Vérité (Zola)/Livre III/Chapitre III

Vérité
Les quatre évangiles
Chapitre III
◄   Chapitre II Livre III Chapitre IV   ►




Pendant l’année qui se passa encore si anxieuse, si pleine de malaise et de lutte, l’Église fit un effort suprême pour reconquérir sa puissance. Jamais elle ne s’était trouvée dans une situation plus critique, sous tant de menaces, jouant la partie désespérée qui devait prolonger son empire pendant un siècle ou deux peut-être, si elle la gagnait. Il lui fallait pour cela rester l’institutrice et l’éducatrice de la jeunesse française, garder la mainmise sur l’enfant et sur la femme, sur l’ignorance des petits et des humbles, afin de les façonner, de les pétrir, d’en faire le peuple d’erreur, de crédulité et de soumission, dont elle avait besoin pour régner. Le jour où il lui serait défendu d’enseigner, où elle verrait ses écoles se fermer et disparaître, serait le commencement de sa fin prochaine, de son anéantissement inévitable, au milieu du nouveau peuple libéré, grandi en dehors de son mensonge, dans un autre idéal de raison et d’humanité libre. Et l’heure était grave, cette affaire Simon, avec le retour attendu et le triomphe de l’innocent, pourrait porter le plus terrible coup à l’école congréganiste, en glorifiant l’école laïque. Le père Crabot, qui voulait sauver le président Gragnon, se trouvait si compromis lui-même, qu’il avait comme disparu du beau monde, ne sortant plus de sa cellule, blême et frissonnant. Le père Philibin, enseveli au fond d’un couvent de Rome, achevait de vivre dans la pénitence à moins qu’il ne fût mort. Le frère Fulgence, déplacé par ses supérieurs, en punition du sourd discrédit qui avait diminué déjà d’un tiers les élèves, à l’école des frères de Maillebois, était tombé dangereusement malade, disait-on, dans un département lointain. Enfin, le frère Gorgias venait de prendre la fuite par crainte d’une arrestation possible, inquiet de sentir que ses chefs l’abandonnaient, prêts à le sacrifier en victime expiatoire. Et cette fuite avait achevé de jeter l’angoisse parmi les défenseurs de l’Église, ils ne vivaient plus, malgré tant de sujets de trouble, que dans la pensée de livrer une dernière bataille, sans merci, lorsque l’affaire Simon reviendrait devant la cour d’assises de Rozan.

Marc, lui aussi, tout en se lamentant de ce que la mauvaise santé de Simon ne permît pas encore de le ramener en France, s’apprêtait à cette bataille, dont il sentait l’importance décisive. Presque chaque jeudi, il faisait le petit voyage de Beaumont, parfois avec David, souvent seul, cédant au besoin de se renseigner. Il allait voir Delbos, lui apportait des idées, le questionnait sur les moindres incidents de la semaine. Ensuite, il se rendait chez Salvan, qui le tenait au courant des opinions de la ville, dont le flux et le reflux ravageaient toutes les classes. Et ce fut, un jeudi, au sortir de l’École normale, qu’il fit dans le bas de l’avenue des Jaffres, près de la cathédrale de Saint-Maxence, une rencontre qui le bouleversa.

Là, au fond de la contre-allée déserte, à un endroit où personne ne passe plus dès quatre heures, Geneviève était assise sur un banc, l’air abattu de lassitude et d’abandon, dans l’ombre froide de la cathédrale, dont le voisinage verdit de mousse les troncs des vieux ormes.

Un instant, il resta immobile, saisi. De loin en loin, il l’avait rencontrée dans Maillebois, mais elle était toujours accompagnée de Mme Duparque, elle se rendait à quelque dévotion, le regard absent. Cette fois, tous deux se trouvaient face à face, sans que personne pût les séparer, dans une absolue solitude. Elle l’avait bien vu, elle le regardait d’un regard où il crut lire une grande souffrance, un besoin inavoué de secours. Et il s’approcha, il osa venir s’asseoir sur le banc, à quelque distance d’elle, comme s’il craignait de la fâcher et de la mettre en fuite.

Un grand silence régna. On était en juin, le soleil baissait à l’horizon, dans un vaste ciel pur, criblant les feuillages de minces flèches d’or. La chaude après-midi se rafraîchissait déjà de petits souffles errants. Et il la regardait toujours, sans rien dire, très ému de la retrouver maigrie, pâlie, comme à la suite d’une maladie grave qui avait encore affiné sa beauté. Son visage d’autrefois, aux beaux cheveux blonds, aux grands yeux de passion et de gaieté, s’était émacié, avait pris une expression d’inquiétude ardente, le tourment d’une soif dont rien ne pouvait apaiser la brûlure. Ses paupières battirent, deux larmes qu’elle s’efforçait de renfoncé coulèrent sur ses joues. Alors, il parla, il sembla l’avoir quittée de la veille, dans son désir de la rassurer.

— Notre petit Clément va bien ?

Elle ne répondit pas tout de suite, par crainte sans doute de montrer l’émotion dont elle étranglait. L’enfant, qui venait d’avoir quatre ans, n’était plus à Dherbecourt. L’ayant repris à la nourrice, elle le gardait maintenant avec elle, malgré les sourdes gronderies de la grand-mère.

— Il va très bien, dit-elle enfin, avec un léger tremblement de la voix, affectant elle aussi une sorte de paix indifférente.

— Et notre Louise, reprit-il, tu en es satisfaite ?

— Oui, elle n’obéit toujours pas à mon désir, tu es resté le maître de son esprit, mais elle est sage et bonne, elle travaille, je n’ai pas à me plaindre d’elle.

Le silence retomba, une gêne les tint muets de nouveau. Il suffisait de cette allusion à la terrible querelle qui les avait séparés, au sujet de la première communion de leur fille. Mais c’était pourtant là un désaccord dont la virulence s’atténuait chaque jour, l’enfant ayant pris toute la responsabilité à son compte, par sa tranquille volonté d’attendre ses vingt ans, avant de faire acte de foi religieuse. Elle avait doucement lassé sa mère, et celle-ci, en en parlant, venait de laisser échapper un geste de fatigue, comme si elle parlait d’un bonheur, longtemps souhaité, dont elle n’espérait plus la joie.

Au bout d’un instant, il osa tendrement lui poser une question encore.

— Et toi, mon amie, tu as été si souffrante, comment vas-tu à présent ?

Elle eut un haussement d’épaules désespéré, elle dut retenir deux nouvelles larmes.

— Oh ! moi, je ne sais plus depuis longtemps comment je me porte. Ça ne fait rien, je me résigne à vivre, puisque Dieu m’en donne la force.

Il fut si navré, si pénétré d’un frisson de pitoyable amour, devant tant de souffrance, que le cri de son inquiétude lui échappa.

— Geneviève, ma Geneviève, quel est ton mal, quel est ton tourment, dis-le moi ? et si je pouvais te consoler, te guérir !

Mais déjà elle s’écartait de lui, en le voyant qui se rapprochait sur le banc, jusqu’à toucher les plis de sa robe.

— Non, non ! il n’y a plus rien de commun entre nous, tu ne peux plus rien pour moi, mon ami, car nous sommes de deux mondes différents… Ah ! si je te disais ! À quoi bon ? tu ne comprendrais pas.

Et elle parla pourtant, elle dit sa torture, son angoisse chaque jour grandissante, en petites phrases fiévreuses, sans même s’apercevoir qu’elle se confessait, tellement elle était dans une de ces heures navrées où le cœur s’ouvre et s’épanche. Elle conta comment elle s’était échappée une après-midi de Maillebois, pour venir, à l’insu de Mme Duparque, se faire entendre d’un missionnaire célèbre, le père Athanase, dont les conseils de haute pitié révolutionnaient alors les dévotes de Beaumont. Il n’était que de passage, il avait fait, assurait-on, des cures merveilleuses, des âmes de femmes inapaisées, suppliciées par le désir de Jésus, auxquelles il avait rendu d’une bénédiction, d’une prière, le calme souriant des saints Anges. Et elle sortait de la cathédrale voisine, elle y avait prié pendant deux heures, après avoir dit en confession toute sa soif insatiable du bonheur divin au saint religieux, qui s’était contenté de l’absoudre de ce qu’il nommait trop d’orgueil et trop de passion humaine, en lui imposant la pénitence d’occuper son esprit à d’humbles pratiques, par exemple le souci des pauvres et des malades. Et elle avait eu beau s’anéantir, s’humilier au fond de la chapelle la plus noire, la plus déserte de Saint-Maxence, elle n’était point calmée, elle n’était point rassasiée, elle brûlait toujours du même besoin de satisfaction, dans le don total qu’elle avait voulu faire à Dieu de son être, sans que jamais encore elle eût trouvé en lui la paix heureuse de sa chair et de son cœur.

Alors, Marc soupçonna la vérité, et il en eut un grand frémissement d’espérance dans sa tristesse à voir sa pauvre Geneviève si misérable évidemment, ni l’abbé Quandieu, ni même le père Théodose n’avaient satisfait en elle l’éperdu besoin d’aimer. Elle avait connu l’amour, elle devait toujours aimer l’homme, le mari dont elle s’était séparée, et qui l’adorait. Le pâle Jésus, aux dilections mystiques, la laissait inapaisée, irritée. Elle n’était désormais que l’orgueilleuse, l’entêtée catholique, elle allait à des pratiques religieuses, de plus en plus exaspérées et rudes, comme à des stupéfiants plus forts, dont elle avait besoin pour endormir l’amertume, la révolte de ses désillusions croissantes. Tout l’indiquait, le réveil déjà de la mère en elle, le petit Clément qu’elle avait repris, dont elle se préoccupait, la chère Louise qui redevenait sa consolation, si tendrement diplomatique, exerçant sur elle une douce influence de guérison, en la ramenant chaque jour un peu au père, à l’époux. Puis, c’étaient les fâcheries commençantes avec la terrible grand-mère, la petite maison de la place des Capucins où elle finissait par ne plus pouvoir vivre, tellement elle s’y mourait de froid, de silence et d’ombre. Et la crise venait d’aboutir à cette suprême tentative, ce missionnaire tout-puissant, en qui elle avait mis sa foi, puisque ni l’abbé Quandieu, ni le père Théodose n’avaient pu lui donner Jésus, ce confesseur miraculeux qu’elle était accourue consulter secrètement, pour n’en être point empêchée, et dont elle avait obtenu l’unique soulagement dérisoire d’un régime de pratiques enfantines !

— Mais, ma Geneviève, cria de nouveau Marc, emporté, perdant toute prudence, c’est notre foyer qui te manque, si tu es ainsi désemparée, torturée ! Tu es trop malheureuse, reviens, reviens, je t’en conjure !

Elle se raidit dans son orgueil, elle répéta :

— Non, non ! jamais je ne retournerai près de toi… Je ne suis pas malheureuse, ce n’est pas vrai. Je suis punie de t’avoir aimé, d’avoir été de ta chair et de ton crime. Grand-mère, quand j’ai la faiblesse de me plaindre, a raison de me le rappeler. J’expie ton enfer, c’est moi que Dieu frappe pour te châtier, et c’est ton poison qui me brûle, sans espoir de soulagement.

— Mais, pauvre femme, tu dis là des choses monstrueuses. On te rend folle. Et, s’il est bien certain que j’ai mis en toi une moisson nouvelle, c’est justement sur cette moisson que je compte pour assurer un jour notre bonheur. Oui, nous nous sommes trop confondus l’un dans l’autre, tu me reviendras, nos enfants te ramèneront. Le prétendu poison dont parle cette grand-mère imbécile est notre amour lui-même, et il travaille en ton cœur, et il te ramènera !

— Jamais !… Dieu nous foudroierait l’un et l’autre. Tu m’as chassée de chez nous par tes blasphèmes. Si tu m’avais aimée, tu ne m’aurais pas enlevé ma fille, en refusant de lui laisser faire sa première communion. Comment veux-tu que je revienne à un foyer impie où il ne me serait pas même permis de prier ?… Ah ! que de misère, personne ne m’aime plus, et le ciel lui-même ne veut pas s’ouvrir !

Et elle éclata en sanglots. Marc, désespéré devant cette plainte affreuse, sentit la cruelle inutilité de la torturer davantage. L’heure n’était pas venue. Et le silence se fit encore, tandis que, sur l’avenue des Jaffres, on entendait au loin des cris d’enfants, dans l’air limpide du soir.

Ils s’étaient un peu rapprochés, sur le banc solitaire, pendant leur conversation si vive. Côte à côte maintenant, ils semblaient réfléchir, les yeux perdus, parmi la poussière d’or du couchant. Puis, le premier, il reprit la parole, comme s’il eût achevé ses réflexions à voix haute.

— Je ne pense pas, mon amie, que tu aies donné un seul instant quelque créance aux abominations dont certaines gens ont voulu me salir, à propos de mes relations toutes fraternelles avec Mlle Mazeline ?

— Oh ! non, répliqua-t-elle vivement, je te connais et je la connais. Ne me crois pas devenue assez sotte, pour ajouter foi à tout ce qu’on est venu me répéter.

Elle eut un léger embarras, elle continua :

— C’est comme pour moi, on m’a mise, je le sais, dans le troupeau dont le père Théodose se serait fait une sorte de cour galante. D’abord, je n’admets pas l’existence de cette cour, le père Théodose est peut-être un religieux un peu trop satisfait de sa personne, mais je le crois d’une foi sincère. Et, ensuite, j’aurais su me défendre, tu n’en doutes pas, je pense.

Malgré son chagrin, Marc ne put réprimer un léger sourire. La gêne évidente de Geneviève lui révélait quelque tentative repoussée du capucin, ce qui achevait de lui faire comprendre son trouble amer et son besoin de changer de directeur.

— Je n’en doute certainement pas, répondit-il. Moi aussi, je te connais, je te sais incapable d’une vilenie… Le père Théodose ne m’inquiète pas pour toi, bien qu’un mari de ma connaissance l’ait sûrement vu en aimable conversation avec sa femme… Et je regrette seulement le très mauvais conseil qui t’a décidée à quitter le bon abbé Quandieu pour te remettre aux mains de ce beau moine.

Une fugitive rougeur de Geneviève lui indiqua qu’il avait deviné juste. Ce n’était point sans une profonde connaissance de la femme jeune encore, de l’amoureuse chez la pénitente, que le père Crabot avait agi, en conseillant à Mme Duparque d’enlever sa petite-fille des mains de l’abbé Quandieu, pour la confier à celles du père Théodose. Le prétexte invoqué était l’insuffisance du vieil abbé, sa trop grande indulgence, à l’égard d’une âme exaltée, qui exigeait une ferme direction. Et le capucin, bel homme, aurait toute l’autorité nécessaire, toute la puissance dominatrice, dans ce rôle délicat où il s’agissait de suppléer Jésus, de le faire adorer d’une femme, en arrachant celle-ci à l’amour du mari dont elle était encore possédée. Les docteurs catholiques savent bien que l’amour seul tue l’amour, une chair qui aime en dehors du Christ n’est jamais au Christ tout entière. Le retour de Geneviève à son péché était fatal, si elle ne cessait d’aimer, ou si elle n’aimait ailleurs. Seulement, le père Théodose, mauvais analyste, se trompant sur cette pénitente passionnée et loyale, devait y avoir mis quelque brutalité. Et il avait ainsi précipité la crise, la répugnance et la révolte éperdue de cette douloureuse créature, qui, sans revenir encore à la saine raison, voyait s’effondrer autour d’elle le glorieux décor mystique du Dieu de son enfance.

Heureux du nouveau symptôme qu’il croyait découvrir, Marc y mit quelque malice.

— Alors, demanda-t-il, tu n’as plus le père Théodose pour directeur ?

Elle le regarda de son regard clair, elle répondit avec netteté :

— Non, le père Théodose ne me convient pas, et je suis retournée à l’abbé Quandieu, que grand-mère a raison d’accuser de tiédeur, mais qui parfois me calme, tant il est bon.

Un instant, elle parut rêver. Puis, à demi-voix, elle laissa de nouveau échapper un aveu.

— Ah ! le cher homme, il ne sait pourtant pas combien il a augmenté le tourment où je vis avec une confidence qu’il m’a faite sur cette abominable affaire…

Elle s’interrompit, et lui, devinant, se passionnant à la voir aborder ce sujet, dut continuer.

— L’affaire Simon… L’abbé Quandieu croit Simon innocent, n’est-ce pas ?

Lentement, elle avait baissé les yeux à terre, elle se taisait.

Puis, très bas :

— Oui, il croit à son innocence, il me l’a dit en grand mystère, dans le cœur de son église, au pied de la croix, devant Notre-Seigneur qui l’écoutait.

— Et toi, Geneviève, dis-moi, crois-tu maintenant à l’innocence de Simon ?

— Non, je n’y crois pas, je ne peux pas y croire. Tu dois te souvenir, jamais je ne t’aurais quitté, si je l’avais cru innocent, car son innocence serait l’immonde culpabilité des défenseurs de Dieu, et toi-même, en le défendant, accusais Dieu d’erreur et de mensonge.

Marc se souvenait parfaitement. Il la revoyait lui apportant la nouvelle de la révision, s’exaspérant de sa joie, criant qu’il n’y avait pas de vérité ni de justice en dehors du ciel, finissant par quitter une maison où sa foi catholique était outragée. Et, ardemment, aujourd’hui qu’il croyait la sentir ébranlée, il désirait de nouveau la convaincre, en sentant bien qu’il l’aurait reconquise, le jour où la nécessité de la justice s’imposerait à elle, dans l’éclatant triomphe de la vérité.

— Encore une fois, Geneviève, ma Geneviève, toi si droite, si sincère, d’une intelligence si nette, lorsque les légendes de ton enfance ne la troublent pas, il est impossible que tu acceptes d’aussi grossiers mensonges. Renseigne-toi, lis les documents.

— Mais, je t’assure, mon ami, je suis renseignée, j’ai tout lu !

— Tu as lu les dossiers publiés, toute l’enquête de la Cour de cassation ?

— Eh ! oui, j’ai lu tout ce qui a paru dans Le Petit Beaumontais. Tu sais, grand-mère fait acheter ce journal chaque matin.

D’un geste violent, Marc dit le sursaut de son dégoût et de son indignation.

— Ah bien ! ma chérie, te voilà renseignée ! L’ignoble feuille dont tu parles est un égout d’empoisonnement public, qui ne charrie que des ordures et des mensonges. On y falsifie les documents, on y tronque les textes, on y gorge de fables stupides les pauvres cervelles crédules des petits et des humbles… Et tu es empoisonnée comme tant de braves gens !

Sans doute, elle avait eu la sensation de ce trop de sottise et de ce trop d’impudence, car elle baissait de nouveau les yeux, de son air troublé.

— Écoute, reprit-il, permets-moi de t’envoyer l’enquête publiée au complet, avec les documents à l’appui, et promets-moi de tout lire attentivement, loyalement.

Mais elle releva la tête avec vivacité.

— Non, non, ne m’envoie rien, je ne veux pas.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est inutile. Je n’ai besoin de rien lire.

Il la regardait avec découragement, repris de tristesse.

— Dis que tu ne veux rien lire.

— Mon Dieu ! oui, si ça te plaît ainsi, je ne veux rien lire… À quoi bon ? comme dit grand-mère. Ne faut-il pas toujours se défier de sa raison ?

— Tu ne veux rien lire, parce que tu as peur d’être convaincue, parce que tu doutes de tes certitudes d’hier.

Elle eut un simple geste de lassitude, d’amère insouciance.

— Et tu portes en toi la conviction de l’abbé Quandieu, avec épouvante tu te demandes comment un saint prêtre peut croire à une innocence qui te forcerait à renier les années d’erreur dont tu viens de torturer notre pauvre ménage.

Cette fois, elle n’eut pas même de geste, elle sembla ne plus vouloir entendre. Ses regards restèrent un instant fixés à terre. Puis, lentement :

— Ne prends pas plaisir à me chagriner davantage. Notre vie est rompue, c’est une chose finie, je me jugerais plus coupable encore, si je retournais près de toi. Et quel soulagement personnel aurais-tu à t’imaginer que je me suis trompée, que je ne trouve pas chez ma grand-mère la maison de paix et de foi, où j’ai cru me réfugier ? Mon mal ne guérirait pas le tien.

C’était presque une confession, le regret caché de sa fuite, le doute anxieux où elle était tombée. Et il le sentit bien, il cria de nouveau :

— Mais si tu es malheureuse, dis-le donc ! et reviens, ramène les enfants, la maison vous attend toujours ! Ce sera une grande joie, un grand bonheur.

Elle s’était levée, elle répéta de sa voix blanche de pénitente, qui demeure têtue, aveugle et sourde :

— Je ne suis pas malheureuse, je suis punie, j’irai jusqu’au bout de mon châtiment. Et, si tu as quelque pitié de moi, reste assis là sans chercher à me suivre, tourne la tête s’il t’arrivait de me rencontrer encore, car tout est mort, tout doit être mort entre nous.

Et elle s’en alla, dans l’or pâli du couchant, au travers de l’avenue déserte. Elle était toute sombre, mince et haute, ne montrant plus de sa beauté que son admirable chevelure blonde, dont un dernier rayon incendiait les boucles. Et lui, obéissant, ne bougea pas, la regarda s’éloigner, avec l’espoir d’un dernier adieu. Mais elle ne se retourna pas, elle disparut parmi les arbres, tandis qu’un vent du soir qui se levait faisait passer sous les ombrages un frisson glacé.

Lorsque Marc, à son tour, se leva péniblement, il eut l’étonnement de voir devant lui le bon Salvan, un heureux sourire aux lèvres.

— Ah ! mes amoureux, je vous surprends à vous donner des rendez-vous dans les petits coins ! Je vous avais aperçus il y a un bon moment, et je vous guettais, je ne voulais pas vous déranger.. C’est donc ça cachottier, que vous m’avez fait une si courte visite, cette après-midi !

Marc, hochant tristement la tête, s’était mis à marcher à côté du vieillard.

— Non, non, nous nous sommes rencontrés simplement, j’en ai le cœur tout déchiré.

Puis, il raconta cette rencontre, le long entretien, dont il sortait plus saignant, plus convaincu de la rupture définitive. Salvan ne s’était jamais consolé d’avoir été l’ouvrier complaisant d’une union, d’abord si passionnée, si heureuse, et qui finissait si mal. Il s’accusait d’avoir agi sans prudence, en consentant à marier la libre pensée avec l’Église. Aussi écoutait-il d’une oreille attentive, ne souriant plus, l’air assez satisfait cependant :

— Mais, finit-il par dire, tout cela n’est pas trop mauvais. Vous n’espériez pas sans doute que notre pauvre Geneviève allait se jeter à votre tête, en vous suppliant de la reprendre. Une femme qui s’est donnée à Dieu, a trop d’orgueil pour avouer ainsi la détresse où Dieu la laisse, en se refusant à elle. Selon moi, elle n’en traverse pas moins une crise terrible, qui peut vous la ramener d’un moment à l’autre… Si la vérité l’éclaire, ce sera le coup de foudre. Elle a gardé trop de raison, pour ne pas être juste.

Et, s’animant, il s’égaya de nouveau.

— Je ne vous ai jamais conté, mon ami, mes démarches chez Mme Duparque, pendant ces dernières années. Comme elles n’ont servi à rien, je n’avais pas à m’en vanter près de vous… Oui, lorsque le coup de tête de votre femme s’est produit, j’ai cru devoir aller la sermonner en vieil ami de son père ; et, d’ailleurs, n’étais-je pas son ancien tuteur ? Ces titres, naturellement, m’ont ouvert la petite maison si fermée et si morne de la place des Capucins. Seulement, vous vous imaginez de quelle façon féroce la terrible grand-mère m’accueillait. Elle ne me laissait pas seul avec Geneviève, elle coupait chacune de mes phrases conciliantes d’un cri d’imprécation à votre adresse… Pourtant, je crois avoir dit tout ce que j’avais à dire… La pauvre enfant, il est vrai, n’était pas en état de pouvoir m’entendre. C’est effrayant, le ravage que l’exaltation religieuse fait dans une cervelle de femme, quand une éducation catholique y repousse. Celle-là paraissait pondérée, d’une bonne santé, et il a suffi de cette malheureuse affaire Simon pour y produire le déséquilibre le plus complet. Elle ne voulait pas même m’écouter, elle me répondait par des folies à confondre la raison… Enfin, j’ai été battu. On ne m’a pas précisément jeté à la porte. Mais, après deux autres tentatives, à de longs intervalles, j’ai dû renoncer à mettre un peu de logique dans cette maison de démence, où la triste Mme Berthereau m’a paru être la seule à garder un peu de bon sens et à en souffrir beaucoup.

Marc restait assombri.

— Vous voyez bien que tout est perdu. On ne ramène pas de si loin des gens qui s’entêtent dans leur volonté de ne pas savoir.

— Pourquoi donc ?… Moi, je suis brûlé, c’est vrai. Il est inutile que je fasse une tentative nouvelle, on se boucherait les yeux et les oreilles à l’avance, pour ne pas voir et ne pas entendre. Mais vous avez là une aide toute-puissante, le meilleur des avocats, le plus fin des diplomates, le plus adroit des capitaines, le plus triomphant des vainqueurs.

Et il riait, et il s’exaltait.

— Oui, oui, votre adorable Louise, que j’aime et que j’admire comme un prodige de raison et de grâce… Vous savez que la conduite si ferme et si douce de cette fillette, depuis ses douze ans, est d’une héroïne. Je ne connais pas d’exemple plus haut ni plus touchant. Elle a montré un bon sens, un courage précoces qu’on ne trouverait guère chez ses petites camarades du même âge. Et de quelle déférence, de quelle affection elle a fait preuve dans le refus tranquille qu’elle oppose au désir de sa mère, après vous avoir promis de ne pas se confesser et de ne pas communier, avant d’avoir vingt ans ! Aujourd’hui qu’elle a conquis le droit de tenir sa promesse, il faut la voir manœuvrer si gentiment, si posément, conquérir cette maison où tout lui est hostile, lasser les gronderies de la grand-mère elle-même. Mais où elle est merveilleuse, c’est dans son tendre travail sur sa mère, qu’elle entoure d’une adoration active, comme une convalescente dont il s’agit de rétablir les forces physiques et morales, pour la rendre capable de reprendre la vie de tout le monde. Elle lui parle très rarement de vous, elle l’accoutume à revivre de votre air, de votre pensée, de votre amour. Elle est là comme vous-même, elle ne cesse pas une heure de s’employer au retour de l’épouse, de la mère, en renouant de ses mains caressantes le lien rompu. Et, si votre femme vous revient, mon ami, ce sera l’enfant qui vous la ramènera, l’enfant tout-puissant, santé et paix du foyer.

Marc, très ému, l’écoutait, se sentait repris d’espoir.

— Ah ! si vous disiez vrai ! Mais ma pauvre Geneviève est bien malade encore.

— Laissez faire votre petite guérisseuse, son baiser de chaque matin à sa mère apporte la vie… Si Geneviève est si torturée, c’est que la vie lutte en elle, l’arrache un peu tous les jours à la crise de mort où vous avez failli la perdre. Dès que la bonne nature l’emportera sur la monstrueuse imbécillité mystique, elle sera dans vos bras, avec vos enfants… Allons, mon ami, bon courage ! Quand vous aurez rendu ce pauvre Simon aux siens, il serait bien dur que le triomphe de la vérité et de la justice n’assurât point aussi votre bonheur domestique.

Ils échangèrent une fraternelle poignée de main, et Marc, rentré à Maillebois, un peu réconforté, se retrouva dès le lendemain en pleine bataille. C’était surtout à Maillebois que soufflait la tempête des passions cléricales, dans l’effort suprême tenté par l’Église, pour sauver et glorifier l’enseignement congréganiste. La fuite du frère Gorgias avait fait un effet désastreux, et les grands jours de l’affaire Simon recommençaient. Il n’était pas une maison où l’on ne se battit, au sujet de la culpabilité possible de ce terrible frère, dont la figure prenait une ampleur démesurée.

Le frère Gorgias, en disparaissant, avait eu la tranquille impudence d’écrire au Petit Beaumontais une lettre, dans laquelle il expliquait que, livré à ses ennemis, par le lâche abandon de ses supérieurs, il se mettait en sûreté, afin d’avoir la liberté de se défendre, à son heure et à sa guise.

Mais la grande importance de cette lettre venait surtout de la nouvelle version qu’il y donnait, pour expliquer la présence du fameux modèle d’écriture chez Zéphirin. Il avait toujours dû trouver imbécile l’histoire si compliquée d’un faux, inventée par ses chefs, désireux de ne pas même laisser admettre que le modèle pouvait sortir de l’école des frères. Selon lui, il était stupide de nier cette provenance, comme il était enfantin de l’empêcher de reconnaître l’authenticité du paraphe. Tous les experts du monde pouvaient retrouver la main et l’écriture de Simon, dans ce paraphe, celui-ci n’en restait pas moins, pour les honnêtes gens, de sa main et de son écriture à lui, Gorgias. Cependant, sous l’absolue volonté de ses supérieurs qui menaçaient de le laisser à ses seules forces, s’il n’acceptait pas leur version, il s’était résigné, il avait abandonné la sienne. Et, simplement, à cette heure, il la reprenait, trouvant l’autre ridicule, absurde, depuis qu’on avait découvert, chez le père Philibin, le coin déchiré, portant le cachet. C’était vraiment trop bête de prétendre maintenant, comme la congrégation s’obstinait à le soutenir, que Simon s’était procuré un cachet, ou bien en avait fait fabriquer un, pour perdre les frères de l’école rivale. Se sentant lâché, exécuté par les siens, qui le jugeaient trop compromettant désormais, il se libérait d’eux, il essayait de les tenir à sa merci, en disant une partie de la vérité. Et sa nouvelle raison, en train de bouleverser les lecteurs crédules du Petit Beaumontais, était donc que le modèle d’écriture sortait bien de chez les frères et portait bien son paraphe, mais que sûrement Zéphirin l’avait emporté chez lui, comme Victor Milhomme en avait également emporté un, malgré la défense, et que Simon l’avait ainsi trouvé sur la table, dans la chambre de la victime, la nuit de l’abominable attentat.

Quinze jours plus tard, le journal publiait une nouvelle lettre du frère Gorgias. Il s’était réfugié en Italie, disait-on. Mais il évitait de donner son adresse exacte, et il offrait de venir témoigner au prochain procès de Rozan, si l’on s’engageait formellement à ne pas attenter à sa liberté. Il continuait de traiter Simon de juif immonde, il disait avoir la preuve écrasante de sa culpabilité, qu’il fournirait seulement devant la cour d’assises. Et cela ne l’empêchait pas de parler de ses supérieurs, du père Crabot surtout, en termes agressifs et outrageants, avec la violence amère du complice accepté autrefois, aujourd’hui renié, sacrifié. Leur histoire du faux cachet était-elle assez imbécile ! Quel pauvre mensonge, lorsque la vérité pouvait si bien se dire ! Des sots et des lâches, et des lâches surtout, car ne venaient-ils pas de commettre la dernière des lâchetés, en l’abandonnant, lui, le serviteur fidèle de Dieu, après avoir sacrifié l’héroïque père Philibin et le malheureux frère Fulgence ! Sur ce dernier, il n’avait que des paroles d’indulgent mépris, un pauvre homme, un détraqué, un vaniteux, dont on s’était débarrassé en l’envoyant au loin, sous prétexte de maladie, après l’avoir laissé se compromettre à plaisir. Quant au père Philibin, il l’exaltait, en faisait son ami, le héros du devoir religieux, d’une obéissance passive entre les mains de ses chefs, utilisé pour les pires besognes, brisé le jour où l’on avait eu intérêt à lui fermer la bouche. Au fond du couvent des Apennins où ce héros agonisait, il le montrait en martyr de la foi, tel que d’ardents anti-simonistes l’avaient représenté, sur une image pieuse, avec une auréole et une palme. Et il partait de là pour se glorifier lui-même, d’une véhémence extraordinaire, d’une beauté frénétique de carrure et d’impudence. Il en devenait superbe, dans un tel mélange de franchise et de mensonge, d’énergie et de duplicité, qu’à coup sûr le bas coquin qui était en lui aurait pu tourner au grand homme, si le destin l’avait voulu. Ainsi que ses supérieurs se plaisaient à le reconnaître encore, il demeurait le religieux modèle, d’une foi admirable, exclusive et combattante, donnant à l’Église la royauté du ciel et de la terre, se considérant comme son soldat, auquel il était permis de tout faire pour la défendre. Il y avait Dieu, puis il y avait ses chefs et lui ; et, quand il avait rendu compte de ses actes à ses chefs et à Dieu, le reste du monde n’avait qu’à se soumettre. Encore ses chefs ne comptaient plus, lorsqu’il les jugeait indignes. Il demeurait alors seul devant Dieu, il n’y avait plus que lui et Dieu. Aussi les jours où il s’était confessé, où Dieu l’avait absous, se considérait-il comme l’unique, le pur, ne devant compte de ses actions à personne, en dehors des lois humaines. N’était-ce pas l’essentielle vérité catholique qui ne fait, au fond, relever ses ministres que de l’autorité divine ? et ne fallait-il pas toute la lâcheté mondaine d’un père Crabot, pour s’inquiéter de l’imbécile justice humaine et de l’opinion stupide des foules ?

Et, du reste, dans sa seconde lettre, le frère Gorgias admettait, avec son impudeur sereine, qu’il lui arrivait de pécher. Il se frappait rudement la poitrine, il criait qu’il n’était qu’un loup et qu’un porc, il se jetait avec humilité dans la poussière, aux pieds de son Dieu. Tranquille ensuite, ayant payé, il continuait à servir saintement l’Église, jusqu’au jour où le limon de la création, le replongeant dans quelque ordure, nécessitait une absolution nouvelle. Seulement, lui, catholique loyal, avait le courage de l’aveu, la force de la pénitence, tandis que ces dignitaires du clergé, ces supérieurs des ordres religieux dont il se plaignait si amèrement, étaient des menteurs et des poltrons, tremblant devant leurs fautes, les cachant en bas hypocrites, les rejetant sur les autres, dans la terreur des conséquences et du jugement des hommes. D’abord, sous ses récriminations passionnées, il n’avait guère laissé paraître que sa colère d’être si brutalement abandonné, après avoir été un simple instrument docile, liant sa cause à celles du père Philibin et du frère Fulgence, les donnant eux et lui comme les victimes de la plus monstrueuse, de la plus inepte des ingratitudes. Mais, depuis quelque temps, des menaces sourdes, voilées, se mêlaient à ses reproches. Si lui avait toujours payé ses fautes, en bon chrétien, d’autres en étaient encore à racheter leurs crimes, par une pénitence publique. Pourquoi ne payaient-ils pas ? Ils payeraient sûrement un jour, s’ils lassaient la patience du ciel, qui saurait bien susciter le vengeur, le justicier criant ces crimes inavoués, impunis ! Et il faisait évidemment allusion au père Crabot, il voulait parler de la mystérieuse histoire dont plusieurs versions confuses avaient couru, la captation de l’immense fortune de la comtesse de Quédeville, ce domaine admirable de Valmarie, où le fameux collège de jésuites s’était fondé plus tard. On rappelait certains détails : la comtesse, une blonde longtemps célèbre par ses débordements, superbe encore à soixante ans passés, tombée dans une dévotion extrême ; le père Philibin, très jeune, entré chez elle comme précepteur de son petit-fils Gaston, un garçonnet de neuf ans à peine, le dernier des Quédeville, et dont les parents venaient de périr tragiquement dans un incendie ; puis, le père Crabot, alors en pleine exaltation de la peine d’amour qui l’avait converti, introduit au château, devenu peu à peu le confesseur, le directeur, l’ami, certains disaient l’amant de la toujours belle comtesse ; enfin, l’accident, la mort affreuse du petit Gaston, noyé pendant une promenade avec son précepteur, mort qui avait permis à la comtesse de léguer le domaine et la fortune au père Crabot, grâce à un fidéicommis, un obscur banquier clérical de Beaumont institué légataire universel, chargé de transformer le château et le parc en une maison d’enseignement secondaire congréganiste. Et l’on se souvenait aussi que le petit Gaston avait eu pour camarade de jeux le fils d’un braconnier, dont la comtesse s’était plu à faire un garde-chasse, un gamin du nom de Georges Plumet, protégé, poussé plus tard par les jésuites de Valmarie, et qui n’était autre aujourd’hui que le frère Gorgias en personne. Aussi les paroles rudes, l’attitude menaçante de ce dernier réveillaient-elles tout ce passé lointain dans les mémoires, en donnant un regain à l’ancien soupçon d’un cadavre possible entre l’humble fils du garde-chasse et les très puissants religieux, maîtres du pays. Cela n’aurait-il pas expliqué leur longue protection, la façon dont ils l’avaient si audacieusement couvert, dont ils avaient ensuite lié partie avec lui, dans la plus redoutable des aventures ? Sans doute, ils entendaient d’abord sauver l’Église ; mais ils avaient tout fait ensuite pour innocenter le terrible ignorantin ; et, s’ils venaient enfin de l’exécuter, c’était par impossibilité de le défendre davantage. Peut-être, d’ailleurs, le frère Gorgias ne cherchait-il qu’à les terroriser, afin de tirer d’eux le plus qu’il pourrait encore. Et il les terrorisait, cela était certain, car on les sentait éperdus des lettres, des articles de cet effrayant bavard, toujours prêt à se frapper la poitrine, en criant ses fautes et celles des autres. Et, malgré l’abandon apparent où ils le laissaient, on devinait la muette et puissante protection dont il continuait à être entouré, de même qu’on aurait pu dénoncer à coup sûr les envois de bonnes paroles et d’argent qui lui étaient faits, aux brusques silences qu’il gardait parfois pendant quelques semaines.

Mais quel bouleversement les aveux et les menaces du frère Gorgias jetaient dans la faction cléricale ! C’était la profanation du temple, les secrets du tabernacle donnés en pâture aux curiosités malsaines des incroyants. Beaucoup pourtant lui restaient fidèles, s’exaltaient de son intransigeance catholique, qui s’en remettait à Dieu seul, sans vouloir rien reconnaître des prétendus droits de la société humaine. Puis, pourquoi ne pas accepter sa version, le modèle d’écriture paraphé réellement par lui, emporté par Zéphirin, utilisé par Simon, dans un but diabolique ? Elle était moins déraisonnable, elle excusait même le père Philibin, perdant la tête, déchirant le coin où se trouvait le cachet, en une seconde d’amour aveugle pour sa sainte mère l’Église. Un plus grand nombre, à la vérité, les fidèles du père Crabot, la presque unanimité des prêtres et des religieux, s’entêtaient dans la version première, retouchée, aggravée : Simon signant le modèle d’un faux paraphe, le timbrant d’un cachet faux. C’était fou, et les lecteurs du Petit Beaumontais s’en passionnaient davantage, comme ravis de cette invention nouvelle du faux cachet, qui ajoutait une invraisemblance de plus à l’aventure. Chaque matin, le journal répétait avec une certitude imperturbable qu’on avait les preuves matérielles de la fabrication du cachet, et que la recondamnation de Simon, par la cour d’assises de Rozan, ne pouvait désormais faire doute pour personne. Le mot d’ordre était donné, toute la société bien pensante affectait de croire au triomphe certain de l’école des frères, lorsque les adversaires impies de l’infortuné frère Gorgias seraient confondus. Cette école avait grand besoin de ce succès, car elle venait de perdre encore deux élèves, dans le sourd discrédit qui la minait, depuis les demi-aveux et les fâcheuses découvertes. Seul, l’écrasement final de Simon, renvoyé au bagne, pouvait lui rendre tout son lustre, en ruinant une seconde fois l’école laïque. Et c’était chose entendue, le successeur du frère Fulgence avait la mission de s’effacer, de patienter jusque-là, tandis que le supérieur des capucins, le père Théodose, toujours triomphant, même sur les ruines, exploitait savamment la situation, en poussant les dévotes à faire de petites offrandes régulières à saint Antoine de Padoue, quarante sous par mois, pour lui demander le maintien à Maillebois de l’école des bons frères.

L’incident le plus grave fut l’attitude désolée, indignée, que le curé de Saint-Martin, l’abbé Quandieu, reprit un jour en chaire. Longtemps, il avait passé pour être un simoniste discret, et l’on disait alors que son évêque Mgr Bergerot était derrière lui, comme le père Crabot était derrière les capucins et les frères de la Doctrine chrétienne. C’étaient les séculiers et les réguliers en présence, les deux armées sans cesse près d’en venir aux mains, le prêtre ne voulant pas que le moine le mangeât, détournât à son profit le culte et les revenus ; et, cette fois, comme toujours d’ailleurs, la raison se trouvait du côté du prêtre, une conception plus juste et plus humaine de la religion du Christ. Puis, on s’en souvenait, écoutant les conseils de Mgr Bergerot vaincu, emporté, forcé de céder au flot de la superstition, sous peine de voir lui échapper la direction de son diocèse, l’abbé Quandieu avait dû se soumettre, faire amende honorable, en assistant, la mort dans l’âme, à une cérémonie idolâtre de la chapelle des Capucins. Depuis, il s’était comme retiré et cloîtré au fond de l’exercice de son ministère, baptisant, confessant, mariant, enterrant ses paroissiens, pareil à un fonctionnaire scrupuleux, qui ne laissait point deviner, derrière sa bonhomie professionnelle, les amertumes de son cœur et les désespérances de son esprit. Mais, à la suite des événements désastreux, le père Philibin convaincu de mensonge et de faux, le frère Fulgence compromis et escamoté, le frère Gorgias avouant presque, prenant la fuite, une révolte avait rendu le curé de Maillebois à la certitude où il était jadis de l’innocence de Simon. Encore aurait-il gardé le silence, par étroite discipline, si le curé de Jonville, le terrible abbé Cognasse, n’avait fait, dans un de ses prônes, une allusion très claire, en signalant, à la tête d’une paroisse voisine, un prêtre apostat, vendu aux juifs, traître à son Dieu et à sa patrie. Du coup, toute son ardeur de chrétien se ralluma, il ne put contenir davantage sa douleur de voir ceux qu’il nommait les vendeurs du temple, trahir et crucifier Jésus une seconde fois, le Jésus de vérité et de justice. Et, le dimanche suivant, à son prône, il parla des hommes néfastes qui étaient en train d’achever de tuer l’Église, par leur abominable complicité avec les auteurs des crimes les plus immondes. On s’imagine le scandale, l’agitation folle parmi ce monde clérical, si anxieux déjà de savoir comment finirait l’affaire Simon. Et le pis était qu’on disait Mgr Bergerot, de nouveau derrière l’abbé Quandieu, bien résolu cette fois à ne pas laisser des sectes de fanatisme et de haine compromettre la religion davantage.

Enfin, au milieu de ces passions déchaînées, les débats du nouveau procès s’ouvrirent devant la cour d’assises de Rozan. On avait pu ramener Simon en France, très souffrant encore, mal guéri des fièvres épuisantes qui venaient de retarder son retour pendant près d’une année. Même, durant la traversée, on avait eu peur de ne pas le débarquer vivant. Puis, dans la crainte de scènes de désordre, de violences et d’outrages, il avait fallu dissimuler le lieu de son débarquement, l’amener ensuite à Rozan de nuit, par des chemins détournés, ignorés de tous. Et il était, à cette heure, dans une prison voisine du palais de justice, n’ayant qu’une rue à traverser pour se rendre devant ses juges, étroitement surveillé et gardé, défendu aussi, comme le personnage inquiétant et considérable auquel se trouvait lié le sort de la nation entière.

Ce fut sa femme Rachel qui, la première, put le voir, éperdue de cette réunion après tant d’années affreuses. Elle n’avait point amené ses enfants, Joseph et Sarah, restés à Maillebois, chez les Lehmann. Ah ! l’étreinte qu’ils échangèrent ! Et elle sortit en larmes, tellement elle le trouva maigri, affaibli, sous ses cheveux blancs. Il s’était montré singulier, ignorant tout encore, n’ayant appris la révision prochaine de son procès que par une communication brève de la Cour de cassation, sans détails. Cette révision enfin décidée ne l’avait pas surpris, il vivait depuis tant d’années dans la certitude qu’elle aurait lieu un jour, debout quand même, malgré les atroces tortures, victorieux de la mort par l’unique force de son innocence. Il voulait vivre, et il vivait, pour revoir ses enfants et leur rendre un nom sans tache. Mais dans quelle noire angoisse d’esprit il était resté plongé, retournant sans cesse l’effrayante énigme de sa condamnation, sans pouvoir en trouver le mot ! Et il ne savait toujours rien de précis, et ce furent son frère David et l’avocat Delbos, accourus près de lui, qui finirent par le mettre au courant de la monstrueuse aventure, de la terrible guerre engagée sur son cas, depuis des années, entre les deux camps éternellement ennemis, les hommes autoritaires, défendant l’édifice pourri du passé, et les hommes de pensée libre, en marche vers l’avenir. Alors seulement il comprit, il s’effaça, il considéra ses souffrances personnelles comme un simple incident dont la seule importance était d’avoir été la cause d’un admirable soulèvement de justice, utile à l’humanité entière. D’ailleurs, il ne parlait pas volontiers de ses souffrances, il avait moins souffert par ses compagnons, les voleurs et les assassins, que par ses gardiens, des brutes féroces, lâchés dans leur bon plaisir, prenant une volupté sadique à supplicier et à tuer impunément. Sans la force de résistance qu’il devait à sa race et à son tempérament de froid logicien, il se serait vingt fois fait abattre d’un coup de revolver. Et il causait de ces choses d’un air paisible, et il avait encore des étonnements naïfs, en apprenant les complications extraordinaires de l’abominable drame dont il était la victime.

Marc, qui s’était fait citer comme témoin, obtint un congé, vint se fixer à Rozan, quelques jours avant le procès. Il y trouva David et Delbos, installés déjà, en pleine et suprême lutte. David, si calme, si brave d’habitude, le surprit par son énervement et son visage soucieux. Delbos lui parut également préoccupé, malgré sa vaillance si gaie d’ordinaire. À la vérité, c’était pour lui une affaire très grosse, où il risquait sa carrière d’avocat, sa popularité grandissante de candidat socialiste aux élections prochaines. S’il gagnait sa cause, il finirait bien par battre Lemarrois, à Beaumont. Seulement, toutes sortes d’inquiétants symptômes se produisaient d’heure en heure, de sorte que Marc ne tarda pas à s’effrayer lui-même, dans ce milieu nouveau de Rozan, où il débarquait avec tant d’espoir. Au dehors, même à Maillebois, l’acquittement de Simon était certain, pour les gens de quelque bon sens. Dans l’intimité, les créatures du père Crabot ne cachaient pas à quel point elles jugeaient la partie compromise. Et les meilleures nouvelles venaient de Paris, la certitude où les ministres se disaient sûrs d’un juste dénouement, la confiance où ils s’endormaient, rassurés par les notes de leurs agents sur la cour et sur le jury. Mais, à Rozan, l’air était tout autre, une odeur de mensonge et de trahison flottait par les rues, traînait et s’insinuait au fond des âmes. La ville, ancienne capitale d’une province, bien déchue de son importance de jadis, avait gardé sa foi monarchique et religieuse, le fanatisme suranné d’un passé aboli ailleurs. Aussi était-ce un terrain excellent pour la congrégation, où elle s’efforçait de remporter la victoire décisive dont elle avait besoin, si elle voulait conserver son droit à l’enseignement, la force même qui la rendait maîtresse de l’avenir. Simon acquitté, c’était l’école laïque triomphante, la pensée libre en pleine possession de l’enfant, le délivrant de l’erreur, l’armant de la vérité, faisant de lui le citoyen de la future cité de solidarité et de paix. Simon recondamné, c’était l’école des frères sauvée, retrouvant sa puissance d’obscure oppression, assurant par l’enfant un siècle ou deux encore d’ignorance superstitieuse, de lâche servage, sous l’écrasement social de l’antique charpente catholique et monarchique. Et jamais Marc n’avait mieux senti l’intérêt de Rome à gagner cette bataille, jamais il ne l’avait devinée à ce point derrière les moindres péripéties de l’interminable et monstrueuse affaire, cette Rome papale, entêtée en son rêve de la domination du monde, qu’il retrouvait à chaque pas, sur le pavé de Rozan, chuchotante, agissante, conquérante.

Delbos et David lui conseillèrent une grande prudence. Eux-mêmes étaient gardés par des agents de police, dans la crainte de quelque guet-apens ; et, le lendemain de son arrivée, il s’aperçut qu’il avait également autour de lui des ombres discrètes. N’était-il pas le successeur de Simon, l’instituteur laïque, l’ennemi désigné de l’Église, dont il s’agissait de se débarrasser, si l’on voulait qu’elle triomphât ? Et cette haine sourde dont il se sentait poursuivi, ces menaces d’un mauvais coup dans l’ombre, suffisaient à dire où était le combat, d’où venaient les adversaires, les hommes d’aveugle violence qui ont brûlé et tué au travers des siècles, dans leur rêve fou d’arrêter l’humanité en marche. Dès lors, il put se rendre compte de la terreur pesant sur la ville, du morne aspect des maisons, aux persiennes closes, comme en temps d’épidémie. Rozan, peu animé d’ordinaire en été, semblait s’être vidé davantage. Sous le grand soleil, les passants se hâtaient, l’œil inquiet, les boutiquiers restaient derrière leurs vitres, à inspecter la rue, ayant l’air de redouter quelque massacre. Surtout, l’élection du jury avait bouleversé cette population tremblante, on citait les noms des jurés avec des hochements de tête mélancoliques, c’était un désastre évident que d’en compter un dans sa famille. Beaucoup pratiquaient, petits rentiers, industriels, commerçants de cette ville cléricale, où le manque avoué de religion constituait une tare honteuse, très préjudiciable aux intérêts. Et l’on s’imagine la furieuse pression des mères, des épouses, sous la conduite des curés, des abbés, des moines sans nombre, peuplant les six paroisses et les trente couvents, aux cloches toujours sonnantes. À Beaumont encore, jadis, l’Église avait dû mettre quelque discrétion dans son travail sourd, car on se trouvait là en présence d’une ancienne bourgeoisie voltairienne et de faubourgs révolutionnaires. Mais à Rozan, dans cette vieille cité endormie, aux seules traditions dévotes, pourquoi se serait-on gêné ? Les femmes d’ouvriers y allaient à la messe, les bourgeoises y faisaient toutes partie d’associations pieuses, et ce fut ainsi la croisade sainte, pas une ne refusa d’aider à la défaite de Satan. Huit jours avant le procès, la ville entière devint un champ de bataille, il n’y eut plus une maison où un combat ne fût livré pour la bonne cause, les misérables jurés s’enfermaient, n’osant sortir, parce que, sur les trottoirs, des inconnus les abordaient, les terrifiaient de regards, de mots jetés en passant, avec la menace sous-entendue de les châtier dans leurs affaires ou dans leur personne, s’ils ne faisaient pas acte de bons catholiques en recondamnant le Juif.

Et Marc s’inquiéta davantage encore des renseignements qu’on lui donna sur le conseiller Guybaraud, qui devait présider la cour d’assises, et sur le procureur de la République Pacart, chargé de requérir. Le premier était un ancien élève des jésuites de Valmarie, auxquels il devait son rapide avancement, et il avait épousé une bossue très riche, très pieuse, qu’il tenait de leurs mains. Le second, ancien démagogue, compromis vaguement dans une affaire de jeu, était devenu un antisémite frénétique, rallié à l’Église, dont il attendait un poste à Paris. Marc se méfiait surtout de ce dernier, en voyant les anti-simonistes affecter des craintes sur son attitude probable, comme s’ils redoutaient en lui un réveil de son passé révolutionnaire. Tandis qu’ils ne tarissaient pas sur la haute conscience, sur la belle âme de Guybaraud, ils parlaient de Pacart avec des réticences, des sous-entendus, trouvant son antisémitisme insuffisant, voulant sans doute lui réserver le rôle héroïque de l’honnête homme foudroyé par la vérité, le jour où il demanderait la tête de Simon ? Ils allaient donc dans tout Rozan, l’air désolé, en répétant que Pacart n’était pas avec eux, et c’était là ce qui éveillait la défiance de Marc, car il savait de bonne source la vénalité certaine du personnage, résolu aux pires marchés, âprement désireux de se refaire un honneur dans quelque haute situation. D’ailleurs, à Rozan, pour ce second procès, toute l’ardente et meurtrière lutte semblait avoir lieu sous terre. On n’y aurait pas retrouvé, comme à Beaumont, pour le premier, le salon de la belle Mme Lemarrois, où se rencontraient l’aimable député Marcilly, le discret préfet Hennebise, l’ambitieux général Jarousse, des universitaires, des fonctionnaires, des magistrats, menant l’affaire avec légèreté, parmi les sourires des dames. De même, il n’était plus question d’un prélat libéral, tel que Mgr Bergerot, tenant en échec la congrégation, dans la crainte douloureuse de voir l’Église submergée, emportée, par le flot montant des basses superstitions. La lutte, cette fois, s’était enragée, empoisonnée, au fond des affreuses ténèbres où cheminent les grands crimes sociaux ; et elle continuait en assassine, sous la morne paix de la ville morte, elle n’apparaissait guère à la surface qu’en un bouillonnement trouble, cette terreur qui soufflait par les rues, comme au travers des cités pestiférées. L’angoisse de Marc venait justement de là, de ne pas revoir le heurt retentissant des simonistes et des anti-simonistes, d’assister aux préparatifs scélérats d’un ténébreux égorgement, dont un Guybaraud et un Pacart lui semblaient devoir être les instruments nécessaire et choisis.

Cependant, chaque soir, David et Delbos se retrouvaient chez Marc, dans la grande pièce que celui-ci avait louée, au fond d’une rue solitaire, et des amis ardents, venus de toutes les classes, les entouraient. C’était la petite phalange sacrée, chacun y apportait ses nouvelles, ses idées, son courage. On ne voulait pas désespérer, on se séparait ragaillardis, prêts à de nouveaux combats. Et ni Marc ni les autres n’ignoraient que, dans une rue voisine, chez un beau-frère de l’ancien président Gragnon, se tenaient les conciliabules de la bande ennemie. Gragnon, cité comme témoin par la défense, était descendu là, et il recevait les anti-simonistes militants de la ville, tout un flot de soutanes et de frocs qu’on voyait, dès la nuit close, discrètement s’y engouffrer. Le père Crabot, disait-on, y avait couché deux fois, puis était retiré à Valmarie, où il se terrait dans la pénitence, avec une grande ostentation d’humilité. Des figures louches rôdaient au fond de ce quartier désert, les rues n’y étaient pas sûres. Aussi, lorsque David et Delbos sortaient de chez Marc, la nuit, leurs amis les accompagnaient-ils en bande, jusqu’à leurs demeures. Un coup de feu fut tiré un soir, sans que les agents, toujours aux aguets, pussent arrêter personne. Mais l’arme cléricale est plus encore la calomnie empoisonnée, l’assassinat moral pratiqué lâchement dans l’ombre. Et ce fut Delbos la victime choisie, le jour même où devaient s’ouvrir les débats du procès. Le numéro du Petit Beaumontais qui arriva, ce matin-là, contenait une abominable délation, aggravée de mensonges, toute une histoire honteusement travestie sur le père de l’avocat, vieille d’un demi-siècle. Delbos père, autrefois petit orfèvre, voisin de l’évêché de Beaumont, s’y trouvait accusé d’un détournement de vases sacrés, dont on lui avait confié la réparation. La vérité était que l’orfèvre, volé lui-même par une femme qu’il ne voulait pas livrer, s’était vu forcé de rembourser les objets disparus ; et il n’y avait pas eu de poursuites, l’affaire restait obscure. Seulement, il fallait lire l’immonde feuille pour comprendre à quel degré certains hommes peuvent descendre dans la haine et dans l’ignominie. Cette douloureuse aventure du père, oubliée, ensevelie, était jetée à la face du fils avec une abondance fangeuse de détails faux, d’imaginations atroces, en une langue qui roulait l’outrage et l’ordure. Et, certainement, le violateur de tombe, le diffamateur assassin, tenait les documents publiés des mains mêmes du père Crabot, auquel sans doute quelque prêtre archiviste les avait communiqués. On espérait, par ce coup de massue inattendu, frapper Delbos en plein cœur, l’assassiner moralement, le discréditer comme avocat, le détruire au point de ne lui laisser, pour la défense de Simon, ni la force de parler, ni l’autorité de se faire entendre.

Alors, le procès commença, un lundi, par une ardente journée de juillet. La défense avait cité de nombreux témoins, en dehors de Gragnon, qu’elle comptait confronter avec Jacquin, le chef de l’ancien jury. Sur la liste, se trouvaient Mignot, Mlle Rouzaire, le juge d’instruction Daix, Mauraisin, Salvan, Sébastien et Victor Milhomme, Polydor Souquet, les enfants des Bongard, des Doloir et des Savin. Elle avait également cité le père Crabot, le père Philibin, le frère Fulgence, le frère Gorgias ; mais on savait que ces trois derniers ne se présenteraient pas. De son côté, le procureur de la République Pacart s’était contenté de rappeler les témoins de l’accusation, qui avaient témoigné au premier procès. Les rues de Rozan, depuis la veille, s’animaient enfin du flot de ces témoins, des journalistes, des curieux, dont chaque train amenait un nouvel arrivage. Autour du palais de justice surtout, la foule stationna dès six heures du matin, dans le désir surexcité d’apercevoir Simon. Mais des forces militaires considérables étaient mobilisées, on fit évacuer la rue, Simon la traversa entre deux haies de soldats si épaisses, que personne ne put distinguer ses traits. Il était huit heures. On avait choisi cette heure matinale pour éviter la grosse chaleur, les audiences lourdes et suffocantes.

Ce n’était plus la salle des assises de Beaumont, toute neuve, avec le ruissellement de ses ors, sous la clarté crue des hautes fenêtres. La cour d’assises de Rozan, installée dans un antique château féodal, occupait une petite salle, lambrissée de vieux chêne, à peine éclairée par des baies profondes. On aurait dit une des ces chapelles noires où l’Inquisition rendait ses sentences. Peu de dames avaient pu être admises, toutes portaient d’ailleurs des toilettes sombres. La presque totalité des bancs se trouvait occupée par les témoins, l’autre espace réservé au public debout avait dû être réduit encore. Et l’auditoire qui s’écrasait depuis sept heures, dans ce lieu morne et sévère, gardait un silence relatif, agité d’un frémissement sourd, les yeux ardents, les gestes contenus. Les passions semblaient s’être terrées, il s’agissait d’une exécution souterraine, d’un écrasement accompli loin du jour, avec le moins de bruit possible.

Et Marc, dès qu’il fut assis à son banc, près de David entré avec les témoins, eut cette sensation d’angoisse, une menace d’étouffement, comme si les murs allaient leur crouler sur la tête. Il avait vu tous les yeux se diriger sur eux, David surtout soulevait une grande curiosité. Puis, il s’émut, Delbos venait d’arriver, pâle et résolu, sous les regards mauvais du plus grand nombre, le fouillant, voulant voir où il saignait de l’article infâme paru le matin. Mais l’avocat, comme revêtu d’une armure de mépris et de vaillance, se tint longtemps debout, dans sa force souriante. Et Marc dès lors s’intéressa au jury, dévisagea chaque juré qui entrait, pour essayer de lire à quels hommes était confiée la grande tâche réparatrice. C’étaient d’insignifiantes figures de petits commerçants, de petits bourgeois, un pharmacien, un vétérinaire, deux capitaines retraités. Et, sur tous ces visages apparaissait la même expression d’inquiétude morne, la volonté de ne rien laisser deviner du trouble intérieur. Avec eux, ils apportaient les ennuis dont on gâtait leur existence, depuis que leurs noms étaient connus. Plusieurs avaient des têtes blêmes de donneurs d’eau bénite, de bedeaux rasés et cafards, habitués aux discrétions hypocrites du culte, tandis que d’autres, trop gras, congestionnés, semblaient avoir doublé leur ration matinale d’eau-de-vie pour se donner du cœur au ventre. On sentait derrière eux toute la vieille cité cléricale et militaire, avec ses couvents et ses casernes, et un frisson passait, lorsqu’on songeait de quelle œuvre de justice étaient chargés ces hommes à l’intelligence et à la conscience déformées, étouffées par le milieu.

Mais il y eut un soupir épandu au travers de la salle, et Marc éprouva l’émotion la plus poignante de sa vie. Il n’avait pas encore revu Simon, il l’aperçut tout d’un coup, derrière Delbos, debout au banc des accusés. Et ce fut une terrible apparition, ce petit homme maigre et courbé, la face ravagée, le crâne nu, à peine couvert de quelques pâles cheveux blancs. Quoi ! cet agonisant, ce reste chétif, c’était son ancien camarade, qu’il avait connu si fin et si vif ! S’il n’avait jamais eu de grands dons extérieurs, la voix faible, le geste sec, il portait en lui un ardent foyer de jeunesse et de foi. Et c’était ce pauvre être brisé, anéanti, que le bagne rendait, une loque humaine où ne luisaient plus que les deux yeux de flamme, tout ce qui était resté en lui de volonté, de courage invincible ! À ses deux yeux seuls, on le reconnaissait, et l’on y trouvait aussi l’explication de sa longue résistance, de sa victoire finale, grâce à ce monde de l’idée pure, de la chimère, dans lequel il avait toujours vécu. Tous les regards de l’auditoire s’étaient tournés vers lui, sans qu’il les sentit seulement, grâce à sa force extraordinaire d’abstraction, regardant lui-même ce monde assemblé, de son air absent. Puis, il eut un sourire d’infinie tendresse, il venait d’apercevoir son frère David, et Marc sentit ce dernier, près de lui, qui tremblait de tous ses membres.

Il était huit heures un quart, lorsque l’huissier lança son cri, et la cour entra. La salle s’était levée, puis elle se rassit. Marc, qui se rappelait le violent auditoire de Beaumont, grondant, vociférant, s’étonnait du calme lourd de celui-ci, sous lequel il sentait bien les mêmes passions atroces, le besoin muet du meurtre, comme embusqué au fond d’un trou d’ombre. À peine la vue de la victime lui avait-elle tiré un murmure étouffé ; et, maintenant, pendant que la cour s’installait, il retombait dans son attente noire. De même, comparé à l’ancien président Gragnon, brutal et jovial, le président Guybaraud surprenait, d’une politesse parfaite, le geste onctueux, la parole insinuante. C’était un petit homme exhalant une odeur discrète de sacristie, souriant et doux, mais dont les yeux gris avaient le froid et le coupant de l’acier. Et l’antithèse n’était pas moins saisissante entre l’ancien procureur de la République, le brillant Raoul de La Bissonnière, et Pacart, le procureur de la République actuel, très long, très mince, très sec, la face cuite et jaune, comme brûlé par le besoin d’effacer son passé louche, en faisant vite fortune. À droite et à gauche du président, les deux assesseurs, des figures quelconques, avaient pris place, de cet air détaché des gens qui ne servent à rien et dont la responsabilité est nulle. Et, tout de suite, le procureur de la République s’était mis à étaler devant lui un énorme dossier, qu’il feuilletait d’une main dure et méthodique.

Après les premières formalités, lorsqu’on eut constitué le jury et que la cour reparut, un greffier fit l’appel des témoins, qui tous un à un, se retirèrent. Marc dut sortir avec les autres. Puis, le président Guybaraud procéda sans hâte à l’interrogatoire de Simon. Il posait les questions d’une voix blanche, où l’on sentait comme le froid d’une lame, maniée avec une précision, une adresse meurtrière. Cet interrogatoire interminable, s’attardant aux moindres détails de l’ancienne affaire, revenant avec insistance sur l’accusation détruite par l’enquête de la Cour de cassation, fut une surprise. On s’attendait à un déblaiement du terrain, à un simple examen des questions posées par la juridiction suprême, et il fut tout de suite évident que la cour d’assises de Rozan n’entendait tenir aucun compte des vérités établies par cette juridiction, et que le président allait user de son pouvoir discrétionnaire pour reprendre l’affaire Simon entièrement, dès l’origine. Bientôt même, on put comprendre, aux questions posées, que rien n’était abandonné du premier acte d’accusation, Simon rentrant de Beaumont par le chemin de fer, se trouvant à Maillebois dès onze heures moins vingt, allant embrasser Zéphirin qui se couchait, le violant, l’étranglant dans un coup de folie monstrueuse ; et là seulement apparaissait la version récente, nécessitée par la découverte, chez le père Philibin, du coin du modèle d’écriture, portant le timbre de l’école des frères : Simon était accusé maintenant de s’être procuré ce modèle, d’avoir fait fabriquer un faux cachet pour le timbrer, enfin de l’avoir paraphé lui-même des fausses initiales du frère Gorgias. C’était toujours l’histoire enfantine dont ce dernier avait senti l’imbécillité, au point de reconnaître l’authenticité du modèle et de son paraphe. Rien n’était donc abandonné de l’accusation première, on la soutenait même d’une grossière invention nouvelle, tout en gardant comme base unique le fameux rapport des experts, les sieurs Badoche et Trabut, qui, malgré l’aveu formel du frère Gorgias, s’entêtaient dans leurs conclusions premières. Et, pour ne laisser aucun doute, au sujet de son attitude, le procureur de la République Pacart se permit d’intervenir, voulant faire préciser par l’accusé certaines de ses dénégations, relatives à la prétendue fabrication d’un faux cachet.

Pendant ce long interrogatoire, l’attitude de Simon fut jugée pitoyable. On le rêvait, même parmi beaucoup de ses amis, tel qu’un justicier le bras armé de la foudre, se dressant en vengeur, du tombeau où des mains iniques l’avaient muré. Et, comme il répondit d’une voix polie, grelottant encore de fièvre, sans aucun des éclats attendus, il causa une grande déception, ses ennemis recommencèrent à dire qu’il avouait son crime, dont il portait bien l’ignominie sur sa face ingrate. Il ne s’emporta qu’un instant, lorsque le président le questionna, à propos de ce faux cachet, dont il entendait parler pour la première fois. Du reste, aucune preuve n’était fournie, on se contentait de raconter comme quoi un ouvrier inconnu avait confié à une femme, qu’il venait de faire, en secret, un drôle de travail pour l’instituteur de Maillebois. Devant la violence brusque de Simon, le président n’insista pas, d’autant plus que Delbos s’était levé, prêt à soulever un incident. Et le procureur de la République ajouta simplement que, si l’on n’avait pu retrouver l’ouvrier inconnu, il ne s’en réservait pas moins de donner au fait toute sa gravité de vraisemblance. Le soir, lorsque David lui conta cette première audience. Marc, devinant quelque nouveau travail d’abominable iniquité, éprouva un grand serrement de cœur, la certitude du crime des crimes qui se préparait. Lui ne s’étonnait pas de l’attitude calme, effacée de Simon, confiant dans la force de son innocence, incapable d’extérioriser ses émotions. Mais il se rendait parfaitement compte du mauvais effet produit ; et, surtout, il ressentait, de la froideur agressive du président, de l’importance qu’il donnait aux questions les plus inutiles, vidées déjà, une impression désastreuse, la presque certitude d’une condamnation nouvelle. David, auquel il ne crut pas devoir cacher son inquiétude, eut de la peine à contenir deux grosses larmes, car lui aussi venait de sortir désespéré du palais de justice, envahi d’un pressentiment affreux.

Cependant, les journées qui suivirent, entièrement consacrées à l’interrogatoire des témoins, leur rendirent quelque courage et quelque illusion, en les rejetant en pleine bataille. Les anciens témoins de l’accusation furent d’abord entendus, et l’on revit le défilé des employés de chemin de fer, des employés de l’octroi, qui se contredisaient sur la question de savoir comment Simon était rentré à Maillebois, par le train de dix heures et demie, ou bien à pied. Marc, voulant être le plus tôt possible dans la salle, avait prié Delbos de le faire appeler tout de suite ; et il vint déposer sur la découverte du pauvre petit corps de Zéphirin ; puis, il retourna s’asseoir près de David, resté en un coin de l’étroit espace réservé aux témoins. Il put assister ainsi au premier incident soulevé par l’avocat, très brave et très maître de lui, malgré l’atroce nausée qui lui noyait le cœur. Il s’était levé pour exiger la comparution du père Philibin, des frères Fulgence et Gorgias, cités régulièrement. Alors, le président commença par donner des explications brèves : les citations n’avaient pu atteindre ni le père Philibin, ni le frère Gorgias, tous les deux hors de France sans doute, et dont on ignorait le domicile ; quant au frère Fulgence, il était gravement malade, il avait envoyé un certificat de médecin. Delbos insista pour ce dernier, finit par obtenir qu’un médecin assermenté le visiterait. Ensuite, il ne voulut pas se contenter d’une lettre du père Crabot, cité lui aussi, dans laquelle le jésuite alléguait ses travaux, ses devoirs confessionnels, en déclarant d’ailleurs ne rien savoir de l’affaire ; et il obtint encore, malgré une aigre intervention du procureur de la République, qu’on insisterait près du recteur de Valmarie. Mais ce premier heurt avait exaspéré les colères, le président et l’avocat ne cessèrent plus d’être en conflit. Et, ce jour-là, l’audience prit fin sur la grosse émotion de la déposition inattendue de l’instituteur adjoint Mignot. Mlle Rouzaire, toujours très âpre, très affirmative, venait de répéter la certitude où elle était d’avoir entendu, vers onze heures moins vingt, les pas et la voix de Simon, rentrant, causant avec Zéphirin, témoignage qui avait pesé si lourd dans la condamnation de jadis, lorsque Mignot, lui succédant à la barre, rétracta toute son ancienne déposition, d’un extraordinaire accent de franchise émue : il n’avait rien entendu, il était maintenant convaincu de l’innocence de Simon, il en donnait les raisons les plus fortes. Rappelée, Mlle Rouzaire eut avec lui une confrontation dramatique, où elle finit par perdre pied, s’embarrassant dans ses calculs des heures, ne trouvant rien à répondre sur l’impossibilité d’entendre de chez elle ce qui se serait passé chez le petit Zéphirin. Marc dut revenir appuyer la démonstration de Mignot, et il se rencontra un instant à la barre avec l’inspecteur primaire Mauraisin, qui, prié de donner son opinion sur l’accusé et sur les témoins, crut se tirer d’affaire en faisant un éloge exagéré des mérites de Mlle Rouzaire, sans trop se prononcer contre Mignot, ni contre Marc, ni contre Simon lui-même, dans l’ignorance où il était de la façon dont l’affaire pouvait tourner.

Mais les deux audiences qui suivirent furent meilleures encore pour la défense. La question du huis-clos, qui avait passionné le public, au moment du premier procès, ne fut même pas posée, le président n’ayant point osé la soulever. Il interrogea donc publiquement les anciens élèves de Simon, autrefois des enfants, aujourd’hui des jeunes hommes, mariés presque tous. Fernand Bongard, Auguste et Charles Doloir, Achille et Philippe Savin, vinrent successivement dire le peu dont ils se souvenaient, des choses plutôt favorables à l’accusé ; et ainsi s’écroulait la légende abominable, créée à la faveur du huis-clos, les immondes détails donnés par ces enfants, et dont on ne pouvait souiller les oreilles d’un auditoire, où il y avait des femmes. Puis, les dépositions sensationnelles de l’audience furent celles de Sébastien et de Victor Milhomme. Sébastien, âgé déjà de vingt-deux ans, expliqua d’une voix émue son mensonge d’enfant, les alarmes de sa mère, ce faux témoignage qu’elle et lui avaient expié, après l’avoir longtemps porté comme un tourment. Et il rétablit les faits, le modèle d’écriture vu par lui entre les mains de son cousin Victor, disparu, retrouvé, livré enfin, lorsque sa mère, à son chevet d’agonisant, s’était crue punie de sa mauvaise action. Quant à Victor, pour être agréable à sa mère, désireuse de ne pas compromettre davantage la papeterie, il affecta un oubli total, l’intelligence un peu bornée d’un gros garçon qui ne se souvenait de rien. Sans doute, il avait apporté le modèle de l’école des frères, puisqu’on l’avait trouvé dans un de ses cahiers ; mais il ne savait rien autre chose, il ne pouvait rien dire. Enfin, un autre des anciens élèves des frères, Polydor Souquet, le neveu de Pélagie, la vieille servante de Mme Duparque, parut à la barre et eut à subir, de la part de Delbos, une série de questions très pressantes sur la façon dont le frère Gorgias l’avait reconduit chez lui, le soir du crime, les incidents de la route, les paroles échangées, l’heure. C’était Marc qui avait conseillé à l’avocat de faire citer ce témoin, en lui disant la conviction où il avait toujours été que ce vaurien sournois d’hier, devenu un louche fainéant, domestique aujourd’hui dans un couvent de Beaumont, détenait sûrement une partie de la vérité. Delbos, d’ailleurs, n’en obtint avec peine que des réponses évasives, des regards de malice voilés de stupidité. Est-ce qu’on pouvait se rappeler, à tant d’années de distance ? L’excuse était trop commode, et le procureur de la République donna des signes d’impatience inquiète, tandis que le public, tout en ne comprenant pas l’insistance de l’avocat, s’acharnant sur ce témoin insignifiant, sentait pourtant dans l’air le frisson de la vérité qui passait, soupçonnée, fuyante encore.

L’audience suivante apporta une émotion nouvelle. Elle avait commencé par les interminables discussions des deux experts, les sieurs Badoche et Trabut, s’obstinant, contre le frère Gorgias lui-même, à ne pas reconnaître les deux initiales de son paraphe F G, dans lesquels eux seuls retrouvaient le paraphe de Simon, un E et un S enlacés, illisibles il est vrai. Pendant plus de trois heures, ils entassèrent les arguments, prodiguèrent les démonstrations, s’agitant à froid dans leur démence. Et le prodigieux était que le président les laissait aller, les écoutait avec une complaisance visible, pendant que le procureur de la République, affectant de prendre des notes, leur faisait préciser certains détails, comme si l’accusation était toujours acquise à leur système. Dans la salle, devant cette mise en scène, des gens raisonnables se remettaient à hésiter : pourquoi pas ? mon Dieu ! car, en fait d’écriture, on ne savait jamais. Mais, à la fin de l’audience, un incident, qui ne dura pas dix minutes, bouleversa les esprits. On vit apparaître à la barre, tout vêtu de noir, l’ancien juge d’instruction Daix, cité par la défense. Il avait à peine cinquante-six ans, il en paraissait soixante-dix, maigri et courbé, les cheveux tout blancs, la face réduite à la mince lame du nez. Il venait de perdre sa terrible femme, on racontait la torture où cette ambitieuse, laide et coquette, l’avait fait vivre, en voyant que rien ne les tirait du destin médiocre de leur ménage, pas même cette condamnation du juif Simon qu’elle avait voulue et dont elle avait tant espéré. Et Daix, timide, inquiet, professionnel méticuleux, honnête homme au fond, venait soulager sa conscience, maintenant que sa femme n’était plus là, tourmenté des actes arrachés à sa faiblesse, dans son besoin d’avoir la paix chez lui. Il ne parla pas directement de ces choses, il ne convint même pas que, dans l’état où l’affaire était entre ses mains, après l’instruction ouverte par lui, une ordonnance de non-lieu s’imposait. Seulement, il se fit interroger par Delbos, et questionné sur son opinion actuelle, il déclara nettement que l’enquête de la Cour de cassation ruinait son œuvre, l’acte d’accusation de jadis, et que pour lui désormais Simon était innocent. Puis, il se retira, au milieu du saisissement muet de la salle. L’apparition de cet homme en deuil, l’aveu fait d’une voix lente et triste avaient bouleversé tous les cœurs.

Et, ce soir-là, chez Marc, dans la grande pièce de la maison isolée où l’on se réunissait après chaque audience, pour se concerter, Delbos et David témoignèrent une joie vive, une presque certitude du succès final, tellement la déposition de Daix semblait avoir impressionné le jury. Cependant, Marc restait soucieux. Il leur conta des bruits qui circulaient sur les agissements sourds de l’ancien président Gragnon, très actif, menant toute une campagne souterraine, depuis son arrivée à Rozan. Tandis qu’on se réunissait chez lui, Marc n’ignorait pas que, dans la rue voisine, chez Gragnon, des conciliabules avaient également lieu chaque soir, en grand mystère ; et, certainement, on y décidait la conduite à tenir le lendemain, on y inventait les réponses à faire, les incidents à créer, on y préparait surtout les témoignages, selon les résultats donnés par l’audience du jour. Quand cette audience était jugée désastreuse pour l’accusation, on pouvait être sûr de voir se produire, au début de l’audience du lendemain, quelque coup de surprise accablant l’accusé. On avait revu le père Crabot se glisser chez Gragnon. Plusieurs personnes affirmaient avoir reconnu le jeune Polydor qui en sortait. D’autres prétendaient s’être heurtés dans la rue, très tard, à une femme et à un monsieur, d’une singulière ressemblance avec Mlle Rouzaire et Mauraisin. Mais le pis était une certaine entreprise, un mystérieux travail mené autour des jurés notoirement cléricaux, dont on avait parlé à Marc, sans pouvoir le renseigner pleinement. Gragnon ne commettait pas la faute de les attirer chez lui, ni même de s’adresser à eux en personne ; mais il les faisait visiter, il leur faisait montrer, disait-on, la preuve irréfutable de la culpabilité de Simon, une pièce terrible que des raisons graves l’empêchaient de produire au grand jour, et dont pourtant il finirait par faire usage, si la défense le poussait à bout. Et Marc s’inquiétait de la nouvelle abomination qu’il flairait, et il annonçait pour le lendemain, à la suite du coup désastreux porté par Daix à l’accusation, quelque retour offensif, la foudre que Gragnon disait avoir en poche.

En effet, l’audience du lendemain fut une des plus graves, des plus passionnantes. Jacquin, le chef du premier jury, vint à son tour y soulager sa conscience. Il raconta très simplement comment le président Gragnon, appelé par les jurés, désireux d’être renseignés sur l’application de la peine, était entré une lettre à la main, l’air ému, et avait montré cette lettre, signée de Simon, et dont le post-scriptum portait un paraphe absolument semblable à celui du modèle d’écriture. Dès lors, plusieurs jurés, qui hésitaient, s’étaient montrés convaincus de la culpabilité de l’accusé. Quant à lui Jacquin, il n’avait plus douté, très heureux de cette certitude, pour la paix de sa conscience. Il ignorait alors l’illégalité d’une pareille communication. Plus tard seulement, il en avait eu le tourment, jusqu’au jour où le post-scriptum et le paraphe faux, avérés, prouvés, l’avaient décidé à se libérer de sa faute, même involontaire, en bon chrétien. Un dernier détail, qu’il donna de sa voix paisible, fit courir un frémissement dans l’auditoire : c’était Jésus qui lui avait dit de parler, un soir, où, torturé de remords, il était entré s’agenouiller dans une chapelle obscure de Saint-Maxence. Et Gragnon, introduit ensuite, commença par vouloir traiter l’incident avec son ancienne rondeur brutale de président autoritaire. Gras encore, quoique pâli par la peur, cachant ses longues angoisses sous son impudence de bon vivant, il prétendait ne plus bien se souvenir de détails négligeables. Oui, il croyait être entré dans la salle des délibérations du jury, tenant à la main la lettre qu’il venait de recevoir. Il en était très ému, il l’avait montrée sous le coup de l’émotion, sans se bien rendre compte de son acte, uniquement désireux d’établir la vérité. Jamais il n’avait eu même le regret de cette communication, tant il était convaincu de l’authenticité du post-scriptum et du paraphe ; et, d’ailleurs, selon lui, il restait à prouver qu’ils étaient faux. Puis, comme il accusait formellement Jacquin d’avoir lu tout haut la lettre aux jurés, en la commentant, celui-ci fut rappelé, et une discussion très vive s’engagea entre eux. Gragnon finit par faire surprendre l’architecte en délit d’erreur ou d’oubli, sur le fait de cette lecture à haute voix. Puis, il triompha, tandis que l’auditoire huait l’honnête homme, soupçonné dès lors de s’être vendu aux juifs. Vainement, Delbos était intervenu à plusieurs reprises, s’efforçant d’exaspérer Gragnon, de le démasquer, en l’acculant à un éclat, à la production de cette fameuse pièce qui devait être la foudre. Très maître de lui, satisfait d’avoir échappé au danger immédiat, en jetant un doute sur la véracité de son adversaire, l’ancien président retomba dans ses réponses évasives. On remarqua pourtant qu’un des jurés lui fit poser une question, à laquelle personne ne comprit rien : N’avait-il pas eu connaissance d’une autre manœuvre de Simon, pour donner au modèle d’écriture toute l’authenticité voulue ? Et il répondit énigmatiquement qu’il s’en tenait à ses déclarations précédentes, sans vouloir entrer dans un nouvel ordre de faits, si certains qu’ils pussent être. En somme, la journée qui s’annonçait comme devant achever de ruiner l’accusation, fut bonne pour elle. Le soir, chez Marc, on se remit à désespérer.

Pendant quelques audiences encore, l’interrogatoire des témoins traîna. Le médecin, chargé de se rendre près du frère Fulgence, pour examiner son état de santé, était revenu avec un rapport concluant à un état grave, qui interdisait tout déplacement. De même, le père Crabot avait réussi à s’éviter l’embarras d’une comparution, en prétextant un accident brusque, une entorse au pied. Inutilement, Delbos déposa des conclusions pour qu’il fût interrogé par commission rogatoire : le président Guybaraud, si flegmatique au début, sabrait tout maintenant, avec la hâte évidente d’en finir. Et il rudoyait Simon luimême, le traitait en coupable condamné déjà, comme enhardi par l’attitude de cet accusé d’un calme si spécial, écoutant les témoins avec la curiosité stupéfaite d’un homme auquel on raconte l’extraordinaire aventure d’un autre. À deux ou trois reprises seulement, il faillit s’emporter contre des témoignages par trop mensongers ; et, le plus souvent, il se contentait de sourire, de hausser les épaules. Enfin, le procureur de la République Pacart prit la parole. Grand et maigre, avec de longs gestes cassés, il affectait une éloquence sans ornements, d’une précision mathématique. Sa tâche n’était point commode, devant l’arrêt si net de la Cour de cassation. Mais sa tactique fut très simple, il n’en tint nul compte, il ne fit pas une fois allusion à la longue enquête qui avait abouti au renvoi de l’affaire devant une nouvelle cour d’assises. Tranquillement, il reprit l’ancien acte d’accusation, il s’appuya sur le rapport des deux experts, il conclut à la culpabilité, en acceptant la nouvelle version aggravée du modèle d’écriture, autrefois paraphé simplement d’un faux, timbré maintenant d’un cachet faux. Il se permit même, à propos de ce cachet, des phrases singulières, des affirmations absolues, comme s’il avait eu des preuves certaines de son emploi, sans pouvoir les donner. Quant au frère Gorgias, ce n’était pour lui qu’un malheureux, peut-être un malade, à coup sûr un besogneux et un passionné, vendu aujourd’hui aux juifs, sorti de l’Église dont il avait toujours été un enfant terrible et compromettant. Et il termina en demandant aux jurés d’en finir avec cette affaire si désastreuse à la paix morale du pays, de dire une fois de plus où était le coupable, parmi les anarchistes, les cosmopolites acharnés à la destruction de l’idée de Dieu et de patrie, ou parmi les hommes de foi, de respect et de tradition, qui avaient fait depuis des siècles la grandeur de la France.

Ensuite, Delbos parla pendant deux audiences. Lui, âpre et nerveux, d’une éloquence passionnée, reprit aussi toute l’affaire. Mais il la reprenait pour détruire, grâce aux arguments fournis par l’enquête de la Cour de cassation, les faits allégués dans l’ancien acte d’accusation. Il n’en restait pas un debout, la preuve était faite du retour de Simon à pied, de son arrivée à Maillebois vers minuit moins vingt, lorsque le crime était commis depuis une heure déjà ; surtout, la preuve était faite de l’authenticité du modèle d’écriture, timbré à l’école des frères, paraphé par le frère Gorgias, dont l’aveu n’était pas même nécessaire, puisque des contre-expertises retentissantes avaient ruiné l’extraordinaire rapport des sieurs Badoche et Trabut. Et là, il examina la version nouvelle, surtout la prétendue fabrication du faux cachet. Aucune preuve n’avait pu être donnée ; mais il n’en insista pas moins, sentant bien sous la louche manœuvre, les affirmations et les réticences, quelque abomination suprême. Une femme, avait-on dit, tenait d’un ouvrier malade la vague histoire d’un cachet fabriqué pour l’instituteur de Maillebois. Où était cette femme ? que faisait-elle ? et, personne ne pouvant ou ne voulant répondre, il était en droit de conclure à un de ces absurdes mensonges, comme Le Petit Beaumontais en avait tant lancé. Cependant, s’il avait pu reconstituer tout le crime, le frère Gorgias revenant de conduire Polydor, passant devant la fenêtre ouverte de Zéphirin, s’approchant et causant, finissant par sauter dans la chambre, par céder à une démence de rut et de mort, devant le pauvre infirme en chemise, si rose, si rieur, avec sa tête de petit ange blond, il avouait qu’une lacune existait encore, dans sa reconstitution de l’affreuse scène ; où donc le frère Gorgias avait-il pris le modèle d’écriture ? car il avait raison, quand il goguenardait, en demandant si l’on a l’habitude de se promener ainsi, le soir, avec des modèles d’écriture dans sa poche. Le numéro du Petit Beaumontais s’y trouvait certainement, et c’était là qu’il l’avait pris, pour bâillonner sa victime. Quant au modèle, il fallait bien qu’il y fût aussi, mais comment ? La vérité, Delbos se doutait bien où l’on devait la chercher, il n’avait questionné si vivement Polydor que dans l’unique but de la lui faire dire, sans pouvoir rien tirer de sa stupidité hypocrite. D’ailleurs, qu’importait ce point resté obscur ? est-ce que la culpabilité du frère Gorgias n’éclatait pas évidente, aveuglante ? Son prétendu alibi s’appuyait uniquement sur un tissu de faux témoignages. Tout la prouvait, cette culpabilité, sa fuite, ses demi-aveux, et les efforts criminels qu’on avait faits pour le sauver, et la dispersion de ses complices, le père Philibin enseveli quelque part, au fond d’un couvent d’Italie, le frère Fulgence réfugié, terré dans une indisposition opportune, le père Crabot lui-même auquel le ciel avait envoyé une salutaire entorse. N’était-ce point aussi pour le sauver, que le président Gragnon en était venu à cette communication illégale d’un faux, prouvée aujourd’hui par la déposition de l’architecte Jacquin ? Ce crime seul, dans l’accumulation des autres crimes, aurait dû suffire à ouvrir les yeux les plus prévenus. Et il termina par une peinture des effroyables souffrances de Simon au bagne, des quinze années qu’il avait passées là, au milieu des pires tortures physiques et morales, en jetant son éternel cri d’innocence. Et il dit encore qu’il s’associait au désir d’en finir, exprimé par le procureur de la République, mais d’en finir à l’honneur de la France, en faisant justice ; car, si l’innocent était frappé de nouveau, ce serait pour elle une honte sans nom, un avenir de maux incalculables.

Il n’y eut pas de réplique. Les débats furent clos, et le jury passa tout de suite dans la salle de ses délibérations. Il était onze heures du matin par un grand soleil de juillet, dont les rayons brûlants, malgré les stores, chauffaient terriblement la salle. L’attente fut au plus d’une heure ; et l’auditoire, muet, anxieux, ne rappelait en rien l’ancien auditoire de Beaumont, si tumultueux et si violent. Un air immobile, d’une pesanteur de plomb, semblait tomber du plafond de la salle. On ne causait guère, à peine échangeait-on des regards obliques, entre simonistes et anti-simonistes. On aurait dit une chambre funèbre, dans laquelle se décidait la vie ou la mort, toute l’angoisse de l’avenir du peuple. Enfin, les jurés reparurent, la cour rentra, et ce fut au milieu d’un silence effrayant que le chef du jury se tint debout, un petit homme gris et maigre, un orfèvre de la ville qui avait la clientèle du clergé. Sa voix aigre fut très distinctement entendue. La réponse, sur la question de la culpabilité, était oui, à la majorité ; et, à l’unanimité, le jury accordait des circonstances atténuantes. Autrefois, à Beaumont, l’unanimité s’était faite sur la culpabilité, tandis qu’une majorité très faible votait des circonstances atténuantes. Alors, en hâte, après avoir expédié les formalités, le président Guybaraud prononça la peine, dix ans de réclusion, et il s’en alla, et le procureur de la République Pacart le suivit, après avoir salué le jury, comme pour le remercier.

Dans la salle, Marc avait regardé Simon, et il n’avait surpris, sur sa face immobile, qu’une sorte de faible sourire, une contraction douloureuse des lèvres. Delbos, hors de lui, serrait les poings. David n’était pas rentré, trop ému, attendant dehors la nouvelle. La foudre venait de tomber, Marc sentait un froid mortel lui glacer le sang, sous le vent d’horreur qui passait. C’était comme une horreur froide, l’iniquité suprême à laquelle les esprits justes se refusaient de croire, le crime des crimes impossible encore le matin, rejeté par la raison, brusquement devenu une monstrueuse réalité. Et il n’y eut pas, ainsi qu’à Beaumont, de féroces cris de joie, la curée chaude de cannibales se ruant au festin sanglant : la salle, pleine pourtant d’anti-simonistes acharnés, resta dans son effrayant silence, dans cette horreur qui glaçait tous les os. À peine un long frisson courut-il en un murmure étouffé. Et la sortie eut lieu sans un souffle, sans une poussée, l’écoulement noir d’une assemblée en deuil, étranglée d’émotion, frappée d’épouvante. Dehors, Marc trouva David qui sanglotait.

L’Église l’emporterait donc, l’école des frères allait revivre, pendant que l’école laïque redeviendrait l’antichambre de l’enfer, l’antre satanique où les enfants étaient souillés dans leur corps et dans leur âme. L’effort désespéré, gigantesque, des congrégations et de la presque totalité du clergé, venait d’aboutir à retarder encore leur défaite, certaine dans l’avenir. Durant des années, on reverrait les jeunes générations abêties d’erreurs, pourries de mensonges. La marche en avant de l’humanité en serait entravée de nouveau, jusqu’au jour où la pensée libre, invincible, cheminant quand même, délivrerait le peuple par la science, qui seule pouvait le rendre enfin capable de vérité et de justice.

Le lendemain soir, comme Marc rentrait à Maillebois, brisé de fatigue, le cœur déchiré, il trouva une lettre de Geneviève, qui contenait simplement ces trois lignes : « J’ai lu toute l’enquête, j’ai suivi le procès. On vient de commettre le plus monstrueux des crimes. Simon est innocent. »