PREMIERE PARTIE, Chapitres VII - XI

CHAPITRE VII (suite).

Jusqu’ici l’on n’observe aucune adhérence du fœtus au corps de la mere. La membrane qui contient la liqueur crystalline dans laquelle il nage, que les Anatomistes appellent l’amnios, nage elle-même dans la liqueur que contient le chorion, qui est cette poche que nous avons vue se former d’abord ; et le tout est dans la matrice sans aucune adhérence.

Au commencement de Décembre on découvre l’usage des caroncules spongieuses dont nous avons parlé, qu’on observe à la surface interne de la matrice, et que nous avons comparées aux bouts des mamelles des femelles. Ces caroncules ne sont encore collées contre l’enveloppe du fœtus que par le mucilage dont elles sont remplies : mais elles s’y unissent bientôt plus intimement en recevant les vaisseaux que le fœtus pousse, et servent de base au placenta.

Tout le reste n’est plus que différens degrés d’accroissement que le fœtus reçoit chaque jour. Enfin, le terme où il doit naître étant venu, il rompt les membranes dans lesquelles il étoit enveloppé ; le placenta se détache de la matrice ; et l’animal sortant du corps de la mere, paroît au jour. Les femelles des animaux mâchant elles-mêmes le cordon des vaisseaux qui attachoient le fœtus au placenta, détruisent une communication devenue inutile ; les Sages-femmes font une ligature à ce cordon, et le coupent.

Voilà quelles furent les observations de Harvey. Elles paroissent si peu compatibles avec le systême des œufs, et avec celui des animaux spermatiques, que si je les avois rapportées avant que d’exposer ces systêmes, j’aurois craint qu’elles ne prévinssent trop contr’eux, et n’empêchassent de les écouter.

Au lieu de voir croître l’animal par l’intus-susception d’une nouvelle matiere, comme il devroit arriver s’il étoit formé dans l’œuf de la femelle, ou si c’étoit le petit ver qui nage dans la semence du mâle ; ici c’est un animal qui se forme par la juxta-position de nouvelles parties. Harvey voit d’abord se former le sac qui le doit contenir : et ce sac, au lieu d’être la membrane d’un œuf qui se dilateroit, se fait sous ses yeux comme une toile dont il observe les progrès. Ce ne sont d’abord que des filets tendus d’un bout à l’autre de la matrice ; ces filets se multiplient, se serrent, et forment enfin une véritable membrane. La formation de ce sac est une merveille qui doit accoutumer aux autres.

Harvey ne parle point de la formation du sac intérieur, dont, sans doute, il n’a pas été témoin : mais il a vu l’animal qui y nage se former. Ce n’est d’abord qu’un point ; mais un point qui a la vie, et autour duquel toutes les autres parties venant s’arranger forment bientôt un animal.[1]




CHAPITRE VIII

Sentiment de Harvey sur la génération.


Toutes ces expériences, si opposées aux systêmes des œufs et des animaux spermatiques, parurent à Harvey détruire même le systême du mélange des deux semences, parce que ces liqueurs ne se trouvoient point dans la matrice. Ce grand homme désespérant de donner une explication claire et distincte de la génération, est réduit à s’en tirer par des comparaisons : il dit que la femelle est rendue féconde par le mâle, comme le fer, après qu’il a été touché par l’aimant, acquiert la vertu magnétique : il fait sur cette imprégnation une dissertation plus scholastique que physique ; et finit par comparer la matrice fécondée au cerveau, dont elle imite alors la substance. L’une conçoit le fœtus, comme l’autre les idées qui s’y forment ; explication étrange, qui doit bien humilier ceux qui veulent pénétrer les secrets de la Nature !

C’est presque toujours à de pareils résultats que les recherches les plus approfondies conduisent. On se fait un systême satisfaisant, pendant qu’on ignore les symptomes du phénomene qu’on veut expliquer : dès qu’on les découvre, on voit l’insuffisance des raisons qu’on donnoit, et le systême s’évanouit. Si nous croyons savoir quelque chose, ce n’est que parce que nous sommes fort ignorans.

Notre esprit ne paroît destiné qu’à raisonner sur les choses que nos sens découvrent. Les microscopes et les lunettes nous ont, pour ainsi dire, donné des sens au-dessus de notre portée, tels qu’ils appartiendroient à des intelligences supérieures, et qui mettent sans cesse la nôtre en défaut.


CHAPITRE IX

Tentatives pour accorder ces observations avec le systême des œufs.


Mais seroit-il permis d’altérer un peu les observations de Harvey ? Pourroit-on les interpréter d’une maniere qui les rapprochât du systême des œufs, ou des vers spermatiques ? Pourroit-on supposer que quelque fait eût échappé à ce grand homme ? Ce seroit, par exemple, qu’un œuf détaché de l’ovaire fût tombé dans la matrice, dans le temps que la premiere enveloppe se forme, et s’y fût renfermé ; que la seconde enveloppe ne fût que la membrane propre de cet œuf, dans lequel seroit renfermé le petit fœtus, soit que l’œuf le contînt avant même la fécondation, comme le prétendent ceux qui croient les œufs prolifiques ; soit que le petit fœtus y fût entré sous la forme de ver. Pourrôit-on croire enfin que Harvey se fût trompé dans tout ce qu’il nous raconte de la formation du fœtus ; que des membres déjà tout formés lui eussent échappé, à cause de leur mollesse et de leur transparence, et qu’il les eût pris pour des parties nouvellement ajoutées, lorsqu’ils ne faisoient que devenir plus sensibles par leur accroissement ? La premiere enveloppe, cette poche que Harvey vit se former de la maniere qu’il le raconte, seroit encore fort embarrassante. Son organisation primitive auroit-elle échappé à l’Anatomiste, ou se seroit-elle formée de la seule matiere visqueuse qui sort des mamelons de la matrice, comme les peaux qui se forment sur le lait ?

CHAPITRE X

Tentatives pour accorder ces observations avec le systême des animaux spermatiques.


Si l’on vouloit rapprocher les observations de Harvey du systême des petits vers ; quand même, comme il le prétend, la liqueur qui les porte ne seroit pas entrée dans la matrice, il seroit assez facile à quelqu’un d’eux de s’y être introduit, puisque son orifice s’ouvre dans le vagin. Pourroit-on maintenant proposer une conjecture qui pourra paroître trop hardie aux Anatomistes ordinaires, mais qui n’étonnera pas ceux qui sont accoutumés à observer les procédés des insectes, qui sont ceux qui sont les plus applicables ici ? Le petit ver introduit dans la matrice n’auroit-il point tissu la membrane qui forme la premiere enveloppe ? soit qu’il eût tiré de lui-même les fils que Harvey observa d’abord, et qui étoient tendus d’un bout à l’autre de la matrice ; soit qu’il eût seulement arrangé sous cette forme la matiere visqueuse qu’il y trouvoit. Nous avons des exemples qui semblent favoriser cette idée. Plusieurs insectes, lorsqu’ils sont sur le point de se métamorphoser, commencent par filer ou former de quelque matiere étrangere une enveloppe dans laquelle ils se renferment. C’est ainsi que le ver à soie forme sa coque : il quitte bientôt sa peau de ver ; et celle qui lui succede est celle de feve, ou de chrysalide, sous laquelle tous ses membres sont comme emmaillottés, et dont il ne sort que pour paraître sous la forme de papillon.

Notre ver spermatique, après avoir tissu sa premiere enveloppe, qui répond à la coque de soie, s’y renfermerait, s’y dépouillerait, et seroit alors sous la forme de chrysalide, c’est-à-dire, sous une seconde enveloppe, qui ne seroit qu’une de ses peaux. Cette liqueur crystalline renfermée dans cette seconde enveloppe, dans laquelle paroît le point animé, seroit le corps même de l’animal ; mais transparent comme le crystal, et mou jusqu’à la fluidité, et dans lequel Harvey auroit méconnu l’organisation. La mer jette souvent sur ses bords des matieres glaireuses et transparentes, qui ne paroissent pas beaucoup plus organisées que la matiere dont nous parlons, et qui sont cependant de vrais animaux. La premiere enveloppe du fœtus, le chorion, seroit son ouvrage ; la seconde, l’amnios, seroit sa peau.

Mais est-on en droit de porter de pareilles atteintes à des observations aussi authentiques, et de les sacrifier ainsi à des analogies et à des systêmes ? Mais aussi, dans des choses qui sont si difficiles à observer, ne peut-on pas supposer que quelques circonstances soient échappées au meilleur Observateur ?


CHAPITRE XI

Variétés dans les animaux.


L’Analogie nous délivre de la peine d’imaginer des choses nouvelles ; et d’une peine encore plus grande, qui est de demeurer dans l’incertitude. Elle plaît à notre esprit : mais plaît-elle à la Nature ?

Il y a sans doute quelqu’analogie dans les moyens que les différentes especes d’animaux emploient pour se perpétuer : car, malgré la variété infinie qui est dans la Nature, les changemens n’y sont jamais subits. Mais, dans l’ignorance où nous sommes, nous courons toujours risque de prendre pour des especes voisines des especes si éloignées, que cette analogie, qui d’une espece à l’autre ne change que par des nuances insensibles, se perd, ou du moins est méconnoissable dans les especes que nous voulons comparer.

En effet, quelles variétés n’observe-t-on pas dans la maniere dont différentes especes d’animaux se perpétuent !

L’impétueux taureau, fier de sa force, ne s’amuse point aux caresses : il s’élance à l’instant sur la genisse, il pénetre profondément dans ses entrailles, et y verse à grands flots la liqueur qui doit la rendre féconde.

La tourterelle, par de tendres gémissemens, annonce son amour : mille baisers, mille plaisirs précedent le dernier plaisir.

Un insecte à longues ailes[2] poursuit sa femelle dans les airs : il l’attrape ; ils s’embrassent, ils s’attachent l’un à l’autre ; et peu embarrassés alors de ce qu’ils deviennent, les deux amans volent ensemble, et se laissent emporter aux vents.

Des animaux[3] qu’on a long-temps méconnus, qu’on a pris pour des galles, sont bien éloignés de promener ainsi leurs amours. La femelle, sous cette forme si peu ressemblante à celle d’un animal, passe la plus grande partie de sa vie immobile et fixée contre l’écorce d’un arbre : elle est couverte d’une espece d’écaillé qui cache son corps de tous côtés ; une fente presqu’imperceptible est pour cet animal la seule porte ouverte à la vie. Le mâle de cette étrange créature ne lui ressemble en rien : c’est un moucheron, dont elle ne sauroit voir les infidélités, et dont elle attend patiemment les caresses. Après que l’insecte ailé a introduit son aiguillon dans la fente, la femelle devient d’une telle fécondité, qu’il semble que son écaille et sa peau ne soient plus qu’un sac rempli d’une multitude innombrable de petits.

La galle-insecte n’est pas la seule espece d’animaux dont le mâle vole dans les airs, pendant que la femelle sans ailes, et de figure toute différente, rampe sur la terre. Ces diamans dont brillent les buissons pendant les nuits d’automne, les vers luisans, sont les femelles d’insectes ailés, qui les perdraient vraisemblablement dans l’obscurité de la nuit, s’ils n’étoient conduits par le petit flambeau qu’elles portent.[4]

Parlerai-je d’animaux dont la figure inspire le mépris et l’horreur ? Oui : la Nature n’en a traité aucun en marâtre. Le crapaud tient sa femelle embrassée pendant des mois entiers.

Pendant que plusieurs animaux sont si empressés dans leurs amours, le timide poisson en use avec une retenue extrême : sans oser rien entreprendre sur sa femelle, ni se permettre le moindre attouchement, il se morfond à la suivre dans les eaux ; et se trouve trop heureux d’y féconder ses œufs, après qu’elle les y a jetés.

Ces animaux travaillent-ils à la génération d’une maniere si désintéressée ? ou la délicatesse de leurs sentimens supplée-t-elle à ce qui paroît leur manquer ? Oui, sans doute ; un regard peut être une jouissance ; tout peut faire le bonheur de celui qui aime. La Nature a le même intérêt à perpétuer toutes les especes : elle aura inspiré à chacune le même motif ; et ce motif, dans toutes, est le plaisir. C’est lui qui, dans l’espece humaine, fait tout disparoître devant lui ; qui, malgré mille obstacles qui s’opposent à l’union de deux cœurs, mille tourmens qui doivent la suivre, conduit les amans au but que la Nature s’est proposé.[5]

Si les poissons semblent mettre tant de délicatesse dans leur amour, d’autres animaux poussent le leur jusqu’à la débauche la plus effrénée. La Reine abeille a un sérail d’amans, et les satissait tous. Elle cache en vain la vie qu’elle mene dans l’intérieur de ses murailles ; en vain elle en avoit imposé même au savant Swarmerdam : un illustre Observateur[6] s’est convaincu par ses yeux de ses prostitutions. Sa fécondité est proportionnée à son intempérance ; elle devient mere de 30 et 40 mille enfans.

Mais la multitude de ce peuple n’est pas ce qu’il y a de plus merveilleux ; c’est de n’être point restreint à deux sexes, comme les autres animaux. La famille de l’abeille est composée d’un très-petit nombre de femelles, destinées chacune à être Reine, comme elle, d’un nouvel essaim ; d’environ deux mille mâles ; et d’un nombre prodigieux de neutres, de mouches sans aucun sexe, esclaves malheureux qui ne sont déstinés qu’à faire le miel, nourrir les petits dès qu’ils sont éclos, et entretenir par leur travail le luxe et l’abondance dans la ruche.

Cependant il vient un temps où ces esclaves se révoltent contre ceux qu’ils ont si bien servis. Dès que les mâles ont assouvi la passion de la Reine, il semble qu’elle ordonne leur mort, et qu’elle les abandonne à la fureur des neutres. Plus nombreux de beaucoup que les mâles, ils en font un carnage horrible : et cette guerre ne finit point que le dernier mâle de l’essaim n’ait été exterminé.

Voilà une espece d’animaux bien différens de tous ceux dont nous avons jusqu’ici parlé. Dans ceux-là deux individus formoient la famille, s’occupoient et suffisoient à perpétuer l’espece : ici la famille n’a qu’une seule femelle ; mais le sexe du mâle paroît partagé entre des milliers d’individus ; et des milliers encore beaucoup plus nombreux manquent de sexe absolument.

Dans d’autres especes, au contraire, les deux sexes se trouvent réunis dans chaque individu. Chaque limaçon a tout à la fois les parties du mâle et celles de la femelle : ces animaux s’attachent l’un à l’autre, s’entrelacent par de longs cordons, qui sont leurs organes de la génération ; et après ce double accouplement, chaque limaçon pond ses œufs.

Je ne puis omettre une singularité qui se trouve dans ces animaux. Vers le temps de leur accouplement la Nature les arme chacun d’un petit dard formé d’une matiere dure et crustacée.[7] Quelque temps après ce dard tombe de lui-même, sans doute après l’usage auquel il a servi. Mais quel est cet usage, quel est l’office de cet organe passager ? Peut-être cet animal si froid et si lent dans toutes ses opérations a-t-il besoin d’être excité par ces piqûres ? Des gens glacés par l’âge, ou dont les sens étoient émoussés, ont eu quelquefois recours à des moyens aussi violens, pour réveiller en eux l’amour. Malheureux ! qui tâchez par la douleur d’exciter des sentimens qui ne doivent naître que de la volupté, restez dans la léthargie et la mort ; épargnez-vous des tourmens inutiles : ce n’est pas de votre sang que Tibulle a dit que Vénus étoit née.[8] Il falloit profiter dans le temps des moyens que la Nature vous avoit donnés pour être heureux : ou si vous en avez profité, n’en poussez pas l’usage au-delà des termes qu’elle a prescrits ; au lieu d’irriter les fibres de votre corps, consolez votre ame de ce qu’elle a perdu.

Vous seriez cependant plus excusable encore que ce jeune homme qui, dans un mélange bizarre de superstition et de galanterie, se déchire la peau de mille coups aux yeux de sa maîtresse, pour lui donner des preuves des tourmens qu’il peut souffrir pour elle, et des assurances des plaisirs qu’il lui fera goûter.

On ne finiroit point si l’on parloit de tout ce que l’attrait de cette passion a fait imaginer aux hommes pour leur en faire excéder ou prolonger l’usage. Innocent limaçon, vous êtes peut-être le seul pour qui ces moyens ne soient pas criminels ; parce qu’ils ne sont chez vous que les effets de l’ordre de la Nature. Recevez et rendez mille fois les coups de ces dards dont elle vous a armés. Ceux qu’elle a réservés pour nous sont des soins et des regards.

Malgré ce privilege qu’a le limaçon de posséder tout à la fois les deux sexes, la Nature n’a pas voulu qu’ils pussent se passer les uns des autres ; deux sont nécessaires pour perpétuer l’espece.[9]


  1. GUILLELM. HARVEY, de cervarum et damarum coïtu. Exercit. LXVI.
  2. La demoiselle, perla en latin.
  3. Hist. des insectes de M. de Reaumur, tome IV.
  4. Hist. de l’Acad. des Scienc. an. 1723.
  5.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  Ita capta lepore,
        Illecebrisque tuis omnis natura animantum,
        Te sequitur cupidè, quo quamque inducere pergis.
                                                                   Lucret. lib. I.
  6. Hist. des insect. de M. de Reaumur, t. V. p. 504.
  7. Heister de cochleis.
  8.  .  .  .  .  .  .  .  .  Is sanguine natam
        Is Venerem, et rapido sentiat esse mari.
                                       Tibull. lib. I. Eleg. II.
  9. Mutuis animis amant, amantur. Catull. Carm. XLIII.