http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k56204664.r=.langFR

N sait que le savant Huet avait légué sa bibliothèque, une des plus belles de son temps, à la Maison Professe des Jésuites de Paris ; chez lesquels il passa, travaillant sans cesse et produisant jusqu’à la fin, les dernières années de sa longue et illustre vie. Cette riche collection de livres allait être vendue et dispersée en 1765, avec les biens des Jésuites bannis de France, lorsqu’un arrêt du Parlement en ordonna la restitution à l’héritier du donateur ; et, par suite de conventions, plus ou moins bien

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exécutées, entre l’État et cet héritier, elle entra presque tout entière à la Bibliothèque du’Roi. La plupart de ces livres, déjà précieux par eux —mêmes pour le choix des éditions et la beauté des exemplaires, le sont encore davantage à cause des annotations que le possesseur y avait faites avec une sûreté d’érudition, une netteté, une précision et une patience on peut dire admirables.

Dans cette collection, se trouvaient quatre exemplaires de Rabelais, dont deux ont reçu diverses notes de la main de Huet ; notes critiques, philologiques, souvent explicatives, toujours dignes-du livre et du commentateur. Il semble, au premier abord, assez curieux de voir un vénérable évêque, connu pour de pieux travaux, se plaire à un roman plein de licences d’opinions et de langage, et se donner la tâche de l’annoter. On pourrait dire que, dans son goût pour ce livre, Huet ne fit que suivre le haut clergé du temps même de sauteur ; car on sait que celui-ci eut pour protecteurs et pour amis les premiers

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dignitaires de l’Église, les cardinaux du Bellay, de Chàtillon et de Guise, les évêques de Maillezais et de Tulle, lequel, pour sa part, obtint de François Ier un Privilège des plus laudatifs et alors des plus nécessaires pour cet ouvrage qu’allaient condamner la Sorbonne et le Parlement ; Huet pouvait donc s’autoriser de précédents illustres et annoter Rabelais comme sous la garantie de l’épiscopat, sans appréhender, par exemple, le sort de ce pauvre prêtre qui reçut le fouet pour l’avoir aussi commenté.

Ce qui attira Huet vers cet ouvrage et l’y attacha, c’est le vaste savoir dont il témoigne. Passionné pour l’érudition, c’est l’érudit qui le séduisit dans Rabelais. Car à quelle variété de plaisirs intellectuels et d’études ne se prête pas une pareille œu vre ! Huet pratiquait en même temps ce livre comme un des plus précieux monuments de notre langue, et l’on peut croire qu’il ne le goûta pas médiocrement pour l’invention, la verve, les vérités, le bon sens et l’esprit dont il est plein. Certains

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indices nous font penser qu’il le lut au moins quatre fois, la plume à la main ; mais, rendons cette justice à l’évêque, vin ☞ ois de moins que le texte hébreu de la Bible.

Pour mieux apprécier le travail de Huet, il faut se souvenir de ce qu’on pensait de Rabelais au XVIIe siècle et au commencement du XVIIIe. Sans s’arrêter à l’opinion de quelques méchants auteurs, qui l’appelaient « la lie des écrivains, » on connaît celle de Labruyère, où le mépris domine ; et la plupart des autres n’en parlent point, ce qui est un jugement encore plus fâcheux. Bayle ne lui donne point de place dans son Dictionnaire, et à peine le nomme-t-il ailleurs. Voltaire, qui avait hérité en beaucoup de choses des idées du XVIIe siècle, à la fin duquel il était né, mettait, dans sa jeunesse, sauteur de Gargantua « fort au-dessous de Swift, » ne le traitait guère que de « philosophe ivre, » et regardait le duc d’Orléans comme un prince mal élevé parce qu’il en faisait l’éloge ; et Voltaire n’est revenu qu’assez tard

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de ce premier sentiment, mais alors jusqu’à savoir par cœur des pages entières de ce « bouffon de génie. » Rabelais subissait donc, au temps de Huet, une véritable baisse dans l’opinion. De raresaesprits, Molière, La Fontaine, en faisaient seuls leurs délices. Il y avait ainsi quelque mérite à estimer un écrivain, frappé d’un tel distrédit et à l’annoter comme on fait d’un maître ou d’un ancien.

Ce sont ces notes que nous vouctions mettre en un plus grand jour et au service de quelque future édition de Rabelais. Parmi ceux qui, de notre temps, se sont occupés de son livre, les uns ont ignoré, ce nous semble, et les autres négligé le travail de Huet. Ce dernier regret s’adresse principalement aux deux plus récentes éditions critiques que l’on ait publiées de sauteur de Gargantua, à savoir celle de M. Paul Lacroix, sous le pseudonyme du Bibliophile Jacob, et celle de MM. Burgaud des Marets et Rathery, où abondent les explications ingénieuses et nouvelles, outre de notables améliorations qui en.font

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l’originalité et un progrès marqué sur les autres.

De ces notes, que Huet écrivait pour lui seul, il n’en peut être produit ici qu’une partie, les autres n’ayant plus qu’une valeur d’antériorité, ou ne consistant qu’en corrections seulement applicables aux deux éditions dont il s’est servi pour son travail. L’une, soi-disant imprimée à Lyon, sous le faux nom de Jean Martin et la date de 15 5 8, et l’autre en 1669, sont en effet très-fautives, la première surtout. Cette prétendue édition de Jean Martin, dont la date est suspecte, le lieu d’impression douteux, et le titre même déshonoré par deux fautes, en fourmille à toutes les pages. Pour le grec, par exemple, on ne peut pas se figurer les altérations que ce faussaire ignare a fait subir aux citations assez nombreuses que Rabelais fait en cette langue. Grœcum est, non legitur. Un des exemples les plus frappants du souci de Huet pour la correction des textes, c’est la patience qu’il eut de nettoyer ce gâchis typographique.

Ce qui se voit d’abord dans ces

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notes, c’est son goût pour les recherches d’étymologie. Il avait déjà trouvé à l’exercer sur le Dictionnaire de Ménage, qu’il couvrit d’additions manuscrites, imprimées plus tard dans le Recueil de l’abbé Tilladet. L’ouvrage de Rabelais lui offrait dans ce genre une riche matière d’observations, et il ne manqua pas à la tâche. Il ne rencontre guère un de ces noms qui sont plus ou moins directement formés du grec, sans en fixer à la marge le sens étymologique, qui sert à caractériser aussitôt le personnage et le met à son rang dans cette curieuse galerie de portraits. Quant aux étymologies boufsonnes que Rabelais a données de certains mots, est-il besoin de dire que Huet n’y touche pas ? C’est un commentateur d’esprit et non de profession. Il les accepte, en souriant, de la fantaisie de sauteur.

Ce n’est pas lui non plus qui aurait eu le courage de critiquer Rabelais par le menu, et de l’éplucher, au lieu de le lire ; de le reprendre d’avoir fait noir le deuil des Grecs, qui était vert : foncé ; d’avoir

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assigné le 7 juin aux Vestalies, au lieu du 9 ; d’avoir méconnu l’intelligence de l’éléphant, quoiqu’il l’ait montré buvant à table « comme beaux pères au réfectoire, » ce qui n’est pas en faire une bête ; d’avoir attribué à Auguste une maxime dont la propriété littéraire appartiendrait à Titus ; d’avoir borné à quarante-huit heures le solide entretien de Jupiter et d’Alcmène, qu’Amobe, mieux informé, prolonge pendant neuf nuits ; d’avoir omis, parmi les couleurs d’étoffes, le ventre de nonnain, l’Espagnol malade, la veuve réjouie, et, parmi les musiciens de son temps, « le célèbre Claude Goudimel, » « l’incomparable Goudimel, » comme l’appelle Varillas, l’immortel Goudimel enfin, que les hommages de la postérité ont d’ailleurs bien vengé de cet oubli.

Ce que Huet, il faut le dire, n’accepte pas volontiers, ce sont les prétendues autorités que Rabelais allègue en maint endroit et accumule à dessein, pour se moquer de l’érudition pédantesque. Huet, avec ses scrupules d’honnête savant, qui ne peut

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pas voir falsifier ni supposer des textes, cherche le vrai sous le faux prémédité, rétablit tant qu’il peut les sources volontairement omises ou simulées ; et ce qu’il ôte à l’originalité de Rabelais, il le rend à son érudition ; en sorte que celui-ci n’est jamais diminué dans ce respectueux travail.

Mais s’agit-il d’une coutume venant de l’antiquité, sa plume suit à peine le courant de sa mémoire. Ce qui se rapporte à l’usage de consulter les Sorts Homériques ou Virgiliens, ou de branler la tête en-certaines circonstances, en rendrait témoignage. Les marges du livre se couvrent alors de citations et de renvois ; et il ne s’arrête évidemment que faute de place pour continuer. Les préjugés et les superstitions qui se sont perpétués à travers les âges, il les marque aussi au passage, et il nous apprend ainsi qu’au XVIIe siècle, « la plupart des goutteux portoient sur eux un pied de lièvre, croyant que cela préservoit de la goutte. » Du temps de Pline, la vertu de ce pied ne faisait qu’adoucir le mal ; elle en préservait du temps de Huet :

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heureux progrès dans le pouvoir du remède ou dans la foi des malades.

A propos de ce riche inventaire, fourni surtout par les anciens, des divers jeux de Gargantua enfant, Huet a également marqué ce qu’il en connaissait : une cinquantaine sur plus de deux cents. Avant lui, un principal de collège, Guy Bretonneau, avait publié, pour la jeunesse de Pontoisc, un livre où sont décrits, dans les deux langues, les principaux jeux d’écoliers alors en usage. Sa liste en contient trentequatre. Celle de Rabelais est donc, et de beaucoup, la plus ample. Mais il est aisé de voir qu’elle a été grossie par l’inventive imagination de sauteur, et par de fréquentes répétitions, dissimulées sous de simples différences de noms, et imputables à Rabelais lui —même ou à ses premiers éditeurs.

La définition que Huet a donnée des

tartres bourbonnaises, en les appelant « des trous que les pieds des bœufs font en terre dans les chemins, dont le dessus se gerce au soleil, et le dedans demeure plein de

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boue, » nous semble aussi nette que celles qu’on lit ailleurs sont embrouillées. Le Duchat, entre autres, va s’égarant d’une feuille de papier infecte à un abîme où périssent quelquefois chevaux et gens.

Huet hasardait aussi des conjectures et des variantes sur ce texte encore controversé, où l’évidente altération de quelques passages et la bizarrerie de certains mots arrêtent tout court un lecteur attentif, et le provoquent, en effet, à la recherche de meilleures leçons. Ce n’est pas que celles de Huet soient toujours nécessaires ou toujours heureuses. Ainsi, quand Rabelais dit que le jeune Gargantua, sous la discipline de « ce vieux tousseux de maître Jobelin Bridé », devcusaussi sage qu’oncques nefourneasmes nous, Huet, choqué de cette façon de parler rebelle à l’analyse et qui a donné la torture à maint critique, propose de lire : ne fourvoyasmes nous, sans grand profit pour la clarté. Mais quand, au lieu de méchante ferraille de moines, qui ne présente pas un sens très-clair ni très-piquant, Huet écrit— : méchante freraille, sachant,

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comme abbé, à quoi s’en tenir sur le compte de ces frères en moinerie ; quand, au lieu de l’abbé Trahchelion, dont on n’a pas réussi à établir l’individualité réelle, il lit l’abbé Tranchelien, « pour tranche-luyen, » gratifiant ainsi ledit abbé du péché de gourmandise par un seul changement de lettre, il nous paraît entrer dans le sens intentionnel de sauteur, et surtout ne pas faire tort à son esprit. Mais de tels exemples sont raresa Huet ne se fait pas un besoin, une étude ou un mérite d’ajouter à l’esprit de Rabelais ; il lui en trouve assez pour son usage et pour celui des autres.

Les premiers commentateurs de Rabe-

lass ont ignoré ce que c’est que la touzelle, dont un pauvre habitant de l’île des Papefigues semait son champ, faute de mieux ; et La Fontaine, qui s’est amusé à rimer ce conte, a employé le mot sans s’inquiéter de la chose. C’était assez pour lui de l’avoir trouvé dans Rabelais. Il s’est même joué de son ignorance à cet égard, en faisant dire au diable :

Je ne connois ce grain-là nullement.

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Il est vrai que c’est un diable de cour, un parfait gentil’homme,

Né pour chômer et pour ne rien savoir.

Mais Richelet, qui recrutait des mots pour ses Dictionnaires, voulut avoir raison de celui-là. Il s’en fut trouver La Fontaine et n’en sut pas davantage. Il raconte qu’après avoir interrogé plusieurs grainetiers et herboristes fameux, il alla voir « le célèbre M. de La Fontaine », à qui, après les premiers compliments, il dit : « Vous vous êtes servi du mot de touzelle dans un de vos contes, et qu’est-ce que touzelle ? — Par Apollon ! je n’en sais rien, répondit le fabuliste ; je crois seulement que c’est une herbe qui vient en Touraine ; car messire Rabelais, de qui j’ai emprunté ce mot, était, à ce que je pense, Tourangeau. » Le bonhomme se trompait même sur la nationalité du mot, qui est languedocien. Huet nous fournit ici une excellente indication, en renvoyant à la « Réponse aux questions d’un provincial, par M. Bayle. » Nous y voyons, en effet,

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qu’on appelle ainsi au bas Languedoc une espèce de blé précoce dont l’épi n’a point de barbe, et que Rabelais en avait appris le nom à Montpellier.

L’histoire de Couillatris, de ce pauvre bûcheron qui avait perdu sa cognée, et à qui Mercure, au nom de Jupiter, en donna, outre celle-là, une d’or et une d’argent, pour le récompenser de sa bonne foi, Huet la dit tout simplement empruntée « du dialogue de Lucien intitulé Timon » ; ce qui est vrai de tout point. Mais, pour certains esprits subtils, c’est un conte par trop naïf dans un roman qui l’est si peu ! Est-ce qu’on ne pourrait pas, se demandent-ils, découvrir sous ce badinage apparent quelque allusion bien maligne à quelque histoire bien graveleuse ? Si fait. « Il y a des gens, dit l’Alphabet de sauteur français, qui croient que cela regarde un gentil’homme du Poitou qui avoit fait un voyage à Paris avec sa femme pour quelques affaires. Sa femme étoit belle. François Ier la vit et en fut amoureux. Le mari reçut des présents, et revint chez lui assez riche pour exciter

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une certaine émulation parmi ses voisins. Ce fut à qui trouverait sa fille ou sa femme assez belle pour aller la perdre à Paris. Quelques-uns tentèrent l’aventure ; ils se mirent en frais pour paraître ; ils se ruinèrent, et retournèrent chez eux à petit bruit. » Nous voici donc, à propos d’un conte renouvelé des Grecs, en plein XVse siècle et en pleine chronique scandaleuse. Un hasard non moins heureux a fait faire à d’autres la trouvaille d’un gentil’homme du nom de Coignée. Donc c’est lui qui fit tant de bruit pour sa cognée perdue. Seusement ce gentil’homme était du Vendômois, et non du Poitou, comme le précédent, ni du Chinonais, comme Couillatris ; ce qui nuit à l’identité. Que s’il s’agit, d’après une troisième version, du mari de la duchesse d’Étampes, le rapport de l’histoire avec la fable est encore moins frappant ; car on sait que Jupiter, loin de lui rendre sa cognée, comme au bûcheron, se l’appropria par un de ces arrangements qu’on dit usités en haut lieu. Mais que de peine mal employée pour ne pas vouloir

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prendre un conte pour ce qu’il est, ni se contenter, comme tout le monde, de l’agrément d’une fiction qui sert de voile à une simple vérité morale et non à des anecdotes suspectes et contradictoires ! N’essce pas surtout se priver du profit et du plaisir qu’on peut trouver à voir, par la comparaison, ce que la plume de Rabelais sait faire d’une matière donnée, et comment il manie, développe, relève un sujet déjà traité par plusieurs ? Car, avec le dialogue de Lucien, mentionné par Huet, il faut noter, comme sources de ce récit, la quarante-quatrième fable d’Ésope, et le commentaire d’Acron sur Horace, qui a touché à ce vieil apologue dans sa septième satire ; et La Fontaine l’a sans doute emprunté à Rabelais. Assez beaux quartiers de noblesse pour un conte : Ésope, Horace, Lucien, Rabelais, La Fontaine !

C’est aussi de Lucien (dans son Histoire véritable) qu’est pris, suivant la note de Huet, le conte des Lanternes, au cinquième livre. Quant au sens mystérieux de cette plaisanterie, Huet ne l’a point donné,

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et l’on ne gagne rien, pour le trouver, à rapprocher la copie de l’original ; car la copie est loin d’être fidèle, et sauteur, quel qu’il soit, de ce cinquième livre, que l’on ne croit pas de Rabelais, a pu emprunter l’idée, sans s’assujettir au sens, s’il l’a pénétré. Assez semblables dans l’ensemble, les deux fictions diffèrent dans le détail. On sait par Lucien lui —même ce qu’il a voulu dans cette Histoire véritable, où il n’y a rien de vrai : se moquer des récits incroyables et des exagérations de langage de quelques anciens poètes, historiens ou philosophes. C’est une parodie fort piquante, comme tout ce qu’il a fait, des histoires merveilleuses de Ctésias, de Iambule et de beaucoup d’autres ; car on connaît la réputation des Grecs en fait de contes. De là ces puces aussi grosses que des éléphants, ces épis de blé portant des pains tout cuits, cette baleine avalant des vaisseaux tout matés avec les passagers et le reste, ces vautours à trois têtes enfourchés par des êtres aussi fantastiques que la monture, ce vaisseau qui vogue en l’air

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pendant sept jours et sept nuits par l’effet d’un coup de vent ; cette île plus que fabuleuse où c’est une beauté que d’être chauve, et cette autre encore plus chimérique, où les chauves voient repousser tout d’un coup leurs cheveux. Tel est l’esprit général du livre. Mais dans la description du pays des lampes, on ignore à quelle fantaisie de poëte ou de romancier Lucien fait allusion ; peut-être à quelque système philosophique sur la nature de l’âme. Ces lampes semblent, en effet, figurer dans un autre monde les habitants de celui-ci, et veiller sur ceux dont elles seraient l’image. Mais gardons-nous de presser de questions ce texte muet, et de vouloir saisir comme des corps ces jeux de l’esprit, ces choses légères, ces clartés fugitives, qui ne seraient elles —mêmes, comme reflets de nos âmes, que des lueurs de lueurs. Il suffit de voir que l’ignorance où l’on est du sens de cette plaisanterie dans Lucien empêche de présumer l’intention de celui qui l’a imitée.

Aussi est-ce un des endroits de Rabelais, si ce livre est de lui, qui ont subi le plus de

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tentatives d’interprétation. Au dire de quelques-uns, lesLychnobiens, « cepeuple vivant de lanternes, » représentent les dissipés de ce monde, qui font de la nuit le jour, dans toutes sortes d’amusements ; pour d’autres, ce sont les courtisans, lesquels pourtant s’amusent peu, s’il est vrai, ce qu’a dit Courier, « qu’ils ne dorment jamais et guettent le temps de demander, comme l’agriculteur celui de semer, et mieux. », D’autres y voient une espèce particulière de savants, ceux qui usent leur huile sur quelque auteur ténébreux qu’ils croient éclaircir ; d’autres encore, messieurs les libraires, qui exploitent ces malheureuxtà et vivent de leurs tristes veilles, ou qui, pour faire valoir un mauvais livre, y accrochent comme fanal un titre flamboyant. Suivant Voltaire, ce sont « les ergoteurs théologiens qui commencèrent sous le règne de Henri II ces horribles disputes dont naquirent tant de guerres civiles. » Mais Voltaire, avec ses fâcheuses préventions à l’endroit des théologiens, prenait la chose par le mauvais côté. Il vaut mieux la voir

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parle bon, avec leurs amis. Oui, disent-ils, c’est ici le pays de la théologie, mais dans le sens le plus respectueux du mot. Et il faudrait être stupide pour ne pas se rendre aux raisons suivantes. Les théologiens s’appliquent à eux —mêmes— ces paroles de l’Évangile : Vous êtes les lumières du monde, et il s’agit ici de lumières. De plus, il— est question d’un chapitre provincial des lanternes, et il y a eu le concile de Trente, où s’assemblèrent tous les « flambeaux » de la science théologique ; et enfin Pantagruel, en quête d’une bonne lanterne, en pouvait-il choisir une meilleure que celle des théologiens ? Que de preuves donc en leur faveur ! Mais à peine a-t-on la joie de se sentir dans le pays des vraies lumières, en compagnie des théologiens, que Rabelais vous montre les lanternes d’Aristophane, de Cléante, d’Épictète, damnés païens qui n’ont jamais eu que de fausses lumières, et dont les vertus mêmes n’étaient, comme le dit saint Augustin, que — des péchés splendides, spiendida peccata ; et alors, malgré tant de clartés diverses,

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malgré certaines lanternes à vingt becs, malgré toutes celles des commentateurs, on n’y voit pas plus clair et l’on ne sait plus du tout où l’on est, sinon dans une autre île de Tohu-Bohu.

Les choses qu’Epistemon a vues aux

enfers, où il « avoit parlé à Lucifer familièrement, » et qu’il raconte à Panurge, après que celui-ci lui eut recollé la tête avec un « unguent ressuscitatif ; » ces morts illustres exerçant les plus vils métiers, « Xerxès criant la moutarde, le pape Boniface escumeur de marmites, » ete., « tout cela, dit Huet, est pris de Lucien dans la Nécyomancie. » Des critiques fort clastyoyants ont mis le doigt sur une faute dans l’énumération de Rabelais ; c’est qu’après avoir fait de Romulus un saulnier et d’Artaxerxes un cordier, il donne plus loin à l’un d’eux la profession de savetier et à l’autre celle d’écumeur de pots. Mais deux bons métiers valent mieux qu’un, même aux enfers ; aux enfers des païens, où il faut « gagner sa pauvre vie ; » car dans le nôtre on est exempt de ce souci, comme

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nous l’apprennent ceux qui en sent aussi revenus, et dont les relations, fidèlement recueillies par quelques sermonnaires, décrivent la variété de nos futurs supplices avec une précision de détails à faire frémir la nature.

Nos vieux sermonnaires ne veulent pas être quittés déjà. Au chapitre où maître Janotus de Bragmardo réclame à Gargantua les cloches de Notre-Dame, et commence en toussant « cette belle harangue qu’il a mis dix-huit jours à matagraboliser pour une paire de chausses, » Huet ne manque pas d’observer que ses hem, hem, rappellent une habitude d’Olivier Maillard, qui marquait jusque dans ses sermons écrits les endroits où il fallait tousser. Cette habitude a même fini, comme on sait, par gagner l’auditoire ; et le P. Lucas faisait la critique de ce qui se passe encore aujourd’hui, en se moquant, dans d’assez jolis vers latins, de l’usage où l’on était de son temps de tousser régulièrement entre les deux points d’un sermon, à l’exemple du prédicateur lui même. « Au

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signal donné du haut de la chaire, dit-il, le mari crache et tousse, la mère tousse avec sa fille, les servantes et les enfants toussent, et tout le monde tousse. »

Le français baroque et entrelardé de mauvais latin dont Janotus se sert dans sa harangue est aussi une imitation de la manière de Menot. Huet a noté cela, et que le début de l’orateur, « mnadies (pour bona dies), Monsieur ; mnadies ; et vobis, Messieurs, » est imité d’un exorde des Thesmophories d’Aristophane. Nous ajouterons que cet exorde est lui —même une parodie de certaines formules usitées dans les assemblées du peuple, à Athènes.

On connaît la « joyeuse consultation » donnée par frère Jean à Panurge sur le fait du mariage. Si l’on en croit Huet (et il faut l’en croire), « Pépin Jacobin a dans ses sermons quelque chose de semblable. » Ailleurs, quand Trouillogan traite la même question pour le même Panurge, Huet

nous apprend que ce que dit le philosophe « est pris de Lucien, au traité De vitarum auctione, principalement vers la fin. »

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Nous savons également par Huet où Rabelais a pris le conte si plaisant des paroles gelées, qui, venant à se fondre tout à coup par l’effet de la chaleur, arrivent en masse aux oreilles épouvantées de Panurge. Ce badinage avait déjà servi à Castiglione dans le Parfait Courtisan. Mais il faut remonter jusqu’à Plutarque pour en trouver l’origine ; et Plutarque l’attribue à Antiphane, qui l’avait employé pour faire mieux comprendre, par une comparaison ingénieuse, comment les leçons données par Platon à ses disciples dans leur jeunesse n’étaient entendues de la plupart d’entre eux que dans l’âge mûr.

A l’endroit où Rabelais nous montre

le colérique Picrochole tuant d’un coup d’épée son cheval, qui avait bronché sous lui, Huet a mentionné ce passage d’Horace où l’on voit un rustre, mécontent de son âne, le pousser de colère dans un précipice.

Rabelais a donné à frère Jean des Entommeures un estomac « creux comme la botte saince Benoist, toujours ouvert

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comme la gibbessiere (la bourse) d’un advocat. » Le dernier trait s’entend de reste, appliqué aux avocats des autres âges. Mais qu’est-ce que la botte saint Benoît ? « C’est ainsi, dit Huet, qu’est appellée la grande tonne de saint Benoît, qui est à Bologne, et botta en italien signifie une bouteille, du latin butta. » Comment se fait-il que la plupart des annotateurs de Rabelais nomment ici Boulognesur-Mer, où aucune tradition ne mentionne, que nous sachions, de tonne extraordinaire ? Cela tient sans doute à l’habitude qu’on a eue longtemps d’appeler indifféremment Boulogne la ville italienne et la picarde, et à la distinction qu’en aura faite ensuite, en faveur de celle-ci, un.commentateur servilement copié par les autres. Eh ! qui pourrait contester ses titres à Bologne-la-Grasse ? Bologne était la ville des beaux monastères, des innombrables églises, des grands régals et, en même temps, des solides études : Bononia docet. Les bonnes caves y étaient encore plus nombreuses que les riches bibliothèques, et ce double

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mérite avait fait un dicton local d’un vers latin qui se peut tourner ainsi :

D’où vient donc tant de vin ? D’où viennent tant de livres ?

Tant de vin ? d’une belle émulation de connaisseurs. Tout le monde faisait le sien ; tout le monde avait sa cuve et ses tonneaux. Dans quelques églises, on donnait à boire. « le vin bénit, » certains jours de l’année. On peut juger d’après cela si les couvents étaient bien approvisionnés. Au réfectoire, jamais d’eau sur les tables ; le vin à distrétion ; d’amples gobelets ; des serviteurs toujours prêts à verser. Aux profanes même étaient montrées complaisamment ces longues rangées de vénérables tonnes, parmi lesquelles on en distinguait toujours une affectant des airs de Majesté. « Je fus étonné, dit Duclos, d’une si grande quantité de vins. Il y avait dans une enfilade de caves de quoi abreuver tous les chapitres d’Allemagne. » Pour la qualité, le marquis de Seignelay l’avait déjà signalée. Le P. Labat, à qui sa robe avait permis de voir encore mieux les choses, les a décrites avec un soin parti-

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culier. Il a laissé le récit d’une visite faite aux caves d’un couvent de son ordre. On comprend son admiration pour leur grandeur extraordinaire et pour la quantité dé « tonneaux prodigieux « qui s’y trouvaient. Mais on lui dit que celles des Franciscains étaient bien autre chose encore, et ce bon Père d’aller voir celles des Franciscains. On ne l’avait pas trompé, et on lui servit dans ces caves mêmes une délicieuse collation. Pour ne parler que des vins, il lui en fut offert de plusieurs sortes, tous excellents, tous très-vieux, un surtout de trente-cinq ans, registre en main. Il y avait donc rivalité, pour les crus et pour les fûts, entre les couvents de cette heureuse ville. Mais la parme était aux mains d’un couvent de Bénédictins pour le chef-d’œuvre du genre. Une situation magnifique, d’admirables bâtiments, des peintures de la main des Carrache et du Guide, des fresques de Tiarini, un réfectoire enfin digne des plus beaux exploits bachiques, lui méritaient bien la possession d’une telle merveille. Huet a ainsi placé « la botte saince

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Benoist » en son vrai lieu en la mettant à Bologne. Cette maîtresse tonne était aussi renommée de ce côté-là des monts que de ce côté-ci celle de Clastyaux ; car les plus grandes étaient comme le privilège des monastères ; les plus grandes, sauf le monstre du château d’Heidelberg ; et il faut laisser cette gloire aux Allemands, qui ne sont pas peu jaloux de toutes leurs gloires.

Dans le conte tout rabelaisien du lion, du renard et de la vieille, le lion, pour encourager le renard à sa vilaine besogne, lui dit : « Esmouche bien, compère… je te feray estre a gaiges esmoucheteur de Don Pietro de Castille. » Un entrepreneur de commentaires est parti de là pour une course peu légère dans le champ des découvertes, et il en est revenu avec un lourd’farrago de notes et de citations sur l’hérésie des Albigeois, sur l’origine de leurs différents sobriquets, sur l’excommunication de Pierre le Cruel et sur la mafice de certains démons. Voilà, par Hercule ! un texte bien éclairci ! Pas un mot ni un fait qu’on y puisse raisonnablement

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rapporter. Il est évident que, ne voulant pas rester court devant un nom propre, devant ce Don Pietro de Castille, et n’en connaissant pas d’autre que Pierre IV, dit le Cruel, ce fier commentateur l’a produit ici sans titre légitime, c’est-à-dire sans établir son droit à un émoucheteur à gages ; ce qui était la question.

Huet, qui retenait tout ce qu’il lisait, a trouvé dans un recoin de sa mémoire le véritable sens de cette allusion. Il a écrit en regard du nom de Don Pietro : « vice roy de Naples, qui avoit apporté en Italie l’invention des esmouchoirs. » Y a-t-il, en effet, une particularité qui s’ajuste mieux à ce passage et à laquelle Rabelais ait dû plus naturellement penser, à propos de l’emploi d’émoucheteur ? Mais nous devons avouer, après les longues recherches auxquelles nous nous sommes livré pour vérifier la note de Huet, qu’il n’était pas facile de découvrir ce Don Pietro, pour ainsi dire perdu au milieu des faits si divers, et si diversement racontés, d’une époque pleine de trouble et de con-

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fusion. En somme, ce Don Pietro, ou mieux— Pedro, était un Infant de Castille, qui fut nommé vice-roi de Naples, d’autres disent gouverneur (le 15 octobre 1425), par son frère Alphonse V, roi d’Aragon. Un singulier roi, pour le dire en passant : ennemi déclaré des flatteurs, qu’il appelait « des loups ; » dur aux intrigants et aux fripons ; aimant mieux renoncer à une ville qu’à l’humanité ; déchirant, sans la lire, une liste de conjurés, ce qui ne l’empêcha pas de régner quarante-deux ans ; refusant d’augmenter son trésor des profits de la guerre et son pouvoir des franchises publiques ; ayant la fourbe en horreur et pour devise « un livre ouvert » ; partout abor—’dable et à tous ; enfin un gâte-métier. On en raconte un trait de patience que notre sujet même nous invite à citer. Une mouche étant venue se poser sur son nez pendant qu’un député italien lui débitait un discours, il endura, pour n’en rien perdre et ne pas troubler l’orateur, qu’elle y demeurât jusqu’à la fin. Son frère Don Pedro, notre chasseur de mouches, n’était pas in-

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digne de lui, et il a été loué par les historiens les moins favorables au parti espagnol, dans le récit des guerres dont l’Italie fut alors le théâtre. Il n’avait que vingt-sept ans quand il fut tué (le 17 octobre 1439) d’un coup de canon tiré de l’église de Sainte-Marie des Carmes, à Naples, et qui lui emporta la tête ; en cela moins avisé que le crucifix de cette même église, qui, le même jour, voyant venir à lui un boulet, se baissa lestement, de telle sorte que sa couronne d’épines fut seule atteinte. Ce malheureux prince avait donc apporté dans sa nouvelle patrie « l’invention des esmouchoirs ; » et l’importation ne manquait pas d’à-propos dans un pays où il y avait des mouches pour le nez des rois, où la règle de quelques églises obligeait deux diacres à se tenir à côté du prêtre avec des éventails, pour les chasser, et où les auberges étaient encore pourvues, au XVIIe siècle, de machines qui se mouvaient au-dessus de la table pour le même office.

«  Voulez-vous, dit Epistemon, trouver homme qui… sans effusion de sang hu-

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main, conqueste la terre saincte, et a la saincte foy convertisse les mescreans, Turcs, Juifs, Tartares, Moscovites, Mameluz et Sarrabovites ? Prenez-moy un décrétaliste. » Epistemon disait vrai. Il est certain que, par la seule force de ses arguments et de ses preuves, un décrétaliste, autrement dit un docteur en droit canon, qui s’en donnerait la peine, convertirait l’univers, sans que personne lui échappât, ni Juif, ni Turc, ni les autres. Mais, en attendant, que faut-il entendre par les Sarrabovites ? Le Duchat veut que Rabelais ait désigné sous ce nom l’animal appelé escarbot estonséquemment les moines, dont l’escarbot serait la plus ressemblante image, étant la plus sale espèce de scarabée. Le procédé d’assimilation est bien simple : créer, pour ceux qui aiment l’érudition, un mot ayant une physionomie farine, et lui faire engendrer une petite famille ayant le même air. Ainsi scarabuttitus viendrait de scarabuttire, qui viendrait de scarabuttus, qui viendrait de scarabuitus, qui viendrait de sarabuitus ; d’où sarabovites, d’oùescarbots, d’où moines ;

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mais aussi d’où Rabelais un sphinx et ses lecteurs des Œdipes.

Ménage, qui voulait donner un Rabelais commenté, et qui avait, dans cette intention, acheté l’exemplaire du savant Guyet, qu’on disait chargé de notes ; Ménage, qui s’est beaucoup moqué des témérités étymologiques de Le Duchat, au sujet des Sarrabovites, tout en lui prenant un de ses barbarismes et en s’en permettant d’autres, Ménage proposait de lire Sarabactes, d’un mot arabe qui signifie « courir librement de côté et d’autre. » C’était approcher du sens par une leçon ingénieuse, mais inadmissible. Celle de Huet, empruntée à Rabelais lui —même, comme on le verra plus bas, donne à la fois le vrai mot et le vrai sens. Il dit : « Lisez Sarabaïtes, » et il ajoute : « C’estoient des moines égyptiens sortis de leurs couvents pour vivre en leur particulier. » Voilà l’indispensable en quelques mots, qui sont d’ailleurs le résumé de ce qu’il avait dit de cette espèce de moines, une première fois, dans son édition d’Ongène, où il tirait leur nom de l’hébreu, et,

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une autre fois, dans ses additions manuscrites au Dictionnaire étymologique de Ménage, où il le tirait du grec. Il lui assigne ici, après Cassien, saint Isidore et saint Benoît d’Aniane, une autre origine, et la vraie, en écrivant à la fin de cette même note : SarabaiU, vox JEgyptia. Ce mot a, en effet, sa racine dans la langue parlée en Egypte, et signifie des gens qui vivent sans discipline. Sarabaitoe est donc le véritable nom de ces moines ; c’est celui que Rabelais leur a donné ailleurs, ce que Huet n’avait pas oublié ; c’est celui qu’il a entendu leur donner dans ce passage, au lieu d’un sobriquet inintelligible, puisqu’il les cite à côté des gens qu’il appelle aussi par le leur, les Turcs, les Juifs, les Tartares, ete. ; c’est ainsi, enfin, que les ont nommés plus de vingt écrivains de l’ordre ecclésiastique, moines, abbés, sermonnaires, Pères de l’Église, dont nous pourrions dresser la liste et indiquer les passages, si Rabelais n’était là, devant nous, avec son rire moqueur, pour arrêter ce débordement d’érudition.

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Le moine Cassien, la principale source de ce qui a été dit des Sarabaïtes, ne leur a pas ménagé les gros mots. Leur plus grand crime, à ses yeux, c’est de vivre hors du cloître, isolés, indépendants, par petits groupes, sans abbé ni prieur, maîtres de leurs actions, de leur pécule et de leur temps. De là, suivant cet ardent réformateur, leur ignorance des vertus monacales, qu’il énumère avec complaisance et oppose à leurs vices, l’hypocrisie, l’orgueil, la gourmandise, l’avarice ; auxquels le vieux cardinal Humbert ajoutera plus tard la luxure.

Presque tous les auteurs les rattachent, par une fausse analogie, à Ananie et à Saphire, ces deux malheureux époux qui, ayant embrassé des premiers le christianisme, voulurent garder une partie de leur bien, au lieu d’apporter le tout à la masse, et furent, pour ce fait, foudroyés sur place par le souffle de saint Pierre. Forme de justice un peu sommaire, et ce qui le prouve, c’est que la question a été reprise de siècle en siècle, comme un procès tou-

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jours pendant, parles plus grands docteurs de la foi, et jugée par eux bien diversement, les uns ayant conclu contre ces deux pécheurs à la seule mort corporelle, et les autres à l’éternelle damnation ; deux états extrêmes en théologie. Quant aux Sarabaïtes, Cassien n’hésite pas un moment. Il les plonge « tout vivants dans les enfers ; » juste peine, dit-il, de leur amour pour l’indépendance.

Aux sévérités cénobitiques de Cassien, un autre moine, Bernard de Luxembourg, auteur d’un Catalogue d’hérétiques, ajoute, au sujet des Sarabaïtes, des détails du genre pittoresque : qu’ils habitaient dans des creux de rochers ; qu’ils allaient pieds nus, couverts de peaux de bêtes, ceints de cordes de parmiers, avec des épines aux talons et autour du corps, tachés de sang, prêchant l’abstinence et menant joyeuse vie ; anges par le visage, loups par le cœur. Mais il les appelle hérétiques, et en cela le zèle l’a emporté trop loin. Hérésie, c’est doctrine contraire à la foi, erreur condamnée par l’Église ; et ne fait

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pas hérésie qui veut. Parmi les reproches adressés aux Sarabaïtes, on ne relève aucune erreur de foi, aucun fait d’hérésie. Car si l’hérésie consistait seulement dans l’indiscipline et le relâchement des mœurs, dont on les accuse, il est trop certain que, malgré les vertus de la règle préconisées par Cassien, il y avait de ces hérétiques dans les cloîtres, parmi les « moines moinant de moinerie. » Frère Bernard a beau inscrire les Sarabaïtes dans son Catalogue, l’abbé Pluquet, aussi orthodoxe que lui, ne les a pas admis dans le sien. Ils ne formaient donc pas une secte proprement dite, ayant un système théologique à part ; et quand le même Bernard s’écrie, les apostrophant : « Qu’ils sachent qu’ils ne vivent sous aucune dénomination de secte, » ils savaient fort bien ce que le fougueux Dominicain prétendait leur apprendre. Ils étaient des « moines vivant en leur particulier ; » voilà tout. Il n’y a pas un bon catholique qui ne connaisse, pour s’en défendre, les égarements des Elcésaites, qui prenaient plusieurs bains par jour, et des Ascites, qui

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dansaient autour d’un ballon, et des Agonicélites, qui faisaient leurs dévotions tout debout, et des Tascadrugites, qui mettaient leurs doigts sur leur nez, et des Artotyrites, qui offraient sur sautel du pain et du fromage. Voilà des hérésies, cela ! Voilà des énormités dignes de tous les anathèmes ! Mais nous n’avons rien vu de pareil à la charge des Sarabaïtes ; ou bien c’est une omission des Pères ; omission aussi grave que celle de saint Clément à l’égard de certains Hématites, qu’il note comme hérétiques, sans s’expliquer sur leur hérésie ; ce qui expose les simples à y tomber, sans le savoir.

Huet entreprit en 1687 un voyage dont le but principal était d’aller voir, au monastère de Fontevrault, Mme de Montespan, retirée de la cour, sa sœur Marie de Rochechouart, abbesse de l’ordre, et les Dames (car ainsi les nommait-on) de cette communauté un peu mondaine, avec lesquelles il était en commerce de lettres et

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presque de coquetteries. Si près des lieux illustrés par Rabelais et dans les villes de la Touraine et du Poitou visitées par le savant évêque, à l’aller et au retour, une des plus grandes préoccupations de son esprit, c’est évidemment sauteur de Gargantua. Il cherche partout sa trace ; il recueille les traditions ; il interroge les plus lettrés du pays ; il ouvre, enfin, une sorte d’enquête, dont on retrouve des parties éparses dans les deux exemplaires de Rabelais désignés plus haut, et dont nous allons tirer quelques nouvelles notes.

Pour commencer par son lieu de naissance, que l’on place ordinairement à Chinon, ou tout au plus à une lieue de là, dans une métairie renommée pour son vin et voisine de l’abbaye de Seuillé, Huet en parle ainsi : « M. Toinard me dist à Orléans qu’il avoit ouï dire que Rabelais effort de Benais, petit village proche de Bourgueil, et qu’il y avoit veu une vieille femme de ce nom-là. » Or, Bourgueil est à trois lieues au moins de Chinon, dont il est séparé par deux rivières (la Loire et le

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Lotion), et Benais, ou Benaist, en est encore plus loin. Mais, pour ne pas laisser sans consolation ceux qui regretteraient pour son berceau le voisinage d’une belle abbaye et d’un excellent vignoble, disons qu’il y avait aussi une abbaye fort acceptable à Bourgueil, et que si Benaist n’a donné son nom à aucun vin de race, il n’en manquait pas de très-agréable aux environs, sur cette terre privilégiée, aussi riche alors en bons plants qu’en bons monastères.

Chinon, comme séjour de Rabelais, dans sa jeunesse, tient encore une assez grande place dans sa vie. Voici ce que Huet dit de sa maison, d’après ses autorités ordinaires et le témoignage de ses yeux : « La maison de Rabelais est présentement une hostellerie de Chinon, nommée la Lamproie. Le maistre de cette hostellerie s’appelloit Javille en 1687. On y montre le cabinet de Rabelais, avec une inscription sur la porte et le portrait de Rabelais sur la cheminée. » — Sur sa parenté dans le pays, on trouve cette autre note parmi

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celles de Huet : « M. de Saint-Hilàrion, chanoine de Tours, me dist au mois de juin 1687, qu’il a veu une sentence— donnée par le maistre des eaux et forests de Ducé, et signée de Rabelais. Et le médecin de Fontevraud me dist au même temps que le dernier du nom, de Rabelais effort mort gueux. Rabelais eut un neveu ou un frère apothicaire à Chinon. »

Un grand débat s’est élevé au sujet de la cave pesucre à Chinon, dont Rabelais parle au IVe livre. Était-ce quelque bouchon dépendant de sa maison, et où l’on arrivait « par autant de degrés qu’il y avoit de jours dans l’an, » malgré les ennuis de la montée, pour les buveurs, et les dangers de la descente ? Etait-ce une cave située « dans le plus haut du château de Chinon, » ce qui ressemble bien à des combles ? Mais suffit-il que le Seigneur Gargantua ait eu « les escuries de ses grands chevaux au plus haut du logis, » pour que de simples mortels se soient passé la fantaisie d’avoir leur cave au grenier ? Était-ce, comme peinture, un beau barbouillage couleur de

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cabaret, ou un bariolage de toutes mains, inspiré par le vin du cru, ou même une manière de fresques, comme quelques-uns le soupçonnent, à cause du mot fraîcheur employé plus loin à propos de cette même cave ? Était-ce une simple enseigne, répondant à la physionomie du dedans ? Était-ce enfin la cave à pinte par excellence ? car toutes ces opinions ont été émises ; et comment se décider entre elles ? Par la note de Huet : « Les caves peintes sont, dit-il, plusieurs caves sous le chasteau de Chinon, que les bourgeois louent pour y mettre leurs vins en été, à cause de la fraîcheur ; et ils les retirent en hiver, pour les transporter dans leurs celiers, qui sont plus froids que ces caves. » Huet se.tait, à la vérité, sur la question d’art, sur la peinture. Il ne dit que ce qu’il a vérifié, et le temps a, hélas ! effacé bien d’autres chefsd’œuvre de décoration murale. Mais enfin, il les a vues, ces caves ; il nous est garant de leur existence, garant de leur fraîcheur, et c’est ce qui importe. Le plaisir des yeux n’est qu’accessoire en de tels endroits, « le

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propre de l’homme estant de boire, » a dit Rabelais lui —même, qui n’a pas ajouté : et d’admirer la peinture. Le vrai point, Huet l’a donc éclairci, et à l’honneur des bourgeois de Chinon, restés fidèles à ces caves et aux bonnes traditions.

Les succès évidents que Rabelais obtint à Montpellier par son savoir et par son esprit donnèrent lieu dans la suite à une foule d’anecdotes et de légendes parmi lesquelles il est devenu assez difficile de démêler la vérité. Son grand renom excitait singulièrement les imaginations, et chacun voulut faire son conte ou broda ceux des autres. Huet, qui put recueillir, chemin faisant, bien des récits de ce genre, le sage Huet a tout réduit à ce peu de mots : « Le médecin de Fontevraud me dit en juin 1687, que Rabelais ne fut point docteur en médecine à Montpellier, mais seulement licencié, et que M. Renchin, docteur à Montpellier, fist renouveller la robe de Rabelais, en y faisant mettre les premières lettres de son nom, qui estoient les mesmes que celles du nom de Rabe-

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lass, espérant qu’on l’appellerait la robe de Renchin, mais qu’on l’appella toujours la robe de Rabelais. »

Quant au doctorat, il est aujourd’hui certain que Rabelais, reçu bachelier, en 15 30, à Montpellier, et admis, comme tel, à faire pendant trois mois les leçons nommées leçons du cours, qui étaient la répétition de celles du professeur, y fut aussi fait docteur en 1537, et enseigna en cette qualité la médecine et l’anatomie pendant le reste de l’année. Mais il se présente ici quelques difficultés de détail ; car, dans cet intervalle, Rabelais fit deux séjours assez prolongés à Lyon, qu’il appelait « le siège de ses études, » deux voyages en Italie, le métier de correcteur d’imprimerie et d’éditeur d’anciens livres, les fonctions de secrétaire ou de médecin du cardinal du Bellay, les premières parties de son œuvre capitale, enfin tout, excepté son temps réglementaire d’études médicales, fixé à seize examens, et les cinq ans de stage exigés pour le doctorat dans la Faculté de Montpellier.

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Quoi qu’il en soit, il reçut le bonnet en 15 37, et l’on peut croire que ce ne fut pas sans rire un peu dans sa « belle barbe d’un blond doré, » qu’il passa par toutes les phases de cette cérémonie, nommée l’acte de triomphe. Cet acte, pour plus d’apparat, avait lieu dans la paroisse même de Montpellier, où la grande cloche était mise en branle dès la veille. La Faculté en corps y menait le nouvel élu, au son des instruments, à travers les rangs pressés de la foule ; et, après les discours latins de rigueur en une telle fêteuniversitaire (il s’en débitait jusqu’à sept), on le coiffait du fameux bonnet en présence de l’assemblée, à laquelle il faisait distribuer des gants ou des confitures. La tradition ajoute qu’on lui disait, dans une suprême acclamation : Vade etoccide faim ; recommandation trop claire quant aux premiers mots, mais inintelligible quant au dernier, qui paraît composé d’initiales mystérieuses ; à moins qu’elles ne signifient (si l’on veut bien nous passer cette interprétation) : Cum Auctoritate Infensa Morbosis.

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Pour ce qui est de la robe de Rabelais, de cette robe qu’il aurait fait faire ou adopter pour les examens, la question ne manque pas non plus d’obscurité, faut-il dire à cause ou en dépit de tout ce qui en a été écrit ? Sa forme, son origine, son usage, ses vicissitudes, autant d’éternels sujets de belles thèses académiques. Les uns en font, en effet, une robe à larges manches, facile à endosser par-dessus des vêtements ; les autres une espèce de chape, ce qui supprime les manches ; d’autres encore, une tunique, ce qui supprime une partie du reste. Ceux-ci la décorent d’un collet en velours noir, et ceux-là d’une simple bordure de cette étoffe aux manches et au collet. Dans quelques mains, ledit collet grandit, ou plutôt se transforme jusqu’à devenir un rochet, et, dans d’autres, il s’y ajoute un petit capuchon. Enfin les plus luxueux brodent en or les premières lettres du nom de Rabelais. Tout le monde a

ainsi travaillé à cette robe, et avec les différences d’imagination et de goût que comporte la grande variété de l’art. On

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ne paraît s’accorder que sur la couleur, et c’est bien le moins, le rouge ayant toujours été celle des Facultés de médecine. D’un autre côté, si quelques-uns tiennent ce costume en réserve pour le doctorat, d’autres le prodiguent aux simples bacheliers. Ceux-là même, comme les docteurs Astruc, Kïhnholtz et Desgenettes, de qui la position, le savoir et la curiosité sur tout cela faisaient attendre le plus de lumières, ont plutôt multiplié que résolu les incertitudes. Un seul point paraît prouvé, c’est que la robe de Rabelais existait bien avant lui. Cependant il s’établit un tel préjugé en faveur d’une robe qui aurait été la sienne, que tous ceux qui revêtaient celle des examens en emportaient un morceau, comme relique ; et quand tous ces larcins en avaient fait une guenille couvrant à peine le buste, on la renouvelait, par pudeur ; et les étudiants de recommencer sur celle-là leurs lacérations fanatiques. Desgenettes, qui endossa un des échantillons de cette friperie, a calculé, d’après la quantité de docteurs annuellement re-

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eus à Montpellier, et de morceaux enlevés par eux, qu’avant d’arriver sur ses épaules elle avait été remplacée au moins vin

☞ ois. Il y a deux dates connues de ces renouvellements : 1612 et 1720. C’est en 1612 qu’elle commença vraisemblablement à porter les lettres qui ont pu passer pour les initiales du nom de Rabelais, et fortifier encore la prévention obstinée dont elle était l’objet. François Ranchin, sauteur de cette innovation, était de Montpellier. Il y avait pris ses grades et obtenu une chaire. Il avait le goût des embellissements et des libéralités publiques, et une fortune en rapport avec ce goût. C’était une espèce d’abbé de Saint-Martin, aimant comme lui à orner sa ville, et comme lui à s’en faire honneur dans de fastueuses inscriptions. Ses contemporains ont noté sa vanité comme un trait saillant de caractère, et, tout en la raillant, peut-être l’ont-ils un peu exploitée. La charge de chancelier de la Faculté étant restée vacante pendant trois ans, Ranchin s’engagea, pour l’avoir, « à donner un tapis pour la grande table

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du conclave, » et il eut la place. Mais les lauriers de Rabelais empêchaient de dormir M. le chancelier, et cette robe surtout le brûlait comme eût fait celle de Déjanire. Par un coup d’audace proportionné au prix de son ambition, il fit broder sur une robe toute neuve et payée par lui les initiales de son nom, espérant que la reconnaissance le perpétuerait dans la mémoire des hommes à la place de l’autre. Mais, par un singulier hasard, leurs initiales étaient les mêmes. On ne manqua pas de les interpréter au profit de Rabelais, et cette tentative d’usurpation de la part de son rival ne fit que consacrer la gloire importune qu’il voulait abolir. Ce qu’on nommait la robe de Rabelais ne s’appela jamais la robe de Ranchin, et la robe de Ranchin s’appela, comme toutes les autres, la robe de Rabelais.

La même superstition a fait de Rabelais sauteur de plusieurs coutumes pratiquées jusqu’au dernier siècle dans la Faculté de Montpellier, quoiqu’elles y fussent, comme sa robe, établies avant lui. Ainsi en est-il

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de ces coups de poing que les élèves rangés en haie distribuaient au nouveau bachelier, quand il passait de la salle des Actes au conclave, pour y revêtir la robe ; usage qui remontait à la chevalerie et qui n’était qu’une imitation grossière des coups de plat d’épée donnés à celui qu’on venait d’armer avec le cérémonial voulu. De là aussi ce que l’on raconte de son arrivée à Montpellier et de son succès dans une thèse alors engagée à l’École ; succès tel qu’il aurait été fait docteur séance tenante. Comme si Rabelais eût eu la science infuse et, aussi bien que Sganarelle, eût su la médecine sans l’avoir apprise ; comme si, en admettant que sa pantomime grotesque et ses moqueries bruyantes eussent attiré l’attention du doyen, ce n’était pas plutôt pour celui-ci une raison de l’inviter à sortir qu’à entrer dans la lice ; comme si enfin l’on pût faire sur-le-champ docteur le premier venu ; ce qui, à l’égard de Rabelais, est démenti par les faits, ainsi qu’on l’a vu plus haut.

Il en est de même, pour la vraisem-

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blance, de ces impertinences débitées à deux papes dont il voulait des grâces, et de ce voyage fait gratis à Paris, avec des étiquettes de poison, alors qu’il était à un ambassadeur et au-dessus de pareils expédients. On ignore l’origine de toutes ces belles histoires ; mais son livre a dû en suggérer plusieurs, tout aussi peu croyables. Notons seulement ce déguisement sacrilège, à la faveur duquel il aurait, d’une sainte niche d’église, aspergé les fidèles d’une eau qui ne l’était guère, parce que Gargantua en avait fait autant sur les Parisiens du haut des tours de Notre— Dame. Notons aussi cette comédie des langues, jouée par lui en pleine rue, à l’occasion d’une ambassade dont la Faculté de Montpellier l’aurait chargé auprès du chancelier Du Prat. Même en donnant la date extrême de 1535, qui est celle de la mort de Du Prat, à cette prétendue mission, dont on se garde bien de dire l’année, Rabelais, au lieu d’avoir alors à Montpellier une de ces positions qui attirent des distinctions de ce genre, était encore un

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simple étudiant, déserteur du cloître et de l’école, et attaché, loin de cette ville, à des travaux sans éclat. Le caractère connu du chancelier s’accorde peu d’ailleurs avec l’idée d’une pareille mascarade. Et quelle apparence qu’avec son mépris pour les gens lettrés, il en eût eu assez dans sa maison, ce jour-là même, pour qu’ils pussent servir au triomphe de ce bouffon polyglotte, en se succédant devant lui comme des comparses incapables de lui donner la réplique ? L’abbé Pérau, qui, dans sa Notice sur Rabelais, admet pourtant bien des contes, ne le fait conférer qu’avec le Suisse, et avoue que le reste n’a d’autre fondement que la plaisanterie de Panurge demandant l’aumône en quatorze langues différentes, pour dire ensuite qu’il peut parler comme tout le monde.

Mais si on lui fait jouer cette farce à lui —même, parce qu’il l’attribue à Panurge, son prétendu Sosie, c’est donc lui aussi, par reigle logicale, qui mettait des traînées de poudre sur le passage du guet, « pour

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veoir la bonne grâce qu’ilz avoient en fuyant, pensans que le feu saince Antoine les tint aux jambes ; » lui qui attachait aux robes de messieurs les théologiens des queues de renard et pis encore ; lui qui, les jours de thèse, enduisait le treillis de la Sorbonne d’une composition qu’on ne trouve pas chez les parfumeurs ; lui qui obligeait « les plus sucrées damoiselles, » dont les gorgerettes étaient trop montantes, à se décolleter un peu en faveur des « amants dolents ; » lui qui coupait subtilement la lanière du montoir aux mules des conseillers, pendant l’audience, en sorte que ces « gros enflés, » voulant ensuite enfourcher leur monture, tombaient à plat sur le pavé, aux grands éclats de rire de la foule, mais au grand désespoir des pauvres pages, qu’on fouettait au logis pour leur négligence ? Autant de « petites diableries, » qu’on devrait mettre aussi sur le compte de Rabelais, parce qu’elles sont dans son livre, dont quelques-uns veulent faire une sorte d’autobiographie. Mais il n’y faut voir, comme dans celles qu’on lui

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prête, qu’un fonds d’espiègleries n’appartenant en propre à personne, et dont sauteur s’appelle tout le monde ; une œuvre commune à la jeunesse d’une époque, et non particulière à un seul ; et c’est par cet aspect général des mœurs, par cette peinture, outrée pour le roman, du caractère d’un siècle, que cet ouvrage est si vrai sous ses plus monstrueuses fictions.

Le seul fait que son livre puisse fournir à sa vie d’étudiant à Montpellier, c’est la part qu’il dut avoir, comme auteur ou comme acteur, dans une comédie jouée par plusieurs de ses camarades, dont les noms se retrouvent dans les registres de la Faculté. Tout concorde ici parfaitement. La Faculté, par un règlement de 1527, avait réduit à deux ces repas, si fréquents dans l’ancienne Université, où les professeurs et les élèves se mêlaient dans une honnête familiarité. Aux termes de ce règlement, un bachelier en droit devait, après le repas, prononcer un discours en latin, et d’autres pouvaient représenter ensuite une comédie devant l’assemblée.

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Le discours était d’obligation, et la comédie de pure tolérance. Celle dont il s’agit s’appelait la Morale comédie de celuy qui avait espousé une femme mute. C’était un maficieux à-propos de société médicale, dont quelques traits rappellent l’Avocat Pathelin, et d’autres le Médecin malgré lui. La femme donc était muette, et son mari tenait à ce qu’elle parlât. Grâces à une opération faite par des médecins, elle parla en effet, mais tant et tant qu’à la fin il les requit de la faire taire. Leur science n’allait pas jusque-là : l’unique remède offert, ce fut de le rendre sourd. Le malheureux se résigne au remède, et ils le guérissent de la maladie de sa femme. Celle-ci, à son tour, devient « enragée » du dépit de n’être plus entendue, et quand les médecins réclament dû mari leur salaire, encore moins d’oreilles. Ils se vengent en le rendant fou. Alors mari et femme règlent avec eux leur compte, et s’y épargnent si peu, qu’ils les laissent pour morts sur le carreau. Le corps médical n’avait pas, dans cette pièce, un beau rôle : moins

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habile au bien qu’au mal, honni, conspué, battu. Mais cela se passait en famille, les jours où la Faculté bien repue voulait rire, fût-ce à ses dépens.

Nous finirons par cette note de Huet : « Mrs de Sainte-Marthe m’ont dit que le Picrochole de Rabelais effort leur grandpere qui effort médecin à Fontevraud. » Il y a loin de ce médecin sans renom à Ferdinand le Catholique et à Charles-Quint, ces deux ambitieux célèbres qu’on prétend que Rabelais a voulu peindre sous les traits de Picrochole ; et l’on peut s’étonner de voir les Sainte-Marthe recruter des ancêtres parmi les héros de ce livre. Ajoutons que, sous aucun rapport, leur prétention n’est heureuse ; car, d’un côté, le nom de Picrochole, qui signifie un mauvais homme, etses faits et gestes, qui confirment cette étymologie, rendraient la ressemblance peu flatteuse pour leur aïeul, si elle était vraie ; et, d’un autre côté, elle est fausse, si cet aïeul était, comme Scévole le dit quelque part, un homme indifférent à toute vaine gloire, ce homo inanis glorioe

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nunquam appetens. » Il n’y avait donc, de la part des Sainte-Marthe, ni vérité ni piété filiale à lui infliger une gloire quelconque dans la peau d’un coquin « philogrobolisé du cerveau, » comme est ce Picrochole. Aussi Huet se borne t-il à enregistrer l’assertion, sans paraître y ajouter foi ; et il a bien raison ; car, de toutes les ressemblances que quelques yeux aperçoivent entre certains personnages réels et ceux du roman, combien en est-il qui puissent supporter une comparaison sérieuse, et s’accorder avec les fantaisies du pinceau de Rabelais ?

Il y a toujours des gens remplis de pénétration, qui percent tous les voiles, qui tirent le fin du fin et gratifient un auteur de tout l’esprit qu’ils n’ont pas. Écoutez le P. Hardouin, l’Iliade n’est qu’allégorie d’un bout à l’autre. Il est vrai que c’est le même homme de goût qui attribuait l’Enéide et les Odes d’Horace à des moines du moyen âge. De même ici, pour ses pareils, tout est allusion, tout est mystère et sens caché. On y trouve jusqu’au secret

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du grand œuvre ; et plusieurs, pour nous initier à leurs découvertes, nous ont mis en main leur clef de Rabelais ; une mauvaise clef qui grince toujours et n’ouvre rien.

Il se peut, pour nous en tenir aux allusions, que les Dipsodes, autrement dits les altérés, soient les Flamands, qui passent pour avoir toujours soif et dormir salé ; que le pays des andouilles soit la Touraine, et Bridoie, un certain bailli de Montmartre, ignorant ses lettres et se piquant de savoir le droit. Cela est possible, quoiqu’il y ait eu, dès ce temps-là, de fameuses andouilles ailleurs qu’en Touraine, des gosiers toujours secs ailleurs qu’en Flandre et des Bridoies partout. Mais comment admettre que des portraits soient vrais et ressemblent à plusieurs personnes qui ne se ressemblent pas ? Que Gargantua soit Louis XII, le père du peuple, et Jean d’Albret, déserteur du sien ; que Gargamelle personnifie trois ou quatre reines d’humeur très-opposée, et Panurge deux prélats bien différents par les mœurs, Jean

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de Montluc et le cardinal d’Amboise ; que Pantagruel représente l’intrépide Antoine de Bourbon et le faible Henri II ; qu’A Mioche la Neuve désigne l’Angleterre, ou Rome, ou Paris, ou la Genève de Calvin ; que la duchesse d’Étampes et Diane de Poitiers soient forcées (ô pudeur ! ) de se reconnaître l’une et l’autre dans la Jument de Gargantua ? Rabelais s’est bien gêné quand il a voulu nommer les gens ! témoin la plupart des médecins de son temps, Ant. Saporta, Toquelet, Rondelet et d’autres ; témoin le poète Germain de Brie, secrétaire d’Anne de Bretagne et archidiacre d’Alby ; témoin Guillaume du Bellay, un des plus braves généraux de François Ier ; témoin « les demoniacles Calvins, imposteurs de Genève ; » témoin Ramus et

Pierre Galand, « dont les disputes brouillèrent toute cette Académie de Paris ; » témoin « le docte Tiraqueau » et Ant. Tempeste, le trop fameux régent de Montaigu, « grand fouetteur d’escoliers » dans ce « collège de pouillerie, »

Mais il est temps de mettre fin à ces

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digressions où nous ont entraîné les dernières notes de Huet. Nous persistons à penser que quelques-unes, au moins, de ces notes peuvent servir à rendre encore meilleur le commentaire d’un livre pour lequel on a déjà fait tant de bons travaux. La critique doit, sur ce point, prétendre et s’appliquer à une œuvre définitive, et se féliciter d’y avoir Huet pour auxiliaire. Puisse donc le présent travail attirer sur le sien l’attention qu’il nous a paru mériter ! Puissent même de plus habiles investigateurs nous taxer justement d’insuffisance, en découvrant à cette source indiquée des choses essentielles que nous n’aurions pas su voir !

TH.

BAUDEMENT.

ACADÉMIE DES

BIBLIOPHILES

Société libre

POUR LA

PUBLICATION A

PETIT

NOMBRE DE

LIVRES

RARES OU

CURIEUX.

Membres du Conseil pendant l’année 1867-1868.

MM. Paul

CHÉRON. — Il.

COCHERIS. — Jules

COUSIN.

— Pierre

JANNET. — Louis

LACOUR.— Lorédan

LARCHEY.

— Anatole de

MONTAIGLON. —Charles

READ. —Le baron

0. DE

WATTEVILLE.

Collection de là Compagnie.

1. DE LA

BIBLIOMANIE, par Bollioud — Merrnet. In-

16 y »

2.

LETTRES A

CÉSAR, par Salluste. ln— ; 2.… 2 «

5. LA

SEIZIESME

JOYE DE

MARIAGE. In-16.. 2 »

4. LE

TESTAMENT

POLITIQUE DU DUC

CHARLES DE

LORRAINE. Publication d’Anatole de Montaiglon. In-18 3 S°

5. LES

BAISERS DE

JEAN

SECOND. In-32.… 2 n

6. LA

SEMONCE DES

COQUUS DE

PARIS EN MAY 1 Î 3 5.

Publication d’Anatole de Montaiglon. In-18. 2 »

7. LES

NOMS DES

CURIEUX DE

PARIS. In-18. 1 50

8. LES

DEUX

TESTAMENTS DE VILLON. In-8° tel—

lière 7 »

9. LES

CHAPEAUX DE

CASTOR. In-18 1 »

10. LE

CONGRÈS DES

FEMMES, par Érasme. In-

32 1 »

11. LA

FILLE

ENNEMIE DU

MARIAGE ET

REPENTANTE, par Érasme. In-32 2 »

12.

TRAITÉ DE

SAINT

BERNARD. — DE L’AMOUR DE

DIEU. Publication de P. Jannet. In-8° tellière 5 »

13.

ŒUVRES DE

RÉGNIER. Édition de Louis Lacour.

In-8 20 »

14. LE

MARIAGE, par Érasme. Traduction V. Develay.

In-j2 2 »

1 S. LE

COMTE DE

CLERMONT, sa cour et ses maîtresses, publié par Jules Cousin. 2 vol. in-18.. 10 »

16. LA

SORBONNE ET LES

GAZETIERS, par Jules Janin.

In-32 2 »

17. L’EMPIRIQUE, publié par Louis Lacour. In-

18 2 ) !

18. LA

PRINCESSE DE

GUÉMÉNÉE ET LE DUC DE

CHOI-

SEUL. In-18 2 »

19. LES

PRÉCIEUSES

RIDICULES, de Molière. Reproduc-

tion textuelle de la première édition, par Louis Lacour.— In-18 ; »

20. LES

RABELAIS, de Huet. In 16 3 »

21.

DESCRIPTION

NAÏVE ET

SENSIBLE DE

SAINTE-CÉCILE

D’ALBY, nouvelle édition publiée M. d’Auriac. In-16 »

22. L’APOCOLOQUINTOSE, facétie sur la mort de l’empepereur Claude, par Sénèque, traduction nouvelle par M. Victor Develay. In-32 2 »

On peut se procurer gratuitement les Statuts à la librairie de, la compagne rue de la Bourse, 10, à Paris.

Achevé d’imprimer

PAR D. J OU AU ST

pour l’Académie des Bibliophiles

LE 20

SEPTEMBRE M DCCC LXVII

4

PARIS