PREMIERE PARTIE, Chapitres XVI - XVIII

CHAPITRE XVI

Difficultés sur le systême des œufs, et des animaux spermatiques.


Il est temps de revenir à la maniere dont se fait la génération. Tout ce que nous venons de dire, loin d’éclaircir cette matiere, n’a peut-être fait qu’y répandre plus de doutes. Les faits merveilleux de toutes parts se sont découverts, les systêmes se sont multipliés : et il n’en est que plus difficile, dans cette grande variété d’objets, de reconnoître l’objet qu’on cherche.

Je connois trop les défauts de tous les systêmes que j’ai proposés, pour en adopter aucun : je trouve trop d’obscurité répandue sur cette matiere, pour oser former aucun systême. Je n’ai que quelques pensées vagues, que je propose plutôt comme des questions à examiner, que comme des opinions à recevoir : je ne serai ni surpris, ni ne croirai avoir lieu de me plaindre, si on les rejette. Et comme il est beaucoup plus difficile de découvrir la maniere dont un effet est produit, que de faire voir qu’il n’est produit, ni de telle, ni de telle maniere ; je commencerai par faire voir qu’on ne sauroit raisonnablement admettre, ni le systême des œufs, ni celui des animaux spermatiques.

Il me semble donc que ces deux systêmes sont également incompatibles avec la maniere dont Harvey a vu le fœtus se former.

Mais l’un et l’autre de ces deux systêmes me paroissent encore plus sûrement détruits par la ressemblance de l’enfant, tantôt au pere, tantôt à la mere ; et par les animaux mi-partis qui naissent des deux especes différentes.

On ne sauroit peut-être expliquer comment un enfant, de quelque maniere que le pere et la mere contribuent à sa génération, peut leur ressembler : mais de ce que l’enfant ressemble à l’un et à l’autre, je crois qu’on peut conclure que l’un et l’autre ont eu également part à sa formation.

Nous ne rappellerons plus ici le sentiment de Harvey, qui réduisoit la conception de l’enfant dans la matrice à la comparaison de la conception des idées dans le cerveau. Ce qu’a dit sur cela ce grand homme ne peut servir qu’à faire voir combien il trouvoit de difficulté dans cette matiere ; ou à faire écouter plus patiemment toutes les idées qu’on peut proposer, quelque étranges qu’elles soient.

Ce qui paroît l’avoir le plus embarrassé, et l’avoir jeté dans cette comparaison, c’a été de ne jamais trouver la semence du cerf dans la matrice de la biche. Il a conclu de-là que la semence n’y entroit point. Mais étoit-il en droit de le conclure ? Les intervalles du temps qu’il a mis entre l’accouplement de ces animaux et leur dissection n’ont-ils pas été beaucoup plus longs qu’il ne falloit pour que la plus grande partie de la semence entrée dans la matrice eût le temps d’en ressortir, ou de s’y imbiber ?

L’expérience de Verheyen, qui prouve que la semence du mâle entre quelquefois dans la matrice, est presqu’une preuve qu’elle y entre toujours, mais qu’elle y demeure rarement en assez grande quantité pour qu’on puisse l’y appercevoir.

Harvey n’auroit pu observer qu’une quantité sensible de semence : et de ce qu’il n’a pas trouvé dans la matrice de semence en telle quantité, il n’est pas fondé à assurer qu’il n’y en eût aucunes gouttes répandues sur une membrane déjà toute enduite d’humidité. Quand la plus grande partie de la semence ressortiroit aussi-tôt de la matrice, quand même il n’y en entreroit que très-peu, cette liqueur mêlée avec celle que la femelle répand est peut-être beaucoup plus qu’il n’en faut pour donner l’origine au fœtus.

Je demande donc pardon aux Physiciens modernes si je ne puis admettre les systêmes qu’ils ont si ingénieusement imaginés : car je ne suis pas de ceux qui croient qu’on avance la Physique en s’attachant à un systême malgré quelque phénomene qui lui est évidemment incompatible ; et qui, ayant remarqué quelqu’endroit d’où suit nécessairement la ruine de l’édifice, achevent cependant de le bâtir, et l’habitent avec autant d’assurance que s’il étoit le plus solide.

Malgré les prétendus œufs, malgré les petits animaux qu’on observe dans la liqueur séminale, je ne sais s’il faut abandonner le sentiment des Anciens sur la maniere dont se fait la génération ; sentiment auquel les expériences de Harvey sont assez conformes. Lorsque nous croyons que les Anciens ne sont demeurés dans telle ou telle opinion que parce qu’ils n’avoient pas été aussi loin que nous, nous devrions peut-être plutôt penser que c’est parce qu’ils avoient été plus loin, et que des expériences d’un temps plus reculé leur avoient fait sentir l’insufissance des systêmes dont nous nous contentons.

Il est vrai que lorsqu’on dit que le fœtus est formé du mélange des deux semences, on est bien éloigné d’avoir expliqué cette formation : mais l’obscurité, qui reste, ne doit pas être imputée à la maniere dont nous rationnons. Celui qui veut connoître un objet trop éloigné, et qui ne le découvre que confusément, réussit mieux que celui qui voit plus distinctement des objets qui ne sont pas celui-là.

Quoique je respecte infiniment Descartes, et que je croie, comme lui, que le fœtus est formé du mélange des deux semences, je ne puis croire que personne soit satisfait de l’explication qu’il en donne, ni qu’on puisse expliquer par une méchanique intelligible comment un animal est formé du mélange de deux liqueurs. Mais quoique la maniere dont ce prodige se fait demeure cachée pour nous, je ne l’en crois pas moins certain.


CHAPITRE XVII

Conjectures sur la formation du fœtus.


Dans cette obscurité sur la maniere dont le fœtus est formé du mélange des deux liqueurs, nous trouvons des faits qui sont peut-être plus comparables à celui-là que ce qui se passe dans le cerveau. Lorsque l’on mêle de l’argent et de l’esprit de nitre avec du mercure et de l’eau, les parties de ces matieres viennent d’elles-mêmes s’arranger pour former une végétation si semblable à un arbre, qu’on n’a pu lui en refuser le nom.[1]

Depuis la découverte de cette admirable végétation, l’on en a trouvé plusieurs autres : l’une, dont le fer est la base, imite si bien un arbre, qu’on y voit non seulement un tronc, des branches et des racines, mais jusqu’à des feuilles et des fruits.[2] Quel miracle, si une telle végétation se formoit hors de la portée de notre vue ! La seule habitude diminue le merveilleux de la plupart des phénomenes de la Nature[3] : on croit que l’esprit les comprend, lorsque les yeux y sont accoutumés. Mais pour le Philosophe, la difficulté reste : et tout ce qu’il doit conclure, c’est qu’il y a des faits certains dont il ne sauroit connoître les causes ; et que ses sens ne lui sont donnés que pour humilier son esprit.

On ne sauroit guere douter qu’on ne trouve encore plusieurs autres productions pareilles, si on les cherche, ou peut-être lorsqu’on les cherchera le moins. Et quoique celles-ci paroissent moins organisées que les corps de la plupart des animaux, ne pourroient-elles pas dépendre d’une même méchanique, et de quelques loix pareilles ? Les loix ordinaires du mouvement y suffiroient-elles, ou faudroit-il appeller au secours des forces nouvelles ?

Ces forces, tout incompréhensibles qu’elles sont, semblent avoir pénétré jusques dans l’Académie des Sciences de Paris, où l’on pese tant les nouvelles opinions avant que de les admettre. Un des plus illustres Membres de cette Compagnie, dont nos sciences regretteront long-temps la perte[4] ; un de ceux qui avoient pénétré le plus avant dans les secrets de la Nature, avoit senti la difficulté d’en réduire les opérations aux loix communes du mouvement, et avoit été obligé d’avoir recours à des forces qu’il crut qu’on recevroit plus favorablement sous le nom de rapports, mais rapports qui font que toutes les fois que deux substances qui ont quelque disposition à se joindre l’une avec l’autre, se trouvent unies ensemble ; s’il en survient une troisieme qui ait plus de rapport avec l’une des deux, elle s’y unit en faisant lâcher prise à l’autre.[5]

Je ne puis m’empêcher d’avertir ici que ces forces et ces rapports ne sont autre chose que ce que d’autres Philosophes plus hardis appellent attraction. Cet ancien terme, reproduit de nos jours, effaroucha d’abord les Phy siciens qui croyoient pouvoir expliquer sans lui tous les phénomenes de la Nature. Les Astronomes furent ceux qui sentirent les premiers le besoin d’un nouveau principe pour les mouvemens des corps célestes, et qui crurent l’avoir découvert dans ces mouvemens mêmes. La Chymie en a depuis reconnu la nécessité ; et les Chymistes les plus fameux aujourd’hui admettent l’attraction, et l’étendent plus loin que n’ont fait les Astronomes.

Pourquoi si cette force existe dans la Nature, n’auroit-elle pas lieu dans la formation du corps des animaux ? Qu’il y ait dans chacune des semences des parties destinées à former le cœur, la tête, les entrailles, les bras, les jambes ; et que ces parties ayent chacune un plus grand rapport d’union avec celle qui, pour la formation de l’animal, doit être sa voisine, qu’avec toute autre ; le fœtus se formera : et fût-il encore mille fois plus organisé qu’il n’est, il se formeroit.

On ne doit pas croire qu’il n’y ait dans les deux semences que précisément les parties qui doivent former un fœtus, ou le nombre de fœtus que la femelle doit porter : chacun des deux sexes y en fournit sans doute beaucoup plus qu’il n’est nécessaire. Mais les deux parties qui doivent se toucher étant une fois unies, une troisîeme, qui auroit pu faire la même union, ne trouve plus sa place, et demeure inutile. C’est ainsi, c’est par ces opérations répétées, que l’enfant est formé des parties du pere et de la mere, et porte souvent des marques visibles qu’il participe de l’un et de l’autre.

Si chaque partie est unie à celles qui doivent être ses voisines, et ne l’est qu’à celles-là, l’enfant naît dans sa perfection. Si quelques parties se trouvent trop éloignées, ou d’une forme trop peu convenable, ou trop foibles de rapport d’union pour s’unir à celles auxquelles elles doivent être unies, il naît un monstre par défaut. Mais s’il arrive que des parties superflues trouvent encore leur place, et s’unissent aux parties dont l’union étoit déjà suffisante, voilà un monstre par excès.

Une remarque sur cette derniere espece de monstres est si favorable à notre systême, qu’il semble qu’elle en soit une démonstration : c’est que les parties superflues se trouvent toujours aux mêmes endroits que les parties nécessaires. Si un monstre a deux têtes, elles sont l’une et l’autre placées sur un même cou, ou sur l’union de deux vertebres ; s’il a deux corps, ils sont joints de la même maniere. Il y a plusieurs exemples d’hommes qui naissent avec des doigts surnuméraires : mais c’est toujours à la main ou au pied qu’ils se trouvent. Or si l’on veut que ces monstres soient le produit de l’union de deux œufs, ou de deux fœtus, croira-t-on que cette union se fasse de telle maniere que les seules parties de l’un des deux qui se conservent se trouvent toujours situées aux mêmes lieux que les parties semblables de celui qui n’a souffert aucune destruction ? J’ai vu une merveille plus décisive encore sur cette matiere : c’est le squelette d’une espece de géant, qui n’a d’autre difformité qu’une vertebre de trop, placée dans la suite des autres vertebres, et formant avec elles une même épine.[6] Croira-t-on, pourra-t-on penser que cette vertebre soit le reste d’un fœtus ?

Si l’on veut que les monstres naissent de germes originairement monstrueux, la difficulté sera-t-elle moindre ? Pourquoi les germes monstrueux observeront-ils cet ordre dans la situation de leurs parties ? pourquoi des oreilles ne se trouveront-elles jamais aux pieds, ni des doigts à la tête ?

Quant aux monstres humains à tête de chat, de chien, de cheval, etc. j’attendrai à en avoir vu pour expliquer comment ils peuvent être produits. J’en ai examiné plusieurs qu’on disoit tels ; mais tout se réduisoit à quelques traits difformes : je n’ai jamais trouvé dans aucun individu, de partie qui appartînt incontestablement à une autre espece qu’à la sienne : et si l’on me faisoit voir quelque minotaure, ou quelque centaure, je croirois plutôt des alliances odieuses que des prodiges.

Il semble que l’idée que nous proposons sur la formation du fœtus satisferoit mieux qu’aucune autre aux phénomenes de la génération ; à la ressemblance de l’enfant, tant au pere qu’à la mere ; aux animaux mixtes qui naissent des deux especes différentes ; aux monstres, tant par excès que par défaut : enfin cette idée paroît la seule qui puisse subsister avec les observations de Harvey.




CHAPITRE XVIII

Conjectures sur l’usage des animaux spermatiques.


Mais ces petits animaux qu’on découvre au microscope dans la semence du mâle, que deviendront-ils ? À quel usage la Nature les aura-t-elle deitinés ? Nous n’imiterons point quelques Anatomistes qui en ont nié l’existence : il faudroit être trop malhabile à se servir du microscope, pour ne les pouvoir appercevoir. Mais nous pouvons très-bien ignorer leur emploi. Ne peuvent-ils pas être de quelqu’usage pour la production de l’animal, sans être l’animal même ? Peut-être ne servent-ils qu’à mettre les liqueurs prolifiques en mouvement ; à rapprocher par-là des parties trop éloignées ; et à faciliter l’union de celles qui doivent se joindre, en les faisant se présenter diversement les unes aux autres.

J’ai cherché plusieurs fois avec un excellent microscope s’il n’y avoit point d’animaux semblables dans la liqueur que la femme répand. Je n’y en ai point vu : mais je ne voudrois pas assurer pour cela qu’il n’y en eût pas. Outre la liqueur que je regarde comme prolifique dans les femmes, qui n’est peut-être qu’en fort petite quantité, et qui peut-être demeure dans la matrice, elles en répandent d’autres sur lesquelles on peut se tromper ; et mille circonstances rendront toujours cette expérience douteuse. Mais quand il y auroit des animaux dans la semence de la femme, ils n’y feroient que le même office qu’ils font dans celle de l’homme. S’il n’y en a pas, ceux de l’homme suffisent apparemment pour agiter et pour mêler les deux liqueurs. Que cet usage, auquel nous imaginons que les animaux spermatiques pourroient être destinés, ne vous étonne point : la Nature, outre ses agens principaux pour la production de ses ouvrages, emploie quelquefois des ministres subalternes. Dans les isles de l’Archipel on éleve avec grand soin une espece de moucherons qui travaillent à la fécondation des figues.[7]


  1. Arbre de Diane.
  2. Voyez Mém. de l’Acad. Royale des Sciences de Paris, ann. 1706.
  3. Quid non in miraculo est, cùm primùm in notitiam venit ?C. Plin. Nat. Hist. lib. VII. cap. i.
  4. M. Geoffroy.
  5. Mém. de l’Acad. des Scienc. de Paris, ann. 1718.
  6. Ce squelette singulier est à Berlin dans la salle anatomique de l’Académie Royale des Sciences et Belles-Lettres. En voici la description que M. Buddæus Professeur d’Anatomie m’a envoyée.
          En conformité de vos ordres, que j’ai reçus hier, j’ai l’honneur de vous mander très-humblement qu’il y a effectivement dans notre amphithéâtre un squelette qui a une vertebre de trop. Il est d’une grandeur de sept pieds, et S. M. le feu Roi l’a envoyé ici pour le garder à cause de sa rareté. Je l’ai examiné avec soin, et il se trouve que la vertebre surnuméraire doit être rangée à celles des lombes. Les vertebres du cou ont leurs marques particulieres, dont on les connoît tres-aisément : ainsi elle n’appartient fixement pas à elles ; moins encore à celles du dos, puisque les côtes les caractérisent. La premiere vertebre des lombes a sa conformité naturelle, par rapport à son union avec la douzieme du dos ; et la derniere des lombes a sa figure ordinaire pour s’appliquer a l’os sacrum. Ainsi il faut chercher la surnuméraire entre le reste des vertebres des lombes, c’est-à-dire, entre la premiere et la derniere lombaire.
  7. Voyez le voyage du Lev. de Tournefort.