs lui allait si bien. Au reste, j’eus à peine posé mon chapeau, que ces personnes, qui savaient leur monde, laissèrent aussitôt tomber ce badinage, et, nous versant le meilleur vin de leur cantine, dissipèrent complètement mon sommeil, mon chagrin et tout souvenir des maux passés.

J’arrivai à Leipzig à l’époque de la foire, qui me fit un plaisir particulier, parce que j’y voyais une suite de ce que j’avais vu ilans ma ville natale, des marchandises et des marchands connus, seulement en des lieux et dans un ordre nouveau. Je visitai avec beaucoup d’intérêt la place et les boutiques : mais, ce qui fixa principalement mon attention, ce furent les Orientaux avec leurs singuliers costumes, les Russes et les Polonais, mais, avant tout, les Grecs, dont j’allais souvent admirer les remarquables figures et les nobles vêtements.

Cependant ce mouvement si animé passa bientôt, et la ville elle-même s’offrit alors à moi avec ses maisons hautes, belles et pareilles. Elle fit sur moi une très-heureuse impression, et il faut reconnaître qu’elle a, surtout dans la tranquillité du dimanche et des jours de fête, quelque chose d’imposant ; souvent aussi, au clair de lune, les rues, à demi sombres, à demi éclairées, m’invitaient à faire des promenades nocturnes.

Cependant ces nouveaux aspects ne me satisfaisaient pas, après ceux auxquels j’étais accoutumé. Leipzig ne rappelle à l’observateur aucun âge antique ; c’est une époque nouvelle, un passé tout récent, attestant l’activité commerciale, le bien-être, la richesse, qui s’annonce aux regards dans ces édifices. Je trouvai néanmoins tout à fait à mon gré ces maisons, qui me semblaient immenses, et, qui, donnant sur deux rues, renferment toute une population dans leurs vastes cours, entourées oe bâtiments élevés jusqu’au ciel, et ressemblant à de grands châteaux ou même à des quartiers de ville. Je me logeai dans une de ces étranges demeures, à la Boule de Feu, entre le vieux et le nouveau Neumarkt. Le libraire Fleischer occupa pendant la foire deux jolies chambres qui avaient vue sur la cour, assez animée, à cause de l’allée de traverse, et je les eus après lui pour un prix raisonnable. Je me trouvai le voisin d’un étudiant en théologie, qui avait fait des études solides, qui était sage mais pauvre, et souffrait beaucoup des yeux, ce qui lui donnait pour son avenir de grandes inquiétudes. Il s’était attiré ce mal à force de lire jusque dans le plus sombre crépuscule, et même au clair de lune, afin d’épargner un peu d’huile. Notre vieille hôtesse se montrait bienfaisante pour lui, toujours bienveillante pour moi et soigneuse pour tous deux.

Je me hâtai de porter mes lettres de recommandation à M. Bœhme, conseiller de cour, ancien élève de Mascov, et maintenant son successeur, comme professeur d’histoire et de droit public. C’était un homme vif, petit, ramassé. Il me reçut assez amicalement et me présenta à sa femme. Tous deux, comme les autres personnes que je visitai, me donnèrent les meilleures espérances au sujet de mon séjour à Leipzig ; toutefois je ne fis d’abord connaître à personne mon secret dessein, bien qu’il me tardât de voir arriver le moment opportun pour secouer franchement les chaînes de la jurisprudence et m’adonner à l’étude des anciens. J’attendis prudemment le départ de Fleischer, de peur que ma famille ne fût trop tôt informée de mon projet. Mais, aussitôt après, j’allai droit au conseiller Bœhme, à qui je croyais devoir tout premièrement confier la chose, et lui exposai mon dessein avec beaucoup de franchise et de beaux raisonnements : mais je ne vis point ma communication favorablement accueillie. Comme historien et publiciste, il avait une haine prononcée pour tout ce qui sentait les belleslettres. Par malheur, il n’était pas au mieux avec ceux qui les cultivaient, et surtout il ne pouvait souffrir Gellert, pour qui j’avais témoigné assez maladroitement les sentiments d’une grande confiance. Adresser à ces hommes un fidèle auditeur et s’en ôter un à lui-même, surtout dans les circonstances données, lui paraissait absolument inadmissible. Il me fit donc sur-le-champ une vive remontrance, et me déclara qu’il ne pouvait, sans l’a permission de mes parents, autoriser une pareille démarche, quand même, ce qui n’était point le cas, il l’aurait lui-même approuvée. Là-dessus, il invectiva contre la philologie et les études de langues et plus encore contre les essais poétiques, que j’avais laissé entrevoir de loin. Il finit par dire que, si je voulais aborder l’étude de l’antiquité, la jurisprudence était la meilleure voie que je pourrais suivre. Il me rappela plusieurs jurisconsultes « élégants, » Eberhard Otto et Heineccius ; me promit des montagnes d’or dans les antiquités romaines et l’histoire du droit, et me prouva, clair comme le jour, que ce n’était pas même faire un détour, si, plus tard, après mûre réflexion et avec l’autorisation de mes parents, je persistais dans mon projet. Il m’invita amicalement à réfléchir encore à la chose et à lui découvrir bientôt mes sentiments, parce que, les cours allant s’ouvrir, il était nécessaire de se résoudre sans retard.

C’était fort aimable à lui de ne pas m’obliger à lui répondre sur-le-champ. Ses arguments et la gravité avec laquelle il les présentait avaient déjà convaincu ma docile jeunesse, et je commençai à voir les difficultés et les dangers d’une chose que je m’étais à part moi figurée si praticable. Bientôt après, Mme Bœhme me fit inviter à l’aller voir. Je la trouvai seule. Elle avait passé la jeunesse ; elle était fort maladive, infiniment douce et tendre, et formait avec son mari, bonhomme un peu bourru, un parfait contraste. Elle me mit sur les discours que le conseiller m’avait tenus, et me représenta de nouveau la chose avec tant de douceur, d’amitié et de raison, qu’il me fallut céder ; les réserves, peu nombreuses, sur lesquelles j’insistai, furent approuvées aussi par les deux époux. Là-dessus, Mme Bœhme régla mes heures ; je devais suivre un cours de philosophie, d’histoire du droit, d’institutes, et quelques autres. Je consentis à tout, mais je voulus absolument suivre aussi le cours d’histoire littéraire que Gellert donnait d’après Stockhansen, et de plus ses exercices pratiques.

Le respect et l’amour de tous les jeunes gens pour Gellert était extraordinaire. Je lui avais déjà rendu visite, et j’en avais été reçu avec bienveillance. Gellert n’était pas grand ; sa taille était mince, mais sans maigreur ; son regard était doux, même triste ; un très-beau front, un nez aquilin pas trop prononcé, la bouche fine, le visage d’un bel ovale, tout rendait sa personne agréable et attrayante. Il fallait quelque peine pour arriver jusqu’à lui ; ses deux serviteurs semblaient des prêtres qui gardent un sanctuaire, dans lequel tout le monde n’est pas admis et où l’on n’entre pas à toute heure. Et cette précaution était bien nécessaire, car il aurait sacrifié toute sa journée, s’il avait voulu recevoir et contenter toutes les personnes qui désiraient l’approcher familièrement.

Je suivis d’abord un cours, avec une assiduité irréprochable. Cependant la philosophie n’éclairait point mon intelligence. Dans la logique, je trouvais bizarre que, ces grandes opérations de l’esprit, que j’avais exécutées dès mon jeune âge avec la plus grande facilité, il me fallût les déchiqueter, les isoler, et presque les détruire, pour en découvrir le véritable usage. Sur l’être, sur le monde, sur Dieu, je croyais en savoir à peu près autant que le maître lui-même, et, en plus d’un endroit, il me paraissait éprouver de violents accrocs. Cependant les choses suivirent un cours assez régulier jusqu’aux approches du mardi gras, où, dans le voisinage du professeur Winkler, sur la place Saint-Thomas, les plus délicieux beignets, sortant de la poêle juste à l’heure de la leçon, nous attardèrent si fort, que nos cahiers en devinrent fort légers, et, vers le printemps, finirent par se fondre et se dissiper avec la neige.

Les leçons de droit allèrent bientôt tout aussi mal, car je savais déjà tout ce que le professeur jugeait à propos de nous enseigner. Mon application persévérante à écrire sous sa dictée se ralentit peu à peu, parce que je trouvais fort ennuyeux dénoter encore une fois ce que j’avais répété assez souvent avec mon père, par demandes et par réponses, pour le graver à jamais dans ma mémoire. Le mal que l’on fait en menant trop loin les jeunes gens dans les collèges, pour certaines connaissances, s’est développé plus encore dans la suite ; on prend sur le temps et sur l’attention que réclament les exercices de langues et toutes les véritables études préparatoires, pour les occuper de ce qu’on nomme études réelles, qui les distraient plus qu’elles ne les forment, si elles ne sont pas exposées d’une manière complète et méthodique.

Je signalerai ici en passant un autre mal dont les étudiants ont beaucoup à souffrir. Les professeurs, pas plus que les autres fonctionnaires de l’État, ne peuvent être tous du même âge : or, comme les jeunes n’enseignent proprement que pour apprendre, et que, de plus, s’ils sont bien doués, ils devancent l’époque, il en résulte qu’ils se développent absolument aux dépens de leurs auditeurs, à qui l’on n’enseigne pas les choses dont ils ont vraiment besoin, mais celles que le professeur trouve nécessaire d’approfondir pour lui. En revanche, parmi les vieux professeurs, plusieurs sont dès longtemps stationnaires ; l’ensemble de leur enseignement n’offre que des vues immobiles, et le détail, beaucoup de choses que le temps a déjà condamnées comme inutiles et fausses. Il résulte de ces deux circonstances un malheureux conflit, dans lequel les jeunes esprits sont tiraillés à droite et à gauche, et auquel peuvent remédier à peine les professeurs de moyen âge, qui, suffisamment instruits et développés, sentent néanmoins encore le besoin de savoir et de réfléchir.

Tandis que cette marche me conduisait à étendre mes connaissances plutôt qu’à les bien digérer, ce qui éveillait en moi un malaise toujours croissant, j’éprouvais aussi dans le monde diverses petites contrariétés ; car, lorsqu’on change de séjour et qu’on entre dans des relations nouvelles, il faut toujours payer la bienvenue. La première chose que les femmes critiquèrent chez moi, ce fut l’habillement : et en effet, il faut le dire, j’étais arrivé à l’université dans un équipage un peu singulier. Mon père, qui ne pouvait souffrir qu’une chose restât sans effet, qu’une personne ne sût pas employer son temps, ou ne trouvât aucune occasion de l’employer, était arrivé à ménager le temps et les forces au point que son plus grand plaisir était de tuer deux mouches d’un seul coup. Il n’avait donc chez lui aucun domestique qui ne fût bon à quelque chose à côté de son service. Tout comme, après avoir eu l’habitude de tout écrire de sa propre main, il avait trouvé commode plus tard de faire écrire sous sa dictée notre jeune commensal, il trouva aussi fort avantageux d’avoir pour valets des tailleurs, qui devaient employer leurs loisirs à confectionner leurs livrées et même les habits du père et des enfants, et à faire toute espèce de ravaudages. Mon père avait soin de se procurer lui-même les meilleurs draps et les meilleures étoffes ; il les achetait à la foire de marchands étrangers et en il faisait provision. Je me souviens encore qu’il visitait toujours MM. de Lœvenicht, d’Aix-la-Chapelle, et que, dès mon plus jeune âge, il me fit faire la connaissance de ces messieurs et d’autres grands négociants. Il avait donc pourvu à la qualité de l’étoffe, et les diverses sortes de draps, de serges, les tissus, ainsi que les doublures nécessaires, ne manquaient pas : en sorte que, pour ce qui concerne l’étoffe, nous aurions osé nous montrer, mais la forme gâtait presque tout, car un tailleur domestique pouvait à la rigueur être capable de bien coudre et confectionner un habit coupé par un bon maître, mais ici il fallait qu’il le coupât lui-même, et cela ne réussissait pas toujours au mieux. Ajoutez que mon père montrait beaucoup de soin et de propreté dans tout ce qui regardait son habillement, et le conservait pendant nombre d’années plus qu’il ne s’en servait : de là une préférence pour certaines coupes et certains ajustements surannés, qui donnaient parfois à notre mise quelque chose de singulier.

C’est ainsi qu’on avait monté ma garde-robe pour l’université ; elle était complète et belle, et il s’y trouvait même un habit galonné. Accoutumé à cet équipage, je me croyais assez bien mis, mais, avant qu’il fût longtemps, mes amies me persuadèrent, d’abord par de légères moqueries, puis par de sages représentations, que je semblais tomber d’un autre monde. Quel que fût mon chagrin, je ne voyais pas d’abord comment je pourrais remédier à la chose ; mais, quand M. des Masures, ce poétique gentilhomme villageois, si chéri du public, se fut montré sur la scène dans le même costume, et qu’il eut provoquéde bons rires par le ridicule de son ajustement, plus encore que de son esprit, ma résolution fut prise, et je me permis d’échanger tout d’un coup, contre des habits à la nouvelle mode et au goût de Leipzig, ma garde-robe entière, qui en fut bien réduite.

Après cette première épreuve, je dus en soutenir une autre, qui me fut beaucoup plus désagréable, parce qu’elle concernait une chose qu’on ne change et ne quitte pas aussi aisément. J’étais né et j’avais été élevé dans un pays de haut-allemand, et, quoique mon père observât toujours une certaine pureté de langage ; que, dès notre enfance, il eût fixé notre attention sur ce qu’on peut appeler les vrais défauts de ce dialecte, et qu’il nous eût préparés à parler plus purement, cependant il me restait un grand nombre d’idiotismes plus enracinés, que je me plaisais à faire valoir, parce que j’en aimais la naïveté, et par là je m’attirais chaque fois une réprimande sévère de mes nouveaux concitoyens. En effet les hauts-Allemands, et peut-être plus que les autres ceux qui habitent près du Rhin et du Mein (parce que les grands fleuves, comme les rivages de la mer, ont toujours quelque chose de vivifiant), s’expriment beaucoup par figures et par allusions, et se servent, avec un bon sens remarquable, de locutions proverbiales. Dans l’un et l’autre cas, ils sont souvent un peu verts, mais toujours convenables, si l’on considère l’objet de l’expression ; seulement il peut se glisser, de temps en temps, quelque chose qui blesse une oreille délicate.

Chaque province aime son dialecte ; car c’est en définitive l’élément dans lequel l’âme respire. Mais chacun sait avec quel caprice le dialecte de Misnie a su dominer les autres et quelque temps même les exclure. Nous avons gémi nombre d’années sous ce régime pédantesque, et toutes les provinces ont dû soutenir bien des combats pour se rétablir dans leurs anciens droits. Ce qu’un jeune homme ardent doit souffrir sous cette férule perpétuelle, on en pourra juger aisément, si l’on réfléchit qu’avec l’expression, que l’on pourrait bien enfin se résoudre à changer, il faut sacrifier en même temps la façon de penser, l’imagination, le sentiment, le caractère national. Et cette exigence insupportable était imposée par des hommes et des femmes d’esprit, dont les convictions ne pouvaient devenir les miennes, dont je croyais sentir l’injustice, sans pouvoir m’en rendre compte. Je dus renoncer aux allusions bibliques, comme aux expressions naïves des chroniques ; je dus oublier que j’avais lu Geiler de Kaisersberg, renoncer à l’usage des proverbes, qui toutefois, sans barguigner longtemps, frappent droit sur la tête du clou. Tout ce que je m’étais approprié avec une ardeur de jeunesse, je devais y renoncer. Je me sentais paralysé jusqu’au fond de l’âme, et ne savais presque plus comment je devais m’exprimer sur les choses les plus communes. Avec cela, j’entendais dire qu’on doit parler comme on écrit, et écrire comme on parle : tandis que écrire et parler me paraissaient tout de bon deux choses différentes, dont chacune avait ses droits à faire valoir. Et il me fallait entendre, dans le dialecte de Misnie, bien des choses qui auraient fait une assez triste figure sur le papier.

À voir quelle influence décisive exercent sur un jeune étudiant des femmes et des hommes cultivés, des savants et, en général, des personnes qui se plaisent dans une société polie, chacun devinerait d’abord, quand on ne l’aurait pas dit, que la chose se passe à Leipzig. Chaque université allemande a sa physionomie particulière. Aucune culture générale ne pouvant s’établir dans notre patrie, chaque province persiste dans ses habitudes, et pousse à l’extrême les singularités qui la caractérisent : il en est de même des universités. À Iéna et à Halle, la rudesse des mœurs était arrivée au plus haut point. La force corporelle, l’habileté à l’escrime, la défense de soi-marrie, exercée avec fureur, y étaient à l’ordre du jour. Et une pareille situation peut s’entretenir et se perpétuer par les plus vulgaires débauches. Les rapports des étudiants avec les habitants de ces villes, quelles que fussent les différences, s’accordaient en ceci, que le farouche étranger n’avait aucun égard pour le bourgeois, et se regardait comme un être à part, qui avait le privilège de la licence et de l’audace. À Leipzig, au contraire, un étudiant ne pouvait guère être que galant, dès qu’il voulait former quelques relations avec des habitants riches et polis.

Assurément toute galanterie, quand elle ne se produit pas comme fleur d’une grande et large vie, doit sembler étroite, stationnaire et ridicule peut-être, à la voir d’un certain côté. Aussi les chasseurs sauvages de la Saale se croyaient-ils très-supérieurs aux bergers apprivoisés de la Pleisse. Le Renommist de Zacharie sera toujours un précieux document où se reflète la manière de vivre et de penser de cette époque ; et, en général, ses poèmes doivent être bien accueillis de toute personne qui veut se faire une idée du caractère faible, mais aimable par son innocence et sa naïveté, de la société d’alors.

Les habitudes sont ineffaçables quand elles résultent d’une manière d’être générale, et, de mon temps, bien des choses rappelaient encore le poëme héroïque de Zacharie. À l’université, un seul de nos camarades se croyait assez riche et indépendant pour se moquer de l’opinion publique. Il fraternisait, le verre à la main, avec tous les cochers de louage, qu’il faisait asseoir dans leur voiture, comme s’ils étaient les messieurs, et qu’il menait lui-même, monté sur le siège. Parfois il trouvait charmant de les verser ; il payait généreusement les coupés brisés et les contusions, n’offensait d’ailleurs personne, mais semblait affronter le public en masse. Un jour, que le temps magnifique invitait à la promenade, il s’empara, avec un camarade, des ânes du meunier Thomas, et, en belle toilette, en culottes et souliers, ils firent gravement sur leurs montures le tour de la ville, au grand étonnement de tous les promeneurs, dont le glacis fourmillait. Quelques personnes sages lui ayant fait là-dessus des représentations, il assura d’un air candide qu’il avait seulement voulu voir quelle figure le Seigneur Jésus avait pu faire dans une situation pareille. Cependant il ne trouva point d’imitateurs et peu de compagnons. Car l’étudiant qui jouissait de quelque fortune et de quelque considération avait tout sujet de témoigner son dévouement à la classe marchande, et un motif particulier d’observer avec soin les convenances, en ce que la Colonie offrait le modèle des mœurs françaises. Les professeurs, que leur fortune particulière et de riches fondations mettaient à leur aise, n’étaient pas dépendants de leurs disciples, et la plupart des enfants du pays, formés dans les écoles du prince ou d’autres gymnases, et qui espéraient des emplois, ne se hasardaient pas à rompre avec les coutumes établies. Le voisinage de Dresde, l’attention du gouvernement, la vraie piété des hommes chargés de surveiller les études, ne pouvaient manquer d’exercer une influence morale et même religieuse.

Au commencement, ce genre de vie ne me fut point désagréable ; mes lettres de recommandation m’avaient introduit dans de bonnes familles, dont les amis m’accueillirent aussi fort bien dans leur intimité. Mais, comme je sentis bientôt que la société trouvait en moi bien des choses à redire, et qu’après m’être habillé à son goût, je devais aussi parler à sa façon, qu’à côté de cela (je le voyais clairement), je trouvais à faible dose l’instruction et le développement intellectuel que je m’étais promis de mon séjour à l’université, je devins peu à peu nonchalant et je négligeai les devoirs de société, les visites et les autres attentions, et je me serais écarté plus tôt de toutes ces relations sans la crainte et l’estime que m’inspirait le conseiller Bœhme et la confiance et l’affection qui m’attiraient vers sa femme. Par malheur, M. Bœhme n’avait pas l’heureux don de savoir s’y prendre avec les jeunes gens, de gagner leur confiance et de les diriger selon le besoin du moment. Je ne retirais jamais aucun avantage des visites que je lui faisais. Sa femme, au contraire, me montrait un véritable intérêt. Sa mauvaise santé la retenait à la maison. Elle m’invitait quelquefois à passer la soirée avec elle. J’avais de bonnes manières, mais non ce qu’on appelle proprement l’usage du monde : elle savait me diriger, me redresser, en divers petits détails de forme. Une seule de ses amies passait les soirées chez elle, mais cette dame avait l’humeur plus impérieuse et plus doctorale ; aussi me déplaisait-elle souverainement, et, pour la braver, je revenais souvent aux mauvaises habitudes dont Mme Bœhme m’avait déjà désaccoutumé. Cependant elles se montraient patientes avec moi ; elles m’enseignaient le piquet, l’hombre et d’autres jeux pareils, dont la connaissance et l’habitude sont jugées indispensables dans la société.

Mais ce fut sur mon goût que Mme Bœhme eut la plus grande influence, d’une manière plus négative, il est vrai, en quoi elle était du reste parfaitement d’accord avec les critiques. Le flot de Gottsched avait inondé le monde allemand d’un véritable déluge, qui menaçait de dépasser les plus hautes montagnes. Avant qu’une pareille marée se retire, avant que le limon se dessèche, il s’écoule bien du temps, et comme, à chaque époque, pullulent les poètes imitateurs, l’imitation du superficiel et du fade produisit un fatras dont nous avons à peine encore une idée. Aussi, trouver mauvais le mauvais était le suprême plaisir, le triomphe des critiques du temps. Avait-on quelque bon sens, une connaissance superficielle des anciens et un peu plus approfondie des modernes, on se croyait en possession d’une mesure qu’on pouvait appliquer à tout. Mme Bœhme était une personne cultivée, à qui répugnaient l’insignifiant, le faible et le vulgaire ; d’ailleurs son mari vivait en guerre avec la poésie, et il ne pouvait souffrir ce que madame aurait peut-être approuvé. Elle m’écouta, il est vrai, quelque temps avec patience, quand je m’avisais de lui réciter des vers ou de la prose d’écrivains déjà renommés : car, alors comme auparavant, je retenais par cœur ce que j’avais trouvé quelque peu à mon gré ; mais sa complaisance ne fut pas de longue durée. Et d’abord je l’entendis rabaisser affreusement les poètes à la façon de Weisse, dont on ne cessait pas alors de répéter les vers avec admiration, et qui m’avait singulièrement charmé. Quand j’y regardai de plus près, je ne pus lui donner tort. J’avais aussi hasardé quelquefois de lui réciter des vers de ma façon, mais en gardant l’anonyme. Ils ne furent pas mieux reçus que les autres. C’est ainsi qu’en peu de temps ces belles prairies émaillées, que m’offraient les vallées du Parnasse allemand, et où je me promenais avec tant de plaisir, furent impitoyablement fauchées, et que je me vis forcé de retourner moi-même le foin pour le sécher, et de railler, comme une chose morte, ce qui m’avait causé peu auparavant une joie si vive.

Aux leçons de Mme Bœhme vint en aide, sans le savoir, le professeur Morus, homme d’une douceur et d’une bienveillance peu communes, dont j’avais fait la connaissance à la table du conseiller Loudwig, et qui m’accorda, avec beaucoup d’obligeance, la permission d’aller le voir. En même temps que je le consultais sur les anciens, je lui laissai voir ce qui me charmait parmi les modernes. Il parlait de ces choses avec plus de calme que Mme Bœhme, mais, ce qui m’affligeait davantage, avec plus de solidité ; et ce fut d’abord avec un vif chagrin, puis avec surprise, enfin avec joie, que je dus ouvrir les yeux.

À cela s’ajoutaient les jérémiades par lesquelles Gellert s’attachait, dans son cours pratique, à nous détourner de la poésie. Il n’aimait à voir que les compositions en prose, et c’était toujours celles qu’il corrigeait les premières. Il traitait les vers comme un triste supplément, et, ce qu’il y avait de plus triste, ma prose même trouvait rarement grâce à ses yeux. Suivant mon ancienne méthode, je donnais pour base à mon travail un petit roman, que j’aimais à développer sous forme de lettres. Les sujets étaient passionnés, le style sortait des bornes de la prose ordinaire, et l’on conçoit que le fond n’attestait pas chez l’auteur une profonde connaissance des hommes. Je fus donc très-peu encouragé par notre professeur, et pourtant il parcourait soigneusement mes travaux aussi bien que ceux des autres, les corrigeait à l’encre rouge, ajoutant ça et là une remarque morale. Plusieurs de ces feuilles, que j’ai longtemps conservées avec plaisir, ont malheureusement fini par disparaître à la longue d’entre mes papiers.

Pour suivre les principes d’une bonne pédagogie, les personnes d’âge mûr ne devraient ni interdire à un jeune homme les choses qui lui plaisent, telles qu’elles soient, ni l’en dégoûter, si elles ne peuvent pas mettre en même temps autre chose à la place. Chacun protestait contre mes goûts et mes inclinations, et ce qu’on me vantait en échange était si éloigné de moi, que je ne pouvais en reconnaître les avantages, ou si proche, que je ne le jugeais pas supérieur à ce qu’on blâmait. Cela me jeta dans un trouble profond. Je m’étais promis les meilleurs effets d’un cours d’Ernesti sur l’Orateur de Cicéron. J’en retirai sans doute quelque instruction, mais je ne fus pas éclairé sur ce qui m’intéressait le plus. Je demandais une règle du jugement, et je crus m’apercevoir que personne ne la possédait, car personne ne s’accordait avec les autres, même quand ils présentaient des exemples. Où donc nous fallait-il chercher une règle, lorsqu’on savait énumérer tant de défauts chez un écrivain comme Wieland, dont les aimables ouvrages captivaient entièrement nos jeunes esprits ?

Parmi ces distractions diverses, ce morcellement de mon existence et de mes études, je m’étais mis en demi-pension chez le conseiller Loudwig. Il était médecin, botaniste, et, à l’exception de Morus, la société se composait uniquement d’élèves en médecine, qui commençaient ou qui achevaient leurs études. Pendant le dîner, je n’entendais parler que de médecine et d’histoire naturelle, et mon imagination fut entraînée dans un tout autre domaine. J’entendais prononcer avec une grande vénération les noms de Haller, de Linnée, de Buffon, et, bien qu’il s’élevât parfois un débat, au sujet d’erreurs dans lesquelles ils devaient être tombés, on finissait toujours par se mettre d’accord sur leurs mérites, d’une supériorité reconnue. Les sujets étaient intéressants et importants, et captivaient toute mon attention. J’appris à connaître peu à peu une foule de dénominations et une vaste terminologie. Je la recueillais avec d’autant plus d’empressement que j’avais peur d’écrire une rime, lors même qu’elle s’offrait à moi spontanément, ou délire un poëme, dans l’appréhension où j’étais de le trouver beau dans le moment et de me voir peut-être obligé plus tard de le déclarer mauvais comme tant d’autres.

Cette incertitude de jugement et de goût m’inquiétait tous les jours davantage, et je finis par tomber dans le désespoir. J’avais apporté à Leipzig ceux de mes premiers essais que je croyais les meilleurs, soit parce que j’espérais en tirer quelque honneur, soit pour juger plus sûrement de mes progrès : mais je me trouvais dans la fâcheuse situation d’un homme à qui on demande un changement absolu de sentiments, le renoncement à tout ce qu’il a aimé et goûté jusque-là. Au bout de quelque temps et après bien des combats, je conçus un si grand mépris pour mes travaux commencés ou achevés, que, ramassant un jour poésie et prose, plans, esquisses, ébauches, je brûlai tout sur le foyer de la cuisine, et, remplissant toute la maison d’une épaisse fumée, je causai une grande frayeur à notre bonne vieille hôtesse




LIVRE VII.


Nous possédons tant de bons ouvrages sur l’état de la littérature allemande à l’époque dont je parle, qu’ils suffisent pleinement à l’instruction de toute personne qui prend à ces choses quelque intérêt, d’autant plus que les jugements qu’on en porte sont, me semble-t-il, assez d’accord, et, si je me propose de présenter actuellement sur ce sujet quelques réflexions éparses et détachées, c’est moins pour établir ce qu’était la littérature en elle-même que dans ses rapports avec moi. Je parlerai donc en premier lieu de ce qui passionne surtout le public, des deux ennemis héréditaires de toute vie heureuse et de toute poésie indépendante, sereine et vivante, je veux dire la satire et la critique.

Dans les temps paisibles, chacun veut vivre à sa manière ; le bourgeois veut vaquer à son métier, à ses affaires, et se réjouir ensuite : de même, l’écrivain se plaît à composer quelque chose, à publier ses travaux, pour lesquels il espère de recueillir, sinon des récompenses, du moins des éloges, parce qu’il croit avoir fait une chose bonne et utile. Le bourgeois est troublé dans ce repos par le satirique, l’auteur par le critique, et la société paisible est ainsi jetée dans un mouvement désagréable.

L’époque littéraire dans laquelle je suis né s’est développée de la précédente par opposition. L’Allemagne, si longtemps inondée par des peuples étrangers, envahie par d’autres nations, obligée de recourir aux langues étrangères dans les discussions savantes et diplomatiques, ne pouvait absolument cultiver la sienne. Elle était forcée de recevoir une foule de termes exotiques, nécessaires ou superflus, pour exprimer nombre d’idées nouvelles, et l’on était engagé à se servir également d’expressions et de tournures étrangères pour des objets déjà connus. L’Allemand, que deux siècles d’une situation malheureuse et tumultuaire avaient rendu sauvage, allait à l’école chez les Français pour apprendre la politesse, et chez les Romains pour s’exprimer dignement. Mais c’est ce qui devait se faire dans la langue maternelle, car l’emploi direct des idiomes étrangers et leur demi-naturalisation rendaient ridicule aussi bien le langage du monde que celui des affaires. De plus, on adoptait sans mesure les expressions figurées des langues méridionales, et on en faisait l’usage le plus exagéré. On transportait à nos relations de petites villes et de savants la noble dignité des citoyens romains, les égaux des rois, et l’on n’était nulle part à sa place, et chez soi moins que partout ailleurs.

Mais, comme il parut dès cette époque des ouvrages de génie, la liberté et la gaieté allemandes s’éveillèrent aussi. Accompagnées d’une franche gravité, elles finirent par obtenir que l’on écrivit purement et naturellement, sans mélange de mots étrangers, et comme le voulaient le sens commun et la clarté. Cependant ces louables efforts ouvrirent toutes les portes à la platitude nationale ; ils percèrent la digue par laquelle le grand déluge devait nous envahir bientôt. Mais un roide pédantisme tint ferme longtemps encore dans les quatre facultés, et ce fut seulement beaucoup plus tard qu’il se vit délogé de l’une après l’autre. De bons esprits, des enfants de la nature, aux vues indépendantes, avaient donc deux objets sur lesquels ils pouvaient s’exercer, contre lesquels ils pouvaient agir et (la chose n’étant pas de grande conséquence) donner carrière à leur esprit satirique : d’abord une langue défigurée par des expressions et des tournures étrangères, ensuite la nullité des écrits où l’on avait eu soin d’éviter ce défaut : sans que personne songeât qu’en combattant un mal on appelait l’autre à son secours.

Liscow, jeune et hardi, risqua d’abord des attaques personnelles contre un écrivain sot et superficiel, dont la conduite maladroite lui donna bientôt l’occasion de procéder plus vivement. Il agrandit le cercle et dirigea toujours ses railleries contre des personnes et des choses qu’il méprisait et cherchait à rendre méprisables, qu’il poursuivait même avec une haine passionnée. Mais sa carrière fut courte ; il mourut bientôt, après une jeunesse inquiète et déréglée. Bien qu’il ait peu produit, ses compatriotes se sont plu à trouver dans ses ouvrages un talent et un caractère estimables, car les Allemands ont toujours montré une piété singulière pour la mémoire des hommes de talent qui donnaient de belles espérances et dont la mort a été prématurée. Enfin on nous vanta de très-bonne heure et l’on nous recommanda Liscow comme un excellent satirique, supérieur même à Rabener, que tout le monde aimait. Toutefois cela ne nous avançait guère, car nous ne pouvions découvrir autre chose dans ses écrits, sinon qu’il avait trouvé sotte la sottise, ce qui nous semblait tout naturel.

Rabener, qui avait reçu une excellente éducation et qui avait fait de bonnes études classiques, homme d’un naturel gai, sans passion et sans fiel, s’attacha à la satire générale. Sa critique de ce qu’on appelle vices et folies part des vues saines du bon sens paisible, et d’une idée morale, bien arrêtée, de ce que le monde devrait être. La critique des défauts et des vices est sereine et inoffensive, et, pour faire excuser même la faible hardiesse de ses écrits, il pose en principe que ce n’est pas une vaine entreprise de corriger les fous par le ridicule.

Un second Rabener ne se reverra pas aisément. Il se montre habile en affaires, soigneux à remplir ses devoirs, et il gagne ainsi l’estime de ses concitoyens et la confiance de ses supérieurs. À côté de cela, il s’amuse à rire de tout ce qui l’entoure de plus près : savants pédantesques, jeunes gens vaniteux, petitesses et prétentions de toute sorte, sont par qui ridiculisés plus que raillés, et sa raillerie même n’exprime aucun mépris. Il badine également sur sa propre situation, sur ses infortunes, sa vie et sa mort.

Sa manière de traiter un sujet est peu esthétique. Il est assez varié dans la forme extérieure, mais il se sert beaucoup trop de l’ironie directe, qui consiste à louer ce qui est digne de blâme et à blâmer ce qui est digne de louange, moyen oratoire qu’on ne devrait employer que très-rarement : car, à la longue, il rebute lus hommes intelligents, il égare les faibles et n’amuse, à vrai dire, que la grande classe mitoyenne, qui peut, sans grande dépense d’esprit, se croire plus sage que les autres. Mais, quels que soient le sujet et la forme de ses écrits, on y reconnaît sa droiture, son calme et sa sérénité, qui nous captivent toujours. L’admiration sans bornes de ses contemporains fut une conséquence de ces qualités morales.

Que l’on cherchât et que l’on trouvât des modèles particuliers à ses peintures générales, c’était une chose naturelle. Il s’ensuivit que certaines personnes se plaignirent de lui. Ses réponses infinies que, chez lui, la satire n’est point personnelle, attestent le chagrin que ces plaintes lui avaient fait. Quelques-unes de ses lettres font la gloire de l’homme et de l’écrivain. La relation familière dans laquelle il décrit le siège de Dresde, la perte de sa maison, de ses meubles, de ses écrits et de ses perruques, sans que son calme en soit ébranlé le moins du monde ni sa sérénité troublée, est infiniment estimable, bien que ses contemporains et ses concitoyens ne lui pardonnassent pas cette heureuse humeur. La lettre où il parle du déclin de ses forces, de sa mort prochaine, est extrêmement respectable, et Rabener mérite d’être honoré comme un saint par toutes les âmes sereines, sages et joyeusement résignées à tous les événements de la vie. Je me sépare de lui à regret : j’ajouterai seulement que ses satires ne s’adressent qu’à la classe moyenne. Il fait observer ça et là qu’il connaît bien aussi les grands, mais qu’il ne juge pas à propos d’y loucher. On peut dire qu’il n’a point eu de successeur, qu’il ne s’est trouvé personne qui l’égale ou qui lui ressemble.

Parlons maintenant de la critique, et d’abord des essais de théorie. Ce n’est pas remonter trop haut de dire qu’à cette époque l’idéal s’était réfugié du monde dans la religion ; qu’il se montrait à peine même dans la morale ; personne n’avait l’idée d’un premier principe de l’art. On nous mettait dans les mains la Poésie critique de Gottsched ; elle était utile et assez instructive, car elle donnait une connaissance historique de tous les genres de poésie, tout comme du rhythme et de ses divers mouvements : le génie poétique était supposé. Au reste le poêle devait avoir de l’instruction, même de la science ; il devait avoir du goût et que sais-je encore ? On nous recommandait l’Art poétique d’Horace ; nous admirions avec respect quelques sentences dorées de cet estimable ouvrage ; mais nous ne savions nullement nous en expliquer l’ensemble ni le mettre à profit.

Les Suisses se déclaraient les antagonistes de Gottsched. Ils devaient donc faire autre chose, produire quelque chose de mieux : aussi nous disait-on qu’ils étaient réellement préférables. Nous étudiâmes la Poésie critique de Breitinger. Elle nous introduisit dans un plus vaste champ, mais ce n’était proprement qu’un plus grand labyrinthe, d’autant plus fatigant que nous y étions promenés par un brave homme en qui nous avions confiance. Un rapide coup d’œil justifiera ces paroles.

On n’avait pas su trouver un principe pour la poésie elle-même ; elle était trop spirituelle et trop fugitive ; la peinture est un art que l’œil peut fixer, que l’on peut suivre pas à pas, à l’aide des sens extérieurs : elle semblait mieux conduire à ce but. Les Anglais et les Français avaient déjà théorisé sur les arts plastiques, et l’on crut pouvoir baser la poésie sur une comparaison qu’on en tirait. Les arts présentaient les images à l’œil, la poésie les offrait à l’imagination : les images poétiques furent donc le premier objet que l’on considéra. On commença par les comparaisons, les descriptions suivirent, et l’on s’occupa de tout ce qui pouvait être présenté aux sens extérieurs.

Des images donc ! Mais, ces images, où devait-on les prendre, si ce n’est dans la nature ? Le peintre imitait évidemment la nature : pourquoi pas aussi le poète ? Mais la nature ne peut être imitée telle qu’elle se présente à nous : elle renferme mille choses insignifiantes, vulgaires : il faut donc choisir. Mais qu’est-ce qui détermine le choix ? Il faut rechercher ce qui est marquant. Et qu’est-ce qui est marquant ? Il faut que les Suisses aient longtemps médité la réponse, car ils sont arrivés à une idée singulière, mais jolie et même plaisante : ils disent que ce qu’il y a de plus marquant, c’est toujours le nouveau ; et, après avoir médité quelque temps là-dessus, ils trouvent que le merveilleux est toujours plus nouveau que toute autre chose.

Ils avaient donc assez bien réuni les éléments de la poésie : toutefois il fallait considérer encore que le merveilleux peut être vide et sans rapport avec l’humanité. Ce rapport nécessaire devait être moral, et avoir pour résultat manifeste l’amélioration des hommes. Un poëme avait donc atteint le but suprême, si, à côté de ses autres mérites, il avait celui d’être utile. Ce fut sur ces conditions réunies qu’on voulut juger les divers genres de poésie, et celle qui imitait la nature, qui était merveilleuse, et qui avait en même temps une fin et une utilité morales, devait être considérée comme la première et la plus excellente. Et après beaucoup de réflexions, cette grande prééminence fut, avec une profonde conviction, attribuée à la fable d’Ésope.

Si bizarre qu’une pareille déduction puisse nous paraître aujourd’hui, elle eut sur les meilleurs esprits une influence décisive. Que Gellert, et après lui, Litchtwer, se soient voués à cette sorte de poésie ; que Lessing lui-même s’y soit essayé ; que tant d’autres lui aient consacré leur talent : cela montre l’estime que ce genre avait acquise. La théorie et la pratique agissent toujours l’une sur l’autre. : par les ouvrages on peut voir quelles sont les doctrines des hommes et par leurs doctrines prédire ce qu’ils feront.

Cependant nous ne devons pas quitter notre théorie suisse sans lui rendre aussi justice. Bodmer, malgré tous ses efforts, est resté, en théorie et en pratique, un enfant toute sa vie. Breitinger était un homme habile, savant, judicieux, qui, après un mûr examen, ne méconnut point l’ensemble des conditions de la poésie : on peut même prouver qu’il sentit vaguement les défauts de sa méthode. Elle est remarquable, par exemple, la question qu’il s’adresse, de savoir si un certain poëme descriptif de Kœnig sur le camp de plaisance d’Auguste II est réellement un poëme, et la réponse qu’il y fait montre aussi son bon jugement. Mais, ce qui peut servir à sa pleine justification, c’est que, parlant d’un faux point de vue, après avoir parcouru le cercle presque tout entier, il touche au point principal, et se sent obligé de conseiller en terminant son livre, et en quelque sorte par forme de supplément, la peinture des mœurs, des caractères, des passions, bref de l’homme intérieur, qui est au fond le principal objet de la poésie.

On conçoit aisément dans quel trouble se sentaient jetés de jeunes esprits par ces maximes décousues, ces lois mal comprises et ces leçons éparses. On s’en tenait aux modèles et l’on n’y gagnait rien non plus : les étrangers étaient trop éloignés, tout autant que les anciens, et dans les meilleurs écrivains nationaux brillait toujours une individualité marquée, dont les mérites étaient inaccessibles et les défauts séducteurs. Pour une intelligence qui se sentait féconde, c’était une situation désespérante.

Si l’on considère attentivement ce qui manquait à la poésie allemande, on reconnaîtra que c’était un fond et un fond national. Les talents ne manquèrent jamais. Mentionnons ici Gunther, qu’on peut appeler un véritable poëte, un talent décidé, ayant l’intelligence, l’imagination, la mémoire, le don de saisir et de se représenter les objets, éminemment fécond, au rhythme facile, plein d’esprit, de saillies, et aussi d’une instruction variée : en un mot, il avait tout ce qu’il faut pour produire poétiquement une seconde vie dans la vie, dans la vie réelle et commune. Nous admirons sa grande facilité à relever par le sentiment toutes les situations dans ses poëmes de circonstance ; à les orner de pensées, d’images assorties, de traditions historiques et fabuleuses. Ce qu’on y trouve de rude et de grossier appartient à son époque, à son genre de vie et surtout à son caractère, ou, si l’on veut, à son défaut de caractère. Il ne savait pas se dompter, et voilà comment se dissipèrent sa vie et son génie poétique. Par son inconséquence, Gunther s’était frustré de l’avantage d’être placé à la cour d’Auguste II, où l’on voulait, parmi toutes les autres magnificences, avoir aussi un poëte de cour, qui pût animer et décorer les fêtes et immortaliser des splendeurs passagères. De Kœnig fut plus réglé et plus heureux ; il remplit cet office avec dignité et avec succès.

Dans tous les États monarchiques le fond de la poésie vient d’en haut ; et peut-être le camp de plaisance de Muhlberg fut-il le premier sujet national, ou du moins provincial, digne d’inspirer un poëte. Deux rois, qui se saluent en présence d’une grande armée ; autour d’eux, leur cour et leurs forces militaires, des troupes bien tenues, des combats simulés, des fêtes de tout genre… c’était assez d’occupations pour les sens et une matière surabondante pour la poésie descriptive.

Il est vrai que ce sujet avait un défaut : ce n’était là que de la pompe et de l’apparence, d’où il ne pouvait résulter aucune action. Personne, excepté les chefs, ne se faisait remarquer, et, quand cela serait arrivé, le poêle ne pouvait faire valoir l’un, de peur d’offenser les autres. Il dut consulter l’almanach de la Cour et de l’État, et cela donna à la peinture des personnages assez de sécheresse. Les contemporains lui faisaient déjà le reproche d’avoir peint les chevaux mieux que les hommes. Mais ne serait-ce pas justement un sujet d’éloge, qu’il eût montré son art, quand il s’offrait un objet pour l’exercer ? Au reste, la difficulté fondamentale paraît l’avoir bientôt frappé, car le poëme ne s’étendit pas au delà du premier chant.


Je fus surpris au milieu de ces études et de ces méditations par un événement inattendu, qui anéantit mon louable projet de recommencer à fond l’étude de notre littérature nouvelle. Mon compatriote Jean-George Schlosser[1], après avoir passé dans un travail diligent et soutenu ses années d’université, suivant la route ordinaire, s’était voué dans sa ville natale à la pratique du barreau ; mais, par diverses raisons, sa vive intelligence, qui aspirait à l’universel, se trouva mal satisfaite dans cette position. Il accepta sans hésiter une place de secrétaire intime chez le duc Frédéric-Eugène de Wurtemberg, qui résidait à Treptow. Car on citait ce prince parmi les grands qui songeaient à s’éclairer et à réunir, pour des fins meilleures et plus élevées, eux, les leurs et tout l’État, d’une manière noble et indépendante. C’est ce prince Frédéric qui, cherchant des conseils pour l’éducation de ses enfants, avait écrit à Rousseau, dont la célèbre réponse commence par ces paroles remarquables : « Si j’avais le malheur d’être né prince. »

Schlosser devait, sinon présider, du moins coopérer de son action et de ses conseils, non-seulement aux affaires du prince, mais aussi à l’éducation de ses enfants. Cet homme, jeune, d’un caractère noble, animé des meilleures intentions, d’une pureté de mœurs irréprochable, aurait facilement éloigné les gens par une certaine sécheresse, si sa belle et remarquable culture littéraire, ses connaissances philologiques, son habileté à écrire en vers et en prose, n’avaient attiré tout le monde à lui et rendu son commerce plus facile. On m’avait annoncé qu’il passerait par Leipzig, et j’attendais son arrivée avec impatience. Il descendit dans une petite auberge, située dans le Bruhl, et dont l’hôte s’appelait Schœnkopf. Sa femme était de Francfort, et, quoiqu’il logeât peu de monde le reste de l’année, et ne pût coucher personne dans sa petite maison, au temps de la foire il était visité par un grand nombre des nôtres, qui avaient coutume d’y manger, et d’y loger même en cas de nécessité. J’y courus, quand Schlosser me fit annoncer son arrivée. Je me souvenais à peine de l’avoir vu, et je trouvai un homme jeune et bien fait, au visage rond et plein, sans que les traits en fussent émoussés. Son front bombé, encadré de sourcils et de cheveux noirs, annonçait la gravité, la sévérité et peut-être l’obstination. Il était en quelque façon mon contraire, et ce fut justement ce qui affermit notre longue amitié. J’avais la plus grande estime pour ses talents, d’autant plus que j’observais fort bien qu’il m’était très-supérieur par la solidité de sa conduite et de ses ouvrages. L’estime et la confiance que je lui témoignai fortifièrent son attachement, et augmentèrent l’indulgence que réclamait de lui mon caractère vif, mobile, toujours alerte, et tout l’opposé du sien. Il étudiait l’anglais assidûment. Pope était, sinon son modèle, du moins son objet, et, en opposition à l’Essai sur l’homme de cet auteur, il avait écrit un poème pareil de forme et de mesure, qui devait assurer le triomphe de la religion chrétienne sur le déisme du poète anglais. Il tira de son portefeuille, très-bien fourni, et me communiqua des compositions en vers et en prose, écrites en diverses langues. En provoquant chez moi l’imitation, elles me jetèrent de nouveau dans une extrême inquiétude. Mais mon activité vint à mon secours. J’adressai à Schlosser des compositions poétiques en allemand, en français, en anglais et en italien, dont j’empruntais la matière à nos conversations, qui étaient solides et intéressantes au plus haut point.

Schlosser ne voulut pas quitter Leipzig sans avoir vu les hommes qui avaient un nom. Je le conduisis avec plaisir chez ceux que je connaissais ; ceux que je n’avais pas encore visités, j’appris ainsi à les connaître d’une manière très-honorable, parce que Schlosser était reçu avec distinction, comme un homme instruit et déjà marquant, et qu’il savait très-bien faire les frais de la conversation. Je ne dois pas omettre notre visite à Gottsched, parce qu’elle sert à peindre le caractère et les habitudes de cet homme. Il était fort bien logé, au premier étage de l’Ours d’or, où Breitkopf l’aîné, en reconnaissance des grands bénéfices que les écrits de Gottsched, ses traductions et ses autres services avaient procurés à sa maison, lui avait donné un logement pour la vie.

Nous nous fîmes annoncer. Le domestique nous introduisit dans une grande chambre, en nous disant que monsieur allait venir. N’entendîmes-nous pas bien un geste qu’il fit, je ne saurais le dire ; bref, nous crûmes qu’il nous avait fait signe de passer dans la chambre attenante. Nous entrâmes pour être témoins d’une singulière scène ; car, à l’instant même, Gottsched parut à la porte vis-à-vis. C’était un homme grand et fort, un géant, en robe de chambre de damas vert doublé de taffetas rouge. Mais sa tête énorme était chauve et sans coiffure. On allait y pourvoira l’instant, car le domestique, arrivant par une porte dérobée, portait sur le poing une grande perruque à allonges, dont les boucles lui tombaient jusqu’aux coudes, et il présenta d’un air effrayé la coiffure à son maître. Gottsched, sans laisser voir le moindre chagrin, enleva de la main gauche la perruque du bras de son serviteur, et, en même temps qu’il la jetait très-adroitement sur son chef, il appliqua de la main droite un soufflet au pauvre homme, qui s’en alla, comme dans les comédies, en pirouettant jusqu’à la porte : sur quoi le respectable patriarche nous obligea fort gravement de nous asseoir, et nous fit avec beaucoup de dignité un assez long discours.

Tant que Schlosser resta à Leipzig, je mangeai avec lui, et je fis la connaissance de convives très-agréables. Quelques Livoniens et le fils de Hermann, premier prédicateur de la cour de Dresde, plus tard bourgmestre de Leipzig, avec son gouverneur Pfeil, conseiller aulique, auteur du Comte de P., qui se présente comme en regard de la Comtesse suédoise de Gellert, Zacharie, frère du poète, et Krebel, auteur de manuels de géographie et de généalogie, étaient des hommes polis, d’humeur joyeuse et bienveillante. Zacharie était le plus taciturne, Pfeil était un homme fin, avec quelque chose du diplomate, mais sans affectation, et d’une grande bonté ; Krebel, un vrai Falstaff, grand, corpulent, blond, les yeux bleu de ciel, riants, proéminents, toujours joyeux et de bonne humeur. Toutes ces personnes m’accueillirent de la manière la plus aimable, soit à cause de Schlosser, soit pour mon humeur franche, amicale et prévenante, et ils n’eurent pas de peine à me décider de prendre à l’avenir mes repas avec eux. Je leur demeurai donc fidèle après le départ de Schlosser, et désertai la table de Loudwig. Je me trouvais d’autant mieux dans cette société particulière, que la fille de la maison, jolie et gentille, me plaisait beaucoup, et que j’eus l’occasion d’échanger de tendres œillades, plaisir que je n’avais pas cherché et que le hasard ne m’avait pas offert depuis ma disgrâce avec Marguerite. Je passais gaiement et utilement avec mes amis les heures du dîner. Krebel m’avait pris en véritable amitié, et savait me houspiller et m’animer avec mesure ; Pfeil, au contraire, me témoignait une sérieuse affection, en cherchant à diriger et à fixer mon jugement sur beaucoup de choses.


Dans cette société, je reconnus, par les conversations, par les exemples et par mes propres réflexions, qu’avant tout, pour se dérober à cette époque insipide, diffuse et nulle, l’essentiel était la fermeté, la précision et la brièveté. Dans le style usité jusqu’alors, on ne pouvait distinguer le vulgaire du bon, parce que tout était confondu sous le même niveau. Déjà plusieurs écrivains avaient lâché d’échapper à la contagion générale, et ils y avaient plus ou moins réussi. Haller et Ramier étaient, par nature, enclins à la précision ; Leasing et Wieland y furent conduits par la réflexion : le premier devint peu à peu tout à fait épigrammatique dans ses poésies, serré dans Minna, laconique dans Émilia Galotti ; ce ne fut que plus tard qu’il revint à une naïveté sereine, qui lui sied si bien dans Nathan. Wieland, qui avait été parfois prolixe dans Agathon, don Sylvio et les Contes comiques, devient dans Musarion et Idris merveilleusement serré et précis, avec beaucoup de grâce. Klopstock, dans les premiers chants de la Messiade, n’est pas sans diffusion : dans les odes et autres petits poèmes, il su montre concis, comme aussi dans ses tragédies. Sa lutte avec les anciens, surtout avec Tacite, le force à se resserrer toujours davantage, tellement qu’il finit par devenir inintelligible et insupportable. Gerstenberg, beau talent, mais bizarre, se resserre également. On estime son mérite, mais, en somme, il fait peu de plaisir. Gleim, diffus ot négligé par nature, se montre à peine concis une fois dans ses Chansons de guerre. Ramier est proprement critique plus que poêle. Il commence par recueillir ce que les Allemands ont produit dans le genre lyrique, et trouve à peine un poëme qui le satisfasse entièrement ; il faut qu’il retranche, qu’il retouche, qu’il change, pour que les choses prennent une forme passable : par là il se fait presque autant d’ennemis qu’il y a de poëtes et d’amateurs, chacun ne se reconnaissant plus qu’à ses défauts, et le public s’intéressant plus à une œuvre individuelle défectueuse qu’à celle qui est produite ou corrigée selon une règle générale du goût. La rhythmique était encore au berceau, et personne ne savait un moyen d’en abréger l’enfance. La prose poétique dominait. Gessner et KIopstock suscitèrent de nombreux imitateurs. D’autres demandèrent que les syllabes fussent mesurées, et traduisirent cette prose en rhythmes saisissables. Mais, en cela, ils ne furent non plus agréables à personne ; car ils devaient omettre et ajouter, et l’original en prose était toujours préféré. Au reste, plus on cherche en tout la concision, plus l’appréciation est possible, parce que’ce qui marque, une fois qu’il est resserré, permet enfin une comparaison sûre. Il arriva en même temps que plusieurs sortes de formes vraiment poétiques prirent naissance, car, en cherchant à n’exprimer que le nécessaire de chaque objet qu’on voulait reproduire, il fallait tenir compte de chacun et, de la sorte, quoique personne n’eût conscience de ce qu’il faisait, les formes d’exposition se diversifièrent ; il est vrai que, dans le nombre, il y en eut de grimaçantes, et l’on vit plus d’un essai malheureux.

De tous ces hommes, c’était, sans contredit, Wieland qui avait le plus beau génie. Il s’était formé de bonne heure dans ces régions idéales où la jeunesse s’arrête si volontiers ; mais, comme il en fut dégoûté par ce qu’on nomme expérience, par ses rapports avec le monde et les femmes, il se jeta du côté du réel et trouva son plaisir et le nôtre dans la lutte des deux mondes, où son talent se montra sous son plus beau jour, dans de légères escarmouches, entre le sérieux et le badinage. Combien de ses productions brillantes datent de l’époque où j’étais à l’université ! C’est Musarion qui produisit sur moi le plus grand effet, et je me souviens encore de la place où j’en pus lire les premières feuilles, que Œser m’avait prêtées. C’est là que je crus revoir l’antiquité vivante et nouvelle. Tout ce qu’il y a de plastique dans le génie de Wieland se montrait ici parfaitement, et, puisque ce maudit Phanias-Timon, condamné à une malheureuse abstinence, finit par se réconcilier avec sa maîtresse et avec le monde, on peut bien aussi traverser avec lui l’âge de la misanthropie. Au reste, on pardonnait très-volontiers, dans ces ouvrages, une antipathie badine pour les sentiments élevés, dont on fait aisément une fausse application à la vie et qui en deviennent souvent suspects d’exaltation. On excusait d’autant mieux l’auteur, lorsqu’il poursuivait de ses railleries les choses que l’on tenait pour vraies et respectables, qu’il faisait ainsi paraître combien elles lui donnaient à lui-même d’occupation. On peut voir, par les premiers volumes de la Bibliothèque générale allemande, le pauvre accueil que la critique faisait alors à de pareils travaux. On fait une mention honorable des Contes comiques, mais sans aucune trace de vues sur le caractère de ce genre de poésie. Comme le faisaient alors tous les autres, le critique avait formé son goût sur les exemples. Il ne songe pas qu’avant tout, pour juger ces ouvrages parodiques, il faut avoir devant les yeux l’original, noble et beau, pour voir si le parodiste a su réellement y saisir un côté faible et comique, s’il lui a emprunté quelque chose, ou si peut-être, sous l’apparence d’une imitation, il n’a pas lui-même produit une invention excellente. De tout cela, on ne soupçonne rien ; on loue et l’on blâme quelques endroits du poëme. Le critique avoue lui-même qu’il a souligné tant d’endroits qui lui plaisent, qu’il ne peut les citer tous dans son analyse. Mais, lorsqu’on voit l’excellente traduction de Shakspeare accueillie elle-même par cette exclamation : « on ne devait absolument pas traduire un homme tel que Shakspeare ! » on comprend à quel point la Bibliothèque générale allemande était arriérée en matière de goût, et que les jeunes gens animés d’un sentiment vrai durent s’enquérir d’autres guides.

Les Allemands cherchaient de toutes parts la matière, qui déterminait ainsi plus ou moins la forme. Ils n’avaient que peu ou point traité de sujets nationaux. Le Hermann de Schlegel ne faisait qu’indiquer la voie. La tendance à l’idylle se développait sans mesure. Le défaut de caractère de celles de Gessner, d’ailleurs pleines de grâce et d’une tendresse enfantine, faisait croire à chacun qu’il pourrait en faire autant. Ils étaient également empruntés aux sentiments universels, ces poëmes qui étaient censés reproduire une nationalité étrangère, par exemple, les pastorales juives, surtout les idylles patriarcales et tout ce qui avait rapport à l’Ancien Testament. La Noachide de Bodmer fut un symbole parfait de ce déluge dont les flots envelopperont le Parnasse allemand, et qui fut très-longtemps à s’écouler. L’enfantillage anacréontique laissa de même un nombre infini d’esprits médiocres flotter à l’aventure. La précision d’Horace nous força (mais à la longue seulement) de rivaliser avec lui. Les épopées badines, la plupart sur le modèle de la Boucle de cheveux enlevée, ne servirent pas non plus à amener un temps meilleur.

Je dois encore signaler ici une illusion, dont l’effet fut aussi sérieux qu’on doit la trouver risible, quand on l’observe de plus près. Les Allemands avaient désormais une connaissance historique suffisante de tous les genres de poésie dans lesquels les divers peuples s’étaient signalés. Cette classification, qui, à proprement parler, détruit l’idée même de la poésie, Gottsched l’avait charpentée assez complètement dans sa Poésie critique, et il avait démontré en même temps, que des poëtes allemands avaient su remplir à leur tour toutes les sections d’excellents ouvrages. Et cela continuait toujours. Chaque année, la collection devenait plus considérable, mais, chaque année aussi, un ouvrage chassait l’autre de la place dans laquelle il avait brillé jusqu’alors. Nous avions désormais, sinon des Homères, du moins des Virgiles et des Miltons ; sinon un Pindare, du moins un Horace ; les Théocrites ne manquaient pas. C’est ainsi qu’on se berçait avec des comparaisons étrangères, tandis que la masse des œuvres poétiques croissait toujours, de manière qu’une comparaison pouvait enfin s’établir aussi avec l’intérieur.

Au reste, si, dans les choses de goût, les bases étaient encore très-chancelantes, on ne pouvait nier qu’à cette époque, ce qu’on appelle le sens commun ne s’éveillât vivement dans l’Allemagne protestante et dans la Suisse. La philosophie de l’école, qui en tout temps a le mérite d’exposer, sous des rubriques déterminées, dans un ordre arbitraire et selon des principes reçus, tout ce qui peut être l’objet de la curiosité humaine, s’était souvent rendue étrangère, fastidieuse et inutile enfin à la foule par l’obscurité et l’apparente frivolité du fond, par l’emploi inopportun d’une méthode respectable en elle-même, et par son application trop vaste à un grand nombre d’objets. Bien des hommes se persuadèrent que la nature leur avait donné autant de bon sens et de jugement qu’ils pouvaient en avoir besoin pour se faire des choses une idée claire, au point de pouvoir s’en démêler et voilier à leur avantage et à celui des autres, sans s’inquiéter péniblement de l’universel, ni rechercher comment s’enchaînent les objets les plus éloignés, qui ne nous intéressent guère. On essaya ses forces, un ouvrit les yeux, on regarda devant soi, on fut attentif, appliqué, laborieux, et l’on crut, quand on jugeait et qu’on agissait règlement dans sa sphère, qu’on pouvait bien en sortir aussi et discourir sur ce qui était plus loin de nous. Dans cette idée, chacun était dès lors autorisé à philosopher et même à se regarder peu à peu comme un philosophe. La philosophie était donc un sens commun plus ou moins sain, plus ou moins exercé, qui se hasardait à généraliser et à prononcer sur les expériences extérieures et intérieures. Un lumineux discernement et une modération particulière, qui voyaient la vérité dans la route mitoyenne et dans l’équité envers toutes les opinions, assurèrent aux écrits et aux discours de ce genre la confiance et l’autorité, et, de la sorte, il se trouva enfin des philosophes dans toutes les facultés, même dans toutes les classes et tous les métiers.

En suivant cette voie, les théologiens durent incliner vers la religion dite naturelle, et, s’il était question de savoir jusqu’où les lumières naturelles suffisaient pour nous avancer dans la connaissance de Dieu, pour nous rendre meilleurs, d’ordinaire on se hasardait, sans trop de scrupules, à décider d’une manière favorable. Par ce même principe de modération, on accordait ensuite les mêmes droits à toutes les religions positives, ce qui les rendait les unes comme les autres, incertaines et indifférentes. Au reste, on laissait tout subsister, et, comme le fond de la Bible, est si riche, qu’elle offre plus de matière que tout autre livre pour la méditation, et plus d’occasions de réfléchir sur les choses humaines, elle pouvait, comme auparavant, servir partout de base à la prédication et à toutes les discussions religieuses.

Mais, comme tous les ouvrages profanes, elle était menacée d’une destinée inévitable dans la suite des temps. On avait admis jusqu’alors, avec une foi entière, que ce livre des livres avait été composé dans un seul esprit, qu’il avait été inspiré et comme dicté par l’esprit divin. Toutefois, dès longtemps, croyants et incrédules avaient, les uns, critiqué, les autres, défendu les inégalités des différentes parties. Anglais, Français pt Allemands avaient attaqué la Bible avec plus ou moins de vivacité, de discernement, d’audace et de malice, et des hommes sérieux et sages de tout pays l’avaient pareillement défendue. Quant à moi, elle m’était respectable et chère ; je lui devais, peu s’en faut, toute ma culture morale, et les événements, les leçons, les symboles, les allégories, tout s’était gravé profondément dans mon esprit, et, d’une manière ou d’une autre, avait exercé son influence. Aussi n’aimais-je pas à la voir attaquée injustement, raillée et défigurée. Cependant on savait déjà accepter très-volontiers, comme un moyen essentiel de défense, que Dieu s’était réglé sur la manière de penser et la force de conception des hommes ; que même les hommes inspirés de Dieu n’avaient pu pour cela démentir leur caractère, leur individualité, et que Amos, le bouvier, ne parlait pas comme un Isaïe, qui doit avoir été prince.

De ces idées et de ces convictions, aidées des progrès que faisait la connaissance des langues, se développa tout naturellement la disposition à étudier avec plus de soin les lieux, les nationalités, les productions naturelles et les phénomènes de l’Orient, et à s’efforcer par ce moyen de se rendre présents ces vieux âges. Michaëlis voua à ces études toute la force de son talent et de sa science. Les descriptions de voyages devinrent un puissant moyen d’interprétation des Saintes Écritures, et des voyageurs modernes, auxquels on posa de nombreuses questions, durent, par les réponses qu’ils y firent, témoigner en faveur des prophètes et des apôtres.

Mais, tandis qu’on s’efforçait de tous côtés d’amener l’Écriture Sainte à une intuition naturelle et de rendre plus généralement intelligible la véritable manière de la comprendre et de se la représenter, pour écarter par cet examen historique et critique bien des objections, faire disparaître bien des incongruités, et rendre vaine toute raillerie insipide, des dispositions tout opposées se manifestèrent chez quelques hommes, qui choisirent pour objet de leurs méditations les livres de la Bible les plus obscurs et les plus mystérieux, et voulurent, sinon les éclaircir, du moins les confirmer par eux-mêmes, au moyen de conjectures, de calculs et d’autres combinaisons ingénieuses et singulières, et, en tant qu’ils renfermaient des prédictions, les établir par l’événement et justifier ainsi la croyance à ce qu’il faut attendre pour l’avenir. Le vénérable Bengel avait fait accueillir avec une faveur décidée ses travaux sur l’Apocalypse, parce qu’il était connu pour un homme éclairé, honnête, pieux et sans reproche. Les sentiments profonds ont besoin de vivre dans le passé comme dans l’avenir. Pour eux le train ordinaire du monde est insignifiant, s’ils ne vénèrent pas des prophéties développées dans la suite des temps jusqu’à l’époque présente, et des prédictions enveloppées dans l’avenir le plus proche comme le plus éloigné. De là résulte un ensemble qui manque à l’histoire, laquelle semble ne nous présenter qu’une fluctuation accidentelle dans un cercle nécessairement borné. Le docteur Crusius était de ceux à qui la partie prophétique de l’Écriture plaisait le plus, parce qu’elle met en jeu les deux facultés de l’esprit humain les plus opposées, savoir le sentiment et le discernement. Beaucoup de jeunes gens s’étaient voués à cette doctrine et formaient déjà une phalange imposante, qui fixait d’autant plus les regards, qu’Ernesti, avec ses disciples, menaçait non pas d’éclairer, mais de dissiper absolument les ténèbres dans lesquelles leurs adversaires se plaisaient. Il en résulta des querelles, des haines, des poursuites et bien des choses désagréables. Je m’attachai au parti de la lumière, et je cherchai à m’approprier ses principes et ses avantages, tout en me permettant de prédire que, par cette méthode d’exégèse, infiniment louable et intelligente, le fond poétique de ces livres serait perdu avec le fond prophétique.

Mais les personnel qui s’adonnaient à la littérature allemande et aux belles-lettres s’intéressaient davantage aux travaux des hommes tels que Jérusalem, Zollikofer et Spalding, qui s’efforçaient de gagner aussi parmi les gens d’esprit et de goût des amis et des partisans à la religion et à la morale, qui y touche de si près, en donnant à leurs prédications et à leurs traités le charme d’un bon style. Une manière agréable d’écrire commençait à devenir absolument nécessaire, et, comme la clarté en est la première condition, il parut en divers lieux des auteurs qui essayèrent d’écrire, pour les connaisseurs aussi bien que pour la foule, d’une manière claire, distincte et intéressante, sur leurs études et leurs métiers.

À l’exemple d’un étranger, Tissot[2], les médecins commencèrent d’agir avec zèle sur la culture générale ; Haller, Unzer, Zimmermann, eurent une très-grande influence, et, quoi qu’on puisse dire en détail contre eux, surtout contre le dernier, ils exercèrent en leur temps une action très-prononcée. Et l’histoire, mais surtout la biographie, devrait en faire mention ; car ce n’est pas tant pour avoir laissé quelques ouvrages que pour avoir agi et vécu et porté les autres à agir et à vivre, qu’un homme reste marquant.

Les jurisconsultes, accoutumés dès leur jeunesse à un style abstrus, qui se maintenait de la manière la plus baroque dans toutes les expéditions, depuis la chancellerie du seigneur lige jusqu’à la diète de Ratisbonne, ne s’élevèrent qu’avec peine à une certaine liberté, d’autant que les sujets qu’ils avaient à traiter se liaient intimement avec la forme extérieure et par conséquent avec le style. Cependant de Moser jeune s’était déjà montré un libre et original écrivain ; et Poutter, par la clarté de son exposition, avait aussi répandu la clarté dans son sujet et dans le style avec lequel on devait le traiter. Tout ce qui sortit de son école se distingua par ce mérite. Alors les philosophes se trouvèrent eux-mêmes obligés, pour être populaires, d’écrire d’une manière claire et intelligible. Mendelssohn et Garve parurent, et ils excitèrent une approbation et une admiration générales.

Avec la culture de la langue allemande et du style, dans toutes les branches, se développa aussi la critique, et nous admirons les jugements portés à cette époque sur des matières religieuses et morales, comme aussi sur des matières médicales : et, en revanche, nous trouverons, sinon misérables, du moins très-faibles, les jugements portés sur les poésies et sur tout ce qui se rapporte aux belles-lettres. C’est ce qu’on peut dire même des Lettres littéraires, de la Bibliothèque générale allemande, tout comme de la Bibliothèque des belles-lettres, et il serait bien facile d’en citer des exemples frappants.

Au milieu de la confusion générale, tout homme qui songeait à produire quelque chose, qui ne voulait pas se réduire à copier ses devanciers, n’avait plus qu’à se pourvoir tôt ou tard d’un sujet, qu’il s’attacherait à mettre en œuvre. À cet égard encore, nous étions bien fourvoyés. On rapportait un mot de Kleist, que nous entendions répéter assez souvent. À ceux qui blâmaient ses fréquentes promenades solitaires, il avait fait cette réponse plaisante, spirituelle et vraie, qu’il n’y était pas oisif, qu’il allait à la chasse aux images. Cette comparaison convenait à un gentilhomme, à un soldat, lequel se plaçait ainsi en regard des hommes de sa condition, qui ne manquaient pas, en toute occasion, de sortir, un fusil sous le bras, pour aller à la chasse des lièvres et des perdrix. Aussi trouvons-nous dans les poésies de Kleist beaucoup d’images éparses, heureusement saisies, mais non toujours heureusement travaillées, qui nous rappellent agréablement la nature. Et maintenant on nous exhortait sérieusement à courir aussi les champs pour chasser aux images. Après tout, ce ne fut pas tout à fait sans fruit, quoique les jardins d’Apel, les potagers, le Rosenthal, Gohlis, Raschwitz et Konnewitz, fussent une singulière contrée pour y chercher du gibier poétique. Cependant ce motif m’engageait souvent à faire ma promenade solitaire, et, comme il ne s’offrait pas à l’observateur beaucoup d’objets beaux et sublimes, et que, dans le Rosenthal (d’ailleurs vraiment magnifique), les cousins ne laissaient, dans la plus belle saison, s’épanouir aucune tendre pensée, je donnai, avec une infatigable persévérance, une grande attention à « la petite vie » (Kleinleben) de la nature, si l’on me permet d’employer ce mot, par analogie avec « la paisible vie « (Stilleben), et, comme les jolies aventures qu’on remarque dans cette sphère disent peu de chose en elles-mêmes, je pris l’habitude d’y voir une signification, qui inclinait tantôt vers le symbole, tantôt vers l’allégorie, selon que la contemplation, le sentiment ou la réflexion prenait le dessus. Je vais en rapporter un seul trait d’entre un grand nombre.

J’étais, comme tout le monde, amoureux de mon nom, et, comme les enfants et le peuple, je l’écrivais partout. Une fois, je l’avais très-nettement et joliment gravé sur l’écorce polie d’un tilleul de moyen âge. L’automne suivant, quand mon amour pour Annette était dans sa plus belle floraison, je pris soin de graver son nom au-dessus du mien. Cependant, vers la fin de l’hiver, capricieux amant, j’avais saisi de frivoles prétextes pour la tourmenter et l’affliger. Au printemps, je revis par hasard la place, et la sève, qui était dans sa force, avait coulé par les incisions qui formaient le nom d’Annette, et qui n’étaient pas cicatrisées, et baignait de ses larmes innocentes les lettres du mien, déjà durcies. La voir ainsi pleurer sur moi, qui avais souvent provoqué ses larmes par mes méchancetés, me jeta dans la consternation. Au souvenir de son amour et de mon injustice, j’eus moi-même les larmes aux yeux ; je courus lui demander deux fois, trois fois pardon, et je fis sur cet événement une idylle, que je n’ai jamais pu lire sans attendrissement, ni réciter à mes amis sans émotion.

Tandis qu’en vrai berger des bords de la Pleisse, je me livrais, d’une manière assez enfantine, à ces tendres idées, me bornant toujours à choisir celles que je pouvais rappeler d’abord dans mon cœur, il s’était ouvert depuis longtemps aux poêles d’Allemagne un champ plus vaste et plus important ! Le grand Frédéric et les exploits de la guerre île Sept ans furent le premier fonds vivant, véritable, élevé, de la poésie allemandes. Toute poésie nationale est vaine ou le devient, si elle ne repose pas sur ce qu’il y a de plus véritablement humain, sur les destinées des peuples et de leurs conducteurs, quand ils sont identifiés les uns avec les autres. Il faut montrer les rois dans la guerre et le danger, où ils paraissent les premiers, parce qu’ils fixent et qu’ils partagent le sort du dernier de leurs sujets, et deviennent par là beaucoup plus intéressants que les dieux eux-mêmes, qui, lorsqu’ils ont fixé nos destinées, se dispensent de les partager. Dans ce sens, chaque nation, si elle veut avoir quelque valeur, doit avoir son épopée, pour laquelle la forme du poème épique n’est pas précisément nécessaire.

Si les Chants de guerre entonnés par Gleim conservent un si haut rang dans la poésie allemande, c’est qu’ils sont nés au milieu même de l’action, et que leur forme heureuse, qui semble l’œuvre d’un combattant dans le moment décisif, nous donne le sentiment de la plus entière activité. Ramier chante autrement, mais avec une grande noblesse, les hauts faits de son roi. Tous ses poèmes sont substantiels ; ils nous occupent de grands et sublimes objets, et, par là même, ils conservent une impérissable valeur. Car la valeur intrinsèque du sujet traité est le principe et la fin de l’art. On ne saurait nier, il est vrai, que le génie, le talent cultivé, ne puissent tout faire de tout par l’exécution et surmonter la matière la plus ingrate : mais, tout bien considéré, il en résulte toujours une œuvre artificielle plutôt qu’une œuvre d’art, laquelle doit reposer sur un noble fonds, pour qu’une exécution habile, soignée et consciencieuse, fasse ressortir d’une manière plus heureuse et plus éclatante la dignité du sujet.

Ainsi donc les Prussiens, et, avec eux, l’Allemagne protestante, avaient conquis pour leur littérature un trésor qui manquait au parti contraire, et que ce parti, malgré tous les efforts qu’il a faits depuis, n’a jamais pu remplacer. Les écrivains prussiens s’inspirèrent de la grande idée qu’ils pouvaient se faire de leur roi, et ils montrèrent d’autant plus de zèle, que celui au nom duquel ils faisaient tout ne voulait en aucune façon entendre parler d’eux. Déjà auparavant, la colonie française et, plus tard, la préférence du roi pour la civilisation du peuple français et pour son système financier, avaient importé en Prusse une foule d’idées françaises, qui furent très-avantageuses aux Allemands, en ce qu’elles les excitèrent à la contradiction et à la résistance. L’éloignement de Frédéric pour l’allemand tourna à l’avantage de la culture littéraire. On fit l’impossible pour se faire remarquer du roi, pour obtenir, non pas son estime, mais seulement son attention ; on le fit à la manière allemande, avec une entière conviction : on faisait ce que l’on croyait méritoire, et l’on souhaitait, on voulait, que le roi fût obligé de reconnaître et d’apprécier ce mérite allemand. On ne réussit point, et l’on ne pouvait réussir. Comment peut-on demander qu’un roi qui recherche la vie et les jouissances de l’esprit perde son temps à voir se développer et se mûrir tardivement ce qu’il tient pour barbare ? Il pouvait s’imposer et surtout imposer à son peuple, dans les produits des métiers et des fabriques, des pis-aller très-médiocres au lieu d’excellentes marchandises étrangères : mais, dans ces choses, tout marche plus vile à la perfection, et il n’est pas besoin d’une vie d’homme pour les amener à maturité.

Cependant il est un ouvrage que je dois mentionner ici honorablement avant tous les autres, comme la création la plus vraie de la guerre de Sept ans et l’expression éminemment nationale de l’Allemagne du Nord, la première œuvre théâtrale empruntée à des événements marquants et aux circonstances de l’époque, et qui produisit en conséquence un effet incalculable : c’est Minna de Barnhelm. Lessing, qui, à l’opposé de Klopstock et de Gleim, rejetait volontiers la dignité personnelle, parce qu’il se croyait sur de pouvoir la ressaisir à chaque moment, aimait la vie dissipée des auberges et du monde, contre-poids énergique, constamment nécessaire à se pensée ardent ; et c’est comme cela qu’il s’était joint aussi à la suite du général Tauenzien. On voit aisément comment sa pièce prit naissance entre la guerre et la paix, la haine et l’amour. Ce fut cette production qui ouvrit heureusement à nos regards un monde plus élevé, plus important, et nous tira de la sphère littéraire et bourgeoise dans laquelle la poésie avait vécu jusqu’alors.

Les haines qui avaient divisé la Prusse et la Saxe pendant cette guerre ne pouvaient s’éteindre en même temps que la guerre cessa. Ce fut alors seulement que la Saxe sentit, avec une douleur profonde ; les blessures que l’orgueilleux Prussien lui avait faites ; la paix politique ne parvint pas d’abord à rétablir la paix entre les cœurs ;  : celle-ci, la pièce de Lessing devait la réaliser en image. La grâce et l’amabilité des Saxonnes subjuguent le mérite, la dignité, l’opiniâtreté des Prussiens, et, soit dans les personnages principaux, soit dans les subalternes, le poëte nous offre avec art une heureuse fusion d’éléments bizarres et contrastants.


Si ces observations rapides et décousues sur la littérature allemande ont jeté quelque trouble dans l’esprit de mes lecteurs, j’aurai réussi à leur donner une idée du chaos dans lequel se trouvait ma pauvre cervelle, lorsque, dans le conflit de deux époques si importantes pour la littérature nationale, je me voyais assailli par tant de nouveautés, avant qu’il m’eût été possible de m’accommoder avec les vieilleries ; revendiqué par tant de vieilleries, quand je me croyais déjà fondé à y renoncer complètement. Le chemin que je suivis pour me tirer pas à pas de cette presse, je vais essayer de le retracer du mieux qu’il me sera possible.

J’avais traversé, avec une application suivie, dans la société de beaucoup d’hommes honorables, la période diffuse, à laquelle avait appartenu mon premier âge. Tous ces manuscrits in-quarto que j’avais laissés à mon père en étaient un suffisant témoignage ; et quelle masse d’esquisses, d’ébauches, de plans à demi exécutés, n’avais-je pas réduite en fumée, par découragement plus que par conviction ! Maintenant les conversations, l’enseignement, le conflit des opinions, et particulière en les discours de nos convives, surtout ceux du conseiller Pfeil, m’apprenaient à attacher une valeur toujours plus grande à l’importance du sujet et à la concision de la forme, sans pouvoir toutefois m’apprendre clairement où je devais chercher l’un et comment j’atteindrais à l’autre. Ma situation bornée, l’indifférence de mes camarades, la réserve des maîtres, l’isolement des personnes cultivées, une nature insignifiante, me forçaient de chercher tout en moi-même. Si donc je demandais pour mes poésies un fonds réel, des sentiments ou des réflexions, il me fallait descendre dans mon cœur ; si je cherchais pour l’exposition poétique une vision immédiate de l’objet, de l’événement, je ne devais pas sortir de la sphère qui était faite pour me toucher, pour m’inspirer de l’intérêt. Dans cet esprit, j’écrivis d’abord quelques petites poésies en forme de chansons (Lieder) ou en vers rhythmiques ; elles naissent de la réflexion, elles roulent sur le passé, et prennent le plus souvent un tour épigrammatique.

C’est ainsi que je commençai à suivre cette direction dont je ne pus jamais m’écarter dans la suite, savoir celle de transformer en tableaux, en poèmes, tous les sujets de mes joies, de mes peines ou de mes préoccupations, et de me mettre en régie là-dessus avec moi-même, soit afin de rectifier mes idées sur les objets extérieurs, soit pour me mettre l’esprit en repos a ce sujet. Ce don n’était plus nécessaire à personne qu’à moi qui, par nature, étais jeté sans cesse d’un extrême dans un autre. Ainsi donc, tout ce que j’ai publié ne sont que des fragments d’une grande confession, et ces Mémoires ne sont qu’une tentative hasardée pour la compléter.

Mon premier amour pour Marguerite s’était donc reporté sur Annette, dont je ne saurais dire autre chose, sinon qu’elle était jeune, jolie, gaie, aimable et si gentille, qu’elle méritait bien qu’on l’établît dans le sanctuaire du cœur comme une petite sainte, pour lui vouer tous ces hommages qu’il est souvent plus charmant et plus doux d’offrir que de recevoir. Je la voyais tous les jours sans obstacles ; elle aidait à préparer les aliments que je mangeais ; elle m’apportait du moins, le soir, le vin que je buvais, et la société particulière qui dînait dans cette auberge était une garantie que la petite maison, peu fréquentée hors du temps des foires, méritait bien sa bonne réputation. Les occasions et le goût de nous entretenir ne manquaient pas ; toutefois, comme elle ne pouvait et n’osait guère s’éloigner de la maison, nos divertissements étaient un peu maigres. Nous chantions les chansons de Zacharie, nous jouions le Duc Michel de Kruger : un mouchoir noué figurait le rossignol, et, comme cela, les choses allèrent quelque temps assez bien. Mais, comme des relations pareilles offrent, à la longue, d’autant moins de variété qu’elles sont plus innocentes, je fus pris de cette méchante manie qui nous égare et nous fait trouver du plaisir à tourmenter notre bien-aimée, et à dominer par des caprices fantasques et tyranniques une jeune fille dévouée. La mauvaise humeur que j’éprouvais de voir échouer mes essais poétiques, de ne pouvoir, me semblait-il, être jamais éclairé là-dessus, et de me sentir blessé ça et là de mille manières, je crus pouvoir la répandre sur Annette, parce qu’elle m’aimait de bon cœur et qu’elle faisait tout pour me plaire. Par de petites jalousies, sans fondement comme sans raison, je troublai pour elle et pour moi les plus beaux jours. Elle le souffrit quelque temps avec une incroyable patience, que j’eus la cruauté de soumettre aux plus rudes épreuves. Mais, à ma honte et à mon désespoir, il me fallut reconnaître à la fin que je l’avais éloignée de moi, et que maintenant j’avais sujet peut-être de me livrer aux fureurs que je m’étais permises sans cause et sans nécessité. Il y eut entre nous d’affreuses scènes, auxquelles je ne gagnai rien ; alors enfin je sentis que je l’aimais véritablement et que je ne pouvais me passer d’elle. Ma passion s’accrut et prit toutes les formes dont elle est susceptible en de pareilles circonstances ; je finis même par prendre à mon tour le rôle de la jeune fille ; je mis tout en usage pour lui être agréable, pour lui procurer, même par d’autres, quelques plaisirs, car je ne pouvais renoncer à l’espoir de regagner son cœur. Mais il était trop tard ; elle était décidément perdue pour moi ; et la fureur avec laquelle je me punis moi-même de ma faute, en m’infligeant avec une violence insensée des tortures physiques, pour me causer quelques souffrances morales, a beaucoup contribué aux douleurs corporelles dans lesquelles j’ai perdu quelques-unes de mes plus belles années : peut-être même la perte d’Annette m’aurait-elle été absolument fatale, si je n’avais pas trouvé dans mon talent de poète une ressource éminemment salutaire.

Déjà auparavant, j’avais senti assez clairement, dans quelques intervalles, mes mauvais procédés ; la pauvre enfant me faisait réellement pitié quand je l’avais ainsi offensée sans aucune nécessité. Je me représentai si souvent et avec tant de détails sa position et la mienne, et, en contraste, l’heureux état d’un autre couple de notre société, que je fus à la fin entraîné à traiter d’une manière dramatique cette situation, et ce me fut une pénitence à la fois instructive et douloureuse. Ainsi prit naissance la plus ancienne de mes œuvres dramatiques qui se soit conservée, la petite pièce intitulée le Caprice de l’Amant, qui, sous un caractère naïf, laisse apercevoir l’entraînement d’une passion brûlante.

Mais, avant ce temps, j’avais déjà pris intérêt à un monde mystérieux, grave et souffrant. Ma liaison avec Marguerite, les conséquences qu’elle avait eues, me firent jeter de bonne heure un regard dans les tortueux souterrains qui minent la société civile. Religion, mœurs, lois, conditions, relations, coutumes, tout cela règne seulement à la surface de la vie d’une cité. Les rues, bordées de maisons superbes, sont proprement tenues, et chacun s’y comporte décemment ; mais, au dedans, le désordre n’en est bien souvent que plus affreux, et un extérieur poli recouvre, comme une mince crépissure, plus d’une muraille pourrie, qui s’écroule pendant la nuit, et produit un effet d’autant plus horrible, qu’il éclate au milieu d’un état paisible. Combien de familles n’avais-je pas déjà vues, auprès et au loin, précipitées dans la ruine, ou soutenues à grand’peine au bord du gouffre, à la suite de banqueroutes, de divorces, de séductions, de meurtres, de vols domestiques, d’empoisonnements ! Et tout jeune que j’étais, j’avais souvent prêté, dans ces circonstances, une main secourable et salutaire. En effet, comme ma franchise éveillait la confiance, que ma discrétion était éprouvée, que mon activité ne craignait aucun sacrifice, et qu’elle aimait surtout à s’exercer dans les cas les plus dangereux, je trouvai assez souvent l’occasion de m’interposer, d’étouffer les choses, de détourner la foudre, enfin de rendre tous les services possible. Cela ne pouvait manquer de me conduire à faire sur moi-même et par les autres plus d’une expérience douloureuse et humiliante. Pour me soulager, je projetai plusieurs pièces de théâtre, et j’écrivis l’exposition de la plupart. Mais, comme l’intrigue devait toujours prendre un caractère sombre, je les laissai tomber l’une après l’autre. Les Complices sont la seule que j’aie terminée. Son caractère gai et burlesque se montre sur le sombre intérieur de famille, accompagné de quelque chose qui oppresse, en sorte qu’à la représentation, elle serre le cœur dans l’ensemble, si elle amuse dans les détails. Les actions illégitimes exprimées crûment blessent le sentiment esthétique et moral : c’est pourquoi la pièce n’a pu réussir sur la scène allemande, tandis que les imitations qui ont évité ces écueils ont été reçues avec applaudissements.

Cependant, sans m’en rendre compte, j’écrivis ces deux pièces à un point de vue plus élevé. Elles annoncent une indulgence prudente dans l’imputation morale, et expriment d’une manière badine, en traits un peu durs et tranchants, cette parole éminemment chrétienne : « Que celui qui se sent exempt de péché jette la première pierre. »

Indépendamment de ce caractère sérieux dont mes premières pièces étaient assombries, je commis la faute de négliger des motifs très-favorables qui se trouvaient, d’une manière tout à fait prononcée, dans ma nature. En effet, au milieu de ces graves expériences, redoutables pour un jeune homme, il se développa chez moi une humeur audacieuse, qui se sent au-dessus du moment présent, ne craint nullement le péril, et même le convie étourdiment. Cela tenait au fond à l’orgueil, dans lequel l’âge de la force trouve tant de plaisir, et dont l’expression bouffonne nous est si agréable, soit au moment même, soit dans le souvenir. Ces choses sont si ordinaires, que, dans le vocabulaire de nos jeunes étudiants, elles sont nommées suites, et que l’on dit aussi bien (à cause de la proche parenté) Suiten reissen (faire des suites) que Possen reissen (faire des farces).

Ces hardiesses humoristiques, produites sur la scène avec du sens et de l’esprit, sont du plus grand effet. Elles se distinguent de l’intrigue, en ce qu’elles sont momentanées, et que leur but, en tant qu’elles en auraient un, ne doit pas être éloigné. Beaumarchais a compris toute la valeur de ces témérités, et c’est la source principale des effets de ses Figaro. Quand ces innocentes malices et ces petites espiègleries s’exercent dans un noble but, avec un danger personnel, les situations qui en résultent, considérées au point de vue esthétique et moral, sont de la plus grande valeur pour le théâtre. Je citerai, comme exemple, l’opéra du Porteur d’eau, le sujet le plus heureux peut-être que nous ayons jamais vu au théâtre.

Pour égayer les longs ennuis de la vie journalière, je m’exerçai sur une foule de traits pareils, tantôt sans aucun but, tantôt pour servir mes amis, que j’aimais à obliger. Pour ce qui me concernait, je ne sache pas avoir agi une seule fois avec dessein ; et je ne m’avisai non plus jamais de considérer ces témérités comme un objet d’art : cependant, si je m’étais emparé de ces sujets, que j’avais sous la main, et si je les avais travaillés avec soin, mes premiers écrits en auraient été plus gais et plus utiles. Quelques-uns de ces détails se produisent, il est vrai, plus tard dans mes ouvrages, mais isolément et sans but.

Comme le cœur nous intéresse toujours plus que l’esprit, et nous donne de l’occupation, tandis que l’esprit sait bien se tirer d’embarras, les affaires de cœur m’avaient toujours paru les plus importantes. Je ne me lassais pas de méditer sur la vanité des affections, l’inconstance de l’homme, la sensibilité morale et tout ce qu’il y a d’élevé, de profond, dont l’enchaînement dans notre nature peut être considéré comme l’énigme de la vie humaine. Ici encore, je cherchais à épancher ce qui me tourmentait dans une chanson, une épigramme, dans quelques rimes enfin, qui, se rapportant aux sentiments les plus intimes et aux circonstances les plus particulières, pouvaient à peine intéresser un autre que moi.

Cependant ma position extérieure avait beaucoup changé en peu de temps. Mme Bœhme était morte, après une longue et triste maladie, elle avait fini par ne plus me recevoir : son mari ne pouvait être fort content de moi ; je lui paraissais trop peu appliqué et trop léger. Il se montra surtout très-offensé, lorsqu’un indiscret lui eut fait savoir qu’à la leçon de droit public allemand, au lieu d’écrire convenablement la dictée, j’avais dessiné sur la marge de mon cahier les personnages qui figuraient dans le cours, comme les membres de la chambre de justice, le président et les assesseurs avec leurs singulières perruques ; et que, par ces bouffonneries, j’avais distrait et fait rire mes voisins. Depuis la mort de sa femme, il vivait plus retiré encore qu’auparavant, et je finis par l’éviter pour échapper à ses reproches. Ce fut surtout un malheur que Gellert ne voulût pas se servir de l’autorité qu’il aurait pu exercer sur nous. Assurément, il n’avait pas le temps de faire le confesseur et de s’enquérir des sentiments et des défauts de chacun : aussi ne s’occupait-il de l’affaire qu’en gros, et il croyait pouvoir nous dompter au moyen des institutions ecclésiastiques. C’est pourquoi, lorsqu’il venait à nous appeler devant lui, baissant la tête et d’une voix doucement attendrie, il avait coutume de nous demander si nous allions régulièrement à l’église, qui était notre confesseur, et si nous avions communié. Si nous soutenions mal cet examen, il nous congédiait avec des lamentations ; nous étions plus fichés qu’édifiés, mais nous ne pouvions nous empêcher de l’aimer de tout notre cœur.

À cette occasion, je dois revenir sur quelques souvenirs d’enfance, pour démontrer que les grandes affaires de la religion extérieure doivent se traiter avec suite et enchaînement, si l’on veut qu’elles produisent les fruits qu’on espère. Le culte protestant a trop peu d’ampleur et de liaison pour tenir en un seul corps la communauté. De là il arrive aisément que des membres s’en séparent et forment de petites communautés, ou, sans lien ecclésiastique, mènent paisiblement leur vie civile les uns à côté des autres. Aussi se plaignait-on dès longtemps que le service divin était d’année en année moins suivi, et que le nombre des communiants diminuait dans la même proportion. De l’un et l’autre fait, surtout du dernier, la cause est palpable, mais qui osera la dire ? Nous voulons l’essayer.

Dans l’ordre moral et religieux, comme dans l’ordre matériel et civil, l’homme n’aime pas à faire les choses brusquement ; il a besoin d’une suite, d’où résulte la coutume. Ce qu’il doit aimer et pratiquer, il ne peut se le figurer isolé, interrompu, et, pour qu’il répète une chose volontiers, il faut qu’elle ne lui soit pas devenue étrangère. Si le culte protestant manque d’ampleur dans l’ensemble, qu’on l’examine en détail, et l’on trouvera que le réformé a trop peu de sacrements, ou même qu’il n’en a qu’un dans lequel il soit actif, savoir la cène : car, le baptême, il ne fait que le voir accomplir sur les autres, et ce n’est pas pour lui une sensation agréable. Les sacrements sont ce qu’il y a de plus élevé dans la religion, le symbole sensible d’une faveur et d’une grâce extraordinaire de la Divinité. Dans la cène, les lèvres humaines doivent recevoir une créature divine incarnée, et, sous la forme d’une terrestre nourriture, en recevoir une céleste. Cette signification est la même pour toutes les Églises chrétiennes. Que l’on participe au sacrement avec plus ou moins de soumission au mystère, en l’accommodant plus ou moins avec ce qui est intelligible, il demeure toujours une action sainte et grande, qui se met dans la réalité à la place du possible ou de l’impossible, à la place de ce qui est inaccessible et indispensable à l’homme. Mais ce sacrement ne devrait pas être seul ; le chrétien ne saurait y participer avec la véritable joie pour laquelle il est donné, si le sens symbolique ou sacramentel n’est pas nourri dans son cœur ; il faut qu’il soit accoutumé à considérer la religion intérieure du cœur et celle de l’Église extérieure comme parfaitement identiques, comme le grand sacrement universel, qui se démembre en beaucoup d’autres, et communique à ces parties sa sainteté, son indestructibilité et son éternité.

Voici un jeune homme et une jeune fille qui se donnent la main, et ce n’est pas pour le salut passager ou pour la danse ; le prêtre les bénit, et le lien est indissoluble. Bientôt les époux apportent sur les marches de l’autel un être, leur image ; il est purifié avec l’eau sainte et incorporé à l’Église, de telle sorte qu’il ne peut répudier ce bienfait que par la plus monstrueuse apostasie. L’enfant se forme lui-même dans la vie aux choses de la terre ; mais, les choses du ciel, il faut qu’on l’en instruise. A-t-on reconnu par l’examen que l’instruction est complète, il est reçu désormais dans le sein de l’Église comme citoyen effectif, comme véritable et libre professant, non sans marques extérieures de l’importance d’un tel acte. Alors seulement il est décidément chrétien, alors il en reconnaît les avantages, mais aussi les devoirs. Cependant, en sa qualité d’homme, il a fait de singulières expériences ; les leçons elles châtiments lui ont fait voir le fâcheux état de son âme, et il sera toujours question de leçons et de fautes, mais les punitions seront supprimées. Dans la confusion sans bornes où doit le plonger le combat des exigences de la nature et de la religion, un admirable expédient lui est fourni de confier ses faits et ses méfaits, ses fautes et ses doutes, à un homme respectable, spécialement chargé de cet office, qui sait le tranquilliser, l’avertir, le fortifier, lui infliger des pénitences également symboliques, le réjouir enfin par une complète absolution de sa faute, et lui remettre, pure et lavée, « la table de son humanité. » Préparé et parfaitement tranquillisé par une suite d’actes sacramentels, qui, à les considérer de près, se ramifient à leur tour en de plus petites formes sacramentelles, il s’agenouille pour recevoir l’hostie, et, afin de rehausser encore le mystère de ce grand acte, on ne lui montre le calice que de loin ; ce n’est pas une nourriture et une boisson communes qui apaisent, c’est un aliment céleste qui donne la soif du céleste breuvage.

Que cependant le jeune homme ne croie pus encore être au bout ! Que l’homme fait ne le croie-pas lui-même ! Car, dans les relations terrestres, nous finissons, il est vrai, par nous accoutumer à subsister par nous-mêmes, et toutefois les connaissances, l’esprit et le caractère n’y suffisent pas toujours, mais, dans les choses célestes, nous n’avons jamais tout appris. Le sentiment élevé qui est en nous, et qui souvent ne s’y trouve pas trop à son aise, est en outre obsédé par tant d’objets extérieurs, que nos propres facultés ont de la peine à nous procurer tout ce qui serait nécessaire pour le conseil, la consolation et l’assistance. Mais, établi à cet effet, se trouve aussi, pour toute la vie, le secours salutaire dont nous avons parlé ; un homme clairvoyant et pieux est toujours prêt à ramener ceux qui s’égarent et à soulager ceux qui souffrent. Et ce qu’on a éprouvé de la sorte pendant toute la vie, doit se montrer cent fois plus efficace aux portes de la mort. Après en avoir contracté dès l’enfance l’habitude familière, l’homme défaillant reçoit avec ferveur ces assurances symboliques, formelles, et, quand toute garantie terrestre s’évanouit, une garantie céleste lui assure pour l’éternité une existence bienheureuse ; il se sent parfaitement convaincu que ni un élément hostile ni un esprit malveillant ne pourront l’empêcher de revêtir un corps glorieux, pour participer, dans une relation immédiate avec la Divinité, aux félicités immenses qui émanent d’elle.

Puis, pour conclure, afln que l’homme tout entier soit sanctifié, les pieds mêmes sont oints et bénis. Si le malade vient peut-être à guérir, ils devront éprouver de la répugnance à toucher ce sol terrestre, dur, impénétrable ; un merveilleux ressort doit leur avoir été communiqué, par lequel ils repoussent sous eux la masse terrestre, qui les attirait jusqu’alors. C’est ainsi que, par un cercle brillant d’actes également augustes et sacrés, dont nous n’avons fait qu’indiquer en peu de mots la beauté, si loin que le sort place le berceau et la tombe à l’égard l’un de l’autre, ils sont unis d’une constante chaîne.

Mais toutes ces merveilles spirituelles ne surgissent pas du sol naturellement comme d’autres fruits ; elles n’y peuvent être ni semées, ni plantées, ni cultivées : il faut que nos prières les demandent à une autre région, ce qui ne réussirait ni à chacun ni en tout temps. Ici se présente à nous, comme conséquence d’une ancienne et pieuse tradition, le plus sublime de ces symboles. Nous apprenons qu’un homme peut être, par préférence à un autre, favorisé, béni et sanctifié d’en haut. Mais, pour qu’elle ne semble pas un don naturel, cette grande faveur, unie à un devoir difficile, doit être transmise aux autres par un ayant droit, et le plus grand bien qu’il soit donné à un homme d’obtenir, sans qu’il puisse toutefois en conquérir et en saisir la possession par lui-même, doit se maintenir et se perpétuer sur la terre par une hérédité spirituelle. Dans l’ordination du prêtre se trouve même compris tout ce qui est nécessaire pour accomplir d’une manière efficace ces actes saints dont la foule est favorisée sans qu’elle ait besoin d’y coopérer autrement que par la foi et par une confiance illimitée. Ainsi, dans la suite de ses devanciers et de ses successeurs, dans les rangs de ceux qui ont reçu l’onction comme lui, représentant le libérateur suprême, le prêtre se présente avec d’autant plus de majesté que ce n’est pas lui que nous vénérons mais son office ; ce n’est pas devant son geste que nous plions les genoux, mais devant la bénédiction qu’il dispense, et qui ne paraît que plus sainte et venue du ciel plus directement, parce que l’instrument terrestre ne pourrait, par une conduite coupable et même dépravée, lui ôter sa force et sa vertu.

Combien cette chaîne vraiment spirituelle n’est-elle pas brisée dans le protestantisme, lorsqu’il déclare apocryphes une partie de ces symboles, et canoniques un petit nombre seulement ! Et comment veut-on nous préparer par l’insignifiance des uns à la majesté des autres ? Je fus confié, à mon tour, pour mon instruction religieuse à un bon ecclésiastique, vieux et faible, mais qui était depuis nombre d’années le confesseur de la maison. Je savais sur le bout du doigt le catéchisme avec sa paraphrase et l’ordre du salut ; aucun des passages de la Bible sur lesquels la foi se base ne m’était étranger ; mais, de tout cela, je ne recueillis aucun fruit : en effet, comme on m’assura que le bon vieillard dirigeait son examen principal d’après un ancien formulaire, je perdis toute espèce de goût et d’amour pour la chose ; je me livrai, dans les huit derniers jours, à des distractions de tout genre ; je mis dans mon chapeau les feuilles que j’empruntai à un ancien ami, qui les avait dérobées à l’ecclésiastique, et je lus sans émotion et sans intelligence ce que j’aurais bien su exprimer avec sentiment et conviction.

Mais, dans cette conjoncture importante, je vis ma bonne volonté et mon zèle paralysés plus tristement encore par une sèche et insipide routine, quand je dus m’approcher du confessionnal. Je sentais en moi bien des défauts, mais pourtant pas de grands vices, et ce sentiment même les atténuait, parce qu’il me révélait la force morale qui était en moi, et qui, avec de la résolution et de la persévérance, devait triompher enfin du vieil Adam. On nous avait appris que nous valions beaucoup mieux que les catholiques, précisément parce que nous n’avions pas besoin de faire dans la confession aucun aveu particulier, que même cela ne serait pas convenable quand nous voudrions le faire. Ce dernier point ne me satisfaisait pas du tout, car j’avais les doutes religieux les plus étranges, et j’aurais bien voulu les éclaircir dans cette occasion. Cela ne devant pas être, je me composai une confession qui, en exprimant bien la situation où j’étais, devait avouer d’une manière générale à un homme intelligent ce qu’il m’était défendu de dire en détail. Mais, lorsque j’entrai dans le vieux chœur des cordeliers, que j’approchai des singulières armoires grillées dans lesquelles nos ecclésiastiques avaient coutume de se rendre pour cette cérémonie ; quand le marguillier m’ouvrit la porte, et que je me vis enfermé dans l’étroit espace, vis-à-vis de mon vieux père spirituel ; que, de sa voix faible et nasillarde, il me souhaita le bonjour, toute lumière disparut soudain de mon esprit et de mon cœur ; ma confession, que j’avais bien apprise par cœur expira sur mes lèvres ; dans mon embarras, j’ouvris le livre que j’avais à la main, et j’y lus une courte formule, la première venue, et qui était si générale, que chacun aurait pu la prononcer avec une tranquillité parfaite. Je reçus l’absolution et je m’éloignai fort tiède. Le lendemain, je me rendis avec mes parents à la labié du Seigneur, et je me comportai pendant deux ou trois jours comme il convenait après une action si sainte.

Bientôt cependant j’eus ma part des souffrances que notre religion, compliquée par des dogmes divers, basés sur des passages de la Bible qui admettent diverses interprétations, fait éprouver aux hommes scrupuleux, au point d’amener des dispositions hypocondres et de les porter jusqu’à leur dernier terme, jusqu’aux idées fixes. J’ai connu plusieurs personnes, qui, avec un caractère et une conduite tout à fait raisonnables, ne pouvaient se défaire de la pensée du péché contre le Saint-Esprit et de la crainte de l’avoir commis. Je fus menacé d’un mal semblable au sujet de la cène. La maxime que celui qui y participe indignement mange et boit sa condamnation avait fait sur moi de très-bonne heure une impression terrible. Tout ce que j’avais lu d’affreux dans les récits du moyen âge sur les jugements de Dieu, les étranges épreuves par le fer brûlant, le feu flamboyant, l’eau bouillante, même ce que la Bible nous raconte de la source, salutaire pour l’innocence, qui gonfle et fait éclater le coupable, tout cela se présentait à mon imagination et se réunissait à ce qu’il y a de plus horrible au monde : car l’adhésion menteuse, l’hypocrisie, le parjure, le sacrilège, tout, dans l’acte le plus saint, semblait peser sur l’indigne, ce qui était d’autant plus effrayant que personne n’osait se déclarer digne et que le pardon des péchés, qui devait tout aplanir à la fin, était soumis à tant de conditions, qu’on n’était pas sûr de pouvoir se l’attribuer en liberté. Ce sombre scrupule me tourmenta si fort, et la ressource qu’on me présentait comme suffisante me semblait si faible et si vaine, que mon épouvantail m’en parut plus terrible encore, et que, dès mon arrivée à Leipzig, je cherchai à m’affranchir tout à fait de mes liens avec l’Église. Combien ne devaient donc pas être gênantes pour moi les exhortations de Gellert, dont le laconisme, sa ressource nécessaire pour échapper à nos importunités, ne m’encourageait pas à le fatiguer de questions bizarres, d’autant moins que, dans mes heures de gaieté, elles me faisaient honte à moi-même, et que je finis par laisser complètement à l’écart ces étranges remords avec l’Église et l’autel !

Gellert s’était composé, selon ses sentiments pieux, une morale qu’il lisait en public de temps en temps, remplissant ainsi, d’une manière honorable, son devoir envers ses concitoyens. Les écrits de Gellert étaient depuis longtemps la base de la culture morale en Allemagne ; chacun désirait ardemment de voir cet ouvrage imprimé, et, comme cela ne devait avoir lieu qu’après la mort de l’excellent homme, on s’estimait très-heureux de l’entendre en faire lui-même la lecture. Dans ces leçons, l’auditoire de philosophie était comble, et la belle âme du noble Gellert, ses intentions pures, l’intérêt qu’il prenait à notre bien, ses exhortations, ses avertissements et les prières qu’il nous adressait, d’une voix un peu sourde et triste, produisaient bien une impression momentanée, mais d’autant plus vite effacée qu’il se trouvait assez de railleurs, qui savaient nous rendre suspecte cette manière molle et, à leur avis, énervée. Je me souviens d’un voyageur français qui s’informa des maximes et des sentiments de l’homme autour duquel il se faisait un si grand concours. Quand nous lui eûmes donné les informations nécessaires, il secoua la tête et dit en souriant : « Laissez-le faire, il nous forme des dupes. »

Au reste la bonne société, qui ne souffre guère auprès d’elle quelque chose de distingué, savait aussi, dans l’occasion, amoindrir l’influence morale que Gellert pouvait avoir sur nous. Tantôt on lui faisait un reproche d’instruire mieux que les autres étudiants les riches et nobles Danois qui lui étaient particulièrement recommandés, et d’en prendre un soin extraordinaire ; tantôt on l’accusait d’égoïsme et de népotisme, parce qu’il fit ouvrir chez son frère une pension pour ces jeunes gens. Ce frère, qui était d’une taille élevée et avantageuse, vif, prompt et un peu rude, avait été, disait-on, maître d’armes, et, abusant de l’excessive indulgence de son frère, il traitait quelquefois durement ses nobles pensionnaires. Alors on crut devoir prendre intérêt à ces jeunes hommes, et l’on déchira tellement la bonne renommée de l’excellent Gellert, qu’à la fin, ne sachant plus à quoi nous en tenir sur son compte, nous tombâmes à son égard dans l’indifférence et nous cessâmes de nous montrer à lui. Cependant nous avions toujours grand soin de le saluer, quand nous le rencontrions, monté sur son doux cheval blanc, dont l’électeur lui avait fait cadeau, pour l’obliger à prendre un exercice si nécessaire à sa santé : distinction qu’on avait de la peine à lui pardonner.

Ainsi approchait peu à peu l’époque où toute autorité allait disparaître pour moi, où j’allais douter et même désespérer des hommes les plus grands et les meilleurs que j’avais connus ou qui avaient occupé ma pensée. Frédéric II était encore à mes yeux supérieur à tous les grands hommes du siècle, et je dus trouver fort étrange de l’entendre louer aussi peu des habitants de Leipzig qu’autrefois dans la maison de mon grand-père. Ils avaient, il faut le dire, senti durement le poids de la guerre, et l’on ne pouvait leur faire un crime de n’avoir pas l’idée la plus favorable de celui qui l’avait commencée et continuée : ils consentaient donc à le reconnaître pour un homme éminent, mais non pour un grand homme. « Il ne faut pas être fort habile, disaient-ils, pour faire quelque chose avec de grands moyens, et si l’on n’épargne ni les pays ni l’argent ni le sang, on peut finir par accomplir son projet. Frédéric ne s’est montré grand dans aucun de ses desseins, et dans aucune chose qu’il se soit véritablement proposée. Aussi longtemps qu’il a été maître des événements, il n’a fait que des fautes, et il n’a déployé un génie extraordinaire que lorsqu’il a été forcé de les réparer. S’il est parvenu à cette grande renommée, c’est uniquement parce que tout homme souhaite avoir ce même don de réparer habilement les fautes qu’il nous arrive si souvent de commettre. Que l’on suive toutes les phases de la guerre de Sept ans, et l’on trouvera que le roi a sacrifié d’une manière tout à fait inutile son excellente armée, et que c’est sa propre faute si cette funeste querelle a traîné si fort en longueur. Un homme, un capitaine, vraiment grand, serait venu beaucoup plus vite à bout de ses ennemis. » Pour soutenir cette opinion, on alléguait une infinité de détails que je ne pouvais nier, et je sentais se refroidir peu à peu l’admiration sans limite que j’avais vouée dès mon enfance à ce prince remarquable.

De même que les habitants de Leipzig m’avaient ôté l’agréable sentiment d’honorer un grand homme, un nouvel ami, auquel je m’attachai dans ce temps-là, diminua beaucoup l’estime que j’avais pour mes nouveaux concitoyens. Cet ami était un des plus bizarres personnages qu’il fût possible de voir. Il s’appelait Behrisch, et demeurait chez le comte de Lindenau, comme gouverneur de son fils. Son extérieur était déjà assez singulier. D’une taille svelte et bien prise, il avait le nez très-grand et tous les traits prononcés ; il portait du matin jusqu’au soir un tour de cheveux, qu’on aurait pu appeler une perruque ; il s’habillait très-proprement, et ne sortait jamais sans avoir l’épée au côté et le chapeau sous le bras. Il avait depuis longtemps passé la trentaine. C’était un de ces hommes qui savent à merveille perdre leur temps, ou plutôt qui, pour le passer, savent faire quelque chose de rien. Tout ce qu’il faisait devait s’accomplir avec lenteur et avec une certaine dignité, qu’on aurait pu taxer d’affectation, si Behrisch n’avait pas eu déjà, par nature, quelque chose d’affecté dans ses manières. Il avait un peu l’air d’un Français du temps passé, et d’ailleurs il parlait et il écrivait très-bien et très-couramment le français. Son plus grand plaisir était de s’occuper sérieusement de bouffonneries, et de poursuivre à l’infini une folle boutade. Par exemple, il s’habillait constamment de gris, et, comme les diverses parties de son habillement étaient d’étoffes et, par conséquent, de nuances diverses, il pouvait passer des jours à réfléchir au moyen de se mettre sur le corps une nouvelle nuance de gris, et il était heureux quand il y avait réussi, et qu’il pouvait se moquer de nous, qui avions douté du succès ou déclaré la chose impossible. Alors il nous faisait de longues remontrances sur notre défaut d’invention ou notre défiance de ses talents.

Au reste il avait fait de bonnes études ; il était particulièrement versé dans les langues et les littératures modernes, et il avait une fort belle écriture. Il avait pour moi beaucoup d’affection, et moi, qui avais toujours eu l’habitude et le goût de fréquenter des personnes plus âgées que moi, je m’attachai bientôt à lui. Ma société lui offrait aussi un amusement particulier, en ce qu’il trouvait du plaisir à modérer mon inquiétude et mon impatience, en quoi je lui donnais assez à faire. En fait de poésie, il avait ce qu’on appelait du goût, un certain discernement général du bon et du mauvais, du médiocre et du passable ; mais sa critique inclinait au blâme, et il détruisait encore le peu de foi que je conservais dans les auteurs contemporains, par les remarques impitoyables qu’il savait faire avec un esprit enjoué sur les écrits et les poésies de tels et tels. Il accueillait avec indulgence mes compositions et voulait bien les souffrir, mais à condition que je ne les fisse pas imprimer. En revanche il me promit de copier de sa main les pièces qu’il jugeait bonnes et de les réunir en un beau volume, dont il me ferait cadeau. Cette entreprise lui fut une admirable occasion de perdre son temps. Avant qu’il eût trouvé le papier convenable, qu’il se fût déterminé sur le format, qu’il eût fixé la grandeur de la marge et l’espèce d’écriture ; avant qu’il se fût procuré les plumes de corbeau, qu’il les eût taillées et qu’il eût râpé l’encre de Chine, des semaines se passèrent, sans qu’il eût absolument rien fait. Chaque fois qu’il se mettait à écrire, c’étaient les mêmes cérémonies, mais peu à peu il composa réellement un délicieux manuscrit. Les titres étaient en lettres gothiques, les vers étaient d’une écriture droite saxonne ; chaque pièce était suivie d’une vignette analogue, qu’il avait choisie quelque part ou même inventée, imitant, avec beaucoup d’élégance, les hachures des gravures sur bois et les fleurons qu’on emploie dans ces occasions. Il me produisait ces choses à mesure qu’il avançait ; il me vantait, d’un ton plaisamment pathétique, le bonheur que j’avais de me voir immortalisé dans un si excellent manuscrit, d’une manière qu’aucune presse ne pouvait égaler ; et ce fut une nouvelle occasion de passer d’agréables heures. Cependant ses belles connaissances rendaient ; sans étalage, sa conversation instructive, et, comme il savait contenir ma fougue et mon inquiétude naturelles, il exerçait aussi sur moi une influence morale tout à fait salutaire. D’ailleurs il avait pour la rudesse une répugnance toute particulier, et ses badinages étaient des plus baroques, sans tomber jamais dans le grossier et le trivial. Il se permettait de témoigner pour ses compatriotes une aversion burlesque, et, quoiqu’ils entreprissent, il les peignait sous des traits plaisants. Il était surtout inépuisable à imiter les gens d’une manière comique, trouvant quelque chose à redire à l’extérieur de chacun. Étions-nous ensemble à la fenêtre, il pouvait s’occuper des heures entières à faire la revue des passants, et, lorsqu’il les avait assez critiqués, à exposer exactement et minutieusement comment ils auraient dû se vêtir, marcher, se comporter, pour paraître des gens raisonnables. Ces propositions aboutissaient le plus souvent à quelque chose d’absurde et de malséant, en sorte qu’on riait moins de l’apparence des personnages que de l’air qu’ils auraient eu, si follement défigurés. Dans tous ces amusements, il était impitoyable, sans montrer la moindre méchanceté. De notre côté, nous savions bien le turlupiner, assurant qu’à son extérieur on devait le prendre pour un maître de danse français ou tout au moins pour le maître de langue de l’université. Ce reproche était d’ordinaire le signal de longues dissertations, dans lesquelles il expliquait comme quoi il était à mille lieues de ressembler à un Français des temps passés ; puis il entassait mille propositions folles que nous aurions pu lui faire, disait-il, pour changer ou modifier sa garde-robe.

Dans mes travaux poétiques, auxquels je me livrais avec un nouveau zèle, à mesure que le manuscrit s’étendait, toujours plus beau et plus soigné, je m’attachai dès lors fidèlement au naturel, au vrai, et, lors même que les objets n’étaient pas toujours importants, je tâchais de les rendre d’une manière vive et pure, d’autant plus que mon ami me représentait souvent quelle affaire c’était d’écrire un vers à l’encre de Chine, avec une plume de corbeau, sur du papier de Hollande ; ce qu’il fallait pour cela de temps, de talent et de peine, qu’on ne devait prodiguer à rien de vide et de superflu. Avait-il fini un cahier, il le feuilletait, et il exposait en détail ce qui ne devait pas se trouver à telle ou telle place, et il nous félicitait de ce qu’en effet cela ne s’y trouvait pas. Là-dessus, il parlait avec un grand mépris de l’imprimerie ; il contrefaisait le compositeur, se moquait de ses gestes, de la précipitation avec laquelle il prenait les types ça et là, et il déduisait de cette manœuvre tous les maux de la littérature. En revanche, il exaltait la bienséance et la noble attitude d’un écrivain, et se mettait aussitôt en devoir de nous la montrer, en nous grondant de ne pas prendre sa tenue pour modèle devant la table à écrire. Puis il en revenait au contraste avec le compositeur ; il tournait, le haut en bas, une lettre commencée, et faisait voir comme il était malséant d’écrire de bas en haut ou de droite à gauche, et mille choses pareilles, dont on remplirait des volumes. Voilà les innocentes folies dans lesquelles se dissipaient nos beaux jours, sans qu’il nous vînt à la pensée que rien pût transpirer au dehors, exciter l’attention générale, et nous faire une assez mauvaise réputation.

Gellert n’était pas fort satisfait de ses leçons pratiques, et, quand il lui prenait fantaisie de donner quelques directions sur la manière d’écrire en prose et en vers, il le faisait privatissime, pour un petit nombre d’auditeurs desquels nous n’étions pas. La lacune qui en résultait dans l’enseignement public fut remplie par le professeur Clodius, qui s’était fait quelque réputation comme littérateur, comme critique et comme poêle, et qui, étant jeune, actif et joyeux, s’était fait beaucoup d’amis à l’université et dans la ville. Gellert lui-même nous conseilla de suivre ses leçons, et, pour l’essentiel, nous y trouvâmes peu de différence. Il s’en tenait, comme Gellert, à la critique des détails, corrigeait aussi à l’encre rouge, et l’on se trouvait purement et simplement en présence de ses fautes, sans aucune indication des sources où l’on devait chercher le beau. Je lui avais présenté quelques-uns de mes petits travaux, qu’il n’avait pas maltraités ; mais, dans ce temps même, on m’écrivit de la maison que je devais nécessairement composer une poésie pour les noces de mon oncle. Je me sentais fort éloigné de cette période facile et légère, dans laquelle une pareille commission m’aurait rendu bien joyeux, et, comme je ne savais que tirer de la situation, je m’avisai d’enjoliver de mon mieux ce travail d’ornements étrangers. Je rassemblai tout l’Olympe, pour tenir conseil sur le mariage d’un jurisconsulte de Francfort, et cela d’un ton assez grave, comme il convenait pour fêter un homme si honorable. Vénus et Thémis s’étaient brouillées à son sujet, mais un malin tour que l’Amour jouait à Thémis donnait gain de cause à Vénus, et les dieux se prononçaient pour le mariage. Le travail ne me déplut point. Il m’attira de la maison beaucoup d’éloges ; j’en fis encore une belle copie, et j’espérais obtenir aussi de mon maître quelque approbation. Je m’étais bien trompé : il traita la chose à la rigueur, et, sans observer du tout ce qu’il y avait réellement de parodie dans cette idée, il déclara extrêmement blâmable cette grande dépense de moyens divins pour un but humain si chétif ; il proscrivit l’emploi et l’abus de ces figures mythologiques, comme une mauvaise coutume dérivée d’une époque pédantesque ; il trouva l’expression tour à tour trop élevée et trop basse ; il n’avait pas épargné l’encre rouge dans les détails, et il déclara pourtant qu’il l’avait encore trop ménagée.

Ces pièces étaient lues et critiquées sans que l’auteur fût nommé, mais nous nous observions les uns les autres, et ce ne fut bientôt plus un mystère que cette malheureuse assemblée des dieux était mon ouvrage. Et comme, en acceptant le point de vue du maître, sa critique me paraissait tout à fait juste, et que ces divinités, considérées de près, n’étaient au fond que de vaines apparences, je maudis l’Olympe tout entier, et, depuis ce temps, l’Amour et Phébé sont les seules divinités qui figurent parfois dans mes petits poèmes.

Parmi les personnages que Behrisch avait choisis comme but de ses railleries, Clodius était lui-même au premier rang, et il n’était pas difficile de trouver chez lui un côté comique. Avec sa petite taille, un peu forte, sa figure ramassée, il était impétueux dans ses mouvements, un peu versatile dans ses discours et mobile dans sa conduite. Tout cela le distinguait de ses concitoyens, qui le souffraient cependant volontiers, à cause de ses bonnes qualités et des belles espérances qu’il donnait. On le chargeait ordinairement des poèmes que rendaient nécessaires les circonstances solennelles. Il suivait dans l’ode la manière de Ramler, mais elle n’allait bien qu’à ce modèle. Comme imitateur, Clodius avait surtout remarqué les termes étrangers, qui donnent aux poèmes de Ramier une allure majestueuse dont l’effet sur l’oreille, sur l’âme et l’imagination, est très-favorable, parce qu’il est en harmonie avec la grandeur du sujet et toute l’action poétique. Chez Clodius, au contraire, ces expressions parurent étranges, parce que sa poésie n’était d’ailleurs nullement propre à élever l’esprit. Et pourtant, ces poésies, il nous fallait souvent les voir élégamment imprimées et magnifiquement louées, et nous trouvions choquant au plus haut point, qu’après nous avoir interdit les divinités païennes, il voulût se fabriquer, avec des chevilles grecques et romaines, une autre échelle pour monter au Parnasse. Ces expressions, qui revenaient souvent, se gravèrent dans notre mémoire, et, pour nous divertir, comme nous mangions dans les Kohlgaerlen d’excellents gâteaux, j’imaginai de rassembler ces grands mots à effet dans une poésie adressée à Hendel, le pâtissier. Ce fut l’affaire d’un moment, et voici la pièce telle qu’on l’écrivit au crayon sur la muraille :

Hendel, du Sud au Nord ta gloire est sans pareille.
Écoute le Péan qui monte à ton oreille.
D’un esprit créateur lu pétris sous tes doigts
Des gâteaux primitifs, délices du Gaulois ;
L’océan de café qui devant loi ruisselle
Vaut les sucs les plus doux que l’Hymette recèle ;
Ta maison, monument des arts que nous payons,
Étale maint trophée, et dit aux nations :
« Ici sans diadème Hendel fit sa fortune ;
Au cothurne il ravit sa petite pécune ;
Un jour sa catacombe, ouverte à nos douleurs,
Montrera sa grande urne au patriote en pleurs. »
Que son torus propage une si noble race !
Qu’il soit grand comme Olympe et fort comme Parnasse !
Que phalanges des Grecs, batistes des Romains,
Ne détruisent jamais Hendel et les Germains !
Son bien est noire orgueil, son mal notre misère :
Fils des Muses, son temple est votre sanctuaire.

Ces vers restèrent longtemps inaperçus parmi beaucoup d’autres, dont on avait barbouillé les murs de ces chambres, et, après nous en être assez divertis, nous les avions oubliés pour autre chose. Assez longtemps après, Clodius fit représenter son Médon, et nous trouvâmes la sagesse du héros, sa magnanimité et sa vertu extrêmement ridicules, quoique la première représentation eût été fort applaudie. Dès le même soir, quand nous fûmes réunis dans notre auberge, je fis un prologue en rimes, dans lequel Arlequin paraît avec deux grands sacs, qu’il pose aux deux côtés de l’avant-scène. Après quelques lazzi préliminaires, il confie aux spectateurs que ces deux sacs renferment un sable esthétique et moral, que les acteurs leur jetteront très-souvent dans les yeux ; qu’en effet, l’un est rempli de bienfaits qui ne coûtent rien, et l’autre de sentiments magnifiquement exprimés, derrière lesquels il ne se trouve rien. Il s’éloignait à regret, et revenait plusieurs fois, exhortait sérieusement les spectateurs de prendre garde à son avertissement et de fermer les yeux : il leur rappelait qu’il avait toujours été leur ami et leur voulait du bien, et ainsi de suite. Ce prologue fut joué sur-le-champ dans la salle par notre ami Horn, mais la plaisanterie resta tout à fait entre nous. On n’en prit pas même une copie, et la feuille se perdit bientôt. Mais Horn, qui avait joué Arlequin très-joliment, eut l’idée d’ajouter beaucoup de vers à ceux que j’avais faits sur Hendel, et de les appliquera Médon. Il nous les lut, et ils ne nous firent aucun plaisir, parce que nous ne trouvions pas les additions fort spirituelles, et que la pièce originale, écrite dans un tout autre sens, nous semblait défigurée. Mécontent de notre froideur, ou plutôt de notre blâme, notre ami montra peut-être son œuvre à d’autres personnes, qui la trouvèrent nouvelle et plaisante. On en fit des copies, auxquelles la renommée du Médon de Clodius valut une prompte publicité. Le mécontentement fut général, et les auteurs (on eut bientôt découvert que cela sortait de notre clique) furent hautement blâmés. Depuis les attaques de Cronegk et de Rost contre Gottsched, il ne s’était rien vu de semblable. Nous avions d’ailleurs battu déjà en retraite, et nous nous trouvions dans le cas de la chouette vis-à-vis des autres oiseaux. À Dresde même, la chose fut trouvée mauvaise, et elle eut pour nous des suites sérieuses, sinon désagréables. Depuis quelque temps, le comte de Lindenau n’était pas entièrement satisfait du gouverneur de son fils. En effet, quoique le jeune homme ne fût nullement négligé, et que Behrisch se tînt toujours dans la chambre du jeune comte, ou du moins dans la chambre voisine, quand les maîtres lui donnaient leurs leçons journalières ; quoiqu’il fréquentât régulièrement les collèges avec lui, ne sortît jamais sans lui pendant le jour, et l’accompagnât dans toutes ses promenades : cependant il pouvait toujours nous trouver chez Apel, et nous nous promenions ensemble. Cela fit quelque sensation. Peu à peu Behrisch fit de nous sa société habituelle ; il finit par remettre, le soir, vers neuf heures, son élève entre les mains du valet de chambre, et il venait nous rejoindre à l’auberge, où il ne se montrait d’ailleurs jamais qu’en souliers et culottes, avec l’épée au côté et le chapeau sous le bras. Les badinages et les folies, qu’il mettait d’ordinaire en train, n’avaient point de terme. Un de nos amis avait, par exemple, la coutume de se retirer à dix heures sonnantes, parce qu’il aimait une jolie personne, avec laquelle il ne pouvait s’entretenir qu’à ce moment-là. Nous le voyions à regret nous quitter, et, un soir, que nous nous trouvions fort bien ensemble, Behrisch résolut secrètement de ne pas le laisser partir pour cette fois. Au coup de dix heures, l’amoureux se leva et nous souhaita le bonsoir. Behrisch l’appelle et le prie d’attendre un moment, parce qu’il veut s’en aller avec lui à l’instant même. Il commence par chercher, d’une manière amusante, son épée, qui était sous nos yeux ; puis il s’y prend si maladroitement pour la ceindre, qu’il ne peut en venir à bout. Il avait joué d’abord la chose si naturellement, que personne n’y entendait finesse. Mais, lorsque, pour varier le thème, il en vint à mettre l’épée tantôt à droite, tantôt entre les jambes, ce fut un rire général, auquel l’ami pressé de partir, qui était aussi un joyeux compagnon, fit lui-même chorus, et il laissa Behrisch poursuivre, de sorte qu’enfin l’heuredu berger se trouva passée. Alors, à la joie de tout le monde, une agréable conversation se prolongea bien avant dans la nuit.

Malheureusement, Behrisch avait encore, et nous avions, par son entremise, une certaine inclination pour quelques jeunes filles, qui valaient mieux que leur réputation, ce qui ne pouvait néanmoins être favorable à la nôtre. On nous avait vus quelquefois dans leur jardin, et nous dirigions nos promenades de ce côté, même quand le jeune comte en était. Tout cela fut mis en réserve et enfin communiqué au père. Pour conclure, il voulut se débarrasser du gouverneur d’une manière outrageante, mais ce fut le bonheur de Behrisch. Son extérieur avantageux, ses connaissances et ses talents, sa droiture, sur laquelle personne n’avait rien à dire, lui avaient gagné l’affection et l’estime de personnes considérables, dont la recommandation le fit appeler, en qualité de gouverneur, chez le prince de Dessau, et il trouva, à la cour d’un prince à tous égards excellent, une position solide et avantageuse.

La perte d’un ami tel que Behrisch fut pour moi de grande conséquence. Il m’avait gâté tout en me cultivant, et sa présence était nécessaire pour que la compagnie retirât quelque fruit de ce qu’il avait trouvé bon de me communiquer. Il savait m’exciter à faire, dans le bon moment, mille choses agréables et bienséantes, et à produire mes talents de société. Mais, comme en ces choses je n’avais acquis aucune spontanéité, je retombai, dès que je me trouvai seul, dans mon naturel revêche et confus, qui se développa toujours plus à mesure que j’étais plus mécontent de mon entourage, car je me figurai qu’il n’était pas content de moi. Dans mon humeur capricieuse, je prenais en mauvaise part ce que j’aurais pu regarder comme un avantage ; par là j’éloignai de moi plusieurs personnes avec lesquelles j’avais été assez bien jusqu’alors, et divers désagréments, que j’avais attirés à d’autres et à moi-même par mes actes ou mes négligences, en faisant trop ou trop peu, me valurent, de la part de personnes bienveillantes, l’observation que je manquais d’expérience. Tout juge bien pensant disait la même chose de mes productions, surtout quand elles avaient pour objet le monde extérieur. Je l’observais de mon mieux, mais j’y voyais peu de choses édifiantes, et il me fallait toujours y ajouter du mien pour le trouver seulement supportable. J’avais aussi pressé quelquefois mon ami Behrisch de me dire clairement ce que c’était que l’expérience. Mais, toujours aussi folâtre, il me renvoyait d’un jour à l’autre, et, après de grands préliminaires, il me découvrit enfin que la véritable expérience consiste proprement à éprouver comment un homme expérimenté doit éprouver par expériment l’expérience. Là-dessus, à nos vifs reproches, à nos instances, il répondait que sous ces paroles était caché un grand sens, que nous ne pouvions comprendre qu’après l’avoir éprouvé. Et ainsi de suite. Il pouvait parler de la sorte tout un quart d’heure, assurant que l’expériment[3] serait toujours plus expérimenté, et deviendrait enfin la véritable expérience. Quand il nous voyait désespérés de ces folies, il affirmait avoir emprunté cette manière de se rendre clair et pénétrant à nos plus récents et plus grands écrivains, qui nous ont fait observer comment on peut se tranquilliser dans une tranquillité tranquille, et goûter dans la paix une paix toujours plus paisible.

Un jour, dans une bonne compagnie, j’entendis faire l’éloge d’un officier qui se trouvait à Leipzig en congé ; c’était, disait-on, un homme plein de sagesse et d’expérience, qui avait servi dans la guerre de Sept ans, et qui avait gagné la confiance de tout le monde. Il ne me fut pas difficile de l’approcher, et nous fîmes ensemble de fréquentes promenades. L’idée de l’expérience était, peu s’en faut, devenue chez moi une idée fixe, et j’éprouvais le besoin irrésistible de m’en éclaircir. Avec ma franchise naturelle, je lui découvris mon inquiétude. Il sourit et fut assez bon pour me donner, en réponse à mes questions, quelques détails sur sa vie et sur le monde qu’il avait vu de plus près. Ce que j’en tirai de mieux, c’est que l’expérience nous persuade que nos pensées, nos vœux et nos desseins les meilleurs sont irréalisables, et que l’on tient surtout pour inexpérimenté l’homme qui nourrit de pareilles fantaisies et qui les exprime avec chaleur.

Mais, en homme de cœur et de courage, il m’assura qu’il n’avait pas lui-même renoncé tout à fait à ces fantaisies, et qu’il se trouvait encore assez bien d’avoir conservé un peu de foi, d’amour et d’espérance. Là-dessus, il me conta mille choses sur la guerre, la vie des camps, les escarmouches et les batailles, surtout celles auxquelles il avait pris part ; et ces terribles événements, mis en rapport avec un seul individu, en prenaient un aspect tout à fait singulier. Je le décidai ensuite à me conter sans réticence les histoires de la cour qui avait brillé naguère, et les récits avaient tout l’air de la fable. Il me parlait de la force corporelle d’Auguste II, de ses nombreux enfants, de ses énormes dépenses, puis du goût de son successeur pour les arts et les collections, du’comte de Bruhl et de son faste sans bornes, dont quelques traits semblaient presque fous ; de toutes ces fêtes et ces divertissements somptueux auxquels l’invasion de Frédéric en Saxe avait mis fin brusquement. Maintenant les résidences royales étaient ravagées, les magnificences de Bruhl étaient anéanties, et, de tout cela, il ne restait plus qu’un beau pays dévasté.

Comme il me voyait surpris de ces voluptés insensées et troublé des maux qui les avaient suivies, et me faisait observer qu’on demandait justement à un homme expérimenté de ne s’étonner ni d’une chose ni de l’autre, et de ne pas y prendre un trop vif intérêt, je sentis un grand plaisir à demeurer quelque temps encore dans mon inexpérience ; à quoi il m’encouragea lui-même, me conjurant de m’en tenir jusqu’à nouvel ordre aux expériences agréables, et de fuir, autant qu’il se pourrait, les désagréables, quand elles voudraient s’imposer à moi. Mais, un jour, que notre conversation retomba sur l’expérience en général, et que je rapportai à l’officier le propos burlesque de mon ami Behrisch, il secoua la tête en souriant, et dit : « Voilà ce qu’il en est des paroles, aussitôt qu’elles sont une fois prononcées ! Elles sonnent si drôlement, même si follement, qu’il semblerait presque impossible d’y mettre un sens raisonnable, et pourtant on pourrait l’essayer. » Et comme je le pressais, il me répondit avec son air sage et riant : « Si vous voulez bien que, pour commenter et compléter votre ami, je poursuive à sa manière, il a voulu dire, ce me semble, que l’expérience consiste uniquement à faire l’épreuve de ce qu’on voudrait ne pas éprouver : c’est à cela du moins que dans ce monde les choses aboutissent le plus souvent. »




LIVRE III.

Un autre homme, bien différent de Behrisch, pouvait néanmoins, dans un certain sens, lui être comparé : c’est Œser que je veux dire, un de ces rêveurs pour qui la vie s’écoule dans une activité facile. Ses amis eux-mêmes s’avouaient tout bas qu’avec un très-beau naturel, il n’avait pas assez travaillé dans sa jeunesse, en sorte qu’il n’était jamais parvenu à exercer son art avec une habileté parfaite. Cependant une certaine application semblait réservée à son âge avancé, et, pendant bien des années que je l’ai connu, je ne l’ai jamais vu manquer d’invention et d’assiduité. Il m’avait captivé dès le premier moment. Sa demeure singulière et mystérieuse avait déjà pour moi un charme infini. Dans le vieux château de Pleissenbourg, à droite, au coin du bâtiment, on montait un gracieux escalier tournant restauré. Ensuite on trouvait à gauche les salles claires et spacieuses de l’Académie de dessin, dont il était directeur ; mais on n’arrivait chez lui que par un corridor étroit et sombre, à l’extrémité duquel on cherchait enfin l’entrée de ses chambres, rangées à la file vis-à-vis d’un vaste grenier à blé. La première pièce était ornée de tableaux de la dernière école italienne, de maîtres dont il appréciait beaucoup la grâce. Comme j’avais pris de lui des leçons particulières avec quelques jeunes gentilshommes, il nous était permis de dessiner dans cette salle, et nous parvenions aussi quelquefois dans son cabinet, qui y touchait et qui renfermait le peu de livres qu’il possédât, ses collections d’objets d’art et naturels, et tout ce qui pouvait l’intéresser le plus. Tout était rangé avec goût, simplement et de telle sorte que ce petit espace contenait beaucoup de choses, meubles, armoires, portefeuilles, élégamment et sans affectation ni surabondance. Aussi la première chose qu’il nous recommandait, et sur laquelle il revenait sans cesse, c’était la simplicité, dans tout ce que les arts et les métiers réunis sont appelés à produire. Comme ennemi déclaré du prétentieux et du contourné, et, en général, du baroque, il nous montrait de ces vieux modèles dessinés et gravés sur cuivre, en contraste avec des ornements mieux entendus et des formes plus simples de meubles et d’autres décorations des appartements ; et comme, autour de lui, tout s’accordait avec ces maximes, les paroles et les leçons du maître faisaient sur nous une heureuse et durable impression. Il avait d’ailleurs d’autres occasions de nous exposer ses sentiments d’une manière pratique, car, étant fort considéré des particuliers et des hommes publics, il était souvent consulté sur les constructions nouvelles et les changements qu’on avait en vue. En général, il paraissait plus disposé à travailler d’occasion, pour un but et un usage déterminés, qu’à entreprendre et à terminer des choses qui subsislent pour elles-mêmes et qui exigent une plus grande perfection. Aussi était-il toujours dispos, toujours prêt, quand les libraires lui demandaient pour quelque ouvrage des gravures grandes et petites. C’est lui, par exemple, qui a gravé les vignettes des premiers ouvrages de Winckelmann. Mais souvent il se bornait à faire de simples esquisses, que Geyser savait rendre parfaitement. Ses figures avaient quelque chose de générique, pour ne pas dire d’idéal. Ses femmes étaient agréables et charmantes, ses enfants assez naïfs ; mais il ne réussissait pas dans les hommes, auxquels, avec sa manière spirituelle, il est vrai, mais toujours nébuleuse, et en même temps expéditive, il donnait le plus souvent l’air de lazzaroni. Comme il calculait moins ses compositions sur la forme que sur la lumière, l’ombre et les masses, elles produisaient dans l’ensemble un bon effet, et, en général, toutes ses œuvres étaient accompagnées de quelque grâce. Comme d’ailleurs il ne pouvait ni ne voulait vaincre l’inclination enracinée qu’il avait pour le significatif, l’allégorique, pour ce qui éveillait une pensée accessoire, ses ouvrages donnaient toujours à réfléchir, et ils étaient complétés par une idée, ne pouvant l’être sous le rapport de l’art et de l’exécution. Cette direction, toujours dangereuse, l’entraînait quelquefois jusqu’aux dernières limites du bon goût et peut-être même au delà. Il cherchait souvent à atteindre son but par les plus singulières idées et par de capricieux badinages ; et, même dans ses meilleurs travaux, il y a toujours quelque chose d’humoristique. S’il arrivait que le public ne fût pas satisfait de ses conceptions, OEser se vengeait par une nouvelle facétie, plus singulière encore. Il peignit, par exemple, à sa manière, dans le vestibule de la grande salle de concerts, une figure idéale de femme, tenant des mouchettes qu’elle approche d’une bougie, et il s’égayait fort, à l’idée qu’il mettait peut-être les gens aux prises, sur la question de savoir si cette muse étrange avait dessein de moucher ou d’éteindre la chandelle : ce qui lui donnait lieu de faire malicieusement entrevoir toute sorte d’intentions railleuses.

Ce fut pendant mon séjour à Leipzig que l’on construisit le nouveau théâtre, et cet événement produisit une grande sensation. Le rideau, dans sa nouveauté, était d’un effet extraordinairement agréable. Œser avait fait descendre les Muses des nuages, où elles planent d’ordinaire dans ces compositions, et il les avait placées sur la terre. Un vestibule du temple de la Gloire était décoré des statues de Sophocle et d’Aristophane, autour desquels se groupaient les poètes dramatiques modernes. Les déesses des arts y figuraient aussi, et tout était noble et beau. Mais voici le caprice ! Le milieu de l’espace était libre et laissait voir le portail du temple au fond du tableau ; un homme, en jaquette légère, passait entre les deux groupes sans y prendre garde, et marchait droit au temple. On le voyait donc par derrière, et il n’était guère qu’ébauché. Ce personnage devait figurer Shakspeare, qui, sans devanciers ni successeurs, sans s’inquiéter des modèles, allait à l’immortalité en suivant sa propre voie. Œser exécuta cet ouvrage dans les combles du nouveau théâtre. Nous nous y rassemblâmes souvent autour de lui, et, pendant son travail, je lui lisais Musarion dans les bonnes feuilles.

Pour moi, je ne fis dans la pratique de l’art aucun progrès. Les leçons du maître agissaient sur notre esprit et notre goût ; mais son dessin était trop indéterminé pour m’amener à une exécution précise et décidée, moi qui ne faisais qu’entrevoir les objets de l’art et de la nature. Il nous communiquait les aspects plutôt que les formes des figures et des corps, les attitude » plutôt que les proportions. Il nous donnait l’idée des figures, et nous demandait de les animer nous-mêmes. Cela eût été fort bien, s’il n’avait pas eu affaire à des commençants. Si donc on pouvait lui refuser un talent remarquable pour l’enseignement, on devait, en revanche, reconnaître qu’il avait beaucoup de tact et d’adresse, et qu’une heureuse souplesse d’esprit faisait de lui, dans un sens élevé, un véritable maître. Il voyait très-bien les défauts de chacun, mais il n’aimait pas à les censurer directement, et il usait plutôt, en termes très-laconiques, de louanges et de critiques indirectes. Puis il nous abandonnait à nos réflexions, et notre intelligence en prenait un développement rapide et marqué. J’avais, par exemple, dessiné très-soigneusement, d’après un modèle, avec le crayon noir et le crayon blanc, un bouquet de fleurs sur du papier bleu, et, soit avec l’estompe, soit avec des hachures, j’avais tâché de reproduire ce petit dessin. Après que je me fus donné beaucoup de peine, il vint à passer derrière moi et il dit : « Plus de papier ! » puis il s’éloigna. Mon voisin et moi, nous nous creusions la tête pour deviner ce que cela voulait dire, car mon bouquet était au large sur une grande demi-feuille. Enfin nous crûmes avoir découvert sa pensée, quand nous observâmes qu’à force d’entasser le noir et le blanc, j’avais entièrement couvert le fond bleu, détruit la demi-teinte, et fait, avec beaucoup d’application, un dessin sans agrément. Au reste, Œser ne manquait pas de nous enseigner ce qui regarde la perspective, la lumière et les ombres, mais c’était de telle sorte que nous avions mille peines à trouver la manière d’appliquer ses préceptes. Probablement, comme nous ne devions pas être artistes, il se proposait seulement de nous former l’intelligence et le goût, de nous faire connaître ce qu’on exige d’une œuvre d’art, sans nous imposer l’obligation de la produire. Comme du reste l’application n’était pas mon fait (car je n’aimais que ce qui me venait à la volée), je me sentis peu à peu fatigué ou du moins découragé, et, comme la théorie est plus facile que la pratique, je me laissais conduire où il plaisait à Œser de nous mener.

On venait de traduire en allemand la Vie des peintres de Dargenville. Je l’achetai dans sa première nouveauté, et l’étudiai assidûment. Cela parut faire plaisir à notre maître, et il nous fournit l’occasion de voir plusieurs portefeuilles des grandes collections de Leipzig : par là, il nous introduisit dans l’histoire de l’art ; mais ces études produisirent chez moi un effet auquel il ne songeait pas. Les divers sujets que je voyais traiter par les artistes éveillèrent ma veine poétique, et, de même qu’on fait une gravure pour un poëme, je fis les poèmes pour les gravures et les dessins, me figurant dans leurs positions antérieures et subséquentes les personnages que je voyais représentés ; d’autres fois, je composais une petite chanson en harmonie avec leur situation, et, parla, je m’accoutumais à voir les arts en rapport les uns avec les autres. Et la faute même que je commis de tomber quelquefois dans la poésie descriptive me profita plus tard, après des réflexions plus mûres, parce qu’elle fixa mon attention sur la différence des arts. Il se trouvait plusieurs de ces petites pièces dans le recueil que Behrisch avait fait, mais il ne s’en est rien conservé.

Ce domaine des arts et du goût, dans lequel Œser vivait, où il entraînait quiconque le fréquentait assidûment, prenait un caractère toujours plus élevé et d’autant plus charmant que l’artiste aimait à s’entretenir des hommes, morts ou absents, avec lesquels il avait été ou se trouvait encore en liaison. Car, s’il avait une fois donné à quelqu’un son estime, il le témoignait invariablement dans sa conduite et ne changeait plus de sentiments.

Après nous avoir vanté surtout, parmi les Français, M. de Caylus, il nous parla des Allemands qui se distinguaient dans le même genre. Nous apprîmes, par exemple, que le professeur Christ avait rendu d’excellents services par son goût pour les arts, par ses collections, ses connaissances, sa coopération, et qu’il avait fait servir sa science au véritable progrès des arts. En revanche, il ne fallait pas parler de Heinecken, soit parce qu’il s’occupait beaucoup trop curieusement de la première enfance de l’art allemand, pour laquelle Œser avait peu d’estime, soit parce qu’il s’était mal conduit avec Winckelmann, ce qu’on ne pouvait lui pardonner. Notre attention fut vivement portée sur les travaux de Lippert, dont notre professeur savait fort bien relever le mérite. « Car, disait-il, bien que les statues et les grandes figures soient toujours le fond et le comble de toute connaissance de l’art, cependant on a rarement l’occasion de les voir en original ou en copie. Lippert, au contraire, nous fait connaître un petit monde de gemmes, dans lequel le mérite plus saisissable, l’heureuse invention des anciens, leur sage composition, leur exécution élégante, étonnent davantage, sont mieux compris, en même temps que la foule des objets permet mieux la comparaison. » Tandis que nous étions occupés de ces choses, autant que cela nous était permis, on nous signala les grands travaux esthétiques de Winckelmann en Italie, et nous étudiâmes dévotement ses premiers écrits, car Œser avait pour lui un respect sans bornes, qu’il sut aisément nous inspirer. Nous ne pouvions, il est vrai, démêler ce qu’il y a de problématique dans ces petits traités, qui s’égarent d’ailleurs encore dans l’ironie, et se rapportent à des opinions et des faits particuliers ; mais, comme Œser avait eu sur ces travaux beaucoup d’influence, et qu’il nous prêchait sans cesse l’évangile du beau, ou plutôt du gracieux et de l’agréable, nous finissions par trouver le sens général, et nous nous flattions de suivre dans ces explications une marche d’autant plus sûre, que nous regardions comme un grand bonheur de puiser à la même source à laquelle Winckelmann avait étanché sa première soif de connaissances.

Il ne peut rien arriver de plus heureux pour une ville que de rapprocher dans ses murs plusieurs hommes d’une belle culture, et qu’animé également l’amour du bien et du beau. Leipzig avait cet avantage, et en jouissait paisiblement, car les Jugements n’étaient pas encore divisés comme on l’a tant vu depuis. Huber, connaisseur bien exercé, qui faisait une collection de gravures, avait un autre mérite, dont on lui savait gré : il songeait à faire connaître aussi aux Français la valeur de la littérature allemande. Kreuchauf, amateur au coup d’œil exercé, qui, étant ami de toute la Société des arts, pouvait considérer toutes les collections comme siennes ; Winkler, qui faisait volontiers part aux autres du plaisir intelligent qu’il prenait à ses trésors : tous ces hommes et d’autres encore, vivaient et agissaient dans un même esprit, et, si souvent que je les aie vus passer en revue des œuvres d’art, je ne puis me souvenir qu’une querelle ait jamais éclaté entre eux. Comme de juste, on prenait toujours en considération l’école d’où l’artiste était sorti, le temps où il avait vécu, le talent particulier que lui avait donné la nature et le point auquel il l’avait porté dans la pratique. On ne manifestait aucune prédilection pour les sujets religieux ou profanes, pour les scènes de ville ou de campagne, pour la nature morte ou vivante ; il s’agissait uniquement des convenances de l’art. Ces amateurs et ces collectionneurs, par leur position, leur goût, leur fortune, comme par les occasions, étaient plus attirés vers les écoles flamande et hollandaise ; toutefois, en même temps qu’on exerçait son œil à étudier les mérites infinis des artistes du nord-ouest, le regard se tournait vers le sud-est avec désir et vénération.

C’est ainsi que l’université, où je ne remplissais ni les vues de mes parents ni même les miennes, devait me fortifier dans l’étude où j’étais destiné à trouver les plus grandes jouissances de ma vie : aussi la mémoire des lieux où j’ai reçu une impulsion si décisive m’est-elle toujours restée infiniment précieuse et chère. Le vieux Pleissenbourg, les salles de l’Académie, mais, avant tout, la demeure d’Œser, ainsi que les collections de Winkler et de Richter, me sont aussi présents que jamais.

Cependant un jeune homme qui, au milieu des conversations de personnes âgées, occupées d’objets qu’elles connaissent, ne reçoit l’instruction qu’en passant, et à qui on laisse le travail le plus difficile, savoir de tout coordonner, doit se trouver dans une situation pénible. Je cherchais donc ardemment, avec d’autres, de nouvelles lumières, et nous devions les trouver chez un homme auquel nous étions déjà bien redevables. L’esprit peut arriver de deux manières à de grandes jouissances, par l’intuition et par l’idée. Mais l’intuition veut un noble objet, qui ne s’offre pas toujours, et une culture proportionnée, à laquelle on peut n’être pas arrivé ; l’idée, au contraire, ne demande que la réceptivité ; l’idée apporte le fonds avec elle, et est elle-même l’instrument de la culture. Aussi fut-il accueilli de nous avec une grande joie, le trait de lumière que le plus admirable penseur fit descendre sur nous à travers les nuages. Il faut être jeune pour se représenter l’effet que le Laocoon de Lessing exerça sur nous, en nous entraînant du domaine d’une étroite intuition dans les libres espaces de la pensée. Le fameux ut pictura poesis, si longtemps mal compris, était mis de côté ; la différence entre l’art plastique et l’art oratoire était manifeste ; les sommets de l’un et de l’autre se montraient séparés, de si près qu’ils se touchassent à leurs bases. L’art plastique devait se renfermer dans les limites du beau, lors même que l’art oratoire, qui ne peut se passer de tout exprimer, était autorisé à franchir ces bornes. L’un travaille pour le sens externe, que le beau peut seul satisfaire, l’autre, pour l’imagination, qui peut s’arranger du laid. Toutes les conséquences de cette magnifique pensée s’offrirent à nous comme un trait de lumière ; toute l’ancienne critique doctorale et magistrale fut rejetée comme un vieux vêtement ; nous nous sentions délivrés de tout mal, et nous croyions pouvoir abaisser un regard de compassion sur ce seizième siècle, jusque-là si admirable, où l’on ne savait voir la vie dans les œuvres d’art et les poèmes allemands que sous la figure d’un fou coiffé de sonnettes, la mort, sous l’uniforme d’un squelette craquetant, et les maux nécessaires et accidentels du monde, sous l’image grotesque du diable. Nous étions surtout ravis de cette belle pensée, que les anciens avaient regardé la mort comme le frère du sommeil, et les avaient représentés comme deux Ménechmes, pareils, à s’y méprendre. Nous pouvions donc enfin célébrer le triomphe du beau ; et le laid, en tout genre, qu’on ne saurait après tout bannir du monde, nous pouvions le rejeter dans la sphère inférieure du domaine de l’art, dans le comique.

La beauté de ces idées fondamentales ne se révèle qu’à l’esprit sur lequel elles exercent leur action infinie ; elle ne se révèle qu’à l’époque où, vivement désirées, elles apparaissent dans le bon moment. Ceux pour lesquels a été servie une telle nourriture s’en occupent avec amour durant des époques entières de leur vie, et ils en reçoivent un immense développement, tandis qu’il ne manque pas de gens qui résistent sur-le-champ à cette influence et d’autres qui, dans la suite, rabaissent et critiquent la haute conception. Mais, comme l’idée et l’intuition se fécondent mutuellement, je ne pouvais longtemps méditer ces nouvelles pensées sans concevoir un désir extrême de voir une fois en grand nombre des œuvres d’art importantes. Je résolus donc de visiter Dresde sans retard. L’argent nécessaire ne me manquait pas, mais il y avait d’autres difficultés à vaincre, et je les augmentais encore sans nécessité par mon humeur fantasque. En effet, je cachai mon projet à tout le monde, parce que je désirais voir de la manière qui me convenait les chefs-d’œuvre de cette capitale, et ne voulais pas que personne pût m’induire en erreur.

Une autre bizarrerie venait compliquer encore une chose si simple. Nous tenons de la nature et de l’éducation certaines faiblesses, et l’on pourrait se demander lesquelles, des unes ou des autres, nous donnent le plus à faire. J’aimais, il est vrai, à expérimenter tous les états de la vie, et l’occasion s’en était présentée à moi bien souvent, mais je tenais de mon père une extrême répugnance pour toutes les auberges. Cette impression s’était fortifiée chez lui pendant ses voyages en Italie, en France et en Allemagne. Il parlait rarement par figures, et ne les appelait à son secours que dans un accès de gaieté ; cependant il avait coutume de dire qu’il croyait toujours voir dans la porte d’une auberge une grande toile d’araignée, tendue si artistement que les insectes pouvaient bien entrer, mais que les guêpes elles-mêmes ne sortaient pas sans être dépouillées. Il trouvait horrible d’être condamné à payer énormément cher pour se voir obligé de renoncer à ses habitudes, à tout ce qui fait le charme de la vie, et de vivre au gré de l’hôte et du garçon. Il estimait l’hospitalité d’autrefois, et, quoiqu’il eût d’ailleurs beaucoup de peine à souffrir chez lui quelque chose d’insolite, il exerçait pourtant cette vertu, surtout en faveur des artistes et des virtuoses. C’est ainsi que le compère Sfekatz prenait toujours son logement chez nous, et que le musicien Abel, le dernier qui ait su jouer de la viole avec succès, y fut bien reçu et bien traité. Avec de telles impressions d’enfance, que rien n’avait encore effacées, comment aurais-je pu me résoudre à descendre à l’auberge dans une ville étrangère ? Il m’aurait été bien facile de trouver un logement chez de bons amis : le conseiller Krebel, l’assesseur Hermann et d’autres m’en avaient parlé souvent ; mais mon voyage devait être aussi un secret pour eux, et je pris un parti fort singulier.

Mon voisin de chambre, le studieux élève en théologie, dont les yeux étaient toujours plus faibles, avait un parent à Dresde, un cordonnier, avec lequel il échangeait une lettre de temps en temps. Le langage de cet homme me l’avait rendu remarquable au plus haut point, et l’arrivée de ses lettres était toujours une fête pour nous. La manière dont il répondait aux plaintes de son cousin, menacé de perdre la vue, était toute particulière : il ne s’efforçait pas de chercher des motifs de consolation, qui sont toujours difficiles à trouver ; mais la sérénité avec laquelle il considérait sa propre vie, gênée, pauvre, pénible, sa manière de badiner sur les maux et les incommodités, l’imperturbable assurance qu’en soi la vie est un bien, se communiquait à celui qui lisait la lettre, et le mettait, du moins pour quelques moments, dans les mêmes dispositions. Enthousiaste comme je l’étais, j’avais fait souvent saluer cet homme de ma part ; j’avais vanté son heureux caractère et exprimé le vœu de faire sa connaissance. Les choses étant ainsi, rien ne me semblait plus naturel que de lui faire une visite, de m’entretenir avec lui, même de demeurer chez lui et de faire sa connaissance particulière. Après quelque résistance, mon bon voisin me donna une lettre péniblement écrite, et, plein d’impatience, je partis pour Dresde par la voiture jaune, ma matricule dans la poche.

Je cherchai mon cordonnier et le trouvai bientôt dans le faubourg. Assis sur son escabeau, il me reçut amicalement, et me dit en souriant, après avoir lu la lettre : « Je vois, mon jeune monsieur, que vous êtes un singulier chrétien. — Comment cela, maître ? lui dis-je. — Singulier n’est pas dit en mauvaise part, poursuivit-il : on nomme ainsi les gens qui ne sont pas d’accord avec eux-mêmes, et je vous appelle un singulier chrétien, parce que vous vous montrez en un point l’imitateur de Jésus-Christ, mais non pas dans l’autre. » Je le priai de s’expliquer et il poursuivit : « Il semble que votre intention soit d’annoncer une joyeuse nouvelle aux pauvres et aux petits : cela est beau et cette imitation du Seigneur est louable, mais vous auriez dû réfléchir aussi qu’il s’asseyait de préférence à la table des gens riches et fortunés, et que même il ne dédaignait pas le parfum du baume : or, vous pourriez bien trouver chez moi le contraire. »

Ce joyeux début me mit d’abord de bonne humeur, et, pendant quelques moments, nous fîmes assaut de plaisanteries. La femme était là, rêveuse, se demandant comment elle pourrait loger et traiter un tel hôte. Le mari eut encore là-dessus de très-agréables saillies, qui faisaient allusion non*seulement à la Bible, mais aussi à la chronique de Godefroy, et quand il fut convenu que je resterais, je donnai ma bourse en garde à l’hôtesse et la priai de s’en servir selon le besoin. Comme le mari voulait refuser, et me donnait à entendre, avec quelque malice, qu’il n’était pas aussi dénué qu’il en avait l’air, je le désarmai en lui disant : « Et quand ce ne serait que pour changer l’eau en vin, aujourd’hui qu’il ne se fait plus de miracles, une recette si éprouvée ne viendrait pas mal à propos ! » La femme parut trouver toujours moins étrange ma façon de parler et d’agir ; nous fûmes bientôt à merveille tous ensemble, et nous passâmes une très-joyeuse soirée. Le mari était toujours le même, parce que tout découlait d’une seule source : sa richesse était un solide bon sens, qui reposait sur une humeur sereine, et il se plaisait dans l’uniforme activité dont il avait l’habitude. Travailler sans relâche était pour lui la première et la plus nécessaire des choses ; il regardait tout le reste comme accidentel. C’est ce qui maintenait sa bonne humeur, et je dus le mettre, avant beaucoup d’autres, dans les rangs des philosophes pratiques, des sages sans le savoir.

Enfin arriva l’heure, impatiemment attendue, où la galerie devait s’ouvrir. J’entrai dans ce sanctuaire, et mon étonnement surpassa tout ce que j’avais imaginé. Cette salle qui revient sur elle-même, dans laquelle régnaient, avec le silence le plus profond, la propreté et la magnificence ; les cadres éblouissants, tous nouvellement dorés, le parquet ciré, les salles, fréquentées par des spectateurs plus que par des travailleurs inspiraient un sentiment de solennité, unique en son genre, d’autant plus semblable à l’impression avec laquelle on entre dans un temple, que la décoration de cent églises, objet d’innombrables donations, ne semblait exposée de nouveau dans ce lieu que pour la sainte destination de l’art. Je prêtai volontiers l’oreille à la démonstration rapide de mon guide ; je demandai seulement de rester dans la galerie extérieure. Là, à ma grande satisfaction, je me trouvais en pays de connaissance. J’avais déjà vu les ouvrages de plusieurs artistes ; j’en connaissais d’autres par la gravure, d’autres de nom. Je ne le cachai point, et, par là, j’inspirai à mon guide quelque confiance ; il fut charmé du ravissement que je fis paraître devant les toiles où le pinceau avait triomphé de la nature : car les ouvrages qui m’attiraient le plus étaient ceux où la comparaison avec la nature connue relevait nécessairement le mérite de l’art.

Quand je rentrai chez mon cordonnier pour prendre le repas de midi, j’en crus à peine mes yeux. Il me semblait voir devant moi un tableau de Van Ostade, mais si complet, qu’on n’aurait eu qu’à le placer dans la galerie. La position des objets, la lumière, les ombres, la teinte brunâtre de l’ensemble, l’effet magique, tout ce qu’on admire dans ces tableaux, je le voyais dans la réalité. C’était la première fois que je reconnaissais en moi le don, que j’ai mis par la suite en usage d’une manière plus consciente, de voir la nature par les yeux de tel ou tel artiste, aux ouvrages duquel je venais de donner une attention particulière. Cette faculté m’a procuré de grandes jouissances, mais elle a aussi augmenté mon désir de m’appliquer de temps en temps avec ardeur à l’exercice d’un talent que la nature paraissait m’avoir refusé.

Je visitai la galerie à toutes les heures permises, et je continuai d’exprimer tout haut mon ravissement, à la vue de plusieurs précieux ouvrages. Par là, j’anéantis mon beau projet de rester inconnu et inobservé : je n’avais eu affaire jusqu’alors qu’à un sous-inspecteur ; mais l’inspecteur de la galerie, le conseiller Riedel, me remarqua, et il attira mon attention sur bien des choses qui lui semblaient être de mon ressort. Je trouvai à cette époque cet excellent homme aussi empressé, aussi obligeant, que je l’ai vu plus tard, durant nombre d’années, et qu’il se montre encore aujourd’hui. Sa figure s’est tellement associée chez moi à ces chefs-d’œuvre, que mon imagination ne peut l’en séparer ; son souvenir m’a suivi même en Italie, où sa présence m’aurait été bien précieuse, quand j’avais sous les yeux tant de grandes et riches collections.

Comme on ne peut, même au milieu d’étrangers et d’inconnus, contempler de pareils ouvrages la bouche close, et sans échanger ses impressions ; que leur vue est, au contraire, éminemment propre à disposer les âmes aux épanchements mutuels, j’entrai en conversation avec un jeune homme qui paraissait fixé à Dresde et attaché à une légation. Il m’invita à me rendre un soir dans une auberge où se rassemblait une joyeuse société, et où l’on pouvait, en payant un modeste écot, passer quelques heures agréables.

Je fus ponctuel au rendez-vous, mais je ne trouvai pas la société, et le garçon me causa quelque surprise en me faisant les compliments du monsieur qui m’avait invité, avec des excuses de ce qu’il ne viendrait qu’un peu plus tard, ajoutant que je devais voir sans surprise tout ce qui pourrait se passer ; je n’aurais d’ailleurs que mon écot à payer. Je ne comprenais rien à ce langage, mais les toiles d’araignée de mon père me revinrent à l’esprit, et je me tins sur la réserve pour attendre ce qui pourrait arriver. La société se réunit, ma nouvelle connaissance me présenta, et je ne tardai pas à m’apercevoir qu’il s’agissait de mystifier un jeune homme, qui, en véritable novice, se distinguait par ses prétentions et son impertinence. Je me tins soigneusement sur mes gardes, afin qu’on ne prît pas fantaisie de m’associer à lui. À table, l’intention que j’ai signalée parut toujours plus évidente à chacun : lui seul ne voyait rien. Les buveurs s’échauffèrent de plus en plus, et, à la fin, ayant poussé un vivat en l’honneur de sa bien-aimée, chacun jura haut et clair que nul ne devait plus boire dans ces verres ; on les jeta derrière soi, et ce fut le signal de plus grandes folies. Enfin je me dérobai tout doucement, et le garçon, qui n’exigea de moi qu’un écot très-modeste, me pria de revenir, assurant qu’on ne faisait pas autant de bruit tous les soirs. Je demeurais loin de là, et il était près de minuit quand j’arrivai. Je trouvai les portes ouvertes, tout le monde était couché, et une lampe éclairait l’étroite demeure, où mon œil, toujours plus exercé, reconnut sur-le-champ le plus beau tableau de Schalken, dont je ne pouvais me séparer, au point que je n’en fermai pas les yeux.

Je consacrai uniquement à la galerie de tableaux le peu de jours que je passai à Dresde. Les antiques étaient encore dans les pavillons du grand jardin. Je refusai de les voir, comme toutes les autres raretés que Dresde renfermait, trop persuadé que, même dans la galerie des tableaux, il devait rester encore bien des choses cachées pour moi. Car j’acceptais plutôt de confiance le mérite des maîtres italiens, que je ne pouvais prétendre à le discerner. Ce que je ne pouvais voir comme nature, mettre à la place de la nature, comparer avec un objet connu, était sur moi sans effet. L’impression matérielle est le premier degré qui mène dans les arts à toute jouissance plus élevée.

Je m’arrangeais fort bien avec mon cordonnier. Il était spirituel et assez varié, et nous faisions quelquefois assaut de railleries : cependant un homme qui s’estime heureux, et qui demande aux autres de faire comme lui, nous mécontente, et, à force de reproduire ces sentiments, il nous donne de l’ennui. Je me trouvais, il est vrai, occupé, intéressé, animé, mais non pas heureux, et les souliers faits sur sa mesure n’allaient pas à mon pied. Nous nous séparâmes pourtant fort bons amis, et, quand je pris congé, mon hôtesse ne fut pas non plus mécontente de moi.

Peu de temps avant mon départ, il m’arriva encore une chose très-agréable. Par l’entremise de mon jeune étranger, qui voulait se remettre un peu en crédit auprès de moi, je fus présenté au directeur de Hagedorn, qui me montra sa collection avec une grande bonté, et prit un vif plaisir a l’enthousiasme du jeune ami des arts. Il était, comme il sied à un connaisseur, entièrement épris des tableaux qu’il possédait ; aussi trouvait-il rarement chez les étrangers la sympathie qu’il désirait. Il fut surtout charmé de me voir admirer outre mesure un tableau de Schwanefeld, en relever chaque détail, sans me lasser d’en faire l’éloge : c’est que les paysages qiii me rappelaient le beau ciel serein sous lequel j’avais grandi, la riche végétation de ces contrées, et toutes les faveurs qu’un climat plus chaud dispense aux hommes, me touchaient davantage dans l’imitation, parce qu’elle éveillait chez moi un langoureux souvenir.

Cependant ces précieuses études, qui préparaient l’esprit et les sens à l’art véritable, furent interrompues et amorties par un affreux spectacle, c’était l’aspect désolé et dévasté de maintes rues de Dresde où je devais passer. La Mohrenstrasse, en ruine, ainsi que l’église de la Croix, avec sa tour lézardée, me firent une impression profonde, et c’est encore aujourd’hui comme une tache sombre dans mon imagination. Je vis de la coupole de Notre-Dame ces déplorables ruines entremêlées à l’a belle ordonnance de la ville. Le marguillier me vantait l’habileté de l’architecte, qui avait prévu un cas si funeste en construisant l’église et la coupole, et les avait bâties à l’épreuve de la bombe. Le bonhomme me montrait ensuite les ruines de toutes parts, et disait avec un laconisme significatif : « Voilà l’ouvrage de l’ennemi ! »

Je retournai enfin à Leipzig, et ce ne fut pas sans regret. Je trouvai dans un grand étonnement mes amis, que je n’avais pas accoutumés à de pareilles escapades ; ils avaient fait mille conjectures sur le sens de ce mystérieux voyage. Quand je leur eus fait mon histoire, avec une entière exactitude, ils déclarèrent que c’était un conte, et cherchèrent subtilement à découvrir le mot de l’énigme, que l’espiègle cachait sous le gîte du cordonnier. Cependant, s’ils avaient pu lire dans mon cœur, ils n’y auraient découvert aucune espièglerie. La vérité de cette vieille maxime : « Plus on sait, plus on s’agite, » se réalisait chez moi dans toute sa force ; et plus je m’efforçais de mettre en ordre et de m’approprier ce que j’avais vu, moins je pouvais y parvenir. Je dus enfin laisser l’effet se produire doucement. Je rentrai dans le courant de la vie ordinaire, et je finis par me trouver tout à fait à mon aise, quand mes relations d’amitié, mes progrès dans des connaissances qui étaient à ma mesure et une certaine activité de la main m’occupèrent d’une manière moins relevée, mais plus proportionnée à mes forces.

Une liaison très-agréable et très-salutaire pour moi fut celle que je formai avec la famille Breitkopf. Bernard-Christophe Breitkopf, le véritable fondateur de la maison, qui était arrivé à Leipzig, pauvre ouvrier imprimeur, vivait encore, et habitait l’Ours d’or, édifice remarquable du Marché-Neuf, où Gottsched avait un logement. Le fils, Jean-Dieudonné-Emmanuel, était aussi marié depuis longtemps et père de plusieurs enfants. Ils crurent ne pouvoir mieux employer une partie de leur belle fortune qu’à bâtir, vis-à-vis de leur premier domicile, une grande maison à l’enseigne de l’Ours d’argent, qui fut construite plus haute et plus vaste encore que la maison patrimoniale. Je fis justement connaissance de la famille à l’époque de la bâtisse. Le fils aîné pouvait avoir quelques années de plus que moi ; c’était un beau jeune homme, adonné à la musique, et qui jouait fort bien du piano et du violon. Le second, un excellent cœur, était aussi musicien, et, non moins que l’aîné, il animait les concerts qu’on organisait souvent. Ils avaient tous deux, ainsi que les parents et les sœurs, beaucoup d’affection pour moi. Je m’occupai avec eux de la construction, de l’achèvement, de l’ameublement et de l’installation, et, par là, j’appris beaucoup de choses qui ont rapport à ce travail. J’avais aussi l’occasion de voir les leçons d’Œser appliquées. Je fis de fréquentes visites dans la maison neuve, que j’avais vue naître. Je me livrais avec les fils à divers exercices. L’aine mit des airs à quelques-unes de mes chansons, qu’on imprima avec son nom, mais pas avec le mien, et qui lurent peu connues. J’ai choisi les meilleures et les ai mêlées à mes petits poèmes, Le père avait inventé ou perfectionné une nouvelle manière d’imprimer la musique. Il me permit l’usage d’une belle bibliothèque, qui avait surtout pour objet l’origine et les progrès de l’imprimerie, ce qui me permit d’acquérir sur ce sujet quelques connaissances. J’y trouvai en outre de bons livres d’estampes, qui représentaient l’antiquité, et je poursuivis aussi de ce côté mes études, qui gagnèrent encore à ce qu’une remarquable collection d’empreintes en soufre avait été mise en désordre dans le déménagement. Je la rétablis de mon mieux, et, pour cela, je dus recourir à Lippert et à d’autres auteurs. Un médecin, le docteur Reichel, logeait aussi dans la maison : je le consultais de temps en temps, car je me sentais, sinon malade, du moins indisposé, et, comme cela, nous passions ensemble une agréable et douce vie.

Je devais former dans cette maison une liaison nouvelle. Le graveur Stock, de Nuremberg, vint habiter la mansarde. C’était un homme très-laborieux, exact et réglé dans ses travaux. Il gravait, comme Geyser, sur les dessins d’Œser de grandes et de petites planches, toujours plus goûtées, pour les romans et les poésies. Il gravait très-nettement, en sorte que le travail sortait de l’eau-forte presque achevé, et qu’il ne restait à l’artiste que peu de chose à retoucher avec le burin, qu’il maniait à merveille. Il faisait une évaluation exacte du temps qu’une planche devait lui prendre, et rien ne pouvait le détourner de son travail, avant qu’il eût achevé sa tâche quotidienne. On le voyait assis à un large établi, devant la grande fenêtre de la mansarde, qui était très-propre et bien tenue, et où sa femme et ses deux filles lui faisaient compagnie. De celles-ci, l’une est heureusement mariée, l’autre est une artiste d’un mérite éminent. Elles sont restées toujours mes amies. Je partageais mon temps entre les étages inférieurs et supérieurs, et je m’attachai beaucoup à Stock, qui, au milieu de son application soutenue, avait l’humeur la plus agréable, et qui était la bonté même.

La propreté de ce travail m’attirait, et je lis avec le maître quelques essais. Mon inclination m’avait ramené au paysage, qui m’intéressait dans mes promenades solitaires, et me paraissait accessible en soi et plus saisissable dans les œuvres d’art que la figure humaine, à laquelle je n’osais me risquer. Je gravai donc, sous la direction de Stock, divers paysages, d’après Thiel et d’autres peintres. Et ces travaux d’une main inexpérimentée produisaient cependant quelque effet, et furent bien reçus. Le grattage et le blanchiment des planches, la gravure même, et enfin l’application de l’eau-forte, m’occupaient tour à tour, et j’en vins bientôt à pouvoir aider mon maître en plusieurs choses. L’attention nécessaire pour appliquer l’eau-forte ne me faisait pas défaut, et il était rare que l’opération manquât ; mais je ne veillais pas assez à me garantir des vapeurs nuisibles qui s’exhalent pendant l’opération, et elles peuvent bien avoir contribué aux maux dont j’eus ensuite à souffrir assez longtemps. Pour essayer de tout, je mêlai à ces travaux des tentatives de gravure sur bois. J’exécutai quelques petits fleurons, d’après des modèles français, et plusieurs parurent satisfaisants.

Que l’on me permette de mentionner encore ici quelques hommes qui demeuraient à Leipzig ou y séjournèrent quelque temps. Weisse, receveur de district, dans ce temps à la fleur de son âge, amical et prévenant, avait notre affection et notre estime. À la vérité, nous ne voulions pas tout à fait accepter comme des modèles ses pièces de théâtre, mais elles nous entraînaient, et ses opéras, animés par le talent facile de Hiller, nous faisaient un grand plaisir. Schiebeler de Hambourg suivait la même carrière, et nous fîmes aussi un accueil favorable à son Lisouard et Dariolette. Eschenbourg, beau jeune homme, un peu plus âgé que nous, se distinguait avantageusement parmi les étudiants. Zacharie voulut bien passer avec nous quelques semaines ; introduit par son frère, il prit place à notre table. Nous nous faisions, comme de juste, un honneur de fêter notre hôte tour à tour, en faisant ajouter quelque chose à l’ordinaire, augmenter le dessert et servir de meilleur vin. Zacharie était un homme de grande et belle taille, de joyeuse humeur, et qui ne cachait pas son goût pour les plaisirs de la table. Lessing nous vint aussi, et je ne sais ce que nous avions alors dans la cervelle, il nous plut de ne lui montrer aucune déférence, d’éviter même les lieux où il paraissait : probablement nous crûmes devoir nous tenir à distance, ne pouvant nullement prétendre à former avec lui une liaison particulière. Cette niaiserie passagère, qui n’est pas chose rare chez une jeunesse vaine et fantasque, je la payai cher dans la suite ; car je ne revis jamais de mes yeux cet homme excellent, pour lequel j’avais la plus haute estime.

Mais, dans toutes nos études sur l’art et l’antiquité, chacun de nous avait sans cesse devant les yeux Winckelmann, dont le mérite était reconnu avec enthousiasme dans sa patrie. Nous lisions assidûment ses ouvrages, cherchant à connaître les circonstances dans lesquelles il avait écrit les premiers. Nous y trouvions bien des vues qui semblaient empruntées à Œser, et même des plaisanteries et des boutades qui rappelaient les siennes ; nous n’eûmes pas de repos avant de nous être fait une idée approximative de l’occasion dans laquelle avaient pris naissance ces écrits si remarquables et pourtant quelquefois si énigmatiques : et cependant nous n’en faisions pas une étude bien approfondie, car la jeunesse cherche beaucoup plus l’émotion que la science, et ce n’est pas la dernière fois que je fus redevable d’un progrès marqué à des feuilles sibyllines.

C’était un beau temps que celui-là pour la littérature. Les hommes éminents jouissaient encore de l’estime publique. Cependant les querelles de Klotz et les controverses de Lessing annonçaient déjà que cette époque allait bientôt finir. Winckelmann était l’objet d’un respect général, inviolable, et l’on sait comme il était sensible à tout jugement public qui semblait n’être pas en rapport avec sa dignité bien sentie. Toutes les gazettes s’accordaient à célébrer sa gloire ; les voyageurs d’élite le quittaient éclairés et ravis, et les vues nouvelles qu’il émettait se répandaient dans la science et dans la vie. Le prince de Dessau ne s’était pas acquis moins d’estime. Jeune, animé debonnes et nobles pensées, il s’était distingué par ses voyages et toute sa conduite. Winckelmann était enchanté de lui, et, lorsqu’il avait à en faire mention, c’était toujours en termes magnifiques. L’établissement d’un parc, alors unique en son genre, son goût pour l’architecture, qu’Ennannsdorf entretenait par son activité, tout parlait en faveur d’un prince qui donnait aux autres un brillant exemple, et promettait un âge d’or à ses serviteurs et à ses sujets. Tout à coup les jeunes élèves apprennent avec allégresse que Winckelmann va revenir d’Italie, visiter le prince son ami, s’arrêter chez Œser en passant et, par conséquent, paraître dans notre société. Nous n’avions point la prétention de l’entretenir, mais nous espérions le voir, et, comme les jeunes gens saisissent volontiers toute occasion pour en faire une partie de plaisir, nous étions déjà convenus de faire à Dessau une course à cheval et en voiture, avec le projet de nous mettre aux aguets ça et là ! dans une belle contrée, que l’art avait ennoblie, dans un pays à la fois bien administré et gracieusement décoré, pour voir ces hommes, qui nous étaient si supérieurs, se promener devant nos yeux. Œser lui-même était dans une véritable exaltation, à la seule pensée de revoir son ami, et, comme un coup de foudre dans un ciel serein, éclata au milieu de nous la nouvelle de la mort de Winckelmann. Je vois encore la place où je l’appris. C’était dans la cour du Pleissenbourg, non loin de la petite porte par laquelle on montait chez Œser. Un de mes condisciples vint au-devant de moi, et me dit qu’on ne pouvait voir le maître, et pourquoi. Cet affreux événement produisit un effet immense. Ce furent des plaintes et des gémissements universels. La mort prématurée de Winckelmann fit sentir plus vivement la valeur de sa vie. Peut-être, si son activité se fût déployée jusque dans un âge avancé, son influence n’aurait pas été aussi grande qu’elle devait l’être maintenant, qu’à l’exemple de tant d’hommes extraordinaires, il recevait de la destinée la consécration d’une étrange et lamentable mort.

Tandis que je déplorais la perte de Winckelmann, je ne songeais pas que j’aurais bientôt à craindre pour ma propre vie. Car, sur ces entrefaites, ma santé s’était altérée. J’avais apporté de la maison une disposition hypocondre, qui n’avait fait que se fortifier par mon genre de vie sédentaire. Les douleurs que je sentais de temps en temps à la poitrine depuis l’accident d’Auerstadt, et qui s’étaient sensiblement accrues à la suite d’une chute de cheval, me jetaient dans le découragement. Un mauvais régime m’affaiblit l’estomac ; la lourde-bière de Merse bourg m’offusquait le cerveau ; le café, qui me donnait une tristesse toute particulière, surtout pris au lait après le repas, paralysait mes entrailles et semblait en suspendre les fonctions. J’en éprouvais de grandes angoisses, sans pouvoir m’astreindre à un genre de vie plus raisonnable. Mon humeur, stimulée par les forces vives de la jeunesse, passait d’un extrême à l’autre, d’une gaieté excessive à un chagrin mélancolique. C’était le temps où les bains froids avaient pris faveur, et étaient recommandés sans réserve. Il fallait coucher sur la dure et peu couvert, ce qui supprimait toute transpiration accoutumée. Ces folies et d’autres encore, suite de l’impulsion mal entendue de Rousseau, devaient, assurait-on, nous rapprocher de la nature et nous préserver de la dépravation des mœurs. Tout cela, sans distinction, mis en pratique avec des variations déraisonnables, produisit sur beaucoup de gens les effets les plus funestes, et je provoquai de telle sorte mon heureuse organisation, que, pour sauver tout, il ne fallut pas moins qu’une conjuration et une révolution de ses forces secrètes.

Une nuit, je m’éveillai avec une violente hémorragie. J’eus encore assez de force et de présence d’esprit pour avertir mon voisin. Le docteur Reichel fut appelé. Il me soigna avec la plus grande affection. Je fus plusieurs jours entre la vie et la mort, et, quand je me sentis mieux, la joie que j’en eus fut troublée par un abcès qui s’était manifesté, dans l’intervalle, au côté gauche du cou, et qu’on eut enfin le loisir d’observer, quand le danger fut, passé. Cependant la convalescence est toujours agréable et réjouissante, quoique les progrès en soient faibles et lents. Après cette crise de la nature, il me sembla que j’étais un autre homme ; dès longtemps je ne m’étais trouvé une aussi grande sérénité d’esprit. J’étais heureux de sentir l’intérieur de mon corps dégagé, tout menacé que j’étais d’un mal extérieur de longue durée.

Mais dans ce temps mon principal réconfort fut de voir combien d’hommes excellents me témoignaient une affection imméritée. Je dis imméritée, car il n’y en avait aucun à qui je n’eusse fait péniblement sentir mes fâcheux caprices ; aucun, que je n’eusse offensé plus d’une fois par mon humeur contrariante, et que même, dans le sentiment de mes torts, je n’eusse quelque temps évité obstinément. Tout cela était oublié ; mes amis me témoignèrent la plus grande affection ; ils cherchèrent à m’amuser et à me distraire, soit dans ma chambre, soit en dehors, aussitôt que je pus la quitter. Ils faisaient avec moi des promenades en voiture ; ils me recevaient dans leurs maisons de campagne, et je fus bientôt en voie de guérison.

Au nombre de ces amis, je citerai d’abord le docteur Hermann, alors conseiller, depuis bourgmestre de Leipzig. Il fut, entre les convives dont je devais à Schlosser la connaissance, celui avec lequel je conservai des relations qui se maintinrent toujours les mêmes. On pouvait le compter au nombre des élèves les plus studieux de l’université. Il suivait ses cours avec une régularité parfaite, et ses travaux particuliers allaient toujours du même train. Pas à pas, sans le moindre écart, je le vis arriverai ! doctorat, puis devenir assesseur, sans que cela parût lui coûter aucun effort, sans qu’il montrât jamais le moindre signe de précipitation ou de ralentissement. La douceur de son caractère m’attirait ; sa conversation instructive m’enchaînait. Il me semble, en vérité, que son application régulière me charmait surtout parce que je croyais m’attribuer, du moins en partie, par l’approbation et l’estime, un mérite que je ne pouvais me vanter d’avoir en propre.

S’il était régulier dans ses travaux, il ne l’était pas moins dans l’exercice de ses talents et la jouissance de ses plaisirs. Il jouait fort bien du clavecin, il dessinait avec sentiment d’après nature, et m’encourageait à en faire autant. Je dessinai en effet, à sa manière, sur papier gris, avec le crayon noir et le crayon blanc, plus d’une oseraie de la Pleisse et quelques replis agréables de ces eaux tranquilles, en me livrant toujours à mes ardentes rêveries. Il savait répliquer par de joyeux badinages à mes boutades comiques, et je me rappelle bien des heures charmantes que nous avons passées ensemble, lorsqu’il m’invitait, avec une solennité badine, à un souper tête à tête, où, avec une dignité particulière, à la clarté des bougies, nous mangions de grand appétit un lièvre officiel, qui était accouru dans sa cuisine comme revenant-bon de sa place ; assaisonnant les mels de plaisanteries à la manière de Behrisch, et ajoutant une pointe à l’esprit du vin. Je reconnais, avec la plus sincère gratitude, que cet homme excellent, encore plein d’activité dans sa charge importante, me voua la plus fidèle assistance dans le mal que je pressentais alors, mais dont je ne soupçonnais pas encore toute la gravité ; qu’il me donna toutes ses heures de liberté, et, par le souvenir de nos premiers divertissements, sut égayer mes moments de tristesse. Je me félicite de pouvoir, après un si long temps, lui rendre publiquement ce témoignage.

Comme ce digne ami, Grœning, de Brème, me montra une affection particulière. J’avais fait sa connaissance peu de temps auparavant, et c’est dans ma disgrâce que j’éprouvai d’abord sa bienveillance. Je sentis d’autant plus vivement le prix de cette faveur, que personne ne recherche guère l’intimité de ceux qui souffrent. Il n’épargnait rien pour me divertir, pour m’arracher aux réflexions que je faisais sur mon état, pour me montrer dans un avenir prochain et me promettre ma guérison et une saine activité. Que de fois je me suis réjoui dans la suite d’apprendre la part utile et salutaire que cet homme distingué a prise aux affaires les plus importantes de sa ville natale ! C’est alors aussi que l’ami Horn déploya sans relâche son affection vigilante. Toute la maison Breitkopf, la famille Stock, bien d’autres encore, me traitèrent comme un proche parent, et la bienveillance de tant d’amis me rendit plus supportable et plus doux le sentiment de mon état.

Mais je dois mentionner avec plus de détail un homme dont je fis alors la connaissance, et dont la conversation instructive savait si bien m’arracher à ma triste situation, que je l’oubliais véritablement. Cet homme était Langer, depuis bibliothécaire à Wolfenbuttel. Plein d’instruction et de science, il aimait ma soif de connaissances nouvelles, qui, dans mon état d’excitation maladive, se montrait d’une manière toute fiévreuse. Il cherchait à me satisfaire par des exposés lucides, et je dus beaucoup à sa société, quoiqu’elle ait duré peu de temps, parce qu’il savait me guider de diverses manières, et me rendre attentif à la direction que je devais suivre alors. Je me sentais d’autant plus obligé à cet homme remarquable que ma société l’exposait à quelque danger, car il avait succédé à Behrisch comme gouverneur du jeune comte de Lindenau, et le père avait imposé au nouveau mentor la condition formelle de n’avoir avec moi aucune relation. Curieux de connaître un personnage si dangereux, il sut me rencontrer plusieurs fois en lieu tiers. Je gagnai son amitié, et, plus prudent que Behrisch, il venait me chercher de nuit ; nous allions nous promener ensemble ; nous nous entretenions de sujets intéressants, et je finissais par l’accompagner jusqu’à la porte de sa bien-aimée, car cet homme sérieux, savant, à l’extérieur sévère, n’avait pas su échapper aux filets d’une très-aimable dame.

La littérature allemande et, avec elle, mes propres essais poétiques m’étaient devenus étrangers depuis quelque temps, et, comme il arrive d’ordinaire dans un pareil cycle d’études spontanées, je revins à mes chers anciens, qui, pareils à de lointaines montagnes bleues, distinctes dans leurs masses et leurs contours, mais confuses dans leurs parties et leurs rapports intérieurs, bornaient l’horizon de mes vœux intellectuels. Je lis avec Langer un échange, où je jouais en même temps les rôles de Glaucus et de Diomède : je lui abandonnai des corbeilles pleines de poètes et de critiques allemands, et je reçus en retour un certain nombre d’auteurs grecs, dont la lecture devait me délasser pendant ma lente convalescence.

La confiance que de nouveaux amis se vouent l’un à l’autre a coutume de se développer par degrés. Des occupations et des inclinations communes sont le premier symptôme d’une entente mutuelle ; puis viennent les confidences relatives aux passions présentes et passées, particulièrement aux aventures d’amour ; quelque chose de plus profond encore, qui se manifeste quand la liaison doit s’accomplir, ce sont les sentiments religieux, les affaires de cœur qui ont rapport à l’impérissable, et qui affermissent la base de l’amitié, comme elles en décorent le sommet.

La religion chrétienne flottait entre sa donnée historique positive et un pur déisme, qui, fondé sur la moralité, devait à son tour fonder la morale. La diversité des caractères et des sentiments se montrait ici par gradations infinies, d’autant plus qu’une différence capitale concourait à l’effet ; car il s’agissait de savoir quelle part la raison et quelle part le sentiment pouvait et devait avoir à ces convictions. Les hommes les plus vifs et les plus spirituels se montraient ici comme des papillons, qui, oubliant tout à fait leur état de chenilles, rejettent l’enveloppe de la chrysalide, dans laquelle ils sont parvenus à leur perfection organique. Les autres, plus fidèles et plus modestes, pouvaient être comparés à des fleurs, qui, même lorsqu’elles arrivent à leur plus bel épanouissement, ne se séparent ni des racines ni de la tige maternelle, et n’amènent au contraire le fruit désiré à sa maturité que par cette union de famille. Langer était de cette dernière catégorie ; en effet, tout savant qu’il était, et surtout bibliographe, il donnait à la Bible une préférence marquée sur les autres livres, et la regardait comme le document unique d’où nous pouvons déduire notre généalogie morale et spirituelle. Il était de ceux qui ne peuvent concevoir un rapport immédiat avec le grand Dieu de l’univers ; une médiation lui était donc nécessaire, et il croyait en trouver l’analogue partout dans les choses de la terre et du ciel. Son exposition agréable et conséquente se faisait écouler aisément d’un jeune homme qui, séparé des objets terrestres par une pénible maladie, se trouvait fort heureux de tourner vers les choses célestes la vivacité de son esprit. Fort sur la Bible comme je l’étais, il ne tenait plus qu’à la foi de déclarer désormais divin ce que j’avais jusqu’alors estimé humainement, et cela m’était d’autant plus facile que j’avais d’abord appris à connaître ce livre comme livre divin. L’Évangile était donc bienvenu pour un être souffrant, disposé à l’attendrissement et même à la faiblesse, et quoique Langer, tout croyant qu’il était, fût en même temps un homme très-raisonnable, et qu’il soutînt fermement qu’on ne devait pas permettre au sentiment de prédominer ni se laisser entraîner dans l’exaltation, je n’aurais guère su m’occuper du Nouveau Testament sans émotion et sans enthousiasme.

Nous passâmes bien du temps dans ces entretiens, et Langer me prit tellement en amitié, comme un prosélyte fidèle et bien préparé, qu’il ne balança pas à me sacrifier plus d’une heure destinée à son amante, et qu’il courut même le risque d’être dénoncé comme Behrisch et mal vu de son patron. Je répondais à son affection avec une vive reconnaissance. Ce qu’il faisait pour moi eilt été en tout temps considérable, et méritait tout mon respect dans ma situation présente.

Mais, comme, d’ordinaire, quand l’harmonie des âmes s’est élevée dans les régions les plus spirituelles, les tons durs et criards de la vie mondaine éclatent avec plus de violence et d’emportement que jamais, et que le contraste, qui subsiste toujours en secret, venant à se manifester soudain, agit d’une manière d’autant plus sensible, je ne devais pas non plus sortir de l’école péripatétique de mon ami sans avoir été témoin d’un événement étrange, du moins pour Leipzig, je veux dire d’un tumulte, que les étudiants provoquèrent, et voici à quelle occasion. Des jeunes gens s’étaient brouillés avec la garde bourgeoise ; on en était venu aux voies défait. Des étudiants se liguèrent pour venger les offenses reçues. Les soldats résistèrent vigoureusement, et l’avantage ne resta pas aux citoyens de l’université, fort mécontents : on rapporta que des personnes notables avaient loué et récompensé les vainqueurs pour leur courageuse résistance. Cela enflamma chez les jeunes gens les sentiments d’honneur et de vengeance. Ils se dirent les uns aux autres ouvertement que, la nuit prochaine, il y aurait des vitres brisées ; et quelques amis, qui étaient venus m’annoncer qu’on était à l’œuvre, durent me conduire sur la place : car les jeunes gens et la foule sont toujours attirés par le tumulte et le danger. Nous vîmes en effet un singulier spectacle, La rue, d’ailleurs libre, était occupée, d’un côté, par des hommes tout à fait tranquilles, qui, sans mouvement et sans bruit, observaient ce qui allait arriver. Dans l’espace vide, une douzaine de jeunes gens passaient et repassaient un à un, avec l’air d’un calme parfait, mais, aussitôt qu’ils étaient parvenus devant la maison désignée, ils jetaient en passant des pierres aux fenêtres, et ils répétèrent leur action en allant et venant, aussi longtemps qu’il y eut des vitres à briser. Toute la scène s’acheva aussi tranquillement qu’elle avait commencé, et l’affaire n’eut pas d’autres suites.

Au milieu du vacarme de ces exploits universitaires, je quittai Leipzig, au mois de septembre 1768, dans l’équipage commode d’un voiturier, avec d’honnêtes personnes de ma connaissance. Dans les environs d’Auertstadt, mon accident me revint à la mémoire ; mais je ne pouvais soupçonner le danger bien plus grand qui devait, bien des années après, me menacer dans ce lieu ; tout aussi peu qu’à Gotha, où nous nous fîmes montrer le château, je ne pouvais imaginer dans la grande salle, ornée d’ouvrages en stuc, que je recevrais à cette même place tant de marques de faveur et de bienveillance.

Plus j’approchais de ma ville natale, plus je faisais des réflexions inquiètes sur les dispositions, les espérances, les projets, avec lesquels j’avais quitté la maison, et je me sentais fort abattu de revenir en quelque sorte comme un naufragé. Mais, comme je n’avais pas trop de reproches à me faire, je sus conserver assez de calme. Cependant mon arrivée ne fut pas sans émotion. Ma vivacité naturelle, animée, exaltée par la maladie, amena une scène passionnée. J’avais sans doute plus mauvaise mine que je ne m’en doutais : je ne m’étais pas regardé au miroir depuis longtemps, et qui ne s’accoutume pas à sa figure. On convint tacitement de ne se faire que peu à peu diverses communications, et de me laisser, avant tout, quelque repos de corps et d’esprit.

Ma sœur se rapprocha de moi sur-le-champ, et, comme ses lettres m’y avaient préparé, elle me fit connaître avec plus de précision et de détail les sentiments et la situation de la famille. Après mon départ, mon père avait reporté sur ma sœur toute sa manie didactique ; et, sa maison étant complètement fermée, rendue par la paix à la tranquillité, et même débarrassée de locataires, il avait retranché à sa fille presque tous les moyens de chercher au dehors quelque distraction et quelque relâche. Elle devait étudier tour à tour le français, l’italien, l’anglais ; après quoi, mon père l’obligeait dépasser au clavecin une grande partie du jour. Elle ne devait pas non plus perdre l’habitude d’écrire, et j’avais déjà remarqué qu’il dirigeait sa correspondance avec moi, et me faisait arriver, par sa plume, les leçons qu’il voulait me donner. Ma sœur était et fut toujours un être indéfinissable, le plus singulier mélange de sévérité et de douceur, d’obstination et de condescendance, et ces qualités agissaient, tour à tour unies ou séparées par la volonté et l’inclination. C’est ainsi qu’elle avait tourné, d’une manière qui m’effraya, sa sévérité contre notre père. Elle ne lui pardonnait pas de lui avoir refusé ou empoisonné, pendant ces trois années, tant d’innocents plaisirs, et ne voulait absolument reconnaître aucune de ses excellentes qualités. Elle faisait tout ce qu’il prescrivait et ordonnait, mais elle le faisait de la plus mauvaise grâce du monde ; elle le faisait dans l’ordre accoutumé, rien de plus, rien de moins. Elle ne se pliait à aucune chose par affection ou par complaisance, et ce fut un des premiers sujets sur lesquels notre mère me fit ses plaintes secrètes. Mais, comme ma sœur, autant que personne au monde, avait besoin d’affection, elle me voua toute sa tendresse. Ses soins pour me guérir et me distraire absorbaient tout son temps ; ses amies, qu’elle dominait sans y songer, durent chercher de leur côté tous les moyens de me divertir et de me consoler. Elle était ingénieuse pour me réjouir, et développa même quelques germes d’une humeur bouffonne, que je ne lui avais jamais connue et qui lui allait fort bien. Il s’établit bientôt entre nous un langage de coterie, à l’aide duquel nous pouvions nous entretenir devant tout le monde sans être compris de personne, et souvent elle se servait de cet argot avec hardiesse en présence de nos parents.

Pour mon père, il était dans un état assez satisfaisant. Il se portait bien ; les leçons qu’il donnait à ma sœur l’occupaient une grande partie du jour ; il écrivait sa relation de voyage ; il passait à accorder son luth plus de temps qu’il n’en jouait. Il dissimulait de son mieux son chagrin de se voir, au lieu d’un fils robuste, actif, prêt à prendre.’es degrés et à parcourir la carrière prescrite, un enfant maladif, qui paraissait plus souffrir encore de l’âme que du corps. Il ne cachait pas son désir que l’on put abréger le traitement ; mais il fallait surtout se garder en sa présence de toute parole sentant l’hypocondrie, car elle provoquait son impatience et sa colère.

Ma mère, naturellement vive et gaie, passait, dans ces circonstances, de bien tristes jours. Son petit ménage lui demandait peu de temps. Cette âme si bonne, qui n’était jamais désoccupée, avait besoin de prendre intérêt à quelque chose, et la religion s’offrait la première. Elle s’y attacha d’autant plus volontiers que ses meilleures amies étaient d’une piété éclairée et sincère. Dans le nombre se distinguait Mlle de Klettenberg. C’est de ses conversations et de ses lettres que sont nées les Confessions d’une belle âme, qu’on trouve insérées dans Wilhelm Meister. Elle était d’une taille svelte, de grandeur moyenne ; ses manières cordiales et naturelles avaient pris dans la vie du monde et de la cour une grâce particulière. Sa mise, très-soignée, rappelait le costume des sœurs hernutes. La sérénité et le repos de l’âme ne la quittaient jamais. Elle considérait sa maladie comme un élément nécessaire de sa passagère existence terrestre ; elle souffrait avec la plus grande patience, et, dans les intervalles, elle était vive et causante. Sa conversation favorite, ou même unique, roulait sur les expériences morales que l’homme qui s’observe peut faire sur lui-même. À cela se joignaient les sentiments religieux, qu’elle considérait, comme naturels et surnaturels, d’une manière très-agréable et même ingénieuse. Ces mots peuvent suffire pour rappeler aux amis de pareils tableaux la peinture détaillée que j’ai faite de son âme[4]. La marche toute particulière qu’elle avait suivie dès son enfance, sa naissance, son éducation relevée, la vivacité et l’originalité de son esprit, la tenaient assez éloignée des autres dames qui cherchaient le salut dans la même voie. Mme Griesbach, la plus distinguée, semblait trop sévère, trop sèche, trop instruite ; elle savait, elle pensait, elle embrassait plus que les autres, qui se contentaient de développer leurs sentiments, et elle leur était à charge, parce que chacune ne pouvait pas, ne voulait pas, mener avec soi un si grand équipage sur le chemin de la béatitude. Mais aussi la plupart devinrent, il faut le dire, un peu monotones, en ce qu’elles s’attachèrent à une certaine terminologie, qu’on aurait pu comparer à celle des Sentimentaux, qui vinrent plus tard. Mlle de Klettenberg suivit sa voie entre les deux extrêmes, et semblait se mirer avec quelque complaisance dans l’image du comte de Zinzendorf, dont les sentiments et les actes attestaient une haute naissance et une position distinguée. Or elle trouva en moi ce qu’elle demandait, une nature jeune et vive, qui aspirait comme elle à une félicité inconnue ; qui, sans pouvoir se regarder comme extraordinairement coupable, ne se trouvait point dans un état heureux, et n’avait ni la santé du corps ni celle de l’âme. Elle voyait avec joie ce que m’avait donné la nature et bien des choses que j’avais acquises. Et quand elle me reconnaissait de nombreuses qualités, il n’y avait là rien d’humiliant pour elle, car d’abord elle ne prétendait point rivaliser avec un homme, et puis elle se croyait bien au-dessus de moi sous le rapport du développement religieux. Mon inquiétude, mon impatience, mes efforts, mes recherches, mes méditations, mes réflexions, mes incertitudes, elle expliquait tout à sa manière, sans me dissimuler, et en m’assurant au contraire avec franchise, que tout venait de ce que je n’étais pas réconcilié avec Dieu. Or j’avais cru dès mon enfance être fort bien avec mon Dieu ; bien plus, je me figurais, après diverses expériences, qu’il était même en reste avec moi, et j’étais assez hardi pour croire que j’avais quelque chose à lui pardonner. Cette idée vaine se fondait sur ma bonne volonté, qui était sans bornes, et à laquelle il aurait dû, me semblait-il, venir mieux en aide. On peut juger que nous eûmes là-dessus, mon amie et moi, de fréquents débats ; mais ils se terminaient toujours de la manière la plus amicale, et quelquefois, comme le vieux recteur Albrecht, elle finissait par dire que j’étais un jeune fou, à qui il fallait passer quelque chose.

J’étais fort tourmenté de mon abcès, le médecin et le chirurgien ayant voulu d’abord le mûrir, puis le résoudre, disaient-ils, et enfin ayant trouvé bon de l’extirper : toutefois j’en fus, assez longtemps, plus incommodé que souffrant ; mais, vers la fin de la cure, comme il fallait sans cesse revenir à toucher l’abcès avec la pierre infernale et d’autres mordants, cela m’offrait pour chaque jour de fâcheuses perspectives. Le médecin et le chirurgien appartenaient aussi aux piétistes séparés, quoiqu’ils fussent l’un et l’autre de naturel très-différent. Le chirurgien, d’une taille élancée et bien prise, avait la main habile et légère. Par malheur, il était un peu phthisique, et supportait son état avec une patience vraiment chrétienne, sans se laisser distraire de ses devoirs par sa souffrance. Le médecin était un homme inexplicable, au regard malin, à la parole caressante, du reste plein de mystère, et qui s’était acquis dans le monde dévot une confiance toute particulière. Actif et vigilant, il savait consoler ses malades ; mais, ce qui avait surtout étendu sa clientelle, c’était le talent qu’il avait de tenir en réserve certains remèdes mystérieux, qu’il préparait lui-même et dont personne ne devait parler, parce que chez nous il était sévèrement défendu aux médecins de manipuler eux-mêmes. Il parlait plus ouvertement de certaines poudres, qui étaient, je pense, quelque digestif. Quant à ce sel admirable, qu’on ne devait employer que dans les cas les plus dangereux, il n’en était question qu’entre les fidèles, quoique personne encore ne l’eût vu et n’en eût ressenti l’effet. Pour exciter et fortifier la croyance à ce remède universel, le médecin avait recommandé à ses malades, s’il les trouvait quelque peu crédules, certains livres mystiques, mélange de chimie et d’alchimie, et leur avait donné à entendre qu’en les étudiant, on pouvait parvenir à se mettre soi-même en possession de ce joyau : ce qui était d’autant plus nécessaire que, par des causes physiques et surtout par des causes morales, la recette ne pouvait guère se transmettre ; que même, pour approfondir ce grand œuvre, pour le produire et le mettre en usage, il fallait apprendre à connaître, dans leur enchaînement, les mystères de la nature ; car ce n’était pas quelque chose d’isolé, mais d’universel, et qui pouvait même être produit sous diverses formes et diverses figures. Mon amie avait prêté l’oreille à ce séduisant langage. La santé du corps était trop étroitement unie à la santé de l’âme. Et pourrait-on jamais faire au prochain un bien plus grand, lui témoigner une plus grande compassion, qu’en s’appropriant un moyen d’apaiser tant de douleurs, d’écarter tant de périls ? Déjà elle avait étudié en secret le Opus mago-cabbalisticum de Welling ; mais, comme l’auteur obscurcit et fait disparaître aussitôt la lumière qu’il communique, elle cherchait un ami qui lui tînt compagnie dansées alternatives de lumière et d’obscurité. Elle n’eut pas besoin de grands efforts pour m’inoculer aussi cette maladie. Je me procurai l’ouvrage qui, de même que tous les écrits de cette espèce, descendait en droite ligne de l’école néo-platonicienne. Je m’attachai surtout, en lisant ce livre, à noter avec la plus grande exactitude les indications obscures où l’auteur renvoie d’un endroit à un autre, et promet ainsi de dévoiler ce qu’il cache, et j’inscrivis en marge les numéros des pages de ces endroits qui devaient s’éclaircir les uns les autres ; mais, avec tout cela, le livre resta encore assez obscur et inintelligible : seulement, on finissait par s’initier à une certaine terminologie, et, comme on en usait à sa guise, on croyait, sinon comprendre, du moins dire quelque chose. Ce livre mentionne ses devanciers avec beaucoup d’honneur, et, par là, nous fûmes encouragés à étudier ces sources. Nous en vînmes à lire Théophraste Paracelse et Basile Valentin, de même que van Helmont, Starckey et les autres, dont nous nous efforcions de pénétrer et de suivre les leçons et les préceptes, plus ou moins appuyés sur la nature et l’imagination. J’aimais surtout l’Aurea catena Homeri, par laquelle la nature est présentée, mais d’une manière peut-être fantastique, dans un bel enchaînement. Nous employâmes ainsi, tantôt seuls, tantôt ensemble, beaucoup de temps à ces singularités, et, durant un long hiver que je dus garder la chambre, Mlle de Klettenberg, ma mère et moi, nous passâmes les soirées très-agréablement à nous amuser de ces mystères, plus que nous n’aurions pu faire à les découvrir.

Cependant une dure épreuve m’était réservée encore ; une digestion troublée, et l’on pourrait dire suspendue pour quelques moments, amena de tels symptômes, qu’au milieu de grandes angoisses, je crus que j’allais mourir. Tous les remèdes étaient sans effet. Dans cette extrémité, ma mère conjura avec les plus vives instances le docteur, embarrassé, d’employer son remède universel. Après une longue résistance, il courut chez lui, la nuit étant déjà fort avancée, et il rapporta un petit verre d’un sel cristallisé, qu’on fit dissoudre dans l’eau et qui fut avalé par le patient. Cela avait un goût alcalin prononcé. Aussitôt après, je me sentis soulagé, et dès lors mon mal parut tourner par degrés à la guérison. Je ne puis dire combien cet événement augmenta et fortifia notre confiance dans le médecin et notre désir d’acquérir un pareil trésor.

Mon amie était sans famille, et habitait une grande maison bien située. Elle s’était déjà procuré un petit fourneau à vent, des ballons et des cornues de moyenne grandeur, et elle opérait, selon les directions de Welling et les indications du docteur et maître, principalement sur le fer, qui devait receler les vertus les plus salutaires, si l’on parvenait à le décomposer ; et comme, dans tous les ouvrages à nous connus, le sel aérien, qu’il s’agissait de produire, jouait un grand rôle, il fallait employer dans ces opérations des alcalis, lesquels, en s’évaporant, devaient s’unir avec ces substances éthérées, et produire enfin per se un sel moyen mystérieux, d’une excellente vertu.

Dès que je fus un peu rétabli, et qu’à la faveur de la belle saison je pus me tenir dans mon ancienne mansarde, je m’arrangeai aussi un petit appareil ; j’eus un petit fourneau à vent avec un bain de sable ; je sus bientôt, à l’aide d’une mèche allumée, changer les ballons en capsules, dans lesquelles les divers mélanges devaient être évaporés. Alors furent traités d’une manière mystérieuse et bizarre de singuliers ingrédients du macrocosme et du microcosme, et, avant tout, on cherchait à produire des sels moyens par une méthode nouvelle. Mais ce qui m’occupa le plus pendant un temps assez long, fut ce qu’on appelait liquor silicum (liqueur des cailloux), qui est produit par la fusion du quartz pur avec une proportion convenable d’alcali, d’où résulte un verre diaphane qui se liquéfie à l’air, et présente un beau liquide transparent. Quiconque le produit lui-même une fois et l’a vu de ses yeux, ne condamnera pas ceux qui croient à une terre vierge et à la possibilité de produire sur elle et par elle de nouveaux effets. J’avais acquis une certaine habileté à préparer cette liqueur des cailloux ; les beaux silex blancs qui se trouvent dans le Mein me fournissaient pour cela d’excellents matériaux, elle reste, non plus que l’application, ne me manquait pas ; mais je finis par me lasser, quand je dus observer que l’élément siliceux ne s’unissait point d’une manière intime avec le sel, comme ma philosophie l’avait cru, car il s’en séparait très-facilement, et ce beau liquide minéral, qui m’avait apparu quelquefois, à ma grande surprise, sous la forme d’une gelée animale, laissait toujours se précipiter une poudre où je devais reconnaître une poussière siliceuse de la plus grande finesse, mais qui ne laissait rien apercevoir en soi de productif et de nature à faire espérer de voir cette terre vierge devenir féconde.

Ces opérations, toutes bizarres et incohérentes qu’elles étaient, me firent néanmoins acquérir diverses connaissances. Je fixai mon attention sur toutes les cristallisations qui pouvaient se présenter, et j’appris à connaître les formes extérieures de plusieurs substances naturelles ; et, comme je savais qu’on avait exposé récemment, dans un ordre plus méthodique, ce qui est du domaine de la chimie, je voulus m’en faire une idée générale, bien que, en ma qualité d’adepte naissant, j’eusse très-peu de respect pour les pharmaciens et pour tous ceux qui opéraient par le feu ordinaire. Cependant je fus vivement captivé par le Compendium de chimie de Boerhave. Je devins désireux de lire plusieurs de ses écrits, et, comme ma longue maladie avait d’ailleurs porté mon attention sur ce qui tient à la médecine, je fus conduit à étudier aussi les aphorismes de cet homme éminent, et j’aimais à les graver dans mon esprit et ma mémoire.

Une autre occupation, un peu plus humaine et bien plus ulile pour mon développement actuel, fut de parcourir les lettres que j’avais écrites de Leipzig à mes parents. Rien ne nous donne plus de lumières sur nous-mêmes que de revoir sous nos yeux ce que nous avons produit quelques années auparavant, en sorte que nous devenons pour nous-mêmes un objet d’observation. Mais, à vrai dire, j’étais alors trop jeune et trop voisin du temps que ces écrits me retraçaient. En général, on ne se dépouille guère d’une certaine satisfaction de soi pendant ses jeunes années, et elle se manifeste particulièrement en ce qu’on se dédaigne soi-même dans un passé encore très-voisin. En effet, comme on s’aperçoit de degré en degré que ce qu’on estime chez soi et chez les autres comme bon et excellent ne soutient pas l’examen, on croit ne pouvoir mieux sortir d’embarras qu’en rejetant soi-même ce qu’on ne peut sauver. C’est ce qui m’arriva. Comme j’avais appris à Leipzig à dédaigner peu à peu mes travaux enfantins, ma carrière universitaire me parut à son tour de peu de valeur, et je ne voyais pas qu’au contraire elle devait en avoir beaucoup pour moi, parce qu’elle m’avait élevé à des méditations et des vues d’un degré supérieur. Mon père avait rassemblé et broché soigneusement mes lettres à lui et à ma sœur ; il avait même corrigé attentivement les fautes d’écriture et de langue.

Ce qui me frappa d’abord dans ces lettres, ce fut la forme extérieure ; je fus effrayé de voir à quel point incroyable mon écriture était négligée depuis le mois d’octobre 1765 jusqu’à la mi-janvier suivante. Puis tout à coup, vers le milieu de mars, paraissait une écriture parfaitement régulière, comme celle de mes compositions de concours. Je passai de l’étonnement à la reconnaissance envers le bon Gellert, car je me souvins alors qu’avec son langage affectueux, il nous faisait un devoir sacré de soigner notre écriture, plus encore que notre style, dans les exercices que nous lui présentions. Il répétait cette exhortation aussi souvent qu’une écriture griffonnée et négligée lui passait sous les yeux : sur quoi, il déclara souvent qu’il regardait la belle écriture de ses élèves comme un objet essentiel de son enseignement, d’autant plus qu’il avait remarqué maintes fois qu’une bonne écriture amène avec elle un bon style.

Je pus aussi observer que, dans mes lettres, les passages écrits en français et en anglais, s’ils n’étaient pas sans fautes, étaient du moins d’une écriture facile et courante. J’avais continué de pratiquer ces langues dans ma correspondance avec George Schlosser, qui était toujours à Treptow, et avec qui je n’avais pas cessé d’être en liaison. Cette correspondance m’apprenait à connaître le monde, car les choses n’allèrent pas constamment pour Schlosser comme il l’avait espéré, et sa manière de penser noble et sérieuse m’inspira une confiance toujours plus grande.

Une autre observation, qui ne pouvait m’échapper, à la lecture de ces lettres, c’est qu’avec les meilleures intentions, mon bon père m’avait fait un tort particulier, et m’avait fait contracter les singulières habitudes dans lesquelles il était tombé lui-même. Il m’avait fréquemment déconseillé les jeux de cartes. Cependant Mme Boehme, tant qu’elle vécut, sut me faire adopter son sentiment, disant que mon père n’avait en vue que l’abus. Comme d’ailleurs je voyais fort bien les avantages de la chose dans le monde, je me laissai gouverner par elle. J’avais l’intelligence du jeu, mais je n’en avais pas l’esprit ; j’apprenais tous les jeux aisément et vite, mais je ne pouvais jamais y donner pendant toute une soirée l’attention convenable. Si donc je commençais fort bien, je finissais toujours par faire des fautes, qui entraînaient pour mes associés et pour moi la perte de la partie, et je passais au souper, ou je me retirais de l’assemblée, l’esprit toujours chagrin. Aussitôt après la mort de Mme Boehme, qui d’ailleurs, pendant sa longue maladie, avait cessé de m’astreindre au jeu, les leçons de mon père reprirent le dessus. Je commençai par m’excuser de faire la partie, et, parce qu’on ne savait que faire de moi, j’étais à charge aux autres et plus encore à moi-même ; je refusai les invitations, qui devinrent plus rares et cessèrent enfin tout à fait. Le jeu, qu’il faut recommander aux jeunes gens, surtout à ceux qui ont un sens pratique et qui veulent se pousser dans le monde, ne pouvait, à vrai dire, jamais devenir chez moi un goût, parce que je n’y faisais point de progrès par l’exercice le plus prolongé. Si quelqu’un m’en avait donné l’idée générale, et m’avait fait observer comme certains signes et plus ou moins de hasard fournissent une sorte de matière, sur laquelle le jugement et la vivacité d’esprit peuvent s’exercer ; si l’on m’avait fait observer plusieurs jeux à la fois, j’aurais pu sans doute me les rendre plus tôt familiers. Avec tout cela, à l’époque dont je parle, ces réflexions m’avaient convaincu qu’on ne doit point éviter les jeux de société, mais au contraire s’efforcer d’y acquérir une certaine habileté. Le temps est infiniment long, chaque journée est un vase dans lequel on peut verser beaucoup, si l’on veut réellement le remplir.

C’est ainsi que je m’occupais de mille manières dans ma solitude, d’autant que les diverses fantaisies auxquelles je m’étais adonné successivement avaient occasion de reparaître. Je revins aussi au dessin, et, comme je voulais toujours travailler d’après nature ou plutôt d’après la réalité, je dessinai ma chambre avec ses meubles et les personnes qui s’y trouvaient, et, quand cela ne m’amusait plus, je retraçais toutes les histoires de ville que l’on se racontait et auxquelles on prenait intérêt. Tout cela n’était point sans caractère et sans un certain goût, mais les figures manquaient de proportions et de véritable force ; l’exécution était d’ailleurs extrêmement vague. Mon père, à qui ces choses faisaient toujours plaisir, les voulait plus distinctes ; il fallait aussi que tout fût complet et terminé. Il faisait donc entoiler mes dessins et les faisait encadrer de lignes ; le peintre Morgenstern, son familier, le même qui s’est fait connaître plus tard, qui s’est même rendu célèbre par ses dessins d’églises, dut tracer les lignes perspectives des chambres et des espaces, ce qui faisait un contraste assez choquant avec les figures vaguement indiquées. Par là, mon père croyait m’obliger toujours plus à l’exactitude, et, pour lui être agréable, je dessinai quelques scènes d’intérieur, dans lesquelles, ayant la réalité pour modèle, je pouvais travailler d’une manière plus précise et plus décidée. Enfin la gravure me revint aussi à la pensée. J’avais composé un paysage assez intéressant, et je me sentis fort heureux quand je pus remettre au jour les procédés que Stock m’avait communiqués, en me rappelant pendant mon travail ces heureux temps. J’eus bientôt gravé la planche et j’en fis tirer des épreuves. Par malheur, la composition était sans lumières et sans ombres, et je pris beaucoup de peine pour lui donner l’un et l’autre ; mais, comme je ne voyais pas clairement à quoi tenait le défaut, je ne pus y remédier.

Je me portais alors très-bien pour mon état, mais il me survint un mal que je n’avais pas encore éprouvé ; c’était une irritation de la gorge et surtout une violente inflammation de la luette ; la déglutition était très-douloureuse et les médecins ne savaient à quel remède recourir. Les gargarismes et le pinceau m’excédaient sans me tirer de ce fâcheux état. Enfin l’idée me vint que j’avais manqué de précautions en gravant à l’eau-forte ; qu’en m’appliquant souvent et avec ardeur à cette opération, je m’étais attiré ce mal, je l’avais nourri et augmenté. Les médecins jugèrent la chose plausible et bientôt certaine, car, ayant renoncé à la gravure (d’autant plus que mes essais n’avaient point réussi et que j’avais plutôt lieu de cacher mon travail que de le produire), je me consolai sans peine, quand je me vis promptement délivré de mon mal. Cependant il me fallut reconnaître que ces mêmes occupations, auxquelles je m’étais livré à Leipzig, avaient bien pu contribuer à ces maux, dont j’avais tant souffert. Assurément c’est une chose ennuyeuse, et triste quelquefois, de trop nous observer nous-mêmes, d’étudier trop ce qui nous est nuisible ou utile ; mais, certes, si l’on considère, d’une part, la singulière idiosyncrasie de la nature humaine, et, de l’autre, l’infinie diversité des genres de vie et des jouissances, on peut trouver merveilleux encore que notre espèce ne se soit pas dès longtemps anéantie. Il semble que la nature humaine possède une sorte de ténacité et de multiformité qui fait qu’elle surmonte tout ce qui vient à elle ou qu’elle l’absorbe, et que, si elle ne peut se l’assimiler, du moins elle le neutralise. Sans doute, après un grand excès, il faut, nonobstant toute résistance, qu’elle cède aux éléments, comme nous l’attestent tant de maladies endémiques et les effets de l’eau-de-vie. Si nous pouvions, sans angoisse, nous observer et voir ce qui agit favorablement ou défavorablement sur notre vie civile et sociale, si compliquée, et, si nous voulions renoncer, à cause des suites fâcheuses, à ce qui nous plaît comme jouissance, nous saurions éloigner aisément de nombreuses incommodités, dont un homme, d’ailleurs bien constitué, souffre parfois plus que d’une maladie ; malheureusement, il en est de l’hygiène comme de la morale : nous ne voyons une faute qu’après y avoir échappé, et à cela nous ne gagnons rien, parce que la faute suivante ne ressemble point à celle qui la précède, et ne se présentant pas sous la même forme ne peut être reconnue.

En parcourant les lettres que j’écrivais de Leipzig à ma sœur, je dus observer entre autres choses que, dès le début de mes études universitaires, je m’étais cru d’abord très-sage et très-habile, car, aussitôt que j’avais appris quelque chose, je me substituais au professeur, et je faisais sur-le-champ le pédagogue. Je riais de voir comme j’adressais d’abord à ma sœur ce que Gellert nous avait enseigné ou conseillé, sans réfléchir qu’une chose peut être appropriée au jeune homme pour sa conduite et ses lectures, mais ne pas convenir à une jeune demoiselle ; et nous plaisantions ensemble de ces singeries. Les poésies aussi que j’avais composées à Leipzig étaient déjà trop faibles à mes yeux ; elles me semblaient froides, sèches et, pour l’expression des états divers du cœur et de l’esprit humain, beaucoup trop superficielles. En conséquence, au moment de quitter pour la seconde fois la maison paternelle et de me rendre dans une nouvelle université, je résolus de faire encore de mes travaux un grand auto-da-fé. Nombre de pièces commencées, dont quelques-unes étaient arrivées au troisième ou quatrième acte, d’autres seulement jusqu’à la fin de l’exposition, ainsi que beaucoup d’autres poésies, des lettres, des écrits divers, furent livrés aux flammes ; je n’épargnai guère, avec le manuscrit de Behrisch, que le Caprice de l’Amant et les Complices. Je continuai de retoucher ce dernier ouvrage avec une affection particulière ; et, comme la pièce était achevée, je retravaillais l’exposition, pour la rendre à la fois plus claire et plus animée. Lessing nous avait offert, dans les deux premiers actes de Minna, un modèle inimitable d’exposition, et je m’efforçais d’entrer dans ses vues et sa pensée.

Voilà bien assez de détails sur les choses qui m’intéressaient et m’occupaient dans ce temps-là. Cependant il faut que je revienne sur l’intérêt que m’avaient inspiré les choses supersensibles, dont j’entrepris tout de bon de me faire une idée, autant que cela me serait possible. Un ouvrage important, qui me tomba dans les mains, exerça sur moi à cet égard une grande influence : ce fut l’Histoire de l’Église et des hérésies, par Arnold. Cet homme n’est pas seulement un historien réfléchi : on trouve aussi chez lui la piété et le sentiment. Ses idées s’accordaient fort bien avec les miennes, et ce qui me charma surtout dans son ouvrage, c’est qu’il me donna une idée plus avantageuse de plusieurs hérétiques qu’on m’avait représentés jusqu’alors comme des fous ou des impies. Chaque homme porte en soi l’esprit de contradiction et le goût du paradoxe. J’étudiais avec soin les diverses opinions, et comme j’avais entendu répéter souvent qu’au bout du compte chacun a sa religion, il me sembla, tout naturellement, que je pouvais aussi me former la mienne, et je me mis à l’œuvre avec beaucoup de joie. Le néoplatonisme en était la base ; les doctrines hermétique, mystique, cabalistique, fournissaient leur appoint ; et, comme cela, je me bâtis un monde assez étrange.

J’aimais à me représenter une divinité qui se produit elle-même de toute éternité ; mais, comme la production ne se peut concevoir sans diversité, elle devait nécessairement se manifester aussitôt comme une seconde essence, que nous reconnaissons sous le nom du fils. Ces deux êtres devaient continuer l’acte de la production, et ils se manifestaient eux-mêmes de nouveau dans le troisième, qui était aussi subsistant, vivant et éternel que le tout. Avec lui cependant était accompli le cercle de la divinité, et il ne leur eût pas été possible à eux-mêmes de produire encore un être qui leur fût complètement égal. Toutefois, comme l’impulsion productrice continuait toujours, ils créèrent un quatrième être, mais qui portait déjà en lui une contradiction, car il devait être absolu comme eux, et en même temps contenu en eux et limité par eux : c’était Lucifer, à qui toute la puissance créatrice était désormais transmise, et duquel toute autre essence devait découler. Il manifesta aussitôt son activité infinie, en créant tous les anges à la fois, tous aussi à son image, absolus, mais contenus en lui et limités par lui. Environné d’une pareille gloire, il oublia sa haute origine, il crut la trouver en lui-même, et de cette première ingratitude résulta tout ce qui nous semble ne pas s’accorder avec la pensée et les vues de la divinité. Plus il se concentrait en lui-même, plus il devait se trouver mal à son aise, comme tous les esprits dont il gênait la douce élévation vers leur origine. Ainsi arriva ce qui nous est présenté sous la forme de la chute des anges. Une partie d’entre eux se concentra avec Lucifer, l’autre se tourna de nouveau vers son origine. De cette concentration de la création entière (car elle était issue de Lucifer, et elle dut le suivre) résulta tout ce qui s’offre à nous sous la forme de la matière, ce que nous concevons comme pesant, solide et ténébreux, mais qui, provenant, sinon d’une manière directe, du moins par filiation, de l’essence divine, est aussi absolument puissant et éternel que le père et les aïeux. Or, comme tout le mal, si nous osons l’appeler ainsi, avait pour cause unique la direction exclusive de Lucifer, cette création manquait de sa meilleure moitié, car elle avait tout ce que donne la concentration, mais elle manquait de ce que l’expansion peut seule produire. La création tout entière aurait donc pu se détruire elle-même par une concentration incessante, s’anéantir avec Lucifer, son père, et perdre tous ses droits à être coéternelle avec la divinité. Les Élohim observèrent quelque temps cet état de choses ; ils avaient le choix d’attendre les siècles dans lesquels le champ aurait été libre de nouveau et l’espace vacant pour une création nouvelle, ou d’agir sur le présent, et de remédier à ses imperfections selon leur puissance infinie. Ils choisirent le dernier parti, et, par leur seule volonté, ils suppléèrent en un moment à toutes les imperfections que le succès de l’entreprise de Lucifer avait entraînées. Ils donnèrent à l’être infini la faculté de s’étendre, de se mouvoir vers eux ; le véritable courant de la vie fut rétabli, et Lucifer lui-même ne put se soustraire à cette influence. C’est l’époque où parut ce que nous appelons lumière, et où commença ce que nous avons coutume de désigner par le mot de création. Mais, à quelque point qu’elle se fût graduellement diversifiée par la force vitale, sans cesse agissante, des Élohim, il manquait un être qui fût propre à rétablir l’union primitive avec la divinité : alors fut créé l’homme, qui dut être semblable et même égal en tout à la Divinité, mais qui, à son tour, se trouva de la sorte dans le cas de Lucifer, c’est-à-dire à la fois absolu et limité ; et, comme cette contradiction devait se manifester en lui dans toutes les phases de l’existence, et qu’une conscience parfaite, tout comme une volonté décidée, devait être l’apanage de sa condition, on pouvait prévoir qu’il serait à la fois la plus parfaite et la plus imparfaite, la plus heureuse et la plus malheureuse des créatures. Il ne tarda pas longtemps à jouer lui-même tout le rôle de Lucifer. Se séparer du bienfaiteur est la véritable ingratitude, et la chute allait s’accomplir pour la seconde fois : au reste, la création tout entière n’est pas et n’a pas été autre chose qu’une séparation et un retour à l’origine.

On voit aisément que, dans ce système, la rédemption est non-seulement résolue de toute éternité, mais considérée comme éternellement nécessaire, et qu’elle doit se renouveler sans cesse pendant toute la durée de la naissance de l’être. Dans ce sens, rien de plus naturel que de voir la Divinité, qui s’était déjà préparée à revêtir une enveloppe, prendre la figure de l’homme et partager son sort pour un peu de temps, afin d’exalter la joie et d’adoucir la douleur par cette assimilation. L’histoire de toutes les religions et de toutes les philosophies nous apprend que cette grande vérité, indispensable aux hommes, a été transmise par diverses nations en divers temps et de mille manières, même dans des fables et des images étranges, telles que l’ignorance pouvait les produire ; mais il suffit qu’on reconnaisse que nous nous trouvons dans une situation qui, tout en paraissant nous abaisser et nous écraser, nous donne occasion, nous fait même un devoir, de nous élever et de remplir les vues de la Divinité, en ne négligeant pas, tout obligés que nous sommes d’un côté à nous renfermer dans notre moi, d’en sortir d’un autre côté par une activité régulière.




LIVRE IX.

« Il est souvent profitable à différentes vertus, surtout aux vertus sociales et relevées, que le cœur soit touché. Ainsi sont réveillés et développés en lui les sentiments tendres ; ainsi se gravent particulièrement beaucoup de traits qui révèlent au jeune lecteur les replis secrets du cœur humain et de ses passions : connaissance-plus précieuse que tout le grec et le latin du monde, et dans laquelle Ovide était un maître excellent. Mais ce n’est pourtant pas pour cela qu’on met dans les mains de la jeunesse les anciens poëtes et Ovide par conséquent. Nous avons reçu de la bonté du Créateur une multitude de facultés, auxquelles on ne doit pas négliger de donner dès les premières années la culture convenable, ce qu’on ne peut faire avec la logique, la métaphysique, le grec ou le latin. Nous avons une imagination, et, si nous ne voulons pas qu’elle s’empare des premières idées venues, nous devons lui présenter les images les plus convenables et les plus belles, et accoutumer ainsi le sentiment et l’exercer à reconnaître, à aimer le beau partout, et même dans la nature, sous ses traits déterminés, véritables, et aussi les plus délicats. Nous avons besoin, soit pour les sciences, soit pour la vie journalière, d’une foule de notions et de connaissances générales, qui ne peuvent s’apprendre dans un compendium. Il est avantageux de développer et de purifier nos sentiments, nos penchants, nos passions. »

Ce passage remarquable se lisait dans la Bibliothèque générale allemande, et il n’était pas le seul de ce genre. Plus d’une page exposait des principes semblables et des sentiments pareils. Ils produisaient sur nos jeunes esprits une très-grande impression, d’autant plus efficace qu’elle était fortifiée par l’exemple de Wieland : car les ouvrages de sa deuxième époque brillante prouvaient clairement qu’il s’était formé sur ces maximes. Et que pouvions-nous demander de plus ? La philosophie était mise de côté avec ses abstruses exigences ; les langues anciennes, dont l’étude coûte tant de peines, étaient repoussées dans l’enfoncement ; les compendium, sur la suffisance desquels Hamlet nous avait déjà soufflé à l’oreille un mot significatif, devenaient plus suspects tous les jours ; on nous recommandait la méditation d’une vie agitée, que nous menions si volontiers, et la connaissance des passions que nous sentions dans notre cœur ou dont nous avions le pressentiment, et qui, autrefois condamnées, devaient désormais nous paraître importantes et respectables, parce qu’elles devaient être l’objet principal de nos études, et que l’on en recommandait la connaissance comme le moyen le plus excellent de former nos facultés. En outre, cette manière de penser s’accordait tout à fait avec ma propre conviction, avec mon activité poétique. Ainsi donc, après avoir vu tant de bons desseins anéantis, tant d’honnêtes espérances évanouies, je n’opposai aucune résistance à la volonté de mon père, qui m’envoyait à Strasbourg, où l’on me promettait une vie heureuse et riante, tandis que je poursuivrais mes études pour arriver au doctorat.

Au printemps, ma santé, et plus encore mon jeune courage, se trouvaient rétablis, et j’aspirais de nouveau à quitter la maison paternelle, mais par de tout autres motifs que la première fois ; ces belles chambres, où j’avais tant souffert, m’étaient devenues importunes ; on ne pouvait lier aucun commerce agréable avec mon père ; je ne pouvais lui pardonner tout à fait d’avoir montré une impatience peu raisonnable pendant les récidives de ma maladie et pendant ma lente guérison, et, au lieu de me consoler avec indulgence, de s’être exprimé d’une façon cruelle sur une chose qui n’était au pouvoir de personne, comme si elle n’avait dépendu que de la volonté. Mais, de mon côté, je l’avais blessé et offensé de plusieurs manières.

En effet, les jeunes gens rapportent de l’université des idées générales, ce qui est fort bien sans doute ; mais, comme elles leur donnent une grande confiance dans leur habileté, ils les prennent pour mesure des objets qui se présentent et qui doivent y perdre le plus souvent. Je m’étais fait sur l’architecture, l’arrangement et la décoration des maisons, des idées générales, et, dans la conversation, je les appliquai inconsidérément à la nôtre. Mon père en avait conçu tout le plan, et l’avait mis à exécution avec une grande persévérance ; et, comme habitation uniquement destinée à son usage et à celui de sa famille, elle ne laissait rien à désirer. Beaucoup de maisons de Francfort étaient bâties dans le même genre. L’escalier, entièrement dégagé, touchait à de grands vestibules, dont on aurait fort bien pu faire des chambres ; et, en effet, nous les occupions toujours dans la belle saison. Mais ce qui était agréable et commode pour une seule famille, cette communication du haut jusqu’en bas, devenait de la plus grande incommodité aussitôt que plusieurs ménages habitaient la maison, comme nous en avions trop fait l’expérience à l’occasion des logements militaires. En effet, la scène pénible avec le lieutenant du roi n’aurait pas eu lieu, et mon père aurait moins senti tous les désagréments, si notre escalier avait côtoyé le mur, à la manière de Leipzig, et si chaque étage avait eu une porte particulière. Je parlai un jour de cette construction avec de grands éloges, et j’en fis valoir les avantages ; je montrai à mon père qu’il était possible de changer aussi son escalier. Là-dessus, il entra dans une colère incroyable, d’autant plus violente que j’avais critiqué, peu auparavant, quelques cadres de miroir à formes contournées, et dédaigné certains tapis chinois. Cela produisit une scène, qui fut, il est vrai, assoupie et calmée, mais qui accéléra mon départ pour la belle Alsace, où j’arrivai, sans faire de halte et en peu de temps, dans la bonne diligence qu’on venait d’établir.

J’étais descendu à l’auberge de l’Esprit ; et, pour satisfaire mon plus ardent désir, je courus à la cathédrale, que mes compagnons de voyage m’avaient déjà montrée de loin, et sur laquelle j’avais eu longtemps les yeux fixés. Lorsqu’enfin j’aperçus ce colosse par l’étroite ruelle, et qu’ensuite je me trouvai devant, beaucoup trop près, sur la place, qui est très-petite, il produisit sur moi une impression toute particulière, que je fus incapable de démêler sur-le-champ, et dont j’emportai pour cette fois l’idée confuse en montant bien vite à la tour, afin de ne pas laisser échapper le moment favorable d’un soleil haut et clair, qui allait me découvrir tout ce vaste et riche pays. Et je vis donc de la plate-forme la belle contrée dans laquelle j’allais séjourner et vivre quelque temps, la ville remarquable, les prairies d’alentour, plantées et entremêlées d’arbres magnifiques, au feuillage épais, cette richesse étonnante de la végétation, qui, suivant le cours du Rhin, dessine les rives et les îles. Une verdure non moins variée habille les plaines qui descendent du sud, et que l’Ill arrose ; même à l’ouest, jusqu’aux montagnes, se trouvent plusieurs enfoncements qui présentent un aspect aussi ravissant de bois et de prairies ; tandis que le côté du nord, plus inégal, est coupé d’innombrables petits ruisseaux, qui favorisent partout une prompte végétation. Si l’on se représente maintenant entre ces vastes et riches herbages, entre ces bois agréablement dispersés, tout ce pays, si fertile, parfaitement cultivé, verdoyant et mûrissant, les endroits les meilleurs et les plus riches marqués par des villages et des métairies, et cette grande plaine, à perte de vue, qui semble un nouveau paradis préparé pour les humains, bornée auprès et au loin par des montagnes, les unes cultivées, les autres boisées ; on comprendra le ravissement avec lequel je bénissais le sort qui m’avait assigné pour quelque temps une si belle résidence.

Un premier coup d’œil ainsi jeté sur un pays nouveau dans lequel nous devons faire un long séjour, a d’ailleurs ceci d’agréable et de mystérieux, que l’ensemble se présente à nous comme une table rase ; aucunes peines, aucuns plaisirs, qui nous soient particuliers, n’y sont gravés encore ; cette plaine riante, bigarrée, animée, est encore muette pour nous ; l’œil ne s’attache aux objets qu’autant qu’ils sont remarquables en eux-mêmes ; l’inclination, la passion, n’ont pas encore à signaler telle ou telle place ; mais déjà un pressentiment de ce qui viendra inquiète le jeune cœur, et une ardeur inapaisée appelle en secret ce qui peut, ce qui doit venir, et qui, heureux ou malheureux, prendra toujours insensiblement le caractère de la contrée où nous sommes.

Descendu de la tour, je m’arrêtai quelque temps encore en face du vénérable édifice ; mais, ce que je ne pus clairement m’eipliquer la première fois, et quelque temps encore, c’est que ce merveilleux ouvrage m’apparaissait comme un monstre, qui m’aurait effrayé, s’il ne m’avait paru en même temps saisissablé par sa régularité et même agréable par le fini du travail. Je ne m’attachai du reste nullement à réfléchir sur cette contradiction, et je laissai cet admirable monument agir graduellement sur moi par sa présence.

Je pris un petit logement, mais agréable et bien situé, au Fischmarkt (marché au poisson), du côté exposé au midi. C’était une grande et belle rue, offrant un mouvement continuel, qui pouvait distraire dans les moments désoccupés. Ensuite j’allai remettre mes lettres de recommandation, et je trouvai au nombre de mes protecteurs un négociant attaché avec sa famille à ces idées pieuses qui m’étaient assez connues, sans qu’il se fût toutefois séparé de l’Église pour le service divin. C’était d’ailleurs un homme raisonnable, et nullement bigot dans sa conduite. La pension qu’on me recommanda, et à laquelle je fus recommandé, était agréable et gaie. Deux vieilles filles la tenaient depuis longtemps avec ordre et avec succès. Nous étions à table une dizaine de convives, jeunes et vieux. Parmi les jeunes, celui dont le souvenir m’est le plus présent, était un M. Meyer, de Lindau. Sa taille et sa figure étaient d’une grande beauté, mais il avait dans toute sa personne quelque chose de mou. Ses facultés admirables étaient gâtées à leur tour par une incroyable légèreté, et son rare esprit par une licence effrénée. Sa figure, ouverte et riante, était moins ovale que ronde ; les organes des sens, les yeux, le nez, la bouche, les oreilles, étaient développés sans exagération, et annonçaient une riche nature. La bouche surtout était charmante avec ses lèvres renversées, et ce qui donnait à toute sa physionomie une expression particulière, c’est qu’il avait les sourcils joints, d’où résulte toujours pour un beau visage un air agréable de sensualité. Son humeur joviale, franche et bienveillante, le faisait aimer de tout le monde. Il avait une mémoire étonnante ; l’attention aux leçons ne lui coûtait rien ; il retenait tout ce qu’il entendait ; cet heureux esprit savait trouver à toute chose quelque intérêt, et cela lui était d’autant plus facile qu’il étudiait la médecine. Toutes les impressions lui laissaient une trace vive, et lorsqu’il s’égayait à répéter les leçons et à contrefaire les professeurs, après avoir entendu trois différentes leçons dans la matinée, il pouvait pendant le dîner faire alterner les professeurs de paragraphe en paragraphe, ou même plus brusquement encore, et cette leçon bariolée nous amusait souvent, mais souvent aussi nous fatiguait.

Les autres convives étaient gens plus ou moins délicats, posés et sérieux. Dans le nombre, se trouvait un chevalier de Saint-Louis en retraite. Mais les étudiants abondaient, tous bons enfants et bien disposés, à condition toutefois de ne pas dépasser leur ration de vin. Prévenir ce désordre était l’affaire de notre président, le docteur Salzmann. Célibataire, âgé de plus de soixante ans, il était depuis longtemps commensal du logis et y maintenait l’ordre et le bon ton. Il jouissait d’une belle fortune. Sa mise était propre et soignée ; il était même de ceux qui vont toujours en culottes et le chapeau sous le bras. C’était une chose extraordinaire de le voir se couvrir. Il portait d’habitude un parapluie, se souvenant que les plus beaux jours d’été amènent souvent de l’orage et des ondées.

J’entretins le docteur de mon projet de poursuivre à Strasbourg mes études de droit, afin de pouvoir prendre mes degrés le plus tôt possible. Comme il était au fait de tout, je le consultai sur les cours que je devrais suivre, et sur ce qu’il pensait de mon projet. Il me répondit qu’il n’en était pas de Strasbourg comme des universités allemandes, où l’on cherchait à former des jurisconsultes dans l’acception large et savante du mot. À Strasbourg, par suite des rapports avec la France, tout était dirigé vers la pratique, et conduit selon l’esprit français, qui s’en tient volontiers aux lois positives. On tâche d’inculquer à chaque élève certains principes généraux, certaines connaissances préliminaires ; on abrège aulant que possible, et l’on n’enseigne que le plus nécessaire. M. Salzmann me fit connaître ensuite un homme qui jouissait, comme répétiteur, d’une grande confiance, et qui sut en effet gagner bien vite la mienne. Je commençai, par forme d’introduction, à m’entretenir avec lui sur des matières de jurisprudence, et il ne fut pas peu surpris de ma jactance, car, pendant mon séjour à Leipzig, j’avais acquis plus de connaissances en matière de droit que je n’ai pris occasion de le faire paraître jusqu’ici dans ces mémoires ; mais tout mon fait n’était qu’une vue générale et encyclopédique, et ne pouvait passer pour une connaissance solide et positive. La vie universitaire, lors même que nous ne pouvons nous vanter d’une sérieuse application, procure néanmoins, en tout genre de culture, d’immenses avantages, parce que nous sommes sans cesse entourés d’hommes qui possèdent ou qui cherchent la science, si bien que dans une pareille atmosphère, nous puisons toujours, même à notre insu, quelque nourriture.

Mon répétiteur, après avoir écouté quelque temps avec patience mes divagations, me fit enfin comprendre qu’avant tout je devais avoir en vue mon but prochain, c’est-à-dire de subir mes examens, de prendre mes degrés et peut-être de passer ensuite à la pratique. « Pour nous en tenir au premier point, disait-il, ce n’est pas une si vaste entreprise ; on ne demande point où ni comment une loi a pris naissance, quelle en a été la cause intérieure ou extérieure ; on ne recherche point comment elle s’est modifiée par le temps et la coutume ; on examine tout aussi peu à quel point elle s’est transformée peut-être par une fausse interprétation ou par une pratique mal entendue. De savants hommes consacrent tout spécialement leur vie à ces recherches ; mais nous, nous voulons savoir ce qui subsiste actuellement ; nous le gravons fermement dans notre mémoire, afin de l’avoir toujours présent à l’esprit quand nous voulons nous en servir pour l’avantage et la défense de nos clients. De la sorte, nous pourvoyons nos jeunes gens pour les besoins actuels ; le reste, ils l’acquièrent à proportion de leurs talents et de leur activité. » Là-dessus, il me remit ses cahiers, qui étaient écrits par demandes et par réponses, et sur lesquels je pus aussitôt soutenir un examen passable, parce que j’avais encore le petit catéchisme juridique de Hopp tout entier dans ma mémoire ; je suppléai au reste par quelque application, et, bon gré mal gré, je me mis, le plus facilement du monde, en état de passer mon examen.

Mais, comme toute activité propre dans l’étude m’était retranchée sur cette voie, attendu que rien de positif ne pouvait m’entrer dans l’esprit, et que je voulais avoir de toute chose une explication raisonnée ou du moins historique, je trouvai pour mes facultés un champ plus vaste, que j’exploitai de la manière la plus bizarre, en me livrant à un goût qui me vint du dehors par hasard. La plupart de nos convives se vouaient à la médecine. On sait que les étudiants en médecine sont les seuls qui s’entretiennent avec vivacité de leur science, de leur métier, même hors des heures de leçons. Cela tient à la nature de la chose. Les objets de leurs études sont à la fois les plus sensibles et les plus relevés, les plus simples et les plus complexes. La médecine occupe l’homme tout entier, parce qu’elle s’occupe de l’homme tout entier. Tout ce que le jeune homme apprend fait songer d’abord à une pratique importante, dangereuse, il est vrai, mais en plus d’un sens fructueuse. Il s’applique donc avec ardeur à ce qu’il faut connaître et pratiquer, soit parce que la chose l’intéresse en elle-même, soit parce qu’elle lui ouvre la joyeuse perspective de l’indépendance et de la fortune. Je n’entendais donc parler à table que de médecine, comme auparavant, dans la pension du conseiller Loudwig. À la promenade même et dans les parties de plaisir, on ne parlait guère d’autre chose : car mes compagnons de table, comme bons camarades, étaient aussi devenus mes compagnons pour le reste du temps, et, chaque fois, il se joignait à eux de tous côtés des jeunes gens animés des mêmes sentiments et livrés aux mêmes études. La Faculté de médecine brillait plus que les autres, soit par la célébrité des professeurs, soit par le nombre des étudiants, et le torrent m’entraîna, d’autant plus que j’avais de toutes ces choses tout juste assez de connaissance pour que mon désir d’apprendre en fût bientôt accru et enflammé. À l’entrée du second semestre, je suivis donc le cours de chimie de Spielmann, le cours d’anatomie de Lobstein, et je me proposai d’être assidu, parce que j’avais déjà obtenu dans notre société quelque considération et quelque confiance par mes connaissances préliminaires, ou plutôt superficielles.

Ainsi morcelées et détournées de leur objet, mes étude ; devaient être encore considérablement troublées, car un grand événement politique vint mettre toute la ville en mouvement, et nous procura toute une suite de fêtes. Marie-Antoinette, archiduchesse d’Autriche, reine de France, devait passer par Strasbourg en se rendant à Paris. Les solennités par lesquelles on avertit le peuple qu’il y a des grands dans le monde furent préparées avec soin et avec profusion, et je remarquai surtout le bâtiment qui fut élevé dans une île du Rhin, entre les deux ponts, pour la réception de la reine et sa remise dans les mains des envoyés de son époux. L’édifice n’était que peu élevé au-dessus du sol ; il présentait dans le milieu une grande salle, de plus petites sur les côtés, puis venaient d’autres chambres, qui s’étendaient encore un peu en arrière. Construit d’une manière plus durable, il aurait fort bien pu servir de maison de plaisance pour des personnages de haut rang. Mais ce que j’y trouvai surtout d’intéressant, et ce qui m’engagea à ne pas épargner les busel (petite monnaie d’argent qui avait cours dans ce temps-là), afin d’obtenir du concierge de fréquentes entrées, c’étaient les tapisseries dont on avait tendu tout l’intérieur. C’est là que je vis pour la première fois une de ces tapisseries tissues d’après les cartons de Raphaël, et cet objet produisit sur moi un effet décisif, parce que j’apprenais à connaître en masse, quoique dans une simple imitation, le beau et le parfait. J’allais et venais sans cesse, et ne pouvais me rassasier de voir ; même je me consumais en efforts inutiles, parce que j’aurais voulu comprendre ce qui me causait un plaisir si extraordinaire. Je trouvai extrêmement agréables et gracieuses les salles latérales, mais horrible le salon principal. On l’avait tendu en tapisseries de haute lisse, beaucoup plus grandes, plus brillantes, plus riches, encadrées d’ornements accumulés, et fabriquées d’après des tableaux de peintres français modernes. Je me serais fait aussi à cette manière, car mon jugement et mon goût n’étaient point portés à rien exclure absolument : mais le sujet me révolta. Ces tableaux représentaient l’histoire de Jason, de Médée et de Creüse, et, par conséquent, l’exemple du mariage le plus infortuné. À la gauche du trône, on voyait la fiancée luttant avec la mort la plus cruelle, entourée d’amis éplorés ; à la droite, le père était saisi d’horreur, à la vue de ses enfants égorgés à ses pieds, tandis que la furie traversait les airs sur le char attelé de dragons. Et pour joindre l’absurde à l’horrible et à l’abominable, adroite, derrière le velours rouge du trône brodé en or, on voyait se recoquiller la queue blanche du taureau magique, tandis que l’animal vomissant des flammes et Jason, qui le combattait, étaient complètement couverts par cette riche draperie.

À cette vue, toutes les maximes dont je m’étais imbu à l’école d’Œser se réveillèrent. Que l’on eût placé le Christ et les Apôtres dans les salles latérales d’un édifice nuptial, c’était déjà une faute de goût et d’intelligence, et sans doute la mesure des chambres avait servi de règle au conservateur des tapisseries royales ; toutefois je l’excusais volontiers, parce que j’en avais tiré un grand avantage : mais un contre-sens comme celui de la grande salle me mit hors de moi, et je prenais avec chaleur et véhémence mes camarades à témoin d’un pareil crime contre le goût et le sentiment. « Quoi ! m’écriai-je, sans m’inquiéter des assistants, est-il permis de mettre si inconsidérément sous les yeux d’une jeune reine, dès le premier pas qu’elle fait dans son royaume, l’exemple des plus horribles noces qui furent peut-être jamais célébrées ? N’y a-t-il donc parmi les architectes, les décorateurs, les tapissiers français, personne qui comprenne que les tableaux représentent quelque chose, que les tableaux agissent sur l’esprit et le cœur, qu’ils font des impressions, qu’ils éveillent des pressentiments ? C’est comme si l’on avait envoyé à la frontière, au-devant de cette belle et vive princesse, le plus effroyable fantôme ! » Je ne sais ce que je dis encore ; mais enfin mes camarades, craignant un esclandre, firent leurs efforts pour me calmer et pour m’entraîner hors de la salle. Après quoi ils m’assurèrent que tout le monde ne va pas chercher un sens dans les tableaux : que, pour eux, ils n’y auraient pas songé, et que la population tout entière de Strasbourg et des environs, quelle que fût son affluence, non plus que la reine elle-même et sa cour, n’aurait jamais de pareilles visions.

Je me rappelle encore très-bien la belle et noble figure, la physionomie aussi sereine qu’imposante de l’auguste fiancée. Dans son carrosse à glaces, où nous pouvions la voir parfaitement, elle semblait causer familièrement avec les dames de sa suite et plaisanter sur la foule qui affluait à son passage. Le soir, nous parcourûmes les rues pour voir les divers édifices illuminés, mais surtout la flèche enflammée de la cathédrale, dont nous ne pouvions, soit de près soit de loin, rassasier nos regards.

La reine poursuivit son voyage ; le peuple des campagnes s’écoula, et la ville fut bientôt rendue à sa première tranquillité. Avant l’arrivée de la reine, on avait défendu par une ordonnance, toute raisonnable, aux personnes défigurées, estropiées et d’un aspect dégoûtant, de se montrer sur son passage. On en plaisanta, et je composai une petite pièce de vers français, où je mettais en parallèle la venue du Christ, qui sembla surtout parcourir le monde en faveur des malades et des paralytiques, avec la venue de la reine, qui mettait en fuite ces malheureux. Mas amis les jugèrent passables ; mais un Français, qui vivait avec nous, critiqua impitoyablement la langue et la mesure, et, à ce qu’il paraît, ses critiques n’étaient que trop fondées. Je ne me souviens pas d’avoir fait depuis d’autres vers français.

À peine la nouvelle de l’heureuse arrivée de la reine eut-elle retenti jusqu’à nous de la capitale, qu’on annonça un affreux malheur. Au feu d’artifice de la fête, par une inadvertance de la police, une foule de gens à cheval et en voiture avaient péri dans une rue encombrée de matériaux, et, parmi ces fêtes nuptiales, la ville avait été plongée dans la douleur et le deuil. On s’efforça de cacher l’étendue de ce malheur au jeune couple royal aussi bien qu’au public, en enterrant les morts secrètement, de sorte que bien des familles ne furent convaincues que par la complète disparition des leurs, qu’ils avaient aussi été victimes de cet affreux événement. Qu’à cette occasion, les horribles tableaux de la grande salle me soient revenus vivement à la pensée, j’ai à peine besoin de le dire, car chacun sait combien sont puissantes certaines impressions morales, lorsqu’elles s’incorporent en quelque sorte aux impressions sensibles.

Cet événement devait d’ailleurs causer à mes amis une vive inquiétude, à la suite d’une plaisanterie que je me permis. Les jeunes camarades de Leipzig avaient conservé une certaine démangeaison de s’attraper et se mystifier les uns les autres. Avec cette malicieuse étourderie, j’écrivis à Francfort à un de mes amis (le même qui, ayant amplifié et appliqué au Médon mes vers sur le pâtissier Hendel, avait été cause qu’ils s’étaient répandus dans le public). Ma lettre, datée de Versailles, lui annonçait mon heureuse arrivée dans cette ville, la part que j’avais prise aux fêtes, et autres détails ; mais je lui recommandais en même temps le plus rigoureux silence. Je dois ajouter que, depuis ce mauvais tour, qui nous avait été si désagréable, notre jeune société de Leipzig s’était accoutumée à le mystifier de temps en temps, d’autant plus que ce camarade, l’homme le plus drôle du monde, n’était jamais plus aimable que lorsqu’il avait découvert l’erreur dans laquelle on l’avait induit. Peu de temps après avoir écrit cette lettre, je fis un petit voyage et je fus absent près de quinze jours. Cependant la nouvelle de la catastrophe était arrivée à Francfort. Mon ami me croyait à Paris, et son affection pour moi lui fit craindre que je n’eusse été victime de ce malheur. Il s’informa auprès de mes parents et d’autres personnes, à qui j’avais coutume d’écrire, s’il n’était venu de moi aucune lettre ; et, comme ce voyage m’empêchait d’écrire, personne n’avait rien reçu. Il allait chez les uns et chez les autres, dans une grande inquiétude, et finit par confier le secret à nos plus proches amis, qui furent dès lors aussi alarmés que lui. Heureusement, leur supposition ne parvint pas aux oreilles de mes parents avant qu’une lettre fût arrivée, qui annonçait mon retour à Strasbourg. Mes jeunes amis furent heureux de me savoir vivant, mais ils restèrent convaincus que, dans l’intervalle, j’avais été à Paris. Les lettres amicales qui m’apprirent l’inquiétude qu’ils avaient eue à mon sujet me touchèrent si vivement, que je jurai de renoncer pour jamais à ces plaisanteries ; mais, hélas ! dans la suite, je me suis rendu coupable quelquefois encore de semblables méfaits. La vie réelle est souvent si décolorée, qu’on a besoin du vernis de la fiction pour lui rendre quelque brillant.

Ce grand flot de magnificences royales était donc passé, et ne m’avait laissé d’autre regret que celui des tentures de Raphaël, que j’aurais voulu contempler, vénérer, adorer sans cesse. Heureusement, par mes pressantes sollicitations, je sus intéresser à la chose plusieurs personnes considérables, en sorte que l’on tarda autant qu’il fut possible à enlever et emballer les tentures. Nous revînmes alors à notre paisible et douce vie d’université et de société, et, dans celle-ci, le secrétaire Salzmann, président de notre table, continua son rôle de pédagogue universel. Son esprit, son indulgence, sa dignité, qu’il savait maintenir au milieu de tous les badinages et même quelquefois des petites licences qu’il nous permettait, le faisaient chérir et respecter de toute la compagnie, et je ne saurais guère citer d’occasions où il ait dû montrer un sérieux mécontentement ou user d’autorité pour apaiser une querelle. De toute la société, c’est moi pourtant qui m’attachai le plus à lui, et il n’aimait pas moins à s’entretenir avec moi, parce qu’il me trouvait une culture plus variée et une manière de voir moins exclusive. Je réglai même mon extérieur sur le sien, afin qu’il pût, sans embarras, me reconnaître publiquement pour un de ses amis. En effet, quoiqu’il remplît une charge, qui semble de peu d’importance, il l’exerçait de telle sorte qu’elle lui faisait le plus grand honneur. Il était secrétaire du conseil pupillaire, et, comme le secrétaire perpétuel dans une académie, il y avait proprement la haute main. Comme il avait rempli cet office avec la plus grande exactitude, pendant beaucoup d’années, il n’y avait pas une famille, depuis la première jusqu’à la dernière, qui ne lui dût de la reconnaissance : car, dans tout le gouvernement de l’État, il n’est guère personne qui puisse moissonner autant de bénédictions ou de malédictions que celui qui prend soin des orphelins, ou qui dissipe ou laisse dissiper leurs biens.

Les habitants de Strasbourg sont des promeneurs passionnés, et ils ont raison de l’être. De quelque côté que l’on dirige ses pas, on trouve des lieux de plaisance, soit naturels, soit disposés avec art, à des époques plus ou moins reculées, plus ou moins récentes. Ce qui rendait plus agréable encore qu’en d’autres lieux le coup d’œil d’une foule de promeneurs, c’était la variété du costume des femmes. Les jeunes filles de la classe moyenne portaient encore des tresses roulées sur la tête, fixées avec une grande épingle, et une certaine jupe étroite, à laquelle il eût été ridicule d’ajouter une queue. Et ce qu’il y avait d’agréable, c’est que cet habillement n’était pas l’apanage exclusif d’une certaine classe : quelques familles riches et distinguées ne permettaient pas à leurs filles de renoncer à ce costume. Les autres s’habillaient à la française, et ce parti faisait chaque année quelques prosélytes. Salzmann connaissait beaucoup de monde, et il était partout bienvenu. C’était pour son compagnon une chose agréable, surtout en été, parce qu’on trouvait partout dans les jardins, voisins ou éloignés, un bon accueil, une bonne société, des rafraîchissements et plus d’une invitation pour telle ou telle partie de plaisir.

Dans une de ces réunions, je trouvai l’occasion de gagner très-promptement les bonnes grâces d’une famille que je visitais seulement pour la seconde fois. La compagnie n’était pas nombreuse, et, comme d’ordinaire, quelques personnes jouèrent, d’autres allèrent à la promenade. Plus tard, comme on allait se mettre à table, je vis la dame de la maison et sa sœur parler ensemble vivement et avec un embarras particulier. Je m’approchai d’elles et je leur dis : « Je n’ai aucun droit d’entrer dans vos secrets, mesdames, mais peut-être serai-je en état de vous donner un conseil ou de vous rendre un service. » Là-dessus, elles m’avouèrent leur embarras. Elles avaient invité douze personnes à leur table, et un parent arrivait de voyage en ce moment, qui allait faire le treizième, et qui serait, sinon pour lui-même, du moins pour quelques-uns des convives, un fatal mémento mori. « Le remède est bien facile, leur dis-je. Permettez-moi de m’éloigner et de me réserver un dédommagement. » C’étaient des personnes de distinction et d’excellentes manières : elles ne voulurent absolument pas accepter mes offres, et envoyèrent chercher un quatorzième dans le voisinage. Je les laissai faire ; mais, ayant vu le domestique rentrer par la porte du jardin après une course inutile, je m’esquivai et je passai doucement ma soirée sous les vieux tilleuls de la Wanzenau. On devine que je fus amplement dédommagé de ce sacrifice.

Une société nombreuse ne peut plus se passer des cartes. Salzmann renouvela les bonnes leçons de Mme Bœhme, et je fus docile, car j’avais pu voir que, par ce petit sacrifice, si c’en est un, on peut se procurer plus d’un plaisir et même une liberté plus grande dans la société. Le vieux piquet sortit de son sommeil ; j’appris le whist ; conformément aux avis de mon mentor, je me pourvus d’une bourse à jouer, à laquelle je ne devais toucher en aucune circonstance. Alors je trouvai l’occasion de passer avec mon ami la plupart de mes soirées dans les meilleures compagnies, où j’étais généralement bien accueilli, et où l’on me pardonnait quelques petites irrégularités, sur lesquelles mon ami fixait pourtant mon attention, mais avec assez d’indulgence.

Cependant il me fallut apprendre par un signe visible, à quel point nous devons nous prêter, même pour l’extérieur, aux exigences de la société et nous régler sur elle, et, pour cela, je fus obligé de souffrir une chose qui me parut la plus désagréable du monde. J’avais de très-beaux cheveux ; mais mon perruquier de Strasbourg m’assura néanmoins qu’ils étaient coupés beaucoup trop en arrière, et qu’il lui était impossible d’en faire une coiffure avec laquelle j’osasse me produire, parce que la règle était de ne porter sur le devant que peu de cheveux courts et crêpés, et d’attacher tout le reste, dès le sommet de la tête, dans la queue ou la bourse à cheveux. Il n’y avait d’autre remède que de me résoudre à porter un tour de faux cheveux, jusqu’à ce que la croissance naturelle se fût accomplie selon les exigences du temps. Il me promit que si je pouvais m’y résoudre sur-le-champ, personne ne remarquerait cette innocente tromperie, à laquelle je me refusai d’abord très-sérieusement. Il tint parole et je passai toujours pour la jeune tête la plus chevelue et la mieux frisée. Mais, comme je devais rester dès le matin ainsi attifé et poudré, et prendre garde en même temps de déceler ma fausse parure en m’échauffant ou par quelque mouvement brusque, cette gêne contribua beaucoup à me faire observer pendant quelque temps une tenue plus tranquille et plus réservée ; à me faire prendre l’habitude de sortir le chapeau sous le bras, et, par conséquent, en souliers et culottes ; mais je ne dus pas tarder à porter des bas de dessous en cuir léger, pour me garantir des cousins du Rhin, qui, par les belles soirées d’été, se répandaient dans les prairies et les jardins. Si, dans ces circonstances, tout exercice violent m’était défendu, nos conversations devinrent toujours plus vives et plus animées ; elles furent même les plus intéressantes que j’eusse jamais eues jusqu’alors.

Avec ma manière de sentir et de penser, il ne m’en coûtait rien de laisser chacun ce qu’il était et même ce qu’il voulait paraître, et, par cette conduite, la sincérité d’un cœur jeune et vif, qui peut-être s’épanouissait librement pour la première fois, me gagna beaucoup d’amis. Notre table s’augmenta bien jusqu’à vingt personnes, et, comme notre Salzmann persistait dans sa méthode accoutumée, tout suivit le même train ; la conversation était même plus convenable, chacun devant s’observer en présence d’un plus grand nombre de personnes. Parmi les nouveaux venus se trouvait un homme qui m’intéressa particulièrement. Il s’appelait Joung, et c’est lui qui s’est fait connaître plus tard sous le nom de Stilling. Sa personne, malgré une mise surannée, avait, sous une écorce un peu rude, quelque chose de délicat. Une perruque, avec la bourse à cheveux, ne gâtait point sa figure expressive et agréable. Sa voix était douce, sans être mielleuse ni faible ; elle devenait même forte et sonore, aussitôt qu’il s’animait, ce qui arrivait aisément. Quand on le connaissait plus à fond, on trouvait en lui une saine raison basée sur le sentiment, et qui, par conséquent, se laissait déterminer par les penchants et les passions. De cette même source jaillissait un enthousiasme d’une pureté parfaite pour le bien, le juste et le vrai. Car la vie de cet homme avait été fort simple, et pourtant remplie d’événements et d’une activité variée. Le principe de son énergie était une inébranlable croyance en Dieu, et en son assistance immédiate, qui se confirmait visiblement par une prévoyance non interrompue et une infaillible délivrance de toute détresse et de tout mal. Joung avait fait mille expériences pareilles dans le cours de sa vie ; elles s’étaient souvent répétées, même, dans les derniers temps, à Strasbourg ; en sorte qu’il menait, avec la plus grande sérénité, une vie modeste, il est vrai, mais insoucieuse, et se livrait à ses études avec la plus sérieuse application, sans pouvoir compter, d’un trimestre à l’autre, sur aucune ressource assurée. Dans sa jeunesse, sur le point de devenir charbonnier, il prit le métier de tailleur, et, après avoir acquis par lui-même, dans ses loisirs, quelques connaissances plus relevées, son goût pour l’enseignement le poussa à se faire maître d’école. Cette tentative fut malheureuse, et il revint à son métier, mais on l’en retira à diverses reprises pour remplir l’office de précepteur, parce qu’il gagnait aisément l’affection et la confiance de chacun. Il était redevable de sa culture la plus particulière et la plus intime à cette classe d’hommes, très-répandue, qui cherchaient leur salut par eux-mêmes, et qui, s’attachant a édifier par la lecture de la Bible et de bons livres, par des exhortations et des confessions mutuelles, parvenaient ainsi à un degré de développement fait pour exciter l’admiration. En effet, l’intérêt qui les accompagnait sans cesse, et qui les occupait en société, reposant sur la simple base de la moralité, de la bienveillance et de la bienfaisance ; les écarts même auxquels peuvent se livrer des hommes d’une position si étroite étant d’ailleurs de peu d’importance ; et, dès là, leur conscience restant pure le plus souvent, et leur esprit gardant sa sérénité, ils arrivaient à une culture, non pas artificielle, mais vraiment naturelle, qui avait encore sur les autres l’avantage d’être appropriée à tous les âges et à tous les états, et, par sa nature même, d’être généralement sociable. Aussi, dans leur sphère, ces personnes étaient-elles vraiment éloquentes et capables de s’exprimer convenablement et agréablement sur tous les intérêts du cœur les plus délicats et les plus graves. Tel était le cas du bon Stilling. Dans un cercle peu nombreux d’hommes qui, sans avoir tout à fait les mêmes sentiments que lui, ne se déclaraient pas opposés à sa manière de voir, on le trouvait non-seulement disert, mais éloquent ; il racontait surtout sa vie de la manière la plus agréable, et savait en rendre présentes à l’auditeur toutes les situations d’une façon vive et claire. Je l’encourageai à l’écrire et il le promit. Mais, comme il ressemblait, dans sa manière de s’exprimer, à un somnambule, qu’il ne faut pas appeler, de peur qu’il ne tombe du faîte où il est monté, ou bien à un courant paisible, auquel on ne doit rien opposer, si l’on ne veut pas qu’il bouillonne : Stilling devait se sentir souvent mal à son aise dans une société nombreuse. Sa foi ne souffrait aucun doute et sa conviction aucune raillerie. Et si, dans les épanchements de l’amitié, il était inépuisable, tout s’arrêtait d’abord chez lui, s’il rencontrait la contradiction. Dans ces occasions, je venais d’ordinaire a son secours, et il m’en récompensa par une affection sincère. Comme sa manière de sentir ne m’était point nouvelle, et que j’avais même appris à la connaître parfaitement dans mes amis et mes amies les plus aimables ; qu’en général, elle me plaisait aussi dans son ingénuité et sa naïveté, il pouvait s’entendre avec moi tout au mieux. La direction de son esprit m’était agréable, et je laissais sans atteinte sa croyance au merveilleux, qui le servait si bien. Salzmann le traitait aussi avec ménagement : je dis avec ménagement, parce que, par son caractère, son âge et sa position, Salzmann devait être du nombre des chrétiens raisonnables ou plutôt intelligents, dont la religion repose sur la droiture naturelle, sur une mâle indépendance, et, par conséquent, ne donne guère dans le sentiment, qui pourrait aisément les conduire à la mélancolie, ni dans l’exaltation, qui les mènerait bien vite aux ténèbres. Cette classe était respectable et nombreuse aussi ; tous ces hommes d’honneur et de mérite s’entendaient ; leurs convictions, leur vie, étaient les mêmes.

Un de nos convives, nommé Lerse, était de ce nombre. Ce jeune homme, d’une honnêteté irréprochable, usait de ses modiques ressources avec une rigoureuse économie ; sa manière de vivre et de s’entretenir était la plus étroite que j’eusse encore observée chez un étudiant. Il était de nous tous le plus proprement vêtu, et pourtant on lui voyait toujours les mêmes habits. Mais il avait le plus grand soin de sa garde-robe ; il maintenait la propreté autour de lui, et il voulait aussi la voir observée en tout, à son exemple, dans la vie ordinaire. Il ne lui arrivait pas de s’appuyer où que ce fût ni de s’accouder sur la table. Jamais il n’oubliait de marquer sa serviette, et malheur à la servante, si les chaises n’étaient pas trouvées parfaitement propres. Avec tout cela, il n’avait rien de roide dans son extérieur. Son langage était cordial, précis, sec et vif, avec une ironie badine et légère, qui lui allait très-bien. Il avait la taille bien prise, élancée, de grandeur moyenne ; sa figure, gravée de petite vérole, était peu remarquable ; ses petits yeux bleus étaient sereins et pénétrants. Outre qu’il avait lieu, à bien des égards, de nous régenter, nous l’avions fait encore notre maître d’armes, car il maniait fort bien l’épée. Il s’amusait alors à mettre en usage toute la pédanterie du métier. Aussi faisions-nous avec lui des progrès réels, et il nous fit passer bien des heures agréables dans un exercice salutaire.

Avec tous ces mérites, Lerse était parfaitement qualitié pour remplir l’office d’arbitre et de juge du camp dans toutes les querelles, grandes et petites, qui survenaient, quoique rarement, dans notre société, et que l’autorité paternelle de Salzmann ne pouvait apaiser. Sans les formes extérieures, qui font tant de mal dans les universités, nous composions une société dont les circonstances et la bonne volonté étaient le lien ; qu’un étranger pouvait aborder accidentellement, mais à laquelle il ne pouvait s’imposer. Dans le jugement de nos démêlés intérieurs, Lerse montrait toujours la plus grande impartialité, et, quand l’affaire ne pouvait plus se terminer avec des paroles et des éclaircissements, il savait, par des voies honorables, donner à la satisfaction qui était due une conclusion innocente. Personne, en effet, ne savait mieux s’y prendre que lui : aussi disait-il souvent que, le ciel ne l’ayant pas fait pour être un héros de guerre et d’amour, il voulait se contenter du rôle de second, entendu dans le sens du roman et de l’escrime. Comme il resta toujours égal à lui-même, et qu’il offrait le vrai modèle d’un bon et ferme caractère, son idée se grava dans mon esprit en traits aussi profonds qu’agréables, et, quand j’écrivis Gœtz de Berlichingen, je me sentis engagé à consacrer le souvenir de notre amitié, et je donnai le nom de Franz Lerse au brave homme qui sait se subordonner si noblement.

Tandis qu’avec sa brusquerie humoristique, il continuait à nous avertir de ce qu’on doit aux autres et à soi-même, et de la conduite qu’il faut tenir pour vivre, autant que possible, en paix avec les hommes, et se mettre à leur égard dans une certaine posture, j’avais à combattre au dedans et au dehors avec des obstacles et des adversaires tout différents, car j’étais en lutte avec moi-même, avec les choses, même avec les éléments. Ma santé était assez bonne pour suffire à tout ce que je voulais et devais entreprendre. Seulement, il me restait encore une certaine irritabilité, qui ne me laissait pas toujours dans mon équilibre. Le bruit m’était odieux ; la vue des infirmités me causait de l’horreur et du dégoût ; mais j’étais surtout tourmenté d’un vertige, qui me prenait chaque fois que je regardais d’un lieu élevé. Je cherchai à me guérir de ces faiblesses, et, comme je n’avais pas de temps à perdre, je procédai d’une manière un peu violente. Le soir, quand on battait la retraite, je suivais, avec la foule, les tambours, dont les coups et les roulements faisaient un vacarme à fendre la tête. Je montais tout seul au plus haut sommet de la cathédrale, et je m’asseyais dans ce qu’on nomme le cou, sous la boule ou la couronne ; j’y restais bien un quart d’heure, puis je me hasardais à passer sur la plate-forme, qui peut avoir à peine une aune carrée, où, se tenant debout, presque sans appui, on a devant soi la contrée sans bornes, tandis que les objets et les ornements les plus rapprochés cachent l’église et le reste, sur quoi l’on est et l’on plane. C’est absolument comme si l’on se voyait enlevé dans une mongolfière. Je répétai cet acte pénible et douloureux jusqu’à ce que l’impression me fût devenue tout à fait indifférente ; et, plus tard, dans mes courses de montagnes et mes études géologiques ; dans les grandes constructions, où je courais comme les charpentiers sur les poutres isolées et sur les corniches du bâtiment ; à Rome, où il faut de ces hardiesses pour voir de plus près des œuvres d’art considérables, j’ai tiré de ces exercices un grand avantage.

L’anatomie me fut aussi doublement utile, en m’apprenant à supporter la vue des objets les plus repoussants et en satisfaisant ma passion de savoir. Je suivis la clinique du vieux docteur Ehrmann, ainsi que les leçons d’accouchement de son fils, dans le double but de connaître les choses et de surmonter toute appréhension des objets repoussants. Je suis en effet arrivé au point que rien de pareil n’a jamais pu me déconcerter. Au reste ce n’est pas seulement contre les impressions sensibles, mais aussi contre les assauts de l’imagination que je cherchai à me fortifier. Les impressions effroyables et mystérieuses des ténèbres, des cimetières, des solitudes, des églises et des chapelles pendant la nuit, et tous les objets de ce genre, je sus également me les rendre indifférents, et j’en vins à ce point que le jour et la nuit, en tous lieux, furent pour moi exactement pareils, tellement que, plus tard, ayant eu la fantaisie de sentir encore une fois dans ces entourages l’agréable frisson de la jeunesse, j’eus beaucoup de peine à l’exciter en moi quelque peu, en évoquant les plus étranges et les plus terribles images.

Si je mettais tous mes soins à me délivrer du joug et du fardeau d’impressions par trop sévères et puissantes, qui me dominaient toujours, et qui m’apparaissaient tantôt comme une force, tantôt comme une faiblesse, ces efforts furent bien secondés par la vie libre, sociale, mobile, qui m’attirait toujours davantage, à laquelle je m’accoutumais, et dont j’appris enfin à jouir avec une pleine liberté. Il n’est pas difficile d’en faire l’observation dans le monde, l’homme né se sent jamais plus entièrement affranchi de ses défauts que lorsqu’il ouvre les yeux sur les défauts d’autrui, et qu’il se donne le plaisir de les fronder à son aise. Nous éprouvons déjà un sentiment assez agréable à nous mettre au-dessus de nos égaux par le blâme et la médisance ; c’est pourquoi la bonne compagnie, dans ses grandes ou ses petites assemblées, s’y livre elle-même très-volontiers. Mais rien n’égale la satisfaction que nous goûtons à nous ériger en juges des chefs et des supérieurs, des princes et des hommes d’État ; à trouver les institutions publiques vicieuses et mauvaises, à ne voir que les obstacles possibles et réels, sans reconnaître ni la grandeur de l’intention, ni le concours que l’on peut espérer du temps et des circonstances dans toutes les entreprises. Quiconque se rappelle la situation du royaume de France, et en puise dans les écrits plus récents la connaissance exacte et détaillée, se représentera sans peine comment on devait parler alors dans l’Alsace demi-française du roi et de ses ministres, de la cour et des favoris. C’étaient, pour mon désir de m’instruire, des objets nouveaux, et l’impertinence, la vanité juvénile, s’en accommodaient à merveille. J’observais tout exactement ; je le notais assidûment, et je vois, par le peu qui reste, que ces relations, bien qu’elles fussent composées dans le moment de fables et de rumeurs générales, incertaines, ont toujours dans la suite quelque valeur, parce qu’elles servent à relier et à comparer les choses secrètes, enfin divulguées, avec ce qui était dès lors découvert et public ; les jugements justes ou faux des contemporains, avec les convictions de la postérité.

Nous trouvions singulier, nous autres flâneurs, et nous avions journellement sous les yeux, le projet pour l’embellissement de la ville, qui commençait, d’une étrange manière, à s’exécuter d’après les esquisses et les plans. L’intendant Gayot avait entrepris de transformer les rues tortueuses et irrégulières de Strasbourg et de bâtir une belle et imposante ville, tirée au cordeau. L’architecte parisien Blondel traça là-dessus un projet par lequel cent quarante propriétaires gagnaient de la place, quatre-vingts en perdaient et les autres restaient dans leur premier état. Ce plan, approuvé, mais qu’on ne voulut pas mettre à exécution tout à la fois, devait s’achever par degrés avec le temps, et cependant la ville offrait un mélange assez bizarre de régularité et d’irrégularité. S’agissait-il, par exemple, d’aligner dans une rue le côté concave, le premier propriétaire disposé à bâtir s’avançait jusqu’à la ligne fixée ; ainsi faisait peut-être le propriétaire voisin, mais peut-être aussi le troisième seulement ou le quatrième, et ces saillies laissaient les plus disgracieux enfoncements, comme avant-cours des maisons restées en arrière. On ne voulait pas employer la force, mais, sans contrainte, on n’aurait fait aucun progrès ; c’est pourquoi nul ne pouvait faire, du côté de la rue, aucune amélioration ou réparation à sa maison une fois condamnée. Tout ce que le hasard nous offrait de choquant et de bizarre dans nos promenades oisives était une excellente occasion d’exercer notre humeur railleuse ; de faire, à la manière de Behrisch, des projets pour accélérer l’ouvrage, et d’en révoquer toujours en doute la possibilité : et pourtant un bon nombre de belles maisons neuves aurait dû nous inspirer d’autres pensées. À quel point le temps est-il venu en aide à ce projet, c’est ce que j’ignore.

Un autre sujet, dont les protestants de Strasbourg s’entretenaient volontiers, était l’expulsion des jésuites. Aussitôt que la ville fut devenue française, les pères y avaient paru et avaient sollicité un domicile. Mais bientôt ils s’étendirent et fondèrent un superbe collège, si voisin de la cathédrale que le derrière de l’église masque un tiers de la façade. Le bâtiment devait former un carré, avec un jardin intérieur. Trois côtés étaient achevés. Il est de pierre et solide, comme tous les ouvrages de ces pères. Opprimer les protestants, sinon les supprimer, était le plan de la société, qui se faisait un devoir de rétablir l’ancienne religion dans toute son étendue. Leur chute causa, par conséquent, la plus grande joie dans le parti contraire, et l’on ne vit pas sans plaisir les jésuites vendre leurs vins, emporter leurs livres, et l’édifice destiné à un ordre différent, peut-être moins actif. Combien les hommes se réjouissent, quand ils sont délivrés d’un adversaire, d’un gardien seulement ! et le troupeau ne songe pas que, si les dogues viennent à nianquer, il est exposé aux loups.

Chaque ville doit avoir sa tragédie, qui répand la terreur de génération en génération : c’est ainsi qu’on parlait souvent à Strasbourg du malheureux préteur Klinglin, qui, après être parvenu au comble de la félicité terrestre, avoir gouverné, avec une autorité presque illimitée, la ville et le pays, avoir goûté toutes les jouissances que peuvent donner l’opulence, le rang et l’autorité, perdit enfin la faveur de la cour, dut rendre compte de tout ce qu’on lui avait passé jusqu’alors, et fut même jeté en prison, où il mourut d’une mort suspecte, à l’âge de plus de soixante et dix ans. Cette histoire, et d’autres encore, notre chevalier de Saint-Louis savait les raconter d’une manière vive et animée : c’est pourquoi je l’accompagnais volontiers à la promenade, tandis que les autres esquivaient ses invitations et me laissaient seul avec lui. Quand j’avais fait une nouvelle connaissance, je laissais d’ordinaire passer du temps sans beaucoup étudier la personne ni les effets qu’elle exerçait sur moi : je finis cependant par observer peu à peu que les récits et les jugements du chevalier me donnaient plus d’inquiétude et de perplexité que d’instruction et de lumières. Je ne pouvais comprendre où j’en étais avec lui, et pourtant j’aurais dû deviner l’énigme aisément. Il était de ces gens, si nombreux, à qui la vie ne donne aucun résultat, et qui, par conséquent, se tourmentent sans cesse en détail. Malheureusement, il avait d’ailleurs un goût décidé, une passion même, pour la méditation, sans être fait pour la pensée. Chez de tels hommes, il s’établit aisément une certaine idée, qu’on peut regarder comme une maladie de l’esprit, Lui aussi, il revenait toujours à une idée fixe, et, à la longue, il en devenait très-fatigant. Il se plaignait, en effet, avec amertume de l’affaiblissement de sa mémoire, surtout pour les événements les plus rapprochés, et, après une série de raisonnements à sa manière, il affirmait que toutes les vertus viennent d’une bonne mémoire et tous les vices de l’oubli. Il savait soutenir cette thèse avec beaucoup de subtilité, comme on peut tout soutenir quand on se permet d’employer les termes d’une manière tout à fait vague, dans un sens tour à tour large ou restreint, voisin ou éloigné.

Les premières fois, on l’écoutait avec plaisir, et sa faconde excitait l’étonnement. On croyait se trouver en présence d’un sophiste éloquent, qui, par forme de badinage ou d’exercice, sait donner une apparence aux choses les plus singulières. Par malheur, cette première impression s’émoussait bientôt. Car, à la fin de chaque entretien, notre homme revenait au même thème, en dépit de toutes mes précautions. On ne pouvait l’arrêter aux événements anciens, qui pourtant l’intéressaient lui-même, et dont les plus petites circonstances lui étaient présentes : le plus souvent, au contraire, un menu détail l’arrachait à un récit d’histoire générale, et il allait se heurter à sa fatale pensée favorite. Une de nos promenades de l’après-midi fut surtout malheureuse sous ce rapport. Je vais la rapporter, pour qu’elle tienne lieu de ses pareilles, qui pourraient fatiguer et même attrister le lecteur.

En traversant la ville, nous rencontrâmes une vieille mendiante, qui le troubla dans son récit par ses prières et ses importunités. « Va-t’en, vieille sorcière ! » dit-il, et il passa outre. Elle lui répliqua par le proverbe connu, en le changeant toutefois un peu, car elle voyait bien que le bourru était vieux lui-même. « Si tu ne voulais pas devenir vieux, il fallait te faire pendre dans ta jeunesse. » Il se retourna vivement, et je craignais une scène. « Me faire pendre ! s’écria-t-il, me faire pendre ! Non, cela n’aurait pas été ; j’étais pour cela un trop brave garçon ; mais me pendre, me pendre moi-même, c’est vrai, j’aurais dû le faire ; j’aurais dû faire pour moi la dépense d’un coup de pistolet, pour ne pas voir le temps où je ne la vaudrais plus. » La femme était là comme pétrifiée. Il poursuivit : « Tu as dit une grande vérité, vieille sorcière ; et, puisqu’on ne t’a encore ni noyée ni brûlée, ton petit proverbe recevra sa récompense. » Il lui donna un busel, aumône à laquelle les mendiants n’étaient pas accoutumés. Nous venions de passer le premier pont du Rhin ; nous gagnions l’auberge où nous avions le projet d’entrer, et je cherchais à ramener le chevalier à notre premier entretien, quand tout à coup une jeune fille très-jolie vint à notre rencontre, s’arrêta devant nous, fit une agréable révérence et s’écria : « Eh bien, monsieur le capitaine, où allezvous ? » ajoutant les autres compliments d’usage. « Mademoiselle, reprit-il, d’un air un peu embarrassé, je ne sais pas… — Comment ? dit-elle avec une gracieuse surprise, vous oubliez sitôt vos amis ! » Le mot oublier le chagrina ; il secoua la tête, et répliqua d’un ton assez grondeur : « En vérité, mademoiselle, je ne saurais… » Elle repartit avec un peu d’humeur, mais d’un ton très-modéré : « Prenez-y garde, monsieur le capitaine : une autre fois je pourrais bien aussi vous méconnaître. » Puis elle s’éloigna d’un pas rapide sans se retourner. Tout à coup mon homme se frappe la tête des deux poings. « Âne que je suis ! vieux âne ! s’écria-t-il. Vous le voyez maintenant ! Ai-je raison ou non ? » Et il s’abandonnait avec véhémence à ses discours et ses idées ordinaires, dans lesquelles cette rencontre l’avait encore fortifié.

Je ne puis ni ne veux répéter la philippique qu’il prononça contre lui-même. Enfin, se tournant de mon côté, il me dit : « Je vous prends à témoin : vous rappelez-vous cette marchande du coin, qui n’est ni jeune ni jolie ? Je la salue chaque fois que nous passons, et je lui adresse toujours quelques mots d’amitié : cependant voilà trente ans passés qu’elle eut des bontés pour moi. Et il n’y a pas quatre semaines, je le jure, que cette jeune fille s’est montrée avec moi plus gracieuse que je ne puis dire, et je ne veux pas la reconnaître ! je réponds à sa politesse par une grossièreté ! Je le soutiendrai toujours, l’ingratitude est le plus grand des vices, et nul ne serait ingrat s’il n’était oublieux. »

Nous entrâmes à l’auberge, et la foule bruyante des gens qui buvaient dans les premières salles arrêta seule les invectives qu’il bredouillait contre lui et contre les gens de son âge. Il était tranquille, et j’espérais l’avoir apaisé, quand nous entrâmes dans une chambre haute, où nous trouvâmes un jeune homme, qui se promenait seul en long et en large, et que le capitaine salua par son nom. Je fus charmé de faire sa connaissance, car mon vieux compagnon m’en avait dit beaucoup de bien, et m’avait conté que ce-jeune homme, placé dans les bureaux de la guerre, lui avait rendu, d’une manière désintéressée, de très-bons services, quand sa pension ne venait pas. J’étais content de voir la conversation prendre une tournure générale, et, en la poursuivant, nous bûmes une bouteille de vin. Mais, par malheur, un nouveau défaut se produisit, que mon chevalier avait en partage avec les gens obstinés : de même qu’il ne pouvait, en général, se délivrer de son idée fixe, il s’attachait avec ténacité à l’impression désagréable du moment et laissait là-dessus un libre cours à ses sentiments. Le dernier chagrin n’était pas assoupi, quand il survint un nouvel incident, mais bien différent du premier. Le chevalier n’eut pas longtemps regardé ici et là, qu’il remarqua sur la table une double portion de café, et deux tasses : avec cela, en subtil galant qu’il était, il avait peut-être aperçu quelque preuve que le jeune homme n’avait pas toujours été seul. Et dès que le soupçon se fut éveillé chez lui, et l’eut porté à juger vraisemblable qui ; la jeune fille avait fait une visite à l’auberge, à son premier chagrin se joignit encore la plus bizarre jalousie, pour le troubler complètement.

Avant donc que je pusse rien soupçonner (car je m’étais jusque-là entretenu paisiblement avec le jeune homme), le capitaine commença à pointiller, d’un ton désagréable, que je connaissais bien, sur les deux tasses, sur ceci et cela. Le jeune homme, interdit, tacha d’esquiver gaiement et sagement, comme font les gens qui savent vivre ; mais le vieux poursuivit sans ménagement ses attaques blessantes, tellement qu’il ne resta plus au jeune homme qu’à prendre sa canne et son chapeau et à laisser en partant un défi assez peu déguisé. Alors la fureur du capitaine éclata, d’autant plus que, dans l’intervalle, il avait vidé presqu’à lui seul une seconde bouteille. Il frappait du poing sur la table, et s’écria plus d’une fois : « Il faut que je le tue ! » Mais la chose n’était pas si sérieuse, car il usait souvent de ce propos, si quelqu’un lui résistait ou lui déplaisait. L’affaire se gâta encore au retour, d’une manière non moins inattendue, car j’eus l’imprudence de lui représenter son ingratitude à l’égard du jeune homme, et de lui rappeler combien il m’avait vanté les prévenances obligeantes de cet employé. Je n’ai jamais vu d’exemple d’un homme plus furieux contre lui-même. C’était la véhémente péroraison des discours auxquels la jolie jeune fille avait donné lieu. Je pus voir et la pénitence et le regret poussés jusqu’à la caricature, et véritablement ingénieux, car toute passion remplace le génie. Il passa en revue tous les incidents de notre promenade, s’en servit pour invectiver éloquemment contre lui-même, et finit par évoquer de nouveau la sorcière : il était si troublé, que je craignais de le voir se précipiter dans le Rhin. Si j’avais été sûr de pouvoir le repêcher d’abord, comme Mentor son Télémaque, passe encore ! je l’aurais ramené rafraîchi à la maison.

Je contai aussitôt l’affaire à Lerse, et nous nous rendîmes le lendemain chez le jeune homme, que mon ami fit bien rire avec sa brusquerie. Nous convînmes de ménager une sorte de rencontre, qui amènerait une réconciliation. Le plus drôle, c’est que, cette fois encore, la mauvaise humeur du capitaine s’était évanouie dans le sommeil, et qu’il se trouva tout disposé à radoucir le jeune homme, qui, de son côté, ne tenait nullement à avoir une affaire. Tout fut arrangé dans une matinée, et, comme l’aventure s’ébruita quelque peu, je ne pus échapper aux plaisanteries de mes amis, qui auraient pu me prédire par leur propre expérience combien me serait incommode, dans l’occasion, l’amitié du capitaine.


En cherchant à me rappeler ce que j’aurais encore à dire, un jeu singulier de la mémoire représente à ma pensée la vénérable cathédrale, à laquelle je donnais alors une attention particulière, et qui d’ailleurs, dans la ville ou dans la campagne, s’offrait constamment aux regards. Plus j’en considérais la façade, plus se fortifiait et se développait ma première impression, que le sublime s’y trouve uni avec le gracieux. Pour que le colossal, quand il se présente à nous comme masse, ne nous effraye pas ; pour qu’il ne nous trouble pas, quand nous cherchons à en approfondir les détails, il faut que, par une alliance contre nature, et qui semble impossible, il se marie à l’agréable. Et comme nous ne pouvons exprimer l’effet de la cathédrale qu’en supposant unies ces deux qualités incompatibles, nous voyons dès là quelle haute estime nous devons faire de ce vieux monument, et nous allons nous attacher à exposer de quelle manière des éléments si contraires ont pu se concilier, se pénétrer et s’unir.

Sans nous occuper encore des tours, considérons d’abord uniquement la façade, qui dresse devant nous sa masse imposante, sous la forme d’un carré long. Si nous en approchons pendant le crépuscule, au clair de la lune, par une nuit étoilée, où les parties deviennent plus ou moins indistinctes et finissent par disparaître, nous ne voyons qu’une muraille colossale, dont la hauteur et la largeur offrent une proportion satisfaisante. Si nous la considérons de jour, et si, par un effort de la pensée, nous faisons abstraction des détails, nous y reconnaissons la façade d’un édifice, dont elle clôt les espaces intérieurs et couvre même aussi bien des parties latérales. Les ouvertures de cette immense surface ont rapport aux besoins intérieurs, d’après lesquels nous pouvons aussitôt la diviser en neuf parties. La grande porte du milieu, qui répond à la nef, frappe d’abord les yeux. De part et d’autre s’en trouvent deux, plus petites, qui appartiennent aux nefs latérales. Au-dessus de la porte principale, notre œil rencontre la fenêtre circulaire, destinée à répandre dans l’église et sous ses voûtes une mystérieuse lumière. Sur les côtés, se montrent deux grandes ouvertures verticales, en forme de carrés longs, qui contrastent fortement avec celle du milieu, et annoncent qu’elles appartiennent à la base des tours. Au troisième étage, sont alignées trois ouvertures destinées au beffroi et aux autres besoins du service. Tout le dessus est terminé horizontalement par la balustrade de la galerie, qui tient lieu d’entablement. Ces neuf espaces sont soutenus, encadrés et séparés en trois grandes sections verticales par quatre piliers parlant du sol. Et tout comme on ne peut refuser aux dimensions de la masse entière une belle proportion, ces piliers et la forme élancée des sections intermédiaires donnent aux détails quelque chose de léger dans sa symétrie.

Si l’on demeure toujours dans l’abstraction, et que l’on se figure cette immense muraille sans ornements, avec de forts piliers, avec les ouvertures nécessaires, mais réduites à ce que le besoin réclame ; si l’on accorde même à ces parties principales de bonnes proportions : l’ensemble paraîtra sans doute noble et sévère, mais toujours d’une fatigante tristesse et sans art dans sa nudité, car une œuvre d’art dont l’ensemble se compose de parties grandes, simples, harmonieuses, fait bien une imposante et noble impression, mais la véritable jouissance qui naît du plaisir, le développement harmonieux de tous les détails peut seul la produire.

Or c’est en cela justement que nous satisfait au plus haut degré l’édifice que nous considérons ; car nous voyons chacun de ces ornements parfaitement approprié à la partie qu’il décore ; ils lui sont subordonnés, ils semblent en saillir. Une telle variété cause toujours un grand plaisir, en ce qu’elle dérive de la convenance, et, par là, réveille en même temps le sentiment de l’unité, et c’est seulement alors qu’on apprécie l’exécution comme le comble de l’art.

C’est par de tels moyens qu’un mur solide, une maçonnerie impénétrable, qui, de plus, s’était annoncée comme la base de deux tours immenses, devait se présenter à l’œil comme reposant sur elle-même, subsistant en elle-même, mais, avec cela, gracieuse et légère, et, quoique percée de mille façons, donner l’idée d’une inébranlable solidité. Ce problème est résolu de la manière la plus heureuse : les ouvertures du mur, ses parties solides, les piliers, tout a son caractère particulier, qui résulte de sa destination propre ; ce caractère se communique par degrés aux sous-divisions ; ainsi tout est décoré avec mesure ; le grand, comme le petit, se trouve à sa place, peut être saisi facilement, et, de la sorte, l’agréable se montre dans le gigantesque. Je mentionnerai seulement les portes, qui s’enfoncent en perspective dans l’épaisseur du mur, avec les innombrables ornements de leurs piliers et de leurs ogives ; la fenêtre et la rosé élégante que forme sa rondeur ; le profil de ses baguettes, ainsi que les fines colonnettes des sections verticales. Qu’on se représente les piliers reculant par degrés, accompagnés de petites constructions ogivales, élancées, qui s’élèvent aussi vers le ciel avec leurs colonnes légères, et qui sont destinées à protéger, en forme de dais, les statues des saints ; enfin chaque nervure, chaque saillie, apparaissant comme bouton de fleur, comme rangée de feuilles, ou comme un autre objet naturel, transformée en pensée de pierre ; qu’on étudie, sinon l’édifice lui-même, du moins les dessins de l’ensemble et des détails, pour juger et vivifier mes paroles : on les trouvera peut-être exagérées, car moi-même, qui me sentis, il est vrai, dès le premier coup d’œil, un vif attrait pour cet édifice, il me fallut beaucoup de temps pour me pénétrer de sa beauté.

Élevé parmi les détracteurs de l’architecture gothique, je nourrissais mon antipathie pour ces ornements confus, entassés de mille manières, dont le chois arbitraire rendait extrêmement désagréable un caractère religieux et sombre ; je me fortifiai dans cette répugnance, parce que je n’avais vu dans ce genre que des œuvres sans génie, où l’on ne découvre ni de bonnes proportions ni une harmonie pure. Mais ici je crus assister à une révélation nouvelle ; ce que j’avais dû blâmer autrefois ne se montrait plus : c’était tout le contraire qui frappait mon regard.

En poursuivant mes études et mes réflexions, je crus découvrir dans l’œuvre de plus grands mérites encore. J’avais reconnu l’exacte convenance des parties principales ; l’ornementation, aussi ingénieuse que riche jusque dans les plus petits détails : maintenant je reconnaissais la liaison de ces divers ornements entre eux, le passage d’une partie principale à une autre, l’entrelacement de détails homogènes, il est vrai, mais infiniment divers dans leurs formes, depuis le sacré jusqu’au monstrueux, depuis la feuille jusqu’à la pointe. Plus j’observais, plus j’étais saisi d’étonnement ; plus je m’occupais et me fatiguais à mesurer et à dessiner, plus je me sentais attaché, si bien que j’employai beaucoup de temps, soit à étudier ce qui existait, soit à rétablir, par la pensée et sur le papier, ce qui manquait, ce qui était inachevé, principalement dans les tours.

Et comme je trouvais cet édifice bâti sur une ancienne terre allemande, et sa construction si avancée dans une époque tout allemande ; que le nom du maître, gravé sur sa tombe modeste, était aussi allemand de consonance et d’origine : encouragé par la beauté du monument, je hasardai de changer le nom, jusqu’alors décrié, de l’architecture gothique, et de la revendiquer pour notre nation comme architecture allemande ; et, d’abord de vive voix, puis dans un petit mémoire, dédié aux mânes d’Erwin de Steinbach, je ne manquai pas de mettre au jour mes sentiments patriotiques.

Si je poursuis ma biographie jusqu’à l’époque où parut cet écrit, que Herder inséra plus tard dans sa brochure Sur la manière et l’art allemand, j’ajouterai quelques réflexions sur cet objet important. Mais, avant de quitter ce sujet, je saisirai l’occasion de justifier auprès de ceux à qui elle pourrait laisser quelque » doutes, l’épigraphe que j’ai placée en tête de cette partie. Je sais fort bien qu’on pourrait opposer plus d’une expérience contraire, trouver beaucoup à dire au vieux proverbe allemand, si consolant et si bon : « Ce qu’on désire dans la jeunesse on l’a dans la vieillesse en abondance. » Mais beaucoup de choses parlent aussi en sa faveur, et je vais dire ce que j’en pense. Nos désirs sont les pressentiments des facultés qui sont en nous, les précurseurs de ce que nous sommes capables de faire ; ce que nous pouvons et que nous dédirons s’offre à notre imagination hors de nous et dans l’avenir : nous aspirons à ce que nous possédons déjà sans le savoir. C’est ainsi qu’une anticipation ardente transforme une possibilité véritable en une réalité imaginaire. Quand une pareille tendance existe en nous bien prononcée, à chaque degré de notre développement, s’accomplit une partie de ce premier désir, par la voie directe dans les circonstances favorables, et, dans celles qui sont contraires, par un détour, qui nous ramène toujours à l’autre chemin. C’est ainsi qu’on voit des hommes arriver par la persévérance aux avantages terrestres ; ils s’entourent d’éclat, de richesse et d’honneurs ; d’autres poursuivent, d’une marche plus sûre encore, les richesses spirituelles : ils acquièrent une vue claire des choses, la paix (le l’âme et la sécurité pour le présent et l’avenir.

Mais il est une troisième tendance combinée des deux autres, et dont le succès est le plus certain. Quand la jeunesse de l’homme tombe sur une époque féconde, où la production surpasse la destruction, et réveille à temps chez lui le pressentiment de ce qu’une époque pareille demande et promet, poussé par des mobiles extérieurs à une active participation, il se prendra à diverses choses tour à tour, et le désir de déployer son action de plusieurs côtés s’animera chez lui. Toutefois, à la faiblesse humaine se joignent encore tant d’obstacles accidentels, qu’une œuvre commencée reste interrompue, une chose entreprise tombe des mains, les vœux, l’un après l’autre, s’éparpillent. Mais, si ces vœux étaient partis d’un cœur pur et conformes aux besoins du temps, on peut sans inquiétude les laisser dormir ou tomber à droite et à gauche, assuré que non-seulement ces choses seront retrouvées et relevées, mais que bien d’autres du même genre, auxquelles on n’a jamais touché, auxquelles on n’a même jamais songé, seront mises en lumière. Que si, dans le cours de notre vie, nous voyons accomplir par d’autres les choses où nous portait autrefois nous-mêmes une vocation à laquelle, comme à bien d’autres, nous avons dû renoncer, alors s’éveille en nous cette belle pensée, que c’est l’humanité tout entière qui est seule l’homme véritable, et que l’individu, pour être heureux et content, doit avoir le courage de se sentir dans l’ensemble.

Cette réflexion est ici à sa place : en effet, quand je songe au goût qui m’attirait vers ces vieux édifices ; quand je considère le temps que j’ai donné à la seule cathédrale de Strasbourg, l’attention avec laquelle j’ai étudié plus tard celle de Cologne et celle de Fribourg, en me trouvant toujours plus sensible à la beauté de ces édifices, je me blâmerais volontiers de les avoir ensuite perdus tout à fait de vue, et même, attiré que j’étais par un art plus développé, de les avoir laissés dans l’ombre. Mais, quand je vois maintenant l’attention se reporter sur ces objets ; le goût et même la passion de ces choses s’éveiller et fleurir ; des jeunes gens de mérite en être saisis, consacrer sans ménagements leurs forces, leurs soins, leur fortune, à ces monuments d’un monde passé, je puis me le dire avec satisfaction, ce que je voulais, ce que je désirais autrefois avait son prix. Je vois avec joie que non-seulement on sait estimer ce que nos ancêtres ont exécuté, mais qu’on cherche à représenter, du moins en dessins, d’après ce qui existe inachevé, le plan primitif, pour nous faire connaître la pensée, qui est en définitive le principe et la fin de toute entreprise ; qu’on s’efforce d’éclaircir et d’animer avec un zèle intelligent un passé qui semble confus. Je louerai surtout ici l’excellent Sulpice Boisserée, qui s’occupe sans relâche à reproduire dans une suite de gravures magnifiques la cathédrale de Cologne, comme modèle de ces conceptions gigantesques, dont la pensée babylonienne s’élançait vers le ciel, et était tellement hors de proportion avec les moyens terrestres, qu’elles devaient nécessairement être arrêtées dans l’exécution. Si nous avons admiré jusqu’à présent que ces constructions aient été poussées si loin, notre admiration sera bien plus grande encore, quand nous apprendrons quel était le véritable projet.

Puissent ces entreprises, qui intéressent les arts et la littérature, être dignement encouragées par tous ceux qui ont le pouvoir, la fortune et l’influence, afin que la grande et colossale conception de nos ancêtres nous soit manifestée, et que nous puissions nous faire une idée de ce qu’ils osaient vouloir ! La connaissance qui en résultera ne sera pas stérile, et nous serons une fois en état de porter sur ces ouvrages un jugement équitable. Et ce jugement s’appuiera sur une base plus sûre, si notre jeune et laborieux ami, à côté de la monographie consacrée à la cathédrale de Cologne, poursuit jusque dans les détails l’histoire architecturale de notre moyen âge. Quand on aura publié tout ce qu’on peut savoir sur la pratique de cet art ; quand on l’aura exposé dans tous ses traits principaux, en le comparant avec l’art gréco-romain et oriental-égyptien, il restera dans ce champ peu de chose à faire. Et moi, quand les résultats de ce* travaux patriotiques seront publiés, je pourrai, comme aujourd’hui, dans les épanchements intimes de l’amitié, répéter cette parole avec une satisfaction véritable et dans son meilleur sens : Ce qu’on désire dans la jeunesse, on l’a dans la vieillesse en abondance.


Mais si, dans les œuvres qui appartiennent aux siècles, on peut s’en remettre au temps et attendre l’occasion, il est d’autres choses, au contraire, dont il faut se hâter de jouir dans la jeunesse, comme de fruits mûrs. Avec cette transition rapide, qu’il me soit permis d’en venir à la danse, à laquelle l’oreille fait songer chaque jour et à chaque heure en Alsace, comme l’œil fait songer à la cathédrale. Dès notre enfance, nous avions reçu, ma sœur et moi, des leçons de danse de notre père lui-même, ce qui pouvait sembler assez bizarre chez un homme si grave ; mais, sans perdre contenance, il nous enseignait avec une parfaite exactitude les positions et les pas, et, quand il nous eut amenés au point de pouvoir danser un menuet, il nous jouait sur la flûte douce quelque chose de facile à trois temps, et nous dansions en mesure de notre mieux. J’avais vu d’ailleurs, dès mon enfance, au théâtre français, sinon des ballets, du moins des pas seuls, des pas de deux, où j’avais observé d’étranges mouvements des pieds et des sauts de toute espèce. Quand nous étions las du menuet, je priais mon père de nous jouer d’autres danses, telles que les livres de musique les offraient en foule dans leurs gigues et leurs murkis, et je trouvais d’abord les pas et les autres mouvements, car j’avais naturellement et de naissance le sentiment de la mesure. Cela amusait assez mon père, et il prenait quelquefois et nous donnait le divertissement de faire danser les singes de même sorte. Après ma triste aventure avec Marguerite, et pendant tout mon séjour à Leipzig, je n’avais plus pratiqué la danse. Je me souviens même qu’ayant été forcé dans un bal de danser un menuet, je parus avoir oublié la mesure et les mouvements ; je ne me souvenais ni des pas ni des figures, en sorte que j’en serais sorti à ma honte, si la plupart des spectateurs n’avaient soutenu que ma gaucherie n’était que de l’entêtement, afin d’ôter aux dames toute envie de me demander malgré moi, et de m’entraîner dans leurs rangs. Pendant mon séjour à Francfort, tout amusement de ce genre m’avait manqué. Mais, à Strasbourg, je retrouvai, avec les autres plaisirs, le goût de la danse. Les dimanches, comme les jours ouvriers, on ne passait devant aucun lieu de plaisir sans y trouver une joyeuse troupe réunie pour danser, et surtout pour valser. On donnait aussi des bals particuliers dans les maisons de campagne, et déjà l’on parlait des brillantes redoutes de l’hiver. Je m’y serais trouvé déplacé et inutile à la compagnie : un ami, qui valsait fort bien, me conseilla de m’exercer dans des sociétés moins choisies, afin de pouvoir figurer ensuite dans la meilleure. Il me conduisit chez un maître de danse qui était connu pour habile. Le maître me promit que, si je voulais seulement répéter un peu les principes et me les rendre familiers, il me mènerait ensuite plus loin. C’était une de ces natures françaises qui ont la précision et l’adresse. Il me fit un gracieux accueil. Je lui payai le mois d’avance ; il me donna douze cachets, et nous réglâmes nos heures. Il était sévère, exact, mais sans pédanterie ; et, comme j’avais déjà quelque pratique, je parvins bientôt à le contenter, et j’obtins son approbation.

Une circonstance particulière facilitait beaucoup l’enseignement du maître : il avait deux filles, jolies l’une et l’autre, et qui n’avaient pas vingt ans : formées à la danse dès leur bas âge, elles s’y montraient fort habiles, et, avec de si gentilles partenaires, l’écolier le plus maladroit n’aurait pas manqué de faire quelque progrès. Elles étaient toutes deux fort gentilles ; elles ne parlaient que le français. Je m’observai de mon côté, pour ne pas leur sembler gauche et ridicule. J’eus le bonheur de recevoir leurs éloges ; elles étaient toujours disposées à danser un menuet, au son de la pochette du papa ; et même, ce qui devait les fatiguer davantage, à m’enseigner peu à peu à valser. Au reste, le père ne paraissait pas avoir beaucoup d’élèves, et elles menaient une vie solitaire. Aussi me priaient-elles quelquefois de rester auprès d’elles après la leçon, et de passer quelques moments à causer. Je le faisais d’autant plus volontiers que la cadette me plaisait beaucoup, et que leur tenue était d’une décence parfaite. Je leur lisais quelques pages de roman ; elles lisaient à leur tour. L’aînée, qui était aussi jolie, plus jolie peut-être encore que la cadette, mais qui me plaisait moins, était beaucoup plus obligeante avec moi et, en tout, plus complaisante. Elle était toujours prête pour la leçon, et la prolongeait quelquefois, en sorte que je croyais devoir offrir au père deux cachets, mais il ne les acceptait pas. La cadette, au contraire, sans manquer de politesse avec moi, était plutôt réservée, et se laissait appeler par son père pour relever son aînée.

J’en sus la cause un soir. Au moment où je voulais, après la leçon, passer dans le salon avec l’aînée, elle me retint et me dit : « Restons encore un peu ici, car je vous avouerai que-ma sœur est avec une tireuse de cartes, qui doit lui découvrir les sentiments d’un ami absent, unique objet de ses espérances, et qui possède tout son cœur. Le mien est libre, ajouta-t-elle, et il faudra que je m’accoutume à le voir dédaigné. » Je lui tins là-dessus quelques propos aimables, ajoutant que, pour savoir ce qui en était, elle devait d’abord consulter la devineresse ; que j’en ferais autant, ayant depuis longtemps désiré d’être éclairci sur ces choses, mais que jusqu’alors la foi m’avait manqué. Elle m’en fit des reproches, et m’assura que rien au monde n’était plus sûr que les réponses de cet oracle ; qu’il fallait seulement ne pas le consulter étourdiment et pour rire, mais ne l’interroger que sur des intérêts véritables. Je finis par la décider à entrer avec moi dans l’autre chambre, aussitôt qu’elle se fut assurée que l’opération était finie. Nous trouvâmes la sœur très-joyeuse ; elle fut même avec moi plus empressée que de coutume, montra de la gaieté et de l’esprit ; elle paraissait tranquillisée sur son ami absent, et croyait pouvoir sans inconvénient montrer quelque prévenance à l’ami présent de sa sœur (je l’étais dans sa pensée).

On Ut des caresses à la vieille, on lui promit un bon salaire, si elle voulait dire aussi la vérité à la sœur aînée et à moi. Avec les préparatifs et les cérémonies ordinaires, elle déploya son bagage, et commença par prophétiser pour la jeune fille. Elle regarda attentivement la position des cartes, mais elle parut embarrassée et refusait de parler. « Je le vois bien, dit la cadette, déjà initiée à l’explication du tableau magique, vous hésitez et ne voulez annoncer à ma sœur rien de fâcheux. Mais c’est une carte maudite ! » L’aînée pâlit, cependant elle se posséda, et dit : « Parlez donc ! Il ne m’en coûtera pas la vie. » La vieille, avec un profond soupir, lui annonça qu’elle aimait, qu’elle n’était pas aimée, qu’une autre personne s’interposait, et que sais-je encore ? La bonne jeune fille parut troublée. La vieille crut raccommoder un peu l’affaire en faisant espérer des lettres et de l’argent. « Des lettres, dit la belle enfant, je n’en attends point, et, de l’argent, je n’en veux point. S’il est vrai que j’aime, comme vous dites, je mérite un cœur qui m’aime à son tour. — Voyons si cela n’ira pas mieux ! » dit la vieille, en mêlant les cartes et les étalant pour la seconde fois. Mais nous pûmes tous voir que c’était encore pire. La belle était seule, et, de plus, entourée de mille chagrins ; l’ami était un peu plus loin et les figures interposées plus proches. La vieille voulait recommencer, dans l’espérance d’un meilleur succès, mais la jeune fille n’y tint plus : ses pleurs éclatèrent ; son beau sein palpitait violemment ; elle tourna le dos et s’enfuit de la chambre. Je ne savais que faire ; l’amour me retenait auprès de l’une, la pitié m’appelait vers l’autre : ma situation était assez pénible. « Consolez Lucinde, me dit la cadette ; suivez-la. » Je balançais : comment la consoler, sans l’assurer du moins de quelque tendresse ? Et pouvais-je le faire avec froideur et mesure dans un pareil moment ? « Allons ensemble, dis-je à Émilie. — Je ne sais, répliqua-t-elle, si ma présence lui fera du bien. » Nous allâmes pourtant, mais nous trouvâmes la porte fermée au verrou. Nous eûmes beau heurter, appeler, supplier, Lucinde ne répondait pas. « Laissons-la en repos, dit Émilie, c’est ce qu’elle veut maintenant. » Et en me rappelant ses manières, dès le premier jour de notre connaissance, je me souvins qu’elle avait quelque chose de violent et d’inégal, et son amour pour moi paraissait surtout en ce qu’elle m’épargnait sa mauvaise humeur. Que pouvais-je résoudre ? Je payai généreusement la vieille pour le mal qu’elle avait fait, et je voulais sortir, quand Émilie me dit : « Je demande que l’on tire aussi les cartes pour vous. » La vieille était prête. « Souffrez que je n’en sois pas ! » m’écriai-je, et je dégringolai l’escalier.

Le lendemain, je n’eus pas le courage de retourner. Le troisième jour, Émilie m’envoya un petit garçon, qui m’avait déjà t’ait plus d’un message de la part des sœurs, et qui leur avait porté de la mienne des fleurs et des fruits. Elle me faisait dire en toute hâte de ne pas manquer ma leçon ce jour-là. J’arrivai à l’heure ordinaire, et je trouvai le père seul. Il corrigea bien des choses encore à mon pas et ma démarche, à mes entrées et mes sorties, à ma tenue et mes gestes, et il sembla du reste satisfait de moi. La sœur cadette parut à la fin de la leçon, et dansa avec moi un très-gracieux menuet, où elle eut des mouvements d’un charme extraordinaire ; et le père assura qu’il avait vu rarement sur son plancher un couple plus joli et plus leste. Après la leçon, nous passâmes au salon comme à l’ordinaire. Le père nous laissa seuls ; mais Lucinde ne paraissait pas. « Elle est au lit, dit Émilie, et j’en suis bien aise. Soyez sans inquiétude. Sa souffrance morale s’apaise plus vite, quand elle se croit malade de corps. Comme elle n’a pas envie de mourir, elle fait alors ce que nous voulons. Nous avons certains remèdes usuels ; elle les prend et puis elle repose, et ainsi se calment insensiblement les flots tumultueux. Elle est trop bonne et trop aimable dans ces maladies imaginaires, et comme, au fond, elle se porte très-bien et ne souffre d’autres atteintes que celles de sa passion, elle imagine toute espèce de morts romanesques, dont elle s’effraye d’une manière amusante, comme les enfants auxquels on parle de revenants. C’est ainsi qu’elle m’a déclaré hier au soir avec une grande véhémence, que, cette fois, elle mourra certainement ; et qu’il fallait ramener près d’elle, mais seulement lorsqu’elle toucherait à sa dernière heure, l’ingrat, le perfide ami, qui s’était d’abord si bien montré pour elle, et qui maintenant la traitait si mal ; elle lui ferait des reproches amers et rendrait l’âme aussitôt. — « Je ne suis point coupable, m’écriai-je, de lui avoir montré de l’amour. Je connais quelqu’un qui peut mieux que personne me rendre ce témoignage. » Émilie sourit et répliqua : « Je vous comprends, et, si nous ne sommes pas sages et résolus, nous allons nous trouver tous dans une fâcheuse situation. Que direz-vous, si je vous prie de ne pas continuer vos leçons ? Il vous reste du dernier mois quatre cachets tout au plus, et mon père a déjà déclaré qu’il se trouverait impardonnable de recevoir encore votre argent, à moins que votre dessein ne fût de vous consacrer plus sérieusement à l’art de la danse ; mais que vous en savez ce qu’un jeune homme a besoin de savoir dans le monde. — Et ce conseil de fuir votre maison, me le donnez-vous, Émilie ? — Je vous le donne, mais non pas de moi-même. Écoutez-moi. Avant-hier, après votre fuite, je fis tirer les cartes pour vous, et le même oracle s’est répété trois fois et toujours plus décisif. Vous étiez entouré de biens et de plaisirs en foule, d’amis et de grands seigneurs ; l’argent n’y manquait pas non plus. Les dames se tenaient à quelque distance ; ma pauvre sœur surtout était toujours la plus éloignée. Une autre s’approchait toujours plus de vous, mais n’arrivait jamais à votre côté, car un tiers se plaçait entre vous deux. Je vous dirai sans détour que, dans ma pensée, la seconde dame, c’était moi. Après cet aveu, vous comprendrez mieux mon avis amical. J’ai promis à un ami absent mon cœur et ma main, et jusqu’à présent je l’ai aimé par-dessus tout ; mais il serait possible que votre présence me devînt plus dangereuse à l’avenir. Et quelle serait votre situation entre deux sœurs, que vous auriez rendues malheureuses, l’une par votre amour, l’autre par votre froideur, et tout ce tourment pour rien et pour peu de temps ! Car, si nous n’avions pas su qui vous êtes et ce qu’il vous est permis d’espérer, les cartes l’auraient mis sous mes yeux avec la dernière évidence. Adieu ! » me dit-elle, en me tendant la main. J’hésitais. « Eh bien, dit-elle encore, en me conduisant vers la porte, afin que ce soit réellement la dernière fois que nous nous parlons, prenez ce que, sans cela, je vous refuserais. » Elle me sauta au cou et me donna le baiser le plus tendre. Je l’embrassai et je la pressai sur mon cœur.

À cet instant, la porte latérale s’ouvrit brusquement, et la sœur, en déshabillé léger mais décent, accourut et s’écria : « Tu ne seras pas seule à prendre congé de lui ! » Émilie me lâcha et Lucinde me saisit ; elle me serra vivement sur son cœur, pressa sur mes joues ses boucles noires et resta quelque temps dans cette position. Je me trouvais donc à la gêne entre les deux sœurs, comme Émilie me l’avait prédit un moment auparavant. Lucinde me lâcha à son tour, et me regarda fixement d’un air grave. Je voulus lui prendre la main et lui dire quelques paroles amicales : mais elle s’écarta, fit quelques tours de chambre à grands pas, et se jeta dans l’angle du sofa. Émilie s’approcha d’elle, mais elle fut repoussée aussitôt. Alors commença une scène dont le souvenir m’est encore pénible, et qui, sans avoir dans la réalité rien de théâtral, toute naturelle, au contraire, chez une jeune et vive Française, ne pourrait être dignement reproduite sur la scène que par une bonne et pathétique comédienne. Lucinde accabla sa sœur de reproches. « Ce n’est pas, s’écria-t-elle, le premier cœur qui s’incline vers moi et que tu me dérobes. Il en a été de même de l’absent, qui a fini par se fiancer avec toi sous mes yeux. J’ai dû le voir, je l’ai supporté ; mais je sais toutes les larmes qu’il m’en a coûté. Tu m’as encore enlevé celui-ci sans renoncer à l’autre. Et combien ne sais-tu pas en captiver à la fois ! Je suis franche et bonne, et chacun croit bientôt me connaître et pouvoir me négliger : tu es dissimulée et secrète, et les gens croient merveille de ce que tu caches. Mais il n’y a rien là-dessous qu’un cœur égoïste et froid, qui sait sacrifier tout à lui-même : cependant personne ne le connaît aisément, parce qu’il est caché au fond de ta poitrine, aussi peu que l’on connaît mon cœur ardent et fidèle, que je porte à découvert comme mon visage. »

Émilie se taisait et s’était assise à côté de sa sœur, qui s’échauffait toujours plus en parlant, et s’expliqua sur certaines particularités, qu’il m’était inutile de savoir. Émilie, qui tâchait d’apaiser sa sœur, me fit signe par derrière de m’éloigner : vaine précaution ! le soupçon et la jalousie ont cent yeux : Lucinde aperçut le geste. Elle se leva en sursaut et vint à moi sans emportement. Elle se plaça devant moi, et sembla réfléchir, puis elle me dit : « Je sais que vous êtes perdu pour moi ; je ne prétends plus à vous. Mais tu ne l’auras pas non plus, ma sœur. » À ces mots, elle me prit, à la lettre, par la tête, en me saisissant aux cheveux avec ses deux mains ; elle pressa mon visage contre le sien et me baisa plusieurs fois sur la bouche. « À présent, poursuivit-elle, crains ma malédiction ! Malheur sur malheur, pour toujours et toujours, à celle qui, la première, baisera ces lèvres après moi. Ose à présent renouer avec lui ! Je sais que, cette fois, le ciel m’exaucera. Et vous, monsieur, retirez-vous, retirez-vous, le plus vite que vous pourrez. » Je descendis l’escalier à la hâte, avec la résolution bien arrêtée de ne remettre jamais le pied dans cette maison.




LIVRE X.


Depuis que les poëtes allemands n’étaient plus unis comme un seul homme, en qualité de membres d’une confrérie, ils ne jouissaient pas du moindre avantage dans la société civile. Ils n’avaient ni valeur propre, ni rang, ni dignité, qu’autant qu’ils étaient d’ailleurs dans une position favorable, elle hasard seul décidait si le talent serait né pour l’honneur ou pour la honte. Un pauvre fils de la terre, qui avait conscience de son esprit et de ses talents, devait mener une vie-misérable, et, pressé par les besoins du moment, gaspiller le don qu’il avait reçu des Muses. Le poëme de circonstance, le premier et le plus vrai des genres de poésie, était méprisé, au point que la nation ne sait pas encore en comprendre le mérite suprême, et un poêle qui ne suivait pas la voie de Gunther apparaissait dans le monde comme subordonné de la plus triste manière, comme un bouffon et un parasite, si bien qu’au théâtre, comme sur la scène du monde, il faisait un personnage dont on pouvait se jouer à son gré. Si, au contraire, la Muse favorisait de ses dons des hommes considérables, ils en recevaient un éclat qui rejaillissait sur la dispensatrice. Des gentilshommes qui savaient le monde, comme Hagedorn ; de riches bourgeois, comme Brockes ; des savants remarquables, comme Haller, figuraient parmi les premiers de la nation ; ils étaient les égaux des plus nobles et des plus respectés. On estimait aussi particulièrement les hommes qui, à côté de ce talent agréable, se distinguaient dans les affaires par leur application et leur fidélité. C’est à cela que Uz, Rabener, Weisse, durent une considération toute particulière, parce qu’on pouvait estimer chez eux l’union des qualités les plus hétérogènes et qui sont rarement unies. Mais le temps devait venir où le génie du poêle saurait lui-même se reconnaître, lui-même se créer ses relations particulières et s’assurer une dignité indépendante. Tout se rencontrait chez Klopstock pour fonder un pareil ordre de choses.

Pour les sens et le cœur, sa jeunesse a été pure. Son éducation sérieuse et solide le conduit à prendre en grande considération, dès son enfance, et sa personne et toutes ses actions, et, en même temps qu’il mesure d’avance attentivement la marche de sa vie, il se tourne, dans le pressentiment de sa force, vers le sujet le plus sublime qui se puisse imaginer. Le Messie, ce nom qui signale des vertus infinies, il devait le glorifier une seconde fois ; le Sauveur serait le héros qu’il méditait d’accompagner, à travers la bassesse et les souffrances terrestres, jusqu’aux triomphes célestes les plus sublimes. Tout ce qu’il y avait de divin, d’angélique et d’humain dans la jeune âme fut ici mis en œuvre. Élevé avec la Bible et nourri de sa sève, il vit avec les patriarches, les prophètes et les précurseurs, comme s’ils étaient présents. Et pourtant ils ne sont tous appelés, depuis des siècles, que pour former un cercle lumineux autour de l’être unique, dont ils contemplent avec étonnement l’humiliation, et à la transfiguration duquel ils prendront une part glorieuse. Car enfin, après de sombres et d’effroyables heures, le juge suprême dévoilera sa face et reconnaîtra son fils coéternel, qui lui ramènera, de son côté, les hommes égarés et même un esprit déchu. Les cieux vivants entonnent, avec mille voix d’anges, autour du trône un chant d’allégresse, et une amoureuse splendeur inonde l’univers, dont les regards étaient concentrés naguère sur une place horrible de sacrifice. La paix céleste, que Klopstock a sentie dans la conception et l’exécution de ce poëme, se communique aujourd’hui encore à tous ceux qui lisent les dix premiers chants, en faisant taire chez eux les exigences auxquelles une culture progressive ne renonce pas volontiers.

La dignité du sujet exalta chez le poëte le sentiment de sa propre personnalité. Qu’il dût lui-même un jour entrer dans les chœurs célestes ; que l’Homme-Dieu dût le distinguer et lui adresser face à face, pour ses efforts, les remerciements que tous les cœurs pieux et sensibles lui avaient déjà exprimés dans ce monde assez tendrement par des larmes pures : c’étaient là des pensées et des espérances naïves, enfantines, qu’une belle âme peut seule concevoir et entretenir. C’est ainsi que Klopstock acquit le plein droit de se regarder comme une personne sainte, et qu’il s’attacha dans sa conduite à la pureté la plus attentive. Dans son âge avancé, il éprouvait encore une inquiétude extraordinaire de ce qu’il avait voué son premier amour à une dame qui, devenue la femme d’un autre, l’avait laissé incertain qu’elle l’eût réellement aimé et eût été digne de lui. Les sentiments qui l’unirent avec Méta, cet amour paisible et profond, cette union sainte et passagère, l’éloignement de l’époux survivant pour un second mariage, tout cela est d’une telle nature qu’on peut se le rappeler encore dans la société des bienheureux.

Ce respect de lui-même fut encore augmenté par l’hospitalité qu’il reçut chez les Danois, ses amis, dans la maison d’un grand homme d’État, qui était en même temps un noble caractère. Là, dans une haute société, fermée, il est vrai, mais qui avait aussi de la politesse et des attentions pour le monde, la tendance du poëte se prononça plus encore. Une conduite réservée, une parole-mesurée, brève, même quand il s’exprimait d’une manière ouverte et décidée, lui donnèrent un peu, toute sa vie, un air du ministre et de diplomate, qui semblait en contradiction avec sa tendresse naturelle, et qui découlait pourtant de la même source. Tout cela, ses premiers ouvrages en offrent une image et une idée pures, et ils durent exercer une incroyable influence. Mais, que Klopstock ait soutenu personnellement ses émules dans leurs travaux et leur carrière, on ne l’a guère présenté comme une de ses qualités prononcées.

Ces encouragements donnés aux jeunes gens dans leurs travaux littéraires, ce plaisir d’avancer des hommes d’une belle espérance et maltraités de la fortune, et de leur faciliter la voie, ont illustré un Allemand, qu’il faut nommer le second pour la dignité à laquelle il s’éleva, mais le premier au point de vue de l’influence personnelle. Chacun devine que je veux parler de Gleim. En possession d’un emploi obscur mais lucratif, habitant une ville bien située, pas trop grande, animée par une activité militaire, civile et littéraire, d’où se répandaient les revenus d’une grande et riche institution, non sans qu’une partie demeurât pour la prospérité de la ville, Gleim sentait en lui une vive et féconde impulsion, qui, tout énergique qu’elle était, ne suffisait pas à le satisfaire : c’est pourquoi il s’abandonna à une autre impulsion plus puissante peut-être, celle d’encourager les autres à produire. Ces deux activités s’entrelacèrent constamment pendant sa longue carrière. Il se serait tout autant passé de respirer que de faire des vers et des largesses, et, en tirant de la gêne, dans les embarras du jeune âge ou de l’âge avancé, tout mérite indigent, en soutenant ainsi l’honneur de la littérature, il se fit tant d’amis, de débiteurs et de clients, qu’on lui passait volontiers sa poésie diffuse, parce qu’on ne pouvait autrement reconnaître ses larges bienfaits qu’en supportant ses vers.

La haute idée que ces deux hommes osèrent se faire de leur mérite, et qui en porta d’autres à se compter aussi pour quelque chose, produisit en public et en particulier de très-grands et très-heureux effets. Mais ce sentiment, si honorable qu’il soit, amena pour eux-mêmes, pour leur entourage et leur époque, une conséquence fâcheuse. Si l’on peut, sans balancer, déclarer grands ces deux hommes, sous le rapport de leur action intellectuelle, ils restèrent néanmoins petits eu égard au monde, et, comparées à une vie plus animée, leurs relations extérieures étaient nulles. Le jour est long, la nuit est longue aussi ; on ne peut versifier, agir, donner toujours ; leur temps ne pouvait être rempli comme celui des gens du monde, des grands et des riches : ils donnèrent donc à leur existence singulièrement étroite une trop haute valeur, à leur vie journalière une importance qu’ils ne pouvaient, s’avouer qu’entre eux ; ils se complaisaient trop dans leurs plaisanteries, qui pouvaient amuser un moment, mais qui ne méritaient nullement de fixer plus tard l’attention ; ils recevaient de chacun les louanges et l’honneur qu’ils méritaient ; ils les rendaient avec mesure, mais toujours trop largement ; et, parce qu’ils sentaient que leur affection était d’un grand prix, ils se plaisaient à en répéter l’expression, sans y épargner ni l’encre ni le papier. Ainsi naquirent ces correspondances dont le vide étonne la génération nouvelle, excusable de concevoir à peine comment des hommes éminents pouvaient se plaire à un tel échange de pauvretés, de regretter hautement qu’on ait imprimé de telles choses. Mais laissons ces quelques volumes dormir, avec tant d’autres, sur les rayons des bibliothèques : ils nous auront appris du moins que l’homme le plus excellent ne vit que du jour, et qu’il est réduit à un pauvre régime, quand il se replie trop sur lui-même et néglige de puiser dans le riche trésor du monde extérieur, qui peut seul nourrir sa croissance, et en même temps lui en faire connaître la mesure.


Ces hommes avaient atteint leur plus beau développement quand nous commencions, nous autres jeunes gens, à nous mouvoir dans notre sphère, et j’étais assez disposé, avec de jeunes amis, même avec des personnes plus âgées, à tomber dans ces cajoleries, cette indulgence et ces admirations mutuelles. Ce que je produisais dans mon entourage pouvait toujours être jugé bon ; les dames, les amis, les protecteurs, ne trouveront pas mauvais des vers composés pour leur plaire. Les prévenances n’aboutissent qu’à un vain échange de compliments, et, dans ce verbiage, un caractère se perd aisément, si la trempe ne lui donne de temps en temps un mérite plus relevé. J’eus donc lieu de me féliciter de ce que, par une liaison inattendue, tout ce qui pouvait agir ou sommeiller en moi de suffisance, d’amour-propre, de vanité, d’orgueil, fut soumis à une très-rude épreuve, unique en son genre, sans proportion avec le temps, et qui n’en fut que plus sensible et plus pénétrante. En effet, l’événement le plus considérable, qui devait avoir pour moi les suites les plus importantes, fut la connaissance que je fis de Herder et l’intimité qui en résulta. Il avait accompagné dans ses voyages le prince de Holstein-Eutin, qui se trouvait dans une fâcheuse disposition morale, et il était arrivé avec lui à Strasbourg. Aussitôt que notre société en fut informée, elle désira vivement entrer avec lui en relations, et j’eus ce bonheur le premier, d’une manière tout accidentelle et inattendue. J’étais allé, en effet, à l’auberge du Saint-Esprit rendre visite à je ne sais quel étranger marquant. Au bas de l’escalier, je trouvai un homme qui était aussi sur le point de monter, et que je pouvais prendre pour un ecclésiastique. Ses cheveux poudrés étaient relevés en rouleau ; on remarquait son habit noir et plus encore un long manteau de soie noire, dont il avait rassemblé et logé dans sa poche les extrémités. Cette mise un peu étrange, mais, à tout prendre, agréable et bienséante, dont j’avais déjà entendu parler, ne me laissa pas douter que ce ne fût là le célèbre étranger, et les paroles que je lui adressai durent le convaincre aussitôt que je le connaissais. Il me demanda mon nom, qui ne pouvait être pour lui d’aucune signification, mais ma franchise parut lui plaire, car il y répondit très-gracieusement, et, dès que nous fûmes au haut de l’escalier, il se montra d’humeur très-communicative. J’ai oublié à qui nous allions faire visite ; bref, en prenant congé de Herder, je lui demandai la permission d’aller le voir, et il me l’accorda avec assez d’empressement.

Je ne tardai point à profiter plusieurs fois de cette faveur, et il m’attira toujours davantage. Il avait dans ses manières une certaine douceur, pleine de bienséance et de distinction, sans être proprement adroit ; il avait le visage rond, le front prononcé, le nez un peu retroussé, la bouche un peu saillante, mais d’un agrément tout particulier, et d’une expression très-aimable. Sous des sourcils noirs, deux yeux noirs comme le charbon, qui ne manquaient pas leur effet, quoique l’un d’eux fût d’ordinaire rouge et enflammé. Il me fit diverses questions, pour apprendre à connaître ma personne et ma position, et je me sentais pour lui toujours plus d’attrait. J’étais, en général, d’un naturel très-confiant, et, pour lui surtout, je n’eus jamais aucun secret. Cependant la force répulsive de sa nature ne tarda pas à se faire sentir et me causa un malaise assez grand. Je lui contai quelques-unes de mes occupations et de mes fantaisies d’enfance, entre autres la collection de cachets que j’avais faite, principalement avec le secours de notre ami qui recevait tant de lettres. Je les avais classés d’après l’almanach d’État, et, à cette occasion, j’avais appris à connaître tous les potentats, les grandes et les petites puissances, et jusqu’à la noblesse ; et ces signes héraldiques m’étaient revenus très-souvent et très à propos à la mémoire, surtout dans la solennité du couronnement. Je parlais de ces choses avec une certaine satisfaction, mais il ne fut pas de mon avis ; il condamna tout cet amusement : il sut même me le rendre ridicule et m’en inspirer, ou peu s’en faut, le dégoût.

Son esprit contredisant devait me mettre encore à bien d’autres épreuves ; car, soit pour se séparer du prince, soit à cause d’un mal d’yeux, il résolut de séjourner à Strasuourg. Ce mal est des plus gênants et des plus désagréables, et, ce qu’il y a de plus fâcheux, c’est qu’il ne peut être guéri que par une opération douloureuse, extrêmement pénible et peu sûre. Il faut fermer par en bas le sac lacrymal, de sorte que l’humeur qu’il contient ne peut s’écouler par le nez, d’autant que l’ouverture par laquelle devrait se faire naturellement cette sécrétion, manque aussi dans l’os voisin. Le fond du sac doit donc être ouvert et l’os percé, et ensuite un crin de cheval passé par le point lacrymal, puis par le sac ouvert, et par le nouveau canal mis avec lui en communication ; et, chaque jour, ce crin doit être promené deçà et delà pour rétablir la communication entre les deux parties ; et tout cela ne peut s’effectuer qu’après qu’on a fait d’abord dans cette région une incision extérieure.

Herder avait quitté son prince ; il s’était logé à part ; sa résolution était prise de se faire opérer par Lobstein. Ce fut alors que je me trouvai bien des exercices par lesquels j’avais amorti ma sensibilité : je pus assister à l’opération, et rendre divers services à cet homme excellent. J’eus tout lieu d’admirer sa fermeté et sa patience : ni les fréquentes opérations chirurgicales, ni les pansements douloureux, souvent répétés, ne lui arrachèrent la moindre plainte, et il semblait être celui de nous qui souffrait le moins. Mais, dans l’intervalle, nous avions à supporter souvent les variations de son humeur. Je dis nous, car, après moi, un homme d’une humeur agréable, un Russe, nommé Péglow, était le plus souvent auprès de lui. Il avait fait antérieurement la connaissance de Herder à Riga, et, quoiqu’il ne fût plus un jeune homme, il cherchait à se perfectionner dans la chirurgie sous la direction de Lobstein. Herder pouvait être délicieusement aimable et spirituel, mais, tout aussi aisément, se montrer sous un jour désagréable. Cet attrait et cette répulsion se retrouvent, il est vrai, naturellement dans tous les hommes, plus chez les uns, moins chez les autres, avec des alternatives plus lentes ou plus rapides ; bien peu sont capables de surmonter sur ce point leur caractère ; un grand nombre ne le peut qu’en apparence. Quant à Herder, si son humeur contredisante, amère, caustique, prenait le dessus, il fallait certainement l’attribuer à son mal et aux souffrances qui l’accompagnaient. Ce cas se présente souvent dans la vie, et l’on ne considère pas assez l’effet moral d’un état maladif : on juge dès là bien des caractères très-injustement, parce qu’on suppose tous les hommes bien portants, et qu’on exige d’eux qu’ils se conduisent en conséquence.

Pendant toute la durée de ce traitement, je visitai Herder soir et matin ; je restais même des jours entiers, auprès de lui, et je m’accoutumai bientôt à ses gronderies et à ses critiques, d’autant que j’apprenais à estimer chaque jour davantage ses belles et grandes qualités, ses vastes connaissances, ses vues profondes. L’influence de ce bourru débonnaire fut grande et marquée. Il avait cinq ans de plus que moi, ce qui fait, dans la jeunesse, une assez grande différence ; et, comme je le reconnaissais pour ce qu’il était, comme je tâchais d’apprécier ce qu’il avait déjà produit, cela devait lui donner sur moi une grande supériorité. Mais ma situation n’était pas agréable ; car les personnes plus âgées que j’avais fréquentées jusqu’alors avaient cherché à me former avec ménagement, peut-être aussi m’avaient-elles gâté par leur condescendance ; quant à lui, on ne pouvait jamais espérer son approbation, de quelque manière que l’on voulût s’y prendre. Et comme, d’un côté, ma grande inclination, mon respect pour lui, et, de l’autre, le malaise qu’il me causait, se combattaient sans cesse, il en résulta chez moi une discordance, la première de ce genre que j’eusse jamais ressentie. Sa conversation étant toujours d’une grande portée, soit qu’il questionnât, soit qu’il répondît, ou se communiquât de quelque autre manière, il devait ouvrir devant moi, chaque jour, et même à toute heure, des perspectives nouvelles. À Leipzig, je m’étais accoutumé à des vues étroites et circonscrites, et mes connaissances générales sur la littérature allemande n’avaient pu s’étendre à Francfort, dans l’état où je m’y étais trouvé ; ma chimie mystique et religieuse m’avait même entraîné dans des régions ténébreuses, et ce qui s’était passé depuis quelques années dans le monde littéraire m’était resté en grande partie étranger. Et tout à coup, grâce à Herder, j’apprenais à connaître toutes les tendances nouvelles et toutes les directions qu’elles paraissaient prendre. Il s’était déjà fait une assez belle réputation ; par ses Fragments, ses Forêts critiques, et par d’autres écrits, il s’était placé à côté des hommes les plus éminents qui avaient déjà fixé sur eux les regards de l’Allemagne. Le mouvement qui dut se faire dans un pareil esprit, la fermentation qui dut s’opérer dans une pareille nature, on ne peut ni les saisir ni les exposer ; mais, certes, il fut grand, ce travail couvert, comme on l’avouera sans peine, si l’on songe à toute l’action que Herder a exercée, à tout ce qu’il a produit dès lors, pendant un grand nombre d’années.

Nous n’avions pas vécu longtemps ensemble de la sorte, quand il me confia son projet de disputer le prix proposé à Berlin pour le meilleur mémoire sur l’origine des langues. Son travail était presque achevé, et, comme il avait une très-belle écriture, il put bientôt me communiquer par cahiers un manuscrit lisible. Je n’avais jamais médité sur ces matières ; j’étais encore trop arrêté au milieu des choses, pour songer au commencement et à la fin. La question me semblait d’ailleurs un peu oiseuse. Car, si Dieu avait créé l’homme ce qu’il est, le langage était aussi inné chez lui que la marche droite. Tout comme il devait observer d’abord qu’il pouvait marcher et saisir, il devait aussi s’apercevoir qu’il pouvait chanter avec le gosier et modifier les sons de diverses manières avec la langue, les lèvres et le palais. L’homme était-il d’origine divine, la langue l’était aussi ; et l’homme, considéré dans le cercle de la nature, était-il un être naturel, la langue était naturelle également. Je ne pouvais jamais séparer ces deux choses, non plus que l’âme et le corps. Sussmilch, avec son réalisme cru, mais un peu fantastique, s’était décidé pour l’origine divine, c’est-à-dire que Dieu avait joué auprès du premier homme le rôle de maître d’école. Le traité de Herder tendait à montrer comment l’homme, en qualité d’homme, pouvait et devait parvenir à un langage par ses propres forces. Je lus ce traité avec un grand plaisir et pour mon instruction particulière. Mais je n’étais assez avancé ni dans la science ni dans la méditation pour en porter un jugement solide. Je témoignai donc à l’auteur mon approbation, en n’y ajoutant qu’un petit nombre d’observations, qui dérivaient de mon sentiment, mais l’un fut reçu comme l’autre. On était grondé et blâmé, que l’on approuvât avec ou sans réserve. Le gros chirurgien eut moins de patience que moi : il refusa plaisamment la communication du manuscrit destiné au concours, et assura qu’il n’était nullement préparé à réfléchir sur des matières si abstraites. Il était plus pressé de jouera l’hombre, qui était, le soir, notre amusement ordinaire.

Un traitement si pénible et si douloureux ne fit point perdre à notre Herder sa vivacité, mais elle était toujours moins bienfaisante. Il ne pouvait écrire un billet pour demander quelque chose, sans l’assaisonner de quelque moquerie. Il m’écrivit, par exemple, un jour ce billet en vers : « Si tu as les lettres de Brutus dans les lettres de Cicéron, toi que consolent, mais plus par dehors que par dedans, les magnifiques consolateurs des écoles de planches bien rabotées ; toi qui descends des dieux (Goettern), des Goths ou de la boue (Koth), Gœthe, envoie-les-moi. » Assurément, il ne montrait pas de la délicatesse en se permettant de jouer ainsi sur mon nom ; car le nom propre d’un homme n’est pas simplement un manteau qui flotte autour de sa personne, et qu’on peut, à la rigueur, secouer et tirailler ; c’est un habit parfaitement juste, qui s’est développé sur l’homme tout entier, comme la peau, que l’on ne peut ni érafler ni écorcher sans le blesser lui-même.

Le premier reproche était plus fondé. J’avais en effet apporté à Strasbourg les auteurs que j’avais échangés avec Langer, et, en outre, plusieurs belles éditions de la collection de mon père, et je les avais rangés sur de jolies tablettes, avec la meilleure intention d’en profiter ; mais mon temps pouvait-il y suffire, quand je le gaspillais en mille entreprises ? Herder, qui faisait grande attention aux livres, parce qu’il en avait besoin à chaque instant, remarqua, dès sa première visite, ma belle collection, mais il vit bientôt que je n’en faisais aucun usage, et lui, le plus grand ennemi de l’apparence et de l’ostentation, il avait coutume de me railler là-dessus dans l’occasion.

Je me rappelle encore une épigramme qu’il m’envoya, un soir que je lui avais beaucoup parlé de la galerie de Dresde. À la vérité, je n’avais pas encore senti ce qu’il y a de plus élevé dans l’école italienne, mais Dominique Feti, artiste remarquable, quoique humoriste, et qui, par conséquent, n’est pas de premier ordre, m’avait beaucoup plu. On voulait des tableaux religieux : il se borna aux paraboles du Nouveau Testament, et il les traitait volontiers, avec beaucoup d’originalité, de goût et de bonne humeur. Par là il les rapprochait tout à fait de la vie ordinaire, et les détails aussi spirituels que naïfs de ses compositions, que faisait valoir un libre pinceau, avaient produit sur moi une vive impression. Herder se moqua de mon enthousiasme enfantin dans l’épigramme suivante : « Par sympathie, un maître me plaît surtout : Dominique Feti est son nom. Il parodie si joliment les paraboles de la Bible en fables de fous, par sympathie ! 0 folle parabole ! » Je pourrais encore citer d’autres boutades, plus ou moins gaies ou abstruses, joviales ou amères. Elles ne me fâchaient point, mais elles m’étaient importunes. Toutefois, comme je savais estimer à haut prix tout ce qui contribuait à mon développement, et que j’avais même abandonné plusieurs fois des opinions et des inclinations antérieures, je m’accoutumai bientôt à son humeur, et m’attachai seulement à distinguer, autant que cela m’était possible, au point de vue où j’étais alors, les critiques fondées des invectives injustes. Aussi n’y avait-il pas de jour qui ne fût pour moi fertile en leçons excellentes. J’appris à connaître la poésie sous une face toute nouvelle et dans un esprit tout nouveau, que je trouvai fort à mon gré. La poésie hébraïque, qu’il traitait avec génie, d’après son devancier Lowth ; la poésie populaire, dont il nous encourageait à rechercher les traditions en Alsace, les plus antiques documents, considérés au point de vue poétique, témoignaient que la poésie est un don universel et populaire, et non l’héritage particulier de quelques hommes d’une culture élégante. Je dévorais tout cela, et plus je recueillais avidement, plus il donnait avec libéralité, si bien que nous passions ensemble les heures les plus intéressantes. Je m’efforçais de continuer mes études sur les sciences naturelles ; et, comme on a toujours assez de temps quand on veut bien l’employer, je réussissais parfois à faire le double et le triple. Enfin, ce petit nombre de semaines que nous vécûmes ensemble turent si bien remplies, que (je puis le dire) tout ce que Herder a plus tard exécuté successivement me fut indiqué en germe, et j’eus le bonheur de me voir ainsi en état de compléter tout ce que j’avais appris, médité, ce que je m’étais approprié jusqu’alors ; de le rattacher à un point de vue plus élevé et de le développer. Si Herder avait été plus méthodique, j’aurais aussi trouvé chez lui les plus précieuses indications pour suivre dans mon développement une direction constante ; mais il était plus disposé à examiner et à stimuler qu’à diriger et à conduire. Ainsi, par exemple, il me fit connaître, le premier, les ouvrages de Hamann, dont il faisait le plus grand cas ; mais, au lieu de me les expliquer et de me faire comprendre l’enchaînement et la marche de cet esprit extraordinaire, il se faisait d’habitude un jeu de mes efforts, assez bizarres, il est vrai, pour arriver à l’intelligence de ces feuilles sibyllines. Cependant, je sentais bien dans les écrits de Hamann quelque chose qui me satisfaisait, à quoi je m’abandonnais, sans connaître ni le point de départ ni le but.

Après que la cure se fut prolongée plus que de raison, Lobstein parut hésiter dans son traitement et se répéter, en sorte que l’affaire ne prenait point de fin. Déjà Péglow m’avait dit en secret qu’on ne pouvait guère espérer une issue favorable ; toute notre société en fut troublée. Herder tomba dans l’impatience et le découragement. Il ne pouvait continuer ses travaux comme auparavant, et il devait d’autant plus se restreindre que l’on commençait à rejeter le mauvais succès de l’opération chirurgicale sur la trop grande application de Herder, et sur la vie animée et même joyeuse qu’il ne cessait pas de mener avec nous. Après tant de tourments et de souffrances, la gouttière lacrymale artificielle ne voulut pas se former, ni la communication désirée s’établir. On se vit forcé, pour ne pas empirer le mal, de laisser la blessure se guérir. Et si, pendant l’opération, nous avions admiré la fermeté de Herder au milieu de telles souffrances, sa résignation mélancolique et même farouche, à la pensée qu’il devrait porter toute sa vie une pareille infirmité, eut quelque chose de vraiment sublime, qui lui assura pour toujours le respect de ceux qui le voyaient et qui l’aimaient. Ce mal, qui gâtait une figure si remarquable, devait d’autant plus l’affliger qu’il avait fait à Darmstadt la connaissance d’une demoiselle charmante, dont il avait gagné l’affection. C’était surtout dans cette vue qu’il s’était soumis à ce traitement, afin de paraître, à son retour, devant sa demi-fiancée plus joyeux, plus libre et plus beau, et de s’unir définitivement avec elle. Cependant il quitta Strasbourg aussitôt que possible, et, comme son séjour avait été aussi coûteux qu’agréable, j’empruntai pour lui une somme d’argent, qu’il promit de rembourser à un terme fixé. Le temps était passé et l’argent n’arrivait pas. Mon créancier ne me pressait point, mais je fus pourtant plusieurs semaines dans l’embarras. Enfin la lettre et l’argent arrivèrent, et, cette fois encore, Herder ne se démentit point. Au lieu de remercîments et d’excuses, sa lettre ne contenait que des moqueries rimées, qui auraient pu déconcerter ou même aliéner tout autre que moi ; mais je n’en fus pas plus ému, parce que je m’étais fait du mérite de Herder une grande et imposante idée, devant laquelle disparaissaient toutes les défectuosités qui auraient pu lui faire tort.

Au reste on ne doit jamais parler, surtout publiquement, de ses défauts et de ceux d’autrui, à moins qu’on ne songe à faire ainsi quelque bien. C’est pourquoi je vais intercaler ici quelques réflexions qui veulent se faire place. La reconnaissance et l’ingratitude sont au nombre des phénomènes qui se manifestent à chaque moment dans le monde moral, sur lesquels les hommes ne peuvent jamais s’entendre. J’ai coutume de faire une différence entre l’ingratitude, le défaut de gratitude et la répugnance pour ce sentiment. Le défaut de gratitude est naturel et même inné chez l’homme, car il découle d’un heureux et frivole oubli des peines comme des plaisirs, qui seul rend la vie supportable. L’homme a besoin d’un nombre si prodigieux de préparations et de coopérations pour jouir d’une existence tolérable, que, s’il voulait rendre toujours au soleil et à la terre, à Dieu et à la nature, aux ancêtres et aux parents, aux amis et aux compagnons, la reconnaissance qui leur est due, il ne lui resterait plus ni temps ni sentiment pour recevoir de nouveaux bienfaits et pour en jouir. Or, si l’homme naturel se laisse dominer par cette humeur légère, une froide indifférence prend toujours plus le dessus, et l’on finit par considérer le bienfaiteur comme un étranger, au détriment duquel on oserait même, dans l’occasion, faire quelque entreprise, si l’on y trouvait son avantage. C’est là seulement ce qui mérite, à proprement parler, le nom d’ingratitude. Elle résulte de la grossièreté, dans laquelle le naturel sans culture doit nécessairement se perdre à la fin. Quant à la répugnance pour la gratitude, qui paye un bienfait par l’humeur chagrine et morose, elle est très-rare et ne se rencontre que chez les hommes éminents, qui, avec de grandes dispositions, dont ils ont le pressentiment, étant nés dans une condition inférieure ou un état indigent, doivent, dès leur jeune âge, se frayer un chemin pas à pas, et accepter de toutes parts des secours et des appuis, que la grossièreté des bienfaiteurs leur fait trouver quelquefois fâcheux et rebutants ; car ce qu’ils reçoivent est terrestre, et ce qu’ils donnent en échange est d’une nature plus relevée, en sorte qu’une véritable compensation ne se peut concevoir. Lessing, qui, dans ses plus belles années, appréciait si noblement les choses de la terre, s’exprima une fois là-dessus tout crûment, mais avec gaieté. Herder, au contraire, ne cessa pas d’empoisonner pour lui et pour les autres les plus beaux jours, parce qu’il ne sut pas modérer dans la suite, par la force d’esprit, le chagrin qui avait dû le saisir dans sa jeunesse.

On peut très-bien exiger cela de soi : car, ici encore, les lumières naturelles, toujours promptes à éclairer l’homme sur sa situation, deviennent le gracieux auxiliaire de sa perfectibilité. Et, en général, dans bien des cas d’éducation morale, on ne devrait pas être trop sévère pour les défauts, et ne pas y chercher des remèdes trop graves et trop éloignés, car certains défauts peuvent se corriger fort aisément et presque en jouant. Ainsi, par exemple, il suffit de l’habitude pour éveiller, pour entretenir en nous la reconnaissance et même nous en faire un besoin.

Dans un essai biographique, on peut avec bienséance parler de soi. Je suis, par nature, aussi peu reconnaissant que personne, et, si j’oubliais le bien reçu, le vif sentiment d’une mésintelligence momentanée pourrait bien aisément me conduire à l’ingratitude. Pour m’en préserver, je me suis accoutumé de bonne heure à me rappeler avec plaisir, à l’occasion de tout ce que je possède, comment je l’ai acquis, de quelle personne je l’ai reçu, comme cadeau, échange, emplette, ou de quelque manière que ce soit. J’ai pris l’habitude, quand je montre mes collections, de mentionner les personnes par l’entremise desquelles j’ai obtenu chaque objet ; je fais valoir même l’occasion, le hasard, la cause et la coopération la plus éloignée, auxquels je dois les choses qui me sont précieuses et chères. Par là, ce qui nous environne prend de la vie ; nous le voyons dans un enchaînement intellectuel, gracieux, « génétique ; » et, en nous représentant des circonstances passées, nous donnons à l’existence actuelle de la dignité et de l’ampleur ; les auteurs des dons nous reviennent cent fois à la pensée ; nous rattachons à leur image un agréable souvenir ; nous nous rendons l’ingratitude impossible, et, dans l’occasion, la réciprocité facile et désirable ; nous sommes conduits en même temps à considérer ce qui n’est pas possession matérielle, et nous passons avec plaisir en revue l’origine et la date de nos biens d’un ordre plus élevé.

Avant d’en finir sur mes relations avec Herder, relations si importantes pour moi et de si grande conséquence, je dois ajouter encore quelques détails. Il était tout naturel que je devinsse avec lui toujours plus sobre de confidences sur ce qui avait jusqu’alors contribué à mon développement, particulièrement sur les objets qui m’occupaient encore sérieusement : il m’avait ôté le goût de bien des choses que j’avais aimées, et, en particulier, il avait condamné avec la plus grande sévérité le plaisir que j’avais pris aux métamorphoses d’Ovide. J’eus beau prendre mon favori sous ma protection, dire qu’il n’y avait rien de plus récréatif pour une jeune imagination, que de vivre dans ces riantes et magnifiques contrées avec les dieux et les demi-dieux, et d’être témoin de leurs actes et de leurs passions ; j’eus beau alléguer avec détail l’avis, que j’ai rapporté plus haut, d’un homme sérieux, et le fortifier de ma propre expérience : tout cela était sans valeur ; il ne se trouvait dans ces poésies aucune vérité propre, immédiate ; ce n’était ni la Grèce ni l’Italie, ni un monde primitif ni un monde civilisé ; tout n’était qu’imitation de choses connues et une exposition maniérée, comme on peut l’attendre d’un esprit raffiné ; et lorsqu’enfin je voulais soutenir que les productions d’un homme éminent sont encore nature, et que, en définitive, chez tous les peuples anciens et modernes, le poète seul avait été poëte, cela ne m’était nullement accordé, et j’avais à soutenir là-dessus bien des assauts ; j’en avais pris, ou peu s’en faut, mon Ovide en dégoût. Car il n’est pas d’inclination, pas d’habitude si forte, qui, à la longue, puisse tenir contre le dénigrement des hommes supérieurs dans lesquels on met sa confiance. Il en reste toujours quelque chose, et, si l’on n’ose pas aimer sans réserve, l’amour est déjà fort malade.

Je lui cachai surtout avec le plus grand soin l’intérêt que m’inspiraient certains sujets qui avaient pris racine chez moi, et qui devaient se développer peu à peu en figures poétiques. C’étaient Gœtz de Berlichingen et Faust. La biographie du premier m’avait ému jusqu’au fond de l’âme. Ce rude et généreux représentant de la défense personnelle dans une époque de sauvage anarchie excitait ma sympathie la plus vive. La remarquable pièce de marionnettes dont l’autre est le sujet résonnait et bourdonnait dans ma tête sur tous les tons. Moi aussi, je m’étais promené dans toutes les sciences, et j’en avais reconnu assez tôt la vanité. J’avais aussi essayé de tout dans la vie, et j’étais revenu toujours plus mécontent et plus tourmenté. Ces choses et bien d’autres encore me préoccupaient sans cesse, et j’en faisais mes délices dans mes heures solitaires, toutefois sans en rien écrire. Mais je cachai à Herder, plus que tout le reste, ma chimie mystique et cabalistique, et ce qui s’y rapportait, quoique je m’occupasse encore en secret, avec un grand plaisir, à la développer d’une manière plus suivie qu’on ne me l’avait enseignée. De mes travaux poétiques, je crois lui avoir fait connaître les Complices, mais je ne me souviens pas d’avoir reçu de lui à ce sujet aucun avis ni aucun encouragement. Avec tout cela, il demeurait ce qu’il était ; ce qui émanait de lui agissait d’une manière marquante, sinon agréable. Son écriture même exerçait sur moi un pouvoir magique. Je ne me souviens pas d’avoir détruit ou jeté au vent une de ses lettres, ni même une adresse écrite de sa main : toutefois, après tant de changements de temps et de lieux, je n’ai pas conservé un seul document de ces jours heureux, admirables et pleins de pressentiments.

Je ne m’arrêterais pas à dire que la force attractive de Herder se manifesta aussi bien sur d’autres que sur moi, si je n’avais pas à faire observer qu’elle s’étendit particulièrement à Joung, nommé Stilling. L’ardeur loyale et sincère de cet homme devait intéresser au plus haut point toute personne douée de quelque sentiment, et sa réceptivité, provoquer les épanchements de tout homme qui avait quelque chose à dire. Aussi Herder eut-il pour lui plus de ménagements que pour nous ; car Joung semblait réagir sur Herder, à proportion de l’action que Herder exerçait sur lui. Avec ses vues bornées, Joung montrait tant de bonne volonté ; avec son insistance, tant de douceur et de gravité, qu’un homme intelligent ne pouvait être dur avec lui, et un homme bienveillant le railler et s’amuser de lui. Joung fut d’ailleurs tellement exalté par la présence de Herder, qu’il se sentait fortifié et encouragé dans toute sa conduite ; son inclination pour moi sembla même diminuer dans la même proportion. Cependant nous restâmes bons camarades, nous soutenant l’un l’autre comme auparavant, et nous rendant à l’envi les meilleurs services.

Éloignons-nous enfin de la chambre du malade, notre ami, et de ces réflexions générales, qui annoncent plutôt la maladie que la santé de l’esprit ; transportons-nous en plein air, montons à la haute et large plate-forme de la cathédrale, comme si nous étions encore au temps où les jeunes camarades s’y donnaient rendez-vous vers le soir pour saluer, le verre à la main, le coucher du soleil. Là, toute conversation se perdait dans la contemplation de la contrée. On mettait à l’épreuve la force des yeux, et chacun tachait d’apercevoir les objets les plus éloignés, et même de les distinguer nettement ; nous nous aidions de bonnes lunettes d’approche, et chacun à son tour signalait exactement la place qui lui était devenue la plus précieuse et la plus chère. Déjà je ne manquais pas non plus d’une petite place de ce genre, qui, sans marquer dans le paysage, m’attirait plus que toute autre avec une douce magie. Dans ces occasions, l’imagination était enflammée par le récit, et l’on concertait maintes courses, souvent même on les entreprenait sur-le-champ. Je me bornerai à en raconter une, qui eut pour moi, sous plusieurs rapports, de grandes conséquences.

Avec deux de nos convives, mes bons amis Engelbach et Weyland, tous deux enfants de la basse Alsace, je me rendis à cheval à Saverne, et, par le temps qu’il faisait, cette gracieuse petite ville nous sourit très-agréablement. Nous admirâmes l’aspect du château épiscopal ; l’étendue, la grandeur et le luxe d’une nouvelle écurie attestaient la richesse du possesseur ; la magnificence de l’escalier nous surprit ; nous parcourûmes les chambres elles salles avec respect ; mais la personne du cardinal faisait contraste : c’était un petit homme caduc. Nous le vîmes dîner. La vue sur le jardin est superbe, et un canal de trois quarts de lieue, tiré au cordeau dans la direction du centre de l’édifice, donne une haute idée de l’intelligence et du pouvoir des anciens maîtres. Nous nous promenâmes au bord, et nous parcourûmes plusieurs parties de ce domaine, bien situé à l’extrémité de la magnifique plaine d’Alsace, au pied des Vosges.

Après avoir observé avec plaisir cet avant-poste ecclésiastique d’une puissante monarchie, et nous être promenés à loisir dans les environs, nous atteignîmes, le lendemain matin, un monument public, qui ouvre dignement l’entrée d’un grand royaume. Éclairée par les premiers rayons du soleil, s’élevait devant nous la célèbre montée de Saverne, monument d’un prodigieux travail. Une chaussée, assez large pour trois voitures de front, bâtie sur les plus effroyables rochers, serpente, en s’élevant avec une pente si douce qu’elle est sentie à peine. La dureté et le poli de la route, les trottoirs dallés, ménagés de part et d’autre pour les piétons, les rigoles de pierre pour l’écoulement des eaux de la montagne, tout est si proprement, artistement et solidement établi, que le regard en est satisfait. On arrive de la sorte insensiblement à Phalsbourg, nouvelle place forte. Elle est située sur une colline peu élevée ; les ouvrages sont construits élégamment sur des rochers noirâtres en pierre de même nature ; les joints, enduits de chaux, indiquent exactement la grandeur des pierres équarries et attestent d’une manière frappante la netteté de l’ouvrage. Nous trouvâmes la ville régulièrement bâtie en pierres, comme il convient pour une place forte ; l’église est d’un bon goût. En nous promenant par les rues à neuf heures du matin (c’était un dimanche), nous entendîmes de la musique. On valsait déjà dans l’auberge à cœur joie, et, comme les habitants ne se laissaient pas troubler dans leur plaisir par la grande cherté, même par la disette imminente, notre jeune gaieté ne fut nullement altérée, quand le boulanger nous refusa un peu de pain pour le voyage et nous adressa à l’hôtellerie, où nous serions libres de le consommer sur place.

Nous redescendîmes avec un grand plaisir la chaussée de Saverne, pour admirer une seconde fois cette merveille d’architecture, et jouir encore de cette délicieuse vue sur l’Alsace. Nous arrivâmes bientôt à Bouchsweiler, où notre ami Weyland nous avait préparé une bonne réception. Une petite ville est un séjour très-convenable pour une âme jeune et vive ; les rapports de famille sont plus intimes et plus sensibles ; le ménage, où l’on passe, avec une activité modérée, d’occupations civiles peu gênantes à des travaux industriels, à l’agriculture et au jardinage, nous invite à une participation amicale ; la sociabilité est nécessaire, et l’étranger se trouve très-agréablement dans les cercles peu nombreux, pourvu que les mésintelligences des habitants, qui sont plus sensibles dans ces lieux-là, ne viennent pas à l’effleurer. Cette petite ville était la place principale du comté de Hanau-Lichtenberg, et appartenait au landgrave de Darmstadt, sous la protection de la France. Une administration et une chambre établies à Bouchsweiler en faisaient le centre considérable d’une belle et charmante possession princière. Nous oubliâmes aisément les rues inégales, les constructions irrégulières, quand nous sortîmes de la ville, pour contempler le vieux château et les jardins admirablement situés au penchant d’une colline. Divers bocages, une faisanderie domestique et une libre, et les restes de divers établissements pareils montraient combien cette petite résidence avait dû être agréable autrefois.

Mais on ne songeait plus à ces détails quand on contemplait du Baschberg, situé tout auprès, cette contrée, véritable paradis terrestre. La colline, toute formée de coquillages divers, fixa pour la première fois mon attention sur ces documents du monde primitif. Je ne les avais pas encore observés en si grande masse. Mais le regard avide s’arrêtait bientôt uniquement sur le paysage. On se trouve sur le dernier contre-fort du côté de la campagne : au nord s’étend une fertile plaine, parsemée de petits bois et bornée par de sévères montagnes, qui se prolongent à l’ouest du côté de Saverne, où l’on peut distinguer le palais épiscopal et l’abbaye de Saint-Jean, à une lieue de là. De ce point, l’œil suit jusqu’au sud la chaîne des Vosges, qui s’efface de plus en plus. Si l’on se tourne vers le nord-ouest, on voit, sur un rocher, le château de Lichtenberg, et, vers le sud-ouest, l’œil parcourt l’immense plaine d’Alsace, qui se dérobe à la vue en vallons champêtres, toujours plus vaporeux, jusqu’aux montagnes de Souabe, perdues comme des ombres à l’horizon.

Dans le petit nombre de pèlerinages que j’avais faits jusqu’alors, j’avais remarqué combien il importe en voyage de s’informer du cours des eaux et de s’enquérir même où chemine le plus petit ruisseau. On acquiert ainsi une vue générale de chaque région fluviale dans laquelle on se trouve, une idée des hauts et des bas qui sont en rapport entre eux, et, à l’aide de ces fils conducteurs, qui viennent au secours de l’intuition comme de la mémoire, on se dégage plus sûrement du labyrinthe géologique et politique. Dans cette contemplation, je pris un congé solennel de ma chère Alsace, car notre projet était de nous diriger le lendemain vers la Lorraine.

La soirée se passa en conversations familières, où l’on cherchait à égayer la tristesse du temps présent par le souvenir d’un passé plus heureux. Ici, comme dans tout ce petit pays, était en bénédiction, par-dessus tous les autres, le nom du dernier comte Reinhard de Hanau, dont l’intelligence et le mérite signalés paraissaient dans toute sa conduite, et qui avait laissé plusieurs beaux monuments de son existence. De tels hommes ont le privilège d’être doublement bienfaisants, d’abord pour le temps présent, qu’ils rendent heureux, ensuite pour l’avenir, dont ils nourrissent et soutiennent le sentiment et le courage.

Lorsque nous eûmes pénétré, au nord-ouest, dans les montagnes, que nous eûmes passé devant Lutzelstein, vieux château situé dans une contrée montueuse, et que nous fûmes descendus dans le bassin de la Sarre et de la Moselle, le ciel commença à se couvrir, comme pour nous rendre plus sensible encore la situation du sauvage empire d’Occident. Dans la vallée de la Sarre, nous trouvâmes d’abord le petit bourg de Bockenheim, et, vis-à-vis, nous aperçûmes Neusaarwerden, bien bâti, avec un château de plaisance. La vallée est bordée de montagnes, qui pourraient s’appeler tristes, si, à leur pied, ne s’étendait pas, à perte de vue, jusqu’à Saaralbe et au delà, une suite infinie de prairies et de pâturages, nommés la Houhnau. Là, de grands bâtiments d’un ancien haras des ducs de Lorraine attirent le regard. Ils servent actuellement de métairie, et sont assurément très-bien placés pour cet usage. Nous arrivâmes par Sarreguemines à Sarrebruck, et cette petite résidence nous fut comme un point lumineux dans ce pays rocailleux et boisé. La ville, petite et montueuse, mais embellie par le dernier prince, produit d’abord une agréable impression, parce que toutes les maisons sont grisaillées, et que leur élévation diverse offre un coup d’œil varié. Au milieu d’une belle place, entourée d’édifices remarquables, est l’église luthérienne, construite dans de petites proportions, mais en harmonie avec l’ensemble. La façade du château est sur le même niveau que la ville, mais la partie postérieure s’appuie sur la pente d’un rocher escarpé. Ce rocher a été non-seulement taillé en terrasses, pour descendre commodément dans la vallée, mais on s’est ménagé au bas une place, un jardin, qui forme un carré long, en repoussant d’un côté la rivière et en coupant de l’autre le rocher : après quoi, l’on a rempli de terre tout l’espace et on l’a planté. Cette entreprise remonte à l’époque où l’on établissait les jardins sur les plans d’un architecte, comme on consulte aujourd’hui le peintre de paysages. Toute l’ordonnance du château, les raretés, les agréments, la richesse et l’élégance annonçaient un propriétaire ami du plaisir, comme l’avait été le prince défunt. Son successeur ne se trouvait pas au château. Le président de Gunderode nous fit le plus aimable accueil et nous hébergea pendant trois jours mieux que nous ne pouvions l’espérer. Je mis à profit les différentes personnes dont nous fîmes la connaissance, pour m’instruire sur divers sujets. La vie voluptueuse du dernier prince fournit une ample matière à la conversation, ainsi que les diverses dispositions qu’il avait prises pour utiliser les avantages que lui offrait la nature de son pays. C’est alors que je fus initié à tout ce qui concerne les mines, et que s’éveilla chez moi le goût des études économiques et techniques, qui m’ont occupé pendant une grande partie de ma vie. Nous entendîmes parler des riches mines de houille de Duttweiler, de l’exploitation du fer et de l’alun ; on nous parla même d’une montagne brûlante, et nous voulûmes voir cette merveille de près.

Nous traversâmes des montagnes boisées, qui doivent sembler tristes et sauvages à celui qui vient d’un pays superbe et fertile, et qui ne peuvent nous attirer que par les trésors qu’elles recèlent dans leur sein. Nous apprîmes à connaître de suite deux machines, l’une simple, l’autre compliquée : une machine à forger les faux et une tréfilerie. Si déjà la première intéresse, en ce qu’elle remplace l’ouvrage ordinaire de la main, on ne peut assez admirer la seconde, en ce qu’elle opère dans un sens organique plus relevé, et l’on dirait presque avec intelligence et conscience. Dans l’alunière, nous nous fîmes décrire exactement l’extraction et la purification — de ce minéral si nécessaire, et, ayant remarqué de grands monceaux d’une substance blanche, grasse, friable, terreuse, nous demandâmes quel en était l’emploi : les ouvriers nous répondirent en souriant que c’était l’écume qui, dans la cuisson de l’alun, était rejetée au dehors et que M. Stauf faisait recueillir, parce qu’il espérait également en tirer parti. « M. Stauf vit-il encore ? » s’écria mon compagnon de voyage. On répondit affirmativement, et l’on nous assura que, d’après notre itinéraire, nous ne passerions pas loin de sa solitude. Nous poursuivîmes notre chemin, en remontant le long des rigoles dans lesquelles on fait descendre l’eau d’alun, et auprès des principales galeries d’où sont tirées les célèbres houilles de Duttweiler. Elles ont, quand elles sont sèches, la couleur de l’acier bleui, et, à chaque mouvement, le plus bel iris brille à la surface. Cependant les sombres galeries nous attirèrent d’autant moins que leurs produits étaient répandus autour de nous en abondance. Ensuite nous arrivâmes aux fosses ouvertes dans lesquelles sont lavés les schistes alumineux calcinés, et, bientôt après, nous fûmes surpris par un étrange phénomène, auquel nous étions pourtant préparés. Nous entrâmes dans une crevasse. Nous étions dans la région de la montagne brûlante. Une forte exhalaison sulfureuse nous enveloppait. Un des côtés de la caverne était presque brûlant, couvert de pierres rougeâtres brûlées à blanc ; une épaisse vapeur sortait des crevasses et l’on sentait la chaleur du sol, même à travers de fortes semelles. Cet accident, dont on ignore la cause, procure à la fabrique d’alun le grand avantage que les ardoises dont se compose la surface de la montagne se trouvent là complètement calcinées, et qu’il suffit tout simplement de les laver. Toute la crevasse s’était formée par l’enlèvement et l’emploi successif des ardoises calcinées. Nous sortîmes de ce gouffre en grimpant, et nous nous trouvâmes au haut de la montagne. Un agréable bois de hêtres entourait la place qui suivait la caverne ; il s’étendait sur les deux côtés. Plusieurs arbres étaient déjà brûlés, plusieurs se flétrissaient dans le voisinage d’autres, encore tout frais, lesquels ne prévoyaient pas l’embrasement qui s’approchait de leurs racines. Sur la place, diverses ouvertures fumaient, d’autres avaient cessé, et ce feu couvait ainsi depuis dix ans, à travers les anciennes galeries et les anciens puits dont la montagne est minée. Il s’étend peut-être aussi aux filons à travers les couches de houilles non exploitées ; car, à cent pas plus loin dans le bois, on s’était proposé de poursuivre des indices marquants d’abondantes couches de houille, mais on n’eut pas pénétré bien avant, qu’une épaisse fumée arrêta les ouvriers et les chassa. On avait refermé l’ouverture, mais nous trouvâmes la place encore fumante quand nous passâmes auprès, en continuant notre chemin pour gagner la résidence du chimiste solitaire. Elle est entourée de bois et de montagnes ; les vallées y font des contours aussi agréables que variés ; aux environs, le sol est noir et charbonneux ; les couches se montrent souvent à fleur de terre. Un philosophé charbonnier, philosophus per ignem, comme on disait autrefois, n’aurait pu se choisir une retraite plus convenable.

Nous arrivâmes devant une maisonnette assez logeable, et nous trouvâmes M. Stauf, qui reconnut d’abord mon ami, et l’accueillit avec des plaintes sur la nouvelle administration. Nous pûmes en effet conclure de ses discours que l’exploitation de l’alun, comme tant d’autres louables établissements, ne couvrait pas les frais, à cause de circonstances extérieures et peut-être aussi intérieures. M. Stauf était comme les chimistes de ce temps-là, qui, avec le sentiment profond de tout le parti qu’on pourrait tirer des produits de la nature, se complaisaient dans la méditation abstruse de bagatelles et d’accessoires, et qui, n’ayant pas les connaissances suffisantes, ne savaient pas fournir assez couramment les produits d’où l’on peut tirer un avantage économique et commercial. Ainsi, par exemple, l’avantage qu’il se promettait de l’écume était très-problématique ; il ne montrait rien’non plus qu’un gâteau de sel ammoniac, que lui avait livré ! a montagne brûlante. Tout empressé et tout aise de trouver quelqu’un à qui faire ses plaintes, ce petit homme, maigre et décrépit, une pantoufle à un pied, un soulier à l’autre, avec des bas tombants, qu’il relevait en vain à chaque pas, gravit avec nous la montagne, où se trouve la fabrique de résine qu’il a établie lui-même, et qu’à son grand déplaisir, il voit tomber en ruines maintenant. Là se trouvait une rangée de fourneaux, où la houille devait perdre son soufre pour être appropriée au travail du fer ; mais on voulut en même temps tirer parti de l’huile et de la résine, et même utiliser la suie, et ces desseins multipliés firent échouer toute l’entreprise. Du temps du prince défunt, c’était la fantaisie, l’espérance, qui faisaient agir ; maintenant on demandait l’utilité immédiate, et l’on ne pouvait la produire.

Nous laissâmes notre adepte dans sa solitude, et, comme il était déjà tard, nous nous hâtâmes de gagner la verrerie de Friedrichsthaler, où nous apprîmes à connaître en passant une des plus importantes et des plus admirables réalisations de l’industrie humaine. Cependant ces objets remarquables eurent peut-être moins d’attraits pour les jeunes voyageurs que certaines joyeuses aventures, et, à la tombée de la nuit, non loin de Neukirch, un feu d’artifice surprenant. Car, de même que, quelques nuits auparavant, sur les bords de la Sarre, des nuages lumineux de lampyres voltigeaient autour de nous entre les rochers et les buissons, les cheminées des forges, jetant leurs étincelles, nous saluaient de leurs joyeux feux d’artifice. Nous visitâmes de nuit les fonderies situées au fond de la vallée, et nous admirâmes l’étrange demi-obscurité de ces cabanes, qui ne sont que faiblement éclairées par l’étroite ouverture du fourneau brûlant. Le vacarme de l’eau et des soufflets qu’elle met en mouvement, l’effroyable sifflement du courant d’air, qui, soufflant avec fureur dans le bronze fondu, étourdit les oreilles et trouble les sens, finirent par nous chasser, et nous allâmes nous loger à Neukirch, qui est bâti sur le penchant de la montagne.

Mais, malgré les divers événements et les fatigues de la journée, je ne pus encore y trouver le repos. J’abandonnai mon ami à un heureux sommeil, et je cherchai le papillon de chasse, qui est situé plus haut. De ce lieu, la vue s’étend sur les montagnes et les bois, dont je pouvais seulement distinguer les contours, à la faveur d’une nuit sereine, mais dont les flancs et les profondeurs échappaient à mon regard. L’édifice, bien entretenu, était aussi vide que solitaire ; ni châtelain ni chasseurs ne se montraient. Je m’assis devant les grandes portes vitrées, sur les degrés qui font le tour de la terre. Là, au milieu des montagnes, au-dessus d’une terre boisée et sombre, qui paraissait plus sombre encore, en contraste avec le clair horizon d’une nuit d’été, ayant sur ma tête un ciel étincelant de mille feux, je restai longtemps recueilli à cette place abandonnée, et je ne croyais pas avoir jamais senti une pareille solitude. Aussi, quelle surprise agréable pour moi d’entendre le son lointain de deux cors de chasse, qui, pareils à une vapeur embaumée, animèrent tout à coup l’atmosphère tranquille ! Alors s’éveilla en moi l’image d’une délicieuse créature, qui s’était effacée devant les scènes bigarrées de ces jours de voyage ; elle se dévoila de plus en plus, et me ramena à l’auberge, où je pris mes arrangements pour partir de grand matin.

Le retour ne fut pas mis à profit comme l’allée. Nous traversâmes à la hâte Deux-Ponts, belle et remarquable résidence, qui aurait aussi mérité notre attention. Nous jetâmes un regard sur le grand et simple château, sur les vastes esplanades, régulièrement plantées de tilleuls et bien établies, en vue de dresser les chevaux pour la chasse à courre ; sur les grandes écuries, sur les maisons bourgeoises, que le prince faisait bâtir pour les mettre en loterie. Tout cela, ainsi que le costume et les manières des habitants, surtout des femmes et des jeunes filles, annonçait un rapport avec le lointain, et rendait manifestes les relations avec Paris, qui, depuis assez longtemps, se faisaient sentir d’une manière irrésistible à toute la vie transrhénane. Nous visitâmes aussi la cave ducale, qui se trouve hors de la ville ; elle est spacieuse et garnie de grands tonneaux artistement fabriqués. Nous continuâmes notre route, et nous trouvâmes enfin une contrée semblable à celle de Sarrebruck, des villages clair-semés entre des montagnes âpres et sauvages. On y perd l’habitude de chercher des blés autour de soi. En côtoyant le Hornbach, nous montâmes à Bitsch, dont la situation est remarquable : c’est la ligne de séparation des eaux, dont les unes s’écoulent dans la Sarre, les autres dans le Rhin. Ces dernières allaient bientôt nous entraîner après elles ; mais nous ne pouvions refuser notre attention à la petite ville de Bitsch, qui se développe d’une manière très-pittoresque autour d’une montagne, non plus qu’à la forteresse qui la domine. Cette forteresse est en partie bâtie sur le roc, en partie taillée dans le roc. La partie souterraine est surtout remarquable : il s’y trouve non-seulement assez de place pour loger des hommes et du bétail sans nombre, mais on y voit même de grandes salles voûtées pour l’exercice, un moulin, une chapelle et tout ce qu’on pourrait désirer sous terre, quand la surface serait inquiétée.

Dès lors nous suivîmes dans le Baerenthal (vallée aux ours) les ruisseaux qui se précipitent. Les forêts touffues qui couvrent les deux versants sont inexploitées ; les troncs pourrissent par milliers les uns sur les autres, et d’innombrables rejetons poussent sur leurs ancêtres à demi consumés. Là, quelques piétons, qui cheminaient avec nous, firent de nouveau résonner à nos oreilles le nom de Dieterich, que nous avions déjà entendu plusieurs fois prononcer avec respect dans ces contrées forestières. L’activité et l’habileté de cet homme, sa richesse, l’utile emploi qu’il en faisait, tout semblait en équilibre ; il pouvait à bon droit se féliciter de sa richesse acquise, qu’il augmentait, et des biens mérités, qu’il consolidait. Plus j’ai vu le monde, plus j’ai toujours aimé, outre les noms généralement célèbres, ceux qui sont prononcés avec amour et respect dans une contrée à part. En questionnant un peu les gens, j’appris encore que Dieterich avait su plus tôt que d’autres employer avec succès les richesses minérales, le fer, le charbon et le bois, et n’avait cessé d’augmenter sa fortune par son travail. Niederbrounn, que nous atteignîmes ensuite, en était un nouveau témoignage. Dieterich avait acheté ce petit village des comtes de Leiningen et d’autres propriétaires, pour fonder dans l’endroit des usines considérables. Dans ces bains, déjà établis par les Romains, je fus ondoyé par l’esprit de l’antiquité, dont les ruines vénérables brillèrent merveilleusement à mes regards, en restes de bas-reliefs et d’inscriptions, en chapiteaux et en fûts de colonnes, parmi le fatras et le mobilier de ménage. Quand nous montâmes au château de Wasenbourg, silué près de là, je pus contempler aussi avec respect, sur la grande masse du rocher, base d’un côté de l’édifice, une inscription bien conservée, qui est un ex-voto consacré à Mercure. Wasenbourg est sur la dernière montagne qu’on trouve en venant de Bitsch à la plaine. Ce sont les ruines d’un château allemand bâti sur des ruines romaines. De la tour, nous contemplâmes une seconde fois l’Alsace entière ; la flèche visible de la cathédrale indiquait la situation de Strasbourg. Tout près, s’étendait la grande forêt de Haguenau, et les tours de la ville se montraient derrière distinctement. Je fus attiré de ce côté. Nous traversâmes Reichshofen, où Dieterich avait fait bâtir un château remarquable, et, après que nous eûmes contemplé, des coteaux voisins de Niedermodern, le cours agréable du ruisseau de la Moder, le long de la forêt de Haguenau, je laissai mon ami faire une ridicule visite de mines de houille, qui eût été à Duttweiler quelque chose de plus sérieux, et, après avoir traversé Haguenau, suivant des sentiers, que déjà l’inclinaison m’indiquait, je gagnai le bien-aimé Sesenheim.

Car toutes ces perspectives dans une sauvage contrée de montagnes, puis dans des plaines riantes et fertiles, ne pouvaient enchaîner mon regard intérieur, qui était dirigé sur un aimable et attrayant objet. Cette fois encore, aller me charma plus que revenir, parce qu’il me rapprochait d’une femme à qui j’avais donné mon cœur et qui méritait autant de respect que d’amour. Qu’on me permette, avant d’introduire mes amis dans sa champêtre demeure, de rappeler une circonstance qui contribua beaucoup à vivifier et exalter mon inclination et le bonheur qu’elle me procura.

À quel point je devais être arriéré dans la littérature nouvelle, on peut en juger par la manière dont j’avais vécu à Francfort et par les études auxquelles je m’étais livré. Ma résidence à Strasbourg n’avait pu m’avancer dans ces connaissances. Herder arriva, et, outre son instruction étendue, il m’apporta divers secours, sans parler de plusieurs livres nouveaux. Dans le nombre, il nous annonça le Vicaire de Wakefield, comme un excellent ouvrage, qu’il voulait nous lire lui-même dans la traduction allemande. Sa manière de lire était toute particulière. Qui l’a entendu prêcher pourra s’en faire une idée. Il présentait tout, et le roman Comme le reste, gravement et simplement. Absolument étranger à toute exposition mimique et dramatique, il évitait jusqu’à cette variété qui est permise et même demandée dans le récit, je veux dire un léger changement de ton, quand différentes personnes prennent la parole, qui fait ressortir ce que chacun dit, et distingue l’action de la narration. Sans être monotone, Herder lisait tout d’une manière uniforme, comme si rien n’était actuel, mais que tout fût simplement historique ; comme si les ombres de ces figures poétiques n’étaient pas vivantes et agissantes devant lui, et ne faisaient que glisser doucement sous ses yeux. Mais ce genre de lecture avait dans sa bouche un charme infini : comme il sentait tout profondément, et qu’il savait estimer hautement la variété d’un ouvrage de ce genre, le mérite d’une production ressortait tout entier d’une manière pure et d’autant plus distincte qu’on n’était pas distrait par des détails vivement exprimés, ni arraché à l’impression que l’ensemble devait produire.

Un pasteur protestant, dans une paroisse de campagne, est peut-être le plus beau sujet d’une idylle moderne. Comme Melchisédech, il semble réunir en sa personne le prêtre et le roi. Il tient d’ordinaire à la condition la plus innocente qui se puisse concevoir sur la terre, à la condition du laboureur, par ses occupations comme par ses rapports de famille ; il est père, chef de famille, campagnard, et, par conséquent, membre complet de la communauté. Sur cette base terrestre, belle et pure, repose sa vocation sublime ; à lui le soin d’introduire les hommes dans la vie, de pourvoir à leur éducation spirituelle, de les bénir à toutes les époques principales de leur existence, de les instruire, les fortifier, les consoler, et, quand la consolation ne suffit pas pour le présent, d’évoquer et de garantir l’espérance d’un plus heureux avenir. Que l’on se représente un homme pareil, avec des sentiments véritablement humains, assez fort pour ne s’écarter de ses principes en aucune circonstance, et, par là même, déjà élevé au-dessus de la foule, dont on ne peut attendre ni pureté ni fermeté ; qu’on lui attribue les connaissances nécessaires pour son office, ainsi qu’une activité égale et sereine, qui est même passionnée, en ce qu’elle ne néglige à aucun moment de faire le bien, et nous l’aurons déjà doté richement. Mais qu’on y ajoute la modération nécessaire pour qu’il soit disposé à rester dans une petite sphère et même, au besoin, à passer dans une plus petite encore ; qu’on lui accorde la bonhomie, la douceur, la fermeté, et tous les mérites qui naissent d’un caractère prononcé, et, par-dessus tout cela, une condescendance sereine et une riante indulgence pour ses défauts propres et pour ceux d’autrui, et l’on aura le portrait assez complet de notre excellent vicaire de Wakefield.

La peinture de ce caractère, dans le cours de sa vie, avec ses plaisirs et ses douleurs, l’intérêt de la fable, toujours croissant par l’alliance du naturel parfait avec l’étrange et l’extraordinaire, font de ce roman l’un des meilleurs qu’on ait jamais écrits. Il a de plus le grand avantage d’être tout à fait moral et même véritablement chrétien ; il montre la bonne volonté et la persévérance dans le bien récompensée ; il fortifie la confiance absolue en Dieu ; il atteste le triomphe définitif du bien sur le mal, et, tout cela, sans aucune trace de bigoterie ou de pédantisme. L’auteur avait été préservé de l’un et de l’autre par son grand sens, qui se montre partout sous la forme de l’ironie, et nous fait juger ce petit ouvrage aussi sage qu’agréable. L’auteur, le docteur Goldsmith, a sans aucun doute une grande connaissance du monde moral, de ses mérites et de ses défauts, mais il doit aussi se féliciter d’être Anglais, et mettre à haut prix les avantages que son pays et sa nation lui procurent. La famille dont il fait le tableau se trouve à l’un des derniers degrés de l’aisance bourgeoise, et pourtant elle entre en contact avec la classe la plus élevée ; son étroite sphère, qui se resserre encore davantage, s’entremêle avec le grand monde par le cours naturel et civil des événements ; cette petite nacelle nage sur le flot large et mobile de la vie anglaise, et, dans le bien comme dans le mal, il faut qu’elle attende dommage ou secours de la flotte immense qui navigue autour d’elle.

Je puis supposer que mes lecteurs connaissent cet ouvrage et qu’ils s’en souviennent. Ceux qui l’entendent nommer ici pour la première fois, comme ceux que j’aurai engagés à le relire, m’en seront les uns et les autres obligés. Je ferai observer en passant, pour les premiers, que la femme du vicaire est de ces personnes actives qui ne laissent manquer de rien ni elles-mêmes ni leur famille, mais qui en revanche sont quelque peu vaines pour leur famille et pour elles. Elle a deux filles, Olivia, belle et plus communicative, Sophie, charmante et plus recueillie. Je ne veux pas négliger de nommer Moïse, le fils de la maison, un peu brusque, laborieux et marchant sur les traces de son père.

Si Herder avait un défaut comme lecteur, c’était l’impatience. Il n’attendait pas que l’auditeur eût compris et saisi une certaine partie du développement pour être en état de le bien sentir et d’en juger sainement. Dans sa précipitation, il voulait voir des effets sur-le-champ, et néanmoins il était mécontent de ceux qui se manifestaient. Il blâmait l’excès de sentiment qui débordait chez moi davantage à chaque pas. Je sentais en homme, en jeune homme ; pour moi tout était vivant, vrai, présent ; lui, qui ne considérait que le fond et la forme, il voyait bien que j’étais dominé par le sujet, et c’est ce qu’il ne voulait pas souffrir. Les réflexions de Péglow, qui n’étaient pas des plus fines, étaient encore plus mal reçues. Ce qui l’indignait surtout, c’est que, par défaut de pénétration, nous ne prévoyions pas les contrastes dont l’auteur use fréquemment ; nous nous laissions émouvoir et entraîner, sans remarquer l’artifice qui revenait souvent ; mais que, dès le commencement, où Burchell, en passant, dans un récit, de la troisième personne à la première, est sur le point de se trahir, nous n’eussions pas vu d’abord ou du moins soupçonné qu’il est lui-même le lord dont il parle, c’est ce qu’il ne nous pardonnait pas ; et lorsqu’à la fin, la découverte ou la transformation du pauvre misérable passant en un riche et puissant seigneur nous causa une joie enfantine, il rappela cet endroit, auquel, suivant l’intention de l’auteur, nous n’avions fait qu’une légère attention, et nous fit de violents reproches de notre stupidité. On voit par là qu’il considérait le livre uniquement comme une œuvre d’art, et qu’il exigeait la même chose de nous, qui nous trouvions pourtant dans des dispositions où il nous est bien permis de laisser les œuvres d’art agir sur nous comme des productions naturelles.

Je ne me laissai point déconcerter par ces invectives ; car les jeunes gens ont ce bonheur ou ce malheur, que, si une fois quelque chose agit sur eux, il faut que cette action soit mise en œuvre en eux-mêmes et produise soit du bien soit du mal. Le roman de Goldsmith m’avait fait une grande impression, dont je ne pouvais me rendre compte. Je me sentais en harmonie avec cette disposition ironique, qui s’élève au-dessus des choses, au-dessus du bonheur et du malheur, du bien et du mal, de la mort et de la vie, et qui arrive ainsi à la possession d’un monde vraiment poétique. Sans doute je ne devais en avoir conscience que plus tard, mais, pour le moment, la chose me donnait beaucoup d’occupation ; toutefois je ne me serais pas attendu à me voir transporté si tôt de ce monde imaginaire dans un monde réel tout semblable.

Mon commensal Weyland, qui était Alsacien, égayait sa vie tranquille et laborieuse en allant voir de temps en temps des parents et des amis dans les environs. Il me rendit plus d’un service dans mes petites excursions, en m’introduisant lui-même ou par des lettres de recommandation dans plusieurs endroits et plusieurs familles. Il m’avait souvent parlé d’un pasteur de campagne, qui vivait près de Drousenheim, à six lieues de Strasbourg, dans une bonne cure, avec une femme de mérite et deux aimables filles. D’ailleurs Weyland vantait beaucoup l’humeur hospitalière et les grâces de cette famille. Il n’en fallait pas tant pour séduire un jeune cavalier, qui avait déjà pris l’habitude de passer à cheval et en rase campagne toutes ses journées et ses heures de loisir. Nous résolûmes donc de faire aussi cette partie, mais je me fis promettre par mon ami qu’en me présentant, il ne dirait de moi ni bien ni mal ; qu’il me traiterait en tout avec indifférence ; qu’il me permettrait même de me présenter, sinon mal vêtu, du moins d’une manière pauvre et négligée. Il y consentit, et même il s’en promit quelque divertissement.

C’est une fantaisie pardonnable des personnages marquants de dissimuler, dans l’occasion, leurs avantages extérieurs pour laisser agir uniquement le mérite intrinsèque de l’homme. Aussi l’incognito des princes et les aventures qui en résultent ont-elles toujours quelque chose d’extrêmement agréable. Ils semblent des divinités déguisées, qui doivent tenir compte doublement de tout le bien qu’on fait à leur personne, et qui sont en position de passer légèrement sur les choses désagréables ou de s’y dérober. Que Jupiter ail trouvé du plaisir dans son incognito chez Philémon et Baucis, et Henri IV chez ses paysans, après une partie de chasse, la chose est tout à fait naturelle et l’on s’y intéresse ; mais qu’un jeune homme sans importance et sans nom veuille, par fantaisie, tirer de l’incognito quelque plaisir, bien des gens pourraient y voir une présomption impardonnable. Toutefois, comme il ne s’agit pas de savoir si les sentiments ou les actes sont répréhensibles ou louables, mais de suivre leur manifestation et leur accomplissement, nous voulons bien cette fois, pour notre amusement, pardonner au jeune homme sa fantaisie, d’autant plus, il faut l’ajouter ici, que mon père, si sérieux, avait éveillé en moi dès mon enfance le goût des déguisements.

Cette fois encore, au moyen de mes vieilles hardes et de quelques autres que j’empruntai, et par la manière dont j’arrangeai mes cheveux, je m’étais si bien défiguré, ou du moins si drôlement ajusté, que, chemin faisant, mon ami ne pouvait s’empêcher de rire, surtout quand j’imitais parfaitement la tenue et les gestes de ces figures à cheval qu’on appelle des cavaliers latins. La belle chaussée, le temps magnifique et le voisinage du Rhin nous mirent de joyeuse humeur. Nous fîmes halte un moment à Drousenheim, Weyland, pour faire sa toilette, et moi, pour me rappeler mon rôle, dont je craignais de sortir dans l’occasion. La contrée offre le caractère de la libre plaine d’Alsace. Nous suivîmes un gracieux sentier à travers les prairies, et, bientôt arrivés à Sesenheim, nous laissâmes nos chevaux à l’auberge pour nous rendre tranquillement au presbytère.

« Ne sois pas surpris, me dit Weyland, en me montrant de loin la maison, qu’elle ait l’apparence d’une vieille et mauvaise cabane : le dedans n’en est que plus jeune. » Nous entrâmes dans la cour, l’ensemble me plut : il avait justement le caractère qu’on nomme pittoresque, et dont la magie m’avait charmé dans la peinture néerlandaise. L’effet que le temps produit sur tous les ouvrages de l’homme y était visible et frappant. La maison, la grange et l’écurie étaient justement à ce point de dégradation, où l’on ne sait si l’on doit réparer ou rebâtir, et où l’indécision fait négliger l’un sans qu’on se puisse résoudre à l’autre.

Tout était tranquille et désert dans le village comme dans la cour. Nous trouvâmes le père, petit homme renfermé en lui-même et pourtant affable. Il était seul ; la famille était aux champs. Il nous salua et voulut nous offrir des rafraîchissements, que nous refusâmes. Mon ami courut à la recherche des dames, et je restai seul avec notre hôte. « Vous êtes surpris peut-être, me dit-il, de me voir si mal logé dans un riche village et avec un bon traitement. Cela vient, poursuivit-il, de l’irrésolution. La paroisse et même l’autorité supérieure m’ont promis depuis longtemps de rebâtir à neuf la maison. On a déjà fait, on a examiné et changé plusieurs plans : aucun n’a été complètement rejeté et aucun exécuté. Cela dure depuis tant d’années, que j’ai de la peine à contenir mon impatience. » Je lui répondis ce que je crus convenable, pour nourrir son espérance et l’encourager à pousser l’affaire plus vivement. Il continua, me dépeignit avec abandon les personnes de qui ces choses dépendaient, et, quoiqu’il ne fût pas un grand peintre de caractères, je pus très-bien comprendre ce qui empêchait toute l’affaire de marcher. La confiance qu’il me témoignait avait quelque chose de particulier : il me parlait comme s’il m’eût connu depuis dix ans, sans que rien dans son regard pût me faire supposer que j’eusse attiré son attention. Enfin, mon ami entra avec la mère. Elle parut me regarder avec de tout autres yeux. Sa figure était régulière et intelligente. Elle devait avoir été belle dans sa jeunesse. Elle était grande et, quoique un peu maigre, elle était bien pour son âge ; elle avait encore une tournure jeune et agréable. La fille aînée entra précipitamment. Elle demanda Frédérique, comme la mère et Weyland l’avaient déjà demandée. Le père assura ne l’avoir pas vue depuis qu’elles étaient sorties toutes les trois. La jeune fille sortit de nouveau pour chercher sa sœur. La mère nous servit quelques rafraîchissements et Weyland poursuivit avec les deux époux la conversation, qui roula uniquement sur des personnes et des relations connues, comme il arrive d’ordinaire, quand des amis se rencontrent au bout de quelque temps, s’enquièrent des membres d’une nombreuse société et se donnent des informations mutelles. Je prêtais l’oreille et j’apprenais ce que je pouvais me promettre de cette société.

La sœur aînée rentra à la hâte, inquiète de n’avoir pas trouvé sa sœur. On en prenait souci, on lui reprochait telle ou telle mauvaise habitude, mais le père disait fort tranquillement : « Laissez-la faire, elle reviendra bien. » En effet, elle entra dans ce moment, et, en vérité, c’était un astre charmant qui se levait sur ce ciel champêtre. Les deux sœurs s’habillaient encore à l’allemande, comme on disait, et ce costume national, presque abandonné, allait particulièrement bien à Frédérique. Une jupe à falbalas, courte, blanche, ronde, qui laissait voir jusqu’à la cheville le plus joli petit pied ; un corset blanc et juste et un tablier de taffetas noir. Elle était ainsi sur la limite entre la paysanne et la demoiselle. Svelte et légère, elle marchait comme si ses pieds n’avaient rien eu à porter, et le cou semblait presque trop délicat pour les larges tresses blondes de sa jolie tête. Ses charmants yeux bleus jetaient autour d’elle des regards pleins d’intelligence, et son joli nez retroussé se levait librement en l’air, comme s’il ne pouvait y avoir dans le monde aucun souci. Son chapeau de paille était suspendu à son bras, et j’eus ainsi le plaisir de la voir, dès le premier coup d’œil, dans tout son charme et son agrément.

Alors je commençai à jouer mon rôle avec réserve, un peu confus de m’égayer aux dépens de si bonnes gens. J’eus tout le loisir de les observer, car les jeunes filles poursuivirent la conversation commencée, et elles y mirent de la verve et de la gaieté. Les voisins et les parents furent tous passés en revue une seconde fois, et mon imagination vit paraître un tel essaim d’oncles et de tantes, de cousins et de cousines, d’allants et de venants, d’hôtes et de compères, que je croyais me trouver dans le monde le plus vivant. Tous les membres de la famille m’avaient dit quelques mots ; la mère m’observait chaque fois qu’elle entrait ou sortait : cependant Frédérique fut la première qui lia conversation avec moi ; et, comme je pris et parcourus des cahiers de musique que je trouvais épars, elle me demanda si je jouais du clavecin. Sur ma réponse affirmative, elle me demanda de jouer quelque chose. Mais le père ne le voulut pas souffrir, soutenant qu’il convenait avant tout que l’hôte fût régalé d’un morceau de musique ou d’une chanson. Frédérique joua plusieurs morceaux avec quelque facilité, de la façon qu’on joue d’ordinaire à la campagne, et sur un clavecin que le maître d’école aurait dû accorder depuis longtemps, s’il en avait eu le loisir. Ensuite elle essaya de chanter une romance tendre et mélancolique, mais elle n’y réussit point. Elle se leva et dit en souriant, ou plutôt avec l’expression de gaieté sereine toujours empreinte sur son visage : « Si je chante mal, je ne puis en rejeter la faute sur le clavecin et sur le maître d’école : patience, quand nous serons là dehors, vous entendrez mes chansons suisses et alsaciennes, qui sont bien plus jolies. »

Pendant le souper, je fus occupé d’une idée qui m’avait déjà saisi auparavant, au point que j’en devins rêveur et muet, malgré la vivacité de la sœur aînée et la grâce de la cadette, qui m’arrachaient assez souvent à mes réflexions. Ma surprise était inexprimable, de me trouver si visiblement dans la famille du vicaire de Wakefield. Le père ne pouvait sans doute être comparé à cet homme excellent ; mais où trouver son égal ? En revanche, toute la dignité qui appartient à l’époux dans le roman se trouvait ici dans l’épouse. On ne pouvait la regarder sans éprouver un sentiment de respect et de crainte. On remarquait chez elle les traces d’une bonne éducation ; ses manières étaient calmes, aisées, gracieuses, engageantes. Si la fille aînée n’avait pas la remarquable beauté d’Olivia, elle était pourtant bien faite, vive et un peu prompte ; elle se montrait toujours active, et secondait en tout sa mère. Substituer Frédérique à Sophie Primerose n’était pas difficile, car le roman dit peu de chose de Sophie ; on convient seulement qu’elle était aimable : Frédérique l’était réellement. Or, comme la même affaire, la même situation, partout où elle se présente, produit des effets semblables, sinon pareils, il se disait là, il se passait bien des choses qui s’étaient dites, qui s’étaient passées dans la famille de Wakefield ; mais, lorsqu’enfin un fils, plus jeune que ses sœurs, annoncé depuis longtemps, et attendu avec impatience par le père, s’élança dans la chambre, et prit place hardiment auprès de nous, sans trop faire attention aux hôtes, je fus sur le point de m’écrier : « Moïse, te voilà aussi ! «

À table, la conversation agrandit la perspective de cette vie de village et de famille ; on parla de plaisantes aventures qui étaient arrivées en divers lieux. Frédérique, qui était placée à côté de moi, en prit occasion de me décrire plusieurs endroits qu’il valait la peine de visiter. Une historiette en provoque toujours une autre, si bien que je pus alors me mêler plus facilement à la conversation et conter des histoires semblables ; et, comme le bon vin du cru n’était point ménagé, je courais le risque de sortir de mon rôle : c’est pourquoi mon ami, plus prudent, prétexta le beau clair de lune pour proposer une promenade, qui fut acceptée aussitôt. Il offrit le bras à l’aînée, moi à la cadette, et nous parcourûmes ainsi les vastes campagnes, où le ciel étendu sur nos têtes frappait nos regards plus que la terre, qui se perdait au loin devant nous. Cependant les discours de Frédérique n’avaient rien du clair de lune ; la transparence de son langage changeait la nuit en jour, et rien n’y annonçait ou n’y éveillait un sentiment : seulement ses discours se rapportaient plus à moi qu’auparavant, en ce qu’elle me présentait sa situation personnelle, ainsi que le pays et leurs amis du côté par lequel je devais apprendre à les connaître : car elle espérait, ajoutait-elle, que je ne ferais pas exception, et que je reviendrais les voir, comme l’avaient fait volontiers tous les étrangers qui étaient venus loger une fois chez eux.

Il m’était très-agréable d’écouter en silence la description qu’elle faisait du petit monde dans lequel elle vivait, et des personnes qu’elle estimait particulièrement. Elle me donna ainsi, de sa position, une idée claire et en même temps pleine de charme, qui me fit une impression très-singulière, car je sentis tout à coup un profond chagrin de n’avoir pas vécu plus tôt auprès d’elle, et en même temps un sentiment très-pénible et jaloux à l’égard de tous ceux qui avaient eu jusqu’alors le honneur de l’entourer. J’observais avec une attention minutieuse, comme si j’en avais eu le droit, tous les hommes dont elle me faisait la peinture, qu’ils se présentassent sous le nom de voisins, de cousins ou de compères, et je dirigeais mes soupçons tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre. Mais comment aurais-je découvert quelque chose, dans la complète ignorance où j’étais de toutes ses relations ? Elle devint toujours plus causeuse, et moi plus silencieux. C’était si charmant de l’écouter ! Et comme je ne faisais qu’entendre sa voix, tandis que les traits de son visage se voilaient, comme toute la nature, dans le crépuscule, il me semblait voir dans son cœur, que je devais trouver bien pur, quand il s’ouvrait devant moi dans un babil si naïf.

À peine mon camarade fut-il avec moi dans la chambre d’ami qu’on nous avait préparée, qu’il débita avec suffisance d’agréables plaisanteries, et se félicita hautement de la surprise qu’il m’avait faite d’une famille semblable à celle de Primerose. J’abondai dans son sens, et je lui en témoignai ma reconnaissance. « En vérité, s’écria-t-il, c’est toute l’histoire ! Cette famille peut fort bien se comparer à l’autre, et le monsieur déguisé peut se faire l’honneur de figurer, s’il lui plaît, M. Burchell. Au reste, comme les traîtres ne sont pas aussi nécessaires dans la vie ordinaire que dans les romans, je veux, pour cette fois, prendre le rôle du neveu, et me conduire mieux que lui. » Si agréable que fût pour moi ce sujet de conversation, je le quittai néanmoins sur-le-champ, et je demandai, avant tout, à Weyland de me dire en conscience s’il ne m’avait pas trahi. Il m’assura que non, et je dus le croire. « Ces dames, ajouta-t-il, l’avaient même questionné sur son plaisant commensal de Strasbourg, dont on leur avait conté tant de folies. » Je passai ensuite à d’autres questions. Avait-elle aimé ? Avait-elle ? Était-elle promise ? Il m’assura que non. « Vraiment, répliquai-je, un pareil enjouement, s’il est purement naturel, est inconcevable pour moi. Si elle avait aimé et souffert, et qu’elle se fût résignée, ou si elle était fiancée, dans l’un et l’autre cas, je pourrais le comprendre. » Nous causâmes ainsi une grande partie de la nuit, et pourtant j’étais déjà éveillé au point du jour. Je sentais un irrésistible désir de la revoir ; mais, en m’habillant, je fus épouvanté du maudit costume que je m’étais étourdiment choisi ; plus j’avançais dans ma toilette, plus je me trouvais ignoble, car tout était calculé pour cet effet. J’aurais pu à la rigueur venir à bout de ma coiffure ; mais, lorsqu’enfin je me serrai dans l’habit gris, râpé, que j’avais emprunté, et dont les courtes manches me donnaient l’air le plus bête, je fus pris d’un véritable désespoir, car je ne me voyais qu’en détail dans un petit miroir, et un côté me semblait toujours plus ridicule que l’autre.

Pendant cette toilette, mon ami s’était réveillé. Avec la satisfaction d’une bonne conscience et dans le sentiment d’une joyeuse espérance pour la journée, il regardait de dessous l’édredon de soie. J’avais depuis longtemps observé avec envie ses beaux vêtements, suspendus à une chaise, et, s’il eût été de ma taille, je les aurais emportés à son nez, je m’en serais habillé dehors, puis, courant au jardin, je lui aurais laissé ma maudite dépouille. Il se serait montré d’assez bonne humeur pour endosser mes habits, et la plaisanterie aurait eu dès le matin un joyeux dénoûment. Mais il n’y fallait pas penser, non plus qu’à un arrangement convenable quelconque. Dans ce costume, sous lequel mon ami avait pu me présenter comme un étudiant en théologie habile et appliqué, mais pauvre, reparaître devant Frédérique, qui avait parlé si amicalement la veille à ma personne travestie, c’était pour moi chose impossible. J’étais là, fâché et rêveur, appelant vainement à mon aide toute mon imagination : elle me laissait sans secours. Mais lorsque Weyland, étendu à son aise dans son lit, après m’avoir contemplé un moment, poussa tout à coup un bruyant éclat de rire, et s’écria : « Oh ! c’est vrai, tu as une drôle de mine ! * Je répliquai vivement : « Et je sais ce que je vais faire ! Adieu. Excuse-moi. — Es-tu fou ? » cria-t-il en sautant à bas du lit, et il voulait m’arrêter. J’étais déjà hors de la chambre, au bas de l’escalier, hors de la maison et de la cour, à l’auberge. En un clin d’œil mon cheval fut sellé, et, dans mon furieux dépit, je galopai jusqu’à Drousenheim, et au travers, et plus loin.

Quand je me crus en sûreté, j’allai plus lentement, et je commençai à sentir avec quel regret infini je m’éloignais. Toutefois je me résignais à mon sort ; je me représentais avec le calme le plus grand la promenade de la veille, et je nourrissais la secrète espérance de revoir bientôt Frédérique. Mais ce sentiment paisible se changea bientôt en impatience, et je résolus de courir à Strasbourg, de changer d’habits, de prendre un bon cheval frais. Je pouvais bien, comme la passion me le persuadait, être de retour avant dîner, ou, plus vraisemblablement, pour le souper, ou, certainement, vers le soir, et obtenir mon pardon. J’allais donner de l’éperon à mon cheval pour exécuter ce projet, lorsqu’une autre idée, qui me parut très-heureuse, me traversa l’esprit. J’avais vu, la veille, dans l’auberge de Drousenheim, un fils de la maison très-proprement vêtu, qui, ce matin encore, livré à des occupations champêtres, m’avait salué de sa cour. Il était de ma taille et m’avait fait vaguement souvenir de moi. Sans hésiter, je tourne bride, et je suis bientôt à Drousenheim. Je mets mon cheval à l’écurie, et je propose tout uniment au jeune garçon de me prêter ses habits, parce que j’ai dans la tête un badinage pour Sesenheim. Je n’eus pas besoin d’achever : il accepta ma proposition avec joie, et m’approuva de vouloir divertir ces demoiselles. Elles étaient si gentilles et si bonnes, surtout mamselle Rique, et les parents aussi voyaient avec plaisir que tout allât gaiement chez eux. Il me regarda attentivement, et, comme il pouvait, sur mon accoutrement, me prendre pour un pauvre diable : « Si vous voulez, dit-il, vous insinuer, c’est le bon moyen. »

Cependant nous étions déjà bien avancés dans le changement de costume, et, véritablement, il n’aurait pas dû me confier ses habits de fête en échange des miens, mais il n’était point soupçonneux, et puis il avait mon cheval dans son écurie. Je fus vite prêt et bien paré ; je me rengorgeais et mon compagnon parut contempler avec satisfaction son image. « Tope, monsieur mon frère ! dit-il, en me tendant la main, dans laquelle je frappai fort ; n’approchez pas trop de ma belle : elle pourrait s’y tromper. » Mes cheveux étaient revenus à leur longueur ordinaire ; je pus les partager à peu près comme les siens, et, après l’avoir de nouveau considéré, je trouvai plaisant d’imiter avec un bouchon de liège brûlé ses sourcils épais, de les rapprocher, et, dans mon projet énigmatique, de faire aussi de moi, à l’extérieur, une autre énigme. « N’avez-vous pas, lui dis-je, comme il me présentait son chapeau enrubanné, quelque commission pour la cure, afin que je puisse m’y présenter d’une manière naturelle ? — Fort bien, répondit-il, mais il vous faut attendre deux heures. Nous avons à la maison une accouchée : j’offrirai de porter le gâteau à madame la ministre[5], et vous le porterez. L’orgueil doit souffrir et le badinage aussi. » Je résolus d’attendre ; mais ces deux heures furent pour moi d’une longueur infinie, et je me consumais d’impatience, quand la troisième s’écoula avant que le gâteau sortît du four. Je le reçus enfin tout chaud, et, par le plus beau soleil, je partis avec ma lettre de créance, accompagné quelque temps par mon image, qui me promettait de m’apporter mes habits vers le soir ; mais je refusai vivement et me réservai de lui reporter les siens. Je n’avais pas fait beaucoup de chemin avec mon cadeau, que je portais dans une blanche serviette nouée, quand je vis de loin mon ami, qui venait de mon côté avec les deux jeunes personnes. Mon cœur se serra, ce qui ne cadrait pas avec ma jaquette. Je m’arrêtai, je repris haleine, et je réfléchis à ce que je devais faire. Tout à coup je remarquai que le terrain m’était très-favorable ; car ils cheminaient sur l’autre bord du ruisseau, qui, avec les bandes gazonnées, à travers lesquelles il coulait, tenait les deux sentiers assez éloignés l’un de l’autre. Lorsqu’ils furent vis-à-vis de moi, Frédérique, qui m’avait aperçu depuis longtemps, me cria : « Georges, que portes-tu ? » J’eus la précaution de me cacher le visage avec mon chapeau, que j’ôtai, en levant en l’air la serviette et sa charge. « Un gâteau de baptême ! reprit-elle. Comment se porte la sœur ? — Bien ! lui dis-je, en prenant de mon mieux une prononciation alsacienne ou du moins contrefaite. — Porte-le à la maison, dit l’aînée, et, si tu ne trouves pas notre mère, donne-le à la servante. Mais tu nous attendras, nous serons bientôt de retour, entends-tu ? » Je pressai le pas, joyeux et plein d’espérance que tout se passerait bien, puisque le commencement était heureux, et je fus bientôt à la cure. Je ne trouvai personne, ni dans la maison, ni à la cuisine. Je ne voulus pas distraire le pasteur, que je pouvais croire occupé dans son cabinet ; j’allai donc m’asseoir sur le banc devant la porte, le gâteau à mon côté, et j’enfonçai mon chapeau sur mes yeux.

Je ne me rappelle guère de sensation plus agréable. Me revoir assis près du seuil que j’avais franchi quelques heures auparavant, comme désespéré ; avoir déjà revu Frédérique, entendu de nouveau sa voix chérie, sitôt après que mon chagrin m’avait fait envisager une longue séparation ; l’attendre elle-même à chaque instant, ainsi qu’une découverte qui me faisait battre le cœur, mais qui, dans cette situation équivoque, ne pouvait cependant me faire rougir ; et puis, pour mon entrée, unirait aussi plaisant qu’aucun de ceux dont nous avions ri la veille ! L’amour et la nécessité sont les meilleurs maîtres. Ils avaient agi, tous deux et je ne m’étais pas montré leur disciple indigne.

La servante sortit de la grange : elle approcha. « Eh bien, les gâteaux ont réussi ? me cria-t-elle. Comment va la sœur ? — Fort bien, » lui dis-je, et j’indiquai le gâteau sans lever les yeux. Elle prit la serviette, et dit en bougonnant : « Eh bien, qu’as-tu encore aujourd’hui ? Barbette en a-t-elle encore regardé un autre ? Ne nous en fais pas payer la peine. Ce sera un joli mariage, si ça continue ! » Comme elle parlait assez haut, le pasteur se mit à la fenêtre, et demanda ce que c’était. Elle le mit au fait. Je me levai et me tournai vers lui, mais en me couvrant encore le visage avec mon chapeau. Lorsqu’il m’eut adressé quelques paroles bienveillantes, et qu’il m’eut engagé à rester, je me dirigeai vers le jardin, et j’allais y entrer, quand la mère, qui revenait par la porte de la cour, m’appela. Comme le soleil me donnait en plein dans la figure, je me servis encore une fois de l’avantage que le chapeau me donnait, et je lui tirai ma révérence ; puis elle entra à la maison, après m’avoir invité à ne pas m’en aller sans avoir pris quelque chose. Alors je me promenai en long et en large dans le jardin. Jusque-là tout avait réussi parfaitement, mais je me sentais suffoquer, à la pensée que les jeunes gens arriveraient bientôt. Tout à coup la mère vint à moi, et allait m’adresser une question, quand elle me regarda au visage, et je ne pouvais plus le cacher. Elle eut la parole coupée. « Je cherche Georges, ditelle après une pause, et qui trouve-je ? C’est vous, mon jeune monsieur ? Combien de figures avez-vous donc ? — Au sérieux, une seule, lui répondis-je ; pour le badinage, autant que vous voudrez. — Je ne troublerai pas le vôtre, dit-elle en souriant. Passez derrière le jardin et dans le pré jusqu’à ce que midi sonne. Revenez alors : j’aurai préparé la plaisanterie. »

J’obéis ; mais, lorsque j’eus passé les haies des jardins du village, et que je voulus entrer dans les prairies, quelques paysans s’avancèrent par le sentier, et me mirent dans l’embarras. Je tournai donc vers un bosquet, qui couronnait une éminence voisine, pour m’y cacher jusqu’au moment convenu. Mais quelle fut ma surprise, de trouver à l’entrée une jolie place avec des bancs, de chacun desquels on avait une vue charmante sur le pays ! Ici, c’était le village et le clocher ; là, Drousenheim, et, derrière, les îles boisées du Rhin ; vis-à-vis, les montagnes des Vosges, et enfin la cathédrale de Strasbourg. Ces divers tableaux, rayonnants de lumière, étaient encadrés par les branches touffues, en sorte qu’on ne pouvait rien voir de plus charmant et de plus délicieux. Je m’assis sur un des bancs, et je remarquai, appliquée au plus gros des arbres, une longue planchette avec cette inscription : » Repos de Frédérique. » Je ne songeai point que je fusse peut-être venu pour troubler ce repos ; car une passion naissante a cela de charmant, que, tout comme elle n’a pas conscience de son origine, elle ne peut non plus avoir aucune idée d’une fin ; et comme elle se sent heureuse et sereine, elle ne saurait soupçonner qu’elle pourra bien aussi causer du mal.

J’avais eu à peine le temps de regarder autour de moi, et j’allais me perdre en de douces rêveries, quand j’entendis venir quelqu’un : c’était Frédérique elle-même. « Georges, que fais-tu là ? s’écria-t-elle de loin. — Ce n’est pas Georges, lui répondis-je en courant à elle, mais quelqu’un qui vous demande mille fois pardon. Elle me regarda avec étonnement ; mais elle se remit aussitôt, et me dit avec un profond soupir : « Vilain homme ! que vous me faites peur ! — Le premier déguisement m’a poussé au second, m’écriai-je. Le premier eût été impardonnable, si j’avais su un peu chez qui j’allais. Le second, vous me le pardonnerez certainement, puisque c’est la figure de gens que vous accueillez si bien. » Ses joues un peu pâles s’étaient colorées du plus beau rosé. « Vous ne serez du moins pas plus maltraité que Georges. Mais allons nous asseoir, je vous avoue que la peur m’a saisie. » Je m’assis auprès d’elle, extrêmement ému. « Nous savons tout jusqu’à ce matin par votre ami, dit-elle : à présent racontez-moi la suite. » Je ne me le fis pas dire deux fois, et je lui peignis mon horreur de ma figure de la veille, ma fuite précipitée, d’une façon si comique, qu’elle en rit de bonne grâce et de tout son cœur. Je dis le reste d’un ton parfaitement réservé, et pourtant assez ému pour équivaloir à une déclaration d’amour sous forme historique.

Enfin je fêtai le plaisir de la retrouver par un baiser sur sa main, qu’elle laissa dans la mienne. Si elle avait fait, la veille, les frais de la conversation dans la promenade au clair de lune, je payai cette fois ma dette largement. Le plaisir de la revoir et de pouvoir lui dire tout ce que je cachais la veille était si grand, que, dans mon épanchement, je ne remarquai pas combien elle était elle-même pensive et silencieuse. Elle soupirait quelquefois profondément, et je lui demandai encore et encore pardon de la frayeur que je lui avais causée. Combien de temps nous restâmes assis, je ne saurais le dire, mais nous entendîmes tout à coup appeler : « Frédérique ! Frédérique ! » C’était la voix de sa sœur. « Cela fera une belle histoire, dit l’aimable jeune fille, revenue à toute sa gaieté. Elle vient de mon côté, ajouta-t-elle, en se penchant en avant pour me cacher à moitié. Détournez-vous, pour qu’on ne vous reconnaisse pas tout de suite. » La sœur entra dans la salle de verdure, mais non pas seule : Weyland était avec elle, et tous deux, à notre vue, restèrent comme pétrifiés.

Quand nous verrions une flamme s’élancer tout à coup d’un toit paisible, ou que nous rencontrerions un monstre dont la difformité serait à la fois effroyable et révoltante, nous ne serions pas saisis d’une horreur pareille à celle qui nous surprend, quand nous voyons de nos yeux inopinément une chose que nous aurions jugée moralement impossible. « Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria la sœur, avec la précipitation de l’effroi. Qu’est-ce que cela ? Toi, avec Georges ! la main dans la main ! Explique-moi cela. — Chère sœur, répondit-elle, d’un air tout à fait circonspect, ce pauvre garçon me demande grâce ; il a aussi des excuses à te faire, mais il faut lui pardonner d’avance. — Je ne comprends pas, je ne conçois pas, » dit la sœur en secouant la tête ; et Weyland regardait, et restait là immobile, avec son calme ordinaire, observant la scène sans rien laisser paraître. Frédérique se leva et m’entraîna après elle. « N’hésitez pas ! dit-elle. Que l’on demande pardon et que l’on pardonne ! — Eh bien, oui ! m’écriai-je en m’approchant de l’aînée. J’ai besoin de pardon ! » Elle recula, poussa un cri et rougit vivement. Puis elle se jeta sur le gazon, et poussa des éclats de rire qui ne pouvaient finir. Weyland sourit avec satisfaction et s’écria : « Tu es un excellent garçon ! » Ensuite il me prit la main et la secoua. D’ordinaire, il n’était pas libéral de caresses, mais son serrement de main avait quelque chose de vif et de cordial. Il en était d’ailleurs aussi économe.

Après nous être un peu remis et calmés, nous retournâmes au village. J’appris en chemin ce qui avait occasionné cette singulière rencontre. Frédérique avait fini par quitter les promeneurs pour se reposer un moment dans sa retraite avant le dîner, et, quand la sœur et Weyland furent de retour à la maison, la mère les avait envoyés appeler bien vite Frédérique, parce que le dîner était prêt. La sœur se montrait de la gaieté la plus vive, et, quand elle apprit que sa mûre avait déjà découvert le secret, elle s’écria : « Maintenant il reste encore à attraper notre père, notre frère, le valet et la servante. » Quand nous fûmes à la haie du jardin, elle envoya en avant à la maison Weyland et Frédérique. La servante était occupée au jardin. Olivia (c’est ainsi que nous l’appellerons encore) lui cria d’attendre ; qu’elle avait quelque chose à lui dire. Elle me laissa vers la haie et s’approcha de la jeune fille. Je vis qu’elle lui parlait d’un air très-sérieux. Olivia lui faisait croire que Georges s’était brouillé avec Barbe, et qu’il paraissait avoir envie de l’épouser. Cela ne déplut point à la fillette. Alors je fus appelé pour confirmer la chose. La jolie et robuste enfant baissa les yeux, et demeura ainsi jusqu’à ce que je fusse tout près d’elle. Mais, quand tout à coup elle vit la figure étrangère, à son tour elle poussa un grand cri et prit la fuite. Olivia me dit de courir après elle et de l’arrêter, pour l’empêcher de fuir à la maison et d’y faire du bruit. Elle y voulait aller elle-même, et voir où en était le père. En chemin, elle rencontra le valet, qui aimait la servante. « Juge un peu, quel bonheur ! lui crie Olivia : Barbe a son congé, et Georges épouse Lise ! — Je m’en doutais depuis longtemps, » dit le bon garçon, et il resta tout chagrin.

J’avais fait comprendre à la servante qu’il s’agissait uniquement d’attraper le papa. Nous courûmes après le valet, qui nous tournait le dos et cherchait à s’éloigner. Lise le rattrapa, et, lorsqu’il fut détrompé, il lit aussi les gestes les plus drôles. Nous entrâmes ensemble à la maison. Le dîner était servi, et le père était déjà dans la chambre. Olivia, qui me tenait derrière elle, s’avança sur le seuil et dit : « Père, tu voudras bien que Georges dîne avec nous aujourd’hui ? Seulement, il faut que tu lui permettes de garder son chapeau. — Qu’à moi ne tienne, dit le père. Mais pourquoi cette précaution extraordinaire ? S’est-il blessé ? » Elle me fit avancer comme j’étais, le chapeau sur la tête. « Non pas, ajouta-t-elle, en me conduisant dans la chambre : c’est qu’il a, dessous, une nichée d’oiseaux, qui pourraient s’envoler et faire un bruit de démons, car ce sont de malins oiseaux. » Le père prit bien le badinage, sans trop savoir ce qu’il voulait dire. À ce moment, elle m’ôta mon chapeau, fit la révérence, et m’enjoignit d’en faire autant. Le père me regarda, me reconnut, mais il ne sortit pas de sa contenance pastorale. « Hé ! hé ! monsieur le candidat, dit-il, en levant un doigt menaçant, vous avez bien vite changé de profession, et, dans l’espace d’une nuit, je perds un aide qui m’avait promis hier fidèlement de monter quelquefois en chaire pour moi dans la semaine. » Là-dessus il rit de bon cœur, me souhaita la bienvenue et nous nous mîmes à table. Moïse arriva beaucoup plus tard. Comme le plus jeune et l’enfant gâté, il avait pris l’habitude de ne pas entendre la cloche de midi. D’ailleurs il faisait peu d’attention à la société, même lorsqu’il contredisait. Pour le mieux tromper, on m’avait placé, non pas entre les sœurs, mais au bout de la table, où Georges se plaçait quelquefois. Lorsqu’il entra, par derrière moi, il me donna une vigoureuse tape sur l’épaule, en disant : « Georges, bon appétit ! — Grand merci, mon jeune monsieur, » lui répondis-je. La voix, la figure étrangères le saisirent. « Qu’en dis-tu ? s’écria Olivia. Ne trouves-tu pas qu’il ressemble parfaitement à son frère ? — Mais oui, par derrière, comme à tout le monde, » répliqua Moïse, qui sut d’abord se remettre. Il ne me regarda plus, uniquement occupé qu’il était d’avaler à la hâte les mets qu’il avait à rattraper. Ensuite il lui plaisait de se lever de table par moments et de se donner quelque besogne dans la cour et le jardin. Au dessert, le véritable Georges survint, et il anima encore plus toute la scène. On voulut le railler sur sa jalousie et le blâmer de s’être donné en moi un rival ; mais il ne manquait ni de réserve ni d’adresse, et, avec une demi-étourderie, il mêla sa personne, sa fiancée, son jumeau et les mamselles, de telle sorte qu’on ne savait plus à la fin de qui il était question, et qu’on fut très-heureux de le laisser en paix boire un verre de vin et manger une tranche de son gâteau.

Après dîner, on parla de faire une promenade, ce qui n’allait pas avec mes habits de paysan. Mais, dès le matin, quand les dames eurent appris qui était le personnage qui avait pris la fuite si précipitamment, elles s’étaient souvenues qu’un de leurs cousins avait laissé dans l’armoire une belle polonaise, qu’il avait coutume de mettre pour aller à la chasse, quand il était à Sesenheim. Je la refusai cependant par toutes sortes d’excuses bouffonnes, mais, au fond, parce que ma vanité ne voulait pas détruire, dans le rôle de cousin, la bonne impression que j’avais produite comme paysan. Le père s’était retiré pour faire sa méridienne ; la mère était, comme toujours, occupée du ménage : l’ami me demanda de conter une histoire et j’y consentis sur-le-champ. Nous nous rendîmes sous un berceau spacieux, et je débitai le conte que j’ai écrit plus tard sous le titre de la Nouvelle Mélusine[6]. Ce conte est au Nouveau Paris[7] à peu près ce que le jeune homme est à l’enfant, et je lui ferais ici une place, si je ne craignais pas de nuire par les jeux bizarres de l’imagination à la réalité et à la simplicité champêtres, qui nous environnent ici de leurs charmes. Il suffira de dire que j’obtins le succès auquel peuvent prétendre les inventeurs et les conteurs de pareilles productions : je sus éveiller la curiosité, captiver l’attention, provoquer la solution prématurée d’énigmes impénétrables, tromper l’attente, embarrasser, en mettant à la place de l’étrange des choses plus étranges encore, exciter la compassion et la frayeur, inquiéter, émouvoir, enfin satisfaire le sentiment, en transformant la gravité apparente en un spirituel et riant badinage, et laisser à l’imagination la matière de nouvelles peintures et à l’esprit celle de nouvelles réflexions.


Si plus tard quelqu’un lisait ce conte imprimé, et doutait qu’il ait pu produire un effet pareil, qu’il veuille réfléchir que la véritable mission de l’homme est d’agir dans le présent. Écrire est un abus du langage ; la lecture isolée est un triste pis aller du discours. C’est au moyen de sa personnalité que l’homme agit sur l’homme avec toute sa puissance, et, principalement, la jeunesse sur la jeunesse. Là se développent aussi les effets les plus purs. Ce sont eux qui animent le monde et qui le préservent de mort physique ou morale. J’avais hérité de mon père une certaine faconde didactique, de ma mère le don d’exprimer vivement et gaiement tout ce que l’imagination peut saisir et produire, de rajeunir des fables connues, d’en inventer et d’en conter de nouvelles, d’inventer même en racontant. L’héritage paternel me rendait le plus souvent incommode en compagnie : en effet, quel homme écoutera volontiers les opinions et les sentiments d’un autre, et surtout ceux d’un jeune homme, dont le jugement, vu les lacunes de l’expérience, paraît toujours insuffisant ? Ma mère, au contraire, m’avait doté richement pour le plaisir de la société. Le conte le plus frivole a déjà pour l’imagination un grand charme, et le fonds le plus léger est reçu par l’esprit avec reconnaissance.

Avec ces peintures, qui ne me coûtaient rien, je me faisais aimer des enfants ; j’animais et je réjouissais la jeunesse, et j’attirais sur moi l’attention des personnes âgées. Mais, au milieu de la société, comme elle est faite en général, je dus bientôt renoncer à ces exercices, et, par là, je n’ai que trop perdu pour la jouissance de la vie et le libre développement de l’esprit. Quoi qu’il en soit, ces deux facultés héréditaires m’ont accompagne pendant toute ma carrière, associées à une troisième, le besoin de m’exprimer par figures et par emblèmes. En considérant ces qualités, que l’ingénieux et profond docteur Gall reconnaissait en moi d’après sa doctrine, il assurait que j’étais né pour être orateur populaire. Cette découverte ne me causa pas une petite frayeur, car, si elle était fondée, comme il ne se trouve dans mon pays aucun champ pour la parole, quoi que j’eusse d’ailleurs entrepris, j’aurais manqué ma vocation.

  1. Il épousa plus tard la sœur de Goethe.
  2. De Lausanne.
  3. Nous lisons das Erfahrcn.
  4. Voyez t. VI, p. 343.
  5. Provincialisme nécessaire pour rendre die Frau Pfarrin.
  6. Tome VII, page 317.
  7. Voyez plus haut, page 43.