Utilisateur:Zyephyrus/Pantagruel modernisé

FRANCOIS RABELAIS

PANTAGRUEL

roy des Dipsodes restitué à son naturel avec ses faictz et prouesses espoventables

composez par feu M. Alcofribas abstracteur de quinte essence


MDXXXII

On les vend à Lyon chez Francoys Juste, devant Nostre Dame de Confort.


DIZAIN DE MAITRE HUGUES SALEL A L'AUTEUR DE CE LIVRE

Si, pour mêler profit avec douceur,
Un auteur est apprécié grandement,
Tu seras apprécié, sois-en bien sûr ;
Je le sais bien, car toi, pertinemment,
En ce petit livre, sous un plaisant argument,
Tu fais une oeuvre qui profite;
Je crois donc voir un nouveau Démocrite
Qui se rit des faits de notre vie humaine.
Poursuis donc! Si l'on ne reconnaît ton mérite
Ici-bas, on le fera au céleste domaine.

Prologue

Très illustres et très valeureux champions, gentilshommes et autres, qui volontiers vous adonnez à toutes occupations nobles et honorables, vous avez naguère vu, lu et su les Grandes et Inestimables Chroniques de l'énorme géant Gargantua; comme de vrais croyants et en hommes de goût, vous y avez ajouté foi, et vous y avez maintes fois pris votre passe-temps avec les honorables dames et demoiselles, leur en faisant de beaux et longs récits, lorsque vous n'aviez rien de précis à vous dire, ce qui vous rend bien dignes de grandes louanges et de mémoire sempiternelle. Et j'ai grand désir que chacun laisse son travail personnel, ne se soucie pas de ses occupations et oublie ses propres affaires, pour vaquer entièrement à ces récits, sans avoir l'esprit détourné ni occupé en autre lieu, jusqu'à ce qu'il les sache par coeur, afin que, si d'aventure l'art de l'imprimerie disparaissait, ou bien au cas où tous les livres périraient, chacun pût dans l'avenir les enseigner clairement à ses enfants, et les donner comme de la main à la main à ses successeurs et à ses survivants, ainsi qu'une tradition sacrée, car on en tire plus de fruit que ne le pensent peut-être un tas de gros outrecuidants tout couverts de croûtes, qui comprennent ces petites joyeusetés encore moins que Raclet ne comprend les Institutes. J'ai connu un bon nombre de grands et puissants seigneurs qui allaient courir la grosse bête ou chasser les canes; s'il leur arrivait de ne pas rencontrer la bête sur les brisées ou si le faucon se mettait à planer, en voyant la proie s'enfuir à tire-d'aile, ils étaient bien contrits, comme vous le comprenez facilement; mais leur seul refuge pour reprendre coeur, et pour ne pas se morfondre, était de se remettre en mémoire les inestimables faits de Gargantua. Il y en a d'autres dans le monde (ce ne sont pas des fariboles) qui, en proie à de violents maux de dents, après avoir dépensé tous leurs biens en médecins sans en tirer le moindre profit, n'ont pas trouvé de remède plus expédient que de mettre les Chroniques entre deux beaux linges bien chauds et de les appliquer à l'endroit de la douleur, les saupoudrant d'un peu de poudre de perlimpinpin. Mais que dirai-je des pauvres vérolés et goutteux? Oh! combien de fois les avons-nous vus, au moment où ils étaient bien enduits et abondamment graissés, où leur visage reluisait comme le verrou d'un saloir, où les dents leur tressaillaient comme les touches d'un clavier d'orgue ou d'épinette quand on joue dessus, et où le gosier leur écumait comme celui d'un verrat que le vautrait a acculé contre les toiles! Que faisaient-ils alors? Toute leur consolation était de se faire lire une page de ce livre, et nous en avons vu qui se donnaient à cent pipes de vieux diables au cas où, lorsqu'on les tenait dans les limbes, ils n'auraient pas senti, ni plus ni moins que les femmes en couches quand on leur lit la vie de sainte Marguerite, un soulagement manifeste à la lecture de ce livre. N'est-ce rien, cela? Trouvez-moi un livre, en quelque langue, en quelque discipline et science que ce soit, qui ait telles vertus, telles propriétés et prérogatives, et je paierai une chopine de tripes. Non, Messieurs, non. Il est hors pair, incomparable et sans égal. Je le maintiens jusques au feu exclusivement. Et ceux qui voudraient maintenir le contraire, appelez-les dupeurs, prédestinateurs, imposteurs et suborneurs. Il est bien vrai que l'on trouve certaines propriétés occultes en certains livres de haute futaie, au nombre desquels l'on compte Vide-Pots, Roland furieux, Robert le Diable, Fierabras, Guillaume sans peur, Huon de Bordeaux, Montevieille et Matabrune; mais ils ne sont pas comparables à celui dont nous parlons. Les gens ont bien reconnu par expérience infaillible le grand profit et la grande utilité que l'on tire de cette Chronique Gargantuine: car en deux mois il en a été vendu par les imprimeurs plus qu'on n'achètera de Bibles en neuf ans. Voulant donc, moi, votre humble esclave, accroître encore plus vos passe-temps, je vous offre à présent un autre livre du même acabit, si ce n'est qu'il est un peu plus objectif et digne de foi que l'autre. Car ne croyez pas (si vous y ne voulez pas vous égarer sciemment) que j'en parle comme les Juifs parlaient de la Loi. Je ne suis pas né en une telle planète et il ne m'est jamais arrivé de mentir, ou d'affirmer quelque chose qui ne fût pas véritable. J'en parle comme un gaillard onocrotale, que dis-je? comme un crotte-notaire des amants martyrs, et croque-notaire des amours: Nous témoignons de ce que nous avons vu. Il s'agit des horribles faits et prouesses de Pantagruel, aux gages de qui j'étais depuis l'instant que je fus hors de page jusqu'au moment présent, où il m'a donné congé de venir visiter mon pays à vaches, pour savoir si j'avais quelque parent de vivant. Aussi, pour mettre fin à ce prologue, tout comme je me donne à cent mille paniers de beaux diables, corps et âme, tripes et boyaux, au cas où je mente d'un seul mot dans toute l'histoire, pareillement, que le feu saint Antoine vous brûle, que le haut mal vous chavire, que la crise foudroyante, le chancre vous courent aux trousses, que la chiasse sanglante vous vienne, que Le feu vénérien attrapé au ricrac Aussi menu que poil de vache, Encore renforcé par le vif argent Vous entre dans le fondement; et comme Sodome et Gomorrhe, puissiez-vous tomber en soufre, en feu et en abîme au cas où vous ne croiriez pas fermement tout ce que je vous raconterai en cette présente Chronique! De l'origine et de l'antique lignage du grand Pantagruel CHAPITRE 1 Il ne sera pas inutile ou superflu, vu que nous en avons le temps, de vous rappeler la prime origine et l'ascendance de notre bon Pantagruel: car je vois que tous les bons historiographes ont ainsi composé leurs chroniques, non seulement les Arabes, les Barbares et les Latins, mais aussi les Grecs, les Païens, qui furent buveurs éternels. Vous devez donc noter qu'au commencement du monde (je parle d'un temps lointain, il y a plus de quarante quarantaines de muids, pour employer le système des anciens Druides), peu après qu'Abel fut occis par son frère Caïn, la terre gorgée du sang du juste se montra une certaine année si fertile en tous fruits, qui de ses flancs nous sont produits, et en particulier en nèfles, que, de tradition immémoriale, ce nom lui demeura: l'année des grosses nèfles, car il n'en fallait que trois pour faire un boisseau. Cette année-là on trouva des calendes dans les bréviaires des Grecs. Mars ne tomba pas en carême, et la mi-août eut lieu en mai. Au mois d'octobre, il me semble, ou de septembre peut-être (pour éviter toute erreur, ce dont je tiens à me garder soigneusement), eut lieu la semaine, si renommée dans les annales, que l'on nomme la semaine des trois jeudis (car il y en eut trois, pour cause d'anomalie bissextile), où le soleil s'en alla quelque peu de guingois vers la gauche, où la lune varia de son cours de plus de cinq toises, et où l'on perçut manifestement le mouvement de trépidation dans le firmament dit aplane, si bien que l'étoile centrale de la Pléiade laissa ses compagnes pour décliner vers la ligne équinoxiale, et que l'étoile nommée l'Epi laissa la Vierge, pour se retirer vers la Balance; ce sont des accidents bien épouvantables et des questions si dures et si coriaces que les astrologues n'y mordent mie; il faut dire qu'ils auraient les dents bien longues s'ils pouvaient atteindre jusque-là! Rendez-vous bien compte que les gens mangeaient volontiers de ces nèfles, car elles étaient d'un bel aspect et d'un goût délicieux; mais tout ainsi que Noé, le saint homme (envers qui nous sommes bien obligés et bien reconnaissants de ce qu'il nous planta la vigne, d'où nous vient cette divine, délicieuse, précieuse, céleste, joyeuse et déifique boisson qu'on nomme le piot), fut trompé en le buvant, car il ignorait combien grandes étaient sa vertu et sa puissance, de même hommes et femmes de ce temps mangeaient avec grand plaisir de ce beau et gros fruit. Mais il leur arriva des accidents bien divers: ils furent tous atteints d'une enflure du corps très horrible, mais pas tous au même endroit. Car il y en avait qui enflaient du ventre, et leur ventre devenait bossu comme une grosse tonne, d'où l'expression: Ventre... omnipotent; ils furent tous gens de bien et joyeux lurons, et c'est de cette race que naquirent saint Pansart et Mardi-Gras. Les autres enflaient des épaules, et ils étaient tellement bossus qu'on les appelait montifères, c'est-à-dire porte-montagnes; vous en voyez encore par le monde en divers sexes et en diverses classes, et c'est de cette race qu'est issu Esope, dont vous pouvez lire les beaux faits et les belles paroles. Les autres enflaient en longueur du membre qu'on nomme le laboureur du champ de nature, de telle sorte qu'ils l'avaient prodigieusement long, grand, gras, gros, vert et dressé en crête à l'antique, si bien qu'ils s'en servaient de ceinture, s'en entourant le corps cinq ou six fois; et s'il advenait qu'il fût en forme et eût le vent en poupe, à les voir vous eussiez dit que ces gens tenaient leurs lances sur l'arrêt pour jouter à la quintaine. Et de cette race, on n'en trouve plus, comme le disent les femmes, car elles se plaignent continuellement qu' Il n'en est plus de ces gros, etc. vous savez le reste de la chanson. D'autres se développaient en matière de couilles si démesurément qu'avec trois on emplissait bien un muid. C'est d'eux que descendent les couilles de Lorraine, qui jamais n'habitent en la braguette: elles tombent au fond des chausses. D'autres se développaient par les jambes, et à les voir vous auriez dit que c'étaient des grues ou des flamants, ou bien des gens avançant sur des échasses, et en grammaire les jeunes potaches les appellent Enjambements. Chez d'autres c'était le nez qui se développait tellement qu'il ressemblait au tube d'un alambic, tout diapré, tout étincelé de bubelettes, pullulant, empourpré, à pompettes, tout émaillé, tout boutonné et blasonné de gueules, tel que vous avez vu le chanoine Panzoult et Pied-de-Bois, médecin d'Angers; de cette race il en était peu qui aimassent la tisane, mais tous furent amateurs du jus de septembre. C'est de là que Nason et Ovide tirèrent leur origine, ainsi que tous ceux dont il est écrit: "N'ai-mer que toi mon Dieu". D'autres se développaient par les oreilles, lesquelles ils avaient si grandes que d'une seule ils se faisaient un pourpoint, des chausses et un sayon, et que de l'autre ils se couvraient comme d'une cape espagnole, et l'on dit qu'en Bourbonnais subsiste encore cette race, d'où l'expression: "Oreilles de Bourbonnais". Les autres se développaient de toute la longueur du corps. Et c'est d'eux que sont venus les Géants, et par eux Pantagruel; Et le premier fut Chalbroth, Qui engendra Sarabroth, Qui engendra Faribroth, Qui engendra Hurtaly, qui fut gros mangeur de soupes et régna au temps du déluge, Qui engendra Nembroth, Qui engendra Atlas, qui à l'aide de ses épaules empêcha le ciel de tomber, Qui engendra Goliath, Qui engendra Eryx, qui fut l'inventeur du jeu des gobelets, Qui engendra Titye, Qui engendra Eryon, Qui engendra Polyphème, Qui engendra Cacus, Qui engendra Etion, qui fut le premier à avoir la vérole parce qu'il ne but pas frais en été, comme en témoigne Bartachim, Qui engendra Encelade, Qui engendra Cée, Qui engendra Typhée, Qui engendra Aloe, Qui engendra Othe, Qui engendra Egéon, Qui engendra Briarée, qui avait cent mains, Qui engendra Porphirion, Qui engendra Adamastor, Qui engendra Antée, Qui engendra Agathon, Qui engendra Porus, contre qui Alexandre le Grand combattit, Qui engendra Aranthas, Qui engendra Gabbara, qui fut le premier à inventer la mode de lever le coude, Qui engendra Goliath, de Secundille, Qui engendra Offot, qui eut terriblement beau nez à force de boire au baril, Qui engendra Artachées, Qui engendra Oromédon, Qui engendra Gemmagog, qui fut l'inventeur des souliers à poulaine, Qui engendra Sisyphe, Qui engendra les Titans, desquels naquit Hercule, Qui engendra Enay, qui fut très habile pour ôter les sarcoptes des mains, Qui engendra Fierabras, qui fut vaincu par Olivier, pair de France, compagnon de Roland, Qui engendra Morgan, qui fut le premier homme à jouer aux dés avec ses bésicles, Qui engendra Fracassus, dont a parlé Merlin Coccaie, D'où naquit Ferragus, Qui engendra Gobe-Mouches, qui fut le premier à inventer la mode de fumer les langues de boeuf au feu de bois, car auparavant on les salait comme les jambons, Qui engendra Mord-Mottes Qui engendra Lambin, Qui engendra Gayoffe, qui avait les couilles en peuplier et la verge en cormier, Qui engendra Mâchefoin, Qui engendra Brûlefer, Qui engendra Avalevent, Qui engendra Galehaut, qui fut l'inventeur des flacons, Qui engendra Mirelangault, Qui engendra Galaffre, Qui engendra Lourdaud, Qui engendra Roboastre, Qui engendra Sortibrant de Coïmbre, Qui engendra Brushant de Mommière, Qui engendra Bruyer, qui fut vaincu par Ogier le Danois, pair de France, Qui engendra Mabrun, Qui engendra Foutrânon, Qui engendra Hacquelebac, Qui engendra Vitgrenat, Qui engendra Grand Gousier, Qui engendra Gargantua, Qui engendra le noble Pantagruel, mon maître. Je comprends bien que, lisant ce passage, vous concevez intérieurement quelque doute, à juste titre, et vous demandez comment il est possible que les choses soient ainsi, vu que, au temps du déluge, tout le monde périt sauf Noé et sept personnes qui étaient avec lui dans l'Arche, parmi lesquelles ne se trouvait pas Hurtaly ci-dessus mentionné. La question est bien posée, indubitable, et bien claire; mais la réponse vous satisfera, ou alors j'ai l'esprit bien bouché. Et, puisque je n'y étais pas pour vous en parler comme je le voudrais, je vous alléguerai l'autorité des Massorètes, braves couillons et beaux cornemuseux hébraïques, qui affirment qu'assurément ledit Hurtaly n'était pas dans l'Arche de Noé; en effet il n'aurait pas pu y entrer, car il était trop grand; mais il était dessus à cheval, une jambe de-ci, une jambe de-là, comme les petits enfants sur les chevaux de bois et comme le gros Taureau de Berne, tué à Marignan, qui chevauchait comme monture un gros canon pierrier (c'est une bête qui va l'amble élégamment et guillerettement, pas d'hésitation!). C'est ainsi que, après Dieu, il sauva l'Arche du naufrage, car il lui donnait le branle avec les jambes, et, de son pied, comme d'un gouvernail de navire, il la dirigeait où il voulait. Ceux qui étaient dedans lui envoyaient par une cheminée ce qu'il fallait de vivres, en reconnaissance du service qu'il leur rendait, et quelquefois ils discutaient ensemble, comme le faisait Icaroménippe avec Jupiter à ce que rapporte Lucien. Avez-vous bien tout compris? Buvez donc un bon coup sans eau. Car, si vous ne le croyez pas, moi non plus, dit la chanson. De la nativité du très redouté Pantagruel CHAPITRE 2 Gargantua, en son âge de quatre cent quatre-vingt quarante-quatre ans, engendra son fils Pantagruel de sa femme, nommée Badebec, fille du roi des Amaurotes en Utopie, qui mourut en couches: car il était si prodigieusement grand et lourd qu'il ne put voir le jour sans étouffer sa mère. Mais, pour comprendre pleinement la cause et la raison du nom qui lui fut donné à son baptême, vous noterez que, cette année-là, la sécheresse fut si grande en Afrique qu'il se passa trente-six mois, trois semaines, quatre jours, treize heures et un peu plus, sans pluie, sous un soleil si furieusement chaud que toute la terre en était desséchée: même au temps d'Elie elle ne fut pas plus échauffée qu'elle ne le fut alors, car il n'y avait pas un seul arbre sur terre qui eût feuille ou fleur. Les herbes étaient sans verdure, les rivières taries, les sources à sec; les pauvres poissons, privés de l'élément qui est le leur, errant et gémissant lamentablement sur la terre; les oiseaux tombant du ciel faute d'humidité; les loups, les renards, les cerfs, les sangliers, les daims, les lièvres, les lapins, les belettes, les fouines, les blaireaux et les autres bêtes, on les trouvait morts dans les champs, la gueule ouverte. En ce qui concerne les hommes, c'était la grande pitié. Vous les auriez vus tirant la langue, comme des lévriers qui ont couru six heures; plusieurs se jetaient au fond des puits; d'autres se mettaient sous le ventre d'une vache pour être à l'ombre, et Homère les appelle les Asséchés. Tout le continent était échoué sur le sable. C'était pitié de voir la peine que se donnaient les hommes pour se protéger de cette horrifique altération, car il y avait bien à faire pour éviter que l'eau bénite dans les églises ne s'épuisât, mais l'on prit de telles dispositions, sur le conseil de messieurs les cardinaux et du Saint Père, que personne n'osait en prendre plus d'une tirée. Et encore, quand quelqu'un entrait dans l'église, vous auriez vu des vingtaines de pauvres altérés qui venaient au derrière de celui qui la distribuait, la gueule ouverte pour en avoir quelque gouttelette, comme le mauvais riche, afin que rien ne se perdît. O bienheureux celui qui cette année-là eut cave fraîche et bien garnie! Le Philosophe, en recherchant la raison pour laquelle l'eau de la mer est salée, raconte que, au temps où Phébus laissa conduire son chariot de lumière par son fils Phaéton, celui-ci, inexpérimenté en cet art et ne sachant pas suivre la ligne écliptique entre les deux tropiques de la sphère du soleil, s'écarta de son chemin et s'approcha tellement de la terre qu'il mit à sec toutes les contrées sous-jacentes, brûlant une grande partie du ciel, que les Philosophes appellent Voie lactée et que les siffle-chopes nomment le chemin de saint Jacques, bien que les poètes les plus distingués disent que c'est la contrée où tomba le lait de Junon lorsqu'elle allaita Hercule: alors la terre en fut tellement échauffée qu'il lui vint une sueur énorme, et de cette sueur elle sua toute la mer, qui est salée pour cette raison que toute sueur est salée, ce que vous vérifierez si vous voulez goûter la vôtre, ou bien celle des vérolés quand on les fait suer, peu m'importe. C'est presque la même chose qui arriva cette année-là, car, un jour de vendredi où tout le monde s'était mis en dévotions et faisait une belle procession avec force litanies et beaux psaumes, suppliant Dieu tout-puissant de bien vouloir tourner son regard clément vers une telle détresse, on vit distinctement sortir de terre de grosses gouttes d'eau, comme quand une personne sue abondamment. Et le pauvre peuple commença à se réjouir comme s'il avait dû en tirer quelque profit, car certains disaient qu'il n'y avait en l'atmosphère goutte d'humidité qui permît d'espérer la pluie, et que c'était la terre qui suppléait au manque. Les autres, gens savants, disaient que c'était une pluie des Antipodes, se fondant sur le récit de Sénèque au livre quatre des Questions naturelles, quand il parle de l'origine et de la source du Nil; mais ils se trompaient, car, une fois la procession finie, alors que chacun voulait recueillir de cette rosée, et en boire à plein godet, ils s'aperçurent que ce n'était que saumure, encore plus mauvaise et plus salée que n'était l'eau de la mer. Et parce que c'est en ce jour même que naquit Pantagruel, son père lui donna ce nom: car panta, en grec, signifie tout, et gruel, en langue mauresque, signifie altéré; il voulait indiquer qu'à l'heure de sa nativité le monde était tout altéré, et il voyait en esprit prophétique qu'il serait un jour dominateur des altérés, ce qui lui fut révélé à ce moment même par un autre signe plus évident. Car, alors que sa mère Badebec l'enfantait et que les sages-femmes attendaient pour le recevoir, sortirent d'abord de son ventre soixante-huit muletiers, tirant chacun par le licol un mulet tout chargé de sel; il sortit ensuite neuf dromadaires chargés de jambons et de langues de boeuf fumées, sept chameaux chargés de petites anguilles, puis vingt-cinq charretées de poireaux, d'aulx, d'oignons et de ciboules: ce qui épouvanta bien les sages-femmes, mais certaines d'entre elles disaient: "Voici de bonnes provisions. En effet nous buvions en chiches, buvons maintenant en Suisses; c'est bon signe, cela fouette la soif." Et comme elles caquetaient entre elles en ces menus propos, voici sortir Pantagruel, tout velu comme un ours; à sa vue l'une d'elles en esprit prophétique dit: "Il est né couvert de poils, il fera des merveilles; et, s'il vit, il aura de l'âge." De la douleur que manifesta Gargantua pour la mort de sa femme Badebec CHAPITRE 3 Quand Pantagruel fut né, qui fut bien ébahi et perplexe? Ce fut Gargantua son père. Car, voyant d'un côté sa femme Badebec morte, et de l'autre son fils Pantagruel né si beau et si grand, il ne savait que dire ni que faire, et l'embarras qui troublait son esprit, c'était de ne pas savoir s'il devait pleurer de douleur à cause de sa femme, ou rire de joie à cause de son fils. D'un côté et de l'autre, il avait des arguments sophistiques qui l'étranglaient, car il les concevait bien et les énonçait clairement, mais il ne pouvait en tirer de conclusion, et de ce fait, il se trouvait empêtré comme une souris prise au piège ou un milan au lacet. "Pleurerai-je? disait-il. Oui, et pourquoi? Ma si bonne femme est morte, elle qui était la plus ceci, la plus cela au monde. Jamais je ne la reverrai, jamais je ne retrouverai sa pareille: c'est pour moi une perte inestimable! O mon Dieu, que t'avais-je fait pour que tu me punisses ainsi? Pourquoi ne m'as-tu pas envoyé la mort à moi le premier? Car, pour moi, vivre sans elle, ce n'est que languir. Ah, Badebec, ma mignonne, m'amie, mon petit con (il y avait bien tout de même trois arpents et deux setiers à cultiver), ma tendrette, ma braguette, ma vergette, ma chaussette, jamais je ne te reverrai! Ah, pauvre Pantagruel, tu as perdu ta bonne mère, ta douce nourrice, ta dame très aimée. Ah, mort cruelle, quel mal, quel outrage tu me fais en m'enlevant celle à qui l'immortalité appartenait de droit!" Et, en disant cela, il pleurait comme une vache. Mais tout aussitôt il riait comme un veau, quand Pantagruel lui venait en mémoire. "Ho, mon petit fils, disait-il, mon couillon, mon peton, que tu es joli, et comme je suis reconnaissant à Dieu de m'avoir donné un si beau fils, si joyeux, si rieur, si joli. Ho, ho, ho, ho, je suis bien aise! Buvons, ho! laissons là toute mélancolie! Apporte du meilleur, rince les verres, mets la nappe, chasse ces chiens, souffle ce feu, allume la chandelle, ferme cette porte, coupe le pain pour la soupe, ouvre à ces pauvres, donne-leur ce qu'ils demandent! Tiens ma robe, que je me mette en pourpoint pour fêter nos commères." En disant cela, il entendit les litanies et les Mémentos des prêtres qui portaient sa femme en terre; il laissa donc là ses joyeux propos, et subitement sa pensée fut entraînée ailleurs, et il dit: "Seigneur Dieu, faut-il que je m'afflige encore? Cela m'est dur; je ne suis plus tout jeune, je deviens vieux, le temps est malsain, je pourrais prendre quelque fièvre, me voilà accablé. Foi de gentilhomme, mieux vaut pleurer moins, et boire davantage! Ma femme est morte, eh bien! par Dieu (sauf votre respect!) je ne la ressusciterai pas par mes pleurs; elle est bien, elle est au paradis pour le moins, sinon mieux; elle prie Dieu pour nous; elle est bien heureuse, elle ne se soucie plus de nos misères ni de nos malheurs. C'est ce qui nous pend au nez, que Dieu garde celui qui reste! Il faut que je pense à en trouver une autre. "Mais voici ce que vous ferez, dit-il aux sages-femmes (où sont-elles? bonnes gens, je n'en vois pas de sages); allez à son enterrement, et pendant ce temps je resterai ici à bercer mon fils, car je me sens bien fort altéré, et je serais en danger de tomber malade; mais buvez un bon coup auparavant: vous vous en trouverez bien, croyez-moi sur l'honneur." Obtempérant à ces ordres, elles allèrent à l'enterrement et aux funérailles, et le pauvre Gargantua demeura au logis. Pendant ce temps il composa une épitaphe, destinée à être gravée, en la façon que voici: ELLE EN MOURUT, DU MAL D'ENFANT, LA NOBLE BADEBEC, ELLE EN QUI JE VOYAIS TANT DE JOLIESSE, CAR ELLE AVAIT VISAGE DE REBEC, CORPS D'ESPAGNOLE ET VENTRE DE SUISSESSE, PRIEZ DIEU AFIN QU'IL LUI SOIT PROPICE, QU'IL PARDONNE SI EN RIEN ELLE L'OFFENSA. CI-GIT SON CORPS, LEQUEL A VECU SANS VICE, ET MOURUT L'AN ET LE JOUR OU ELLE TREPASSA. De l'enfance de Pantagruel CHAPITRE 4 Je trouve chez les anciens historiographes et chez les anciens poètes qu'il y eut dans ce monde des naissances de genres bien étranges, qui seraient trop longues à raconter. Lisez le livre VII de l'Histoire naturelle de Pline, si vous en avez le loisir. Mais vous n'avez jamais entendu parler d'une enfance aussi prodigieuse que celle de Pantagruel, car c'était chose difficile à croire, que la façon dont il grandit en taille et en force en peu de temps; et ce que fit Hercule qui, au berceau, tua les deux serpents n'était rien, car ces serpents étaient bien petits et frêles; mais Pantagruel, encore au berceau, fit des choses bien épouvantables. Je ne dirai pas ici comment à chacun de ses repas il engloutissait le lait de quatre mille six cents vaches, et comment, pour lui faire un poêlon destiné à cuire sa bouillie, on occupa tous les poêliers de Saumur en Anjou, de Villedieu en Normandie, de Bramont en Lorraine, ni comment on lui donnait cette bouillie dans une grande auge qui est encore à présent à Bourges, près du palais; mais ses dents s'étaient déjà tellement développées et fortifiées qu'il brisa un grand morceau de l'auge, comme cela est très nettement visible. Un beau jour, vers le matin, où l'on voulait lui faire téter une de ses vaches (car en fait de nourrices il n'en eut jamais d'autres, comme le dit l'histoire), il se libéra un bras des liens qui l'attachaient au berceau, vous prend la vache par dessous le jarret, lui mangea les deux tétines et la moitié du ventre, avec le foie et les rognons, et il l'aurait toute dévorée, n'eût été qu'elle poussait d'horribles cris, comme si les loups la tenaient aux jambes; ces cris firent accourir les gens qui ôtèrent la vache à Pantagruel; mais ils eurent beau faire, le jarret lui resta entre les mains, et il le mangeait très bien, comme vous feriez d'une saucisse; et quand on voulut lui ôter l'os, il l'avala promptement, aussi vite qu'un cormoran avalerait un petit poisson; et après il commença à dire: "Bon! bon! bon!", car il ne savait pas encore bien parler, voulant faire comprendre qu'il avait trouvé cela fort bon, et qu'il ne demandait qu'à recommencer. Voyant cela, ceux qui le servaient le lièrent avec des câbles gros comme ceux que l'on fabrique à Tain pour transporter le sel à Lyon, ou comme ceux de la grande nef Françoise qui est au port du Havre en Normandie. Mais, un jour qu'un grand ours, que nourrissait son père, s'échappa et venait lui lécher le visage, car les nourrices ne lui avaient pas torché bien à fond les babines, il se défit de ces câbles aussi facilement que Samson parmi les Philistins, et vous prit Messire de l'Ours, vous le mit en pièces comme un poulet, et s'en fit un bon régal pour ce repas. A la suite de quoi Gargantua, craignant qu'il ne se blessât, fit faire quatre grosses chaînes de fer pour le lier, et fit mettre des arcs-boutants, bien ajustés, à son berceau. Et de ces chaînes vous en avez une à La Rochelle; on la lève le soir entre les deux grosses tours du port; l'autre est à Lyon, la troisième à Angers, et la quatrième fut emportée par les diables pour lier Lucifer, qui en ce temps-là se déchaînait à cause d'une colique qui le faisait extraordinairement souffrir car il avait mangé l'âme d'un huissier en fricassée pour son déjeuner. Aussi pouvez-vous bien croire Nicolas de Lyra, qui dit, à propos du passage du Psautier: "Et Og, roi de Basan", que Og, encore petit, était si fort et si robuste qu'il fallait le lier avec des chaînes de fer dans son berceau. Et ainsi Pantagruel demeura calme et tranquille, car il ne pouvait pas briser si facilement ces chaînes, d'autant qu'il n'avait pas assez de place dans son berceau pour donner une impulsion avec ses bras. Mais voici ce qui arriva un jour de grande fête où son père Gargantua donnait un beau banquet à tous les princes de sa cour. Je crois bien que tous les serviteurs de la cour étaient si occupés au service du festin que l'on ne se souciait pas du pauvre Pantagruel, et ainsi il était laissé en plan. Que fit-il? Ce qu'il fit, mes bonnes gens? Ecoutez. Il essaya de rompre les chaînes du berceau avec les bras; mais il ne put, car elles étaient trop fortes. Alors il trépigna tant qu'avec ses pieds il brisa le bout de son berceau, fait pourtant d'une grosse poutre de sept empans au carré, et, dès qu'il eut mis les pieds dehors, il se laissa glisser du mieux qu'il put, de sorte qu'il touchait terre avec ses pieds, et alors avec grande vigueur il se mit debout, emportant sur l'échine son berceau ainsi lié, comme une tortue qui monte contre une muraille; et à le voir on avait l'impression que ce fût une grande caraque de cinq cents tonneaux qui fût debout. En cet appareil, il entra dans la salle où l'on banquetait, et si crânement qu'il épouvanta bien l'assistance; mais, parce qu'il avait les bras liés à l'intérieur, il ne pouvait rien prendre à manger mais se baissait à grand' peine pour prendre avec la langue quelque lippée. A cette vue, son père comprit bien qu'on l'avait laissé sans lui donner à manger, et il ordonna de le délier de ces chaînes, sur le conseil des princes et des seigneurs de l'assistance: sans compter que les médecins de Gargantua disaient que, si on le maintenait ainsi au berceau, il serait toute sa vie sujet à la gravelle. Lorsqu'il fut débarrassé de ses chaînes, on le fit asseoir, il se nourrit fort bien, et mit son berceau en plus de cinq cent mille morceaux, d'un seul coup de poing qu'il donna au milieu, par dépit, en jurant de ne jamais y retourner. Des faits et gestes du noble Pantagruel en son jeune âge CHAPITRE 5 C'est ainsi que Pantagruel se développait de jour en jour et profitait à vue d'oeil, ce qui réjouissait son père dans son amour paternel; Gargantua lui fit faire, comme il était petit, une arbalète pour prendre du bon temps avec les oisillons (on l'appelle à présent la grande arbalète de Chantelle), puis il l'envoya à l'école pour apprendre et pour passer son jeune âge. Effectivement, il vint à Poitiers pour étudier, et fit beaucoup de progrès; en ce lieu, voyant que les étudiants avaient quelquefois des moments de loisir et qu'ils ne savaient à quoi passer le temps, il fut saisi de compassion pour eux, et prit un jour à un grand rocher nommé Passelourdin une grosse roche, d'environ douze toises au carré et quatorze empans d'épaisseur, et la mit sur quatre piliers, au milieu d'un champ, bien d'aplomb, afin que ces étudiants, quand ils ne sauraient que faire d'autre, passent leur temps à monter sur cette pierre et à y banqueter avec force flacons, jambons et pâtés, et à écrire leur nom dessus avec un couteau, à présent, on l'appelle la Pierre levée. Et, en souvenir de cela, personne n'est aujourd'hui immatriculé dans les registres de l'université de Poitiers avant d'avoir bu à la source caballine de Croutelles, d'être passé à Passelourdin et d'être monté sur la Pierre levée. Par la suite, lisant les belles chroniques de ses ancêtres, il trouva que Geoffroy de Lusignan, dit Geoffroy à la Grand'dent, grand-père du cousin germain de la soeur aînée de la tante du gendre de l'oncle de la bru de sa belle-mère, était enterré à Maillezais: il se donna donc un jour du champ pour lui rendre une visite de courtoisie. Et, quittant Poitiers avec quelques-uns de ses compagnons, ils passèrent par Ligugé, où ils visitèrent le noble abbé Ardillon, par Lusignan, par Sansay, par Celles, par Colonges, par Fontenay-le-Comte, où ils saluèrent le docte Tiraqueau; et de là ils arrivèrent à Maillezais, où il visita le sépulcre de Geoffroy à la Grand'dent; il y eut quelque peu de frayeur en voyant son portrait, car il y était représenté comme un homme en furie, tirant à demi sa grande plommée du fourreau, et il demandait la raison de cette image. Les chanoines de l'endroit lui dirent que c'était simplement parce que: Pictoribus atque Poetis, etc.; c'est-à-dire que les peintres et les poètes ont liberté de peindre à leur gré ce qu'ils veulent. Mais il ne se tint pas pour satisfait de leur réponse, et dit: "Ce n'est pas sans raison qu'il est point de la sorte, et je suppose qu'à sa mort on lui a fait quelque tort, dont il réclame vengeance à ses parents. Je vais m'en enquérir plus amplement, et j'agirai en conséquence." Puis il s'en retourna mais pas à Poitiers, car il voulut visiter les autres universités de France; aussi, passant à La Rochelle, se mit-il sur mer et vint à Bordeaux, ville où il ne trouva pas grande activité, sauf des débardeurs jouant à la brisque sur la grève. De là il vint à Toulouse, où il apprit fort bien à danser et à jouer de l'épée à deux mains, selon la coutume des étudiants de cette université; mais il n'y resta guère, quand il vit qu'ils faisaient brûler leurs professeurs tout vifs comme harengs saurs, et il dit: "A Dieu jamais ne plaise que je meure ainsi, car je suis déjà assez altéré de nature sans aller me chauffer davantage." Puis il vint à Montpellier, où il trouva de fort bons vins de Mireval et joyeuse compagnie; et il pensa se mettre à étudier la médecine, mais il considéra que c'était un état vraiment trop pénible et neurasthénique, et que les médecins sentaient les clystères comme de vieux diables. C'est pourquoi il voulait étudier le droit; mais, voyant qu'il n'y avait là en fait de légistes que trois pelés et un tondu, il s'en alla et, en cours de route, il construisit le pont du Gard et les arènes de Nîmes en moins de trois heures alors que ce travail semble être celui d'un dieu plus que celui d'un homme; et il vint en Avignon; il n'y était pas depuis trois jours qu'il y tomba amoureux: car les femmes y jouent volontiers du serre-croupière, parce que c'est terre papale. Ce que voyant, son pédagogue, nommé Epistémon, le tira de là, et le mena à Valence en Dauphiné; mais il vit qu'il n'y avait pas grande activité, et que les vauriens de la ville battaient les étudiants: il en fut contrarié, et, un beau dimanche où tout le monde dansait à un bal public, un étudiant voulut entrer dans la danse, mais les vauriens l'en empêchèrent. Voyant cela, Pantagruel leur donna la chasse à tous jusqu'au bord du Rhône, et il voulait les faire tous noyer, mais ils se cachèrent sous terre comme des taupes à une bonne demi-lieue sous le Rhône. Le trou y est encore visible. Après il s'en alla et, en trois pas et un saut, il vint à Angers, où il se trouvait fort bien, et il y serait resté quelque temps n'eût été que la peste les en chassa. C'est ainsi qu'il vint à Bourges, où il étudia bien longtemps, et il fit de grands progrès à la faculté de Droit, et il disait quelquefois que les livres de droit lui faisaient penser à une belle robe d'or, somptueuse et précieuse à souhait, qui serait brodée de merde. "Car, disait-il, il n'y a au monde de livres plus beaux, plus ornés, plus élégants, que les textes des Pandectes, mais leur brodure, c'est-à-dire la glose d'Accurse, est si malpropre, si infâme et si infecte, que ce n'est qu'ordure et abjection." Partant de Bourges, il vint à Orléans, et là trouva des tas de bons rustres d'étudiants qui lui firent un joyeux accueil à son arrivée; et en peu de temps il apprit avec eux à jouer à la paume, si bien qu'il devint maître en la matière, car les étudiants de là-bas pratiquent beaucoup ce jeu. Et ils l'emmenaient quelquefois dans les îles pour se divertir au jeu de pousse-à-fond, et, pour ce qui était de se casser la tête à force d'étudier, il n'en faisait rien, de peur de faire baisser sa vue, d'autant qu'un quidam de ses professeurs disait souvent dans ses leçons qu'il n'est rien de si mauvais pour la vue que la maladie des yeux. Et, un jour où fut reçu licencié en droit un étudiant de sa connaissance, qui n'avait pas plus de science qu'il n'en pouvait transporter, mais qui en revanche savait fort bien danser et jouer à la paume, Pantagruel composa le blason et la devise des licenciés de cette université; il y disait: Une pelote en la braguette, En la main une raquette, Sous votre toque une loi, Pour la danse un talon adroit, Et tu as le bonnet de docteur en droit. Comment Pantagruel rencontra un Limousin qui contrefaisait le langage français CHAPITRE 6 Un jour, je ne sais quand, Pantagruel, se promenait après souper avec ses compagnons, passait la porte que l'on prend pour aller à Paris. Là il rencontra un écolier tout pimpant qui venait par ce chemin, et, après un échange de saluts, il lui demanda: "Mon ami, d'où viens-tu à cette heure?" L'écolier lui répondit: "De l'alme, inclite, et célèbre académie que l'on vocite Lutèce. - Qu'est-ce à dire? dit Pantagruel à un de ses compagnons. - C'est, répondit-il, de Paris qu'il s'agit. - Tu viens donc de Paris, dit Pantagruel. Et à quoi passez-vous le temps, vous autres messires les étudiants, à Paris?" L'écolier lui répondit: "Nous transfrétons la Séquane au dilicule et au crépuscule; nous déambulons par les compites et les quadrivies de l'urbe; nous despumons la verbocination latiale, et, comme verisimiles amorabonds, captons la bénévolence de l'omnijuge, omniforrne, et omnigène sexe féminin. Certaines diécules nous invisons les lupanars, et en extase vénérique, inculquons nos vérètres dans les pénitissimes récesses des pudendes de ces mérétricules amicabilissimes; puis cauponisons dans les tabemes méritoires de la Pomme de pin, du Castel, de la Madeleine et de la Mule, belles spatules vervécines perforaminées de pétrosil, et si, par forte fortune, il y a rareté ou pénurie de pécune en nos marsupies, et si elles sont exhaustes de métal ferruginé, pour l'écot nous dimittons nos codices et vestes oppignerées, prestolant les tabellaires à venir des Pénates et Lares patriotiques." A ces mots Pantagruel lui dit: "Quel diable de langage est-ce là? Par Dieu, tu es quelque hérétique. - Seignor, non, dit l'écolier, car libentissiment dès ce qu'il illucesce quelque minutule lèche du jour, je démigre dans l'un de ces tant bien architectes moutiers, et là, me irrorant de belle eau lustrale, grignote d'un transon de quelque missique précation de nos sacrificules. Et, submirmillant mes précules horaires, élue et absterge mon anime de ses inquinaments nocturnes. Je révère les Olympicoles, je vénère latrialement le supernel Astripotent. Je dilige et rédame mes proximes. Je serve les prescrits décalogiques, et, selon la facultatule de mes vires, n'en discède le late unguicule. Bien est vériforme que, à cause que Mammone ne supergurgite goutte en mes locules, je suis quelque peu rare et lent à supéréroger les élémosines à ces égènes quéritant leur stipe hostiatement. - Eh ben merde alors, dit Pantagruel, qu'est-ce que veut dire ce fou? Je crois qu'il nous fabrique ici quelque langage du diable, et qu'il est en train de nous envoûter avec des formules magiques." A ces mots l'un de ses compagnons lui dit: "Seigneur, sans doute ce galant veut-il reproduire la langue des Parisiens; mais il ne fait qu'écorcher le latin, croyant ainsi pindariser; et il se prend pour un grand orateur en français, parce qu'il dédaigne la commune façon de parler." Sur ce, Pantagruel dit: "Est-ce vrai?" L'écolier lui répondit: "Signor Missaire, mon génie n'est point apte nate à ce que dit ce flagitiose nébulon pour escorier la cuticule de notre vemacule gallique, mais vice versement je gnave opère, et par vèles et rames je me énite de le locupléter de la redondance latinicome. - Par Dieu, dit Pantagruel, je vous apprendrai à parler; mais auparavant, réponds-moi: d'où es-tu?" A ces mots l'écolier lui dit: "L'origine primève de mes aves et ataves fut indigène des régions Lémoviques, où réquiesce le corpore de l'agiotate saint Martial. - Je vois, dit Pantagruel; tu es Limousin pour tout potage, et tu veux ici faire le Parisien. Viens donc là que je te frotte les oreilles!" Et de le prendre à la gorge, en lui disant: "Tu écorches le latin; par saint Jean, je te ferai dégorger une queue de renard, car je t'écorcherai tout vif." Et le pauvre Limousin de se mettre à dire: "Vée dicou! gentillâtre. Ho, saint Marsaut, adjouda mi! Hau, hau, laissas à quau, au nom de Dious, et ne me touquas grou." A ces mots Pantagruel lui dit: "A cette heure tu parles naturellement." Et il le laissa ainsi, car le pauvre Limousin chiait dans ses chausses, qui étaient fendues en queue de morue, sans couture au fond, ce qui fit dire à Pantagruel: "Saint Alipentin, quel putois! Au diable ce mange-raves, tant il pue!" Et il le laissa. Mais le Limousin s'en repentit tant toute sa vie, et fut si altéré qu'il disait souvent que Pantagruel le tenait à la gorge, et, quelques années après, il mourut de la mort de Roland; c'était une vengeance divine, qui nous donnait une preuve de ce que disent le Philosophe et Aulu-Gelle: nous devons parler selon le langage usité, et, comme disait Auguste, il faut éviter les mots épaves avec autant de soin que les capitaines des navires évitent en mer les récifs. Comment Pantagruel vint à Paris, et des beaux livres de la bibliothèque de Saint-Victor CHAPITRE 7 Après que Pantagruel eut fort bien étudié à Orléans, il décida de visiter la grande université de Paris. Mais, avant son départ, on l'avertit qu'une grosse et énorme cloche, à Saint-Aignan d'Orléans, était enfoncée en terre, depuis deux cent quatorze ans: car elle était si grosse que, par aucun procédé, on ne parvenait même pas à la sortir de terre, bien qu'on y eût appliqué tous les moyens exposés par Vitruve dans De l'architecture, par Alberti dans De la construction, par Euclide, par Théon, par Archimède et par Héron dans De l'ingénieur; car tout cela ne servit à rien. Aussi, accédant volontiers à l'humble requête des citoyens et habitants de cette ville, décida-t-il de la porter à son clocher d'origine. Effectivement, il alla à l'endroit où se trouvait la cloche et la souleva de terre avec le petit doigt, aussi facilement que vous soulèveriez le grelot d'un épervier. Et, avant de la porter au clocher, Pantagruel voulut en donner une aubade par la ville, et la faire sonner par toutes les rues, la portant en sa main: ce qui réjouit fort tout le monde, mais il en résulta un bien grand inconvénient; car, alors qu'il la tenait ainsi et la faisait sonner par les rues, tout le bon vin d'Orléans tourna et s'abîma. Les gens ne s'en avisèrent que la nuit suivante, car tous se sentirent si altérés d'avoir bu de ces vins tournés qu'ils ne faisaient que cracher blanc comme coton de Malte, en disant: "Nous avons du Pantagruel nous avons la gorge salée." Cela fait, il vint à Paris avec ses gens. Et, à son entrée, tout le monde sortit dans les rues pour le voir, car vous savez bien que le peuple de Paris est sot par nature, par bécarre et par bémol, et les gens le regardaient tout ébahis, et non sans grande crainte de le voir emporter le Palais ailleurs, en quelque pays perdu, comme son père avait emporté les cloches de Notre-Dame, pour les attacher au cou de sa jument. Après y être resté quelque temps, et avoir fort bien étudié les sept arts libéraux, il disait qu'il faisait bon y vivre, mais non y mourir, car les gueux de Saint-Innocent se chauffaient le cul avec les ossements des morts. Et il trouva la bibliothèque de Saint-Victor fort magnifique, surtout à cause de certains livres qu'il y trouva, dont voici le répertoire, et primo: Sur la Planche du Salut. La Braguette du Droit. La Chaussette des Décrets. La Grenade des Vices. Le Peloton de théologie. La Vergette des Prêcheurs, composé par Turlupin. L'Eléphantesque Couille des Preux. Les Jusquiames des Evêques. Mannotret: A propos des Babouins et des Singes, avec un commentaire de Des Orbeaux. Décret de l'université de Paris concernant les décolletés des Petites femmes, à suivre. L'Apparition de sainte Gertrude à une nonne de Poissy qui était en couches. Sur l'Art de péter poliment en société, par Maître Hardouin. Les Charles-attend à confesse. Les Houseaux, alias les Bottes de patience. Sur la Fourmilière des Sept Arts. Du droit de prendre des bouillons et de chopiner légalement, par Sylvestre de Piero, Jacobin. Le Dupé en Cour. Le Cabas à provisions des Notaires. Les Bourses du Mariage. Le Creuset de Contemplation. Les Acrobaties du Droit. L'Aiguillon de l'amour du Vin. L'Eperon de Fromage. Sur le Décrottoir des Professeurs. Tartaret: Comment chier? Se faire voir à Rome. Bricot: Comment distinguer les Mouillettes. Aux Fondements de la Discipline. La Savate de l'Homme Humble. La Panse du Bien Pensant. Le Chaudron de Ferveur. Les Accrochages des Confesseurs. La Tarte des Curés. Révérend Frère Lubin, Père Provincial de Bavarderie: Comment croquer les lardons (trois volumes). Pasquin, Docteur marmoréen: Comment avaler les petits chevreaux accommodés sous des cardons en temps papal frappé d'interdit par l'Eglise. L'Invention de la Sainte-Croix-et-Pile, à six personnages, jouée par les Chevaliers d'industrie. Les Lunettes des Rome-trotters. Mayer: Comment se faire du boudin. La Viole des Prélats. Beda: Sur l'excellence des Tripes. La Requête des Avocats à propos de la Réforme des Epices. La Griffe des Procureurs. Des Pois au lard (édition commentée). Comment tirer Profiterolles des Indulgences. Pillot Râcle-Deniers, expert en tous droits: Comment remédier aux niaiseries de la glose d'Accurse (toute dernière réédition). Sur la Stratégie, par le Franc Archer de Bagnolet. Franc Taupin: De l'Art militaire, illustré par Poltron. Comment et pourquoi écorcher les chevaux et les juments, ouvrage de Notre Maître de Québecu. La Rustrerie des Curetons. Notre Maître Jambedânesse de Rostock: Pourquoi servir la moutarde post prandium (quatorze volumes apostillés par Me Vaurillon). Le Couillage des Promoteurs. Dix semaines de débat au Concile de Constance sur une question des plus subtiles: La Chimère bourdonnant dans le vide peut-elle manger des intentions secondes? Le Fourrage des Avocats. Scot: Les Barbouillages. Comme un vol de Cardinaux. Vers une mise à l'écart des Eperons, par Maître Albérieux de Rosata (onze décades). Du même: Pour une occupation militaire des poils (en trois volumes). L'Entrée d'Antoine de Leive dans la Terre de Feu. Marforio, bachelier et boursier à Rome: Comment étriller et mâchurer les mules des Cardinaux. Du même: Justification contre ceux qui disent que la Mule du Pape ne mange qu'à ses heures. Pronostication qui commence par "Silvius Casseburne", baillée par Notre Maître Songecreux. Mgr Boudarin: Neuf Ennéades sur le profit des Emulgences, avec privilège papal pour trois ans, non renouvelable. Les Simagrées des Pucelles. Le Cul pelé des Veuves. Le Coqueluchon des Moines. Les Marmonnements des Pères Célestins. Le Péage des Frères Gourmandiants. Le Claquedent des Vauriens. La Ratière des Théologiens. L'Embouchoir des Maîtres ès arts. Les Marmitons d'Ockam, à une seule tonsure. Notre Maître Gâtesauces: La Moulinette des heures canoniques (quarante volumes). Anonyme: Les Culbutes des Confréries. Le Gouffre des Moines Gloutons. Les Relents des Espagnols, hyperstructuralisé par Frère Inigo. Agitation chez les Misérables. Le Laisser-aller des affaires d'Italie, par Maître Brûlefer. Raymond Lulle: Sur le Principe du Batifolage. Tourisme sexuel en Cafardie, par Maître Jacob Hochstraten, spécialiste en héréticométrie. Chaudcouillon: Sur les Beuveries des Candidats au Doctorat et des Docteurs en théologie (huit volumes de très bonne compagnie). Les Pétarades des Bullistes, Copistes, Scribes, Rédacteurs, Secrétaires et Dataires, compilées par Régis. Calendrier perpétuel pour les Goutteux et Vérolés. Comment ramoner les fourneaux, par Maître Eck. La Ficelle des Marchands. Les Aises de la Vie monacale. La Ratatouille des Bigots. Histoire des Farfadets. La Gueuserie des Pleins-de-sous. Les Attrape-nigauds des Juges ecclésiastiques. La Baudruche des Trésoriers. Le Décerveloir des Sophistes. Mais où est donc Ornicar? Enquête du Groupe Les Emmerdeurs. Dictionnaire de Limes pour Poétaillons. Le Soufflet des Alchimistes. La Prise de bec des Quêteurs, mise en cabas et besace par Frère du Cadenas. Les Entraves de Religion. La Raquette des Noceurs de Cloches. L'Accoudoir de Vieillesse. La Muselière de Noblesse. La Patenôtre du Singe. Les Menottes de Dévotion. La Marmite des Quatre temps. Le Mortier de Vie commune. L'Emouchoir des Ermites. La Cagoule des Pénitents. La Claquette des Frères Cafards. Lourdaud: Enquête sur la vie et les moeurs des Dandys. Allégories morales du Chaperon de Sorbonne, par Maître Lupold. Les Casse-croûte des Voyageurs. Les Potions des Evêques de l'Eméché. Les Tribulations des docteurs de Cologne opposés à Reuchlin. La grosse Caisse des Dames. Les Culottes fendues des Fienteurs. Les Virevoltes des Caddies, par Frère Rouletabille. Les Godillots de Noble Coeur. La Mascarade des Esprits et des Lutins. Gerson: Pourquoi l'Eglise a le droit de déposer le Pape. Le Ramassage des Titrés et Diplômés. John Platgarny: Etude sur la terrible excommunication (exemplaire acéphale). Le Génie du diabolisme Comment invoquer Diables et Diablesses, par Maître Guingolfus. Le Branle-pot des Moulins à prières. La Danse du feu des Hérétiques. Les Béquilles de Gaétan. Mouillegroin, docteur chérubin: Sur l'origine des Tartuffes et sur les rites des Grenouilles de bénitiers (sept volumes). Soixante-neuf Abrégés pleins d'onction. La Bedaine des cinq Ordres des Mendiants. Cuirs et Peaux des Hypocrites, extraits du Chausson Fauve inséré dans La Somme Angélique. Le Râtissage des Cas de conscience. La Bedondaine des Présidents. La Verge asine des Abbés. Couturier: Réponse à un individu qui a traité l'auteur de Fripon, avec la démonstration que les Fripons ne sont pas condamnés par l'Eglise. Les Cabinets merdicaux. Le Ramoneur d'Astrologie. Du Champ d'action des clystères par S.C. Les Tirepets des Apothicaires. Le Baise-cul, manuel de chirurgie. Justinien: Pour la suppression des Cagots. Les Antibiotiques de l'Ame. Merlin Coccaie: Sur la Patrie des Diables. Parmi ces livres, certains sont déjà imprimés; les autres sont sous presse en cette noble ville de Tübingen. Comment Pantagruel, à Paris, reçut de son père Gargantua une lettre reproduite ci-dessous CHAPITRE 8 Pantagruel étudiait fort bien, comme vous le comprenez assez, et il faisait des progrès en proportion car il avait une intelligence bien galonnée, et une mémoire mesurant douze outres et tonneaux à huile d'olive de capacité; et alors qu'il était domicilié à Paris, il reçut un jour de son père une lettre dont voici la teneur: Très cher fils, Parmi les dons, grâces et prérogatives dont le Souverain Créateur Dieu Tout-puissant a doté et paré l'humaine nature à ses débuts, la précellence qui me semble caractéristique, c'est le pouvoir donné à l'homme d'acquérir, bien que mortel, une forme d'immortalité, et, au cours de sa vie transitoire, de perpétuer son nom et sa semence: ce qui se réalise par notre lignée issue de nous en mariage légitime. C'est ainsi que nous est rendu en quelque sorte ce qui nous fut enlevé par le péché de nos premiers parents, à qui il fut dit que, parce qu'ils avaient désobéi au commandement de Dieu le Créateur, ils mourraient, et que la mort réduirait à néant la forme magnifique que Dieu a donnée à l'homme en le créant. Mais, par ce moyen de propagation séminale, se perpétue dans les enfants ce qui était perdu chez les parents, et dans les petits-enfants ce qui périssait chez les enfants, et ainsi de suite jusqu'à l'heure du Jugement dernier, quand Jésus-Christ aura rendu à Dieu le père son royaume pacifié, libéré du danger et de la souillure du péché, car alors cesseront toute génération et toute corruption, et les éléments auront échappé à leurs transmutations perpétuelles, puisque la paix tant désirée sera achevée et parfaite, et que toutes choses seront fixées en leur phase définitive. Ce n'est donc pas sans juste et légitime raison que je rends grâce à Dieu, mon Protecteur, de m'avoir donné la possibilité de voir ma vieillesse chenue refleurir en ta jeunesse; en effet, lorsqu'il plaira à celui qui commande et règle tout que mon âme laisse cette habitation humaine, j'estimerai que je ne meurs pas totalement, mais plutôt que je passe d'un lieu en un autre, attendu que, en toi et par toi, cette image de moi fait que je demeure dans ce monde sous une forme visible, vivant, voyant et fréquentant des gens d'honneur et mes amis, tout comme auparavant. Dans ces fréquentations, je me suis montré, avec l'aide de la Grâce divine, non sans péché, je le confesse (car nous péchons tous, et sans arrêt nous demandons à Dieu d'effacer nos péchés), mais sans reproche. C'est pourquoi, tout ainsi qu'en toi demeure l'image de mon corps, si les qualités de mon âme ne brillaient pas également en toi, on ne saurait juger que tu es gardien et trésorier de l'immortalité de notre nom; et le plaisir que je prendrais serait bien piètre, si je voyais que c'est la moindre partie de moi, à savoir le corps, qui subsiste, alors que la meilleure, à savoir l'âme qui permet à notre nom de demeurer et d'être béni parmi les hommes, est en train de dégénérer et de s'abâtardir; je ne dis pas cela parce que je doute de ta vertu, dont tu m'as déjà donné des preuves, mais je te le dis pour t'encourager avec encore plus de force à progresser du bien vers le mieux. Et si je t'écris cela maintenant, ce n'est pas tant pour que tu vives de cette façon vertueuse, mais plutôt pour que tu te réjouisses d'avoir vécu et de vivre ainsi, et pour que tu raffermisses ton coeur en cette pensée, pour l'avenir. Pour parfaire et achever cette entreprise, je n'ai rien épargné, tu as toute raison de t'en souvenir; mais je t'ai aidé en cela comme si je n'avais d'autre trésor en ce monde que l'espérance de te voir une fois dans ma vie accompli et parfait, aussi bien en vertu, en noblesse de coeur et en sagesse, qu'en tout savoir digne d'un homme libre et noble de coeur, et ainsi formé de te laisser après ma mort comme un miroir me représentant, moi, ton père, excellent et conforme à mes désirs sinon dans tes actes, du moins dans tes intentions. Mais encore que feu mon père, Grandgousier, présent dans toutes les mémoires, eût consacré tout son soin à me voir progresser en perfection et savoir politique et que mon travail et mon application correspondissent tout à fait à son désir, et même allassent encore plus loin, toutefois, comme tu peux bien le comprendre, le temps n'était pas aussi favorable et propice à l'étude des lettres qu'à présent, et je ne disposais pas d'autant de précepteurs que toi. Les temps étaient encore ténébreux, se ressentant du malheur et des calamités causés par les Goths, qui avaient mis à sac toute bonne littérature; mais, par la bonté divine, prestige et dignité ont été, de mon vivant, rendus aux lettres et j'y vois une telle amélioration qu'à présent je serais difficilement admis dans la classe élémentaire des jeunes potaches, moi qui, en mon âge mûr, étais réputé (non à tort) le plus savant du siècle. Je ne dis pas cela par vaine gloriole - encore qu'on puisse trouver méritoire de me vanter auprès de toi dans une lettre, si tu en crois Cicéron en son livre De la vieillesse, et d'après la sentence de Plutarque au livre intitulé Comment on peut se louer sans encourir de blâme -, mais pour te donner le désir de viser plus haut. Maintenant toutes les disciplines sont rétablies, et l'étude des langues instituée: le grec, sans lequel c'est une honte qu'on se prétende savant, l'hébreu, le chaldéen et le latin; l'imprimerie, qui fournit des livres si élégants et si corrects, est en usage, elle qui a été inventée de mon vivant par une inspiration divine, alors qu'au contraire l'artillerie l'a été par une suggestion diabolique. Le monde entier est plein de gens savants, de précepteurs très doctes, de bibliothèques très importantes, au point que, me semble-t-il, ni au temps de Platon, ni en celui de Cicéron, ni en celui de Papinien, on ne pouvait étudier aussi commodément que maintenant, et désormais on ne devra plus se montrer en public ni en société, si l'on n'a pas été bien affiné dans l'atelier de Minerve. Je vois les brigands, les bourreaux, les mercenaires, les palefreniers d'aujourd'hui, plus doctes que les docteurs et les prédicateurs de mon temps. Que vais-je dire? Les femmes et les filles ont aspiré à cette gloire et manne céleste que sont de bonnes études. C'est au point qu'à l'âge où je suis, j'ai été contraint d'apprendre le grec, que je n'avais pas méprisé comme Caton, mais que je n'avais pas eu le loisir de découvrir en mon jeune âge, et je me délecte volontiers à lire les Oeuvres morales de Plutarque, les beaux Dialogues de Platon, les Monuments de Pausanias, et les Antiquités d'Athénée, en attendant l'heure où Dieu, mon créateur, voudra m'appeler et m'ordonner de quitter cette terre. C'est pourquoi, mon fils, je t'engage à employer ta jeunesse à bien progresser en savoir et en vertu. Tu es à Paris, tu as ton précepteur Epistémon: l'homme par un enseignement direct et de vive voix, la ville par de louables exemples, ont pouvoir de te former. J'entends et je veux que tu apprennes parfaitement les langues: premièrement le grec, comme le veut Quintilien; deuxièmement le latin; puis l'hébreu pour les saintes Lettres, le chaldéen et l'arabe pour la même raison; et que tu formes ton style sur celui de Platon pour le grec, sur celui de Cicéron pour le latin. Qu'il n'y ait pas d'étude scientifique que tu ne gardes présente en ta mémoire et pour cela tu t'aideras de l'universelle encyclopédie des auteurs qui s'en sont occupés. Des arts libéraux: géométrie, arithmétique et musique, je t'en ai donné le goût quand tu étais encore jeune, à cinq ou six ans; achève le cycle; en astronomie, apprends toutes les règles, mais laisse-moi l'astrologie et l'art de Lulle, comme autant de supercheries et de futilités. Du droit civil, je veux que tu saches par coeur les beaux textes, et que tu me les mettes en parallèle avec la philosophie. Et quant à la connaissance de l'histoire naturelle, je veux que tu t'y adonnes avec zèle: qu'il n'y ait mer, rivière, ni source dont tu ignores les poissons; tous les oiseaux du ciel, tous les arbres, ai-bustes, et les buissons des forêts, toutes les herbes de la terre, tous les métaux cachés au ventre des abîmes, les pierreries de toits les pays de l'Orient et du Midi, que rien ne te soit inconnu. Puis relis soigneusement les livres des médecins grecs, arabes et latins, sans mépriser les Talmudistes et les Cabalistes et, par de fréquentes dissections, acquiers une connaissance parfaite de cet autre monde qu'est l'homme. Et pendant quelques heures du jour, va voir les saintes Lettres: d'abord, en grec, le Nouveau Testament et les Epîtres des apôtres puis, en hébreu, l'Ancien Testament. En somme, que je voie en toi un abîme de science car, maintenant que tu deviens homme et te fais grand, il te faudra quitter la tranquillité et le repos de l'étude pour apprendre la chevalerie et les armes afin de défendre ma maison, et de secourir nos amis dans toutes leurs difficultés causées par les assauts des malfaiteurs. Et je veux que, bientôt, tu mettes à l'épreuve tes progrès; cela, tu ne pourras pas mieux le faire qu'en soutenant des discussions publiques, sur tous les sujets, envers et contre tous, et qu'en fréquentent les gens lettrés qui sont tant à Paris qu'ailleurs. Mais - parce que, selon le sage Salomon, Sagesse n'entre pas en âme malveillante et que science sans conscience n'est que ruine de l'âme - tu dois servir, aimer et craindre Dieu, et mettre en Lui toutes tes pensées et tout ton espoir, et par une foi nourrie de charité, tu dois être uni à Lui, en sorte que tu n'en sois jamais séparé par le péché. Méfie-toi des abus du monde; ne prends pas à coeur les futilités, car cette vie est transitoire, mais la parole de Dieu demeure éternellement. Sois serviable pour tous tes proches, et aime-les comme toi-même. Révère tes précepteurs, fuis la compagnie des gens à qui tu ne veux pas ressembler, et ne reçois pas en vain les grâces que Dieu t'a données. Et, quand tu t'apercevras que tu as acquis au loin tout le savoir humain, reviens vers moi, afin que je te voie et que je te donne ma bénédiction avant de mourir. Mon fils, que la paix et la grâce de Notre-Seigneur soient avec toi. Amen. D'Utopie, ce dix-septième jour du mois de mars, Ton père, Gargantua. Après avoir reçu et lu cette lettre, Pantagruel puisa un nouveau courage, et brûla du désir de progresser plus que jamais; de sorte que, en le voyant étudier et progresser, on aurait dit que son esprit courait dans les livres comme le feu parmi les brandes, tant il était infatigable et strident. Comment Pantagruel rencontra Panurge, qu'il aima toute sa vie CHAPITRE 9 Un jour que Pantagruel se promenait hors de la ville, vers l'abbaye Saint-Antoine, devisant et philosophant avec ses gens et quelques étudiants, il rencontra un homme d'une belle prestance et élégant dans toute sa silhouette, mais qui était couvert de blessures pitoyables en divers endroits, et si mal en point qu'il semblait échappé d'une meute de chiens, ou mieux qu'il ressemblait à un cueilleur de pommes du pays du Perche. D'aussi loin que Pantagruel le vit, il dit à ceux qui l'entouraient: "Voyez-vous cet homme qui vient par le chemin du pont Charenton? Par ma foi, il n'est pauvre que par infortune, car je vous assure, d'après sa physionomie, que Nature l'a fait naître d'une riche et noble lignée, mais ce sont les aventures auxquelles s'exposent les gens curieux qui l'ont réduit à un tel dénuement et à une telle indigence." Et lorsqu'il arriva à la hauteur de leur groupe, Pantagruel lui demanda: "Mon ami, je vous prie de bien vouloir vous arrêter un peu ici et de répondre à mes questions; vous ne vous en repentirez point, car j'ai un très ferme désir de vous aider autant que je le peux dans le triste état où je vous vois, car vous me faites grand'pitié. C'est pourquoi, mon ami, dites-moi: Qui êtes-vous? D'où venez-vous? Où allez-vous? Que cherchez-vous? Et quel est votre nom?" Le compagnon lui répond en langue germanique: "Junker, Gott geb euch Glück und Heil. Zuvor, lieber Junker, ich lass euch wissen, dass da ihr mich von fragt, ist ein arm und erbârmlich Ding, und wer will davon zu sagen, welches euch verdrüsslich zu hören, und mir zu erzählen wer, wiewol die Poeten und Orators vorzeiten haben gesagt in iren Sprüchen und Sentenzen, dass das Gedächtnis des Elends und Armut vorlängst erlitten ist ein grosser Lust." A ces mots, Pantagruel répondit: "Mon ami, je ne comprends pas ce baragouin; c'est pourquoi, si vous voulez qu'on vous comprenne, parlez un autre langage." Le compagnon lui répondit donc: "Al barildim gotfano dech min brin alabo dordin falbroth ringuam albaras. Nin porthzadilkin almucathim milko prin al elmin enthoth dal heben ensouim; kuthim al dum alkatim nim broth dechoth porth min michais im endoth, pruch dal maisoulum hol moth dansrilrim lupaldas im voldemoth. Nin hur diavosth mnarbotim dal gousch palfrapin duch im scoth pruch galeth dal chinon, min foulchrich al conin butathen doth dal prim. - Est-ce que vous y comprenez quelque chose?" dit Pantagruel à ceux qui l'entouraient. A ces mots, Epistémon dit: "Je crois que c'est le langage des Antipodes, le diable même n'y pigerait rien." Pantagruel dit alors: "Compère, je ne sais si les murailles vous comprendront, mais parmi nous, personne n'y comprend un traître mot." Le compagnon dit donc: "Signor mio, voi vedete per exemplo che la Cornamusa non suona mai, s'ella non ha il ventre pieno; cosi io parimente non vi saprei contare le mie fortune, se prima il tribulato ventre non ha la solita refezione, al quale è avviso che le mani e li denti hanno perso il loro ordine naturale e del tutto sono annichillati." A ces mots, Epistémon répondit: "C'est du pareil au même." Aussi Panurge enchaîna-t-il: "Lard, gest tholb be sua virtiuss be intelligence ass yi body schal biss be naturall relvtht, tholb suld of me pety have, for nature hass ulss egualy maide; bot fortune sum exaltit hess and oyis deprevit. Non ye less viois mou virtiuss deprevit, and virtiuss men discrivis, for, anen ye lad end, iss non gud. - Encore moins", répondit Pantagruel. Panurge dit donc: "Jona andie, guaussa goussyetan behar da erremedio, beharde, versera ysser lan da. Anbates, otoyyes nausu, ey nessassu gourray proposian ordine den. Non yssena bayta fascheria egabe, genherassy badia sadassu nourra assia. Aran hondovan gaualde eydassu nay dassuna. Estou oussyc eguinan soury hin, er darstura eguy harm, Génicoa plasar vadu. - Etes-vous là, Génicoa?" répondit Eudémon. A ces mots, Carpalim dit: "Saint Treignan, vous foutys d'Ecosse, ou alors je n'ai pas bien compris." Panurge répondit alors: "Prug frest strinst sorgdmand strochdt drhds pag brleland Gravot Chavygny Pomardière rusth pkallhdracg Devinière près Nays; Bouille kalmuch monach drupp delmeupplistrincq dlrnd dodelb up drent loch minc stzrinquald de vins ders cordelis hur jocststzampenards." A ces mots, Epistémon dit: "Parlez-vous chrétien, mon ami, ou pathelinois? Non, c'est du lanternois." Aussi Panurge répliqua-t-il: "Here, ie en sprerke anders gheen taele, dan kersten, taele: my dunct nochtans, al en seg ie u niet een wordt, mynen noot verklaart ghenonch wat ie beglere; gheest my unyt bermhertichevt yet waer un ie ghevoet mach zunch." A ces mots, Pantagruel répondit: "Idem pour celui-là." Aussi Panurge dit-il: "Señor, de tanto hablar yo soy cansado. Por que supplico a Vuestra Reverentia que mire a los preceptos evangelicos, para que ellos movan Vuestra Reverentia a lo qu'es de consciencia; y, si ellos non bastaren para mover Vuestra Reverentia a piedad, yo supplico que mire a la piedad natural, la cital yo creo que le movra como es de razon, y con esto non digo màs." A ces mots, Pantagruel répondit: "Par Dieu, mon ami, je ne doute absolument pas que vous ne sachiez bien parler plusieurs langues; mais, ce que vous voudriez dire, dites-le-nous dans une langue que nous puissions comprendre." Le compagnon dit alors: "Myn Herre, endog ieg med inghen lunge talede, lygesom boeen, ocg uskuulig creatner! Myne Kleebon och myne legoms magerhed uudviser allygue klalig huvad tvnd meg meest behoff girereb, som aer sandeligh mad och drycke: hwarfor forbarme teg omsyder offvermeg: och bef ael at guffuc meg nogeth; aff huylket ieg kand styre myne groeendes niaghe lygeruss son mand Cerbero en soppe forsetthr. Soa schal tue loeffue lenge ochlyck saligth. - Je crois, dit Eusthènes, que c'est ainsi que parlaient les Goths, et, si Dieu le voulait, c'est ainsi que nous parlerions du cul." Le compagnon dit donc: "Adoni, scolom lecha. Im ischar harob hal habdeca, benieherah thithen li kikar lehem, chaticathub: "Laah al Adonai chonen ral. "" A ces mots, Epistémon répondit: "Là, j'ai bien compris car c'est de l'hébreu, bien prononcé selon les règles." Aussi le compagnon dit: "Despota ti nyn panagathe doiti sy mi uc artodotis? horas gar limo analiscomenon eme athlios. Ce en to metaxy eme uc eleis udamos, zetis de par emu ha u chre, ce homos philologi pantes homologusi tote logus te ce rhemata peritta hyrparchin, opote pragma asto pasi delon esti. Entha gar anancei monon logi isin, hina pragmata (hon peri amphisbetumen) me phosphores epiphenete. - Quoi? dit Carpalim, laquais de Pantagruel, c'est du grec, je l'ai compris. Et comment? As-tu demeuré en Grèce?" Le compagnon dit donc: "Agonou dont oussys vou denaguez algarou, nou den farou zamist vous mariston ulbrou, fousquez vous brol tam bredaguez moupreton del goul houst, daguez daguez nou croupys fost bardounnoflist nou grou. Agou paston tol nalprissys hourtou los ecbatonous, prou dholiquys brolpanygou den bascrou noudous caguons goulfren goul oust troppassou. - Je comprends, il me semble, dit Pantagruel, car ou c'est le langage de mon pays d'Utopie, ou bien cela lui ressemble quant aux intonations." Et comme il voulait entrer en matière, le compagnon lui dit: "Jam toties vos per sacra perque deos deasque omnes obtestatus sum, ut, si qua vos pietas permovet, egestatem meam solaremini, nec hilum proficio clamans et ejulans. Sinite, quaeso, sinite, viri impii, Quo me fata vocant abire, nec ultra vanis vestris interpellationibus obtundatis, memores veteris illius adagii quo venter famelicus auriculis carere dicitur. - Pardieu, mon ami, dit Pantagruel, ne savez-vous pas parler français? - Oh si! très bien, seigneur, répondit le compagnon, Dieu merci. C'est ma langue naturelle et maternelle, car je suis né et j'ai été élevé pendant ma jeunesse au jardin de France, la Touraine. - Exposez-nous donc, dit Pantagruel, quel est votre nom, et d'où vous venez: car, par ma foi, j'ai déjà pour vous tant d'amitié, que, si vous consentez à mon désir, vous ne me quitterez jamais, et vous et moi, nous ferons une nouvelle paire d'amis comme celle d'Enée et d'Achate. - Seigneur, dit le compagnon, mon nom de baptême exact et personnel est Panurge, et actuellement, j'arrive de Turquie, où je fus fait prisonnier lorsqu'on alla à Mytilène en un triste moment, et je vous raconterai volontiers mes aventures, qui sont plus prodigieuses que celles d'Ulysse; mais puisqu'il vous plaît de me retenir auprès de vous offre que j'accepte volontiers, en jurant que je ne vous quitterai jamais, même si vous allez à tous les diables; nous aurons bien le loisir d'en parler dans un moment plus opportun, car pour l'instant j'ai un besoin bien urgent de me nourrir: dents longues, ventre creux, gorge sèche, faim stridente, tout y est. Si vous voulez me mettre à l'oeuvre, ce sera merveille de me voir bâfrer. Pour Dieu, donnez-y ordre." Alors Pantagruel ordonna de le conduire en son logis et de lui apporter force vivres: ce qui fut fait; Panurge mangea très bien ce soir-là, et alla se coucher comme les poules; il dormit jusqu'au lendemain, ne se réveillant que pour déjeuner, en sorte qu'il ne fit que trois pas et un saut du lit à la table. Comment Pantagruel jugea équitablement une controverse d'une obscurité et d'une difficulté prodigieuses, si justement que son jugement attira l'admiration CHAPITRE 10 Pantagruel, gardant bien en mémoire la lettre et les conseils de son père, voulut un jour mettre son savoir à l'épreuve. De fait, à tous les carrefours de la ville il afficha les thèmes des neuf mille sept cent soixante-quatre conclusions qu'il proposait sur tous les sujets et qui touchaient les points les plus obscurs qui fussent en toute science. Et premièrement, rue du Fouarre, il affronta tous les professeurs et étudiants ès arts, ainsi que les auditeurs libres, et il les laissa tous sur le cul. Puis en Sorbonne il affronta tous les théologiens, durant six semaines, depuis le matin quatre heures jusqu'à six heures du soir, avec une pause de deux heures pour se nourrir et reprendre des forces. Y assistèrent la plupart des notables de la Cour: les maîtres des requêtes, les présidents, les conseillers, les gens des comptes, les secrétaires, les avocats et autres, de même que les magistrats de la ville, avec les médecins et les professeurs de droit canon. Et notez que la plupart d'entre eux prirent le mors aux dents; mais, malgré leurs ergos et leurs sophismes, il les confondit et il leur démontra clairement qu'ils n'étaient que veaux enrobés. Aussi n'était-il bruit que de son savoir si prodigieux, tout le monde commença à en parler, jusqu'aux braves femmes, blanchisseuses, courtières, rôtissières, coutelières et autres qui, en le voyant passer dans la rue, disaient: "C'est lui!" Il y prenait plaisir, comme Démosthène, prince des orateurs grecs, quand une vieille rabougrie disait en le montrant du doigt: "C'est celui-là." Or, à cette époque précisément, il y avait un procès pendant à la Cour entre deux grands seigneurs: d'un côté Monsieur de Baisecul, le demandeur, de l'autre Messire de Humevesne, le défendeur; leur controverse présentait des points de droit si compliqués et si difficiles que pour la cour du Parlement c'était du haut allemand. Aussi, sur le commandement du roi, réunit-on les quatre parlements les plus savants et les plus gras de France, avec le Grand Conseil et tous les principaux professeurs des universités, non seulement de France mais aussi d'Angleterre et d'Italie, comme Jason, Philippe Dèce, Petrus de Petronibus et un tas d'autres vieux maîtres poussiéreux. Ainsi assemblés, durant quarante-six semaines, ils n'avaient pas pu piger ni comprendre l'affaire assez nettement pour la mettre en bonne et due forme d'une façon ou d'une autre, et ils en avaient un tel dépit qu'ils se conchiaient de honte, en vrais bouseux. Mais l'un d'entre eux, nommé Du Douhet, le plus savant, le plus habile et le plus sage de tous, leur dit un jour qu'ils étaient tous philogrobolisés du cerveau: "Messires, il y a déjà longtemps que nous sommes ici sans rien faire d'autre que des dépenses; nous ne pouvons trouver ni entrée ni sortie dans ce sujet, et, plus nous analysons, moins nous comprenons, ce qui nous remplit de honte et pèse sur notre conscience; et à mon avis nous ne nous en sortirons pas avec honneur, car nos sessions ne sont que rabâchage; mais voici l'idée qui m'est venue: vous avez entendu dire du bien de ce grand personnage, nommé Maître Pantagruel, dont on a reconnu que la science surpassait, lors des grandes discussions publiques qu'il a soutenues contre tous, ce dont l'époque actuelle est capable? Je suis d'avis que nous l'appelions et que nous conférions de cette affaire avec lui, car aucun homme n'en viendra jamais à bout, si celui-là ne le peut." Tous les conseillers et docteurs y consentirent volontiers. De fait, ils l'envoyèrent chercher sur l'heure et le prièrent de bien vouloir mettre le procès sur le métier, de l'éplucher à fond, et d'en faire le rapport qu'il estimerait convenable selon la véritable science du droit. Ils lui mirent entre les mains les dossiers et les actes, qui équivalaient presque au chargement de quatre gros ânes couillards. Mais Pantagruel leur dit: "Messires, les deux seigneurs qui ont ce procès ensemble sont-ils encore vivants?" On lui répondit que oui. "A quoi diable, dit-il, sert donc tout ce fatras de papiers et de copies que vous me donnez? N'est-ce pas mieux de les entendre exposer eux-mêmes de vive voix leur débat plutôt que de lire ces singeries qui ne sont que tromperies, ruses diaboliques de Cepola et corruptions du droit? Car je suis sûr que vous et tous ceux entre les mains desquels est passé ce procès, y avez rabouté tous les arguments que vous avez trouvés Pour et Contre; et, si par hasard leur controverse était limpide et facile à juger, vous l'avez obscurcie par de sottes et déraisonnables raisons et par les ineptes opinions d'Accurse, Balde, Bartole, de Castro, d'Imola, Hippolyte, Panorme, Bartachim, Alexandre, Curtius, et de ces autres vieux cabots, qui jamais ne comprirent la moindre loi des Pandectes, et n'étaient que de bons gros veaux, ignorant totalement ce qui est nécessaire à l'intelligence des lois. "Car (c'est certain) ils ne connaissaient ni le grec, ni le latin, mais seulement le gothique et le barbare; et cependant les lois sont prises premièrement chez les Grecs, comme en témoigne Ulpien au livre deux de De l'origine du droit, et toutes les lois sont pleines de formules et de mots grecs; deuxièmement, elles sont rédigées en latin, le plus élégant et le plus orné qui soit dans toute la langue latine (et je ne voudrais pas que l'on exclue celui de Salluste, de Varron, de Cicéron, de Sénèque, de Tite-Live, de Quintilien). Comment donc auraient-ils pu comprendre les textes des lois, ces vieux abrutis qui n'ont jamais vu un bon livre écrit en latin, comme on s'en rend bien compte à leur style, qui est un style de ramoneur de cheminée ou de cuisinier et de marmiton, mais non de jurisconsulte? "De plus, vu que les lois tirent leurs racines du fond de la philosophie morale et naturelle, comment feront-ils pour les comprendre, ces fous qui, par Dieu, ont moins étudié la philosophie que ma mule? En ce qui concerne la culture humaniste et la connaissance de l'antiquité et de l'histoire, ils en étaient parés tout autant qu'un crapaud de plumes, et cependant le droit en est rempli et ne peut être compris sans cela, comme je le montrerai plus clairement un jour par écrit. "Aussi, si vous voulez que j'aie connaissance de ce procès, premièrement faites-moi brûler tous ces papiers, et deuxièmement faites venir les deux gentilshommes en personne devant moi, et, quand je les aurai entendus, je vous donnerai mon opinion là-dessus, sans feinte ni dissimulation d'aucune sorte." Il y en avait qui n'étaient pas d'accord, car vous savez bien que dans toute société il y a plus de fous que de sages et que la plus grande partie l'emporte toujours sur la meilleure, ainsi que le dit Tite-Live en parlant des Carthaginois. Mais le Du Douhet en question leur fit opposition avec courage, soutenant que Pantagruel avait bien parlé, que ces registres, ces enquêtes, ces répliques, ces récusations, ces défenses et autres diableries semblables n'étaient que corruptions du droit et ne faisaient qu'allonger le procès, et que le diable les emporterait tous s'ils ne procédaient pas autrement, selon la bonne justice évangélique et philosophique. En bref, on brûla tous les papiers, et on convoqua les deux gentilshommes en personne. Pantagruel leur dit alors: "Est-ce bien vous qui avez ce grand différend ensemble? - Oui, Messire, dirent-ils. - Lequel de vous est le demandeur? - C'est moi, dit le seigneur de Baisecul. - Eh bien, mon ami, racontez-moi point par point votre affaire selon la vérité; car, corbleu, si vous en mentez d'un seul mot, je vous ôterai la tête des épaules et je vous montrerai qu'en justice et au juge on ne doit dire que la vérité. Aussi donnez-vous garde d'ajouter ou d'enlever quelque chose à l'exposé de votre affaire. Parlez." Comment les seigneurs de Baisecul et Humevesne plaidaient devant Pantagruel sans avocats CHAPITRE 11 Donc, Baisecul commença de la manière suivante: "Messire, il est vrai qu'une bonne femme de ma maison allait vendre des oeufs au marché... - Couvrez-vous, Baisecul, dit Pantagruel. - Merci beaucoup, Messire, dit le seigneur de Baisecul. Mais revenons à notre propos; il passait entre les deux tropiques, vers le zénith, six pièces d'argent et quelques mailles parce que les monts Riphées avaient eu cette année-là une grande stérilité d'attrape-couillons, moyennant une sédition de Balivernes qui s'était élevée entre les Baragouins et les Accursiens à cause de la rébellion des Suisses, qui s'étaient rassemblés, et il y en avait bien le nombre de bon bief pour aller au gui l'an neuf, le premier bout de l'an, où l'on donne la soupe aux boeufs et la clef du charbon aux filles pour qu'elles donnent l'avoine aux chiens. "Toute la nuit, la main sur le pot, on ne fit que dépêcher des bulles à pied et des bulles à cheval, pour retenir les bateaux, car les tailleurs voulaient faire, dans les retailles dérobées, une sarbacane pour couvrir la mer océane, qui alors était grosse d'une potée de choux d'après l'opinion des botteleurs de foin; mais les médecins disaient que dans son urine on ne trouvait pas de signe évident indiquant pour un repas d'outardes, de hallebardes à la moutarde, à moins que Messires de la Cour ne donnassent l'ordre en long et en large à la vérole de ne plus grappiller les dinandiers, car les vauriens avaient déjà pris un bon départ pour danser le rigaudon au diapason, un pied au feu et la tête au milieu, comme disait le bon Ragot. "Ha, Messires, Dieu règle tout à son plaisir, et contre l'inconstante fortune un charretier brisa (foutaise) son fouet. Cela se passa au retour de la Bicoque, alors que maître Crétinus de la Crétinière fut reçu licencié ès lourderies, comme disent les professeurs de droit canonique: Heureux les lourdauds, car ils ont trébuché d'eux-mêmes. "Mais ce qui fait que le Carême est si haut, par saint Fiacre de Brie, c'est simplement que La Pentecôte Chaque année la fortune m'ôte; Mais, en avant! Petite pluie abat grand vent. "Entendu que le sergent me plaça si haut la cible de tir à la butte que le greffier ne s'en lécha pas orbiculairement les doigts garnis de plumes de jars alors nous voyons manifestement que chacun en prend plein le nez, à moins que l'on ne regarde en biais oculairement vers la cheminée, là où pend l'enseigne du vin à quarante degrés, nécessaires aux vingt bâts des délais quinquennaux. Pour le moins, si on ne voulait lâcher l'oiseau avant (croquettes au fromage) de l'avoir décapuchonné, car la mémoire souvent se perd quand on met sa culotte à l'envers? Ça! Dieu garde Thibaut Mitaine!" Pantagruel dit alors: "Tout doux, mon ami, tout doux, parlez posément et sans colère. Je comprends votre affaire; poursuivez. - Or, Monsieur, dit Baisecul, notre bonne femme, disant ses Magnificat et ses De profundis, ne put parer un coup de revers qui la montait par la Vertu-Dieu des privilèges de l'université, sauf en se bassinant à l'anglique, le couvrant d'un sept de pique et lui donnant un coup d'estoc le plus près de l'endroit où l'on vend les vieux chiffons que les peintres des Flandres utilisent quand ils veulent ferrer convenablement les cigales, et je m'étonne beaucoup que les gens ne pondent pas, étant donné qu'il fait si bon couver." A ce moment-là, le seigneur de Humevesne voulut intervenir pour dire quelque chose, mais Pantagruel lui dit. "Et, ventre Saint-Antoine, t'appartient-il de parler sans autorisation? Je sue ici à grosses gouttes tant je peine pour comprendre la procédure dans votre différend, et tu viens encore me tarabuster? Paix, de par le diable, paix! Tu parleras ton soûl quand celui-ci aura achevé. Poursuivez, dit-il à Baisecul, et ne vous pressez pas. - Voyant donc, dit Baisecul, que la Pragmatique Sanction n'en faisait nulle mention et que le pape donnait liberté à chacun de péter à son aise, la doublure des chausses n'en étant pas rayée, quelque pauvreté qui fût au monde, pourvu qu'on ne fût pas classé dans la valetaille, l'arc-en-ciel, frais émoulu à Milan pour faire éclore les alouettes, consentit à ce que la bonne femme éculât les nerfs sciatiques par le protêt des petits poissons couillards, qui étaient alors nécessaires pour comprendre la construction des vieilles bottes. "Aussi, Jean le Veau, son cousin Gervais, issu d'une bille de bois, lui conseilla-t-il de ne pas se hasarder à mettre la lessive à chambarder sans d'abord tremper le papier dans l'alun et belote, rebelote et capot, car: Il ne marche pas hors du pont, celui qui tombe avec prudence, attendu que Messires des Comptes n'étaient pas d'accord sur la sommation des flûtes d'Allemagne, avec lesquelles on avait bâti Les Lunettes des Princes, livre imprimé récemment à Anvers. "Et voilà, Messieurs, ce que fait un mauvais rapport, et j'en crois la partie adverse dans les pas des prêtres roles: car, voulant obtempérer au décret du roi, je m'étais armé de pied en cap d'une lanière de cuir ventrale pour aller voir comment mes vendangeurs avaient déchiré leurs hauts bonnets pour mieux jouer au guignol; et le temps était un peu malsain à cause de la diarrhée; aussi plusieurs francs-archers avaient-ils été refusés à la revue, bien que les cheminées fussent assez hautes selon la proportion du chancre et des bubons de l'ami Baudichon. "Et de cette façon ce fut une grande année de colimaçons dans tout le pays d'Artois, ce qui ne fut pas un petit amendement pour Messieurs les porteurs de hottes de vendanges, quand on mangeait, sans dégainer, des coquillages à ventre déboutonné. Et je voudrais bien que chacun eût une aussi belle voix: l'on en jouerait beaucoup mieux à la paume, et ces petites finesses, que l'on déploie pour étymologiser les souliers, descendraient plus facilement sur la Seine pour servir toujours au Pont aux Meuniers, comme il fut jadis décrété par le roi de Canarre, en un arrêt qui est au greffe de céans. "Pour tout cela, Messire, je requiers que votre seigneurie dise et déclare sur notre affaire ce qui est juste, avec dépens, dommages et intérêts." Pantagruel dit alors: "Mon ami, n'avez-vous plus rien à dire?" Baisecul répondit: "Non, Messire, car j'ai tout dit jusqu'au dernier mot, et je n'y ai rien changé, sur mon honneur. - Vous, Messire de Humevesne, dit Pantagruel, dites donc ce que vous avez à dire, et abrégez, sans omettre toutefois ce qui servira à notre propos." Comment le seigneur de Humevesne plaide devant Pantagruel CHAPITRE 12 Alors le seigneur de Humevesne commença ainsi qu'il s'ensuit: "Monsieur et Messieurs, si l'on voyait dans un jugement catégorique l'iniquité des hommes aussi facilement que l'on distingue des mouches dans le lait, le monde (quatre boeufs) ne serait pas autant mangé par les rats qu'il l'est, et il y resterait maintes oreilles sur terre qu'ils ont rongées bien lâchement: car - bien que tout ce qu'a dit la partie adverse soit du duvet bien vrai quant à la lettre et au récit du procès verbal -, toutefois, Messires, la finesse, la tricherie, les petites anicroches sont cachées sous le pot aux roses. "Dois-je endurer que, à l'heure où je mange, au pair, ma soupe, sans rien penser ni rien dire de mal, on me vienne ratisser et tarabuster le cerveau, en me faisant danser la gigue et en me disant: Qui boit en mangeant sa soupe Quand il est mort, il n'y voit goutte? "Et, sainte Dame, combien avons-nous vu de gros capitaines, en plein champ de bataille, alors qu'on donnait les horions du pain bénit de la confrérie, pour s'en balancer plus noblement, jouer du luc, sonner du cul et faire des secousses en plate forme! "Mais maintenant le monde est tout détraqué à cause des ballots de lainages de Leicester: l'un se débauche, l'autre cinq, quatre et deux, et, si la Cour n'y met bon ordre, il ne fera pas meilleur glaner cette année que l'année dernière, ou à l'avenir, des gobelets. Si un pauvre va aux étuves pour se faire enluminer le museau de bouses de vache ou pour acheter des bottes d'hiver, et s'il y a des sergents passant, ou bien des sergents du guet, qui reçoivent la décoction d'un clystère ou la matière fécale d'une chaise percée sur leur pétard, doit-on pour autant rogner les testons et fricasser les écus-elles de bois? "Quelquefois nous pensons l'un, mais Dieu fait l'autre, et, quand le soleil est couché, toutes les bêtes sont à l'ombre. Je ne veux pas être cru si je ne le prouve dare-dare grâce à des gens de plein jour. "En trente-six, j'avais acheté un cheval courtaud d'Allemagne, haut et court, d'assez bonne laine et grand teint comme l'assuraient les orfèvres; toutefois le notaire y mit son grain de sel. Je ne suis pas clerc pour prendre la lune avec les dents, mais, au pot de beurre, où l'on scellait les instruments de Vulcain, le bruit courait que le boeuf salé faisait trouver le vin sans chandelle, et fût-il caché au fond d'un sac de charbonnier, botté et protégé par le chanfrein et les jambières nécessaires pour bien fricasser le rata, c'est-à-dire de la tête de mouton. Et c'est bien ce que dit le proverbe qu'il fait bon voir des vaches noires dans un bois brûlé quand on jouit de ses amours. Je consultai en la matière Messires les clercs, et pour résoudre le problème ils conclurent par a plus b qu'il n'est rien de tel que de faucher pendant l'été dans une cave bien garnie de papier et d'encre, de plumes et de canifs de Lyon sur le Rhône et patati et patata: car, aussitôt qu'un harnais sent les aulx, la rouille lui mange le foie, et puis l'on ne fait que rouscailler contre les torticolis, reniflant la sieste de l'après-midi. Et voilà pourquoi le sel est si cher. "Messires, ne croyez pas que, lorsque la bonne femme englua le rouge-cul pour mieux doter le recors de l'huissier et que la fressure du boudin tergiversa dans les bourses des usuriers, il y eut rien de mieux pour se préserver des cannibales que de prendre une liasse d'oignons, liée avec trois cents navets, et un peu de fraise de veau, du meilleur aloi qu'aient les alchimistes, et de bien boucher et chauffer ses pantoufles, mouflin, mouflart, avec une belle sauce de râteau et de se cacher dans un petit trou de souris, en sauvant toujours les lardons. "Et, si le dé ne vous sort autre chose qu'un double as, qu'un double coup de trois du gros bout, gare à l'as, mettez la dame au coin du lit, caressez-la, tralala la la, et buvez à tire-larigot en noyant le poisson, avec de belles bottes cothumiques; ce sera pour les petits oisons en mue, qui s'ébattent en jouant à chandelle, en attendant de battre le fer et de chauffer la cire aux baveurs de Guinness. "Il est bien vrai que les quatre boeufs en question avaient la mémoire un peu courte; toutefois, en ce qui concerne la connaissance de la gamme, ils ne craignaient cormorans ni canards de Savoie, et les bonnes gens de ma terre en tiraient une bonne espérance, en disant: "Ces enfants deviendront forts en maths; ils nous serviront de manuel de droit." Nous ne pouvons manquer de prendre le loup, en faisant nos haies par-dessus le moulin à vent, dont a parlé la partie adverse. Mais le grand diable en eut de l'envie et mit les Allemands par-derrière, qui burent comme des diables "Her, tringue, tringue!" coup sur coup, car il n'y a aucune raison de dire qu'à Paris sur le Petit Pont, il y a des poules fermières à vendre, fussent-ils aussi huppés que dupes de marais, à moins vraiment que l'on ne sacrifiât les ampoules d'encre fraîche émoulue de lettres majuscules ou cursives, peu m'importe, pourvu que le tranchefile n'y engendre des vers. "Et, supposé qu'à l'accouplement des chiens courants, les donzelles eussent sonné du cor pour annoncer la prise avant que le notaire eût donné son rapport par art cabalistique, il ne s'ensuit pas (sauf meilleur jugement de la Cour) que six arpents de pré en grande largeur fassent trois tonneaux de fine encre sans cracher au bassinet, considéré qu'aux funérailles du roi Charles on avait en plein marché la toison pour un double as, j'entends, sur ma parole, de laine. "Et je vois ordinairement en toutes bonnes chansons, que, quand on va à la chasse aux pipeaux, faisant trois tours de balai par la cheminée, et insinuant sa nomination, l'on ne fait que bander l'arbalète et souffler au cul, si par hasard il est trop chaud, et saute-mouton. Tout aussitôt la lettre lue, Les vaches lui furent rendues. "Et le même arrêt fut rendu à la Martingale, en dix-sept, pour le dissipateur de Louzefougerouse; la Cour voudra bien en tenir compte. "Je ne dis pas qu'on ne puisse par équité vraiment déposséder à juste titre ceux qui boiraient de l'eau bénite, comme on le fait d'une hampe de tisserand, dont on fait les suppositoires pour empaler ceux qui ne veulent pas céder, sinon à bon chat bon rat. "Alors, Messires, quel droit pour les mineurs? Car l'usage commun de la loi salique veut que le premier boutefeu, qui écorne la vache, qui mouche la chandelle en plein morceau de musique sans solfier les points des savetiers, doit, au moment du "Je vous salue Marie", suppléer à la pénurie de son membre par de la mousse cueillie alors qu'on se morfond à la messe de minuit, pour donner l'estrapade à ces vins blancs d'Anjou qui lèvent la jambe, en prenant au collet, comme les lutteurs de Bretagne. "Concluant, comme on l'a demandé, avec dépens, dommages et intérêts." Après que le seigneur de Humevesne eut achevé, Pantagruel dit au seigneur de Baisecul: "Mon ami, avez-vous quelque chose à ajouter?" A ces mots, Baisecul répondit: "Non, Messire, car je n'ai dit que la vérité, et, pour Dieu, mettons fin à notre différend, car notre procès nous a déjà coûté cher." Comment Pantagruel rendit sa sentence sur le différend des deux seigneurs CHAPITRE 13 Alors Pantagruel se lève et assemble tous les présidents, les conseillers et les docteurs qui étaient présents, et il leur dit: "Voyons, Messieurs, vous avez entendu par la vive voix de l'oracle, le différend dont il est question. Que vous en semble? A ces mots, ils répondirent: "Nous l'avons bien entendu, mais que diable, nous n'y avons pas discerné la cause. C'est pourquoi nous vous prions à l'unanimité et nous vous supplions de bien vouloir nous faire la grâce de donner votre sentence, et dès à présent comme dès lors elle nous convient et nous la ratifions de notre plein consentement. - Eh bien, Messieurs, dit Pantagruel, puisque tel est votre désir, je le ferai; mais je ne trouve pas l'affaire aussi difficile que vous le dites. Votre paragraphe Caton, la loi Frère, la loi Coq, la loi Cinq pieds, la loi Vin, la loi Si un maître, la loi Mère, la loi Bonne épouse, la loi Si un homme, la loi Pomponius, la loi Fonds, la loi Acheteur, la loi Prêteur, la loi Vendeur et tant d'autres sont bien plus difficiles à mon avis." Et, cela dit, il fit un tour ou deux dans la salle, en réfléchissant bien profondément, comme on pouvait le supposer, car il geignait comme un âne qu'on sangle trop fort, en pensant qu'il fallait rendre justice à tout un chacun sans changer d'avis ni faire acception de personne; puis il retourna s'asseoir et entreprit de prononcer la sentence comme suit: "Après avoir vu, entendu et bien pesé le différend qui oppose les seigneurs de Baisecul et Humevesne, la Cour déclare que, considéré l'horripilation de la chauve-souris déclinant présomptueusement du solstice d'été pour aller faire la cour aux billevesées qui ont subi échec et mat du pion à cause des mauvaises vexations des ennemis de la lumière qui se trouvent sous le climat de Rome et d'un singe à cheval bandant une arbalète à la force de ses reins, le demandeur a eu raison de calfater le galion que la bonne femme boursouflait, un pied chaussé et l'autre nu, le remboursant bas et raide en conscience avec autant de baguenaudes qu'il y a de poils sur dix-huit vaches, et autant pour la bordure. "Semblablement il est déclaré innocent du cas privilégié des ordures qu'il devait encourir, pensait-on, parce qu'il ne pouvait pas allègrement fienter, d'après la preuve d'une paire de gants, parfumée de pétarades à la chandelle de noix, comme c'est l'usage dans son pays de Mirebeau, lâchant la bouline avec les boulets de bronze, et c'est pourquoi les palefreniers mélangeaient en connétables ses légumes bâtés de la Loire avec des grelots d'épervier faits au point de Hongrie que son beau-frère portait d'une façon digne de mémoire dans un panier limitrophe, blasonné de gueules rehaussé de trois chevrons extrêmement fatigués de la toilerie, à la cabane pour l'affût d'où l'on tire le perroquet en forme de ver avec le plumeau. "Mais, quant au fait qu'il accuse le défendeur d'avoir été raccommodeur de savates, mangeur de fromages et goudronneur de momie, ce qu'en fourgonnant on n'a pas avéré comme l'a bien établi le défendeur, la Cour le condamne à trois verres de petit caillé assaisonnés, préloreritantés et gaudépaissis comme le veut la coutume du pays, envers le défendeur, payables à la mi-août, au mois de mai. "Mais le défendeur sera tenu de fournir en foin et en étoupe l'embouchure des chausse-trapes du gosier, emberlificotées dans des capuchons monacaux, bien saboulés au crible à roulette. "Et amis comme devant, sans dépens, et pour cause." Cette sentence prononcée, les deux parties se séparèrent toutes les deux satisfaites de l'arrêt, ce qui fut chose quasi incroyable: car il n'était jamais arrivé depuis les grandes pluies et il n'adviendra pas avant treize jubilés que deux parties, s'opposant dans un jugement contradictoire, soient satisfaites l'une et l'autre d'un arrêt définitif. En ce qui concerne les conseillers et autres docteurs qui y assistaient, ils restèrent trois bonnes heures évanouis d'extase, et tout soulevés d'admiration pour la sagesse plus qu'humaine de Pantagruel, qu'ils avaient clairement reconnue lors de la décision prise en ce jugement si difficile et épineux; et ils y seraient encore, si on ne leur avait apporté force vinaigre et eau de rose pour leur faire retrouver leurs sens et leurs esprits habituels, et que Dieu en soit loué partout! Comment Panurge raconte de quelle manière il échappa des mains des Turcs CHAPITRE 14 Le jugement de Pantagruel fut aussitôt connu et entendu de tout le monde, imprimé en nombreux exemplaires, et rédigé pour être conservé aux archives du Palais, en sorte que tout le monde se mit à dire: "Salomon, qui se fonda sur des indices pour rendre l'enfant à sa mère, ne présenta jamais un chef-d'oeuvre de sagesse pareil à celui que vient de faire le bon Pantagruel. Nous sommes heureux de l'avoir dans notre pays." Et effectivement, on voulut le faire maître des requêtes et président à la Cour; mais il refusa tout, en les remerciant aimablement: "Car on est, dit-il, trop grandement esclave de ces charges, et il est bien difficile pour ceux qui les assument d'être sauvés, vu la corruption des hommes; et je crois que, si les sièges abandonnés par les anges rebelles ne sont pas occupés par une autre sorte de gens, le Jugement dernier n'aura pas lieu avant trente-sept jubilés, et que Nicolas de Cues se sera trompé dans ses conjectures; je vous en préviens de bonne heure. Mais, si vous avez quelque muid de bon vin, je le recevrai volontiers en cadeau." Ce que les gens firent volontiers, et ils lui envoyèrent du meilleur de la ville, qu'il but assez bien; le pauvre Panurge en but vaillamment, car il était maigre comme un hareng saur: aussi s'en allait-il léger comme un chat maigre. Quelqu'un l'interpella, tandis qu'il avait déjà vidé la moitié d'un grand hanap de vin vermeil, lui disant. "Compère, tout doux! vous sifflez cela comme un enragé. - Je me donne au diable! dit-il. Tu n'as pas en face de toi tes petits buveurs de Paris, qui ne boivent pas plus qu'un pinson et ne prennent leur becquée que si on leur tape sur la queue comme on fait aux passereaux. Oh! compagnon, si je montais aussi bien que je descends, je serais déjà au-dessus de la sphère de la lune avec Empédocle ! Mais je ne sais que diable ce que ceci veut dire: ce vin est fort bon et bien délicieux, mais plus j'en bois, plus j'ai soif. Je crois que l'ombre de Monseigneur Pantagruel engendre les altérés, comme la lune donne les catarrhes." Là-dessus l'assistance se mit à rire. Voyant cela, Pantagruel dit: "Panurge, qu'est-ce que vous avez en réserve de rire? - Seigneur, dit-il, je leur racontais combien ces diables de Turcs sont malheureux de ne pas boire une goutte de vin. Même si L'Alcoran de Mahomet ne contenait pas d'autre mal, je ne me mettrais point sous sa loi. - Mais, dit Pantagruel, dites-moi donc comment vous avez échappé de leurs mains. - Par Dieu, Seigneur, dit Panurge, je ne vous en mentirai en aucune façon. "Ces gueux de Turcs m'avaient mis en broche tout lardé comme un lapin, car j'étais si maigre que sans cela ma chair aurait fait un fort mauvais mets; et en cet état ils me faisaient rôtir tout vif. Tandis qu'ils me rôtissaient, je me recommandais à la grâce divine, me souvenant du bon saint Laurent, et j'espérais toujours que Dieu me délivrerait de ce supplice, ce qui arriva d'une façon bien étrange car, alors que je me recommandais de tout mon coeur à Dieu, criant: "Seigneur Dieu, aide-moi! Seigneur Dieu, sauve-moi! Seigneur Dieu, tire-moi du supplice où me retiennent ces chiens d'infidèles parce que je garde ta loi!", le rôtisseur s'assoupit par la volonté divine, ou bien par celle de quelque bon Mercure, qui endormit par ruse Argus qui avait cent yeux. "Quand je vis qu'il ne me tournait plus pour me rôtir, je le regarde et je vois qu'il s'endort. Alors je prends avec les dents un tison par le bout qui n'était pas encore brûlé, je vous le jette au giron de mon rôtisseur, et j'en prends un autre que je jette, le mieux que je peux, sous un lit de camp près de la cheminée là où était la paillasse de Monsieur mon rôtisseur. "Aussitôt le feu prit à la paille, et de la paille au lit, et du lit au plafond, en boiseries de sapin ornées de culs-de-lampe. Mais le plus drôle fut que le brandon que j'avais jeté au giron de mon paillard de rôtisseur lui brûla tout le pénil, et qu'il allait prendre à ses couillons, mais malheureusement il ne puait pas assez lui-même pour ne pas le sentir avant le jour: sortant de sa torpeur de bouc, il se leva pour crier à la fenêtre de toutes ses forces: "Dal baroth, dal baroth!", ce qui équivaut à peu près à: "Au feu, au feu!", et il s'avança droit sur moi pour me jeter pour de bon au feu; il avait déjà coupé les cordes qui me liaient les mains et il était en train de couper les liens des pieds. "Mais le maître de la maison, entendant l'appel au feu et sentant déjà la fumée depuis la rue où il se promenait avec quelques autres pachas et muftis, courut de toutes ses forces pour y prêter secours et pour sauver les meubles. "D'entrée il tire la broche où j'étais embroché, et tua tout raide mon rôtisseur, qui mourut là faute de soins ou d'autre chose: car il lui passa la broche juste au-dessus du nombril du côté droit, lui perça le troisième lobe du foie, puis, dirigeant le coup vers le haut, il lui pénétra le diaphragme, et, traversant la membrane du coeur, lui sortit la broche par le haut des épaules entre les vertèbres et l'omoplate gauche. "La vérité est qu'en retirant la broche de mon corps, il m'avait fait tomber à terre près des chenets, et je me fis un peu de mal dans ma chute, pas trop toutefois, car les lardons amortirent le choc. "Puis, mon pacha, voyant que la situation était désespérée, que sa maison était brûlée sans rémission et que tout son bien était perdu, se donna à tous les diables, appelant Grilgoth, Astarost, Rapallus et Gribouillis, neuf fois de suite. "Voyant cela, j'eus peur pour plus de cinq sous; je me disais dans ma frayeur: les diables vont venir bientôt pour emporter ce fou. Ne seraient-ils pas gens à m'emporter moi aussi? Je suis déjà à demi rôti. Mes lardons causeront ma perte, car ces diables-ci sont friands de lardons, comme vous le savez sur l'autorité du philosophe Jamblique et de Murmel dans La Défense des bossus et contrefaits, en faveur de Nos Maîtres. Mais je fis le signe de la croix, en criant: " Dieu est saint et immortel!" Et personne ne venait. "S'en rendant compte, mon vilain pacha voulait se tuer avec ma broche et s'en percer le coeur. Effectivement il la mit contre sa poitrine, mais elle ne pouvait pas pénétrer, car elle n'était pas assez pointue; et il poussait de toutes ses forces, mais il n'arrivait à rien. "Alors je vins à lui, et lui dis: "Missaire Bougrino, tu es en train de perdre ton temps, car tu ne te tueras jamais ainsi; tu te feras une bonne blessure dont tu souffriras toute ta vie entre les mains des barbiers; mais, si tu veux, je te tuerai ici tout net, de sorte que tu ne sentiras rien, et tu peux me croire, car j'en ai tué bien d'autres qui s'en sont trouvés bien. - Ha, mon ami, dit-il, je t'en prie! et avec ma prière, je te donne de ma bourse. Tiens, la voici. Il y a six cents dinars dedans, et quelques diamants et rubis de toute beauté." - Et où sont-ils? dit Epistémon. - Par saint Jean! dit Panurge, ils sont bien loin, s'ils courent toujours. Mais où sont les neiges d'antan? "C'était le plus grand souci de Villon, le poète parisien. - Achève, dit Pantagruel, je t'en prie, que nous sachions comment tu arrangeas ton pacha. - Foi d'homme de bien, dit Panurge, je n'en mens pas d'un mot. Je le bande avec une méchante braie que je trouve là, à moitié brûlée, et je vous le lie à la paysanne, pieds et mains, avec mes cordes, si bien qu'il n'aurait su bouger une patte; puis je lui passai ma broche à travers la gargamelle et le pendis, accrochant la broche à deux gros crampons qui soutenaient des hallebardes; je vous attise un beau feu au-dessous, et vous flambais mon milourd comme on flambe les harengs saurs dans la cheminée. Puis, prenant sa bourse et un petit javelot qui était sur les crampons, je m'enfuis au grand galop, et Dieu sait si je sentais la toison de mouton! "Une fois descendu dans la rue, je trouvai tout le monde qui était accouru au feu avec beaucoup d'eau pour l'éteindre, quand ils me virent ainsi à moitié rôti, la nature leur inspira de la pitié pour moi; ils me jetèrent toute leur eau sur moi, me rafraîchissant agréablement, ce qui me fit beaucoup de bien; puis ils me donnèrent quelque peu de nourriture, mais je ne mangeais guère, car ils ne me donnaient que de l'eau à boire, selon leur coutume. "Ils ne me firent pas d'autre mal, si ce n'est qu'un vilain petit Turc, bossu par-devant, croquait furtivement mes lardons; mais je lui donnai de si rudes torgnoles sur les doigts avec mon javelot qu'il n'y revint pas deux fois; et il y eut aussi une fillasse de Corinthe qui, m'ayant apporté un pot de myrobolans aphrodisiaques confits selon leur coutume, regardait comment mon pauvre diable de membre émoussé avait battu en retraite devant le feu, car il ne me descendait plus qu'aux genoux. Mais notez que ce rôtissage me guérit entièrement d'une sciatique, à laquelle j'étais sujet, depuis plus de sept ans, du côté où mon rôtisseur en s'endormant me laissa brûler. "Or, pendant qu'ils s'attardaient avec moi, le feu gagnait, je ne sais comment, plus de deux mille maisons, à tel point que l'un d'entre eux s'en aperçut et cria ces mots: "Ventre Mahomet, toute la ville brûle et nous nous attardons ici!" Chacun s'en va ainsi à sa chacunière. "Pour moi, je prends le chemin de la porte. Arrivé sur une petite butte près de là, je me retourne en arrière, comme la femme de Loth, et je vis toute la ville en flammes, ce qui me combla tellement d'aise que je crois m'en conchier de joie; mais Dieu m'en punit bien. - Comment? dit Pantagruel. - Alors que, dit Panurge, je regardais plein d'allégresse ce beau feu, en me moquant et disant: "Ah, pauvres puces, ah, pauvres souris, vous passerez un mauvais hiver, car le feu est dans voire paillis!", il sortit de la ville plus de six, ou plus exactement plus de treize cent onze chiens, des gros et des petits, qui quittaient la ville tous ensemble, fuyant devant le feu. D'emblée ils accoururent droit sur moi, sentant l'odeur de ma paillarde chair à demi rôtie, et ils m'auraient bien dévoré sur l'heure si mon ange ne m'avait bien inspiré, me suggérant un remède bien opportun contre le mal des dents. - Et pourquoi, dit Pantagruel, craignais-tu le mal des dents? N'étais-tu pas guéri de tes rhumatismes? - Pâques d'oeufs! répondit Panurge, y a-t-il de plus grand mal de dents que quand des chiens vous tiennent aux jambes? Mais soudain je me rappelle mes lardons et je les jetai au milieu d'eux. Alors les chiens d'arriver et de s'entre-déchirer l'un l'autre à belles dents à qui aurait le lardon! De ce fait, ils me laissèrent, et moi aussi je les laisse se bagarrant entre eux. C'est ainsi que j'en échappe, gaillard et joyeux, et vive la rôtisserie!" Comment Panurge enseigne une manière toute nouvelle de bâtir les murailles de Paris CHAPITRE 15 Pantagruel, un jour, pour se distraire de ses études, se promenait vers le faubourg Saint-Marcel, car il voulait voir la Folie Gobelin. Panurge était avec lui, ayant comme toujours sous sa robe le flacon et quelque morceau de jambon: car il ne s'en allait jamais sans cela, disant que c'était son garde du corps. Il ne portait pas d'autre épée, et, quand Pantagruel voulut lui en donner une, il répondit qu'elle lui échaufferait la rate. "Oui, mais, dit Epistémon, si l'on t'assaillait, comment te défendrais-tu? - En travaillant des pieds, répondit-il, pourvu que les coups de pointe fussent défendus." A leur retour, Panurge considérait les murailles de Paris et par moquerie dit à Pantagruel: "Voyez donc ces belles murailles. Oh! qu'elles sont solides et bien propres à garder les oisons en mue! Par ma barbe, elles sont bien minables pour une ville comme celle-ci, car une vache d'un seul pet en abattrait plus de six brasses. - O mon ami, dit Pantagruel, sais-tu bien ce que dit Agésilas, quand on lui demanda pourquoi la grande cité de Lacédémone n'était pas ceinte de murailles? Eh bien! montrant les habitants et citoyens de la ville, si habiles en l'art militaire, si forts et si bien armés, il dit: "Voici, dit-il, les murailles de la cité", signifiant qu'il n'y a de vraies murailles qu'en chair et en os et que les villes et les cités ne sauraient avoir des murailles plus sûres et plus solides que la valeur des citoyens et résidents. "Ainsi cette ville est si forte grâce à la multitude du peuple guerrier qui l'habite, qu'ils ne se soucient pas de faire d'autres murailles. De plus, si on voulait l'entourer de murailles comme Strasbourg, Orléans ou Ferrare, ce serait impossible, tant les frais et dépenses seraient excessifs. - Oui mais, dit Panurge, il est pourtant bon de présenter quelque face de pierre quand on est envahi par ses ennemis, ne serait-ce que pour demander: "Qui va là? " Au regard des frais énormes qui seraient nécessaires, dites-vous, pour construire des murailles, si Messieurs de la ville veulent me donner quelque bon pot de vin, je leur enseignerai une manière toute nouvelle de les bâtir à bon marché. - Comment? dit Pantagruel. - Ne le répétez donc point, répondit Panurge, si je vous l'enseigne. "Je vois que les calibistris des femmes de ce pays sont meilleur marché que les pierres. C'est avec eux qu'il faudrait bâtir les murailles, en les disposant selon une architecture bien symétrique, mettant les plus grands aux premiers rangs; puis, en faisant un talus en dos d'âne, il faudrait disposer les moyens, et en dernier les petits, puis faire un beau petit assemblage, en pointes de diamants comme la grosse tour de Bourges, avec tous ces braquemarts raidis qui habitent dans les braguettes claustrales. "Quel Diable déferait de telles murailles? Il n'y a pas de métal aussi résistant aux coups. Et, que les couilleuvrines viennent s'y frotter, vous verriez incontinent (par Dieu!) dégouliner de ce bienheureux fruit de grosse vérole, en pluie serrée, aussi sec au nom des diables. De plus, la foudre ne tomberait jamais dessus; car pourquoi donc? Ils sont tous bénits ou consacrés. "Je n'y vois qu'un inconvénient. - Ho, ho, ha, ha, ha! dit Pantagruel, et lequel? - C'est que les mouches en sont si friandes que c'est merveille, et qu'elles s'y amasseraient volontiers pour y faire leurs ordures: et voilà l'ouvrage gâché. Mais voici comment y remédier: il faudrait très bien les émoucheter avec de belles queues de renards, ou de bons gros vits d'ânes de Provence. Et, à ce propos, je veux vous dire (tout en allant souper) un bel exemple cité par Frère Lubin, dans son livre Des beuveries des mendiants. "Au temps où les bêtes parlaient (il n'y a pas trois jours), un pauvre lion, se promenant par la forêt de Bièvre en disant ses oraisons, passa par dessous un arbre où un paysan, un charbonnier, était monté pour abattre du bois; celui-ci, voyant le lion, lui jeta sa cognée et lui fit une énorme blessure à la cuisse. Alors le lion clopinant courut et cavala tant par la forêt pour trouver de l'aide qu'il rencontra un charpentier qui voulut bien regarder sa plaie; il la nettoya le mieux qu'il put et la remplit de mousse, en disant au lion de bien émoucheter sa plaie pour que les mouches n'y fissent pas d'ordures, pendant que lui-même irait chercher de l'herbe-au-charpentier. "Ainsi le lion guéri se promenait par la forêt, au moment où une vieille sempiternelle y ébuchetait et amassait du bois; lorsqu'elle vit venir le lion, elle tomba de peur à la renverse de telle façon que le vent lui releva robe, cotte et chemise par-dessus les épaules. Voyant cela, le lion pris de pitié accourut pour voir si elle ne s'était fait aucun mal, et considérant son comment le nomme-t-on, il dit: "O pauvre femme, qui t'a ainsi blessée?" Et, en disant cela, il aperçut un renard, qu'il appela, par ces mots. "Compère renard, ho, par là, par là, c'est grave!" "Quand le renard fut là, il lui dit: "Compère, mon ami, on a fait une bien vilaine blessure à cette bonne femme-ci entre les jambes, et on y constate manifestement une solution de continuité. Regarde comme la plaie est grande: depuis le cul jusqu'au nombril, elle mesure quatre, et même cinq empans et demi. C'est un coup de cognée; j'ai bien peur que la plaie ne soit vieille. Aussi, afin que les mouches ne s'y prennent pas, émouche-la bien fort, je t'en prie, et dedans et dehors. Tu as une queue bonne et longue: émouche, mon ami, émouche, je t'en supplie; pendant ce temps, je vais chercher de la mousse pour mettre dans la plaie, car c'est ainsi qu'il faut nous secourir et nous entraider. Emouche fort; ainsi, mon ami, émouche bien, car cette plaie a besoin d'être longuement émouchée; autrement la patiente ne se sentira pas bien. Emouche donc bien, mon petit compère, émouchet Dieu t'a bien pourvu en queue; elle est grande et grosse à souhait; émouche fort et ne te lasse pas. Un bon émoucheteur, qui, en émouchetant continuellement, émouche de son émouchoir, par mouches jamais ne sera amoché. Emouche, couillaud; émouche, mon petit bedeau! Je ne tarderai guère." "Puis il va chercher une bonne quantité de mousse et, quand il fut un peu loin, il s'écria, en parlant au renard: "Continue à bien émoucher, compère; émouche, et ne te fatigue pas de bien émoucher, mon petit compère. Je te ferai nommer émoucheteur à gages de Don Pietro de Castille. Emouche seulement, émouche, et rien de plus." "Le pauvre renard émouchait fort bien de-ci de-là, dedans et dehors; mais la méchante vieille vessait et pétait, puant comme cent diables. Le pauvre renard était bien mal à l'aise car il ne savait de quel côté se détourner pour échapper au parfum des vesses de la vieille; et, tandis qu'il se tournait, il vit qu'au derrière elle avait encore un autre trou, pas aussi grand que celui qu'il émouchait, d'où lui venait ce vent si puant et infect. "Le lion finalement revient, en portant plus de mousse que n'en contiendraient dix-huit balles, et il commença à en mettre dans la plaie avec un bâton qu'il avait apporté; il en avait déjà bien mis seize balles et demie et il s'ébahissait . "Que diable! cette plaie est profonde il y entrerait plus de deux charretées de mousse." Mais le renard l'avertit: "O compère lion, mon ami, je t'en prie, ne mets pas toute la mousse ici; gardes-en un peu, car il y a encore là-dessous un autre petit trou qui pue comme cinq cents diables. Je suis empoisonné par l'odeur, tant il empeste." "Ainsi donc il faudrait préserver ces murailles des mouches et mettre des émoucheteurs à gages." Pantagruel dit alors: "Comment sais-tu que les parties honteuses des femmes sont si bon marché? Car dans cette ville il y a nombre de filles prudes chastes et pucelles. - Et où pêchez-vous cela? dit Panurge. Ce que je vais vous en dire, ce n'est pas une opinion, mais une certitude et une vérité assurée. Si je me vante, ce n'est pas d'en avoir bourré quatre cent dix-sept depuis que je suis dans cette ville - et il n'y a que neuf jours - mais, ce matin, j'ai rencontré un brave homme qui, dans un bissac semblable à celui d'Esopet, portait deux petites fillettes de deux ou trois ans au plus, l'une devant, l'autre derrière. Il me demande l'aumône, mais je lui répondis que j'avais beaucoup plus de couillons que de deniers, et, après, je lui demande: "Brave homme, ces deux fillettes sont-elles pucelles? - Frère, dit-il, il y a deux ans que je les porte ainsi, et, en ce qui concerne celle-ci qui est devant, et que je vois continuellement, à mon avis elle est pucelle; toutefois, je ne voudrais pas en mettre mon doigt au feu. Quant à celle que je porte derrière, je n'en sais absolument rien." - Vraiment, dit Pantagruel, tu es un gentil compagnon, je veux t'habiller de ma livrée." Et il le fit vêtir élégamment selon la mode du moment, sauf que Panurge voulut que la braguette de ses chausses eût trois pieds de long, qu'elle fût carrée, et non ronde, ce qui fut fait; et c'était un plaisir de la voir. Il disait souvent que le monde n'avait pas encore pris conscience de l'avantage ni de l'utilité qu'il y a à porter une grande braguette; mais que le temps le leur apprendrait un jour, car toutes choses ont été inventées en temps voulu. "Que Dieu préserve, disait-il, le compagnon à qui la longue braguette a sauvé la vie! Que Dieu préserve celui à qui la longue braguette a rapporté en un jour cent soixante mille neuf écus! Que Dieu préserve celui qui par sa longue braguette a empêché toute une ville de mourir de faim! Et, par Dieu, je ferai un livre intitulé De l'utilité des longues braguettes quand j'aurai plus de loisir." Effectivement, il composa un beau et grand livre avec des illustrations; mais il n'est pas encore imprimé, que je sache. Des moeurs et façons de Panurge CHAPITRE 16 Panurge était de stature moyenne, ni trop grand, ni trop petit, et il avait le nez un peu aquilin, fait en manche de rasoir; il était alors âgé de trente-cinq ans environ, fin à dorer comme une dague de plomb, bien plaisant homme de sa personne, si ce n'est qu'il était un peu vagabond, et sujet de nature à une maladie qu'on appelait en ce temps-là manque d'argent, c'est douleur sans pareille. Toutefois, il avait soixante-trois manières d'en trouver toujours selon son besoin, parmi lesquelles la plus honorable et la plus commune était le recours au larcin furtivement commis; malfaiteur, filou, buveur, batteur de pavé, larron, s'il en était à Paris, au demeurant, le meilleur fils du monde et il machinait toujours quelque chose contre les sergents et contre le guet. Une fois, il rassemblait trois ou quatre bons rustres, et les faisait boire comme des templiers sur le soir; ensuite il les emmenait en bas de Sainte-Geneviève ou près du collège de Navarre, et, à l'heure où le guet montait par là, ce qu'il savait en mettant son épée sur le pavé et son oreille dessus - lorsqu'il entendait son épée branler, c'était le signe infaillible que le guet était près -, à cette heure-là donc, lui et ses compagnons prenaient un tombereau, et ils lui donnaient le branle en le poussant de toutes leurs forces dans la pente: et ainsi ils renversaient les pauvres soldats du guet par terre, comme porcs, puis ils s'enfuyaient de l'autre côté, car en moins de deux jours il connut toutes les rues, ruelles et raccourcis de Paris, comme son Je crois en Dieu. Une autre fois, il répandait, en quelque bon endroit par où le guet devait passer, une traînée de poudre à canon, et, à l'heure où ils passaient, il y mettait le feu, puis s'amusait à voir la bonne grâce qu'ils avaient en fuyant, persuadés que le feu Saint-Antoine les tenait aux jambes. Et, en ce qui concerne les pauvres maîtres ès arts, il les persécutait plus que tous les autres; quand il en rencontrait un dans la rue, il ne manquait jamais de lui jouer un méchant tour: soit en mettant un étron dans son chaperon à bourrelet, soit en lui attachant de petites queues de renard ou des oreilles de lièvres par-derrière, ou quelque autre méchanceté. Un jour qu'on leur avait assigné de se trouver rue du Fouarre, il fit une pâte bourbonnaise, avec beaucoup d'aulx, de galbanum, d'assa foetida, de castoreum, d'étrons tout chauds, la fit tremper dans le pus de bubons chancreux, et de fort bon matin il en graissa et enduisit tout le pavé, en sorte que le diable n'y aurait pas résisté. Et toutes ces bonnes gens retournaient là leur estomac devant tout le monde, comme qui dirait qu'ils écorchaient le renard: il en mourut dix ou douze de la peste, quatorze en furent expédiés à la ladrerie, dix-huit furent podagres, et plus de vingt-sept en eurent la vérole. Mais il ne s'en souciait pas, et il portait ordinairement un fouet sous sa robe avec lequel il fouettait sans rémission, quand il les rencontrait, les pages qui portaient du vin à leurs maîtres, pour les faire avancer plus vite. Dans sa saie il avait plus de vingt-six petites bourses et goussets, toujours pleins: l'un d'un petit dé de plomb et d'un petit couteau affilé comme l'alêne d'un pelletier, avec lequel il coupait les bourses; l'autre, de verjus qu'il jetait aux yeux de ceux qu'il rencontrait; l'autre, de graterons emplumés de petites pennes d'oisons ou de chapons, qu'il jetait sur les robes et les bonnets des bonnes gens; et souvent il leur en faisait de belles cornes, qu'ils portaient par toute la ville, quelquefois toute leur vie; et également sur le derrière des chaperons des femmes, il mettait quelquefois de ces graterons, en forme de membre d'homme; dans l'autre, il y avait un tas de cornets tout pleins de puces et de poux, qu'il empruntait aux gueux de Saint-Innocent, et il les jetait, avec de belles petites sarbacanes ou avec des plumes à écrire, sur les collets des demoiselles les plus sucrées qu'il rencontrait, et surtout à l'église: car il ne se mettait jamais dans le choeur en haut, mais il restait toujours dans la nef parmi les femmes, aussi bien à la messe, aux vêpres, qu'au sermon; dans l'autre, une bonne provision d'hameçons et de crochets, avec lesquels il lui arrivait d'accoupler les hommes et les femmes dans une foule où ils étaient serrés, et surtout celles qui portaient des robes de taffetas mince, et, au moment où voulaient s'en aller, elles déchiraient toutes leurs robes; dans l'autre, un briquet garni de mèche, de brindilles sèches, de pierre à feu et de toutes sortes de fournitures requises pour cet usage; dans l'autre, deux ou trois miroirs solaires, avec lesquels il faisait quelquefois enrager les hommes et les femmes et leur faisait perdre contenance à l'église: car il disait qu'il n'y avait qu'une contrepèterie entre "femme folle à la messe" et "femme molle à la fesse", dans l'autre, il avait une provision de fil et d'aiguilles, avec lesquels il faisait mille petites diableries. Une fois, à la sortie du Palais, dans la Grand'Salle, alors qu'un cordelier disait la messe des Messieurs, il l'aida s'habiller et à se revêtir; mais en l'habillant il cousit son aube avec sa robe et sa chemise, puis il se retira quand Messieurs de la Cour vinrent s'asseoir pour entendre cette messe. Mais, quand on en fut à l'Allez en paix, et que le pauvre frère voulut enlever son aube, il retira en même temps et habit et chemise, qui étaient bien cousus avec; il se retroussa jusqu'aux épaules, montrant à tout le monde son calibistri, qui n'était pas petit assurément. Et plus le frère tirait, plus il se découvrait, jusqu'à ce qu'un des Messieurs de la Cour dise: "Eh quoi, ce beau père veut-il ici nous faire venir à l'offrande pour baiser son cul? Que le feu Saint-Antoine le baise!" A partir de ce moment il fut ordonné que les pauvres beaux pères ne se dévêtiraient plus devant l'assistance, mais dans leur sacristie, et surtout pas en présence des femmes; car ce serait pour elles l'occasion d'un péché d'envie. Et les gens demandaient pourquoi est-ce que ces Frères avaient la couille si longue. Panurge résolut très bien le problème, en disant: "Si les oreilles des ânes sont si grandes, c'est parce que leurs mères ne leur mettaient pas de béguin sur la tête, comme dit De Alliaco dans ses Suppositions. Pour la même raison, si la couille des pauvres bienheureux pères est si longue, c'est parce que leurs chausses n'ont pas de fond, et ainsi leur pauvre membre s'étend en liberté à bride abattue, et leur va brimbalant sur les genoux, comme les chapelets des femmes. Mais la cause qui fait qu'ils l'avaient gros en proportion, c'était que, lors de ce brimbalement, les humeurs du corps descendaient dans ledit membre: car, selon les légistes, agitation et mouvement continuels sont cause d'attraction." De même, il avait une autre poche pleine de poil à gratter, qu'il jetait dans le dos des dames qui lui paraissaient les plus rengorgées: les unes se mettaient donc à se déshabiller devant tout le monde, les autres à danser comme coq sur braise ou bille sur tambour, les autres à courir dans les rues, et il leur courait après; et, quand elles se dévêtaient, il leur mettait sa cape sur le dos, en homme courtois et galant. De même, dans une autre poche, il avait une petite flasque pleine d'huile rance, et quand il rencontrait une femme ou un homme avec une belle robe, il leur graissait et salissait tous les plus beaux endroits, sous le prétexte de les toucher et de dire: "Voici du bon drap, du bon satin, du bon taffetas, Madame; que Dieu vous donne ce que votre noble coeur désire! Vous avez robe neuve, nouvel ami; que Dieu vous les garde!" En disant cela, il mettait sa main sur leur col; du même coup la vilaine tache y demeurait pour toujours, si prodigieusement gravée dans l'âme, le corps et la renommée, que le diable ne l'aurait pas ôtée; puis à la fin il leur disait: "Madame, prenez garde de tomber, car il y a un grand et sale trou devant vous." Dans une autre poche, il avait tout plein d'euphorbe pulvérisée bien finement, et dedans il mettait un beau mouchoir bien ouvragé qu'il avait dérobé à la belle lingère du Palais, en lui ôtant de sur le sein un pou que, du reste, il avait mis lui-même, et, quand il se trouvait en compagnie de quelques bonnes dames, il amenait la conversation sur la lingerie et leur mettait la main au sein, en demandant: "Cet ouvrage, est-il des Flandres ou du Hainaut?" Puis il tirait son mouchoir en disant: "Tenez, tenez, voyez donc cet ouvrage; il vient de Foutignan ou de Foutarabie", et il le secouait bien fort sous leur nez, les faisant éternuer pendant quatre heures sans arrêt. Pendant ce temps il pétait comme un roussin, et les femmes riaient en lui disant: "Comment, vous pétez, Panurge? - Pas du tout, Madame, disait-il; mais je m'accorde en contrepoint à la musique de votre nez." Dans l'autre poche, une pince-monseigneur, un rossignol, un crochet, et quelques autres outils, avec lesquels il n'y avait ni porte ni coffre qu'il ne crochetât. Dans l'autre, tout plein de petits gobelets, avec lesquels il jouait en excellent artiste: car il avait du doigté dans les doigts comme Minerve ou Arachné, et autrefois il avait été bonimenteur de thériaque; et quand il changeait un teston ou une autre pièce, le changeur eût été plus fin que Maître Mouche, si à chaque fois Panurge n'eût fait disparaître cinq ou six grandes pièces d'argent, visiblement, ouvertement, manifestement; l'opération était si insensible et indolore que le changeur n'en eût pas été effleuré d'un souffle. Comment Panurge gagnait les indulgences, mariait les vieilles, et eut des procès à Paris CHAPITRE 17 Un jour je rencontrai Panurge quelque peu taciturne et baissant les cornes, et je me doutai bien qu'il n'avait pas d'argent; aussi lui dis-je: "Panurge, vous êtes malade, je le vois à votre physionomie, et je comprends votre mal vous avez une lésion à votre bourse; mais ne vous faites pas de souci; j'ai encore six sous et quelques mailles qui n'ont jamais vu ni père ni mère; ils ne vous manqueront pas plus que la vérole en votre besoin." A ces mots il me répondit: "Et merde pour l'argent! je n'en aurai un jour que trop, car j'ai une pierre philosophale qui attire à moi l'argent des bourses comme l'aimant attire le fer. Mais voulez-vous venir acquérir les indulgences? dit-il. - Et par ma foi, lui répondis-je, je ne suis pas bien indulgent en ce bas monde; je ne sais pas si je le serai dans l'autre. Eh bien, allons, au nom de Dieu, pour un denier, ni plus ni moins. - Mais, dit-il, prêtez-moi donc à intérêt un denier. - Pas du tout, pas du tout, dis-je. Je vous le donne de bon coeur. - Je vous rends gras-cieux, Messieurs", dit-il. Nous voilà partis, commençant à Saint-Gervais, et j'acquis les indulgences au premier tronc seulement, car je me contente de peu en ces matières; puis je disais mes prières et les oraisons de sainte Brigitte; mais Panurge acquit des indulgences à tous les troncs, et à chaque fois il donnait de l'argent aux quêteurs. De là, nous nous transportâmes à Notre-Dame, à Saint-Jean, à Saint-Antoine, et de même dans toutes les autres églises où il y avait un comptoir d'indulgences. Pour ma part je n'en acquis plus, mais lui, à tous les troncs il baisait les reliques et donnait à chaque fois. Bref, quand nous fûmes de retour, il m'emmena boire au cabaret du Château et me montra dix ou douze de ses bourses pleines d'argent. A cette vue, je me signai, faisant la croix, et disant: "D'où avez-vous tiré tant d'argent en si peu de temps?" A ces mots il me répondit qu'il l'avait pris dans les plateaux des indulgences: "Car, quand je donnai le premier denier, dit-il, je le mis si adroitement qu'on aurait dit une grosse pièce d'argent. Ainsi d'une main je pris douze deniers, que dis-je? douze liards ou même le double, et de l'autre trois ou quatre douzains, et ainsi dans toutes les églises où nous sommes allés. - Oui mais, dis-je, vous vous damnez comme un serpent et vous êtes voleur et sacrilège. - Oui bien, dit-il, c'est ce que vous pensez; mais ce n'est pas ce que je pense, moi: car les vendeurs d'indulgences sont bien d'accord, quand ils me disent en présentant les reliques à baiser: Tu recevras le centuple, que pour un denier j'en prenne cent, car Tu recevras a le sens qu'il a chez les Hébreux, qui emploient le futur pour l'impératif, comme on le voit dans les lois Tu aimeras le Seigneur et Aime le Seigneur. Ainsi, quand le marchand d'indulgences me dit: Tu recevras le centuple, il veut dire: Reçois le centuple, ainsi que l'exposent Rabi Kimy et Rabi Abon Ezra, et tous les Massorètes; et dixit Bartolus. De plus, le pape Sixte me donna mille cinq cents livres de rente sur son domaine et sur le trésor ecclésiastique, parce que je lui avais guéri un bubon chancreux qui le faisait tellement souffrir qu'il crut en rester boiteux toute sa vie. Ainsi je me paye moi-même, c'est plus sûr, sur le trésor ecclésiastique. "Ho, mon ami, disait-il, si tu savais comme je fis mes choux gras à la croisade, tu serais tout ébahi. Elle me rapporta plus de six mille florins. - Et où diable sont-ils allés? dis-je, car tu n'as plus une maille de reste. - D'où ils étaient venus, dit-il, ils n'ont fait que changer de maître. Mais j'en employai bien trois mille à marier, non les jeunes filles, car elles ne trouvent que trop de maris, mais ces grandes vieilles sempiterneuses, qui n'avaient plus une seule dent en gueule; car je réfléchissais: 'Ces bonnes femmes-là ont très bien employé leur temps en leur jeunesse, et elles ont joué du serre-croupière, les fesses en l'air à tout venant jusqu'à ce qu'on n'en ait plus voulu; et, par Dieu, je les ferai une fois encore sauter avant qu'elles ne meurent!' Grâce à cela, à l'une je donnais cent florins, à l'autre cent vingt, à l'autre trois cents, selon qu'elles étaient plus ou moins répugnantes, détestables, et abominables: plus elles étaient horribles et dégoûtantes, plus il fallait leur en donner, autrement le diable même n'aurait pas voulu les biscoter. Aussitôt j'allais trouver un portefaix gros et gras, et je faisais moi-même le mariage; mais, avant de lui montrer les vieilles, je lui montrais les écus, en disant: 'Compère, voici qui t'appartient si tu veux fretinfretailler un bon coup.' Dès lors les pauvres hères bubajallaient comme vieux mulets. Ainsi je leur faisais bien préparer de quoi banqueter, boire du meilleur, et j'ajoutais force épices pour mettre les vieilles en rut et en chaleur. En fin de compte, ils besognaient comme toutes les bonnes âmes, mais aux vieilles qui étaient vilaines et décaties à faire dresser les cheveux sur la tête, je faisais mettre un sac sur le visage. "De plus, j'ai perdu beaucoup d'argent en procès. - Et quels procès as-tu pu avoir? disais-je. Tu n'as ni terre, ni maison. - Mon ami, dit-il, les demoiselles de cette ville avaient inventé, sur l'instigation du diable de l'enfer, une sorte de col ou de cache-col montant très haut, qui leur cachaient si bien les seins que l'on ne pouvait plus y passer la main, car elles avaient placé l'ouverture dans le dos, et ils étaient entièrement fermés par-devant, ce qui ne faisait pas l'affaire des pauvres amants, contemplatifs transis. Un beau mardi, je présentai une requête sur ce sujet à la Cour, me portant partie contre ces demoiselles, et exposant les grands préjudices que j'en subirais; j'affirmais que, pour la même raison, je ferais coudre au derrière la braguette de mes chausses si la Cour n'y mettait bon ordre. Finalement, les demoiselles formèrent un syndicat, dévoilèrent leurs fondements, et donnèrent procuration pour défendre leur cause; mais je les poursuivis si vertement qu'un arrêt de la Cour déclara que ces hauts cache-col ne seraient plus portés s'ils n'étaient pas quelque peu fendus par-devant. Mais cela me coûta cher. "J'eus un autre procès bien dégoûtant et bien sale contre le Maître Vidangeur Fify et ses suppôts, pour qu'ils ne continuent pas à lire clandestinement de nuit Le Tuyau de la Tinette, ni L'Encyclopudie, mais pour qu'ils le fassent dans la pleine clarté du jour, aux écoles du Fouarre, en face de tous les autres sophistes; là je fus condamné aux dépens à cause d'un vice de forme dans la relation de l'huissier. "Une autre fois je déposai une plainte à la Cour contre les mules des Présidents, des Conseillers et autres, en vue de ce que les Conseillères fissent de belles petites bavettes à celles que l'on mettrait à ronger leur frein dans la cour intérieure du Palais; ainsi leur bave ne salirait plus le pavé, sur lequel les pages au Palais pourraient jouer aux beaux dés ou au renie-Dieu à leur aise, sans y gâter leurs chausses aux genoux. Et il y eut un bel arrêt à ce sujet; mais il me coûte cher. "Faites maintenant la somme de ce que me coûtent les petits banquets que je donne aux pages du Palais chaque jour. - Et dans quelle intention? dis-je. - Mon ami, dit-il, tu n'as aucun passe-temps dans ce monde. J'en ai plus que le Roi, et si tu voulais te rallier à moi, nous ferions démons et merveilles. - Non, non, dis-je, par saint Hautetcourt, car un jour tu seras pendu. - Et toi, dit-il, un jour tu seras enterré. Qu'est-ce qui est le plus honorable, l'air ou la terre? Hé grosse pécore! Pendant que ces pages sont à banqueter, je garde leurs mules et coupe à l'une d'elles l'étrivière du côté du montoir, en sorte qu'elle ne tient plus que par un fil. Quand le gros enflé de Conseiller, ou bien un autre, a pris son élan pour monter dessus, ils tombent à plat comme porcs devant tout le monde, et donnent à rire pour plus de cent francs. Mais là où je ris encore davantage, c'est qu'arrivés au logis, ils font fouetter Messire du page comme seigle vert. Ainsi, je ne regrette pas ce qu'il m'en a coûté pour les faire banqueter."" En fin de compte, il avait (comme je l'ai dit plus haut) soixante-trois manières de trouver de l'argent; mais il en avait deux cent quatorze de le dépenser, sans compter ce qu'il devait engouffrer par l'embouchure qu'il avait sous le nez. Comment un grand clerc d'Angleterre voulait arguer contre Pantagruel, et fut vaincu par Panurge CHAPITRE 18 En ces mêmes jours, un savant homme nommé Thaumaste, entendant le bruit que faisait la renommée du savoir incomparable de Pantagruel, vint du pays d'Angleterre dans la seule intention de voir Pantagruel, de faire sa connaissance et de vérifier si son savoir correspondait à sa renommée. De fait, arrivé à Paris, il se transporta vers le logis de Pantagruel, qui était logé à l'hôtel Saint-Denis, et pour lors se promenait dans le jardin avec Panurge, philosophant à la manière des Péripatéticiens. Au premier abord, Thaumaste tressaillit de peur, le voyant si grand et si gros; puis il le salua selon l'usage, courtoisement, en lui disant: "Il est bien vrai, comme le dit Platon, prince des philosophes, que, si l'image de la science et de la sagesse était corporelle et rendue visible aux yeux des hommes, elle exciterait l'admiration de tout le monde. Car il suffit qu'un bruit de sagesse répandu dans les airs arrive aux oreilles des gens qui aiment et recherchent la sagesse, que l'on nomme philosophes, pour les empêcher de dormir ou de reposer en paix, tant elle les aiguillonne et leur donne le désir ardent d'accourir, pour voir la personne en qui on dit que la science a établi son temple et délivre ses oracles. Comme cela nous fut manifestement démontré par la reine de Saba, qui vint des confins de l'Orient et du golfe Persique pour voir l'organisation de la maison du sage Salomon, et pour entendre sa sagesse; par Anacharsis qui, de Scythie, alla jusqu'à Athènes pour voir Solon, par Pythagore, qui alla voir les vaticinateurs Memphites; par Platon, qui alla voir les Devins d'Egypte et Architas de Tarente; par Apollonios de Tyane, qui alla jusqu'aux monts du Caucase, passa les pays des Scythes, des Massagètes, des Indiens, navigua sur le grand fleuve Physon jusque chez les Brahmanes, pour voir Hiarchas, puis alla en Babylonie, Chaldée, Médée, Assyrie, Parthie, Syrie, Phénicie, Arabie, Palestine, Alexandrie, jusqu'en Ethiopie, pour voir les Gymnosophistes. "Nous avons le même exemple avec Tite-Live: pour le voir et pour l'entendre, plusieurs chercheurs vinrent à Rome des frontières les plus reculées de la France et de l'Espagne. "Je n'ose me compter au nombre et au rang de gens si parfaits; mais je veux bien que l'on me dise studieux et ami non seulement des lettres, mais aussi des gens lettrés. "De fait, lorsque j'entendis le bruit de ton savoir si inestimable, j'ai délaissé pays, parents et maison, et je me suis transporté ici, comptant pour rien la longueur du chemin, l'ennui de la traversée, la nouveauté des contrées, seulement pour te voir et conférer avec toi de certains passages de philosophie, de géomancie et de cabale, sur lesquels j'ai des doutes et ne peux contenter mon esprit; si tu peux me les résoudre, je me rends dès à présent ton esclave, moi et toute ma postérité, car je n'ai rien à te donner par ailleurs qui ait à mes yeux assez de valeur pour te témoigner ma reconnaissance. "Je les rédigerai par écrit, et demain je le ferai savoir à tous les savants de la ville, afin que devant eux publiquement nous en disputions. "Mais voici la manière dont j'entends que nous disputions. Je ne veux disputer Pour et Contre, comme le font ces sots sophistes de cette ville et d'ailleurs; de même, je ne veux disputer à la manière des Académiques par déclamation, ni par nombres non plus, comme faisait Pythagore et comme voulut faire Pic de la Mirandole à Rome; mais je veux discuter par signes seulement, sans parler, car ce sont des questions si ardues que les paroles humaines seraient insuffisantes pour les expliquer à mon idée. "Plaise donc à Ta Magnificence de s'y trouver. Ce sera dans la grande salle du collège de Navarre, à sept heures du matin." Ces paroles achevées, Pantagruel avec déférence lui dit: "Seigneur, les grâces que Dieu m'a données, je ne voudrais refuser à personne de les partager autant que je le peux; car tout bien vient de Lui, et Son désir est que ce bien soit multiplié quand on se trouve entre gens qui méritent, et en sont capables, de recevoir cette manne céleste qu'est un noble savoir; et parce qu'à l'heure actuelle, comme je m'en suis déjà aperçu, tu tiens la première place, je te signifie qu'à toute heure tu me trouveras prêt à obtempérer à chacune de tes assignations, selon mon humble pouvoir, bien que j'eusse plus à apprendre de toi, que toi de moi, mais, comme tu y as invité, nous conférerons ensemble de ces points obscurs, et nous en chercherons la solution jusqu'au fond du puits inépuisable où selon Héraclite la vérité est cachée. "Et j'approuve grandement la manière d'arguer que tu as proposée, à savoir par signes, sans parler; car, en agissant ainsi, toi et moi nous nous comprendrons, et nous échapperons à ces battements des mains que font entendre ces crétins de sophistes lorsqu'au cours d'une argumentation, on en est au noeud. "Demain, donc, je ne manquerai pas de me trouver au lieu et à l'heure que tu m'as assignés, mais je te prie qu'il n'y ait ni querelle ni haussement de ton entre nous, et que nous ne cherchions ni éloges ni applaudissements des hommes, mais la vérité seule." A ces mots Thaumaste répondit: "Seigneur, que Dieu te maintienne en Sa grâce, car je te remercie de ce que Ta haute Magnificence daigne condescendre à ma misérable condition. Dieu te bénisse donc jusqu'à demain. - Dieu te bénisse", dit Pantagruel. Messieurs, vous qui lisez ce présent écrit, croyez bien que jamais personne ne fut agité de pensées plus élevées et plus enthousiastes que Thaumaste et Pantagruel, durant toute cette nuit-là; en effet Thaumaste dit au concierge de l'hôtel de Cluny, où il était logé, que de sa vie il ne s'était trouvé aussi altéré que cette nuit-là. "Il m'est avis, disait-il, que Pantagruel me tient à la gorge. Faites-nous servir à boire, je vous prie, et faites en sorte que nous ayons de l'eau fraîche pour que je me gargarise le palais." De son côté, Pantagruel était dans tous ses états, et toute la nuit il ne fit qu'extravaguer sur: Le livre de Bède, Des nombres et des signes; Le livre de Plotin, De l'inénarrable; Le livre de Proclus, De la magie ; Les livres d'Artémidore, Sur la signification des songes D'Anaxagore, Sur les signes ; D'Ynarius, Sur les choses indicibles Les livres de Philistion; Hipponax, Sur les choses indicibles, qu'il faut taire; Et un tas d'autres, au point que Panurge lui dit: "Seigneur, laissez toutes ces pensées, et allez vous coucher; car je vous sens si agité en votre esprit que vous attraperiez bien vite une poussée de fièvre suite à cet excès de réflexion. Mais buvez premièrement vingt-cinq ou trente bons coups, puis retirez-vous et donnez à votre aise, car demain matin je répondrai et argumenterai contre Messire l'Anglais, et, au cas où je ne parviendrais pas à le pousser dans ses retranchements, maudissez-moi. - Oui mais, dit Pantagruel, Panurge, mon ami, il est prodigieusement savant; comment pourras-tu être à la hauteur? - Très bien, répondit Panurge. Je vous en prie, n'en parlez plus et laissez faire. Y a-t-il un homme aussi savant que sont les diables? - Non, vraiment, dit Pantagruel, s'il n'a pas une grâce divine spéciale. - Et toutefois, dit Panurge, j'ai argué maintes fois contre eux et je les ai faits quinauts et mis sur le cul. Aussi, soyez assuré que ce présomptueux d'Anglais, je vous le ferai demain chier vinaigre devant tout le monde." Panurge passa ainsi la nuit à chopiner avec les pages et à jouer les aiguillettes de ses chausses aux baguettes, et à la vergette. Et quand vint l'heure assignée, il conduisit son maître Pantagruel au lieu convenu, et n'ayez pas peur de croire que tous les gens de Paris, petits et grands, s'y trouvèrent, pensant: "Ce diable de Pantagruel, qui a convaincu tous ces rusés blancs-becs de sophistes, maintenant aura la monnaie de sa pièce, car cet Anglais est un second diable de Vauvert. Nous verrons qui gagnera." Tout le monde étant ainsi assemblé, Thaumaste les attendait; lorsque Pantagruel et Panurge arrivèrent dans la salle, tous ces potaches, étudiants ès arts et délégués, commencèrent à battre des mains, selon leur coutume stupide. Mais Pantagruel cria ces mots d'une voix forte, comme si c'eût été le bruit d'un double canon: "Paix, de par le diable, paix! Par Dieu, coquins, si vous vous mettez ici à me tarabuster, je vous couperai la tête à tous." A ces mots ils demeurèrent tout abasourdis comme canes, et ils n'auraient pas seulement osé tousser, même s'ils avaient mangé quinze livres de plume; ils furent si altérés au son de ces seules paroles qu'ils tiraient une langue d'un demi-pied hors de la gueule, comme si Pantagruel leur avait salé la gorge. Alors Panurge prit la parole, et dit à l'Anglais: "Seigneur, es-tu venu ici disputer pour chercher la dispute sur les propositions que tu as indiquées, ou bien pour apprendre et en savoir la vérité?" A ces mots Thaumaste répondit: "Seigneur, rien d'autre ne m'amène que le noble désir d'apprendre et de savoir ce sur quoi j'ai été toute ma vie dans l'incertitude, et je n'ai trouvé ni livre ni homme qui ait résolu de façon satisfaisante les points obscurs que j'ai proposés. Et, pour ce qui est de disputer pour la dispute, je m'y refuse; c'est une chose trop vile, que je laisse à ces gredins de sophistes, qui dans leurs discussions ne cherchent pas la vérité, mais la contradiction et la contestation. - Donc, dit Panurge, si moi, qui suis un humble disciple de mon maître Messire Pantagruel, je te contente et te satisfais en tout et partout, ce serait chose indigne que d'embarrasser mon maître avec cela. Aussi vaudra-t-il mieux qu'il soit président, pour juger de nos propos et, en complément, s'il te semble que je ne l'ai pas fait, satisfaire à ton désir de savoir. - Vraiment, dit Thaumaste, c'est très bien dit. - Commence donc." Notez que Panurge avait mis au bout de sa longue braguette une belle houppe de soie rouge, blanche, verte et bleue, et qu'il avait mis dedans une belle orange. Comment Panurge confondit l'Anglais qui arguait par signes CHAPITRE 19 Donc, alors que tout le monde était là et écoutait dans un parfait silence, l'Anglais leva les deux mains haut en l'air séparément, joignant les extrémités de tous les doigts en cul de poule comme on dit en Chinonais, et il les frappa l'une contre l'autre au niveau des ongles quatre fois, puis il les ouvrit, et alors il frappa l'un contre l'autre le plat de ses mains avec un bruit éclatant. Les joignant derechef une fois comme il venait de le faire, il frappa deux fois, et derechef quatre fois en les ouvrant; puis il les joignit encore en les étendant l'une contre l'autre, comme s'il priait Dieu avec dévotion. Panurge aussitôt leva en l'air la main droite, puis mit le pouce de cette main dans la narine du même côté, tenant les quatre doigts tendus et serrés dans l'ordre, parallèlement à l'arête du nez; il fermait l'oeil gauche entièrement et visait avec le droit en abaissant profondément le sourcil et la paupière; puis il leva haut la gauche: il serrait avec force les quatre doigts en les tendant et levait le pouce; sa main formait un angle droit avec la droite, à une distance d'une coudée et demie entre les deux. Cela fait, dans la même position il baissa contre terre les deux mains; finalement il les maintint au milieu comme pour viser droit le nez de l'Anglais. "Et si Mercure..." dit l'Anglais. Là, Panurge l'interrompt en disant: "Qui parle se démasque!" L'Anglais fit alors ce signe. Il leva haut en l'air la main gauche grande ouverte, puis il serra en poing fermé les quatre doigts de cette main, et appuya son pouce tendu sur le bout de son nez. Immédiatement après il leva la droite grande ouverte et, grande ouverte, il la rabaissa, pour joindre le pouce à l'endroit où se repliait le petit doigt de la gauche, et il remuait lentement en l'air les quatre doigts de cette main; puis, symétriquement, il fit avec la droite ce qu'il avait fait avec la gauche et avec la gauche ce qu'il avait fait avec la droite. Panurge, que cela n'étonnait pas, tira en l'air sa trismégiste braguette avec la gauche, et avec la droite il en tira un morceau d'os de côte de boeuf et deux bouts de bois de même forme, l'un en ébène noir, l'autre en bois du Brésil écarlate, il les mit entre les doigts de cette main bien symétriquement, et les cognant ensemble, il faisait le même bruit que les lépreux en Bretagne avec leurs claquettes, toutefois plus sonore et plus harmonieux, et avec sa langue, contractée dans sa bouche, fredonnait joyeusement, sans cesser de regarder l'Anglais. Les théologiens, les médecins et les chirurgiens pensèrent que par ce signe il inférait que l'Anglais était lépreux. Les conseillers, les légistes et les canonistes pensaient qu'en faisant cela il voulait conclure qu'il existait une sorte de félicité humaine dans l'état de lépreux, comme le soutenait jadis le Seigneur. L'Anglais ne s'effraya pas pour autant, et, levant les deux mains en l'air, il les tint de telle sorte qu'il formait avec les trois grands doigts un poing serré; passait le pouce entre les index et les majeurs, les auriculaires demeurant tendus; c'est ainsi qu'il les présentait à Panurge, puis il les réunit de telle façon que le pouce droit touchait le gauche et que le petit doigt gauche touchait le droit. Sur ce, Panurge, sans mot dire, leva les mains et fit ce signe: il joignit les ongles de l'index et du pouce de la main gauche, dessinant comme une boucle centrale, et il formait un poing serré avec tous les doigts de la main droite, excepté l'index, qu'il passait et repassait à plusieurs reprises entre les deux doigts de la main gauche. Puis il tendit l'index et le majeur de la droite, les écartant le plus possible et les dirigeant vers Thaumaste. Puis il mettait le pouce de la main gauche sur le coin de l'oeil gauche, étendant toute la main comme une aile d'oiseau ou une arête de poisson, et la remuant bien gracieusement de-ci, de-là, il en faisait autant avec la droite sur le coin de l'oeil droit. Thaumaste commença à pâlir et trembler, et il lui fit ce signe: il frappa avec le majeur de la main droite le gras de la paume qui est sous le pouce, puis il forma avec l'index de la droite une boucle semblable à celle de la gauche; mais il le mit par-dessous, et non par-dessus, comme Panurge. Panurge frappe donc les mains l'une contre l'autre et souffle dans ses paumes. Cela fait, il remet l'index de la droite dans la boucle de la gauche, le passant et le repassant à plusieurs reprises. Puis il tendit le menton, en fixant Thaumaste avec intensité. Les gens, qui ne comprenaient rien à ces signes, comprirent bien qu'en cela il demandait sans mot dire à Thaumaste: "Que voulez-vous dire là?" Effectivement Thaumaste commença à suer à grosses gouttes et il ressemblait tout à fait à un homme transporté en une profonde contemplation. Puis il se reprit et mit tous les ongles de la gauche contre ceux de la droite, ouvrant les doigts en demi-cercle, et faisant ce signe il levait les mains aussi haut que possible. Sur ce, Panurge mit soudain le pouce de la main droite sous les mandibules, et l'auriculaire de cette main dans la boucle de la gauche, et dans cette posture il faisait résonner bien mélodieusement ses dents du bas contre celles du haut. Thaumaste, à grand ahan, se leva, mais en se levant il fit un gros pet de bûcheron, car l'étron suivit; il pissa vinaigre bien fort, et il puait comme tous les diables. L'assistance commença à se boucher le nez, car il se conchiait d'anxiété. Puis il leva la main droite, la fermant de façon à rassembler les extrémités de tous les doigts, et il posa la main gauche à plat sur sa poitrine. Après quoi Panurge tira sa longue braguette avec sa houppe, et l'étira d'une coudée et demie; il la tenait en l'air de la main gauche, et de la droite il prit son orange qu'il jeta en l'air sept fois de suite, et à la huitième il la cacha dans son poing droit, la tenant en haut sans mot dire; puis il commença à secouer sa belle braguette, la montrant à Thaumaste. Après cela, Thaumaste commença à enfler les deux joues, comme un cornemuseur, et il soufflait comme s'il gonflait une vessie de porc. Sur ce, Panurge mit un doigt de la gauche au trou du cul, et avec la bouche il aspirait l'air comme on le fait quand on mange les huîtres en écaille ou quand on boit sa soupe; cela fait, il ouvre un petit coin de la bouche, et avec le plat de la main droite il frappait dessus, faisant ainsi un grand bruit, profond comme s'il venait de la surface du diaphragme par la trachée-artère, et il fit cela seize fois de suite. Mais Thaumaste soufflait toujours comme une oie. Panurge mit alors l'index de la droite dans sa bouche, en le serrant bien fort avec les muscles de la bouche. Puis il le retirait, et, en le retirant, il faisait un grand bruit, comme celui que font les petits garçons quand ils lancent de beaux morceaux de raves avec leurs pétoires de sureau, et il fit cela neuf fois de suite. Thaumaste s'écria alors: "Ah, Messieurs, le grand secret! Il y a mis la main jusqu'au coude." Puis il tira un poignard qu'il avait, le tenant par la pointe en contre-bas. Après quoi Panurge prit sa longue braguette et il la secouait tant qu'il pouvait contre ses cuisses; puis il mit ses deux mains, croisées en forme de peignes, sur sa tête, tirant la langue tant qu'il pouvait et tournant les yeux comme une chèvre mourante. "Ah, je comprends, mais quoi?" dit Thaumaste en faisant ce signe: il mettait le manche de son poignard contre sa poitrine, et sur la pointe il mettait la plat de sa main, en retournant légèrement le bout des doigts. Sur ce, Panurge baissa la tête du côté gauche et mit le majeur dans l'oreille droite, en levant le pouce vers le haut. Puis il se croisa les deux bras sur la poitrine, toussa cinq fois de suite, et à la cinquième il frappa du pied droit contre terre. Puis il leva le bras gauche, et, formant avec tous les doigts un poing serré, il tenait le pouce contre son front, frappant sa poitrine de la main droite six fois de suite. Mais Thaumaste, comme si cela ne le satisfaisait pas, mit le pouce de la gauche sur le bout de son nez, fermant le reste de la main. Aussi Panurge mit-il les deux grands doigts de chaque côté de la bouche, tirant tant qu'il pouvait et montrant toutes ses dents, et avec les deux pouces il tirait bien fortement ses paupières vers le bas, en faisant une grimace assez laide à l'avis de l'assistance. Comment Thaumaste raconte les talents et le savoir de Panurge CHAPITRE 20 Thaumaste se leva donc, et, ôtant son bonnet de sa tête, il remercia Panurge avec affabilité; puis il dit à haute voix à toute l'assistance: "Seigneurs, maintenant je peux bien dire le mot de l'Evangile: Et voici plus que Salomon ici. Vous avez ici en votre présence un trésor incomparable; c'est Messire Pantagruel dont la renommée m'avait attiré ici du fin fond de l'Angleterre pour conférer avec lui des problèmes insolubles que j'avais en tête, aussi bien de magie, d'alchimie, de cabale, de géomancie, d'astrologie que de philosophie. Mais à présent je me courrouce contre la renommée, qui me semble le traiter chichement, car elle ne propage pas seulement la millième partie de ce qui est en réalité. "Vous avez vu comment son disciple, à lui seul, m'a contenté et m'en a dit plus que je n'en demandais; au surplus il m'a indiqué et du même coup résolu d'autres points obscurs dont on ne connaît pas l'importance. Par cela puissé-je vous assurer qu'il m'a ouvert le vrai puits et abîme de la connaissance encyclopédique, et même dans une matière où je ne pensais pas trouver homme qui en sût seulement les premiers éléments; je veux parler de la façon dont nous avons disputé par signes, sans dire ni souffler un seul mot. Mais en conséquence je mettrai par écrit ce que nous avons dit et résolu, afin que l'on ne pense pas que ce furent des plaisanteries, et je le ferai imprimer pour que chacun y trouve, comme ce fut mon cas, un enseignement; cela vous permet de juger ce qu'aurait pu dire le maître, vu que le disciple a fait une telle prouesse, car le disciple ne surpasse pas le maître. "En tout cas Dieu soit loué, et je vous remercie bien humblement de l'honneur que vous nous avez fait pendant ce débat; que Dieu vous le rende éternellement." Pantagruel rendit grâce de la même façon à toute l'assistance, et, en partant, il emmena Thaumaste déjeuner avec lui, et croyez bien qu'ils burent à ventre déboutonné - car en ce temps-là on fermait les ventres avec des boutons, comme on le fait maintenant pour les cols - jusqu'à demander à l'autre: "A qui ai-je l'honneur...?" Sainte Dame, comme ils pressaient sur l'outre, et flacons d'aller et eux de claironner: "Tire! - Donne! - Page, du vin! - Verse, de par le diable, verse." Il n'y en eut pas un qui ne bût ses vingt-cinq ou trente muids, et savez-vous comment? Comme la terre sans eau, car il faisait chaud, et de plus ils s'étaient altérés. En ce qui concerne l'explication des questions proposées par Thaumaste et la signification des signes qu'ils employèrent en disputant, je vous les exposerais bien selon leur propre relation, mais on m'a dit que Thaumaste en fit un grand livre, imprimé à Londres, dans lequel il éclaire tout sans rien omettre. Aussi, je m'en abstiens pour le moment. Comment Panurge fut amoureux d'une grande dame de Paris CHAPITRE 21 Panurge commença à être célèbre en la ville de Paris grâce à la dispute dont il sortit vainqueur sur l'Anglais; il faisait dès lors bien valoir sa braguette, et il fit moucheter le dessus de broderie à la mode romaine. Les gens le louaient publiquement, et on en fit une chanson, que chantaient les petits enfants sur le chemin des écoliers; il était bien accueilli en toute société de dames et demoiselles, de sorte qu'il devint présomptueux et qu'il entreprit de se soumettre une des grandes dames de la ville. En fait, laissant les tas de longs prologues et de déclarations que font ordinairement ces contemplatifs transis, ces amoureux de Carême, qui à la chair point ne touchent, il lui dit un jour: "Madame, il serait fort utile pour toute la république, agréable pour vous, honorable pour votre lignée et nécessaire pour moi, que vous soyez couverte de ma race; croyez-le, car l'expérience vous le démontrera." La dame, à ces mots, le repoussa à plus de cent lieues, en disant: "Misérable fou, vous appartient-il de me tenir de tels propos? A qui pensez-vous parler? Allez, ne vous trouvez jamais devant moi, car pour un peu, je vous ferais couper bras et jambes. - Mais, dit-il, vraiment peu m'importerait d'avoir bras et jambes coupés, à condition que vous et moi prenions un morceau de plaisir, en tricotant des jambes comme petits bonshommes; car (il montrait sa longue braguette) voici Maître Jean Jeudi qui vous ferait si bien danser la gigue que vous le sentiriez jusqu'à la moelle des os. Il est plaisant et sait si bien, avant d'entrer dans le vif du sujet, découvrir les petits détails et les mignonnes caroncules dans la souricière, qu'après lui il n'y a plus qu'à épousseter." A ces mots, la dame répondit: "Allez, misérable, allez. Si vous me dites encore un mot, j'appellerai les gens, et je vous ferai ici assommer de coups. - Ho, dit-il, vous n'êtes pas si méchante que vous le dites, non; ou alors votre physionomie m'a bien trompé; car la terre monterait aux cieux et les hauts cieux descendraient dans l'abîme, et tout l'ordre de la nature serait perverti si dans une beauté et une élégance telles que les vôtres il y avait une goutte de fiel ou de malice. On dit bien que, malheureusement, Jamais on ne vit femme belle Qui ne fût également rebelle; mais on dit cela des beautés vulgaires. La vôtre est si parfaite, si extraordinaire, si céleste qu'à mon avis la nature l'a mise en vous comme un parangon pour nous faire comprendre tout ce qu'elle peut faire quand elle veut employer toute sa puissance et tout son savoir. Ce n'est que miel, ce n'est que sucre, ce n'est que manne céleste, tout ce qui est en vous. "C'était à vous que Pâris devait adjuger la pomme d'or, non à Vénus, non, ni à Junon, ni à Minerve; car jamais il n'y eut autant de magnificence en Junon, de sagesse en Minerve ni d'élégance en Vénus qu'en vous. "O dieux et déesses célestes, qu'il sera heureux celui à qui vous accorderez la grâce de prendre dans ses bras cette femme, de l'embrasser et de frotter son lard contre le sien. Par Dieu, ce sera moi, je le vois bien, car elle m'aime déjà tout plein, je le sais et j'y suis prédestiné par les fées. Donc, pour gagner du temps, boutepoussenjambons." Et il voulait l'enlacer, mais elle fit semblant de se mettre à la fenêtre pour appeler les voisins à la rescousse. Panurge sortit donc bien vite, et il lui dit en fuyant: P>"Madame, attendez-moi ici; je vais les chercher moi-même, ne vous donnez pas cette peine." Il s'en alla ainsi, sans se soucier beaucoup du refus qu'il avait essuyé, et il n'en fit pas alors plus triste visage. Le lendemain il se trouva à l'église à l'heure où elle allait à la messe. A l'entrée il lui donna de l'eau bénite, en s'inclinant profondément devant elle; après il s'agenouilla auprès d'elle familièrement, et lui dit: "Madame, sachez que je suis si amoureux de vous que je n'en peux plus ni pisser ni fienter. Je ne sais comment vous le prenez; s'il m'en arrivait quelque mal, qu'est-ce que cela ferait? - Allez, dit-elle, allez, je ne m'en soucie pas; laissez-moi ici prier Dieu. - Mais, dit-il, faites un calembour sur A Beaumont le Viconte. - Je ne sais pas, dit-elle. - C'est, dit-il, A beau con le vit monte. Et pour cela priez Dieu pour qu'il me donne ce que votre noble coeur désire, et donnez-moi ce chapelet de grâce. - Tenez, dit-elle, et ne me tarabustez plus." Cela dit, elle voulait lui distraire son chapelet, qui était fait en bois des îles avec de gros grains d'or; mais Panurge tira promptement un de ses couteaux, le coupa tout net, et l'emporta chez des fripons de fripiers en lui disant: "Voulez-vous mon couteau? - Non, non, dit-elle. - Mais, dit-il, à propos, il est tout à vos ordres, corps et biens, tripes et boyaux." Cependant la dame n'était pas très contente de la perte de son chapelet, accessoire utile aux attitudes qu'elle se donnait à l'église, et elle pensait: "Cette espèce de phraseur est quelque écervelé, débarqué de l'étranger: je ne récupérerai jamais mon chapelet. Que va m'en dire mon mari? Il se courroucera contre moi; mais je lui dirai qu'un voleur me l'a coupé dans l'église, ce qu'il croira facilement en voyant encore le bout du ruban à ma ceinture." Après déjeuner, Panurge alla la voir; il avait dans sa manche une grande bourse pleine de faux écus du Palais et de jetons, et il entreprit de dire: "Lequel des deux aime le plus l'autre, vous moi ou moi vous?" A ces mots elle répondit: "Pour ce qui est de moi, je ne vous hais point, car, selon le commandement de Dieu, j'aime tout le monde. - A ce propos, dit-il, n'êtes-vous pas amoureuse de moi? - Je vous ai déjà dit tant de fois, dit-elle, de ne plus me tenir de tels propos; si vous m'en parlez encore, je vous montrerai que ce n'est pas à moi que vous devez ainsi parler de déshonneur. Partez d'ici, et rendez-moi mon chapelet, pour que mon mari ne me le demande pas. - Comment, Madame, dit-il, votre chapelet? Je n'en ferai rien, par mon sergent; mais je veux bien vous en donner un autre. En aimerez-vous mieux un en or finement émaillé, en forme de grosses sphères ou de belles chaînes d'amour, ou bien tout massif comme de gros lingots? Ou bien en voulez-vous un en ébène, ou en grosses hyacinthes, en gros grenats taillés, avec les grains de fines turquoises, ou de belles topazes, en fins saphirs, ou en beaux rubis balais avec de gros grains de diamants à vingt-huit facettes? "Non, non, c'est trop peu. Je connais un beau chapelet en fines émeraudes, avec des grains d'ambre gris taillé en boules dont la boucle est ornée d'une perle persique grosse comme une orange! Il ne coûte que vingt-cinq mille ducats. Je veux vous en faire cadeau, car j'ai de l'argent comptant." Et en disant cela, il faisait sonner ses jetons comme si c'étaient des écus au soleil: "Voulez-vous une pièce de velours violet cramoisi, teint en écarlate, une pièce de satin broché ou bien cramoisi? Voulez-vous des chaînes, des dorures, des bandeaux, des bagues? Vous n'avez qu'à dire oui. Jusqu'à cinquante mille ducats ce n'est rien pour moi." Par la vertu de ces paroles, il lui faisait venir l'eau à la bouche, mais elle lui dit: "Non, je vous remercie, je ne veux rien de vous. - Par Dieu, dit-il, moi je veux bien quelque chose de vous, mais c'est une chose qui ne vous coûtera rien, et ne vous enlèvera rien. Tenez (il montrait sa longue braguette), voici Maître Jean Chouart qui demande logis." Et après, il voulait la prendre dans ses bras; mais elle se mit à crier, pas trop fort toutefois. Panurge tourna donc son visage de fourbe et lui dit: "Vous ne voulez donc pas me laisser faire un peu? Merde pour vous. Il ne vous appartient pas d'avoir tant de bien et tant d'honneur; mais par Dieu, je vous ferai chevaucher par les chiens." Et cela dit, il s'enfuit à grands pas, de peur des coups, qu'il craignait par nature. Comment Panurge fit à la dame parisienne un tour qui ne tourna pas à l'avantage de cette dernière CHAPITRE 22 Notez donc que le lendemain c'était la Fête-Dieu, pour laquelle toutes les femmes mettent leurs plus beaux atours, et pour ce jour la dame en question s'était vêtue d'une très belle robe de satin cramoisi et d'une cotte de velours blanc très précieux. Le jour de la vigile, Panurge chercha tant de côté et d'autre qu'il trouva une levrette en chaleur; il l'attacha avec sa ceinture et l'emmena dans sa chambre, où il la nourrit très bien pendant toute la journée et la nuit suivante. Au matin il la tua et en prit ce que savent bien les géomanciens grecs, le réduisit le plus finement possible en morceaux, qu'il emporta bien cachés; il se rendit là où la dame devait aller pour suivre la procession, selon la coutume de cette fête; quand elle entra, Panurge lui donna de l'eau bénite, en la saluant bien courtoisement, et peu après qu'elle eut dit ses prières, il va la rejoindre dans son banc et lui remit un rondeau ainsi libellé: RONDEAU Pour cette fois qu'à vous, dame très belle, J'exposais mon cas, vous fûtes par trop rebelle De me chasser sans espoir de retour, Vu qu'à vous je ne fis jamais de rude tour En parole ni en acte, ni par rumeur ou libelle. Si tant vous déplaisait ma plainte éternelle Vous pouviez à vous seule, sans maquerelle, Me dire: "Ami, quittez-moi pour toujours, Pour cette fois." Je ne vous fais tort, si mon coeur je vous révèle, Vous exposant combien je suis brûlé par l'étincelle De la beauté qu'enferment vos atours; Car je ne vous réclame rien d'autre que de faire en retour Avec moi la leste culbute des jouvencelles Pour cette fois. Et, tandis qu'elle ouvrait le papier pour voir ce que c'était, Panurge promptement sema la substance sur elle en divers endroits, surtout dans les plis de ses manches et de sa robe, puis il lui dit: "Madame, les pauvres amants ne sont pas toujours à leur aise. Pour ce qui est de moi, j'espère que les mauvaises nuits, les tourments et les ennuis où me tient l'amour que j'ai pour vous me seront déduits d'autant des peines du purgatoire. Au moins priez Dieu de me faire prendre mon mal en patience." Panurge n'avait pas achevé ces mots que tous les chiens qui étaient dans l'église accoururent vers cette dame, attirés par l'odeur de la substance qu'il avait répandue sur elle. Petits et grands, gros et fluets, tous y venaient, tirant le membre, la reniflant et pissant partout sur elle. C'était la plus grande ignominie du monde. Panurge les chassa un peu, puis il prit congé d'elle, et se retira dans une chapelle pour profiter du divertissement, car ces ignobles chiens pissaient partout sur ses habits, au point qu'un grand lévrier lui pissa sur la tête, les autres sur les manches, les autres sur la croupe; les petits pissaient sur ses chaussures, de sorte que toutes les femmes avaient fort à faire pour la protéger. Et Panurge de rire; puis il dit à un des seigneurs de la ville: "Je crois que cette dame-là est en chaleur, ou bien que quelque lévrier l'a couverte récemment." Et quand il vit que tous les chiens poussaient de beaux grognements autour d'elle comme ils font autour d'une chienne en chaleur, il partit de là pour aller chercher Pantagruel. Dans toutes les rues où il trouvait des chiens, il leur donnait un coup de pied, en disant: "N'irez-vous pas avec vos compagnons aux noces? Allez, allez, de par le diable, allez." Arrivé au logis, il dit à Pantagruel: "Maître, je vous en prie, venez voir tous les chiens du pays qui sont rassemblés autour d'une dame, la plus belle de la ville, et qui veulent la brandiller." Pantagruel y consentit volontiers, et il vit la scène qu'il trouva fort belle et fort originale. Mais le plus drôle ce fut à la procession: on y vit plus de six cent mille quatorze chiens autour d'elle, qui lui faisaient mille mortifications: partout où elle passait, les chiens derniers venus la suivaient à la trace, pissant aux endroits que sa robe avait touchés. Tout le monde s'arrêtait à ce spectacle pour observer le comportement de ces chiens, qui lui montaient jusqu'au cou; ils lui abîmèrent toute sa belle parure, et elle ne sut trouver d'autre remède que de se retirer dans son logis; et les chiens de la suivre, et elle de se cacher, et les chambrières de rire. Quand elle fut entrée dans sa maison, et qu'elle eut fermé la porte derrière elle, tous les chiens y accoururent d'une demi-lieue à la ronde, et pissèrent si bien sur la porte de sa maison, que leurs urines firent un ruisseau où les canes auraient bien nagé; c'est ce ruisseau qui à présent passe à Saint-Victor, dans lequel Gobelin teint en écarlate, profitant de la vertu spécifique de ces pisses de chiens, selon ce que prêcha jadis publiquement notre Maître d'Oribus. Dieu vous aide, un moulin aurait pu y moudre le grain, mais quand même pas un aussi grand que ceux du Bazacle à Toulouse. Comment Pantagruel partit de Paris, apprenant que les Dipsodes envahissaient le pays des Amaurotes, et pourquoi les lieues sont si petites en France CHAPITRE 23 Peu de temps après, Pantagruel apprit que son père Gargantua avait été transporté au pays des Fées par Morgane, comme le furent jadis Ogier et Arthur; il apprit aussi que, à la nouvelle de ce transport, les Dipsodes étaient sortis de leurs frontières, avaient dévasté toute une grande région d'Utopie, et tenaient alors assiégée la grande ville des Amaurotes. Ainsi il partit de Paris sans dire adieu à personne, car l'affaire exigeait qu'on fit diligence, et il alla à Rouen. Or en chemin, Pantagruel, voyant que les lieues de France étaient vraiment trop petites, comparées à celles des autres pays, en demanda la cause et la raison à Panurge, qui lui dit une histoire que raconte le moine Marot du Lac dans les Gestes des Rois de Canarre, en ces termes: "Autrefois, les pays n'étaient pas divisés en lieues, milles, stades ni verstes, jusqu'à ce que le roi Pharamond les divisât, ce qui fut fait de la manière suivante; il prit dans Paris cent beaux compagnons, jeunes et hardis, bien déterminés, et cent belles filles de Picardie, les fit bien traiter et bien soigner pendant huit jours, puis les appela, donna à chacun sa chacune, avec une bonne somme d'argent pour les dépenses, en leur ordonnant d'aller en divers endroits, par-ci, par-là, et de mettre une pierre à tous les endroits où ils biscoteraient leurs filles, et cela ferait une lieue. "C'est ainsi que les compagnons partirent tout joyeux, et, parce qu'ils étaient frais et avaient le temps, ils fanfreluchaient à tout bout de champ, et voilà pourquoi les lieues de France sont si petites. Mais quand ils eurent parcouru un long chemin, qu'ils étaient déjà las comme de pauvres diables, et qu'il n'y avait plus d'huile dans la lanterne, ils ne frayaient plus aussi souvent, et se contentaient bien (je parle des hommes) d'une méchante et minable fois par jour. Et voilà ce qui fait que les lieues de Bretagne, des Landes, d'Allemagne, et des autres pays plus éloignés, sont si longues. Les autres donnent d'autres raisons, mais celle-là me semble la meilleure." Pantagruel adhéra pleinement à cette explication. Partant de Rouen, ils arrivèrent à Honfleur, où Pantagruel, Panurge, Epistémon, Eusthènes et Carpalim se mirent en mer. En ce lieu, alors qu'ils attendaient le vent propice et qu'ils calfataient leur nef, Pantagruel reçut d'une dame de Paris (qu'il avait entretenue un bon bout de temps), une lettre portant pour adresse: Au plus aimé des belles et au moins loyal des preux, PNTGRL La lettre qu'un messager apporta à Pantagruel de la part d'une dame de Paris, et l'explication d'un mot écrit sur un anneau d'or CHAPITRE 24 Après avoir lu l'adresse, Pantagruel fut bien ébahi, et demandant au messager le nom de celle qui l'avait envoyé, il ouvrit la lettre il n'y trouva rien d'écrit, mais seulement un anneau d'or, avec un diamant lisse. Il appela alors Panurge et lui montra l'affaire. Voyant cela Panurge lui dit que la feuille de papier était écrite, mais avec un artifice si subtil que l'on n'y voyait point d'écriture. Et pour le savoir, il la mit auprès du feu, pour voir si l'écriture était faite avec du sel ammoniac trempé dans l'eau. Puis il la mit dans l'eau, pour savoir si la lettre était écrite avec du suc d'euphorbe. Puis il l'approcha d'une chandelle, pour savoir si elle n'était pas écrite avec du jus d'oignons blancs. Puis il en frotta une partie avec de l'huile de noix, pour voir si elle n'était pas écrite avec de la lessive de cendres de figuier. Puis il en frotta une partie avec du lait de femme allaitant sa première fille, pour voir si elle n'était pas écrite avec du sang de crapaud. Puis il en frotta un coin avec les cendres d'un nid d'hirondelles pour voir si elle était écrite avec le jus que l'on trouve dans les pommes d'Alicacabut. Puis il en frotta un autre bout avec de la sanie d'oreilles, pour voir si elle était écrite avec du fiel de corbeau. Puis il la trempa dans du vinaigre, pour voir si elle était écrite avec du lait d'épurge. Puis il la graissa avec de l'axonge de chauve-souris, pour voir si elle était écrite avec du sperme de baleine qu'on appelle ambre gris. Puis il la mit tout doucement dans une bassine d'eau fraîche et la retira brusquement, pour voir si elle était écrite avec du poil à gratter. Voyant qu'il n'y comprenait rien, il appela le messager et lui demanda: "Compagnon, la dame qui t'a envoyé ici ne t'a-t-elle point donné un bâton à apporter?", pensant qu'il s'agissait de l'astuce que rapporte Aulu-Gelle. Le messager lui répondit: "Non, Messire." Panurge voulut donc lui faire raser les cheveux, pour savoir si la dame avait fait écrire avec une encre acide sur la tête rasée de son messager ce qu'elle voulait dire; mais, voyant que ses cheveux étaient fort longs, il y renonça, considérant qu'en si peu de temps ses cheveux n'auraient pas tant poussé. Il dit alors à Pantagruel: "Maître, par les vertus Dieu, je ne saurais que faire ni dire. J'ai employé, pour savoir s'il y a quelque chose d'écrit ici, une partie des procédés que rapporte Messere Francesco di Nianto, le Toscan, dans le livre qu'il a écrit sur la manière de lire les lettres non apparentes, et ce qu'ont écrit Zoroastre, Sur les lettres difficiles à lire, et Calpurnius Bassus, Des lettres illisibles; mais je n'y vois rien, et je crois qu'il n'y a rien d'autre que l'anneau. Voyons-le donc." Alors, en l'examinant, ils trouvèrent écrit à l'intérieur en hébreu: LAMAH HAZABTHANI. Ils appelèrent donc Epistémon, et lui demandèrent ce que cela voulait dire. Il répondit à cela que c'étaient des mots hébraïques, signifiant: Pourquoi m'as-tu laissé? Ce qui provoqua la réplique immédiate de Panurge: "Je comprends l'affaire. Voyez-vous ce diamant? C'est un diamant faux. Voici donc en clair ce que veut dire la dame: Dis, amant faux, pourquoi m'as-tu laissée?" Pantagruel comprit aussitôt ce message et il se souvint qu'à son départ il n'avait pas dit adieu à la dame; il s'en affligeait, et serait volontiers retourné à Paris pour faire la paix avec elle. Mais Epistémon lui remit en mémoire le départ d'Enée quittant Didon, et la parole d'Héraclite de Tarente, qui disait que, lorsque le navire est à l'ancre, et que la nécessité presse, il faut couper la corde plutôt que de perdre son temps à la délier; et il lui dit qu'il devait laisser toutes ces pensées pour secourir sa ville natale, qui était en danger. En fait, une heure après se leva le vent qu'on appelle Nord-Nord-Ouest, qui leur permit de hisser les voiles et de prendre le large; en quelques jours, passant par Porto Santo et par Madère, ils firent escale aux îles Canaries. Partant de là, ils passèrent par le Cap-Blanc, par le Sénégal, par le Cap-Vert, par la Gambie, par le cap de Sagres, par le Melli, par le cap de Bonne-Espérance, et ils firent escale au royaume de Mélinde. Partant de là, ils mirent les voiles, poussés par la Tramontane, et passant par Meden, par Outi, par Ouden, par Gelasim, par les îles des Fées, et près du royaume d'Achorie ils arrivèrent finalement au port d'Utopie, distant de la ville des Amaurotes d'un peu plus de trois lieues. Quand ils se furent un peu reposés à terre, Pantagruel dit: "Mes enfants, la ville n'est pas loin d'ici; avant d'aller plus loin, il serait bon de débattre de ce qu'il faut faire afin de ne pas ressembler aux Athéniens, qui ne se délibéraient jamais, sinon une fois l'affaire achevée. Etes-vous décidés à vivre et à mourir avec moi? - Oui, Seigneur, dirent-ils tous; soyez sûr de nous comme des doigts de votre propre main. - Or, dit-il, il n'y a qu'un point qui tienne mon esprit incertain et irrésolu: c'est que je ne sais ni l'ordre ni le nombre des ennemis qui font le siège de la ville; car, si je le savais, je m'y rendrais avec une plus grande assurance. Aussi, avisons ensemble comment nous pourrons le savoir." A ces mots, ils dirent tous ensemble: "Laissez-nous y aller voir et attendez-nous ici; car, avant la fin de ce jour, nous vous en apporterons des nouvelles sûres. - Moi, dit Panurge, je me charge d'entrer dans leur camp au milieu des gardes et du guet, de banqueter avec eux et de jouer du braquemart à leurs dépens, sans être reconnu de personne, d'inspecter l'artillerie, les tentes de tous les capitaines, et de parader à travers les troupes, sans jamais être découvert. Le diable même ne me dépisterait pas, car je suis de la lignée de Zopyre. - Moi, dit Epistémon, je sais tous les stratagèmes et toutes les prouesses des vaillants capitaines et des héros du temps passé, de même que toutes les ruses et finesses de l'art militaire. J'irai, et, même si je suis découvert et démasqué, j'échapperai en leur faisant croire à votre sujet tout ce qu'il me plaira, car je suis de la lignée de Sinon. - Moi, dit Eusthènes, j'entrerai en traversant leurs tranchées malgré le guet et tous les gardes, car je leur passerai sur le ventre et je leur briserai bras et jambes, même s'ils étaient aussi forts que le diable, car je suis de la lignée d'Hercule. - Moi, dit Carpalim, j'y entrerai si les oiseaux y entrent; car j'ai le corps si agile que j'aurai sauté leurs tranchées et traversé tout leur camp avant qu'ils ne m'aient aperçu; je ne crains ni trait, ni flèche, ni cheval, si léger soit-il, pas même Pégase de Persée ou Pacolet: car je suis sûr d'échapper à leur poursuite gaillard et sauf. Je me charge de marcher sur les épis de blé, sur l'herbe des prés sans qu'elle fléchisse sous moi, car je suis de la lignée de Camille, l'Amazone." Comment Panurge, Carpalim, Eusthènes, Epistémon, compagnons de Pantagruel, mirent en pièces six cent soixante cavaliers bien habilement CHAPITRE 25 Tandis qu'il disait cela, ils avisèrent six cent soixante cavaliers, bien montés sur des chevaux légers, qui accouraient là pour voir quel était le navire qui venait d'aborder au port, et ils couraient à bride abattue pour prendre les arrivants si possible. Pantagruel dit alors: "Enfants, retirez-vous dans le navire. Voici une partie de nos ennemis qui accourent, mais je vais vous les tuer ici comme bêtes, et je le ferais même s'ils étaient dix fois plus. Pendant ce temps retirez-vous, et amusez-vous à nous regarder." Panurge répondit donc: "Non, Seigneur, il n'y a pas de raison pour que vous fassiez cela; mais au contraire, retirez-vous dans le navire, vous et les autres, car tout seul je les anéantirai ici, mais il n'y a pas de temps à perdre. Vous autres, avancez. A ces mots les autres dirent: "C'est bien parlé, Seigneur, retirez-vous; nous, nous aiderons Panurge ici, et vous verrez ce que nous savons faire. Pantagruel dit donc: "Oui, je le veux bien; mais au cas où vous seriez les plus faibles, je ne vous abandonnerai pas." Panurge tira alors deux grandes cordes de la nef, les attacha au cabestan qui était sur le tillac, les mit à terre, en fit deux longues boucles, une grande, et, à l'intérieur de celle-là, une autre plus petite, et il dit à Epistémon: "Entrez dans le navire, et, à ma sonnerie, tournez diligemment le cabestan sur le tillac en ramenant à vous ces deux cordes." Puis il dit à Eusthènes et à Carpalim: "Mes enfants, attendez ici, et offrez-vous franchement aux ennemis, obtempérez à leur sommation, et faites semblant de vous rendre. Mais faites attention de ne pas entrer dans le cercle de ces cordes; tenez-vous toujours en dehors." Aussitôt il entra dans le navire, prit une botte de paille et un baril de poudre à canon, qu'il répandit dans le cercle des cordes, et resta tout près avec une grenade incendiaire. Soudain les cavaliers arrivèrent en force: la charge de la première ligne arriva jusqu'au navire, et, parce que le rivage glissait, il y en eut bien quarante-quatre qui tombèrent, eux et leurs chevaux. Voyant cela, les autres approchèrent, pensant qu'on avait opposé résistance au premier choc. Mais Panurge leur dit: "Messieurs, je crois que vous vous êtes fait mal; pardonnez-nous, car ce n'est pas notre faute; mais c'est la faute du caractère lubrifiant de l'eau de mer, qui est toujours onctueuse. Nous nous rendons à votre discrétion." Ses deux compagnons et Epistémon, qui était sur le tillac, en dirent autant. Pendant ce temps Panurge s'éloignait et, dès qu'il vit qu'ils étaient tous dans le cercle des cordes et que ses deux compagnons s'en étaient éloignés, pour faire place à tous ces cavaliers qui s'avançaient en foule pour voir la nef et ce qu'il y avait dedans, il cria soudain à Epistémon: "Tire! Tire!" Epistémon commença alors à tirer en actionnant le cabestan: les deux cordes saisirent les chevaux aux jambes et elles les projetaient à terre bien facilement, eux et leurs cavaliers; mais eux, voyant cela, tirèrent leur épée car ils voulaient couper ces cordes; c'est alors que Panurge met le feu à la traînée de poudre, et il les fit tous brûler là comme âmes damnées. Hommes et chevaux, nul n'en échappa, excepté un cavalier qui était monté sur un cheval turc, qui l'aida bien à fuir; mais, quand Carpalim l'aperçut, il lui courut après avec une telle célérité et une telle agilité qu'il le rattrapa en moins de cent pas, et, sautant sur la croupe de son cheval, il le saisit par-derrière et l'amena au navire. Cette défaite parachevée, Pantagruel fut bien joyeux, et loua extrêmement l'ingéniosité de ses compagnons; il les fit reposer, bien manger sur le rivage, joyeusement en levant le coude, ventre contre terre; leur prisonnier était traité de même, familièrement, mais le pauvre diable n'était pas sûr que Pantagruel n'allait pas le dévorer tout entier; il l'aurait fait, tant sa gorge était large, aussi facilement que vous avaleriez une dragée, et dans sa bouche, ce pauvre diable n'aurait pas tenu plus de place qu'un grain de millet dans la gueule d'un âne. Comment Pantagruel et ses compagnons étaient fatigués de manger de la viande salée, et comment Carpalim alla chasser pour avoir de la venaison CHAPITRE 26 Tandis qu'ils banquetaient, Carpalim dit: "Et, ventre saint Quenet, ne mangerons-nous jamais de venaison? Cette viande salée me rend tout altéré. Je vais vous apporter ici une cuisse de ces chevaux que nous avons fait brûler; elle sera assez bien rôtie." Tandis qu'il se levait pour ce faire, il aperçut à l'orée du bois un beau et grand chevreuil qui était sorti du fourré, à mon avis parce qu'il voyait le feu de Panurge. Aussitôt il lui courut après si impétueusement qu'on aurait dit un trait d'arbalète: il l'attrapa en un instant, et, dans sa course, il prit au vol avec ses mains: Quatre grandes outardes, Sept outardeaux, Vingt-six perdrix grises, Trente-deux rouges, Seize faisans, Neuf bécasses, Dix-neuf hérons, Trente-deux pigeons ramiers. Il tua avec ses pieds dix ou douze levrauts ou lapins, assez grands déjà pour être hors de piège, Dix-huit couples de râles. Quinze marcassins, Deux blaireaux Trois grands renards. Frappant donc le chevreuil de sa grande plommée à travers la tête, il le tua, puis en le rapportant, il ramassa ses levrauts, râles et marcassins, et d'aussi loin qu'il put être entendu il cria ces mots: "Panurge, mon ami, du vinaigre! du vinaigre!" Aussi le bon Pantagruel pensa-t-il qu'il avait mal au coeur et il ordonna de lui préparer du vinaigre. Mais Panurge comprit bien qu'il y avait du levraut à se mettre sous la dent; effectivement, il montra au noble Pantagruel que Carpalim portait sur ses épaules un beau chevreuil et que toute sa ceinture était chamarrée de levrauts. Aussitôt Epistémon fit, au nom des neuf Muses, neuf belles broches de bois à la mode antique; Eusthènes aidait à écorcher; Panurge disposa deux selles de combat des cavaliers pour en faire des chenets; ils instituèrent leur prisonnier rôtisseur et ils firent rôtir leur venaison au feu où brûlaient les cavaliers. Et ensuite ils firent grande chère avec beaucoup de vinaigre! Au diable celui qui se modérait! C'était une fête que de les voir s'empiffrer! Pantagruel dit alors: "Plût à Dieu que chacun de vous eût deux paires de grelots de sacre au menton et que j'eusse au mien les grosses cloches des horloges de Rennes, de Poitiers, de Tours et de Cambrai, pour voir l'aubade que nous donnerions en remuant nos badigoinces. - Mais, dit Panurge, il vaut mieux penser un peu à notre affaire et au moyen par lequel nous pourrons triompher de nos ennemis. - C'est bien avisé", dit Pantagruel. Il demanda donc à leur prisonnier: "Mon ami, dis-nous la vérité, et ne nous mens sur aucun point, si tu ne veux pas être écorché tout vif, car c'est moi qui mange les petits enfants. Expose-nous en détail l'ordre, le nombre et la force des soldats." A ces mots, le prisonnier répondit: "Seigneur, sachez en toute vérité que dans l'armée il y a: trois cents géants, tous armés de pierres de taille, prodigieusement grands mais toutefois pas autant que vous, excepté un, leur chef, qui s'appelle Loup Garou, et qui est tout armé d'enclumes cyclopéennes; cent soixante-trois mille fantassins, tous armés de peaux de lutins, gens forts et courageux; onze mille quatre cents hommes d'armes; trois mille six cents doubles canons et d'innombrables pièces d'artillerie; quatre-vingt-quatorze mille pionniers; cent cinquante mille putains, belles comme des déesses.... - Voilà pour moi, dit Panurge. - Parmi elles, les unes sont amazones, les autres lyonnaises, les autres parisiennes, tourangelles, angevines, poitevines, normandes, allemandes; il y en a de tous pays et de toutes langues. - Oui mais, dit Pantagruel, le roi y est-il? - Oui, Sire, dit le prisonnier; il y est en personne, et nous le nommons Anarche, roi des Dipsodes, ce qui signifie des gens altérés, car vous n'avez jamais vu des gens aussi altérés ni aimant autant boire, et sa tente est gardée par des géants. - C'est assez, dit Pantagruel. En avant, les enfants, êtes-vous décidés à y aller avec moi?" A ces mots, Panurge répondit: "Que Dieu terrasse qui vous laissera! J'ai déjà pensé à la manière dont je les ferai tous mourir comme porcs, aucun n'échappera, et au diable leurs jarrets; mais je me fais un peu de souci sur un point. - Qu'est ce point? dit Pantagruel. - C'est, dit Panurge, que je me demande comment je pourrai arriver à faire passer par mon braquemart toutes ces putains dans l'après-midi, de façon qu'il n'y en ait pas une qui échappe avant que je ne l'aie tambourinée, mais très sobrement. - Ha, ha, ha", dit Pantagruel. Et Carpalim dit: "Au diable de Biteme! Par Dieu, j'en bourrerai une! - Et quoi pour moi, dit Eusthènes, qui n'ai plus dressé depuis que nous sommes partis de Rouen, puisse l'aiguille monter jusqu'à dix ou onze heures au moins, encore que je l'aie dure et forte comme cent diables! - A la vérité, dit Panurge, tu en auras des plus grasses et des plus dodues. - Comment, dit Epistémon, tout le monde chevauchera et moi je jouerai la mouche du coche? Le diable emporte qui s'y essaiera. Nous userons du droit de guerre: Saisisse qui pourra! - Non, non, dit Panurge, mais remise ton coche et chevauche comme tout le monde." Et le bon Pantagruel riait avec eux, puis il leur dit: "Vos comptes ne sont pas ceux de l'hôtelier. J'ai grand-peur de vous voir, avant la nuit, dans un état où vous n'aurez guère envie de dresser, et où l'on vous chevauchera à grands coups de pique et de lance. - Baste, dit Epistémon, je vous les rends prêts à être rôtis ou bouillis, fricassés ou mis en pâté. Ils ne sont pas aussi nombreux que les soldats de Xerxès, car il y avait trente fois cent mille combattants, si vous croyez Hérodote et Trogue Pompée, et toutefois Thémistocle les anéantit avec peu de gens. Ne vous faites pas de souci, pour Dieu. - Merde, merde, dit Panurge. Ma braguette, à elle seule, époussettera tous les hommes, et saint Balletrou, qui y repose au-dedans, décrottera toutes les femmes. - En avant marche, les enfants! dit Pantagruel; à l'attaque!" Comment Pantagruel dressa un trophée en mémoire de leur prouesse, et Panurge un autre en mémoire des levrauts. Comment Pantagruel de ses pets engendrait les petits hommes, et de ses vesses les petites femmes. Et comment Panurge brisa un gros bâton sur deux verres CHAPITRE 27 "Avant de partir d'ici, dit Pantagruel, en mémoire de la prouesse que vous venez de faire, je veux ériger en ce lieu un beau trophée." Tous ensemble donc, en grande liesse et avec petites chansons villageoises, dressèrent une grande pique, à laquelle ils pendirent: une selle de combat, un chanfrein, des parures de cheval, des étrivières, des éperons, un haubert, une grande armure d'acier, une hache, un estoc, un gantelet, une masse, des brassards, des jambières, un gorgerin, et tout l'appareil requis pour un arc de triomphe ou un trophée. Puis, pour qu'on s'en souvienne éternellement, Pantagruel écrivit le chant de victoire suivant: Ce fut ici que le courage apparut De quatre preux, vaillants champions, Qui de bon sens, non d'armures vêtus, Comme Fabius ou les deux Scipions, Firent que six cent soixante morpions, Puissants fripons, flambèrent comme une écorce. Tirez-en tous, rois, valets, tours et pions, La leçon que ruse vaut mieux que force: Car la victoire, C'est bien notoire, Est une faveur. Du consistoire, Où règne en gloire Le haut Seigneur Elle vient, ni au plus fort ni au meilleur. Mais à celui qui lui plaît, c'est à croire. Il a donc richesse et honneur Celui qui en Dieu met son espoir. Pendant que Pantagruel écrivait cette poésie, Panurge emmancha sur un grand pal les cornes du chevreuil, sa peau et son pied avant droit; puis les oreilles des trois levrauts, le râble d'un lapin, les mandibules d'un lièvre, les ailes de deux outardeaux, les pattes de quatre ramiers, une flasque de vinaigre, une corne où ils mettaient le sel, leur broche de bois, une lardoire, un méchant chaudron tout percé, un broc où ils faisaient la sauce, une salière en terre et un gobelet de Beauvais. * Et, en imitation des vers et du trophée de Pantagruel, il écrivit ce qui suit: Ce fut ici que posèrent leurs culs Quatre ivrognes, joyeux compagnons, Pour banqueter en l'honneur de Bacchus, Buvant à volonté comme beaux carpillons. Alors y perdit râbles et croupions, Maître levraut, car tous y consacrent leurs forces. Sel et vinaigre, et même scorpions, Le poursuivaient, à s'en faire une entorse. L'échappatoire Non illusoire De la chaleur, C'est bien de boire Sec, sans histoire Et du meilleur. Mais, manger du levraut, quel malheur, Si de vinaigre on n'a mémoire! Le vinaigre est son âme et sa valeur; Retenez ce point péremptoire. Pantagruel dit alors: "Allons, les enfants, on s'est trop amusé ici à manger, car il est bien rare de voir les grands banqueteurs faire de beaux faits d'armes. Il n'est ombre que d'étendards, fumée que de chevaux et cliquetis que de harnais." A cela Epistémon se mit à sourire et dit: "Il n'est ombre que de cuisine, fumée que de pâtés et cliquetis que de tasses." A ces mots Panurge répondit: "Il n'est ombre que d'alcôves, fumée que de tétons et cliquetis que de couillons." Puis, en se levant, il fit un pet, un saut et un sifflement, et il cria joyeusement d'une voix forte: "Que vive toujours Pantagruel!" Voyant cela, Pantagruel voulut en faire autant; mais du pet qu'il fit la terre trembla à neuf lieues à la ronde, et avec l'air corrompu de ce pet, il engendra plus de cinquante mille petits hommes, nains et contrefaits; d'une vesse qu'il fit, il engendra autant de petites femmes rabougries, comme vous en voyez en plusieurs endroits elles ne se développent jamais, sinon, comme les queues des vaches, vers le bas, ou bien, comme les raves du Limousin, en s'arrondissant. "Eh! quoi, dit Panurge, vos pets sont-ils si fertiles? Par Dieu, voici de beaux couillons d'hommes et de belles traînées de femmes; il faut les marier ensemble, ils engendreront des mouches bovines." C'est ce que fit Pantagruel; il les nomma Pygmées, et les envoya vivre dans une île tout près, où ils se sont fort multipliés depuis; mais les grues leur font continuellement la guerre; ils s'en défendent courageusement, car ces petits bouts d'hommes (qu'on appelle en Ecosse "manches d'étrilles") sont volontiers colériques. La raison physiologique est qu'ils ont le coeur près de la merde. En ce même moment Panurge prit deux verres de la même grandeur, les remplit d'eau à ras bord, les mit chacun sur un escabeau, à une distance de cinq pieds; puis il prit le bois d'une javeline long de cinq pieds et demi et le mit sur les deux verres, en sorte que les deux bouts du bois touchaient exactement les bords des verres. Cela fait, il prit un gros pieu et dit à Pantagruel et aux autres: "Messieurs, considérez comme nous aurons une victoire facile sur nos ennemis; car - de même que je briserai ce bois posé sur les verres sans que les verres ne soient ni brisés ni cassés, et même, qui plus est, sans qu'une seule goutte d'eau ne déborde -, de même nous briserons la tête à nos Dipsodes, sans qu'aucun de nous ne soit blessé, et sans aucune perte pour nos affaires. Mais, afin que vous ne pensiez pas qu'il y ait un enchantement, tenez, dit-il à Eusthènes, frappez avec ce pieu de toutes vos forces au milieu." C'est ce que fit Eusthènes, et le bois se brisa en deux tout net, sans qu'une seule goutte d'eau ne tombât des verres. Puis il dit: "J'en sais bien d'autres; marchons seulement avec assurance." Comment Pantagruel vainquit de façon bien étrange les Dipsodes et les Géants CHAPITRE 28 Après tous ces propos, Pantagruel appela leur prisonnier et le renvoya, en disant: "Va trouver ton roi dans son camp, parle-lui de ce que tu as vu, et dis-lui de s'arranger pour me faire fête demain vers midi; car, aussitôt que mes galères seront arrivées, c'est-à-dire demain matin au plus tard, je lui prouverai avec dix-huit cent mille combattants et sept mille géants, tous plus grands que tu me vois, qu'il a agi follement et contre raison en attaquant ainsi mon pays." Par ces mots, Pantagruel feignait d'avoir une armée sur mer. Mais le prisonnier répondit qu'il se faisait son esclave et qu'il serait satisfait de ne jamais retourner chez les siens, mais plutôt de combattre avec Pantagruel contre eux, et, il demandait, pour Dieu, qu'il le lui permît. Pantagruel ne voulut pas accepter, mais lui commanda de partir de là sans attendre et d'aller agir ainsi qu'il le lui avait dit; il lui donna une boîte pleine d'euphorbe et de baies de garou macérées dans de l'eau-de-vie et écrasées en compote, en lui commandant de la porter à son roi et de lui dire que, s'il pouvait en manger une once sans boire, il pourrait lui résister sans peur. Le prisonnier le supplia donc, les mains jointes, d'avoir pitié de lui à l'heure de la bataille; aussi Pantagruel lui dit-il: "Après avoir annoncé tout cela au roi, mets tout ton espoir en Dieu et Il ne te délaissera pas; car pour moi, bien que je sois puissant comme tu peux le voir, et que j'aie un nombre infini de gens armés, toutefois je ne place mon espoir ni en ma force ni en mon ingéniosité, mais toute ma confiance est en Dieu, mon protecteur, qui ne délaisse jamais ceux qui ont mis en Lui leur espoir et leur pensée." Sur ces mots, le prisonnier le pria, à propos de la rançon, de lui faire un arrangement raisonnable. Pantagruel répondit à cela que son but n'était pas de piller et de rançonner les hommes mais de les enrichir et de les remettre dans une liberté totale: "Va-t'en, dit-il, dans la paix du Dieu vivant et n'aie jamais de mauvaises fréquentations pour qu'il ne t'arrive pas de malheur." Le prisonnier parti, Pantagruel dit à ses gens: "Mes enfants, j'ai laissé entendre à ce prisonnier que nous avions une armée sur mer, et aussi que nous ne leur donnerions pas l'assaut avant demain vers midi, afin que, craignant une arrivée massive de troupes, ils s'occupent cette nuit à se mettre en état de combattre et à fortifier le camp; mais cependant mon intention est que nous leur donnions la charge environ à l'heure du premier somme." Laissons ici Pantagruel avec ses acolytes, et parlons du roi Anarche et de son armée. Quand le prisonnier fut arrivé, il se rendit auprès du roi et lui raconta comment il était arrivé un grand géant nommé Pantagruel qui avait mis en pièces et fait rôtir cruellement la totalité des six cent cinquante-neuf cavaliers, et comment lui seul avait été épargné pour en rapporter les nouvelles; de plus, il était chargé par ce géant de lui dire de préparer sa venue pour le lendemain, vers midi, car Pantagruel était décidé à l'envahir à cette heure-là. Puis il lui donna la boîte où se trouvaient les fruits macérés. Mais, tout soudain que le roi en eut avalé une cuillerée, il eut un tel échauffement de la gorge, accompagné d'une ulcération de la luette, que la langue lui pela, et, quelque remède qu'on lui donnât, il ne trouva d'autre soulagement que de boire sans répit: car, aussitôt qu'il ôtait le gobelet de sa bouche, la langue lui brûlait. Aussi, on ne faisait que lui déverser du vin dans la gorge avec un entonnoir. Voyant cela, ses capitaines, ses pachas et ses gardes goûtèrent ces drogues pour voir si elles étaient si altérantes; mais il leur arriva la même chose qu'à leur roi. Et tous flaconnèrent si bien que le bruit se répandit dans tout le camp que le prisonnier était de retour, qu'ils devaient soutenir l'assaut le lendemain, et que le roi, les capitaines de même que les gardes s'y préparaient déjà, et ce en buvant à tirelarigot. C'est pourquoi toute l'armée commença à tâter la bouteille, chopiner et trinquer de même. En somme, ils burent tant et tant qu'ils s'endormirent comme porcs, pêle-mêle, à travers le camp. Maintenant retournons au bon Pantagruel, et racontons comment il se comporta dans cette affaire. Partant du lieu du trophée, il prit le mât de leur navire dans sa main comme un bourdon, mit dans la hune deux cent trente-sept barriques de vin blanc d'Anjou, qui restait de Rouen, attacha à sa ceinture le baril tout plein de sel, aussi aisément que les compagnes des lansquenets portent leurs petits paniers, et c'est ainsi qu'il se mit en chemin avec ses compagnons. Quand il fut près du camp des ennemis, Panurge lui dit: "Seigneur, voulez-vous faire quelque chose de bien? Descendez ce vin blanc d'Anjou de la hune et buvons ici à la mode de Bretagne." Pantagruel y consentit volontiers, et ils burent si sec qu'il ne resta pas une seule goutte des deux cent trente-sept barriques, excepté une gourde en cuir bouilli de Tours, que Panurge remplit pour lui car il l'appelait son Vade mecum, et quelques méchants fonds de tonneaux pour le vinaigre. Après qu'ils eurent bien tiré au chevrotin, Panurge donna à manger à Pantagruel quelques diables de drogues, composées de lithiotribes, de néphrocatartiques, de cotignac à la poudre de cantharides, et d'autres substances diurétiques. Cela fait, Pantagruel dit à Carpalim: "Entrez dans la ville, en grimpant comme un rat à la muraille, comme vous savez bien le faire, et dites-leur de sortir sur l'heure et de frapper sur les ennemis aussi roulement qu'ils pourront; cela dit, descendez, en prenant une torche allumée avec laquelle vous mettrez le feu à toutes les tentes et à tous les pavillons du camp; puis, avec votre grosse voix, vous pousserez des cris aussi fort que vous pourrez, et ensuite partez de ce camp. - Oui mais, dit Carpalim, ne serait-il pas bon que j'encloue toute leur artillerie? - Non, non, dit Pantagruel, mais mettez bien le feu à leurs poudres." Obtempérant à cette consigne, Carpalim partit immédiatement, fit ce qu'avait décrété Pantagruel, et tous les combattants qui étaient dans la ville en sortirent. Lorsqu'il eut mis le feu aux tentes et aux pavillons, il passait si légèrement par-dessus les ennemis qu'ils ne sentaient rien, tant ils ronflaient et dormaient profondément. Il alla à l'endroit où était l'artillerie et mit le feu à leurs munitions; mais c'est là qu'il fut en danger: le feu prit si soudainement qu'il faillit embraser le pauvre Carpalim, et, sans sa prodigieuse célérité, il était fricassé comme un cochon; mais il détala si roulement qu'un carreau d'arbalète ne vole pas plus vite. Quand il fut hors des tranchées, il poussa des cris si épouvantables qu'on aurait dit que tous les diables étaient déchaînés. A ce bruit, les ennemis se réveillèrent mais savez-vous comment? -, aussi abasourdis qu'est le premier coup des matines, qu'on appelle en luçonnais frotte-couille. Pendant ce temps, Pantagruel commença à semer le sel qu'il avait dans son baril, et, parce qu'ils dormaient la gueule ouverte, il leur en emplit tout le gosier, si bien que ces pauvres diables toussaient comme des renards, en criant: "Ah! Pantagruel, que tu nous mets le tison en feu!" Soudain, il prit envie à Pantagruel de pisser, à cause des drogues que lui avait données Panurge, et il pissa à travers leur camp si bien et si copieusement qu'il les noya tous; il y eut un déluge local dix lieues à la ronde, et l'histoire dit que, si la grande jument de son père avait été là et avait pissé également, il y aurait eu un déluge plus important que celui de Deucalion: car elle ne pissait jamais sans faire une rivière plus grande que le Rhône et le Danube. Voyant cela, ceux qui étaient sortis de la ville disaient: "Ils sont tous morts cruellement, voyez le sang courir." Mais ils se trompaient, pensant que l'urine de Pantagruel était le sang des ennemis car ils ne la voyaient qu'à la lueur de l'incendie des pavillons, et à la faible clarté de la lune. Les ennemis, après s'être éveillés, voyant d'un côté le feu dans leur camp, et l'inondation et le déluge urinal, ne savaient que dire ni que penser. Certains disaient que c'était la fin du monde et le jugement dernier, qui doit être consommé par le feu, les autres, que les dieux marins, Neptune, Protée, Tritons et autres, les pourchassaient et qu'effectivement c'était de l'eau de mer salée. Oh! qui pourra maintenant raconter comment Pantagruel se comporta contre les trois cents géants ! O ma muse, ma Calliope, ma Thalie, inspire-moi maintenant, redonne-moi mes esprits, car voici le pont aux ânes de logique, voici le trébuchet, voici la difficulté, qui est d'exprimer l'horrible bataille qui eut lieu. Selon ma volonté, puissé-je avoir maintenant un pichet du meilleur vin que burent jamais ceux qui liront cette histoire si véridique! Comment Pantagruel défit les trois cents géants armés de pierres de taille, et Loup Garou leur capitaine CHAPITRE 29 Les géants, voyant que tout leur camp était noyé, emportèrent leur roi Anarche sur leurs épaules, le mieux qu'ils purent, et le sortirent du fort, comme Enée sortit son père Anchise de Troie en flammes. Quand Panurge les aperçut, il dit à Pantagruel: "Seigneur, voici les géants qui sont sortis: frappez leur dessus avec votre mât, selon les belles manières de la bonne vieille escrime, car c'est maintenant qu'il faut se montrer homme de coeur; de notre côté, nous ne vous abandonnerons pas, et soyez certain que je vous en tuerai beaucoup. Eh quoi? David tua bien Goliath facilement, et puis ce gros paillard d'Eusthènes, qui est fort comme quatre boeufs, n'y épargnera pas sa peine. Prenez courage, et frappez sur eux d'estoc et de taille." Or Pantagruel dit: "Du courage, j'en ai à revendre. Mais quoi? Hercule n'osa jamais s'en prendre à deux adversaires en même temps. - C'est, dit Panurge, bien chié dans mon nez. Vous comparez-vous à Hercule? Vous avez, par Dieu, plus de force dans les dents, et plus de sens dans le cul, que n'en eut jamais Hercule dans tout son corps et toute son âme. L'homme vaut ce qu'il s'estime." Pendant qu'ils disaient ces paroles, voici arriver Loup Garou, avec tous ses géants; voyant Pantagruel tout seul, il fut pris d'une flambée de témérité et d'outrecuidance, nourrissant l'espoir de tuer le pauvre petit bonhomme; aussi dit-il aux géants qui l'accompagnaient: "Paillards de plat pays, par Mahomet, si l'un de vous entreprend de combattre contre ceux-ci, je vous ferai mourir cruellement. Je veux que vous me laissiez combattre seul: pendant ce temps vous vous amuserez à nous regarder." Tous les géants se retirèrent donc avec leur roi, tout près de là, à l'endroit où étaient les flacons, et Panurge et ses compagnons firent de même; Panurge contrefaisait ceux qui ont eu la vérole: il se tordait la gueule et crispait les doigts; et d'une voix enrouée, il leur dit: "Je renie Dieu, compagnons, nous ne faisons point la guerre. Donnez-nous de quoi nous repaître avec vous, pendant que nos maîtres s'entrebattent." Le roi et les géants y consentirent volontiers, et les firent banqueter avec eux. Pendant ce temps Panurge leur racontait les fables de Turpin, les exemples de saint Nicolas, et le conte de la Cigogne. Loup Garou se dirigea donc vers Pantagruel avec une massue d'acier pesant neuf mille sept cents quintaux et deux quarterons, en acier des Chalybes, au bout de laquelle il y avait treize pointes de diamant, dont la plus petite était aussi grosse que la plus grande cloche de Notre-Dame de Paris, il s'en fallait peut-être de l'épaisseur d'un ongle ou, au plus, d'un dos des couteaux qu'on appelle coupe-oreilles, pour que je ne mente pas, sinon un tout petit peu par excès ou par défaut, et elle était enchantée, de manière qu'elle ne pouvait jamais se briser, mais, au contraire, tout ce qui la touchait se brisait aussitôt. Ainsi donc, comme il s'approchait d'un air vraiment féroce, Pantagruel, levant les yeux au ciel, se recommanda à Dieu de tout son coeur, en faisant ce serinent solennel: "Seigneur Dieu, qui as toujours été mon protecteur et mon sauveur, tu vois dans quelle détresse je suis maintenant. Rien ne m'amène ici, sinon un zèle naturel, puisque tu as octroyé aux hommes de se protéger et de se défendre, eux, leurs femmes, leurs enfants, leurs pays et leurs familles, dans le cas où il ne s'agirait pas de ce qui t'intéresse en propre, c'est-à-dire de la foi; car en cette matière tu ne veux pas d'autre aide que la confession de foi universelle et le service de ta parole, et tu nous as interdit toutes armes d'attaque et de défense, car tu es le Tout-Puissant, qui, dans tes propres affaires, où ta propre cause est mise en jeu, peux te défendre beaucoup plus qu'on ne saurait estimer, toi qui as mille milliers de centaines de millions de légions d'anges, dont le moindre peut tuer tous les hommes, et manoeuvrer le ciel et la terre à son gré, comme jadis on put le constater dans l'armée de Sennachérib. Donc, s'il te plaît maintenant de venir à mon aide, comme c'est en toi seul que sont mon entière confiance et mon espoir, je te fais le voeu que dans toutes les contrées, aussi bien de ce pays d'Utopie que d'ailleurs, où j'aurai puissance et autorité, je ferai prêcher ton saint Evangile, purement, simplement et entièrement, si bien que seront éliminés de mon entourage les abus d'un tas de papelards et de faux prophètes, qui par constitutions humaines et inventions dépravées ont empoisonné le monde entier." On entendit alors une voix venant du ciel, qui disait: "Hoc fac et vinces", c'est-à-dire "Fais ainsi, et tu auras victoire." Puis Pantagruel, voyant que Loup Garou s'approchait la gueule ouverte, alla à sa rencontre hardiment, et s'écria de toutes ses forces: "A mort, canaille! à mort!" pour lui faire peur, selon la tactique des Lacédémoniens, par son horrible cri. Puis du baril qu'il portait à sa ceinture, il lui jeta plus de dix-huit caques et une mine de sel, avec lesquelles il lui remplit la gorge, le gosier, le nez et les yeux. Mis en fureur, Loup Garou lui lança un coup de sa masse, voulant lui briser la cervelle. Mais Pantagruel fut habile, et eut toujours bon pied, bon oeil. Aussi recula-t-il du pied gauche d'un pas en arrière, mais il eut beau faire, le coup tomba sur le baril, qui se brisa en quatre mille quatre-vingt-six morceaux, et le reste du sel se répandit par terre. Voyant cela, Pantagruel déplie superbement les bras, et, selon l'art de la hache, le frappa du gros bout de son mât, d'estoc, au-dessus de la poitrine, et, ramenant le coup vers la gauche, en cognant de taille, il le frappa entre cou et col. Puis, avançant le pied droit, il lui donna sur les couillons un coup de pointe avec le haut de son mât; à ce coup la hune se brisa et versa trois ou quatre barriques de vin qui restaient, ce qui fit croire à Loup Garou qu'il lui avait percé la vessie, et que ce vin était son urine qui en sortait. Non content de cela, Pantagruel voulait redoubler ses efforts pour se dégager; mais Loup Garou avança sur lui, levant haut sa masse, dont il voulait cogner Pantagruel de toutes ses forces. Effectivement, il l'en frappa si vertement que, si Dieu n'avait pas secouru le bon Pantagruel, il l'aurait fendu depuis le sommet de la tête jusqu'au fond de la rate; mais le coup dévia à droite car Pantagruel l'évita d'une brusque esquive; la masse entra à plus de soixante-treize pieds en terre, à travers un gros rocher, d'où elle fit sortir un feu plus gros que neuf mille six tonneaux. Pantagruel voyant qu'il s'attardait à tirer sa masse, coincée en terre au milieu du rocher, lui court dessus, et voulait lui abattre la tête tout net; mais son mât, par malchance, toucha un peu le bois de la masse de Loup Garou, qui était enchantée (comme nous l'avons dit plus haut). De ce fait, son mât se brisa à trois doigts de la poignée, ce qui le laissa plus estomaqué qu'un fondeur de cloches et il s'écria: "Ha, Panurge, où es-tu?" Entendant ces mots, Panurge dit au roi et aux géants "Par Dieu! ils se feront du mal, si on ne les sépare pas." Mais les géants étaient en pleine euphorie comme s'ils étaient à la noce. Carpalim voulut alors se lever de là pour secourir son maître, mais un géant lui dit: "Par Golfarin, neveu de Mahomet, si tu bouges d'ici, je te mettrai au fond de mes chausses, comme si tu étais un suppositoire. Aussi bien, je suis constipé du ventre, et je ne peux guère caguer, si ce n'est à force de grincer des dents." Puis Pantagruel, ainsi privé de son arme, reprit le bout de son mât en frappant à l'aveuglette sur le géant; mais il ne lui faisait pas plus de mal que vous ne feriez en donnant une chiquenaude sur l'enclume d'un forgeron. Pendant ce temps Loup Garou tirait de terre sa masse, l'avait déjà tirée, et la brandissait pour en frapper Pantagruel, qui était agile à se remuer, et esquivait tous ses coups, jusqu'au moment où - voyant que Loup Garou le menaçait, en disant: "Misérable, maintenant je vais te hacher comme chair à pâté; jamais plus tu n'altéreras les pauvres gens!" - il le frappa d'un si grand coup de pied au ventre, qu'il le jeta en arrière à jambes rebindaines, et il vous le traînait ainsi à l'écorche-cul sur plus d'une portée d'arc. Loup Garou, rendant le sang par la gorge, s'écriait: "Mahomet! Mahomet! Mahomet!" A ce cri, tous les géants se levèrent pour le secourir, mais Panurge leur dit: "Messieurs, n'y allez pas, si vous m'en croyez: car notre maître est fou et frappe à tort et à travers, sans regarder (ou il vous donnera un mauvais coup)." Mais les géants n'en tinrent pas compte, voyant que Pantagruel était sans arme. Lorsqu'il les vit approcher, Pantagruel prit Loup Garou par les deux pieds, leva en l'air comme une pique son corps tout armé d'enclumes, et, s'en servant comme d'une arme, il frappait parmi ces géants armés de pierres de taille, et les abattait comme éclats de pierres que taille un maçon, si bien que personne ne passait à sa portée sans être jeté à terre; aussi, quand furent rompues ces armures de pierre, ce fut un vacarme si terrifiant qu'il me rappela le jour où la grosse tour de beurre, à Saint-Etienne de Bourges, fondit au soleil. Panurge avec Carpalim et Eusthènes pendant ce temps égorgeraient ceux qui étaient étendus à terre. Vous pensez bien qu'il n'en échappa pas un seul, et ainsi, Pantagruel ressemblait à un faucheur qui, de sa faux (c'était Loup Garou), abattait l'herbe d'un pré (c'étaient les géants), mais à cette escrime Loup Garou perdit la tête. Ce fut quand Pantagruel en abattit un qui se nommait Rifl'Andouille, couvert d'une grande armature, en pierres de grès, dont un éclat coupa la gorge de part en part à Epistémon, car en règle générale la plupart d'entre eux étaient armés à la légère en pierres de tuf, et les autres en pierres d'ardoise. Finalement, voyant qu'ils étaient tous morts, il jeta de toutes ses forces dans la ville le corps de Loup Garou qui tomba comme une grenouille sur le ventre au milieu de la grand-place de la ville, et en tombant, il tua du coup un chat brûlé, une chatte mouillée, une canepetière et un oison bridé. Comment Epistémon, qui avait la coupe têtée, fut guéri habilement par Panurge et comment on eut des nouvelles des diables et des damnés CHAPITRE 30 Cette défaite gigantale achevée, Pantagruel se retira au coin des flacons, et appela Panurge et les autres; ils se rendirent auprès de lui sains et saufs, excepté Eusthènes, qu'un des géants avait un peu égratigné au visage tandis qu'il l'égorgerait, et Epistémon, qui ne se montrait pas; Pantagruel en fut si malheureux qu'il voulut se donner la mort. Mais Panurge lui dit: "Diantre, Seigneur, attendez un peu; nous le chercherons parmi les morts, et nous verrons ce qu'il en est vraiment." Ainsi donc, comme ils cherchaient, ils le trouvèrent raide mort, tenant sa tête toute sanglante entre ses bras. Eusthènes s'écria alors: "Ah! mort cruelle, nous as-tu enlevé le plus parfait des hommes?" A ce cri, Pantagruel se leva, affligé de la plus grande douleur qu'on vit jamais au monde, et il dit à Panurge: "Ah! mon ami, l'auspice de vos deux verres et du bois de la javeline était vraiment par trop trompeur!" Mais Panurge dit: "Les enfants, ne pleurez goutte, il est encore tout chaud; je vous le rendrai guéri, en aussi bonne santé qu'il fut jamais." En disant cela, il prit la tête, et la tint sur sa braguette bien au chaud, afin qu'elle ne prît pas le vent. Eusthènes et Carpalim portèrent le corps à l'endroit où ils avaient banqueté, non dans l'espoir que jamais il guérît, mais afin que Pantagruel le vît. Toutefois, Panurge les réconfortait, en disant: "Si je ne le guéris pas, je veux perdre la tête (ce qui est un enjeu de fou); cessez ces pleurs et aidez-moi." Il nettoya donc très bien avec du beau vin blanc le cou, puis la tête, et les sinapisa de poudre de diamerdis vitaminé qu'il portait toujours dans un de ses goussets; après cela, il les enduisit de je ne sais quel onguent: il les ajusta exactement, veine contre veine, nerf contre nerf, vertèbre contre vertèbre, afin qu'il n'eût pas le cou de travers (car il haïssait à mort les gens ainsi faits). Cela achevé, il lui fit tout autour de la tête quinze ou seize points avec une aiguille, afin qu'elle ne tombât pas de nouveau; puis il mit autour un peu d'un onguent qu'il appelait ressuscitatif. Soudain, Epistémon commença à respirer, puis à ouvrir les yeux, puis à bâiller, puis à éternuer, puis il fit un gros pet de conserve. Aussi Panurge dit: "Maintenant il est guéri assurément." Il lui donna à boire un verre d'un méchant petit vin blanc, avec une rôtie sucrée. De cette façon Epistémon fut guéri avec virtuosité, sauf qu'il fut enroué pendant plus de trois semaines, et eut une toux sèche, dont il ne put jamais guérir sinon à force de boire. Et là il commença à parler, disant qu'il avait vu les diables, qu'il avait parlé familièrement à Lucifer, et qu'il avait fait grande chère en enfer et par les Champs Elysées; en présence de tous, il affirmait que les diables étaient bons compagnons. En ce qui concerne les damnés, il dit qu'il était bien contrit que Panurge l'eût rappelé si tôt à la vie "Car, dit-il, je m'amusais singulièrement à les voir. - Comment? dit Pantagruel. - On ne les traite pas, dit Epistémon, aussi mal que vous le penseriez; mais leur état a subi d'étranges changements, car je vis Alexandre le Grand qui rapetassait de vieilles chausses, et gagnait ainsi sa pauvre vie, Xerxès criait la moutarde, Romulus était saunier, Numa, cloutier, Tarquin, faquin, Pison, paysan, Sylla, batelier, Cyrus était vacher, Thémistocle, verrier, Epaminondas, miroitier, Brutus et Cassius, arpenteurs, Démosthène, vigneron, Cicéron, attise-feu, Fabius, enfileur de chapelets, Artaxerxès, cordier, Enée, meunier, Achille, teigneux, Agamemnon, lèche-plats, Ulysse, faucheur, Nestor, chiffonnier, Darius, vidangeur de cabinets, Ancus Martius, calfat, Camille, sabotier, Marcellus, éplucheur de fèves, Drusus, casseur d'amandes, Scipion l'Africain criait la lie dans un sabot, Hasdrubal était lantemier, Hannibal, coquetier, Priam vendait les vieux chiffons, Lancelot du Lac était équarisseur de chevaux morts, tous les chevaliers de la Table Ronde étaient de pauvres gagne-deniers, des passeurs tirant la rame sur les rivières du Cocyte, du Phlégéton, du Styx, de l'Achéron et du Léthé, quand Messieurs les diables voulaient se divertir en faisant une promenade sur l'eau; ils font comme les batelières de Lyon et les gondoliers de Venise, mais pour chaque passage, ils n'ont qu'une chiquenaude sur le nez et, vers le soir, un morceau de pain moisi, Trajan était pêcheur de grenouilles, Antonin, laquais, Commode, joaillier, Pertinax, ramasseur de noix, Lucullus, rôtisseur, Justinien, bimbelotier, Hector était gâte-sauce, Pâris était pauvre loqueteux, Achille, botteleur de foin, Cambyse, muletier, Artaxerxès, écumeur de tables, Néron était vielleux; Fierabras était son valet, mais il lui faisait mille misères; il lui faisait manger le pain sec et boire le vin tourné, tandis que lui mangeait et buvait du meilleur. Jules César et Pompée étaient goudronneurs de navires, Valentin et Orson servaient aux étuves de l'enfer, et étaient décrotteurs de masques, Giglan et Gauvain étaient pauvres porchers, Geoffioi à la grande dent était marchand de brindilles sèches, Godefroi de Bouillon, dominotier, Jason était marguillier, Don Pietro de Castille, porteur de reliques, Morgan, brasseur de bière, Huon de Bordeaux, réparateur de tonneaux, Pyrrhus, plongeur à la cuisine, Antiochus était ramoneur de cheminées, Romulus, ravaudeur de croquenots, Octave, gratte-papier, Nerva, palefrenier, Le pape Jules, crieur de petits pâtés; mais il ne portait plus sa grande bougresse de barbe, Jean de Paris était graisseur de bottes, Arthur de Bretagne, dégraisseur de bonnets, Perceforêt, porteur de hottes, Boniface, pape huitième, était écumeur de marmites, Nicolas, pape tiers, était papetier, Le pape Alexandre était preneur de rats, Le pape Sixte, soigneur de vérole. - Comment! dit Pantagruel, y a-t-il des vérolés là-bas? - Certes, dit Epistémon, je n'en vis jamais autant, il y en a plus de cent millions. Car croyez que ceux qui n'ont pas eu la vérole en ce monde-ci l'ont dans l'autre. - Cordieu, dit Panurge, j'en suis donc quitte, car j'y ai été jusqu'au trou de Gibraltar, j'en ai bourré les détroits d'Hercule et j'en ai abattu des plus que mûres! - Ogier le Danois était fourbisseur de harnais, Le roi Tigrane était couvreur, Galien Restauré, preneur de taupes, Les quatre fils Aymon, arracheurs de dents, Le pape Calixte était barbier de toisons à fentes, Le pape Urbain, pique-assiette, Mélusine était souillon de cuisine, Matabrune, blanchisseuse de draps, Cléopâtre, revendeuse d'oignons, Hélène, courtière en filles de chambrées, Sémiramis, épouilleuse de clochards, Didon vendait des mousserons, Penthésilée travaillait dans une cressonnière, Lucrèce était infirmière, Hortensia, filandière, Livie, racleuse de vert-de-gris, "De cette façon, ceux qui avaient été gros seigneurs dans ce monde-ci gagnaient misérablement leur malheureuse et minable vie là-bas. Au contraire, les philosophes et ceux qui avaient été indigents en notre monde, là-bas étaient gros seigneurs à leur tour. "Je vis Diogène qui paradait en magnificence, avec une grande robe de pourpre, et un sceptre à son côté droit; il faisait enrager Alexandre le Grand, quand il n'avait pas bien rapetassé ses chausses, et il le payait à grands coups de bâton. "Je vis Epictète élégamment vêtu à la française, sous une belle ramée, entouré de nombreuses demoiselles, rigolant, buvant, dansant, faisant en toute occasion grande chère, et il y avait auprès de lui abondance d'écus-au-soleil. Au-dessus de la treille, ces vers étaient écrits comme pour lui servir de devise: Sauter, danser, faire les tours, Et boire vin blanc et vermeil, Et ne rien faire tous les jours Que compter écus-au-soleil. "Alors, quand il me vit, il m'invita courtoisement à boire avec lui, ce que je fis volontiers, et nous chopinâmes en théologiens. Pendant ce temps, Cyrus vint lui demander un denier, en l'honneur de Mercure, pour acheter un peu d'oignons pour son dîner. "Rien du tout, du tout, dit Epictète; je ne te donne pas de denier. Tiens, vaurien, voilà un écu; sois homme de bien." Cyrus fut bien aise d'avoir récolté un tel butin; mais les autres gueux de rois qui sont là-bas, comme Alexandre, Darius et autres, le lui dérobèrent pendant la nuit. "Je vis Pathelin, trésorier de Rhadamanthe, qui marchandait des petits pâtés que criait le pape Jules, et il lui demanda: "Combien la douzaine? - Trois pièces d'argent, dit le pape. - Plutôt, dit Pathelin, trois coups de bâton! Donne ici, bouseux, donne et va en chercher d'autres." Le pauvre pape s'en allait en pleurant. Quand il fut devant son maître pâtissier, il lui dit qu'on lui avait volé ses pâtés; le pâtissier lui donna donc les étrivières, si bien que sa peau n'eût rien valu pour faire des cornemuses. "Je vis Maître Jean Le Maire qui contrefaisait le pape, et il faisait baiser ses pieds à tous les pauvres rois et papes de ce monde; en faisant l'important, il leur donnait sa bénédiction, disant: "Gagnez les indulgences, espèces de gueux, gagnez, elles sont bon marché. Je vous absous de pain et de soupe, et je vous dispense d'être jamais bon à quelque chose. "Il appela Caillette et Triboulet, en disant: "Messieurs les Cardinaux, dépêchez-leur leurs bulles, avec pour chacun un coup de pieu sur les reins." Ce qui fut fait incontinent. "Je vis Maître François Villon, qui demanda à Xerxès: "Combien la livre de moutarde? - Une livre", dit Xerxès. A ces mots Villon dit: "Que les fièvres quartes t'emportent, bouseux. Le quart de livre n'en vaut qu'un sou, et tu nous gonfles ici le prix des vivres." Il pissa alors dans son baquet, comme le font les moutardiers de Paris. "Je vis le Franc Archer de Bagnolet, qui était inquisiteur des hérétiques. Il rencontra Perceforêt pissant contre un mur, où était peint le feu Saint-Antoine. Il le déclara éhérétique, et l'aurait fait brûler tout vif, si Morgant comme cadeau de Bienvenue et autres petites taxes, ne lui avait pas donné neuf muids de bière." Or Pantagruel dit: "Réserve-nous ces beaux contes pour une autre fois; dis-nous seulement comment y sont traités les usuriers. - Je les vis, dit Epistémon, tout occupés à chercher des épingles rouillées et de vieux clous par les égouts des rues, comme vous le voyez faire aux mendiants dans ce monde: mais le quintal de ces quincailleries ne vaut qu'un quignon de pain, et encore on l'écoule difficilement. Ainsi les pauvres malotrus sont parfois plus de trois semaines sans manger morceau ni miette, et ils travaillent jour et nuit en attendant la foire à venir; mais ce travail et ce tracas, et ils les oublient, tant ils sont affairés et endiablés pourvu qu'au bout de l'an ils gagnent un méchant denier. - Donnons-nous donc, dit Pantagruel, une parcelle de bonne chère, et buvons, je vous en prie, les enfants, car il fait bon boire tout ce mois." Ils dégainèrent alors flacons en quantité, et firent grand'chère avec les provisions du camp; mais le pauvre roi Anarche ne pouvait pas se réjouir, ce qui fit dire à Panurge: "Quel métier donnerons-nous à ce ci-devant Sire le roi, afin qu'il soit déjà vraiment expert en l'art quand il sera là-bas avec tous les diables? - Vraiment, dit Pantagruel, c'est bien avisé de ta part. Fais-en donc à ton idée; je te le donne. - Merci beaucoup, dit Panurge, ce n'est pas un présent qu'on refuse, et j'aime ce cadeau qui vient de vous." Comment Pantagruel entra dans la ville des Amaurotes et comment Panurge maria le roi Anarche et le fit crieur de sauce verte CHAPITRE 31 Après cette victoire prodigieuse, Pantagruel envoya Carpalim dans la ville des Amaurotes dire et annoncer que le roi Anarche était pris et tous leurs ennemis défaits. A l'annonce de cette nouvelle, tous les habitants de la ville sortirent pour aller au-devant de lui, en bon ordre, puis, en grande pompe triomphale, avec une divine liesse, ils le conduisirent dans la ville: on fit de beaux feux de joie dans toute la ville, et l'on dressa dans les rues de belles tables rondes, garnies de vivres en abondance. Ce fut un renouvellement de l'âge de Saturne, tant on y fit alors grand'chère. Mais Pantagruel, quand tout le sénat fut assemblé, dit: "Messieurs, il faut battre le fer pendant qu'il est chaud; de même, avant de nous débander davantage, je veux que nous allions prendre d'assaut tout le royaume des Dipsodes. Aussi, que ceux qui voudront venir avec moi s'apprêtent pour demain après boire, car c'est alors que je commencerai la marche. Non qu'il me faille plus de monde pour m'aider à le conquérir, car c'est comme si je l'occupais déjà; mais je vois que cette ville-ci regorge d'habitants au point qu'ils ne peuvent plus se tourner dans les rues. Je les emmenerai donc comme colonie en Dipsodie, et je leur donnerai tout le pays, qui est le plus beau, le plus salubre, le plus fécond et le plus plaisant de tous les pays du monde, comme le savent plusieurs d'entre vous qui y sont allés autrefois. Que tous ceux d'entre vous qui voudront y aller, soient prêts comme je l'ai dit." Cet avis et cette décision furent diffusés dans la ville, et, au lendemain, on trouva sur la place devant le palais près de dix-huit cent cinquante-six mille onze personnes, sans compter les femmes et les petits enfants. Ils commencèrent à marcher ainsi, droit sur la Dipsodie, en si bon ordre qu'ils ressemblaient aux enfants d'Israël, quand ils partirent d'Egypte pour passer la mer Rouge. Mais, avant de poursuivre cette entreprise, je veux vous dire comment Panurge traita son prisonnier le roi Anarche. Il se souvint de ce qu'avait raconté Epistémon, c'est-à-dire de la façon dont étaient traités les rois et les riches de ce monde aux Champs Elysées, et dont ils gagnaient alors leur vie à de vils et sales métiers. Aussi, un jour, habilla-t-il son roi d'un beau petit pourpoint de toile, tout déchiqueté comme la cornette d'un Albanais, et de belles chausses amples comme celles des mariniers, sans souliers, car, disait-il, ils lui abîmeraient la vue; il lui mit un petit bonnet pers, avec une grande plume de chapon - je me trompe, car il me semble qu'il y en avait deux; et un beau ceinturon pers et vert, disant que cette livrée lui convenait bien, vu qu'il avait été pervers. Dans cet état il l'amena devant Pantagruel, et lui dit: "Connaissez-vous ce rustre? - Non, certes, dit Pantagruel. - C'est Messire du Roi de première pression à froid; je veux le faire homme de bien. Ces diables de rois-ci ne sont que veaux qui ne savent rien et ne sont bons à rien, sinon à faire des misères à leurs pauvres sujets, et à troubler tout le monde par la guerre, pour leur inique et détestable caprice. Je veux lui donner un métier, et le faire crieur de sauce verte. Commence donc à crier: "N'avez-vous pas besoin de sauce verte?"" Et le pauvre diable criait. "C'est trop bas", dit Panurge; et il le prit par l'oreille, en disant: "Chante plus haut, en ton de sol. Ainsi, diable! tu as un bon gosier, tu ne fus jamais si heureux que depuis que tu n'es plus roi." Et Pantagruel prenait plaisir à tout cela. Car j'ose bien dire que c'était le meilleur petit bonhomme qui fût d'ici à une portée d'arme. C'est ainsi qu'Anarche fut un bon crieur de sauce verte. Deux jours après, Panurge le maria avec une vieille lanternière; il fit lui-même les noces avec de belles têtes de mouton, de bonnes tranches de porc rôties à la moutarde, et de beaux rôtis à l'ail - dont il envoya cinq cargaisons à Pantagruel, qui les mangea toutes, tant il les trouva appétissantes; - pour boire ils eurent du bon poiré et du bon cidre; et, pour les faire danser, il loua un aveugle qui leur sonnait la note avec sa vielle. Après le déjeuner, il les emmena au palais, les montra à Pantagruel, et lui dit, en montrant la mariée: "Elle ne risque pas de péter. - Pourquoi? dit Pantagruel. - Parce qu'elle est bien entamée, dit Panurge. - Qu'est-ce que vous racontez là? dit Pantagruel. - Ne voyez-vous pas, dit Panurge, que si l'on fait griller des châtaignes entières c'est fou ce qu'elles pètent; et, pour les empêcher de péter, on les entame. Aussi cette nouvelle mariée est-elle bien entamée par le bas, ainsi elle ne pétera pas." Pantagruel leur donna un petit réduit près de la basse rue, et un mortier en pierre pour piler la sauce. Sur ces bases, ils firent leur petit ménage, et il fut le plus noble crieur de sauce verte qu'on vît jamais en Utopie; mais on m'a dit depuis que sa femme le bat comme plâtre, et le pauvre sot n'ose pas se défendre tant il est niais. Comment Pantagruel couvrit de sa langue toute une armée, et ce que l'auteur vit dans sa bouche CHAPITRE 32 Tandis que Pantagruel avec toute sa troupe entrait sur les terres des Dipsodes, tout le monde en était joyeux; ils se rendirent aussitôt à lui, et, de leur plein gré, lui apportaient les clés de toutes les villes où il allait, excepté les Almyrodes, qui voulurent lui résister, et répondirent à ses hérauts qu'ils ne se rendraient que sur de bonnes garanties. "Quoi, dit Pantagruel, en demandent-ils de meilleures que la main au pot et le verre au poing? Allons, et qu'on me les mette à sac." Ils se mirent donc tous en ordre, décidés à donner l'assaut. Mais en chemin, passant dans une grande plaine, ils furent surpris par une grosse averse. Sur quoi ils se mirent à se trémousser et à se serrer les uns contre les autres. Voyant cela, Pantagruel leur fit dire par les capitaines que ce n'était rien et qu'il voyait bien au-dessus des nuées que ce ne serait qu'une petite ondée, mais, à toutes fins utiles, qu'ils se mettent en ordre car il voulait les couvrir. Ils se mirent alors en bon ordre, bien serrés, et Pantagruel tira sa langue à moitié seulement, et les couvrit comme une poule couve ses poussins. Pendant ce temps, moi, qui vous fais ces contes si véridiques, je m'étais caché sous une feuille de bardane, aussi large que l'arche du pont de Mantrible; mais, quand je les vis si bien couverts, je m'en allai vers eux me mettre à l'abri, mais je ne le pus pas, tant ils étaient nombreux; comme le dit le proverbe: "Au bout de l'aune, il n'y a plus de toile." Je montai donc par-dessus le mieux que je pus, et je cheminai bien deux lieues sur sa langue, si bien que j'entrai dans sa bouche. Mais, ô dieux et déesses, que vis-je là? Que Jupiter me terrasse de son triple foudre, si je mens à ce sujet. J'y cheminais comme l'on fait dans l'église Sainte-Sophie à Constantinople, et j'y vis des rochers, aussi grands que les monts de Dantzig, je crois que c'étaient ses dents, et de grands prés, de grandes forêts, de puissantes et grosses villes, aussi grandes que Lyon ou Poitiers. La première personne que j'y rencontrai, ce fut un bonhomme qui plantait des choux. Aussi, tout ébahi, lui demandai-je: "Mon ami, que fais-tu ici? - Je plante des choux, dit-il. - Et pourquoi et comment? dis-je. - Ha, messire, dit-il, tout le monde ne peut pas avoir les couillons aussi pesants qu'un mortier, et nous ne pouvons pas tous être riches. Je gagne ainsi ma vie, et je vais les vendre au marché dans la cité qui est là derrière. - Jésus, dis-je, il y a ici un nouveau monde? - Certes, dit-il, il n'est pas nouveau; mais l'on dit bien que, hors d'ici, il y a une terre neuve où ils ont soleil et lune, et tout plein de belles affaires; mais celui-ci est plus ancien. - Oui mais, dis-je, mon ami, quel nom porte cette ville où tu vas vendre tes choux? - Elle porte le nom, dit-il, d'Aspharage, et les habitants sont des chrétiens, gens de bien, qui vous feront un bon accueil." Bref, je décidai d'y aller. Or, en chemin, je rencontrai un compagnon qui tendait des pièges aux pigeons, et je lui demandai: "Mon ami, d'où viennent ces pigeons-ci? - Sire, dit-il, ils viennent de l'autre monde." Je pensai alors que, quand Pantagruel bâillait, les pigeons entraient à toute volée dans sa gorge, croyant que c'était un colombier. Puis j'entrai dans la ville, que je trouvai belle, puissante et d'un bel aspect; mais à l'entrée les gardiens me demandèrent mon certificat de santé, ce dont je fus fort ébahi, et je leur demandai: "Messieurs, y a-t-il ici danger de peste? - O Seigneur, dirent-ils, on meurt tant près d'ici que le chariot des morts n'arrête pas de courir par les rues. - Vrai Dieu, dis-je, et où?" A cela ils me répondirent que c'était à Laryngues et Pharingues, qui sont deux villes aussi grosses que Rouen et Nantes, riches et bien commerçantes, et que la peste était venue d'une puante et infecte exhalaison naguère sortie des abîmes, et qui a fait mourir plus de vingt-deux fois cent soixante mille et seize personnes depuis huit jours. Alors je suppute, je calcule, et je trouve que c'était une puante haleine qui était venue de l'estomac de Pantagruel lorsqu'il mangea tant d'aillade, comme nous l'avons dit plus haut. Partant de là, je passai entre les rochers, qui étaient ses dents, et je réussis à monter sur l'une d'elles; là je trouvai les plus beaux lieux du monde, de beaux et grands jeux de paume, de belles galeries, de belles prairies, beaucoup de vignes et une infinité de fermettes à la mode italienne, dans les champs pleins de délices; là, je demeurai bien quatre mois et je ne fis jamais meilleure chère qu'alors. Puis je descendis par les dents de derrière pour aller aux lèvres; mais en passant je fus détroussé par des brigands dans une grande forêt, qui est vers les oreilles. Puis, en redescendant, je trouvai une petite bourgade dont j'ai oublié le nom, où je fis encore meilleure chère que jamais, et où je gagnai un peu d'argent pour vivre. Savez-vous comment? A dormir, car on loue les gens à la journée pour dormir, et ils gagnent cinq à six sous par jour; mais ceux qui ronflent bien fort gagnent bien sept sous et demi. Je racontai aux sénateurs comment on m'avait détroussé dans la vallée; ils me dirent qu'en vérité les gens qui vivaient au-delà étaient malfaisants et brigands de nature; à cela je vis que, de même que nous avons des contrées en deçà et au-delà des monts, de même ils en ont en deçà et au-delà des dents; mais il fait bien meilleur vivre en deçà et l'air y est meilleur. Là je me mis à penser qu'on ne se trompe pas quand on dit que la moitié du monde ne sait pas comment l'autre vit, vu que personne n'avait encore écrit sur ce pays-là, où il y a plus de vingt-cinq royaumes habités, sans compter les déserts et un gros bras de mer; mais j'ai composé là-dessus un grand livre intitulé l'Histoire des Rengorgés; je les ai nommés ainsi parce qu'ils demeurent dans la gorge de mon maître Pantagruel. Finalement je voulus m'en retourner, et passant par sa barbe, je me jetai sur ses épaules, et de là je dévale à terre et tombe devant lui. Quand il m'aperçut, il me demanda: "D'où viens-tu, Alcofrybas?" - Je lui réponds: "De votre gorge, Messire. - Et depuis quand y es-tu? dit-il. - Depuis, dis-je, que vous marchiez contre les Almyrodes. - Il y a, dit-il, plus de six mois. Et de quoi vivais-tu? Que buvais-tu?" Je réponds: "Seigneur, la même chose que vous, et sur les plus friands morceaux qui passaient dans votre gorge, je prélevais des droits de douane. - Oui mais, dit-il, où chiais-tu? - Dans votre gorge, Messire, dis-je. - Ha, ha, tu es un gentil compagnon, dit-il. Nous avons, avec l'aide de Dieu, conquis tout le pays des Dipsodes, et je te donne la châtellenie de Salmigondis. - Merci beaucoup, dis-je, Messire. Vous me faites plus de faveur que je n'ai mérité de votre part." Comment Pantagruel fut malade, et comment il guérit CHAPITRE 33 Peu de temps après, le bon Pantagruel tomba malade et fut pris de tels maux d'estomac qu'il ne pouvait ni boire ni manger, et, parce qu'un malheur ne vient jamais seul, il fut pris d'une chaude-pisse qui le fit souffrir plus que vous ne penseriez; mais ses médecins le secoururent, et, grâce à des tas de drogues lénitives et diurétiques, ils lui firent très bien pisser son mal. Son urine était si chaude que depuis ce temps-là elle n'est pas encore refroidie; vous en avez en France, en divers lieux, selon le cours qu'elle prit, et on lui donna le nom de bains chauds comme: A Cauterets, A Limoux, A Dax, A Balaruc, A Néris, A Bourbon-Lancy et ailleurs; En Italie: A Monte Grotto, A Abano, A San Pietro Montagnone, A Sant'Elena, A Casa Nova, A Santo Bartolomeo. Dans la Comté de Bologne, A la Porrette, Et dans mille autres lieux. Et je m'ébahis grandement en voyant un tas de fous, philosophes et médecins, qui perdent leur temps à discuter d'où vient la chaleur de ces eaux, se demandant si c'est à cause du borax, du soufre, de l'alun, ou du salpêtre qui est dans la mine, car ils ne font que délirer, et ils feraient mieux d'aller se frotter le cul au chardon que de perdre ainsi leur temps à discuter de ce dont ils ne savent pas l'origine; car la solution est aisée, et il ne faut pas chercher davantage pour savoir que ces bains sont chauds parce qu'ils proviennent d'une chaude-pisse du bon Pantagruel. Or, pour vous dire comment il guérit de son mal principal, je ne vous raconterai pas comment il prit, comme purge légère: quatre quintaux d'une convolvulacée de colophon, cent vingt et dix-huit charretées de casse, onze mille neuf cents livres de rhubarbe, sans compter les autres barbouillements. Il vous faut apprendre que, sur le conseil des médecins, il fut décrété qu'on ôterait ce qui lui faisait mal à l'estomac. Pour cela, l'on fit dix-sept grosses boules de cuivre, plus grosses que celle qui est à Rome sur l'aiguille de Virgile, agencées de telle façon qu'on les ouvrait par le milieu et qu'on les fermait avec un ressort. Dans l'une entra un de ses serviteurs portant une lanterne et un flambeau allumé, et Pantagruel l'avala comme une petite pilule. Dans cinq autres entrèrent trois paysans, ayant chacun une pelle à son cou. Dans sept autres entrèrent sept porteurs de hottes, ayant chacun une corbeille à son cou, et elles furent avalées comme des pilules. Quand elles furent dans l'estomac, chacun défit son ressort et sortit de sa cabane d'abord celui qui portait la lanterne, et ainsi ils tombèrent à plus d'une demi-lieue dans un gouffre horrible, plus puant et plus infect que Méphitis, que le Marais de Camarine, ou que l'infect lac de Sorbonne, dont parle Strabon; et, si on ne leur avait pas très bien inimunisé le coeur, l'estomac, et le pot au vin (qu'on nomme la caboche), ils auraient été suffoqués et tués par ces vapeurs abominables. O quel parfum, ô quelle odeur pour embaumer de merde les voilettes de nos filles de joie! Ensuite, à tâtons et à l'odeur, ils approchèrent de la matière fécale et des humeurs corrompues; ils trouvèrent finalement un amas d'ordures. Alors les pionniers frappèrent dessus pour le dérocher, et les autres, avec leurs pelles, en remplirent les corbeilles; quand tout fut bien nettoyé, chacun se retira dans sa boule. Cela achevé, Pantagruel se force grandement à régurgiter, et il les mit facilement dehors; ils ne comptaient pas plus dans sa gorge qu'un pet dans la vôtre, et là ils sortirent de leurs pilules tout joyeux - cela me rappelait les Grecs qui sortirent du cheval à Troie - et c'est par ce moyen qu'il fut guéri et ramené à sa santé première. De ces pilules d'airain vous en avez une à Orléans, sur le clocher de l'église Sainte-Croix. La conclusion du présent livre et l'excuse de l'auteur CHAPITRE 34 Or, Messieurs, vous avez donc entendu un petit début de l'histoire horrifique de mon maître et seigneur Pantagruel. Je vais mener ce premier livre à sa fin; j'ai un peu mal à la tête, et je sens bien que les commandes de mon cerveau sont un peu brouillées par ce jus de septembre. Vous aurez le reste de l'histoire aux prochaines foires de Francfort, et là vous verrez: comment Panurge fut marié, et cocu dès le premier mois de ses noces; comment Pantagruel trouva la pierre philosophale, et la manière de la trouver et de l'utiliser; comment il passa les monts Caspies, comment il navigua sur l'océan Atlantique, défit les Cannibales, et fit la conquête des îles de Perlas; comment il épousa la fille du roi de l'Inde nommé Presthan; comment il combattit contre les diables, fit brûler cinq chambres d'enfer, mit à sac la grande chambre noire, jeta Proserpine au feu, et brisa à Lucifer quatre dents et une corne du cul; comment il visita les régions de la lune pour savoir si, en vérité, la lune était entière, ou si les femmes en avaient trois quartiers dans la tête; et mille autres petites joyeusetés toutes véritables. Ce sont de belles occupations. Bonsoir, Messieurs. Pardonnez-moi, et ne pensez pas tant à mes fautes que vous ne pensiez fortement aux vôtres. Si vous me dites: "Maître, il semblerait que vous n'avez pas été très sage de nous écrire ces balivernes et ces plaisantes moqueries", je vous réponds que vous ne l'êtes guère plus de vous attarder à les lire. Toutefois, si vous les lisez comme un joyeux passe-temps, de même que je les écrivais pour me passer le temps, vous et moi nous sommes plus dignes de pardon qu'un grand tas de faux ermites, de cagots, d'escargots, d'hypocrites, de cafards, de frocards, de déchaux, et d'autres telles sortes de gens qui se sont déguisés et ont pris un masque pour tromper le monde. Car ils font croire aux gens du peuple qu'ils ne sont occupés qu'à la contemplation et à la dévotion, et qu'ils pratiquent le jeûne et la macération des sens, sauf en vérité pour sustenter et alimenter la faible fragilité de leur humanité; mais au contraire Dieu sait quelle chère ils font, Ils jouent les Curius, mais leur vie est une bacchanale. Vous pouvez le lire en lettres majuscules et enluminures de leurs rouges museaux et de leurs ventres bedonnants, à moins qu'ils ne se parfument de soufre. Pour ce qui est de leur étude, elle est toute consacrée à la lecture des livres pantagruéliques, non pour passer joyeusement le temps, mais pour nuire méchamment à quelqu'un, en articulant, monorticulant, torticulant, culletant, couilletant et diabliculant, c'est-à-dire en calomniant. En faisant cela, ils ressemblent aux mendiants de village qui farfouillent et tisonnent dans la merde des petits enfants, à la saison des cerises et des guignes, pour trouver les noyaux et les vendre aux droguistes qui font l'huile de Mahaleb. Fuyez ces gens, abhorrez-les et haïssez-les autant que je le fais, vous vous en trouverez bien, sur ma foi, et, si vous désirez être de bons Pantagruélistes (c'est-à-dire vivre en paix, joie, santé, en faisant toujours grande chère), ne vous fiez jamais aux gens qui regardent par un trou. Fin des chroniques de Pantagruel, roi des Dipsodes, restituées selon la vérité avec ses faits et ses prouesses épouvantables composées par feu Maître Alcofribas, abstracteur de quinte essence.