Utilisateur:Zephyrus/Don Quichotte2

Chapitre XLIV

Comment Sancho Panza fut conduit à son gouvernement, et de l’étrange aventure qui arriva dans le château à don Quichotte


Cid Hamet, dans l’original de cette histoire, mit, dit-on, à ce chapitre, un exorde que son interprète n’a pas traduit comme il l’avait composé. C’est une espèce de plainte que le More s’adresse à lui-même pour avoir entrepris d’écrire une histoire aussi sèche et aussi limitée que celle-ci, forcé qu’il est d’y parler toujours de don Quichotte et de Sancho, sans oser s’étendre à d’autres digressions, ni entremêler les épisodes plus sérieux et plus intéressants. Il ajoute qu’avoir l’intelligence, la main et la plume toujours occupées à écrire sur un seul personnage, et ne parler que par la bouche de peu de gens, c’est un travail intolérable, dont le fruit ne répond point aux peines de l’auteur ; que, pour éviter cet inconvénient, il avait usé d’un artifice, dans la première partie, en y intercalant quelques nouvelles, comme celles du Curieux malavisé et du Capitaine captif, qui sont en dehors de l’histoire, tandis que les autres qu’on y raconte sont des événements où figure don Quichotte lui-même, et qu’on ne pouvait dès lors passer sous silence. D’une autre part, il pensa, comme il le dit formellement, que bien des gens, absorbés par l’attention qu’exigent les prouesses de don Quichotte, n’en donneraient point aux nouvelles, et les parcourraient, ou à la hâte, ou avec dépit, sans prendre garde à l’invention et à l’agrément qu’elles renferment, qualités qui se montreront bien à découvert quand ces nouvelles paraîtront au jour, abandonnées à elles seules, et ne s’appuyant plus sur les folies de don Quichotte et les impertinences de Sancho Panza.[234] C’est pour cela que, dans cette seconde partie, il ne voulut insérer ni coudre aucune nouvelle détachée, mais seulement quelques épisodes, nés des événements mêmes qu’offrait la vérité ; encore est-ce d’une manière restreinte, et avec aussi peu de paroles qu’il en fallait pour les exposer. Or donc, puisqu’il se contient et se renferme dans les étroites limites du récit, ayant assez d’entendement, d’habileté et de suffisance pour traiter des choses de l’univers entier, il prie qu’on veuille bien ne pas mépriser son travail, et lui accorder des louanges, non pour ce qu’il écrit, mais du moins pour ce qu’il se prive d’écrire. Après quoi il continue l’histoire en ces termes :

Au sortir de table, le jour où il donna ses conseils à Sancho, don Quichotte les lui remit le soir même par écrit, pour qu’il cherchât quelqu’un qui lui en fît la lecture. Mais ils furent aussitôt perdus que donnés, et tombèrent dans les mains du duc, qui les communiqua à la duchesse, et tous deux admirèrent de nouveau la folie et le grand sens de don Quichotte. Pour donner suite aux plaisanteries qu’ils avaient entamées, ce même soir ils envoyèrent Sancho, accompagné d’un grand cortége, au bourg qui, pour lui, devait être une île. Or, il arriva que le guide auquel on l’avait confié était un majordome du duc, fort spirituel et fort enjoué, car il n’y a pas d’enjouement sans esprit, lequel avait fait le personnage de la comtesse Trifaldi de la façon gracieuse qu’on a vue. Avec son talent et les instructions que lui avaient données ses maîtres sur la manière d’en agir avec Sancho, il se tira merveilleusement d’affaire.

Il arriva de même qu’aussitôt que Sancho vit ce majordome, il reconnut dans son visage celui de la Trifaldi, et, se tournant vers son maître :

« Seigneur, dit-il, il faut, ou que le diable m’emporte d’ici, en juste et en croyant, ou que Votre Grâce avoue que la figure de ce majordome du duc que voilà est la même que celle de la Doloride. »

Don Quichotte regarda attentivement le majordome, et, quand il l’eut bien regardé, il dit à Sancho :

« Je ne vois pas, Sancho, qu’il y ait de quoi te donner au diable, ni en juste ni en croyant, et je ne sais trop ce que tu veux dire par là.[235] De ce que le visage de la Doloride soit celui du majordome, ce n’est pas une raison pour que le majordome soit la Doloride ; s’il l’était, cela impliquerait une furieuse contradiction. Mais ce n’est pas le moment de faire à cette heure ces investigations, car ce serait nous enfoncer dans d’inextricables labyrinthes. Crois-moi, ami, nous avons besoin tous deux de prier Notre-Seigneur, du fond de l’âme, qu’il nous délivre des méchants sorciers et des méchants enchanteurs.

– Ce n’est pas pour rire, seigneur, répliqua Sancho, je l’ai tout à l’heure entendu parler, et il me semblait que la voix de la Trifaldi me cornait aux oreilles. C’est bon, je me tairai ; mais je ne laisserai pas d’être dorénavant sur mes gardes pour voir si je découvre quelque indice qui confirme ou détruise mes soupçons.

– Voilà ce qu’il faut que tu fasses, Sancho, reprit don Quichotte ; tu m’informeras de tout ce que tu pourras découvrir sur ce point, et de tout ce qui t’arrivera dans ton gouvernement. »

Enfin Sancho partit, accompagné d’une foule de gens. Il était vêtu en magistrat, portant par-dessus sa robe un large gaban de camelot fauve, et, sur la tête, une montera de même étoffe. Il montait un mulet, à l’écuyère, et derrière lui, par ordre du duc, marchait le grison, paré de harnais en soie et tout flambants neufs. De temps en temps Sancho tournait la tête pour regarder son âne, et se plaisait tellement en sa compagnie, qu’il ne se fût pas troqué contre l’empereur d’Allemagne. Quand il prit congé du duc et de la duchesse, il leur baisa les mains ; puis il alla prendre la bénédiction de son seigneur, qui la lui donna les larmes aux yeux, et que Sancho reçut avec des soupirs étouffés, comme un enfant qui sanglote.

Maintenant, lecteur aimable, laisse le bon Sancho aller en paix et en bonne chance, et prends patience pour attendre les deux verres de bon sang que tu feras, en apprenant comment il se conduisit dans sa magistrature. En attendant, contente-toi de savoir ce qui arriva cette nuit à son maître. Si tu n’en ris pas à gorge déployée, au moins tu en feras, comme on dit, grimace de singe, car les aventures de don Quichotte excitent toujours ou l’admiration ou la gaieté.

On raconte donc qu’à peine Sancho s’en était allé, don Quichotte sentit le regret de son départ et sa propre solitude, tellement que, s’il eût pu révoquer la mission de son écuyer et lui ôter le gouvernement, il n’y aurait pas manqué. La duchesse s’aperçut de sa mélancolie, et lui demanda le motif de cette tristesse :

« Si c’est, dit-elle, l’absence de Sancho qui la cause, j’ai dans ma maison des écuyers, des duègnes et de jeunes filles qui vous serviront au gré de vos désirs.

– Il est bien vrai, madame, répondit don Quichotte, que je regrette l’absence de Sancho ; mais ce n’est point la cause principale de la tristesse qui se lit sur mon visage. Des politesses et des offres nombreuses que Votre Excellence veut bien me faire, je n’accepte et ne choisis que la bonne volonté qui les dicte. Pour le surplus, je supplie Votre Excellence de vouloir bien permettre que, dans mon appartement, ce soit moi seul qui me serve.

– Oh ! pour le coup, seigneur don Quichotte, s’écria la duchesse, il n’en sera pas ainsi ; je veux vous faire servir par quatre jeunes filles, choisies parmi mes femmes, toutes quatre belles comme des fleurs.

– Pour moi, répondit don Quichotte, elles ne seraient point comme des fleurs, mais comme des épines qui me piqueraient l’âme. Aussi elles n’entreront pas plus dans mon appartement, ni rien qui leur ressemble, que je n’ai des ailes pour voler. Si Votre Grandeur veut bien continuer à me combler, sans que je les mérite, de ses précieuses faveurs, qu’elle me laisse démêler mes flûtes comme j’y entendrai, et me servir tout seul à huis clos. Il m’importe de mettre une muraille entre mes désirs et ma chasteté, et je ne veux point perdre cette bonne habitude pour répondre à la libéralité dont Votre Altesse veut bien user à mon égard. En un mot, je me coucherai plutôt tout habillé que de me laisser déshabiller par personne.

– Assez, assez, seigneur don Quichotte, repartit la duchesse. Pour mon compte, je donnerai l’ordre qu’on ne laisse entrer dans votre chambre, je ne dis pas une fille, mais une mouche. Oh ! je ne suis pas femme à permettre qu’on attente à la pudeur du seigneur don Quichotte ; car, à ce que j’ai pu voir, de ses nombreuses vertus celle qui brille avec le plus d’éclat, c’est la chasteté. Eh bien ! que Votre Grâce s’habille et se déshabille en cachette et à sa façon, quand et comme il lui plaira ; il n’y aura personne pour y trouver à redire, et dans votre appartement vous trouverez tous les vases nécessaires à celui qui dort porte close, afin qu’aucune nécessité naturelle ne vous oblige à l’ouvrir. Vive mille siècles la grande Dulcinée du Toboso, et que son nom, s’étende sur toute la surface de la terre, puisqu’elle a mérité d’être aimée par un si vaillant et si chaste chevalier ! Que les cieux compatissants versent dans l’âme de Sancho Panza, notre gouverneur, un vif désir d’achever promptement sa pénitence, pour que le monde recouvre le bonheur de jouir des attraits d’une si grande dame ! »

Don Quichotte répondit alors :

« Votre Hautesse a parlé d’une façon digne d’elle, car de la bouche des dames de haut parage, aucune parole basse ou maligne ne peut sortir. Plus heureuse et plus connue sera Dulcinée dans le monde, pour avoir été louée de Votre Grandeur, que par toutes les louanges que pourraient lui décerner les plus éloquents orateurs de la terre.

– Trêve de compliments, seigneur don Quichotte, répliqua la duchesse ; voilà l’heure du souper qui approche, et le duc doit nous attendre. Que Votre Grâce m’accompagne à table ; puis vous irez vous coucher de bonne heure, car le voyage que vous avez fait hier à Candaya n’était pas si court qu’il ne vous ait causé quelque fatigue.

– Je n’en sens aucune, madame, repartit don Quichotte, car j’oserais jurer à Votre Excellence que, de ma vie, je n’ai monté sur une bête plus douce d’allure que Clavilègne. Je ne sais vraiment ce qui a pu pousser Malambruno à se défaire d’une monture si agréable, si légère, et à la brûler sans plus de façon.

– On peut imaginer, répondit la duchesse, que, repentant du mal qu’il avait fait à Trifaldi et compagnie, ainsi qu’à d’autres personnes, et des méfaits qu’il devait avoir commis en qualité de sorcier et d’enchanteur, il voulut anéantir tous les instruments de son office, et qu’il brûla Clavilègne comme le principal, comme celui qui le tenait le plus dans l’inquiétude et l’agitation, en le promenant de pays en pays. Aussi les cendres de cette machine, et le trophée de l’écriteau, rendront-ils éternel témoignage à la valeur du grand don Quichotte de la Manche. »

Don Quichotte adressa de nouveau de nouvelles grâces à la duchesse, et, dès qu’il eut soupé, il se retira tout seul dans son appartement, sans permettre que personne y entrât pour le servir, tant il redoutait de rencontrer des occasions qui l’engageassent ou le contraignissent à perdre la fidélité qu’il gardait à sa dame Dulcinée, ayant toujours l’imagination fixée sur la vertu d’Amadis, fleur et miroir des chevaliers errants. Il ferma la porte derrière lui, et, à la lueur de deux bougies, commença à se déshabiller. Mais, pendant qu’il se déchaussait (ô disgrâce indigne d’un tel personnage !), il lâcha, non des soupirs, ni aucune autre chose qui pût démentir sa propreté et la vigilance qu’il exerçait sur lui-même, mais jusqu’à deux douzaines de mailles dans un de ses bas, qui demeura taillé à jour comme une jalousie. Cet accident affligea le bon seigneur au fond de l’âme, et il aurait donné une once d’argent pour avoir là un demi-gros de soie verte ; je dis de soie verte, parce que les bas étaient verts.

Ici Ben-Engéli fit une exclamation, et, tout en écrivant, s’écria : « Ô pauvreté, pauvreté ! Je ne sais quelle raison put pousser ce grand poëte de Cordoue à t’appeler saint présent ingratement reçu.[236] Quant à moi, quoique More, je sais fort bien par les communications que j’ai eues avec les chrétiens, que la sainteté consiste dans la charité, l’humilité, la foi, l’obéissance et la pauvreté. Toutefois, je dis que celui-là doit être comblé de la grâce de Dieu, qui vient à se réjouir d’être pauvre ; à moins que ce ne soit de cette manière de pauvreté dont l’un des plus grands saints a dit : Possédez toutes choses comme si vous ne les possédiez pas.[237] C’est là ce qu’on appelle pauvreté d’esprit. Mais toi, seconde pauvreté, qui est celle dont je parle, pourquoi veux-tu te heurter toujours aux hidalgos et aux gens bien nés, plutôt qu’à toute autre espèce de gens[238] ? Pourquoi les obliges-tu à mettre des pièces à leurs souliers, à porter à leurs pourpoints des boutons dont les uns sont de soie, les autres de crin, et les autres de verre ? Pourquoi leurs collets sont-ils, la plupart du temps, chiffonnés comme des feuilles de chicorée et percés autrement qu’au moule (ce qui fait voir que l’usage de l’amidon et des collets ouverts est fort ancien) ? » Puis il ajoute : « Malheureux l’hidalgo de notre sang qui met son honneur au régime, mangeant mal et à porte close, et qui fait un hypocrite de son cure-dent, quand il sort de chez lui, n’ayant rien mangé qui l’oblige à se nettoyer les mâchoires. Malheureux celui-là, dis-je, qui a l’honneur ombrageux, qui s’imagine qu’on découvre d’une lieue le rapiéçage de son soulier, la sueur qui tache son chapeau, la corde du drap de son manteau, et la famine de son estomac. »

Toutes ces réflexions vinrent à l’esprit de don Quichotte à propos de la rupture de ses mailles ; mais il se consola en voyant que Sancho lui avait laissé des bottes de voyage, qu’il pensa mettre le lendemain. Finalement, il se coucha, tout pensif et tout chagrin, tant du vide que lui faisait Sancho que de l’irréparable disgrâce de ses bas, dont il aurait volontiers ravaudé les mailles emportées, fût-ce même avec de la soie d’une autre couleur, ce qui est bien l’une des plus grandes preuves de misère que puisse donner un hidalgo dans le cours de sa perpétuelle détresse. Il éteignit les lumières ; mais la chaleur était étouffante, et il ne pouvait dormir. Il se releva pour aller entrouvrir une fenêtre grillée qui donnait sur un beau jardin, et il entendit, en l’ouvrant, que des gens marchaient et parlaient sous sa croisée. Il se mit à écouter attentivement. Alors les promeneurs élevèrent la voix assez pour qu’il pût entendre cette conversation :

« N’exige pas, ô Émérancie, n’exige pas que je chante, puisque tu sais bien que, depuis l’heure où cet étranger est entré dans le château, depuis que mes yeux l’ont aperçu, je ne sais plus chanter, mais seulement pleurer. D’ailleurs, madame a le sommeil plus léger que pesant, et je ne voudrais pas qu’elle nous surprît ici pour tous les trésors du monde. Mais quand même elle dormirait et ne s’éveillerait point, à quoi servirait mon chant, s’il dort et ne s’éveille pas pour l’entendre, ce nouvel Énée qui est arrivé dans nos climats pour me laisser le jouet de ses mépris.

– N’aie point ces scrupules, chère Altisidore, répondit-on. Sans doute la duchesse et tous ceux qui habitent cette maison sont ensevelis dans le sommeil, hors celui qui a éveillé ton âme et qui règne sur ton cœur. Je viens d’entendre ouvrir la fenêtre grillée de sa chambre, et sans doute il est éveillé. Chante, ma pauvre blessée, chante tout bas, sur un ton suave et doux, et au son de ta harpe. Si la duchesse nous entend, nous nous excuserons sur la chaleur qu’il fait.

– Ce n’est point cela qui me retient, ô Émérancie, répondit Altisidore ; c’est que je ne voudrais pas que mon chant découvrît l’état de mon cœur, et que ceux qui ne connaissent pas la puissance irrésistible de l’amour me prissent pour une fille capricieuse et dévergondée. Mais je me rends, quoi qu’il arrive, car mieux vaut la honte sur le visage que la tache dans le cœur. »

Aussitôt elle prit la harpe et en tira de douces modulations.

Quand don Quichotte entendit ces paroles et cette musique, il resta stupéfait ; car, au même instant, sa mémoire lui rappela les aventures infinies, dans le goût de celle-là, de fenêtres grillées, de jardins, de sérénades, de galanteries et d’évanouissements, qu’il avait lues dans ses livres creux de chevalerie errante. Il s’imagina bientôt que quelque femme de la duchesse s’était éprise d’amour pour lui, et que la pudeur la contraignait à tenir sa passion secrète. Il craignait qu’elle ne parvînt à le toucher, et il fit en son cœur un ferme propos de ne pas se laisser vaincre. Se recommandant avec ardeur et dévotion à sa dame Dulcinée du Toboso, il résolut pourtant d’écouter la musique, et, pour faire comprendre qu’il était là, il fit semblant d’éternuer ; ce qui réjouit fort les deux donzelles, qui ne désiraient autre chose que d’être entendues de don Quichotte. La harpe d’accord et la ritournelle jouée, Altisidore chanta ce romance :

« Ô toi qui es dans ton lit, entre des draps de toile de Hollande, dormant tout de ton long, du soir jusqu’au matin ;

« Chevalier le plus vaillant qu’ait produit la Manche, plus chaste et plus pur que l’or fin d’Arabie ;

« Écoute une jeune fille bien éprise et mal payée de retour, qui, à la lumière de tes soleils, se sent embraser l’âme.

« Tu cherches les aventures, et tu causes les mésaventures d’autrui ; tu fais les blessures, et tu refuses le remède pour les guérir.

« Dis-moi, valeureux jeune homme (que Dieu te délivre de toute angoisse !), es-tu né dans les déserts de la Libye, ou sur les montagnes de Jaca ?

« Des serpents t’ont-ils donné le lait ? As-tu par hasard eu pour gouvernantes l’horreur des forêts et l’âpreté des montagnes ?

« Dulcinée, fille fraîche et bien portante, peut se vanter d’avoir apprivoisé un tigre, une bête féroce.

« Pour cet exploit, elle sera fameuse depuis le Hénarès jusqu’au Jarama, depuis le Tage jusqu’au Manzanarès, depuis la Pisuerga jusqu’à l’Arlanza.

« Je me troquerais volontiers pour elle, et je donnerais en retour une robe, la plus bariolée des miennes, celle qu’ornent des franges d’or.

« Oh ! quel bonheur de se voir dans tes bras, ou du moins près de ton lit, te grattant la tête et t’enlevant la crasse !

« Je demande beaucoup, et ne suis pas digne d’une faveur tellement signalée ; je voudrais seulement te chatouiller les pieds ; cela suffit à une humble amante.

« Oh ! combien de rédésilles je te donnerais ! combien d’escarpins garnis d’argent, de chausses en damas, de manteaux en toile de Hollande !

« Combien de fines perles, grosses chacune comme une noix de galle, qui, pour n’avoir point de pareilles, seraient appelées les uniques[239] !

« Ne regarde point, du haut de ta roche Tarpéienne, l’incendie qui me dévore, ô Manchois, Néron du monde, et ne l’excite point par ta rigueur !

« Je suis jeune, je suis vierge tendre ; mon âge ne passe pas quinze ans, car je n’en ai que quatorze et trois mois, je le jure en mon âme et conscience.

« Je ne suis ni bossue, ni boiteuse, et j’ai le plein usage de mes mains ; de plus, des cheveux comme des lis, qui traînent par terre à mes pieds.

« Quoique j’aie la bouche en bec d’aigle et le nez un tantinet camard, comme mes dents sont des topazes, elles élèvent au ciel ma beauté.

« Pour ma voix, si tu m’écoutes, tu vois qu’elle égale les plus douces, et je suis d’une taille un peu au-dessous de la moyenne.

« Ces grâces et toutes celles que je possède encore sont des dépouilles réservées à ton carquois. Je suis dans cette maison demoiselle de compagnie, et l’on m’appelle Altisidore. »

Là se termina le chant de l’amoureuse Altisidore, et commença l’épouvante du courtisé don Quichotte ; lequel, jetant un grand soupir, se dit à lui-même : « Faut-il que je sois si malheureux errant qu’il n’y ait pas une fille, pour peu qu’elle me voie, qui ne s’amourache de moi ! Faut-il que la sans pareille Dulcinée soit si peu chanceuse, qu’on ne la laisse pas jouir en paix et à l’aise de mon incroyable fidélité ! Que lui voulez-vous, reines ? Que lui demandez-vous, impératrices ? Qu’avez-vous à la poursuivre, jeunes filles de quatorze à quinze ans ? Laissez, laissez-la, misérables ; souffrez qu’elle triomphe et s’enorgueillisse du destin que lui fit l’amour en rendant mon cœur son vassal et en lui livrant les clefs de mon âme. Prenez garde, ô troupe amoureuse, que je suis pour la seule Dulcinée de cire et de pâte molle ; pour toutes les autres, de pierre et de bronze. Pour elle, je suis doux comme miel ; pour vous, amer comme chicotin. Pour moi, Dulcinée est la seule belle, la seule discrète, la seule pudique et la seule bien née ; toutes les autres sont laides, sottes, dévergondées et de basse origine. C’est pour être à elle, et non à nulle autre, que la nature m’a jeté dans ce monde. Qu’Altisidore pleure ou chante, que madame se désespère, j’entends celle pour qui l’on me gourma si bien dans le château du More enchanté ; c’est à Dulcinée que je dois appartenir, bouilli ou rôti ; c’est pour elle que je dois rester pur, honnête et courtois, en dépit de toutes les sorcelleries de la terre. »

À ces mots, il ferma brusquement la fenêtre ; puis, plein de dépit et d’affliction, comme s’il lui fût arrivé quelque grand malheur, il retourna se mettre au lit, où nous le laisserons, quant à présent ; car ailleurs nous appelle le grand Sancho Panza, qui veut débuter avec éclat dans son gouvernement.


Chapitre XLV

Comment le grand Sancho Panza prit possession de son île, et de quelle manière il commença à gouverner


Ô toi qui découvres perpétuellement les antipodes, flambeau du monde, œil du ciel, doux auteur du balancement des cruches à rafraîchir[240] ; Phœbus par ici, Thymbrius par là, archer d’un côté, médecin de l’autre, père de la poésie, inventeur de la musique ; toi qui toujours te lèves, et, bien qu’il le paraisse, ne te couches jamais ; c’est à toi que je m’adresse, ô soleil, avec l’aide de qui l’homme engendre l’homme, pour que tu me prêtes secours, et que tu illumines l’obscurité de mon esprit, afin que je puisse narrer de point en point le gouvernement du grand Sancho Panza ; sans toi, je me sens faible, abattu, troublé.

Or donc, Sancho arriva bientôt avec tout son cortège dans un bourg d’environ mille habitants, qui était l’un des plus riches que possédât le duc. On lui fit entendre qu’il s’appelait l’île Barataria, soit qu’en effet le bourg s’appelât Baratario, soit pour exprimer à quel bon marché on lui avait donné le gouvernement[241]. Quand il arriva aux portes du bourg, qui était entouré de murailles, le corps municipal sortit à sa rencontre. On sonna les cloches, et, au milieu de l’allégresse générale que faisaient éclater les habitants, on le conduisit en grande pompe à la cathédrale rendre grâces à Dieu. Ensuite, avec de risibles cérémonies, on lui remit les clefs du bourg, et on l’installa pour perpétuel gouverneur de l’île Barataria. Le costume, la barbe, la grosseur et la petitesse du nouveau gouverneur jetaient dans la surprise tous les gens qui ne savaient pas le mot de l’énigme, et même tous ceux qui le savaient, dont le nombre était grand. Finalement, au sortir de l’église, on le mena dans la salle d’audience, et on l’assit sur le siége du juge. Là, le majordome du duc lui dit :

« C’est une ancienne coutume dans cette île, seigneur gouverneur, que celui qui vient en prendre possession soit obligé de répondre à une question qu’on lui adresse, et qui est quelque peu embrouillée et embarrassante. Par la réponse à cette question, le peuple tâte le pouls à l’esprit de son nouveau gouverneur, et y trouve sujet de se réjouir ou de s’attrister de sa venue. »

Pendant que le majordome tenait ce langage à Sancho, celui-ci s’était mis à regarder plusieurs grandes lettres écrites sur le mur en face de son siège, et, comme il ne savait pas lire, il demanda ce que c’était que ces peintures qu’on voyait sur la muraille. On lui répondit :

« Seigneur, c’est là qu’est écrit et enregistré le jour où Votre Seigneurie a pris possession de cette île. L’épitaphe est ainsi conçue : Aujourd’hui, tel quantième de tel mois et de telle année, il a été pris possession de cette île par le seigneur don Sancho Panza. Puisse-t-il en jouir longues années !

– Et qui appelle-t-on don Sancho Panza ? demanda Sancho.

– Votre Seigneurie, répondit le majordome ; car il n’est pas entré dans cette île d’autre Panza que celui qui est assis sur ce fauteuil.

– Eh bien ! sachez, frère, reprit Sancho, que je ne porte pas le don, et que personne ne l’a porté dans toute ma famille, Sancho Panza tout court, voilà comme je m’appelle ; Sancho s’appelait mon père, et Sancho mon grand-père, et tous furent des Panzas, sans ajouter de don ni d’autres allonges. Je m’imagine qu’il doit y avoir dans cette île plus de don que de pierres. Mais suffit, Dieu m’entend, et il pourra bien se faire, si le gouvernement me dure quatre jours, que j’échardonne ces don qui doivent, par leur multitude, importuner comme les mosquites et les cousins.[242] Maintenant, que le seigneur majordome expose sa question ; j’y répondrai du mieux qu’il me sera possible, soit que le peuple s’afflige, soit qu’il se réjouisse. »

En ce moment, deux hommes entrèrent dans la salle d’audience, l’un vêtu en paysan, l’autre en tailleur, car il portait des ciseaux à la main ; et le tailleur dit :

« Seigneur gouverneur, ce paysan et moi nous comparaissons devant Votre Grâce, en raison de ce que ce brave homme vint hier dans ma boutique (sous votre respect et celui de la compagnie, je suis, béni soit Dieu, maître tailleur juré), et, me mettant une pièce de drap dans les mains, il me demanda : « Seigneur, y aurait-il dans ce drap de quoi me faire un chaperon ? » Moi, mesurant la pièce, je lui répondis oui. Lui alors dut s’imaginer, à ce que j’imagine, que je voulais sans doute lui voler un morceau du drap, se fondant sur sa propre malice et sur la mauvaise opinion qu’on a des tailleurs, et il me dit de regarder s’il n’y aurait pas de quoi faire deux chaperons. Je devinai sa pensée, et lui répondis encore oui. Alors, toujours à cheval sur sa méchante intention, il se mit à ajouter des chaperons et moi des oui, jusqu’à ce que nous fussions arrivés à cinq chaperons. Tout à l’heure, il est venu les chercher. Je les lui donne, mais il ne veut pas me payer la façon ; au contraire, il veut que je lui paye ou que je lui rende le drap.

– Tout cela est-il ainsi, frère ? demanda Sancho au paysan.

– Oui, seigneur, répondit le bonhomme ; mais que Votre Grâce lui fasse montrer les cinq chaperons qu’il m’a faits.

– Très-volontiers », repartit le tailleur.

Et, tirant aussitôt la main de dessous son manteau, il montra cinq chaperons posés sur le bout des cinq doigts de la main.

« Voici, dit-il, les cinq chaperons que ce brave homme me réclame. Je jure en mon âme et conscience qu’il ne m’est pas resté un pouce du drap, et je donne l’ouvrage à examiner aux examinateurs du métier. »

Tous les assistants se mirent à rire de la multitude des chaperons et de la nouveauté du procès. Pour Sancho, il resta quelques moments à réfléchir, et dit :

« Ce procès, à ce qu’il me semble, n’exige pas de longs délais, et doit se juger à jugement de prud’homme. Voici donc ma sentence : Que le tailleur perde sa façon et le paysan son drap, et qu’on porte les chaperons aux prisonniers ; et que tout soit dit. »

Si la sentence qu’il rendit ensuite à propos de la bourse du berger excita l’admiration des assistants, celle-ci les fit éclater de rire.[243] Mais enfin l’on fit ce qu’avait ordonné le gouverneur, devant lequel se présentèrent deux hommes d’âge. L’un portait pour canne une tige de roseau creux ; l’autre vieillard, qui était sans canne, dit à Sancho :

« Seigneur, j’ai prêté à ce brave homme, il y a déjà longtemps, dix écus d’or en or, pour lui faire plaisir et lui rendre service, à condition qu’il me les rendrait dès que je lui en ferais la demande. Bien des jours se sont passés sans que je les lui demandasse, car je ne voulais pas, pour les lui faire rendre, le mettre dans un plus grand besoin que celui qu’il avait quand je les lui prêtai. Enfin voyant qu’il oubliait de s’acquitter, je lui ai demandé mes dix écus une et bien des fois ; mais non-seulement il ne me les rend pas, il me les refuse, disant que jamais je ne lui ai prêté ces dix écus, et que, si je les lui ai prêtés, il me les a rendus depuis longtemps. Je n’ai aucun témoin, ni du prêté ni du rendu, puisqu’il n’a pas fait de restitution. Je voudrais que Votre Grâce lui demandât le serment. S’il jure qu’il me les a rendus, je l’en tiens quitte pour ici et pour devant Dieu.

– Que dites-vous à cela, bon vieillard au bâton ? » demanda Sancho.

Le vieillard répondit :

« Je confesse, seigneur, qu’il me les a prêtés ; mais que Votre Grâce abaisse sa verge, et, puisqu’il s’en remet à mon serment, je jurerai que je les lui ai rendus et payés en bonne et due forme. »

Le gouverneur baissa sa verge, et cependant le vieillard au roseau donna sa canne à l’autre vieillard, en le priant, comme si elle l’eût beaucoup embarrassé, de la tenir tandis qu’il prêterait serment. Il étendit ensuite la main sur la croix de la verge et dit :

« Il est vrai que le comparant m’a prêté les dix écus qu’il me réclame, mais je les lui ai rendus de la main à la main, et c’est faute d’y avoir pris garde qu’il me les redemande à chaque instant. »

Alors, l’illustre gouverneur demanda au créancier ce qu’il avait à répondre à ce que disait son adversaire. L’autre repartit que son débiteur avait sans doute dit vrai, car il le tenait pour homme de bien et pour bon chrétien ; qu’il devait lui-même avoir oublié quand et comment la restitution lui avait été faite ; mais que désormais il ne lui demanderait plus rien. Le débiteur reprit sa canne, baissa la tête, et sortit de l’audience.

Lorsque Sancho le vit partir ainsi sans plus de façon, considérant aussi la résignation du demandeur, il inclina sa tête sur sa poitrine, et, plaçant l’index de la main droite le long de son nez et de ses sourcils, il resta quelques moments à rêver ; puis il releva la tête et ordonna d’appeler le vieillard à la canne qui avait déjà disparu. On le ramena, et dès que Sancho le vit :

« Donnez-moi cette canne, brave homme, lui dit-il ; j’en ai besoin.

– Très-volontiers, seigneur, répondit le vieillard, la voici », et il la lui mit dans les mains.

Sancho la prit, et la tendant à l’autre vieillard :

« Allez avec Dieu, lui dit-il, vous voilà payé.

– Qui, moi, seigneur ? répondit le vieillard ; est-ce que ce roseau vaut dix écus d’or ?

– Oui, reprit le gouverneur, ou sinon je suis la plus grosse bête du monde, et l’on va voir si j’ai de la cervelle pour gouverner tout un royaume. »

Alors il ordonna qu’on ouvrît et qu’on brisât la canne en présence de tout le public ; ce qui fut fait, et, dans l’intérieur du roseau, on trouva dix écus d’or. Tous les assistants restèrent émerveillés, et tinrent leur gouverneur pour un nouveau Salomon. On lui demanda d’où il avait conjecturé que dans ce roseau devaient se trouver les dix écus d’or. Il répondit qu’ayant vu le vieillard donner sa canne à sa partie adverse pendant qu’il prêtait serment, et jurer qu’il lui avait dûment et véritablement donné les dix écus, puis, après avoir juré, lui reprendre sa canne, il lui était venu à l’esprit que dans ce roseau devait se trouver le remboursement qu’on lui demandait.

« De là, ajouta-t-il, on peut tirer cette conclusion, qu’à ceux qui gouvernent, ne fussent-ils que des sots, Dieu fait quelquefois la grâce de les diriger dans leurs jugements. D’ailleurs, j’ai entendu jadis conter une histoire semblable au curé de mon village[244], et j’ai la mémoire si bonne, si parfaite, que, si je n’oubliais la plupart du temps justement ce que je veux me rappeler, il n’y aurait pas en toute l’île une meilleure mémoire. »

Finalement, les deux vieillards s’en allèrent, l’un confus, l’autre remboursé, et tous les assistants restèrent dans l’admiration. Et celui qui était chargé d’écrire les paroles, les actions et jusqu’aux mouvements de Sancho, ne parvenait point à se décider s’il le tiendrait et le ferait tenir pour sot ou pour sage.

Aussitôt que ce procès fut terminé, une femme entra dans l’audience, tenant à deux mains un homme vêtu en riche propriétaire de troupeaux. Elle accourait en jetant de grands cris :

« Justice, disait-elle, seigneur gouverneur, justice ! Si je ne la trouve pas sur la terre, j’irai la chercher dans le ciel. Seigneur gouverneur de mon âme, ce méchant homme m’a surprise au milieu des champs, et s’est servi de mon corps comme si c’eût été une guenille mal lavée. Ah ! malheureuse que je suis ! il m’a emporté le trésor, que je gardais depuis plus de vingt-trois ans, le défendant de Mores et de chrétiens, de naturels et d’étrangers. C’était bien la peine que, toujours aussi dure qu’un tronc de liége, je me fusse conservée intacte comme la salamandre dans le feu, ou comme la laine parmi les broussailles, pour que ce malotru vînt maintenant me manier de ses deux mains propres.

– C’est encore à vérifier, dit Sancho, si ce galant a les mains propres ou sales » et, se tournant vers l’homme, il lui demanda ce qu’il avait à répondre à la plainte de cette femme.

L’autre répondit tout troublé :

« Mes bons seigneurs, je suis un pauvre berger de bêtes à soie, et, ce matin, je quittais ce pays, après y avoir vendu, sous votre respect, quatre cochons, si bien qu’on m’a pris en octrois, gabelle et autres tromperies, bien peu moins qu’ils ne valaient. En retournant à mon village, je rencontrai cette bonne duègne en chemin, et le diable, qui se fourre partout pour tout embrouiller, nous fit badiner ensemble. Je lui payai ce qui était raisonnable ; mais elle, mécontente de moi, m’a pris à la gorge, et ne m’a plus laissé qu’elle ne m’eût amené jusqu’en cet endroit. Elle dit que je lui ai fait violence ; mais elle ment, par le serment que je fais ou suis prêt à faire. Et voilà toute la vérité, sans qu’il y manque un fil. »

Alors le gouverneur lui demanda s’il portait sur lui quelque argent en grosses pièces. L’homme répondit qu’il avait jusqu’à vingt ducats dans le fond d’une bourse en cuir. Sancho lui ordonna de la tirer de sa poche et de la remettre telle qu’elle était à la plaignante. Il obéit en tremblant ; la femme prit la bourse, puis, faisant mille révérences à tout le monde, et priant Dieu pour la vie et la santé du seigneur gouverneur, qui prenait ainsi la défense des orphelines jeunes et nécessiteuses, elle sortit de l’audience, emportant la bourse à deux mains, après s’être assurée, toutefois, que c’était bien de la monnaie d’argent qu’elle contenait.

Dès qu’elle fut dehors, Sancho dit au berger, qui déjà fondait en larmes, et dont le cœur et les yeux s’en allaient après sa bourse :

« Bonhomme, courez après cette femme et reprenez-lui la bourse, qu’elle veuille ou ne veuille pas ; puis revenez avec elle ici. »

Sancho ne parlait ni à sot ni à sourd, car l’homme partit comme la foudre pour faire ce qu’on lui commandait. Tous les spectateurs restaient en suspens, attendant la fin de ce procès. Au bout de quelques instants, l’homme et la femme revinrent, plus fortement accrochés et cramponnés l’un à l’autre que la première fois. La femme avait son jupon retroussé, et la bourse enfoncée dans son giron, l’homme faisait rage pour la lui reprendre, mais ce n’était pas possible, tant elle la défendait bien.

« Justice de Dieu et du monde ! disait-elle à grands cris ; voyez, seigneur gouverneur, le peu de honte et le peu de crainte de ce vaurien dénaturé, qui a voulu, au milieu de la ville, au milieu de la rue, me reprendre la bourse que Votre Grâce m’a fait donner.

– Est-ce qu’il vous l’a reprise ? demanda le gouverneur.

– Reprise ! ah bien oui ! répondit la femme, je me laisserais plutôt enlever la vie qu’enlever la bourse. Elle est bonne pour ça, l’enfant. Oh ! il faudrait me jeter d’autres chats à la gorge que ce répugnant nigaud. Des tenailles et des marteaux, des ciseaux et des maillets ne suffiraient pas pour me l’arracher d’entre les ongles, pas même des griffes de lion. On m’arracherait plutôt l’âme du milieu des chairs.

– Elle a raison, dit l’homme ; je me donne pour vaincu et rendu, et je confesse que mes forces ne sont pas capables de la lui prendre. »

Cela dit, il la laissa ; alors le gouverneur dit à la femme :

« Montrez-moi cette bourse, chaste et vaillante héroïne. »

Elle la lui donna sur-le-champ, et le gouverneur, la rendant à l’homme, dit à la violente non violentée :

« Ma sœur, si le même courage et la même vigueur que vous venez de déployer pour défendre cette bourse, vous les aviez employés, et même moitié moins, pour défendre votre corps, les forces d’Hercule n’auraient pu vous forcer. Allez avec Dieu, et à la male heure, et ne vous arrêtez pas en toute l’île, ni à six lieues à la ronde, sous peine de deux cents coups de fouet. Allons, décampez, dis-je, enjôleuse, dévergondée et larronnesse. »

La femme, tout épouvantée, s’en alla, tête basse et maugréant ; et le gouverneur dit à l’homme :

« Allez avec Dieu, brave homme, à votre village et avec votre argent, et désormais, si vous ne voulez pas le perdre, faites en sorte qu’il ne vous prenne plus fantaisie de badiner avec personne. »

L’homme lui rendit grâce aussi gauchement qu’il put, et s’en alla.[245] Les assistants demeurèrent encore une fois dans l’admiration des jugements et des arrêts de leur nouveau gouverneur, et tous ces détails, recueillis par son historiographe, furent aussitôt envoyés au duc, qui les attendait avec grande impatience. Mais laissons ici le bon Sancho, car nous avons hâte de retourner à son maître, tout agité par la sérénade d’Altisidore.


Chapitre XLVI

De l’épouvantable charivari de sonnettes et de miaulements que reçut don Quichotte dans le cours de ses amours avec l’amoureuse Altisidore


Nous avons laissé le grand don Quichotte enseveli dans les pensées diverses que lui avait causées la sérénade de l’amoureuse fille de compagnie. Il se coucha avec ces pensées ; et, comme si c’eût été des puces, elles ne le laissèrent ni dormir, ni reposer un moment, sans compter qu’à cela se joignait la déconfiture des mailles de ses bas. Mais, comme le temps est léger et que rien ne l’arrête en sa route, il courut à cheval sur les heures, et bientôt arriva celle du matin. À la vue du jour, don Quichotte quitta la plume oisive, et, toujours diligent, revêtit son pourpoint de chamois, et chaussa ses bottes de voyage pour cacher la mésaventure de ses bas troués. Puis il jeta par là-dessus son manteau d’écarlate, et se mit sur la tête une montera de velours vert, garnie d’un galon d’argent ; il passa le baudrier sur ses épaules, avec sa bonne épée tranchante ; il attacha à sa ceinture un grand chapelet qu’il portait toujours sur lui ; et, dans ce magnifique appareil, il s’avança majestueusement vers le vestibule, où le duc et la duchesse, déjà levés, semblaient être venus l’attendre.

Dans une galerie qu’il devait traverser, Altisidore et l’autre fille, son amie, s’étaient postées pour le prendre au passage. Dès qu’Altisidore aperçut don Quichotte, elle feignit de s’évanouir ; et son amie, qui la reçut dans ses bras, s’empressait de lui délacer le corsage de sa robe. Don Quichotte vit cette scène ; il s’approcha d’elles, et dit :

« Je sais déjà d’où procèdent ces accidents.

– Et moi je n’en sais rien, répondit l’amie ; car Altisidore est la plus saine et la mieux portante des femmes de cette maison, et je ne lui ai pas entendu pousser un hélas ! depuis que je la connais. Mais que le ciel confonde autant de chevaliers errants qu’il y en a sur la terre, s’il est vrai qu’ils soient tous ingrats. Retirez-vous, seigneur don Quichotte ; la pauvre enfant ne reviendra point à elle tant que Votre Grâce restera là. »

Alors don Quichotte répondit :

« Faites en sorte, madame, qu’on mette un luth cette nuit dans mon appartement ; je consolerai du mieux qu’il me sera possible cette jeune fille blessée au cœur. Dans le commencement de l’amour, un prompt désabusement est le souverain remède. »

Cela dit, il s’éloigna, pour n’être point remarqué de ceux qui pouvaient l’apercevoir. Il avait à peine tourné les talons que, reprenant ses sens, l’évanouie Altisidore dit à sa compagne :

« Il faut avoir soin qu’on lui mette le luth qu’il demande. Don Quichotte, sans doute, veut nous donner de la musique ; elle ne sera pas mauvaise venant de lui. »

Aussitôt les deux donzelles allèrent rendre compte à la duchesse de ce qui venait de se passer, et de la demande d’un luth que faisait don Quichotte. Celle-ci, ravie de joie, se concerta avec le duc et ses femmes, pour jouer au chevalier un tour qui fût plus amusant que nuisible. Dans l’espoir de ce divertissement, tous attendaient l’arrivée de la nuit, laquelle vint aussi vite qu’était venu le jour, que le duc et la duchesse passèrent en délicieuses conversations avec don Quichotte. Ce même jour, la duchesse dépêcha bien réellement un de ses pages (celui qui avait fait dans la forêt le personnage enchanté de Dulcinée) à Thérèse Panza, avec la lettre de son mari Sancho Panza, et le paquet de hardes qu’il avait laissé pour qu’on l’envoyât à sa femme. Le page était chargé de rapporter une fidèle relation de tout ce qui lui arriverait dans son message.

Cela fait, et onze heures du soir étant sonnées, don Quichotte, en rentrant dans sa chambre, y trouva une mandoline. Il préluda, ouvrit la fenêtre grillée, et reconnut qu’il y avait du monde au jardin. Ayant alors parcouru toutes les touches de la mandoline, pour la mettre d’accord aussi bien qu’il le pouvait, il cracha, se nettoya le gosier, puis, d’une voix un peu enrouée, mais juste, il chanta le romance suivant, qu’il avait tout exprès composé lui-même ce jour-là.

« Les forces de l’amour ont coutume d’ôter les âmes de leurs gonds, en prenant pour levier l’oisiveté nonchalante.

« La couture, la broderie, le travail continuel, sont l’antidote propre au venin des transports amoureux.

« Pour les filles vivant dans la retraite, qui aspirent à être mariées, l’honnêteté est une dot et la voix de leurs louanges.

« Les chevaliers errants et ceux qui peuplent la cour courtisent les femmes libres, et épousent les honnêtes.

« Il y a des amours de soleil levant qui se pratiquent entre hôte et hôtesse ; mais ils arrivent bientôt au couchant, car ils finissent avec le départ.

« L’amour nouveau venu, qui arrive aujourd’hui et s’en va demain, ne laisse pas les images bien profondément gravées dans l’âme.

« Peinture sur peinture ne brille, ni ne se fait voir ; où il y a une première beauté, la seconde ne gagne pas la partie.

« J’ai Dulcinée du Toboso peinte sur la table rase de l’âme, de telle façon qu’il est impossible dé l’en effacer.

« La constance dans les amants est la qualité la plus estimée, celle par qui l’amour fait des miracles, et qui les élève également à la félicité. »

Don Quichotte en était là de son chant, qu’écoutaient le duc, la duchesse, Altisidore et presque tous les gens du château, quand tout à coup, du haut d’un corridor extérieur qui tombait à plomb sur la fenêtre de don Quichotte, on descendit une corde où étaient attachées plus de cent sonnettes, puis on vida un grand sac plein de chats qui portaient aussi des grelots à la queue. Le vacarme des sonnettes et des miaulements de chats fut si grand, que le duc et la duchesse, bien qu’inventeurs de la plaisanterie, en furent effrayés, et que don Quichotte sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Le sort voulut en outre que deux ou trois chats entrassent par la fenêtre dans sa chambre ; et, comme ils couraient çà et là tout effarés, on aurait dit qu’une légion de diables y prenaient leurs ébats. En cherchant par où s’échapper, ils eurent bientôt éteint les deux bougies qui éclairaient l’appartement ; et, comme la corde aux grosses sonnettes ne cessait de descendre et de monter, la plupart des gens du château, qui n’étaient pas au fait de l’aventure, restaient frappés d’étonnement et d’épouvante.

Don Quichotte cependant se leva tout debout, et, mettant l’épée à la main, il commença à tirer de grandes estocades par la fenêtre, en criant de toute la puissance de sa voix :

« Dehors, malins enchanteurs ; dehors, canaille ensorcelée ! Je suis don Quichotte de la Manche, contre qui ne peuvent prévaloir vos méchantes intentions. »

Puis, se tournant vers les chats qui couraient au travers de la chambre, il leur lança plusieurs coups d’épée. Tous alors accoururent à la fenêtre, et s’échappèrent par cette issue. L’un d’eux pourtant, se voyant serré de près par les coups d’épée de don Quichotte, lui sauta au visage, et lui empoigna le nez avec les griffes et les dents. La douleur fit jeter des cris perçants à Don Quichotte. En les entendant, le duc et la duchesse devinèrent ce que ce pouvait être, et étant accourus en toute hâte à sa chambre, qu’ils ouvrirent avec un passe-partout, ils virent le pauvre chevalier qui se débattait de toutes ses forces pour arracher le chat de sa figure. On apporta des lumières, et l’on aperçut au grand jour la formidable bataille. Le duc s’élança pour séparer les combattants ; mais don Quichotte s’écria :

« Que personne ne s’en mêle ; qu’on me laisse corps à corps avec ce démon, avec ce sorcier, avec cet enchanteur. Je veux lui faire voir, de lui à moi, qui est don Quichotte de la Manche. »

Mais le chat, ne faisant nul cas de ces menaces, grognait et serrait les dents. Enfin le duc lui fit lâcher prise, et le jeta par la fenêtre. Don Quichotte resta avec le visage percé comme un crible, et le nez en fort mauvais état, mais encore plus dépité de ce qu’on ne lui eût pas laissé finir la bataille qu’il avait si bien engagée avec ce malandrin d’enchanteur.

On fit apporter de l’huile d’aparicio[246], et Altisidore lui posa elle-même, de ses blanches mains, des compresses sur tous les endroits blessés. En les appliquant, elle dit à voix basse :

« Toutes ces mésaventures t’arrivent, impitoyable chevalier, pour punir le péché de ta dureté et de ton obstination. Plaise à Dieu que ton écuyer Sancho oublie de se fustiger, afin que jamais cette Dulcinée, de toi si chérie, ne sorte de son enchantement, et que tu ne partages point la couche nuptiale avec elle, du moins tant que je vivrai, moi qui t’adore. »

À tous ces propos passionnés, don Quichotte ne répondit pas un seul mot ; il poussa un profond soupir et s’étendit dans son lit, après avoir remercié le duc et la duchesse de leur bienveillance, non point, dit-il, que cette canaille de chats, d’enchanteurs et de sonnettes, lui fît la moindre peur, mais pour reconnaître la bonne intention qui les avait fait venir à son secours. Ses nobles hôtes le laissèrent reposer, et s’en allèrent fort chagrins du mauvais succès de la plaisanterie. Ils n’avaient pas cru que don Quichotte payerait si cher cette aventure, qui lui coûta cinq jours de retraite de lit, pendant lesquels il lui arriva une autre aventure, plus divertissante que celle-ci. Mais son historien ne veut pas la raconter à cette heure, désireux de retourner à Sancho Panza, qui se montrait fort diligent et fort gracieux dans son gouvernement.


Chapitre XLVII

Où l’on continue de raconter comment se conduisait Sancho dans son gouvernement


L’histoire raconte que, de la salle d’audience, on conduisit Sancho à un somptueux palais, où, dans une grande salle, était dressée une table élégamment servie. Dès que Sancho entra dans la salle du festin, les clairons sonnèrent, et quatre pages s’avancèrent pour lui verser de l’eau sur les mains ; cérémonie que Sancho laissa faire avec une parfaite gravité. La musique cessa, et Sancho s’assit au haut bout de la table, car il n’y avait pas d’autre siège ni d’autre couvert tout à l’entour. Alors vint se mettre debout à ses côtés un personnage qu’on reconnut ensuite pour médecin, tenant à la main une baguette de baleine ; puis on enleva une fine et blanche nappe qui couvrait les fruits et les mets de toutes sortes dont la table était chargée. Une espèce d’ecclésiastique donna la bénédiction, et un page tenait une bavette sous le menton de Sancho. Un autre page, qui faisait l’office de maître d’hôtel, lui présenta un plat de fruits. Mais à peine Sancho en eut-il mangé une bouchée, que l’homme à la baleine toucha le plat du bout de sa baguette, et on le desservit avec une célérité merveilleuse. Le maître d’hôtel approcha aussitôt un autre mets, que Sancho se mit en devoir de goûter ; mais, avant qu’il y eût porté, non les dents, mais seulement la main, déjà la baguette avait touché le plat, et un page l’avait emporté avec autant de promptitude que le plat de fruits. Quand Sancho vit cela, il resta immobile de surprise ; puis, regardant tous les assistants à la ronde, il demanda s’il fallait manger ce dîner comme au jeu de passe-passe. L’homme à la verge répondit :

« Il ne faut manger, seigneur gouverneur, que suivant l’usage et la coutume des autres îles où il y a des gouverneurs comme vous. Moi, seigneur, je suis médecin, gagé pour être celui des gouverneurs de cette île. Je m’occupe beaucoup plus de leur santé que de la mienne, travaillant nuit et jour, et étudiant la complexion du gouverneur pour réussir à le guérir, s’il vient à tomber malade. Ma principale occupation est d’assister à ses repas, pour le laisser manger ce qui me semble lui convenir, et lui défendre ce que j’imagine devoir être nuisible à son estomac[247]. Ainsi j’ai fait enlever le plat de fruits, parce que c’est une chose trop humide, et, quant à l’autre mets, je l’ai fait enlever aussi, parce que c’est une substance trop chaude, et qu’il y a beaucoup d’épices qui excitent la soif. Or, celui qui boit beaucoup détruit et consomme l’humide radical dans lequel consiste la vie.

– En ce cas, reprit Sancho, ce plat de perdrix rôties, et qui me semblent cuites fort à point, ne peut me faire aucun mal ?

– Le seigneur gouverneur, répondit le médecin, ne mangera pas de ces perdrix tant que je serai vivant.

– Et pourquoi ? demanda Sancho.

– Pourquoi ? reprit le médecin ; parce que notre maître Hippocrate, boussole et lumière de la médecine, a dit dans un aphorisme : Omnis saturatio mala ; perdicis autem pessima[248] ; ce qui signifie. : « Toute indigestion est mauvaise ; mais celle de perdrix, très-mauvaise. »

– S’il en est ainsi, dit Sancho, que le seigneur docteur voie un peu, parmi tous les mets qu’il y a sur cette table, quel est celui qui me fera le plus de bien, ou le moins de mal, et qu’il veuille bien m’en laisser manger à mon aise sans me le bâtonner, car, par la vie du gouverneur (Dieu veuille m’en laisser jouir !), je meurs de faim. Si l’on m’empêche de manger, quoi qu’en dise le seigneur docteur, et quelque regret qu’il en ait, ce sera plutôt m’ôter la vie que me la conserver.

– Votre Grâce a parfaitement raison, seigneur gouverneur, répondit le médecin. Aussi suis-je d’avis que Votre Grâce ne mange point de ces lapins fricassés que voilà, parce que c’est un mets de bête à poil[249]. Quant à cette pièce de veau, si elle n’était pas rôtie et mise en daube, on en pourrait goûter ; mais il ne faut pas y songer en cet état. »

Sancho dit alors :

« Ce grand plat qui est là, plus loin, et d’où sort tant de fumée, il me semble que c’est une olla podrida[250] ; et dans ces ollas podridas, il y a tant de choses et de tant d’espèces, que je ne puis manquer d’en rencontrer quelqu’une qui me soit bonne au goût et à la santé.

– Absit ! s’écria le médecin ; loin de nous une semblable pensée ! Il n’y a rien au monde de pire digestion qu’une olla podrida. C’est bon pour les chanoines, pour les recteurs de collège, pour les noces de village ; mais qu’on en délivre les tables des gouverneurs, où doit régner toute délicatesse et toute ponctualité. La raison en est claire ; où que ce soit, et de qui que ce soit, les médecines simples sont toujours plus en estime que les médecines composées ; car dans les simples on ne peut se tromper ; mais dans les composées, cela est très-facile, en altérant la quantité des médicaments qui doivent y entrer. Ce que le seigneur gouverneur doit manger maintenant, s’il veut m’en croire, pour conserver et même pour corroborer sa santé, c’est un cent de fines oublies, et trois ou quatre lèches de coing, bien minces, qui, en lui fortifiant l’estomac, aideront singulièrement à la digestion. »

Quand Sancho entendit cela, il se jeta en arrière sur le dossier de sa chaise, regarda fixement le médecin, et lui demanda d’un ton grave comment il s’appelait, et où il avait étudié.

« Moi, seigneur gouverneur, répondit le médecin, je m’appelle le docteur Pédro Récio de Aguéro[251] ; je suis natif d’un village appelé Tirtéafuéra[252], qui est entre Caracuel et Almodovar del Campo, à main droite, et j’ai reçu le grade de docteur à l’université d’Osuna.

– Eh bien ! s’écria Sancho tout enflammé de colère, seigneur docteur Pédro Récio de mauvais augure, natif de Tirtéafuéra, village qui est à main droite quand on va de Caracuel à Almodovar del Campo, gradué par l’université d’Osuna, ôtez-vous de devant moi vite et vite, ou sinon, je jure par le soleil que je prends un gourdin, et qu’à coups de bâton, en commençant par vous, je ne laisse pas médecin dans l’île entière ; au moins de ceux que je reconnaîtrai bien pour des ignorants, car les médecins instruits, prudents et discrets, je les placerai sur ma tête, et les honorerai comme des hommes divins. Mais, je le répète, que Pédro Récio s’en aille vite d’ici ; sinon, j’empoigne cette chaise où je suis assis, et je la lui casse sur la tête. Qu’on m’en demande ensuite compte à la résidence[253] ; il suffira de dire, pour ma décharge, que j’ai rendu service à Dieu en assommant un méchant médecin, bourreau de la république. Et qu’on me donne à manger, ou qu’on reprenne le gouvernement, car un métier qui ne donne pas de quoi vivre à celui qui l’exerce ne vaut pas deux fèves. »

Le docteur s’épouvanta en voyant le gouverneur si fort en colère, et voulut faire Tirtéafuéra de la salle ; mais, à ce même instant, on entendit sonner dans la rue un cornet de postillon. Le maître d’hôtel courut à la fenêtre, et dit en revenant :

« Voici venir un courrier du duc, monseigneur ; il apporte sans doute quelque dépêche importante. »

Le courrier entra, couvert de sueur et haletant de fatigue. Il tira de son sein un pli qu’il remit aux mains du gouverneur, et Sancho le passa à celles du majordome, en lui ordonnant de lire la suscription. Elle était ainsi conçue : À don Sancho Panza, gouverneur de l’île Barataria, pour lui remettre en mains propres ou en celles de son secrétaire.

« Et qui est ici mon secrétaire ? » demanda aussitôt Sancho.

Alors un des assistants répondit :

« Moi, seigneur, car je sais lire et écrire, et je suis Biscayen.

– Avec ce titre par-dessus le marché, reprit Sancho, vous pourriez être secrétaire de l’empereur lui-même.[254] Ouvrez ce pli, et voyez ce qu’il contient. »

Le secrétaire nouveau-né obéit, et, après avoir lu la dépêche, il dit que c’était une affaire qu’il fallait traiter en secret. Sancho ordonna de vider la salle et de n’y laisser que le majordome et le maître d’hôtel. Tous les autres s’en allèrent avec le médecin, et aussitôt le secrétaire lut la dépêche, qui s’exprimait ainsi :

« Il est arrivé à ma connaissance que certains ennemis de moi et de cette île que vous gouvernez doivent lui donner un furieux assaut, je ne sais quelle nuit. Ayez soin de veiller et de rester sur le qui-vive, afin de n’être pas pris au dépourvu. Je sais aussi, par des espions dignes de foi, que quatre personnes déguisées sont entrées dans votre ville pour vous ôter la vie, parce qu’on redoute singulièrement la pénétration de votre esprit. Ayez l’œil au guet, voyez bien qui s’approche pour vous parler, et ne mangez rien de ce qu’on vous présentera. J’aurai soin de vous porter secours si vous vous trouvez en péril ; mais vous agirez en toute chose comme on l’attend de votre intelligence. De ce pays, le 16 août, à quatre heures du matin. Votre ami, le duc. »

Sancho demeura frappé de stupeur, et les assistants montrèrent un saisissement égal. Alors, se tournant vers le majordome, il lui dit :

« Ce qu’il faut faire à présent, je veux dire tout de suite, c’est de mettre au fond d’un cul de basse fosse le docteur Récio ; car si quelqu’un doit me tuer, c’est lui, et de la mort la plus lente et la plus horrible, comme est celle de la faim.

– Il me semble aussi, dit le maître d’hôtel, que Votre Grâce fera bien de ne pas manger de tout ce qui est sur cette table, car la plupart de ces friandises ont été offertes par des religieuses ; et, comme on a coutume de dire, derrière la croix se tient le diable.

– Je ne le nie pas, reprit Sancho. Quant à présent, qu’on me donne un bon morceau de pain, et quatre à cinq livres de raisin, où l’on ne peut avoir logé le poison ; car enfin je ne puis vivre sans manger. Et, si nous avons à nous tenir prêts pour ces batailles qui nous menacent, il faut être bien restauré, car ce sont les tripes qui portent le cœur, et non le cœur les tripes. Vous, secrétaire, répondez au duc mon seigneur, et dites-lui qu’on exécutera tout ce qu’il ordonne, sans qu’il y manque un point. Vous donnerez de ma part un baise-main à madame la duchesse, et vous ajouterez que je la supplie de ne pas oublier une chose, qui est d’envoyer par un exprès ma lettre et mon paquet à ma femme Thérèse Panza ; qu’en cela elle me fera grand’merci, et que j’aurai soin de la servir en tout ce que mes forces me permettront. Chemin faisant, vous pourrez enchâsser dans la lettre un baisemain à mon seigneur don Quichotte, pour qu’il voie que je suis, comme on dit, pain reconnaissant. Et vous, en bon secrétaire et en bon Biscayen, vous pourrez ajouter tout ce que vous voudrez et qui viendra bien à propos. Maintenant, qu’on lève cette nappe, et qu’on me donne à manger. Après cela, je me verrai le blanc des yeux avec autant d’espions, d’assassins et d’enchanteurs qu’il en viendra fondre sur moi et sur mon île. »

En ce moment un page entra.

« Voici, dit-il, un laboureur commerçant qui veut parler à Votre Seigneurie d’une affaire, à ce qu’il dit, de haute importance.

– C’est une étrange chose que ces gens affairés ! s’écria Sancho. Est-il possible qu’ils soient assez bêtes pour ne pas s’apercevoir que ce n’est pas à ces heures-ci qu’ils devraient venir traiter de leurs affaires ? Est-ce que, par hasard, nous autres gouverneurs, nous autres juges, nous ne sommes pas des hommes de chair et d’os ? Ne faut-il pas qu’ils nous laissent reposer le temps qu’exige la nécessité, ou, sinon, veulent-ils que nous soyons fabriqués de marbre ? En mon âme et conscience, si le gouvernement me dure entre les mains (ce que je ne crois guère, à ce que j’entrevois), je mettrai à la raison plus d’un homme d’affaires. Pour aujourd’hui, dites à ce brave homme qu’il entre ; mais qu’on s’assure d’abord que ce n’est pas un des espions ou de mes assassins.

– Non, seigneur, répondit le page, car il a l’air d’une sainte nitouche, et je n’y entends pas grand’chose, ou il est bon comme le bon pain.

– D’ailleurs, il n’y a rien à craindre, ajouta le majordome ; nous sommes tous ici.

– Serait-il possible, maître d’hôtel, demanda Sancho, à présent que le docteur Pédro Récio s’en est allé, que je mangeasse quelque chose de pesant et de substantiel, ne fût-ce qu’un quartier de pain et un oignon ?

– Cette nuit, au souper, répondit le maître d’hôtel, on réparera le défaut du dîner, et Votre Seigneurie sera pleinement payée et satisfaite.

– Dieu le veuille ! » répliqua Sancho.

En ce moment entra le laboureur, que, sur sa mine, on reconnaissait à mille lieues pour une bonne âme et une bonne bête. La première chose qu’il fit fut de demander :

« Qui est de vous tous le seigneur gouverneur ?

– Qui pourrait-ce être, répondit le secrétaire, sinon celui qui est assis dans le fauteuil ?

– Alors, je m’humilie en sa présence », reprit le laboureur.

Et, se mettant à deux genoux, il lui demanda sa main pour la baiser. Sancho la lui refusa, le fit relever, et l’engagea à dire ce qu’il voulait. Le paysan obéit, et dit aussitôt :

« Moi, seigneur, je suis laboureur, natif de Miguel-Turra, un village qui est à deux lieues de Ciudad-Réal.

– Allons, s’écria Sancho, nous avons un autre Tirtéafuéra ! Parlez, frère ; et tout ce que je puis vous dire, c’est que je connais fort bien Miguel-Turra, qui n’est pas loin de mon pays.

– Le cas est donc, seigneur, continua le paysan, que, par la miséricorde de Dieu, je suis marié en forme et en face de la sainte Église catholique romaine ; j’ai deux fils étudiants ; le cadet apprend pour être bachelier, l’aîné pour être licencié. Je suis veuf, parce que ma femme est morte, ou plutôt parce qu’un mauvais médecin me l’a tuée, en la purgeant lorsqu’elle était enceinte ; et si Dieu avait permis que le fruit vînt à terme, et que ce fût un fils, je l’aurais fait instruire pour être docteur, afin qu’il ne portât pas envie à ses frères le bachelier et le licencié.

– De façon, interrompit Sancho, que, si votre femme n’était pas morte, ou si on ne l’avait pas fait mourir, vous ne seriez pas veuf à présent ?

– Non, seigneur, en aucune manière, répondit le laboureur.

– Nous voilà bien avancés, reprit Sancho. En avant, frère, en avant ; il est plutôt l’heure de dormir que de traiter d’affaires.

– Je dis donc, continua le laboureur, que celui de mes fils qui doit être bachelier s’est amouraché, dans le pays même, d’une fille appelée Clara Perlerina, fille d’André Perlerino, très-riche laboureur. Et ce nom de Perlerins ne leur vient ni de généalogie, ni d’aucune terre, mais parce que tous les gens de cette famille sont culs-de-jatte[255] ; et, pour adoucir le nom, on les appelle Perlerins. Et pourtant, s’il faut dire la vérité, la jeune fille est comme une perle orientale. Regardée du côté droit, elle ressemble à une fleur des champs ; du côté gauche, elle n’est pas si bien, parce qu’il lui manque l’œil, qu’elle a perdu de la petite vérole. Et, bien que les marques et les fossettes qui lui restent sur le visage soient nombreuses et profondes, ceux qui l’aiment bien disent que ce ne sont pas des fossettes, mais des fosses où s’ensevelissent les âmes de ses amants. Elle est si propre que, pour ne pas se salir la figure, elle porte, comme on dit, le nez retroussé, si bien qu’on dirait qu’il se sauve de la bouche. Avec tout cela, elle paraît belle à ravir, car elle a la bouche grande, au point que, s’il ne lui manquait pas dix à douze dents du devant et du fond, cette bouche pourrait passer et outre-passer parmi les mieux formées. Des lèvres, je n’ai rien à dire, parce qu’elles sont si fines et si délicates que, si c’était la mode de dévider des lèvres, on en pourrait faire un écheveau. Mais, comme elles ont une tout autre couleur que celle qu’on voit ordinairement aux lèvres, elles semblent miraculeuses, car elles sont jaspées de bleu, de vert et de violet. Et que le seigneur gouverneur me pardonne si je lui fais avec tant de détails la peinture des qualités de celle qui doit à la fin des fins devenir ma fille ; c’est que je l’aime bien, et qu’elle ne me semble pas mal.

– Peignez tout ce qui vous fera plaisir, répondit Sancho, car la peinture me divertit, et, si j’avais dîné, il n’y aurait pas de meilleur dessert pour moi que votre portrait.

– C’est aussi ce qui me reste à faire pour vous servir, reprit le laboureur. Mais un temps viendra où nous serons quelque chose, si nous ne sommes rien à présent. Je dis donc, seigneur, que si je pouvais peindre la gentillesse et la hauteur de son corps, ce serait une chose à tomber d’admiration. Mais ce n’est pas possible, parce qu’elle est courbée et pliée en deux, si bien qu’elle a les genoux dans la bouche ; et pourtant il est facile de voir que, si elle pouvait se lever, elle toucherait le toit avec la tête. Elle aurait bien déjà donné la main à mon bachelier ; mais c’est qu’elle ne peut pas l’étendre, parce que cette main est nouée, et cependant on reconnaît aux ongles longs et cannelés la belle forme qu’elle aurait eue.

– Voilà qui est bien, dit Sancho ; et supposez, frère, que vous l’ayez dépeinte des pieds à la tête, que voulez-vous maintenant ? Venez au fait sans détour ni ruelles, sans retaille ni allonge.

– Je voudrais, seigneur, répondit le paysan, que Votre Grâce me fît la grâce de me donner une lettre de recommandation pour le père de ma bru, en le suppliant de vouloir bien faire ce mariage au plus vite, parce que nous ne sommes inégaux ni dans les biens de la fortune, ni dans ceux de la nature. En effet, pour dire la vérité, seigneur gouverneur, mon fils est possédé du diable, et il n’y a pas de jour que les malins esprits ne le tourmentent trois ou quatre fois ; et de plus, pour être tombé un beau jour dans le feu, il a le visage ridé comme un vieux parchemin, avec les yeux un peu coulants et pleureurs. Mais aussi il a un caractère d’ange, et, si ce n’était qu’il se gourme et se rosse lui-même sur lui-même, ce serait un bienheureux.

– Voulez-vous encore autre chose, brave homme ? demanda Sancho.

– Oui, je voudrais bien autre chose, reprit le laboureur ; seulement je n’ose pas le dire. Mais enfin vaille que vaille, il ne faut pas que ça me pourrisse dans l’estomac. Je dis donc, seigneur, que je voudrais que Votre Grâce me donnât trois cents ou bien six cents ducats pour grossir la dot de mon bachelier, je veux dire pour l’aider à se mettre en ménage ; car enfin, il faut bien que ces enfants aient de quoi vivre par eux-mêmes, sans être exposés aux impertinences des beaux-pères.

– Voyez si vous voulez encore autre chose, dit Sancho, et ne vous privez pas de le dire, par honte ou par timidité.

– Non certainement, rien de plus », répondit le laboureur.

Il avait à peine parlé que le gouverneur se leva tout debout, empoigna la chaise sur laquelle il était assis, et s’écria :

« Je jure Dieu, don pataud, manant et malappris, que, si vous ne vous sauvez et vous cachez de ma présence, je vous casse et vous ouvre la tête avec cette chaise. Maraud, maroufle, peintre du diable, c’est à ces heures-ci que tu viens me demander six cents ducats ? D’où les aurais-je, puant que tu es ? et pourquoi te les donnerais-je, si je les avais, sournois, imbécile ? Qu’est-ce que me font à moi Miguel-Turra et tout le lignage des Perlerins ? Va-t’en, dis-je, ou sinon, par la vie du duc mon seigneur, je fais ce que je t’ai dit. Tu ne dois pas être de Miguel-Turra, mais bien quelque rusé fourbe, et c’est pour me tenter que l’enfer t’envoie ici. Dis-moi, homme dénaturé, il n’y a pas encore un jour et demi que j’ai le gouvernement, et tu veux que j’aie déjà ramassé six cents ducats ! »

Le maître d’hôtel fit alors signe au laboureur de sortir de la salle, et l’autre s’en alla tête baissée, avec tout l’air d’avoir peur que le gouverneur n’exécutât sa menace, car le fripon avait parfaitement joué son rôle.

Mais laissons Sancho avec sa colère, et que la paix, comme on dit, revienne à la danse. Il faut retourner à don Quichotte, que nous avons laissé le visage couvert d’emplâtres, et soignant ses blessures de chat, dont il ne guérit pas en moins de huit jours, pendant l’un desquels il lui arriva ce que Cid Hamet promet de rapporter avec la ponctuelle véracité qu’il met à conter toutes les choses de cette histoire, quelque infiniment petites qu’elles puissent être.


Chapitre XLVIII

De ce qui arriva à don Quichotte avec doña Rodriguez, la duègne de la duchesse, ainsi que d’autres événements dignes de mention écrite et de souvenir éternel


Triste et mélancolique languissait le blessé don Quichotte, avec la figure couverte de compresses, et marquée, non par la main de Dieu, mais par les griffes d’un chat ; disgrâces familières à la chevalerie errante. Il resta six jours entiers sans se montrer en public, et, pendant l’une des nuits, tandis qu’il était éveillé, pensant à ses malheurs et aux poursuites d’Altisidore, il entendit ouvrir avec une clef la porte de son appartement. Aussitôt il imagina que l’amoureuse damoiselle venait attenter à son honnêteté, et le mettre en passe de manquer à la foi qu’il devait garder à sa dame Dulcinée du Toboso.

« Non, s’écria-t-il, croyant à son idée, et cela d’une voix qui pouvait être entendue ; non, la plus ravissante beauté de la terre ne sera point capable de me faire cesser un instant d’adorer celle que je porte gravée dans le milieu de mon cœur et dans le plus profond de mes entrailles. Que tu sois, ô ma dame, transformée en paysanne à manger de l’oignon, ou bien en nymphe du Tage doré tissant des étoffes de soie et d’or ; que Merlin ou Montésinos te retiennent où il leur plaira ; en quelque part que tu sois, tu es à moi, comme, en quelque part que je sois, j’ai été, je suis et je serai toujours à toi. »

Achever ces propos et voir s’ouvrir la porte, ce fut l’affaire du même instant. Don Quichotte s’était levé tout debout sur son lit, enveloppé du haut en bas d’une courte-pointe de satin jaune, une barrette sur la tête, le visage bandé, pour cacher les égratignures, et les moustaches en papillotes, pour les tenir droites et fermes. Dans ce costume, il avait l’air du plus épouvantable fantôme qui se pût imaginer. Il cloua ses yeux sur la porte, et, quand il croyait voir paraître la tendre et soumise Altisidore, il vit entrer une vénérable duègne avec des voiles blancs à sa coiffe, si plissés et si longs, qu’ils la couvraient, comme un manteau, de la tête aux pieds. Dans les doigts de la main gauche, elle portait une bougie allumée, et de la main droite elle se faisait ombre pour que la lumière ne la frappât point dans les yeux, que cachaient d’ailleurs de vastes lunettes. Elle marchait à pas de loup et sur la pointe du pied. Don Quichotte la regarda du haut de sa tour d’observation[256], et, quand il vit son accoutrement, quand il observa son silence, pensant que c’était quelque sorcière ou magicienne qui venait en ce costume lui jouer quelque méchant tour de son métier, il se mit à faire des signes de croix de toute la vitesse de son bras.

La vision cependant s’approchait. Quand elle fut parvenue au milieu de la chambre, elle leva les yeux, et vit avec quelle hâte don Quichotte faisait des signes de croix. S’il s’était senti intimider en voyant une telle figure, elle fut épouvantée en voyant la sienne ; car elle n’eut pas plutôt aperçu ce corps si long et si jaune, avec la couverture et les compresses qui le défiguraient, que, jetant un grand cri :

« Jésus ! s’écria-t-elle, qu’est-ce que je vois là ? »

Dans son effroi, la bougie lui tomba des mains, et, se voyant dans les ténèbres, elle tourna le dos pour s’en aller ; mais la peur la fit s’embarrasser dans les pans de sa jupe, et elle tomba tout de son long sur le plancher.

Don Quichotte, plus effrayé que jamais, se mit à dire :

« Je t’adjure, ô fantôme, ou qui que tu sois, de me dire qui tu es, et ce que tu veux de moi. Si tu es une âme en peine, ne crains pas de me le dire ; je ferai pour toi tout ce que mes forces me permettront, car je suis chrétien catholique, et porté à rendre service à tout le monde ; et c’est pour cela que j’ai embrassé l’ordre de la chevalerie errante, dont la profession s’étend jusqu’à rendre service aux âmes du purgatoire. »

La duègne, assommée du coup, s’entendant adjurer et conjurer, comprit par sa peur celle de don Quichotte, et lui répondit d’une voix basse et dolente :

« Seigneur don Quichotte (si, par hasard, Votre Grâce est bien don Quichotte), je ne suis ni fantôme, ni vision, ni âme du purgatoire, comme Votre Grâce doit l’avoir pensé, mais bien doña Rodriguez, la duègne d’honneur de madame la duchesse, et je viens recourir à Votre Grâce pour une des nécessités dont Votre Grâce a coutume de donner le remède.

– Dites-moi, dame doña Rodriguez, interrompit don Quichotte, venez-vous, par hasard, faire ici quelque entremise d’amour ? je dois vous apprendre que je ne suis bon à rien pour personne, grâce à la beauté sans pareille de ma dame Dulcinée du Toboso. Je dis enfin, dame doña Rodriguez, que, pourvu que Votre Grâce laisse de côté tout message amoureux, vous pouvez aller rallumer votre bougie, et revenir ici ; nous causerons ensuite de tout ce qui pourra vous plaire et vous être agréable, sauf, comme je l’ai dit, toute insinuation et incitation.

– Moi des messages de personne, mon bon seigneur ! répondit la duègne ; Votre Grâce me connaît bien mal. Oh ! je ne suis pas encore d’un âge si avancé qu’il ne me reste d’autre ressource que de semblables enfantillages ; car, Dieu soit loué ! j’ai mon âme dans mes chairs, et toutes mes dents du haut et du bas dans la bouche, hormis quelques-unes que m’ont emportées trois ou quatre catarrhes, de ceux qui sont si fréquents en ce pays d’Aragon. Mais que Votre Grâce m’accorde un instant, j’irai rallumer ma bougie, et je reviendrai sur-le-champ vous conter mes peines, comme au réparateur de toutes celles du monde entier. »

Sans attendre de réponse, la duègne sortit de l’appartement, où don Quichotte resta calme et rassuré en attendant son retour. Mais aussitôt mille pensées l’assaillirent au sujet de cette nouvelle aventure. Il lui semblait fort mal fait, et plus mal imaginé, de s’exposer au péril de violer la foi promise à sa dame ; et il se disait à lui-même :

« Qui sait si le diable, toujours artificieux et subtil, n’essayera point maintenant du moyen d’une duègne pour me faire donner dans le piège où n’ont pu m’attirer les impératrices, reines, duchesses, comtesses et marquises ? J’ai ouï dire bien des fois, et à bien des gens avisés, que, s’il le peut, il vous donnera la tentatrice plutôt camuse qu’à nez grec. Qui sait enfin si cette solitude, ce silence, cette occasion, ne réveilleront point mes désirs endormis, et ne me feront pas tomber, au bout de mes années, où je n’avais pas même trébuché jusqu’à cette heure ? En cas pareils, il vaut mieux fuir qu’accepter le combat… Mais, en vérité, je dois avoir perdu l’esprit, puisque de telles extravagances me viennent à la bouche et à l’imagination. Non ; il est impossible qu’une duègne à lunettes et à longue coiffe blanche éveille une pensée lascive dans le cœur le plus dépravé du monde. Y a-t-il, par hasard, une duègne sur la terre qui ait la chair un peu ferme et rebondie ? y a-t-il, par hasard, une duègne dans l’univers entier qui manque d’être impertinente, grimacière et mijaurée ? Sors donc d’ici, troupe coiffée, inutile pour toute humaine récréation. Oh ! qu’elle faisait bien, cette dame de laquelle on raconte qu’elle avait aux deux bouts de son estrade deux duègnes en figure de cire, avec leurs lunettes et leurs coussinets, assises comme si elles eussent travaillé à l’aiguille ! Elles lui servaient, autant, pour la représentation et le décorum, que si ces deux statues eussent été des duègnes véritables. »

En disant cela, il se jeta en bas du lit dans l’intention de fermer la porte, et de ne point laisser entrer la dame Rodriguez. Mais, au moment où il touchait la serrure, la dame Rodriguez revenait avec une bougie allumée. Quand elle vit de plus près don Quichotte, enveloppé dans la couverture jaune, avec ses compresses et sa barrette, elle eut peur de nouveau, et, faisant deux ou trois pas en arrière :

« Sommes-nous en sûreté, dit-elle, seigneur chevalier ? car ce n’est pas à mes yeux un signe de grande continence que Votre Grâce ait quitté le lit.

– Cette même question, madame, il est bon que je la fasse aussi, répondit don Quichotte. Je vous demande donc si je serai bien sûr de n’être ni assailli ni violenté.

– À qui ou de qui demandez-vous cette sûreté, seigneur chevalier ? reprit la duègne.

– À vous et de vous, répliqua don Quichotte, car je ne suis pas de marbre, ni vous de bronze, et il n’est pas maintenant dix heures du matin, mais minuit, et même un peu plus, à ce que j’imagine, et nous sommes dans une chambre plus close et plus secrète que ne dut être la grotte où le traître et audacieux Énée abusa de la belle et tendre Didon. Mais donnez-moi la main, madame ; je ne veux pas de plus grande sûreté que celle de ma continence et de ma retenue, appuyée sur celle qu’offrent ces coiffes vénérables. »

En achevant ces mots, il lui baisa la main droite, et lui offrit la sienne, que la duègne accepta avec les mêmes cérémonies.

En cet endroit, Cid Hamet fait une parenthèse et dit :

« Par Mahomet ! je donnerais, pour voir ces deux personnages aller, ainsi embrassés, de la porte jusqu’au lit, la meilleure des deux pelisses que je possède. »

Enfin don Quichotte se remit dans ses draps, et doña Rodriguez s’assit sur une chaise un peu écartée du lit, sans déposer ni ses lunettes ni sa bougie. Don Quichotte se blottit et se cacha tout entier, ne laissant que son visage à découvert ; puis, quand ils se furent tous deux bien installés, le premier qui rompit le silence fut don Quichotte.

« Maintenant, dit-il, dame doña Rodriguez. Votre Grâce peut découdre les lèvres, et épancher tout ce que renferment son cœur affligé et ses soucieuses entrailles ; vous serez, de ma part, écoutée avec de chastes oreilles, et secourue par de charitables œuvres.

– C’est bien ce que je crois, répondit la duègne ; car du gentil et tout aimable aspect de Votre Grâce, on ne pouvait espérer autre chose qu’une si chrétienne réponse. Or, le cas est, seigneur don Quichotte, que, bien que Votre Grâce me voie assise sur cette chaise, et au beau milieu du royaume d’Aragon, en costume de duègne usée, ridée et propre à rien, je suis pourtant native des Asturies d’Oviédo, et de race qu’ont traversée beaucoup des plus nobles familles de cette province. Mais ma mauvaise étoile, et la négligence de mes père et mère, qui se sont appauvris avant le temps, sans savoir comment ni pourquoi, m’amenèrent à Madrid, où, pour me faire un sort, et pour éviter de plus grands malheurs, mes parents me placèrent comme demoiselle de couture chez une dame de qualité ; et je veux que Votre Grâce sache qu’en fait de petits étuis et de fins ouvrages à l’aiguille, aucune femme ne m’a damé le pion en toute la vie. Mes parents me laissèrent au service, et s’en retournèrent à leur pays, d’où, peu d’années après, ils durent s’en aller au ciel, car ils étaient bons chrétiens catholiques. Je restai orpheline, réduite au misérable salaire et aux chétives faveurs qu’on fait dans le palais des grands à cette espèce de servante. Mais, dans ce temps, et sans que j’y donnasse la moindre occasion, voilà qu’un écuyer devint amoureux de moi. C’était un homme déjà fort avancé en âge, à grande barbe, à respectable aspect, et surtout gentilhomme autant que le roi, car il était montagnard[257]. Nos amours ne furent pas menés si secrètement qu’ils ne parvinssent à la connaissance de ma dame, laquelle, pour éviter les propos et les caquets, nous maria en forme et en face de la sainte Église catholique romaine. De ce mariage naquit une fille, pour combler ma disgrâce, non pas que je fusse morte en couche, car elle vint à bien et à terme ; mais parce qu’à peu de temps de là mon mari mourut d’une certaine peur qui lui fut faite, telle que, si j’avais le temps de la raconter aujourd’hui, je suis sûre que Votre Grâce en serait bien étonnée. »

À ces mots, la duègne se mit à pleurer tendrement et dit :

« Que Votre Grâce me pardonne, seigneur don Quichotte ; mais je ne puis rien y faire ; chaque fois que je me rappelle mon pauvre défunt, les larmes me viennent aux yeux. Sainte Vierge ! avec quelle solennité il conduisait ma dame sur la croupe d’une puissante mule, noire comme du jais ! car alors on ne connaissait ni carrosses, ni chaises à porteurs, comme à présent, et les dames allaient en croupe derrière leurs écuyers. Quant à cette histoire, je ne puis m’empêcher de la conter, pour que vous voyiez quelles étaient la politesse et la ponctualité de mon bon mari. Un jour, à Madrid, lorsqu’il entrait dans la rue de Santiago, qui est un peu étroite, un alcalde de cour venait d’en sortir, avec deux alguazils en avant. Dès que le bon écuyer l’aperçut, il fit tourner bride à la mule, faisant mine de revenir sur ses pas pour accompagner l’alcalde. Ma maîtresse, qui allait en croupe, lui dit à voix basse : « Que faites-vous, malheureux ? ne voyez-vous pas que je suis ici ? » L’alcalde, en homme courtois, retint la bride de son cheval, et dit : « Suivez votre chemin, seigneur, c’est moi qui dois accompagner madame doña Cassilda » (tel était le nom de ma maîtresse). Mon mari cependant, le bonnet à la main, s’opiniâtrait encore à vouloir suivre l’alcalde, Quand ma maîtresse vit cela, pleine de dépit et de colère, elle prit une grosse épingle, ou plutôt tira de son étui un poinçon, et le lui enfonça dans les reins. Mon mari jeta un grand cri, et se tordit le corps, de façon qu’il roula par terre avec sa maîtresse. Les deux laquais de la dame accoururent pour la relever, ainsi que l’alcalde et ses alguazils. Cela mit en confusion toute la porte de Guadalajara, je veux dire tous les désœuvrés qui s’y trouvaient. Ma maîtresse s’en revint à pied ; mon mari se réfugia dans la boutique d’un barbier, disant qu’il avait les entrailles traversées de part en part. Sa courtoisie se divulgua si bien, et fit un tel bruit, que les petits garçons couraient après lui dans les rues. Pour cette raison, et parce qu’il avait la vue un peu courte, ma maîtresse lui donna son congé, et le chagrin qu’il en ressentit lui causa, j’en suis sûre, la maladie dont il est mort. Je restai veuve, sans ressources, avec une fille sur les bras, qui chaque jour croissait en beauté comme l’écume de la mer. Finalement, comme j’avais la réputation de grande couturière, madame la duchesse, qui venait d’épouser le duc, mon seigneur, voulut m’emmener avec elle dans ce royaume d’Aragon, et ma fille aussi, ni plus ni moins. Depuis lors, les jours venant, ma fille a grandi ; et avec elle toutes les grâces du monde. Elle chante comme une alouette, danse comme la pensée, lit et écrit comme un maître d’école, et compte comme un usurier. Des soins qu’elle prend de sa personne, je n’ai rien à dire, car l’eau qui court n’est pas plus propre qu’elle ; et maintenant elle doit avoir, si je m’en souviens bien, seize ans, cinq mois et trois jours, un de plus ou de moins. Enfin, de cette mienne enfant s’amouracha le fils d’un laboureur très-riche, qui demeure dans un village du duc, mon seigneur, à peu de distance d’ici ; puis, je ne sais trop comment, ils trouvèrent moyen de se réunir ; et, lui donnant parole de l’épouser, le jeune homme a séduit ma fille. Maintenant il ne veut plus remplir sa promesse, et, quoique le duc, mon seigneur, sache toute l’affaire, car je me suis plainte à lui, non pas une, mais bien des fois, et que je l’aie prié d’obliger ce laboureur à épouser ma fille, il fait la sourde oreille, et veut à peine m’entendre. La raison en est que, comme le père du séducteur, étant fort riche, lui prête de l’argent, et se rend à tout moment caution de ses fredaines, il ne veut le mécontenter, ni lui faire de peine en aucune façon. Je voudrais donc, mon bon seigneur, que Votre Grâce se chargeât de défaire ce grief soit par la prière, soit par les armes ; car, à ce que dit tout le monde, Votre Grâce y est venue pour défaire les griefs, redresser les torts et prêter assistance aux misérables. Que Votre Grâce se mette bien devant les yeux l’abandon de ma fille, qui est orpheline, sa gentillesse, son jeune âge, et tous les talents que je vous ai dépeints. En mon âme et conscience, de toutes les femmes qu’a madame la duchesse, il n’y en a pas une qui aille à la semelle de son soulier ; car une certaine Altisidore, qui est celle qu’on tient pour la plus huppée et la plus égrillarde, mise en comparaison de ma fille, n’en approche pas d’une lieue. Il faut que Votre Grâce sache, mon seigneur, que tout ce qui reluit n’est pas or. Cette petite Altisidore a plus de présomption que de beauté, et plus d’effronterie que de retenue ; outre qu’elle n’est pas fort saine, car elle a dans l’haleine un certain goût d’échauffé, si fort, qu’on ne peut supporter d’être un seul instant auprès d’elle ; et même madame la duchesse… Mais je veux me taire, car on dit que les murailles ont des oreilles.

– Qu’a donc madame la duchesse, dame doña Rodriguez ? s’écria don Quichotte ; sur ma vie, expliquez-vous.

– En m’adjurant ainsi, répondit la duègne, je ne puis manquer de répondre à ce qu’on me demande, en toute vérité. Vous voyez bien, seigneur don Quichotte, la beauté de madame la duchesse, ce teint du visage, brillant comme une épée fourbie et polie, ces deux joues de lis et de roses, dont l’une porte le soleil et l’autre la lune ? vous voyez bien cette fierté avec laquelle elle marche, foulant et méprisant le sol, si bien qu’on dirait qu’elle verse et répand la santé partout où elle passe ? Eh bien ! sachez qu’elle peut en rendre grâce, d’abord à Dieu, puis à deux fontaines[258] qu’elle a aux deux jambes, et par où s’écoulent toutes les mauvaises humeurs, dont les médecins disent qu’elle est remplie.

– Sainte bonne Vierge ! s’écria don Quichotte, est-il possible que madame la duchesse ait de tels écoulements ? Je ne l’aurais pas cru, quand même des carmes déchaussés me l’eussent affirmé ; mais, puisque c’est dame doña Rodriguez qui le dit, il faut bien que ce soit vrai. Cependant de telles fontaines, et placées en de tels endroits, il ne doit pas couler des humeurs, mais de l’ambre liquide. En vérité, je finis par croire que cet usage de se faire des fontaines doit être une chose bien importante pour la santé.[259] »

À peine don Quichotte achevait-il de dire ces derniers mots, que, d’un coup violent, on ouvrit les portes de sa chambre. Le saisissement fit tomber la bougie des mains de doña Rodriguez, et l’appartement resta, comme on dit, bouche de four. Bientôt la pauvre duègne sentit qu’on la prenait à deux mains par la gorge, si vigoureusement qu’on ne lui laissait pas pousser un cri ; puis, sans dire mot, une autre personne lui releva brusquement les jupes, et, avec quelque chose qui ressemblait à une pantoufle, commença à la fouetter si vertement que c’était une pitié. Don Quichotte, bien qu’il sentît s’éveiller la sienne, ne bougeait pas de son lit, ne sachant ce que ce pouvait être ; il se tenait coi, silencieux, et craignait même que la correction ne vînt jusqu’à lui. Sa peur ne fut pas vaine ; car, dès que les invisibles bourreaux eurent bien moulu la duègne, qui n’osait laisser échapper une plainte, ils s’approchèrent de don Quichotte, et, le déroulant d’entre les draps et les couvertures, ils le pincèrent si fort et si dru, qu’il ne put s’empêcher de se défendre à coups de poing ; et tout cela dans un admirable silence. La bataille dura presque une demi-heure ; les fantômes disparurent ; doña Rodriguez rajusta ses jupes, et, gémissant sur sa disgrâce, elle gagna la porte sans dire un mot à don Quichotte, lequel, pincé et meurtri, confus et pensif, resta seul en son lit, où nous le laisserons, dans le désir de savoir quel était le pervers enchanteur qui l’avait mis en cet état. Mais cela s’expliquera en son temps, car Sancho Panza nous appelle, et la symétrie de l’histoire exige que nous retournions à lui.


Chapitre XLIX

Ce qui arriva à Sancho Panza faisant la ronde dans son île


Nous avons laissé le grand gouverneur fort courroucé contre le laboureur peintre de caricatures, lequel, bien stylé par le majordome, ainsi que le majordome bien avisé par le duc, se moquaient de Sancho Panza. Mais celui-ci, tout sot qu’il était, leur tenait tête à tous, sans broncher d’un pas. Il dit à ceux qui l’entouraient, ainsi qu’au docteur Pédro Récio, qui était rentré dans la salle après la lecture secrète de la lettre du duc :

« En vérité, je comprends à présent que les juges et les gouverneurs doivent être ou se faire de bronze, pour ne pas sentir les importunités des gens affairés, qui, à toute heure et à tout moment, veulent qu’on les écoute et qu’on les dépêche, ne faisant, quoi qu’il arrive, attention qu’à leur affaire. Et, si le pauvre juge ne les écoute et ne les dépêche aussitôt, soit qu’il ne le puisse point, soit que le temps ne soit pas venu de donner audience, ils le maudissent, le mordent, le déchirent, lui rongent les os, et même lui contestent ses quartiers de noblesse. Sot et ridicule commerçant, ne te presse pas ainsi ; attends l’époque et l’occasion de faire tes affaires ; ne viens pas à l’heure de manger, ni à celle de dormir, car les juges sont de chair et d’os ; ils doivent donner à la nature ce qu’elle exige d’eux naturellement, si ce n’est moi, pourtant, qui ne donne rien à manger à la mienne ; grâce au seigneur docteur Pédro Récio Tirtéafuéra, ici présent, qui veut que je meure de faim, et affirme que cette mort est la vie. Dieu la lui donne semblable, à lui et à tous ceux de sa race, je veux dire celle des méchants médecins, car celle des bons mérite des palmes de laurier. »

Tous ceux qui connaissaient Sancho Panza s’étonnaient de l’entendre parler avec tant d’élégance, et ne savaient à quoi attribuer ce changement, si ce n’est que les offices importants et graves ou réveillent ou engourdissent les intelligences. Finalement, le docteur Pédro Récio Agüero de Tirtéafuéra lui promit de le laisser souper ce soir-là, dût-il violer tous les aphorismes d’Hippocrate. Cette promesse remplit de joie le gouverneur, qui attendait avec une extrême impatience que la nuit vînt, et avec elle l’heure du souper. Et, quoique le temps lui semblât s’être arrêté, sans remuer de place, néanmoins le moment qu’il désirait avec tant d’ardeur arriva, et on lui donna pour souper un hachis froid de bœuf et d’oignons, avec les pieds d’un veau quelque peu avancé en âge. Il se jeta sur ces ragoûts avec plus de plaisir que si on lui eût servi des francolins de Milan, des faisans de Rome, du veau de Sorento, des perdrix de Moron ou des oies de Lavajos. Pendant le souper, il se tourna vers le docteur et lui dit :

« Écoutez, seigneur docteur, ne prenez plus désormais la peine de me faire manger des choses succulentes, ni des mets exquis ; ce serait ôter de ses gonds mon estomac, qui est habitué à la chèvre, au mouton, au lard, au salé, aux navets et aux oignons. Si, par hasard, on lui donne des ragoûts de palais, il les reçoit en rechignant, et quelquefois avec dégoût. Ce que le maître d’hôtel peut faire de mieux, c’est de m’apporter de ces plats qu’on appelle pots-pourris[260] ; plus ils sont pourris, meilleur ils sentent, et il pourra y fourrer tout ce qu’il lui plaira, pourvu que ce soit chose à manger ; je lui en saurai un gré infini, et le lui payerai même quelque jour. Mais que personne ne se moque de moi ; car, enfin, ou nous sommes ou nous ne sommes pas. Vivons et mangeons tous en paix et en bonne compagnie, puisque, quand Dieu fait luire le soleil, c’est pour tout le monde. Je gouvernerai cette île sans rien prendre ni laisser prendre. Mais que chacun ait l’œil au guet et se tienne sur le qui-vive, car je lui fais savoir que le diable s’est mis dans la danse, et que, si l’on m’en donne occasion, l’on verra des merveilles ; sinon, faites-vous miel, et les mouches vous mangeront.

– Assurément, seigneur gouverneur, dit le maître d’hôtel. Votre Grâce a parfaitement raison en tout ce qu’elle a dit, et je me rends caution pour tous les insulaires de cette île, qu’ils serviront Votre Grâce avec ponctualité, amour et bienveillance ; car la façon tout aimable de gouverner qu’a prise Votre Grâce dès son début ne leur permet point de rien faire ni de rien penser qui pût tourner à l’oubli de leurs devoirs envers Votre Grâce.

– Je le crois bien, répondit Sancho, et ce seraient des imbéciles s’ils faisaient ou pensaient autre chose. Je répète seulement qu’on ait soin de pourvoir à ma subsistance et à celle de mon grison ; c’est ce qui importe le plus à l’affaire, et vient le mieux à propos. Quand il en sera l’heure, nous irons faire la ronde, car mon intention est de nettoyer cette île de toute espèce d’immondices, de vagabonds, de fainéants et de gens mal occupés. Je veux que vous sachiez, mes amis, que les gens désœuvrés et paresseux sont dans la république la même chose que les frelons dans la ruche, qui mangent le miel fait par les laborieuses abeilles. Je pense favoriser les laboureurs, conserver aux hidalgos leurs privilèges, récompenser les hommes vertueux, et surtout porter respect à la religion et à l’homme religieux. Que vous en semble, amis ? Hein ! est-ce que je dis quelque chose, ou est-ce que je me casse la tête ?

– Votre Grâce parle de telle sorte, seigneur gouverneur, dit le majordome, que je suis émerveillé de voir un homme aussi peu lettré que Votre Grâce, car je crois que vous ne l’êtes pas du tout, dire de telles choses, pleines de sentences et de maximes, si éloignées enfin de ce qu’attendaient de Votre Grâce ceux qui nous ont envoyés, et nous qui sommes venus ici. Chaque jour on voit des choses nouvelles dans le monde ; les plaisanteries se changent en réalités sérieuses, et les moqueurs se trouvent moqués. »

La nuit vint, et le gouverneur soupa, comme on l’a dit, avec la permission du docteur Récio. Chacun s’étant équipé pour la ronde, il sortit avec le majordome, le secrétaire, le maître d’hôtel, le chroniqueur chargé de mettre par écrit ses faits et gestes, et une telle foule d’alguazils et de gens de justice, qu’ils auraient pu former un médiocre escadron. Sancho marchait au milieu d’eux, sa verge à la main, et tout à fait beau à voir. Ils avaient à peine traversé quelques rues du pays, qu’ils entendirent un bruit d’épées. On accourut, et l’on trouva que c’étaient deux hommes seuls qui étaient aux prises ; lesquels, voyant venir la justice, s’arrêtèrent, et l’un d’eux s’écria :

« Au nom de Dieu et du roi, est-il possible de souffrir qu’on vole en pleine ville dans ce pays, et qu’on attaque dans les rues comme sur un grand chemin ?

– Calmez-vous, homme de bien, dit Sancho, et contez-moi la cause de votre querelle ; je suis le gouverneur. »

L’adversaire dit alors :

« Seigneur gouverneur, je vous la dirai aussi brièvement que possible. Votre Grâce saura que ce gentilhomme vient à présent de gagner dans cette maison de jeu, qui est en face, plus de mille réaux, et Dieu sait comment. Et, comme j’étais présent, j’ai décidé plus d’un coup douteux en sa faveur, contre tout ce que me dictait la conscience. Il est parti avec son gain, et, quand j’attendais qu’il me donnerait pour le moins un écu de gratification, comme c’est l’usage et la coutume de la donner aux gens de qualité tels que moi[261], qui formons galerie pour passer le temps bien ou mal, pour appuyer des injustices et prévenir des démêlés, il empocha son argent et sortit de la maison. Je courus, plein de dépit, à sa poursuite, et lui demandai d’une façon polie qu’il me donnât tout au moins huit réaux, car il sait bien que je suis un homme d’honneur, et que je n’ai ni métier ni rente, parce que mes parents ne m’ont ni appris l’un ni laissé l’autre. Mais le sournois, qui est plus voleur que Cacus, et plus filou qu’Andradilla, ne voulait pas me donner plus de quatre réaux. Voyez, seigneur gouverneur, quel peu de honte et quel peu de conscience ! Mais, par ma foi, si Votre Grâce ne fût arrivée, je lui aurais bien fait vomir son bénéfice, et il aurait appris à mettre le poids à la romaine.

– Que dites-vous à cela ? » demanda Sancho.

L’autre répondit :

« Tout ce qu’a dit mon adversaire est la vérité. Je n’ai pas voulu lui donner plus de quatre réaux, parce que je les lui donne bien souvent ; et ceux qui attendent la gratification des joueurs doivent être polis, et prendre gaiement ce qu’on leur donne, sans se mettre en compte avec les gagnants, à moins de savoir avec certitude que ce sont des filous, et que ce qu’ils gagnent est mal gagné. Mais, pour justifier que je suis un homme de bien, et non voleur, comme il le dit, il n’y a pas de meilleure preuve que de n’avoir rien voulu lui donner, car les filous sont toujours tributaires des gens de la galerie qui les connaissent.

– Cela est vrai, dit le majordome ; que Votre Grâce, seigneur gouverneur, décide ce qu’il faut faire de ces hommes.

– Ce qu’il faut en faire, répondit Sancho ; vous, gagnant bon ou mauvais, ou ni l’un ni l’autre, donnez sur-le-champ à votre assaillant cent réaux, et vous aurez de plus à en débourser trente pour les pauvres de la prison. Et vous, qui n’avez ni métier ni rente, et vivez les bras croisés dans cette île, prenez vite ces cent réaux, et demain, dans la journée, sortez de cette île, exilé pour dix années, sous peine, si vous rompez votre ban, de les achever dans l’autre vie ; car je vous accroche à la potence, ou du moins le bourreau par mon ordre. Et que personne ne réplique, ou gare à lui. »

L’un déboursa l’argent, l’autre l’empocha ; celui-ci quitta l’île, et celui-là s’en retourna chez lui. Le gouverneur dit alors :

« Ou je pourrai peu de chose, ou je supprimerai ces maisons de jeu, car j’imagine qu’elles causent un grand dommage.

– Celle-ci du moins, dit un greffier. Votre Grâce ne pourra pas la supprimer, car elle est tenue par un grand personnage, qui, sans comparaison, perd plus d’argent chaque année qu’il n’en retire des cartes. C’est contre des tripots de moindre étage que Votre Grâce pourra montrer son pouvoir ; ceux-là font le plus de mal et cachent le plus d’infamies. Dans les maisons des gentilshommes et des grands seigneurs, les filous célèbres n’osent point user de leurs tours d’adresse. Et, puisque ce vice du jeu est devenu un exercice commun, il vaut mieux qu’on joue dans les maisons des gens de qualité que dans celle de quelque artisan, où l’on empoigne un malheureux de minuit au matin, pour l’écorcher tout vif.[262]

– Oh ! pour cela, greffier, reprit Sancho, je sais qu’il y a beaucoup à dire. »

En ce moment arriva un archer de maréchaussée qui tenait un jeune homme au collet.

« Seigneur gouverneur, dit-il, ce garçon venait de notre côté ; mais, dès qu’il aperçut la justice, il tourna les talons et se mit à courir comme un daim, signe certain que c’est quelque délinquant. Je partis à sa poursuite, et s’il n’eût trébuché et tombé en courant, je ne l’aurais jamais rattrapé.

– Pourquoi fuyais-tu, jeune homme ? demanda Sancho.

– Seigneur, répondit le garçon, c’était pour éviter de répondre aux nombreuses questions que font les gens de justice.

– Quel est ton métier ?

– Tisserand.

– Et qu’est-ce que tu tisses ?

– Des fers de lance, avec la permission de Votre Grâce.

– Ah ! ah ! vous faites le bouffon, vous plaisantez à ma barbe ! c’est fort bien. Mais où alliez-vous maintenant ?

– Prendre l’air, seigneur.

– Et où prend-on l’air dans cette île ?

– Où il souffle.

– Bon, vous répondez à merveille ; vous avez de l’esprit, jeune homme. Eh bien ! imaginez-vous que je suis l’air, que je vous souffle en poupe, et que je vous pousse à la prison ? Holà ! qu’on le saisisse, qu’on l’emmène ; je le ferai dormir là cette nuit et sans air.[263]

– Pardieu, reprit le jeune homme. Votre Grâce me fera dormir dans la prison tout comme elle me fera roi.

– Et pourquoi ne te ferais-je pas dormir dans la prison ? demanda Sancho ; est-ce que je n’ai pas le pouvoir de te prendre et de te lâcher autant de fois qu’il me plaira ?

– Quel que soit le pouvoir qu’ait Votre Grâce, dit le jeune homme, il ne sera pas suffisant pour me faire dormir dans la prison.

– Comment non ? répliqua Sancho ; emmenez-le vite, et qu’il se détrompe par ses propres yeux, quelque envie qu’ait le geôlier d’user avec lui de sa libéralité intéressée. Je lui ferai payer deux mille ducats d’amende, s’il te laisse faire un pas hors de la prison.

– Tout cela est pour rire, reprit le jeune homme, et je défie tous les habitants de la terre de me faire dormir en prison.

– Dis-moi, démon, s’écria Sancho, as-tu quelque ange à ton service pour te tirer de là, et pour t’ôter les menottes que je pense te faire mettre ?

– Maintenant, seigneur gouverneur, répondit le jeune homme d’un air dégagé, soyons raisonnables et venons au fait. Supposons que Votre Grâce m’envoie en prison, qu’on m’y mette des fers et des chaînes, qu’on me jette dans un cachot, que vous imposiez des peines sévères au geôlier s’il me laisse sortir et qu’il se soumette à vos ordres ; avec tout cela, si je ne veux pas dormir, si je veux rester éveillé toute la nuit sans fermer l’œil, Votre Grâce pourra-t-elle, avec tout son pouvoir, me faire dormir contre mon gré ?

– Non, certes, s’écria le secrétaire, et l’homme s’en est tiré à son honneur.

– De façon, reprit Sancho, que, si vous restez sans dormir, ce sera pour faire votre volonté et non pour contrevenir à la mienne ?

– Oh ! non, seigneur, répondit le jeune homme ; je n’en ai pas même la pensée.

– Eh bien ! allez avec Dieu, continua Sancho ; retournez dormir chez vous, et que Dieu vous donne bon sommeil, car je ne veux pas vous l’ôter. Mais je vous conseille de ne plus vous jouer désormais avec la justice, car vous pourriez un beau jour en rencontrer quelqu’une qui vous donnerait sur les oreilles. »

Le jeune homme s’en fut, et le gouverneur continua sa ronde. À quelques pas de là, deux archers arrivèrent, tenant un homme par les bras :

« Seigneur gouverneur, dirent-ils, cette personne, qui paraît un homme, n’en est pas un ; c’est une femme, et non laide, vraiment, qui s’est habillée en homme. »

On lui mit aussitôt devant les yeux deux ou trois lanternes, à la lumière desquelles on découvrit le visage d’une jeune fille d’environ seize ou dix-sept ans, les cheveux retenus dans une résille d’or et de soie verte, et belle comme mille perles d’Orient. On l’examina du haut en bas, et l’on vit qu’elle portait des bas de soie rouge avec des jarretières de taffetas blanc et des franges d’or et de menues perles. Ses chausses étaient vertes et de brocart d’or, et, sous un saute-en-barque ou veste ouverte en même étoffe, elle portait un pourpoint de fin tissu blanc et or. Ses souliers étaient blancs, et dans la forme de ceux des hommes ; elle n’avait pas d’épée à sa ceinture, mais une riche dague, et dans les doigts un grand nombre de brillants anneaux. Finalement, la jeune fille parut bien à tout le monde ; mais aucun de ceux qui la regardaient ne put la reconnaître. Les gens du pays dirent qu’ils ne pouvaient deviner qui ce pouvait être ; et ceux qui étaient dans le secret des tours qu’il fallait jouer à Sancho furent les plus étonnés, car cet événement imprévu n’avait pas été préparé par eux. Ils étaient tous en suspens, attendant comment finirait cette aventure. Sancho, tout émerveillé des attraits de la jeune fille, lui demanda qui elle était, où elle allait, et quelle raison lui avait fait prendre ces habits. Elle répondit, les yeux fixés à terre et rougissant de honte :

« Je ne puis, seigneur, dire si publiquement ce qu’il m’importait tant de tenir secret. La seule chose que je veuille faire comprendre, c’est que je ne suis pas un voleur, ni un malfaiteur d’aucune espèce, mais une jeune fille infortunée, à qui la violence de la jalousie a fait oublier le respect qu’on doit à l’honnêteté. »

Quand il entendit cette réponse, le majordome dit à Sancho :

« Seigneur gouverneur, faites éloigner les gens qui nous entourent, pour que cette dame puisse avec moins de contrainte dire ce qui lui plaira. »

Le gouverneur en donna l’ordre et tout le monde s’éloigna, à l’exception du majordome, du maître d’hôtel et du secrétaire. Quand elle les vit seuls autour d’elle, la jeune fille continua de la sorte :

« Je suis, seigneur, fille de Pédro Pérez Mazorca, fermier des laines de ce pays, lequel a l’habitude de venir souvent chez mon père.

– Cela n’a pas de sens, madame, dit le majordome, car je connais fort bien Pédro Pérez, et je sais qu’il n’a aucun enfant, ni fils, ni fille. D’ailleurs, il est votre père, dites-vous ; puis vous ajoutez qu’il a l’habitude d’aller souvent chez votre père.

– C’est ce que j’avais déjà remarqué, dit Sancho.

– En ce moment, seigneur, reprit la jeune fille, je suis toute troublée, et ne sais ce que je dis. Mais la vérité est que je suis fille de Diégo de la Llana, que toutes Vos Grâces doivent connaître.

– Au moins ceci a du sens, répondit le majordome, car je connais Diégo de la Llana ; je sais que c’est un hidalgo noble et riche, qui a un fils et une fille, et que, depuis qu’il a perdu sa femme, il n’y a personne en tout le pays qui puisse dire avoir vu le visage de sa fille ; car il la tient si renfermée qu’il ne permet pas seulement au soleil de la voir, et cependant la renommée dit qu’elle est extrêmement belle.

– C’est bien la vérité, reprit la jeune personne, et cette fille, c’est moi. Si la renommée ment ou ne ment pas sur ma beauté, vous en pouvez juger, seigneurs, puisque vous m’avez vue. »

En disant cela, elle se mit à fondre en larmes. Alors le secrétaire, s’approchant de l’oreille du maître d’hôtel, lui dit tout bas :

« Sans aucun doute, il doit être arrivé quelque chose d’important à cette pauvre jeune fille, puisqu’en de tels habits, à telle heure, et bien née comme elle l’est, elle court hors de sa maison.

– L’on n’en saurait douter, répondit le maître d’hôtel, d’autant plus que ses larmes confirment notre soupçon. »

Sancho la consola par les meilleurs propos qu’il put trouver, et la pria de lui dire sans nulle crainte ce qui lui était arrivé, lui promettant qu’ils s’efforceraient tous d’y porter remède de grand cœur, et par tous les moyens possibles.

« Le cas est, seigneurs, répondit-elle, que mon père me tient enfermée depuis dix ans, c’est-à-dire depuis que les vers de terre mangent ma pauvre mère. Chez nous, on dit la messe dans un riche oratoire, et, pendant tout ce temps, je n’ai jamais vu que le soleil du ciel durant le jour, et la lune et les étoiles durant la nuit. Je ne sais ce que sont ni les rues, ni les places, ni les temples, ni même les hommes, hormis mon père, mon frère et Pédro Pérez, le fermier des laines, que j’ai eu l’idée, parce qu’il vient d’ordinaire à la maison, de faire passer pour mon père afin de ne pas faire connaître le mien. Cette réclusion perpétuelle, ce refus de me laisser sortir, ne fût-ce que pour aller à l’église, il y a bien des jours et des mois que je ne puis m’en consoler. Je voulais voir le monde, ou du moins le pays où je suis née, car il me semble que ce désir n’était point contraire à la décence et au respect que les demoiselles de qualité doivent se garder à elles-mêmes. Quand j’entendais dire qu’il y avait des combats de taureaux, ou des jeux de bague, et qu’on jouait des comédies, je demandais à mon frère, qui est d’un an plus jeune que moi, de me conter ce que c’était que ces choses, et beaucoup d’autres que je n’ai jamais vues. Il me l’expliquait du mieux qu’il lui était possible, mais cela ne servait qu’à enflammer davantage mon désir de les voir. Finalement, pour abréger l’histoire de ma perdition, j’avoue que je priai et suppliai mon frère, et plût à Dieu que je ne lui eusse jamais rien demandé de semblable !… »

À ces mots la jeune fille se remit à pleurer. Le majordome lui dit :

« Veuillez poursuivre, madame, et nous dire ce qui vous est arrivé, car vos paroles et vos larmes nous tiennent tous dans l’attente.

– Peu de paroles me restent à dire, répondit la demoiselle, quoiqu’il me reste bien des larmes à pleurer, car les fantaisies imprudentes et mal placées ne peuvent amener que des mécomptes et des expiations comme celle-ci. »

Les charmes de la jeune personne avaient frappé le maître d’hôtel jusqu’au fond de l’âme ; il approcha de nouveau sa lanterne pour la regarder encore une fois, et il lui sembla que ce n’étaient point des pleurs qui coulaient de ses yeux, mais des gouttes de la rosée des prés, et même il les élevait jusqu’au rang de perles orientales. Aussi désirait-il avec ardeur que son malheur ne fût pas si grand que le témoignaient ses soupirs et ses larmes. Quant au gouverneur, il se désespérait des retards que mettait la jeune fille à conter son histoire, et il lui dit de ne pas les tenir davantage en suspens, qu’il était tard, et qu’il restait encore une grande partie de la ville à parcourir. Elle reprit, en s’interrompant par des sanglots et des soupirs entrecoupés :

« Toute ma disgrâce, toute mon infortune, se réduisent à ce que je priai mon frère de m’habiller en homme avec un de ses habillements, et de me faire sortir une nuit pour voir toute la ville, pendant que notre père dormirait. Importuné de mes prières, il finit par céder à mes désirs ; il me mit cet habillement, en prit un autre à moi qui lui va comme s’il était fait pour lui ; mon frère n’a pas encore un poil de barbe, et ressemble tout à fait à une jolie fille ; et cette nuit, il doit y avoir à peu près une heure, nous sommes sortis de chez nous ; puis, toujours conduits par notre dessein imprudent et désordonné, nous avons fait tout le tour du pays ; mais, quand nous voulions revenir à la maison, nous avons vu venir une grande troupe de gens ; et mon frère m’a dit : « Sœur, ce doit être le guet ; pends tes jambes à ton cou, et suis-moi en courant ; car, si l’on nous reconnaît, nous aurons à nous en repentir. » En disant cela, il tourna les talons, et se mit, non pas à courir, mais à voler. Pour moi, au bout de six pas, je tombai, tant j’étais effrayée ; alors arriva un agent de la justice, qui me conduisit devant Vos Grâces, où je suis toute honteuse de paraître fantasque et dévergondée en présence de tant de monde.

– Enfin, madame, dit Sancho, il ne vous est pas arrivé d’autre mésaventure, et ce n’est pas la jalousie, comme vous le disiez au commencement de votre récit, qui vous a fait quitter votre maison ?

– Il ne m’est rien arrivé de plus, reprit-elle, et ce n’est pas la jalousie qui m’a fait sortir, mais seulement l’envie de voir le monde, laquelle n’allait pas plus loin que de voir les rues de ce pays. »

Ce qui acheva de confirmer que la jeune personne disait vrai, ce fut que des archers arrivèrent, amenant son frère prisonnier. L’un d’eux l’avait atteint lorsqu’il fuyait en avant de sa sœur. Il ne portait qu’une jupe de riche étoffe, et un mantelet de damas bleu avec des franges d’or fin ; sa tête était nue et sans ornement que ses propres cheveux, qui semblaient des bagues d’or, tant ils étaient blonds et frisés.

Le gouverneur, le majordome et le maître d’hôtel, l’ayant pris à part, lui demandèrent, sans que sa sœur entendît leur conversation, pourquoi il se trouvait en ce costume ; et lui, avec non moins d’embarras et de honte, conta justement ce que sa sœur avait déjà conté ; ce qui causa une joie extrême à l’amoureux maître d’hôtel. Mais le gouverneur dit aux deux jeunes gens :

« Assurément, seigneurs, voilà un fier enfantillage ; et, pour raconter une sottise et une témérité de cette espèce, il ne fallait pas tant de soupirs et de larmes. En disant : « Nous sommes un tel et une telle, nous avons fait une escapade de chez nos parents au moyen de telle invention, mais seulement par curiosité et sans aucun autre dessein » l’histoire était dite, sans qu’il fût besoin de gémissements et de pleurnicheries.

– Cela est bien vrai, répondit la jeune fille ; mais Vos Grâces sauront que le trouble où j’étais a été si fort qu’il ne m’a pas laissée me conduire comme je l’aurais dû.

– Le mal n’est pas grand, reprit Sancho, partons ; nous allons vous ramener chez votre père, qui ne se sera peut-être pas aperçu de votre absence ; mais ne vous montrez pas désormais si enfants et si désireux de voir le monde. Fille de bon renom, la jambe cassée et à la maison ; la femme et la poule se perdent à vouloir trotter, et celle qui a le désir de voir n’a pas moins le désir d’être vue ; et je n’en dis pas davantage. »

Le jeune homme remercia le gouverneur de la grâce qu’il voulait bien leur faire en les conduisant chez eux, et tout le cortège s’achemina vers leur maison, qui n’était pas fort loin de là. Dès qu’on fut arrivé, le frère jeta un petit caillou contre une fenêtre basse ; aussitôt une servante, qui était à les attendre, descendit, leur ouvrit la porte, et ils entrèrent tous deux, laissant les spectateurs non moins étonnés de leur bonne mine que du désir qu’ils avaient eu de voir le monde de nuit, et sans sortir du pays. Mais on attribuait cette fantaisie à l’inexpérience de leur âge. Le maître d’hôtel resta le cœur percé d’outre en outre, et se proposa de demander, dès le lendemain, la jeune personne pour femme à son père, bien assuré qu’on ne la lui refuserait pas, puisqu’il était attaché à la personne du duc. Sancho même eut quelque désir et quelque intention de marier le jeune homme à sa fille Sanchica. Il résolut aussi de mettre, à son temps, la chose en œuvre, se persuadant qu’à la fille d’un gouverneur aucun mari ne pouvait être refusé. Ainsi se termina la ronde de cette nuit ; et, deux jours après, le gouvernement, avec la chute duquel tombèrent et s’écroulèrent tous ses projets, comme on le verra plus loin.


Chapitre L

Où l’on déclare quels étaient les enchanteurs et les bourreaux qui avaient fouetté la duègne, pincé et égratigné don Quichotte, et où l’on raconte l’aventure du page qui porta la lettre à Thérèse Panza, femme de Sancho Panza


Cid Hamet, ponctuel investigateur des atomes de cette véridique histoire, dit qu’au moment où doña Rodriguez sortit de sa chambre pour gagner l’appartement de don Quichotte, une autre duègne, qui couchait à son côté, l’entendit partir, et, comme toutes les duègnes sont curieuses de savoir, d’entendre et de flairer, celle-là se mit à ses trousses, avec tant de silence que la bonne Rodriguez ne s’en aperçut point. Dès que l’autre duègne la vit entrer dans l’appartement de don Quichotte, pour ne pas manquer à la coutume générale qu’ont toutes les duègnes d’être bavardes et rapporteuses, elle alla sur-le-champ conter à sa maîtresse comment doña Rodriguez s’était introduite chez don Quichotte. La duchesse le dit au duc, et lui demanda la permission d’aller avec Altisidore voir ce que sa duègne voulait au chevalier. Le duc y consentit, et les deux curieuses s’avancèrent sans bruit, sur la pointe du pied, jusqu’à la porte de sa chambre, si près qu’elles entendaient distinctement tout ce qui s’y disait. Mais quand la duchesse entendit la Rodriguez jeter, comme on dit, dans la rue le secret de ses fontaines, elle ne put se contenir, ni Altisidore non plus.

Toutes deux, pleines de colère et altérées de vengeance, se précipitèrent brusquement dans la chambre de don Quichotte, où elles le criblèrent de blessures d’ongles, et fustigèrent la duègne, comme on l’a raconté ; tant les outrages qui s’adressent directement à la beauté et à l’orgueil des femmes éveillent en elles la fureur, et allument dans leur cœur le désir de la vengeance. La duchesse conta au duc ce qui s’était passé, ce dont il s’amusa beaucoup ; puis, persistant dans l’intention de se divertir et de prendre ses ébats à l’occasion de don Quichotte, elle dépêcha le page qui avait représenté Dulcinée dans la cérémonie de son désenchantement (chose que Sancho Panza oubliait de reste au milieu des occupations de son gouvernement) à Thérèse Panza, femme de celui-ci, avec la lettre du mari et une autre de sa propre main, ainsi qu’un grand collier de corail en présent.

Or, l’histoire dit que le page était fort éveillé, fort égrillard ; et dans le désir de plaire à ses maîtres, il partit de bon cœur pour le village de Sancho. Quand il fut près d’y entrer, il vit une quantité de femmes qui lavaient dans un ruisseau, et il les pria de lui dire si dans ce village demeurait une femme appelée Thérèse Panza, femme d’un certain Sancho Panza, écuyer d’un chevalier qu’on appelait don Quichotte de la Manche. À cette question, une jeune fille qui lavait se leva tout debout et dit :

« Cette Thérèse Panza, c’est ma mère, et ce Sancho, c’est mon seigneur père, et ce chevalier, c’est notre maître.

– Eh bien, venez, mademoiselle, dit le page, et conduisez-moi près de votre mère, car je lui apporte une lettre et un cadeau de ce seigneur votre père.

– Bien volontiers, mon bon seigneur », répondit la jeune fille, qui paraissait avoir environ quatorze ans ; puis, laissant à l’une de ses compagnes le linge qu’elle lavait, sans se coiffer ni se chausser, car elle était jambes nues et les cheveux au vent, elle se mit à sauter devant la monture du page.

« Venez, venez, dit-elle, notre maison est tout à l’entrée du pays, et ma mère y est, bien triste de n’avoir pas appris depuis longtemps des nouvelles de mon seigneur père.

– Oh bien ! je lui en apporte de si bonnes, reprit le page, qu’elle peut en rendre grâce à Dieu. »

À la fin, en sautant, courant et gambadant, la jeune fille arriva dans le village, et, avant d’entrer à la maison, elle se mit à crier à la porte :

« Sortez, mère Thérèse, sortez, sortez vite ; voici un seigneur qui apporte des lettres de mon bon père, et d’autres choses encore. »

À ces cris parut Thérèse Panza, filant une quenouille d’étoupe, et vêtue d’un jupon de serge brune, qui paraissait, tant il était court, avoir été coupé sous le bas des reins, avec un petit corsage également brun, et une chemise à bavette. Elle n’était pas très-vieille, bien qu’elle parût passer la quarantaine ; mais forte, droite, nerveuse et hâlée. Quand elle vit sa fille et le page à cheval :

« Qu’est-ce que cela, fille ? s’écria-t-elle ; et quel est ce seigneur ?

– C’est un serviteur de madame doña Teresa Panza », répondit le page.

Et, tout en parlant, il se jeta à bas de sa monture, et s’en alla très-humblement se mettre à deux genoux devant dame Thérèse en lui disant :

« Que Votre Grâce veuille bien me donner ses mains à baiser, madame doña Teresa, en qualité de femme légitime et particulière du seigneur don Sancho Panza, propre gouverneur de l’île Barataria.

– Ah ! seigneur mon Dieu ! s’écria Thérèse, ôtez-vous de là et n’en faites rien. Je ne suis pas dame le moins du monde, mais une pauvre paysanne, fille d’un piocheur de terre, et femme d’un écuyer errant, mais non d’aucun gouverneur.

– Votre Grâce, répondit le page, est la très-digne femme d’un gouverneur archidignissime ; et, pour preuve de cette vérité, veuillez recevoir cette lettre et ce présent. »

À l’instant il tira de sa poche un collier de corail avec des agrafes d’or ; et le lui passant au cou :

« Cette lettre, dit-il, est du seigneur gouverneur ; cette autre-ci et ce collier de corail viennent de madame la duchesse, qui m’envoie auprès de Votre Grâce. »

Thérèse resta pétrifiée, et sa fille ni plus ni moins. La petite dit alors :

« Qu’on me tue, si notre seigneur et maître don Quichotte n’est pas là au travers. C’est lui qui aura donné à papa le gouvernement ou le comté qu’il lui avait tant de fois promis.

– Justement, reprit le page, c’est à la faveur du seigneur don Quichotte que le seigneur Sancho est maintenant gouverneur de l’île Barataria, comme vous le verrez par cette lettre.

– Faites-moi le plaisir de la lire, seigneur gentilhomme, dit Thérèse ; car, bien que je sache filer, je ne sais pas lire un brin.

– Ni moi non plus, ajouta Sanchica ; mais, attendez un peu, je vais aller chercher quelqu’un qui puisse la lire, soit le curé lui-même, soit le bachelier Samson Carrasco ; ils viendront bien volontiers pour savoir des nouvelles de mon père.

– Il n’est besoin d’aller chercher personne, reprit le page ; je ne sais pas filer, mais je sais lire, et je la lirai bien. »

En effet, il la lut tout entière, et, comme elle est rapportée plus haut, on ne la répète point ici. Ensuite il en prit une autre, celle de la duchesse, qui était conçue en ces termes :

« Amie Thérèse, les belles qualités de cœur et d’esprit de votre mari Sancho m’ont engagée et obligée même à prier le duc, mon mari, qu’il lui donnât le gouvernement d’une île, parmi plusieurs qu’il possède. J’ai appris qu’il gouverne comme un aigle royal, ce qui me réjouit fort, et le duc, mon seigneur, par conséquent ; je rends mille grâces au ciel de ne m’être pas trompée quand je l’ai choisi pour ce gouvernement ; car je veux que madame Thérèse sache bien qu’il est très-difficile de trouver un bon gouverneur dans le monde, et que Dieu me fasse aussi bonne que Sancho gouverne bien. Je vous envoie, ma chère, un collier de corail avec des agrafes d’or. J’aurais désiré qu’il fût de perles orientales ; mais, comme dit le proverbe, qui te donne un os ne veut pas ta mort. Un temps viendra pour nous connaître, pour nous visiter, et Dieu sait alors ce qui arrivera. Faites mes compliments à Sanchica votre fille ; et dites-lui de ma part qu’elle se tienne prête ; je veux la marier hautement quand elle y pensera le moins. On dit que, dans votre village, il y a de gros glands doux. Envoyez-m’en jusqu’à deux douzaines ; j’en ferai grand cas venant de votre main. Écrivez-moi longuement pour me donner des nouvelles de votre santé, de votre bien-être ; si vous avez besoin de quelque chose, vous n’avez qu’à parler, et vous serez servie à bouche que veux-tu. Que Dieu vous garde ! De cet endroit, votre amie qui vous aime bien.

« La Duchesse. »

« Ah ! bon Dieu ! s’écria Thérèse quand elle eut entendu la lettre, quelle bonne dame ! qu’elle est humble et sans façon ! Ah ! c’est avec de telles dames que je veux qu’on m’enterre, et non avec les femmes d’hidalgos qu’on voit dans ce village, qui s’imaginent, parce qu’elles sont nobles, que le vent ne doit point les toucher, et qui vont à l’église avec autant de morgue et d’orgueil que si c’étaient des reines, si bien qu’elles se croiraient déshonorées de regarder une paysanne en face. Voyez un peu comme cette bonne dame, toute duchesse qu’elle est, m’appelle son amie, et me traite comme si j’étais son égale ; Dieu veuille que je la voie égale au plus haut clocher qu’il y ait dans toute la Manche ! Et quant aux glands doux, mon bon seigneur, j’en enverrai un boisseau à Sa Seigneurie, et de si gros qu’on pourra les venir voir par curiosité. Pour à présent, Sanchica, veille à bien régaler ce seigneur. Prends soin de ce cheval, va chercher des œufs à l’écurie, coupe du lard à foison, et faisons-le dîner comme un prince, car les bonnes nouvelles qu’il apporte et la bonne mine qu’il a méritent bien tout ce que nous ferons. En attendant, je sortirai pour apprendre aux voisines notre bonne aventure, ainsi qu’à monsieur le curé et au barbier maître Nicolas, qui étaient et qui sont encore si bons amis de ton père.

– Oui, mère, oui, je le ferai, répondit Sanchica ; mais faites bien attention que vous me donnerez la moitié de ce collier, car je ne crois pas madame la duchesse assez niaise pour vous l’envoyer tout entier à vous seule.

– Il est tout pour toi, fille, répliqua Thérèse ; mais laisse-moi le porter quelques jours à mon cou ; car, en vérité, il me semble qu’il me réjouit le cœur.

– Vous allez encore vous réjouir, reprit le page, quand vous verrez le paquet qui vient dans ce portemanteau. C’est un habillement de drap fin que le gouverneur n’a porté qu’un jour à la chasse, et qu’il envoie tout complet pour mademoiselle Sanchica.

– Qu’il vive mille années ! s’écria Sanchica, et celui qui l’apporte aussi bien, et même deux mille si c’est nécessaire ! »

En ce moment, Thérèse sortit de sa maison, les lettres à la main et le collier au cou. Elle s’en allait, frappant les lettres du revers des doigts, comme si c’eût été un tambour de basque. Ayant, par hasard, rencontré le curé et Samson Carrasco, elle se mit à danser et à dire :

« Par ma foi, maintenant qu’il n’y a plus de parent pauvre, nous tenons un petit gouvernement. Que la plus huppée des femmes d’hidalgos vienne se frotter à moi, je la relancerai de la bonne façon.

– Qu’est-ce que cela, Thérèse Panza ? dit le curé ; quelles sont ces folies, et quels papiers sont-ce là ?

– La folie n’est autre, répondit-elle, sinon que ces lettres sont de duchesses et de gouverneurs, et que ce collier que je porte au cou est de fin corail, que les Ave Maria et les Pater noster sont en or battu, et que je suis gouvernante.

– Que Dieu vous entende, Thérèse ! dit le bachelier ; car nous ne vous entendons pas, et nous ne savons ce que vous dites.

– C’est là que vous pourrez le voir », répliqua Thérèse en leur remettant les lettres.

Le curé les lut de manière que Samson Carrasco les entendît ; puis Samson et le curé se regardèrent l’un l’autre, comme fort étonnés de ce qu’ils avaient lu. Enfin le bachelier demanda qui avait apporté ces lettres. Thérèse répondit qu’ils n’avaient qu’à venir à sa maison, qu’ils y verraient le messager, qui était un jeune garçon, beau comme un archange, et qui lui apportait un autre présent plus riche encore que celui-là. Le curé lui ôta le collier du cou, mania et regarda les grains de corail, et, s’assurant qu’ils étaient fins, il s’étonna de nouveau.

« Par la soutane que je porte ! s’écria-t-il, je ne sais que dire ni que penser de ces lettres et de ces présents. D’un côté, je vois et je touche la finesse de ce corail ; et de l’autre, je lis qu’une duchesse envoie demander deux douzaines de glands.

– Arrangez cela comme vous pourrez, dit alors Carrasco. Mais allons un peu voir le porteur de ces dépêches ; nous le questionnerons pour tirer au clair les difficultés qui nous embarrassent. »

Tous deux se mirent en marche, et Thérèse revint avec eux. Ils trouvèrent le page vannant un peu d’orge pour sa monture, et Sanchica coupant une tranche de lard pour la flanquer d’œufs dans la poêle, et donner de quoi dîner au page, dont la bonne mine et l’équipage galant plurent beaucoup aux deux amis. Après qu’ils l’eurent poliment salué, et qu’il les eut salués à son tour, Samson le pria de leur donner des nouvelles aussi bien de don Quichotte que de Sancho Panza :

« Car, ajouta-t-il, quoique nous ayons lu les lettres de Sancho et de madame la duchesse, nous sommes toujours dans le même embarras, et nous ne pouvons parvenir à deviner ce que peut être cette histoire du gouvernement de Sancho, et surtout d’une île, puisque toutes ou presque toutes les îles qui sont dans la mer Méditerranée appartiennent à Sa Majesté ».

Le page répondit :

« Que le seigneur Sancho Panza soit gouverneur, il n’y a pas à en douter. Que ce soit une île ou non qu’il gouverne, je ne me mêle point de cela. Il suffit que ce soit un bourg de plus de mille habitants. Quant à l’affaire des glands doux, je dis que madame la duchesse est si simple et si humble, qu’elle n’envoie pas seulement demander des glands à une paysanne, mais qu’il lui arrive d’envoyer demander à une voisine de lui prêter un peigne. Car il faut que Vos Grâces se persuadent que nos dames d’Aragon, bien que si nobles et de si haut rang, ne sont pas aussi fières et aussi pointilleuses que les dames de Castille ; elles traitent les gens avec moins de façon. »

Au milieu de cette conversation, Sanchica accourut avec un panier d’œufs et demanda au page :

« Dites-moi, seigneur, est-ce que mon seigneur père porte des hauts-de-chausses, depuis qu’il est gouverneur ?

– Je n’y ai pas fait attention, répondit le page ; mais, en effet, il doit en porter.

– Ah ! bon Dieu ! repartit Sanchica, qu’il fera bon voir mon père en pet-en-l’air[264] ! N’est-il pas drôle que, depuis que je suis née, j’aie envie de voir mon père avec des hauts-de-chausses ?

– Comment donc, si Votre Grâce le verra culotté de la sorte ! répondit le page. Pardieu ! il est en passe de voyager bientôt avec un masque sur le nez[265], pour peu que le gouvernement lui dure seulement deux mois. »

Le curé et le bachelier virent bien que le page parlait en se gaussant. Mais la finesse du corail, et l’habit de chasse qu’envoyait Sancho (car Thérèse le leur avait déjà montré) renversaient toutes leurs idées. Ils n’en rirent pas moins de l’envie de Sanchica, et plus encore quand Thérèse se mit à dire :

« Monsieur le curé, tâchez de savoir par ici quelqu’un qui aille à Madrid ou à Tolède, pour que je fasse acheter un vertugadin rond, fait et parfait, qui soit à la mode, et des meilleurs qu’il y ait. En vérité, en vérité, il faut que je fasse honneur au gouvernement de mon mari, en tout ce qui me sera possible ; et même, si je me fâche, j’irai tomber à la cour, et me planter en carrosse comme toutes les autres ; car enfin, celle qui a un mari gouverneur peut bien se donner un carrosse et en faire la dépense.

– Comment donc, mère ! s’écria Sanchica. Plût à Dieu que ce fût aujourd’hui plutôt que demain, quand même on dirait, en me voyant assise dans ce carrosse à côté de madame ma mère : « Tiens ! voyez donc cette péronnelle, cette fille de mangeur d’ail, comme elle s’étale dans son carrosse, tout de même que si c’était une papesse ! » Mais ça m’est égal, qu’ils pataugent dans la boue, et que j’aille en carrosse les pieds levés de terre. Maudites soient dans cette vie et dans l’autre autant de mauvaises langues qu’il y en a dans le monde ! Pourvu que j’aille pieds chauds, je laisse rire les badauds. Est-ce que je dis bien, ma mère ?

– Comment, si tu dis bien, ma fille ! répondit Thérèse. Tous ces bonheurs et de plus grands encore, mon bon Sancho me les a prophétisés ; et tu verras, fille, qu’il ne s’arrêtera pas avant de me faire comtesse. Tout est de commencer à ce que le bonheur nous vienne ; et j’ai ouï dire bien des fois à ton père, qui est aussi bien celui des proverbes que le tien : Quand on te donnera la génisse, mets-lui la corde au cou ; quand on te donnera un gouvernement, prends-le ; un comté, attrape-le ; et quand on te dira tiens, tiens, avec un beau cadeau, saute dessus. Sinon, endormez-vous, et ne répondez pas aux bonheurs et aux bonnes fortunes qui viennent frapper à la porte de votre maison !

– Et qu’est-ce que ça me fait, à moi, reprit Sanchica, que le premier venu dise en me voyant hautaine et dédaigneuse ; Le chien s’est vu en culottes de lin, et il n’a plus connu son compagnon. »

Quand le curé entendit cela :

« Je ne puis, s’écria-t-il, m’empêcher de croire que tous les gens de cette famille des Panza sont nés chacun avec un sac de proverbes dans le corps ; je n’en ai pas vu un seul qui ne les verse et ne les répande à toute heure et à tout propos.

– Cela est bien vrai, ajouta le page ; car le seigneur gouverneur Sancho en dit à chaque pas, et, quoiqu’un bon nombre ne viennent pas fort à point, cependant ils plaisent, et madame la duchesse, ainsi que son mari, en font le plus grand cas.

– Comment, seigneur, reprit le bachelier. Votre Grâce persiste à nous donner comme vrai le gouvernement de Sancho, et à soutenir qu’il y a duchesse au monde qui écrive à sa femme et lui envoie des présents ? Pour nous, bien que nous touchions les présents et que nous ayons lu les lettres, nous n’en croyons rien ; et nous pensons qu’il y a là quelque histoire de don Quichotte, notre compatriote, qui s’imagine que tout se fait par voie d’enchantement. Aussi dirais-je volontiers que je veux toucher et palper Votre Grâce, pour voir si c’est un ambassadeur fantastique, ou bien un homme de chair et d’os.

– Tout ce que je sais de moi, seigneur, répondit le page, c’est que je suis ambassadeur véritable, que le seigneur Sancho Panza est gouverneur effectif, et que messeigneurs le duc et la duchesse peuvent donner, et ont en effet donné le gouvernement en question, et de plus, à ce que j’ai ouï dire, que le susdit Sancho Panza s’y conduit miraculeusement. S’il y a enchantement ou non dans tout cela. Vos Grâces peuvent en disputer entre elles. Pour moi, je ne sais rien autre chose, et j’en jure par la vie de mes père et mère que j’ai encore en bonne santé, et que je chéris tendrement.[266]

– Allons, cela pourra bien être ainsi, répliqua le bachelier ; cependant dubitat Augustinus.

– Doutez tout à votre aise, répondit le page ; mais la vérité est ce que j’ai dit. C’est elle qui doit toujours surnager au-dessus du mensonge, comme l’huile au-dessus de l’eau. Sinon, operibus credite, et non verbis ; quelqu’un de vous n’a qu’à s’en venir avec moi, il verra par les yeux ce qu’il ne veut pas croire par les oreilles.

– C’est moi que regarde ce voyage, s’écria Sanchica. Emmenez-moi, seigneur, sur la croupe de votre bidet ; j’irai bien volontiers faire visite à mon seigneur père.

– Les filles des gouverneurs, répondit le page, ne doivent pas aller toutes seules par les grandes routes, mais accompagnées de carrosses, de litières et d’un grand nombre de serviteurs.

– Pardieu ! repartit Sanchica, je m’en irai aussi bien sur une bourrique que dans un coche. Ah ! vous avez joliment trouvé la mijaurée et la sainte nitouche !

– Tais-toi, petite fille, s’écria Thérèse ; tu ne sais ce que tu dis, et ce seigneur est dans le vrai de la chose. Telle temps, telle traitement. Quand c’était Sancho, Sancha ; et quand c’est le gouverneur, grande dame ; et je ne sais si je dis chose qui vaille.

– Plus dit dame Thérèse qu’elle ne pense, reprit le page ; mais qu’on me donne à dîner, et qu’on me dépêche vite, car je compte m’en retourner dès ce soir.

– Votre grâce, dit aussitôt le curé, viendra faire pénitence avec moi, car dame Thérèse a plus de bonne volonté que de bonnes nippes pour servir un si digne hôte. »

Le page refusa d’abord ; mais enfin il dut céder pour se trouver mieux, et le curé l’emmena de fort bon cœur, satisfait d’avoir le temps de le questionner à son aise sur don Quichotte et ses prouesses. Le bachelier s’offrit à écrire les réponses de Thérèse ; mais elle ne voulut pas qu’il se mêlât de ses affaires, car elle le tenait pour un peu goguenard. Elle aima mieux donner une galette et deux œufs à un moinillon, qui savait écrire, et qui lui écrivit deux lettres, l’une pour son mari, l’autre pour la duchesse, toutes deux sorties de sa propre cervelle, et qui ne sont pas les plus mauvaises que contienne cette grande histoire, comme on le verra dans la suite.


Chapitre LI

Des progrès du gouvernement de Sancho Panza, ainsi que d’autres événements tels quels


Le jour vint après la nuit de la ronde du gouverneur, nuit que le maître d’hôtel avait passée sans dormir, l’esprit tout occupé du visage et des attraits de la jeune fille déguisée. Le majordome en employa le reste à écrire à ses maîtres ce que faisait et disait Sancho Panza, aussi surpris de ses faits que de ses dires ; car il entrait dans ses paroles et dans ses actions comme un mélange d’esprit et de bêtise.

Enfin le seigneur gouverneur se leva, et, par ordre du docteur Pédro Récio, on le fit déjeuner avec un peu de conserve et quatre gorgées d’eau froide, chose que Sancho eût volontiers troquée pour un quignon de pain et une grappe de raisin. Mais, voyant qu’il fallait faire de nécessité vertu, il en passa par là, à la grande douleur de son âme et à la grande fatigue de son estomac ; Pédro Récio lui faisant croire que les mets légers et délicats avivent l’esprit, ce qui convient le mieux aux personnages constitués en dignités et chargés de graves emplois, où il faut faire usage, moins des forces corporelles que de celles de l’intelligence. Avec cette belle argutie, le pauvre Sancho souffrait la faim, et si fort, qu’il maudissait, à part lui, le gouvernement, et même celui qui le lui avait donné.

Toutefois, avec sa conserve et sa faim, il se mit à juger ce jour-là ; et la première chose qui s’offrit, ce fut une question que lui fit un étranger en présence du majordome et de ses autres acolytes. Voici ce qu’il exposa :

« Seigneur, une large et profonde rivière séparait deux districts d’une même seigneurie, et que Votre Grâce me prête attention, car le cas est important et passablement difficile à résoudre. Je dis donc que sur cette rivière était un pont, et au bout de ce pont une potence, ainsi qu’une espèce de salle d’audience où se tenaient d’ordinaire quatre juges chargés d’appliquer la loi qu’avait imposée le seigneur de la rivière, du pont et de la seigneurie ; cette loi était ainsi conçue : « Si quelqu’un passe sur ce pont d’une rive à l’autre, il devra d’abord déclarer par serment où il va et ce qu’il va faire. S’il dit vrai, qu’on le laisse passer ; s’il ment, qu’il meure pendu à la potence, sans aucune rémission. » Cette loi connue, ainsi que sa rigoureuse condition, beaucoup de gens passaient néanmoins, et, à ce qu’ils déclaraient sous serment, on reconnaissait s’ils disaient la vérité ; et les juges, dans ce cas, les laissaient passer librement. Or, il arriva qu’un homme auquel on demandait sa déclaration, prêta serment et dit : « Par le serment que je viens de faire, je jure que je vais mourir à cette potence, et non à autre chose. » Les juges réfléchirent à cette déclaration, et se dirent : « Si nous laissons librement passer cet homme, il a menti à son serment, et, selon la loi, il doit mourir ; mais si nous le pendons, il a juré qu’il allait mourir à cette potence, et, suivant la même loi ayant dit vrai, il doit rester libre. » On demande à Votre Grâce, seigneur gouverneur, ce que feront les juges de cet homme, car ils sont encore à cette heure dans le doute et l’indécision. Comme ils ont eu connaissance de la finesse et de l’élévation d’entendement que déploie Votre Grâce, ils m’ont envoyé supplier de leur part Votre Grâce de donner son avis dans un cas si douteux et si embrouillé.

– Assurément, répondit Sancho, ces seigneurs juges qui vous ont envoyé près de moi auraient fort bien pu s’en épargner la peine, car je suis un homme qui ai plus d’épaisseur de chair que de finesse d’esprit. Cependant, répétez-moi une autre fois l’affaire, de manière que je l’entende bien ; peut-être ensuite pourrais-je trouver le joint. »

Le questionneur répéta une et deux fois ce qu’il avait d’abord exposé. Sancho dit alors :

« À mon avis, je vais bâcler cette affaire en un tour de main, et voici comment : cet homme jure qu’il va mourir à la potence, n’est-ce pas ? et, s’il meurt, il aura dit la vérité ; et, d’après la loi, il mérite d’être libre et de passer le pont ? Mais si on ne le pend pas, il aura dit un mensonge sous serment, et, d’après la même loi, il mérite d’être pendu ?

– C’est cela même, comme dit le seigneur gouverneur, reprit le messager ; et, quant à la parfaite intelligence du cas, il n’y a plus à douter ni à questionner.

– Je dis donc à présent, répliqua Sancho, que de cet homme on laisse passer la partie qui a dit vrai, et qu’on pende la partie qui a dit faux ; de cette manière s’accomplira au pied de la lettre la condition du passage.

– Mais, seigneur gouverneur, repartit le porteur de question, il sera nécessaire qu’on coupe cet homme en deux parties, la menteuse et la véridique, et si on le coupe en deux, il faudra bien qu’il meure. Ainsi l’on n’aura rien obtenu de ce qu’exige la loi, qui doit pourtant s’accomplir de toute nécessité.

– Venez ici, seigneur brave homme, répondit Sancho. Ce passager dont vous parlez, ou je ne suis qu’une cruche, ou a précisément autant de raison pour mourir que pour passer le pont ; car, si la vérité le sauve, le mensonge le condamne. Puisqu’il en est ainsi, mon avis est que vous disiez à ces messieurs qui vous envoient près de moi, que les raisons de le condamner ou de l’absoudre étant égales dans les plateaux de la balance, ils n’ont qu’à le laisser passer, car il vaut toujours mieux faire le bien que le mal ; et cela, je le donnerais signé de mon nom, si je savais signer. D’ailleurs, je n’ai point, dans ce cas-ci, parlé de mon cru ; mais il m’est revenu à la mémoire un précepte que, parmi beaucoup d’autres, me donna mon maître don Quichotte, la nuit avant que je vinsse être gouverneur de cette île ; lequel précepte fut que, quand la justice serait douteuse, je n’avais qu’à pencher vers la miséricorde et à m’y tenir. Dieu a permis que je m’en souvinsse à présent, parce qu’il va comme au moule à cette affaire.

– Oh ! certainement, ajouta le majordome, et je tiens, quant à moi, que Lycurgue lui-même, celui qui donna des lois aux Lacédémoniens, n’aurait pu rendre une meilleure sentence que celle qu’a rendue le grand Sancho Panza. Finissons là l’audience de ce matin, et je vais donner ordre que le seigneur gouverneur dîne tout à son aise.

– C’est là ce que je demande, et vogue la galère ! s’écria Sancho. Qu’on me donne à manger, puis qu’on fasse pleuvoir sur moi des cas et des questions ; je me charge de les éclaircir à vol d’oiseau. »

Le majordome tint parole, car il se faisait un vrai cas de conscience de tuer de faim un si discret gouverneur. D’ailleurs il pensait en finir avec lui cette nuit même, en lui jouant le dernier tour qu’il avait mission de lui jouer.

Or, il arriva qu’après que Sancho eut dîné ce jour-là contre les règles et les aphorismes du docteur Tirtéafuéra, au moment du dessert entra un courrier avec une lettre de don Quichotte pour le gouverneur. Sancho donna l’ordre au secrétaire de la lire tout bas, et de la lire ensuite à voix haute, s’il n’y voyait rien qui méritât le secret. Le secrétaire obéit, et, quand il eut parcouru la lettre :

« On peut bien la lire à haute voix, dit-il, car ce qu’écrit à Votre Grâce le seigneur don Quichotte mérite d’être gravé en lettres d’or. Le voici :

Lettre de don Quichotte de la Manche à Sancho Panza, gouverneur de l’île Barataria

« Quand je m’attendais à recevoir des nouvelles de tes étourderies et de tes impertinences, ami Sancho, j’en ai reçu de ta sage conduite ; de quoi j’ai rendu de particulières actions de grâces au ciel, qui sait élever le pauvre du fumier[267], et des sots faire des gens d’esprit. On annonce que tu gouvernes comme si tu étais un homme, et que tu es homme comme si tu étais une brute, tant tu te traites avec humilité. Mais je veux te faire observer, Sancho, que maintes fois il convient, il est nécessaire, pour l’autorité de l’office, d’aller contre l’humilité du cœur ; car la parure de la personne qui est élevée à de graves emplois doit être conforme à ce qu’ils exigent, et non à la mesure où le fait pencher son humilité naturelle. Habille-toi bien ; un bâton paré ne paraît plus un bâton. Je ne dis pas que tu portes des joyaux et des dentelles, ni qu’étant magistrat tu t’habilles en militaire ; mais que tu te pares avec l’habit que requiert ton office, en le portant propre et bien tenu. Pour gagner l’affection du pays que tu gouvernes, tu dois, entre autres, faire deux choses ; l’une, être affable et poli avec tout le monde, c’est ce que je t’ai déjà dit une fois ; l’autre, veiller à l’abondance des approvisionnements ; il n’y a rien qui fatigue plus le cœur du pauvre que la disette et la faim.

« Ne rends pas beaucoup de pragmatiques et d’ordonnances ; si tu en fais, tâche qu’elles soient bonnes, et surtout qu’on les observe et qu’on les exécute ; car les ordonnances qu’on n’observe point sont comme si elles n’étaient pas rendues ; au contraire, elles laissent entendre que le prince qui eut assez de sagesse et d’autorité pour les rendre, n’a pas assez de force et de courage pour les faire exécuter. Or, les lois qui doivent effrayer, et qui restent sans exécution, finissent par être comme le soliveau, roi des grenouilles, qui les épouvantait dans l’origine, et qu’elles méprisèrent avec le temps jusqu’à lui monter dessus.

« Sois comme une mère pour les vertus, comme une marâtre pour les vices. Ne sois ni toujours rigoureux, ni toujours débonnaire, et choisis le milieu entre ces deux extrêmes ; c’est là qu’est le vrai point de la discrétion. Visite les prisons, les boucheries, les marchés ; la présence du gouverneur dans ces endroits est d’une haute importance. – Console les prisonniers qui attendent la prompte expédition de leurs affaires. – Sois un épouvantail pour les bouchers et pour les revendeurs, afin qu’ils donnent le juste poids. – Garde-toi bien de te montrer, si tu l’étais par hasard, ce que je ne crois pas, avaricieux, gourmand, ou adonné aux femmes ; car dès qu’on saurait dans le pays, surtout ceux qui ont affaire à toi, quelle est ton inclination bien déterminée, on te battrait en brèche par ce côté, jusqu’à t’abattre dans les profondeurs de la perdition. – Lis et relis, passe et repasse les conseils et les instructions que je t’ai donnés par écrit avant que tu partisses pour ton gouvernement ; tu verras, si tu les observes, que tu y trouveras une aide qui te fera supporter les travaux et les obstacles que les gouverneurs rencontrent à chaque pas. Écris à tes seigneurs, et montre-toi reconnaissant à leur égard ; car l’ingratitude est fille de l’orgueil, et l’un des plus grands péchés que l’on connaisse. L’homme qui est reconnaissant envers ceux qui lui font du bien témoigne qu’il le sera de même envers Dieu, dont il a reçu et reçoit sans cesse tant de faveurs.

« Madame la duchesse a dépêché un exprès, avec ton habit de chasse et un autre présent, à ta femme Thérèse Panza ; nous attendons à chaque instant la réponse. J’ai été quelque peu indisposé de certaines égratignures de chat qui me sont arrivées, et dont mon nez ne s’est pas trouvé fort bien ; mais ce n’a rien été ; s’il y a des enchanteurs qui me maltraitent, il y en a d’autres qui me protègent. Fais-moi savoir si le majordome qui t’accompagne a pris quelque part aux actions de la Trifaldi, comme tu l’avais soupçonné. De tout ce qui t’arrivera tu me donneras avis, puisque la distance est si courte ; d’ailleurs je pense bientôt quitter cette vie oisive où je languis, car je ne suis pas né pour elle. Une affaire s’est présentée, qui doit, j’imagine, me faire tomber dans la disgrâce du duc et de la duchesse. Mais, bien que cela me fasse beaucoup de peine, cela ne me fait rien du tout ; car enfin, enfin, je dois obéir plutôt aux devoirs de ma profession qu’à leur bon plaisir, suivant cet adage : Amicus Plato sed magis amica veritas. Je te dis ce latin, parce que je suppose que, depuis que tu es gouverneur, tu l’auras appris. À Dieu, et qu’il te préserve de ce que personne te porte compassion.

« Ton ami.

« DON QUICHOTTE DE LA MANCHE.

Sancho écouta très-attentivement cette lettre, qui fut louée, vantée et tenue pour fort judicieuse par ceux qui en avaient entendu la lecture. Puis il se leva de table, appela le secrétaire et alla s’enfermer avec lui dans sa chambre, voulant, sans plus tarder, répondre à son seigneur don Quichotte. Il dit au secrétaire d’écrire ce qu’il lui dicterait, sans ajouter ni retrancher la moindre chose. L’autre obéit, et la lettre en réponse fut ainsi conçue :

Lettre de Sancho Panza à don Quichotte de la Manche

« L’occupation que me donnent mes affaires est si grande, que je n’ai pas le temps de me gratter la tête, ni même de me couper les ongles ; aussi les ai-je si longs que Dieu veuille bien y remédier. Je dis cela, seigneur de mon âme, pour que Votre Grâce ne s’épouvante point si, jusqu’à présent, je ne l’ai pas informée de ma situation bonne ou mauvaise dans ce gouvernement, où j’ai plus faim que quand nous errions tous deux dans les forêts et les déserts.

« Le duc, mon seigneur, m’a écrit l’autre jour en me donnant avis que certains espions étaient entrés dans cette île pour me tuer ; mais, jusqu’à présent, je n’en ai pas découvert d’autres qu’un certain docteur qui est gagé dans ce pays pour tuer autant de gouverneurs qu’il en vient. Il s’appelle le docteur Pédro Récio, et il est natif de Tirtéafuéra. Voyez un peu quels noms[268], et si je ne dois pas craindre de mourir de sa main ! Ce docteur-là dit lui-même, de lui-même, qu’il ne guérit pas les maladies quand on les a, mais qu’il les prévient pour qu’elles ne viennent point. Or, les médecines qu’il emploie sont la diète, et encore la diète, jusqu’à mettre les gens en tel état que les os leur percent la peau ; comme si la maigreur n’était pas un plus grand mal que la fièvre. Finalement, il me tue peu à peu de faim et je meurs de dépit ; car, lorsque je pensais venir à ce gouvernement pour manger chaud, boire frais, me dorloter le corps entre des draps de toile de Hollande et sur des matelas de plumes, voilà que je suis venu faire pénitence comme si j’étais ermite ; et comme je ne la fais pas de bonne volonté, je pense qu’à la fin, à la fin, il faudra que le diable m’emporte.

« Jusqu’à présent, je n’ai ni touché de revenu ni reçu de cadeaux, et je ne sais ce que cela veut dire ; car on m’a dit ici que les gouverneurs qui viennent dans cette île ont soin, avant d’y entrer, que les gens du pays leur donnent ou prêtent beaucoup d’argent, et, de plus, que c’est une coutume ordinaire à ceux qui vont à d’autres gouvernements aussi bien qu’à ceux qui viennent à celui-ci.

« Hier soir, en faisant la ronde, j’ai rencontré une très-jolie fille vêtue en homme, et son frère en habit de femme. Mon maître d’hôtel s’est amouraché de la fille, et l’a choisie, dans son imagination, pour sa femme, à ce qu’il dit. Moi, j’ai choisi le jeune homme pour mon gendre. Aujourd’hui nous causerons de nos idées avec le père des deux jeunes gens, qui est un certain Diégo de la Llana, hidalgo et vieux chrétien autant qu’on peut l’être.

« Je visite les marchés, comme Votre Grâce me le conseille. Hier, je trouvai une marchande qui vendait des noisettes fraîches, et je reconnus qu’elle avait mêlé dans un boisseau de noisettes nouvelles un autre boisseau de noisettes vieilles, vides et pourries. Je les ai toutes confisquées au profit des enfants de la doctrine chrétienne, qui sauront bien les distinguer, et je l’ai condamnée à ne plus paraître au marché de quinze jours. On a trouvé que je m’étais vaillamment conduit. Ce que je puis dire à Votre Grâce, c’est que le bruit court en ce pays qu’il n’y a pas de plus mauvaises engeances que les marchandes des halles, parce qu’elles sont toutes dévergondées, sans honte et sans âme, et je le crois bien, par celles que j’ai vues dans d’autres pays.

« Que madame la duchesse ait écrit à ma femme Thérèse Panza, et lui ait envoyé le présent que dit Votre Grâce, j’en suis très-satisfait, et je tâcherai de m’en montrer reconnaissant en temps et lieu. Que Votre Grâce lui baise les mains de ma part, en disant que je dis qu’elle n’a pas jeté son bienfait dans un sac percé, comme elle le verra à l’œuvre. Je ne voudrais pas que Votre Grâce eût des démêlés et des fâcheries avec mes seigneurs le duc et la duchesse ; car, si Votre Grâce se brouille avec eux, il est clair que le mal retombera sur moi ; d’ailleurs il ne serait pas bien, puisque Votre Grâce me donne à moi le conseil d’être reconnaissant, que Votre Grâce ne le fût pas envers des gens de qui vous avez reçu tant de faveurs, et qui vous ont si bien traité dans leur château.

« Quant aux égratignures de chat, je n’y entends rien, mais j’imagine que ce doit être quelqu’un des méchants tours qu’ont coutume de jouer à Votre Grâce de méchants enchanteurs ; je le saurai quand nous nous reverrons. Je voudrais envoyer quelque chose à Votre Grâce ; mais je ne sais que lui envoyer, si ce n’est des canules de seringues ajustées à des vessies, qu’on fait dans cette île à la perfection. Mais si l’office me demeure, je chercherai à vous envoyer quelque chose, des pans ou de la manche.[269] Dans le cas où ma femme Thérèse Panza viendrait à m’écrire, payez le port, je vous prie, et envoyez-moi la lettre, car j’ai un très-grand désir d’apprendre un peu l’état de ma maison, de ma femme et de mes enfants. Sur cela, que Dieu délivre Votre Grâce des enchanteurs malintentionnés, et qu’il me tire en paix et en santé de ce gouvernement, chose dont je doute, car je pense le laisser avec la vie, à la façon dont me traite le docteur Pédro Récio.

« Serviteur de Votre Grâce.

« SANCHO PANZA, gouverneur. »

Le secrétaire ferma la lettre, et dépêcha aussitôt le courrier ; puis les mystificateurs de Sancho arrêtèrent entre eux la manière de le dépêcher du gouvernement. Sancho passa cette après-dînée à faire quelques ordonnances touchant la bonne administration de ce qu’il imaginait être une île. Il ordonna qu’il n’y eût plus de revendeurs de comestibles dans la république, et qu’on pût y amener du vin de tous les endroits, sous la charge de déclarer le lieu d’où il venait, pour en fixer le prix suivant sa réputation et sa bonté ; ajoutant que celui qui le mélangerait d’eau, ou en changerait le nom, perdrait la vie pour ce crime. Il abaissa le prix de toutes espèces de chaussures, principalement celui des souliers, car il lui sembla qu’il s’élevait démesurément.[270] Il mit un tarif aux salaires des domestiques, qui cheminaient à bride abattue dans la route de l’intérêt. Il établit des peines rigoureuses contre ceux qui chanteraient des chansons obscènes, de jour ou de nuit. Il ordonna qu’aucun aveugle ne chantât désormais de miracles en complainte, à moins d’être porteur de témoignages authentiques prouvant que ce miracle était vrai, parce qu’il lui semblait que la plupart de ceux que chantent les aveugles sont faux, au détriment des véritables. Il créa un alguazil des pauvres, non pour les poursuivre, mais pour examiner s’ils le sont, car, à l’ombre d’amputations feintes ou de plaies postiches, se cachent des bras voleurs et des estomacs ivrognes. Enfin, il ordonna de si bonnes choses que ses lois sont encore en vigueur dans ce pays, où on les appelle : Les Constitutions du grand gouverneur Sancho Panza.


Chapitre LII

Où l’on raconte l’aventure de la seconde duègne Doloride ou Affligée, appelée de son nom doña Rodriguez


Cid Hamet raconte que don Quichotte, une fois guéri de ses égratignures, trouva que la vie qu’il menait dans ce château était tout à fait contraire à l’ordre de chevalerie où il avait fait profession ; il résolut de demander congé au duc et à la duchesse, pour s’en aller à Saragosse, dont les fêtes approchaient, et où il pensait bien conquérir l’armure en quoi consiste le prix qu’on y dispute. Un jour qu’étant à table avec ses nobles hôtes, il commençait à mettre en œuvre son dessein, et à leur demander la permission de partir, tout à coup on vit entrer, par la porte de la grande salle, deux femmes, comme on le reconnut ensuite, couvertes de noir de la tête aux pieds. L’une d’elles, s’approchant de don Quichotte, se jeta à ses genoux, étendue tout de son long, et, la bouche collée aux pieds du chevalier, elle poussait des gémissements si tristes, si profonds, si douloureux, qu’elle porta le trouble dans l’esprit de tous ceux qui la voyaient et l’entendaient. Bien que le duc et la duchesse pensassent que c’était quelque tour que leurs gens voulaient jouer à don Quichotte, toutefois, en voyant avec quel naturel et quelle violence cette femme soupirait, gémissait et pleurait, ils furent eux-mêmes en suspens, jusqu’à ce que don Quichotte, attendri, la releva de terre, et lui fit ôter le voile qui couvrait sa figure inondée de larmes. Elle obéit, et montra ce que jamais on n’eût imaginé, car elle découvrit le visage de doña Rodriguez, la duègne de la maison ; l’autre femme en deuil était sa fille, celle qu’avait séduite le fils du riche laboureur. Ce fut une surprise générale pour tous ceux qui connaissaient la duègne, et ses maîtres s’étonnèrent plus que personne ; car, bien qu’ils la tinssent pour une cervelle de bonne pâte, ils ne la croyaient pas niaise à ce point qu’elle fît des folies.

Finalement, doña Rodriguez, se tournant vers le duc et la duchesse, leur dit humblement :

« Que Vos Excellences veuillent bien m’accorder la permission d’entretenir un peu ce chevalier, parce qu’il en est besoin pour que je sorte heureusement de la méchante affaire où m’a mise la hardiesse d’un vilain malintentionné. »

Le duc répondit qu’il la lui donnait, et qu’elle pouvait entretenir le seigneur don Quichotte sur tout ce qui lui ferait plaisir. Elle alors, dirigeant sa voix et ses regards sur don Quichotte, ajouta :

« Il y a déjà plusieurs jours, valeureux chevalier, que je vous ai rendu compte du grief et de la perfidie dont un méchant paysan s’est rendu coupable envers ma très-chère et bien-aimée fille, l’infortunée qui est ici présente. Vous m’avez promis de prendre sa cause en main, et de redresser le tort qu’on lui a fait. Maintenant, il vient d’arriver à ma connaissance que vous voulez partir de ce château, en quête des aventures qu’il plaira à Dieu de vous envoyer. Aussi voudrais-je qu’avant de vous échapper à travers ces chemins, vous portassiez un défi à ce rustre indompté, et que vous le fissiez épouser ma fille en accomplissement de la parole qu’il lui a donnée d’être son mari avant d’abuser d’elle. Penser, en effet, que le duc, mon seigneur, me rendra justice, c’est demander des poires à l’ormeau, à cause de la circonstance que j’ai déjà confiée à Votre Grâce en toute sincérité. Sur cela, que Notre-Seigneur donne à Votre Grâce une excellente santé, et qu’il ne nous abandonne point, ma fille et moi. »

À ces propos, don Quichotte répondit avec beaucoup de gravité et d’emphase :

« Bonne duègne, modérez vos larmes, ou, pour mieux dire, séchez-les, et épargnez la dépense de vos soupirs. Je prends à ma charge la réparation due à votre fille, qui aurait mieux fait de ne pas être si facile à croire les promesses d’amoureux, lesquelles sont d’habitude très-légères à faire et très-lourdes à tenir. Ainsi donc, avec la licence du duc, mon seigneur, je vais me mettre sur-le-champ en quête de ce garçon dénaturé ; je le trouverai, je le défierai et je le tuerai toute et chaque fois qu’il refusera d’accomplir sa parole ; car la première affaire de ma profession, c’est de pardonner aux humbles et de châtier les superbes, je veux dire de secourir les misérables et d’abattre les persécuteurs.

– Il n’est pas besoin, répondit le duc, que Votre Grâce se donne la peine de chercher le rustre dont se plaint cette bonne duègne, et il n’est pas besoin davantage que Votre Grâce me demande permission de lui porter défi. Je le donne et le tiens pour défié, et je prends à ma charge de lui faire connaître ce défi et de le lui faire accepter, pour qu’il vienne y répondre lui-même dans ce château, où je donnerai à tous deux le champ libre et sûr, gardant toutes les conditions qui, en de tels actes, doivent se garder, et gardant aussi à chacun sa justice, comme y sont obligés tous les princes qui donnent le champ clos aux combattants, dans les limites de leurs seigneuries.

– Avec ce sauf-conduit et la permission de Votre Grandeur, répliqua don Quichotte, je dis dès maintenant que, pour cette fois, je renonce aux privilèges de ma noblesse, que je m’abaisse et me nivelle à la roture de l’offenseur, que je me fais son égal et le rends apte à combattre contre moi. Ainsi donc, quoique absent, je le défie et l’appelle, en raison de ce qu’il a mal fait de tromper cette pauvre fille, qui fut fille, et ne l’est plus par sa faute, et pour qu’il tienne la parole qu’il lui a donnée d’être son légitime époux, ou qu’il meure dans le combat. »

Aussitôt, tirant un gant de l’une de ses mains, il le jeta au milieu de la salle ; le duc le releva, en répétant qu’il acceptait ce défi au nom de son vassal, et qu’il assignait, pour époque du combat, le sixième jour ; pour champ clos, la plate-forme du château ; et pour armes, celles ordinaires aux chevaliers, la lance, l’écu, le harnais à cotte de mailles, avec toutes les autres pièces de l’armure, dûment examinées par les juges du camp, sans fraude, supercherie ni talisman d’aucun genre.

« Mais avant toutes choses, ajouta-t-il, il faut que cette bonne duègne et cette mauvaise demoiselle remettent le droit de leur cause entre les mains du seigneur don Quichotte ; autrement rien ne pourra se faire, et ce défi sera non avenu.

– Moi, je le remets, répondit la duègne.

– Et moi aussi », ajouta la fille, tout éplorée, toute honteuse et perdant contenance.

Ces déclarations reçues en bonne forme, tandis que le duc rêvait à ce qu’il fallait faire pour un cas pareil, les deux plaignantes en deuil se retirèrent. La duchesse ordonna qu’on ne les traitât plus comme servantes, mais comme des dames aventurières qui étaient venues chez elle demander justice. Aussi leur donna-t-on un appartement à part, et les servit-on comme des étrangères, à la grande surprise des autres femmes, qui ne savaient où irait aboutir l’extravagance impudente de doña Rodriguez et de sa malavisée de fille.

On en était là quand, pour achever d’égayer la fête et de donner un bon dessert au dîner, entre tout à coup dans la salle le page qui avait porté les lettres et les présents à Thérèse Panza, femme du gouverneur Sancho Panza. Son arrivée réjouit extrêmement le duc et la duchesse, empressés de savoir ce qui lui était arrivé dans son voyage. Ils le questionnèrent aussitôt ; mais le page répondit qu’il ne pouvait s’expliquer devant tant de monde, ni en peu de paroles ; que Leurs Excellences voulussent donc bien remettre la chose à un entretien particulier, et qu’en attendant elles se divertissent avec ces lettres qu’il leur apportait. Puis, tirant deux lettres de son sein, il les remit aux mains de la duchesse. L’une portait une adresse ainsi conçue : « Lettre pour madame la duchesse une telle, de je ne sais où » et l’autre : « À mon mari Sancho Panza, gouverneur de l’île Barataria, à qui Dieu donne plus d’années qu’à moi. »

Impatiente de lire sa lettre, la duchesse l’ouvrit aussitôt, la parcourut d’abord seule ; puis, voyant qu’elle pouvait la lire à haute voix, pour que le duc et les assistants l’entendissent, elle lut ce qui suit :

Lettre de Thérèse Panza à la duchesse

« J’ai reçu bien de la joie, ma chère dame, de la lettre que Votre Grandeur m’a écrite ; car, en vérité, il y a longtemps que je la désirais. Le collier de corail est bel et bon, et l’habit de chasse de mon mari ne s’en laisse pas revendre. De ce que Votre Seigneurie ait fait gouverneur Sancho, mon consort, tout ce village s’en est fort réjoui, bien que personne ne veuille le croire, principalement le curé, et maître Nicolas, le barbier, et Samson Carrasco, le bachelier. Mais cela ne me fait rien du tout ; car, pourvu qu’il en soit ainsi, comme cela est, que chacun dise ce qui lui plaira. Pourtant, s’il faut dire vrai, sans l’arrivée du corail et de l’habit, je ne l’aurais pas cru davantage, car tous les gens du pays tiennent mon mari pour une grosse bête, et ne peuvent imaginer, si on l’ôte de gouverner un troupeau de chèvres, pour quelle espèce de gouvernement il peut être bon. Que Dieu l’assiste et le dirige comme il voit que ses enfants en ont besoin. Quant à moi, chère dame de mon âme, je suis bien résolue, avec la permission de Votre Grâce, à mettre, comme on dit, le bonheur dans ma maison, en m’en allant à la cour m’étendre dans un carrosse pour crever les yeux à mille envieux que j’ai déjà. Je supplie donc Votre Excellence de recommander à mon mari qu’il me fasse quelque petit envoi d’argent, et que ce soit un peu plus que rien ; car à la cour, les dépenses sont grandes. Le pain y vaut un réal, et la viande trente maravédis la livre, que c’est une horreur. Si par hasard il ne veut pas que j’y aille, qu’il se dépêche de m’en aviser, car les pieds me démangent déjà pour me mettre en route. Mes amies et mes voisines me disent que, si moi et ma fille allons à la cour, parées et pompeuses, mon mari finira par être plus connu par moi, que moi par lui. Car enfin bien des gens demanderont : « Qui sont les dames de ce carrosse ? » et l’un de mes laquais répondra : « Ce sont la femme et la fille de Sancho Panza, gouverneur de l’île Barataria. » De cette manière Sancho sera connu, et moi je serai prônée, et à Rome pour tout.[271] Je suis fâchée, autant que je puisse l’être, de ce que cette année on n’a pas récolté de glands dans le pays. Cependant j’en envoie à Votre Altesse jusqu’à un demi-boisseau, que j’ai été cueillir et choisir moi-même au bois, un à un. Je n’en ai pas trouvé de plus gros, et je voudrais qu’ils fussent comme des œufs d’autruche.

« Que Votre Splendeur n’oublie pas de m’écrire ; j’aurai soin de vous faire la réponse, et de vous informer de ma santé ainsi que de tout ce qui se passera dans ce village, où je reste à prier Notre-Seigneur Dieu qu’il garde Votre Grandeur, et qu’il ne m’oublie pas. Sancha, ma fille, et mon fils baisent les mains à Votre Grâce.

« Celle qui a plus envie de voir Votre Seigneurie que de lui écrire. Votre servante.

« THÉRÈSE PANZA. »

Ce fut pour tout le monde un grand plaisir que d’entendre la lettre de Thérèse Panza, principalement pour le duc et la duchesse ; celle-ci prit l’avis de don Quichotte pour savoir si l’on ne pourrait point ouvrir la lettre adressée au gouverneur, s’imaginant qu’elle devait être parfaite. Don Quichotte répondit que, pour faire plaisir à la compagnie, il l’ouvrirait lui-même ; ce qu’il fit en effet, et voici comment elle était conçue :

Lettre de Thérèse Panza à Sancho Panza, son mari

« J’ai reçu ta lettre, mon Sancho de mon âme, et je te jure, foi de catholique chrétienne, qu’il ne s’en est pas fallu deux doigts que je ne devinsse folle de joie. Vois-tu, père, quand je suis arrivée à entendre lire que tu es gouverneur, j’ai failli tomber sur la place morte du coup ; car tu sais bien qu’on dit que la joie subite tue comme la grande douleur. Pour Sanchica ta fille, elle a mouillé son jupon sans le sentir, et de pur contentement. J’avais devant moi l’habit que tu m’as envoyé, et au cou le collier de corail que m’a envoyé madame la duchesse, et les lettres dans les mains, et le messager là présent ; et avec tout cela, je croyais et pensais que tout ce que je voyais et touchais n’était qu’un songe ; car enfin, qui pouvait penser qu’un berger de chèvres serait devenu gouverneur d’îles ? Tu sais bien, ami, ce que disait ma mère, qu’il fallait vivre beaucoup pour beaucoup voir. Je dis cela parce que je pense voir encore plus si je vis plus longtemps ; je pense ne pas m’arrêter que je ne te voie fermier de la gabelle ou de l’octroi ; car ce sont des offices où, bien que le diable emporte ceux qui s’y conduisent mal, à la fin des fins on touche et on manie de l’argent. Madame la duchesse te fera part du désir que j’ai d’aller à la cour. Réfléchis bien à cela, et fais-moi part de ton bon plaisir ; je tâcherai de t’y faire honneur, en me promenant en carrosse.

« Le curé, le barbier, le bachelier, et même le sacristain, ne veulent pas croire que tu sois gouverneur ; ils disent que tout cela n’est que tromperie, ou affaire d’enchantement, comme sont toutes celles de ton maître don Quichotte.

« Samson dit encore qu’il ira te chercher pour t’ôter le gouvernement de la tête et pour tirer à don Quichotte la folie du cerveau. Moi, je ne fais que rire, et regarder mon collier de corail, et prendre mesure de l’habit que je dois faire avec le tien à notre fille. J’ai envoyé quelques glands à madame la duchesse, et j’aurais voulu qu’ils fussent d’or. Envoie-moi, toi, quelques colliers de perles, s’ils sont à la mode dans ton île. Voici les nouvelles du village : La Barruéca a marié sa fille à un peintre de méchante main, qui est venu dans ce pays pour peindre ce qui se trouverait. Le conseil municipal l’a chargé de peindre les armes de Sa Majesté sur la porte de la maison commune ; il a demandé deux ducats, qu’on lui a avancés, et il a travaillé huit jours, au bout desquels il n’avait rien peint du tout ; alors il a dit qu’il ne pouvait venir à bout de peindre tant de brimborions. Il a donc rendu l’argent, et, malgré cela, il s’est marié à titre de bon ouvrier. Il est vrai qu’il a déjà laissé le pinceau pour prendre la pioche, et qu’il va aux champs comme un gentilhomme. Le fils de Pédro Lobo a reçu les premiers ordres et la tonsure, dans l’intention de se faire prêtre. Minguilla l’a su, la petite-fille de Mingo Silvato, et lui a intenté un procès, parce qu’il lui avait donné parole de mariage. De mauvaises langues disent même qu’elle est enceinte de ses œuvres ; mais il le nie à pieds joints. Cette année les olives ont manqué, et l’on ne trouve pas une goutte de vinaigre en tout le village. Une compagnie de soldats est passée par ici ; ils ont enlevé, chemin faisant, trois filles du pays. Je ne veux pas te dire qui elles sont ; peut-être reviendront-elles, et il se trouvera des gens qui les prendront pour femmes, avec leurs taches bonnes ou mauvaises. Sanchica fait du réseau ; elle gagne par jour huit maravédis, frais payés, et les jette dans une tirelire pour amasser son trousseau ; mais, à présent qu’elle est fille d’un gouverneur, tu lui donneras sa dot, sans qu’elle travaille à la faire. La fontaine de la place s’est tarie, et le tonnerre est tombé sur la potence ; qu’il en arrive autant à toutes les autres. J’attends la réponse à cette lettre, et la décision de mon départ pour la cour. Sur ce, que Dieu te garde plus d’années que moi, ou du moins autant, car je ne voudrais pas te laisser sans moi dans ce monde.

« Ta femme, THÉRÈSE PANZA. »

Les lettres furent trouvées dignes de louange, de rire, d’estime et d’admiration. Pour mettre le sceau à la bonne humeur de l’assemblée, arriva dans ce moment le courrier qui apportait la lettre adressée par Sancho à don Quichotte, et qui fut aussi lue publiquement ; mais celle-ci fit mettre en doute la simplicité du gouverneur. La duchesse se retira pour apprendre du page ce qui lui était arrivé dans le village de Sancho, et le page lui conta son aventure dans le plus grand détail, sans omettre aucune circonstance. Il donna les glands à la duchesse, et, de plus, un fromage que Thérèse avait ajouté au présent, comme étant si délicat qu’il l’emportait même sur ceux de Tronchon. La duchesse le reçut avec un extrême plaisir, et nous la laisserons dans cette joie pour raconter quelle fin eut le gouvernement du grand Sancho Panza, fleur et miroir de tous les gouverneurs insulaires.


Chapitre LIII

De la terrible fin et fatigante conclusion qu’eut le gouvernement de Sancho Panza


Croire que, dans cette vie, les choses doivent toujours durer au même état, c’est croire l’impossible. Au contraire, on dirait que tout y va en rond, je veux dire à la ronde. Au printemps succède l’été, à l’été l’automne, à l’automne l’hiver, et à l’hiver le printemps ; et le temps tourne ainsi sur cette roue perpétuelle. La seule vie de l’homme court à sa fin, plus légère que le temps, sans espoir de se renouveler, si ce n’est dans l’autre vie, qui n’a point de bornes.

Voilà ce que dit Cid Hamet, philosophe mahométan ; car enfin cette question de la rapidité et de l’instabilité de la vie présente, et de l’éternelle durée de la vie future, bien des gens, sans la lumière de la foi, et par la seule lumière naturelle, l’ont fort bien comprise. Mais, en cet endroit, notre auteur parle ainsi à propos de la rapidité avec laquelle le gouvernement de Sancho se consuma, se détruisit, s’anéantit, et s’en alla en ombre et en fumée.

La septième nuit des jours de son gouvernement, Sancho était au lit, rassasié, non pas de pain et de vin, mais de rendre des sentences, de donner des avis, d’établir des statuts et de promulguer des pragmatiques.

Au moment où le sommeil commençait, en dépit de la faim, à lui fermer les paupières, il entendit tout à coup un si grand tapage de cloches et de cris, qu’on aurait dit que toute l’île s’écroulait.

Il se leva sur son séant, et se mit à écouter avec attention pour voir s’il devinerait quelle pouvait être la cause d’un si grand vacarme. Non-seulement il n’y comprit rien, mais bientôt, au bruit des voix et des cloches, se joignit celui d’une infinité de trompettes et de tambours. Plein de trouble et d’épouvante, il sauta par terre, enfila des pantoufles à cause de l’humidité du sol, et, sans mettre ni robe de chambre ni rien qui y ressemblât, il accourut à la porte de son appartement.

Au même instant il vit venir par les corridors plus de vingt personnes tenant à la main des torches allumées et des épées nues, qui disaient toutes à grands cris :

« Aux armes, aux armes, seigneur gouverneur ! aux armes ! une infinité d’ennemis ont pénétré dans l’île, et nous sommes perdus si votre adresse et votre valeur ne nous portent secours. »

Ce fut avec ce tapage et cette furie qu’ils arrivèrent où était Sancho, plus mort que vif de ce qu’il voyait et entendait. Quand ils furent proches, l’un d’eux lui dit :

« Que Votre Seigneurie s’arme vite, si elle ne veut se perdre, et perdre l’île entière.

– Qu’ai-je à faire de m’armer ? répondit Sancho ; et qu’est-ce que j’entends en fait d’armes et de secours ? Il vaut bien mieux laisser ces choses à mon maître don Quichotte, qui les dépêchera en deux tours de main, et nous tirera d’affaire. Mais moi, pécheur à Dieu, je n’entends rien à ces presses-là.

– Holà ! seigneur gouverneur, s’écria un autre, quelle froideur est-ce là ? Armez-vous bien vite, puisque nous vous apportons des armes offensives et défensives, et paraissez sur la place, et soyez notre guide et notre capitaine, puisqu’il vous appartient de l’être, étant notre gouverneur.

– Eh bien ! qu’on m’arme donc, et à la bonne heure », répliqua Sancho.

Aussitôt on apporta deux pavois, ou grands boucliers, dont ces gens étaient pourvus, et on lui attacha sur sa chemise, sans lui laisser prendre aucun autre vêtement, un pavois devant et l’autre derrière. On lui fit passer les bras par des ouvertures qui avaient été pratiquées, et on le lia vigoureusement avec des cordes, de façon qu’il resta claquemuré entre deux planches, droit comme un fuseau, sans pouvoir plier les genoux ni se mouvoir d’un pas. On lui mit dans les mains une lance, sur laquelle il s’appuya pour pouvoir se tenir debout.

Quand il fut arrangé de la sorte, on lui dit de marcher devant, pour guider et animer tout le monde, et que, tant qu’on l’aurait pour boussole, pour étoile et pour lanterne, les affaires iraient à bonne fin.

« Comment diable puis-je marcher, malheureux que je suis, répondit Sancho, si je ne peux seulement jouer des rotules, empêtré par ces planches qui sont si bien cousues à mes chairs ? Ce qu’il faut faire, c’est de m’emporter à bras, et de me placer de travers ou debout à quelque poterne ; je la garderai avec cette lance ou avec mon corps.

– Allons donc, seigneur gouverneur, dit un autre, c’est plus la peur que les planches qui vous empêche de marcher. Remuez-vous et finissez-en, car il est tard ; les ennemis grossissent, les cris s’augmentent et le péril s’accroît. »

À ces exhortations et à ces reproches, le pauvre gouverneur essaya de remuer ; mais ce fut pour faire une si lourde chute tout de son long, qu’il crut être mis en morceaux. Il resta comme une tortue enfermée dans ses écailles, ou comme un quartier de lard entre deux huches, ou bien encore comme une barque échouée sur le sable. Pour l’avoir vu ainsi tombé, cette engeance moqueuse n’en eut pas plus de compassion ; au contraire, éteignant leurs torches, ils se mirent à crier de plus belle, à appeler aux armes, à passer et repasser sur le pauvre Sancho, en frappant les pavois d’une multitude de coups d’épée, si bien que, s’il ne se fût roulé et ramassé jusqu’à mettre aussi la tête entre les pavois, c’en était fait du déplorable gouverneur, lequel, refoulé dans cette étroite prison, suait sang et eau, et priait Dieu du fond de son âme de le tirer d’un tel péril. Les uns trébuchaient sur lui, d’autres tombaient ; enfin, il s’en trouva un qui lui monta sur le dos, s’y installa quelque temps ; et de là, comme du haut d’une éminence, il commandait les armées, et disait à grands cris :

« Par ici, les nôtres ; l’ennemi charge de ce côté ; qu’on garde cette brèche ; qu’on ferme cette porte ; qu’on barricade ces escaliers ; qu’on apporte des pots de goudron, de la résine, de la poix, des chaudières d’huile bouillante ; qu’on gabionne les rues avec des matelas. »

Enfin, il nommait coup sur coup tous les instruments et machines de guerre avec lesquels on a coutume de défendre une ville contre l’assaut. Quant au pauvre Sancho, qui, moulu sous les pieds, entendait et souffrait tout cela, il disait entre ses dents :

« Oh ! si le Seigneur voulait donc permettre qu’on achevât de prendre cette île, et que je me visse ou mort ou délivré de cette grande angoisse ! »

Le ciel accueillit sa prière ; et, quand il l’espérait le moins, il entendit des voix qui criaient :

« Victoire, victoire ! les ennemis battent en retraite. Allons, seigneur gouverneur, levez-vous ; venez jouir du triomphe et répartir les dépouilles conquises sur l’ennemi par la valeur de cet invincible bras.

– Qu’on me lève », dit d’une voix défaillante le dolent Sancho. On l’aida à se relever, et, dès qu’il fut debout, il dit :

« L’ennemi que j’ai vaincu, je consens qu’on me le cloue sur le front. Je ne veux pas répartir des dépouilles d’ennemis, mais seulement prier et supplier quelque ami, si par hasard il m’en reste, de me donner un doigt de vin, car je suis desséché, et de m’essuyer cette sueur, car je fonds en eau. »

On l’essuya, on lui apporta du vin, on détacha les pavois ; il s’assit sur son lit, et s’évanouit aussitôt de la peur des alarmes et des souffrances qu’il avait endurées.

Déjà les mystificateurs commençaient à regretter d’avoir poussé le jeu si loin ; mais Sancho, en revenant à lui, calma la peine que leur avait donnée sa pâmoison. Il demanda l’heure qu’il était ; on lui répondit que le jour commençait à poindre. Il se tut ; et, sans dire un mot de plus, il commença à s’habiller, toujours gardant le silence.

Les assistants le regardaient faire, attendant où aboutirait cet empressement qu’il mettait à s’habiller. Il acheva enfin de se vêtir ; et peu à peu (car il était trop moulu pour aller beaucoup à beaucoup) il gagna l’écurie, où le suivirent tous ceux qui se trouvaient là. Il s’approcha du grison, le prit dans ses bras, lui donna un baiser de paix sur le front, et lui dit, les yeux mouillés de larmes :

« Venez ici, mon compagnon, mon ami, vous qui m’aidez à supporter mes travaux et mes misères. Quand je vivais avec vous en bonne intelligence, quand je n’avais d’autres soucis que ceux de raccommoder vos harnais et de donner de la subsistance à votre gentil petit corps, heureux étaient mes heures, mes jours et mes années. Mais, depuis que je vous ai laissé, depuis que je me suis élevé sur les tours de l’ambition et de l’orgueil, il m’est entré dans l’âme mille misères, mille souffrances, et quatre mille inquiétudes. »

Tout en lui tenant ces propos, Sancho bâtait et bridait son âne, sans que personne lui dît un seul mot. Le grison bâté, il monta à grand’peine sur son dos, et, adressant alors la parole au majordome, au secrétaire, au maître d’hôtel, à Pédro Récio le docteur, et à une foule d’autres qui se trouvaient présents, il leur dit :

« Faites place, mes seigneurs, et laissez-moi retourner à mon ancienne liberté ; laissez-moi reprendre la vie passée, pour me ressusciter de cette mort présente. Je ne suis pas né pour être gouverneur, ni pour défendre des îles ou des villes contre les ennemis qui veulent les attaquer. Je m’entends mieux à manier la pioche, à mener la charrue, à tailler la vigne, qu’à donner des lois ou à défendre des provinces et des royaumes. La place de saint Pierre est à Rome ; je veux dire que chacun est à sa place quand il fait le métier pour lequel il est né. Une faucille me va mieux à la main qu’un sceptre de gouverneur. J’aime mieux me rassasier de soupe à l’oignon que d’être soumis à la vilenie d’un impertinent médecin qui me fait mourir de faim ; j’aime mieux me coucher à l’ombre d’un chêne dans l’été, et me couvrir d’une houppelande à poils dans l’hiver, en gardant ma liberté, que de me coucher avec les embarras du gouvernement entre des draps de toile de Hollande, et de m’habiller de martres zibelines. Je souhaite le bonsoir à Vos Grâces, et vous prie de dire au duc, mon seigneur, que nu je suis né, nu je me trouve ; je ne perds ni ne gagne ; je veux dire que sans une obole je suis entré dans ce gouvernement, et que j’en sors sans une obole, bien au rebours de ce que font d’habitude les gouverneurs d’autres îles. Écartez-vous, et laissez-moi passer ; je vais aller me graisser les côtes, car je crois que je les ai rompues, grâce aux ennemis qui se sont promenés cette nuit sur mon estomac.

– N’en faites rien, seigneur gouverneur, s’écria le docteur Récio. Je donnerai à Votre Grâce un breuvage contre les chutes et les meurtrissures, qui vous rendra sur-le-champ votre santé et votre vigueur passées. Quant à vos repas, je promets à Votre Grâce de m’amender, et de vous laisser manger abondamment de tout ce qui vous fera plaisir.

– Tu piaules trop tard[272], répondit Sancho ; je resterai comme je me ferai Turc. Nenni, ce ne sont pas des tours à recommencer deux fois. Ah ! pardieu, j’ai envie de garder ce gouvernement ou d’en accepter un autre, me l’offrît-on entre deux plats, comme de voler au ciel sans ailes. Je suis de la famille des Panza, qui sont tous entêtés en diable ; et quand une fois ils disent non, non ce doit être en dépit du monde entier[273]. Je laisse dans cette écurie les ailes de la fourmi qui m’ont enlevé en l’air pour me faire manger aux oiseaux[274]. Redescendons par terre, pour y marcher à pied posé ; et si nous ne chaussons des souliers de maroquin piqué, nous ne manquerons pas de sandales de corde[275]. Chaque brebis avec sa pareille, et que personne n’étende la jambe plus que le drap du lit n’est long, et qu’on me laisse passer, car il se fait tard. »

Le majordome reprit alors :

« Seigneur gouverneur, nous laisserions bien volontiers partir Votre Grâce, quoiqu’il nous soit très-pénible de vous perdre, car votre esprit et votre conduite toute chrétienne nous obligent à vous regretter ; mais personne n’ignore que tout gouverneur est tenu, avant de quitter l’endroit où il a gouverné, à faire d’abord résidence.[276] Que Votre Grâce rende compte des dix jours passés depuis qu’elle a le gouvernement, et qu’elle s’en aille ensuite avec la paix de Dieu.

– Personne ne peut me demander ce compte, répondit Sancho, à moins que le duc, mon seigneur, ne l’ordonne. Je vais lui faire visite, et lui rendrai mes comptes, rubis sur l’ongle. D’ailleurs, puisque je sors de ce gouvernement tout nu, il n’est pas besoin d’autre preuve pour justifier que j’ai gouverné comme un ange.

– Pardieu, le grand Sancho a raison, s’écria le docteur Récio, et je suis d’avis que nous le laissions aller, car le duc sera enchanté de le revoir. »

Tous les autres tombèrent d’accord, et le laissèrent partir, après avoir offert de lui tenir compagnie, et de le pourvoir de tout ce qu’il pourrait désirer pour les aises de sa personne et la commodité de son voyage. Sancho répondit qu’il ne voulait qu’un peu d’orge pour le grison, et un demi-fromage avec un demi-pain pour lui ; que, le chemin étant si court, il ne lui fallait ni plus amples ni meilleures provisions. Tous l’embrassèrent, et lui les embrassa tous en pleurant, et les laissa aussi émerveillés de ses propos que de sa résolution si énergique et si discrète.


Chapitre LIV

Qui traite de choses relatives à cette histoire, et non à nulle autre


Le duc et la duchesse résolurent de donner suite au défi qu’avait porté don Quichotte à leur vassal pour le motif précédemment rapporté ; et comme le jeune homme était en Flandre, où il s’était enfui plutôt que d’avoir doña Rodriguez pour belle-mère, ils imaginèrent de mettre à sa place un laquais gascon, appelé Tosilos, en l’instruisant bien à l’avance de tout ce qu’il aurait à faire. Au bout de deux jours, le duc dit à don Quichotte que, dans quatre jours, son adversaire viendrait se présenter en champ clos, armé de toutes pièces, et soutenir que la demoiselle mentait par la moitié de sa barbe entière, si elle persistait à prétendre qu’il lui eût donné parole de mariage. Don Quichotte reçut ces nouvelles avec un plaisir infini, et, se promettant de faire merveilles en cette affaire, il regarda comme un grand bonheur qu’il s’offrît une telle occasion de montrer aux seigneurs ses hôtes jusqu’où s’étendait la valeur de son bras formidable. Aussi attendait-il, plein de joie et de ravissement, la fin des quatre jours, qui semblaient, au gré de son désir, durer quatre cents siècles. Mais laissons-les passer, comme nous avons laissé passer bien d’autres choses, et revenons tenir compagnie à Sancho, qui, moitié joyeux, moitié triste, cheminait sur son âne, venant chercher son maître, dont il aimait mieux retrouver la compagnie que d’être gouverneur de toutes les îles du monde.

Or, il arriva qu’avant de s’être beaucoup éloigné de l’île de son gouvernement, car jamais il ne se mit à vérifier si c’était une île, une ville, un bourg ou un village qu’il avait gouverné, il vit venir sur le chemin qu’il suivait six pèlerins avec leurs bourdons, de ces étrangers qui demandent l’aumône en chantant. Arrivés auprès de lui, ces pèlerins se rangèrent sur deux files, et se mirent à chanter en leur jargon, ce que Sancho ne pouvait comprendre ; seulement il leur entendit prononcer distinctement le mot aumône, d’où il conclut que c’était l’aumône qu’ils demandaient en leur chanson ; et comme, à ce que dit Cid Hamet, il était essentiellement charitable, il tira de son bissac le demi-pain et le demi-fromage dont il s’était pourvu, et leur en fit cadeau en leur disant par signes qu’il n’avait pas autre chose à leur donner. Les étrangers reçurent cette charité de bien bon cœur, et ajoutèrent aussitôt : Quelt, guelt[277] !

– Je n’entends pas ce que vous me demandez, braves gens », répondit Sancho.

Alors l’un d’eux tira une bourse de son sein et la montra à Sancho, pour lui faire entendre que c’était de l’argent qu’ils lui demandaient. Mais Sancho se mettant le pouce contre la gorge, et étendant les doigts de la main, leur fit comprendre qu’il n’avait pas dans ses poches trace de monnaie ; puis, piquant le grison, il passa au milieu d’eux. Mais, au passage, l’un de ces étrangers, l’ayant regardé avec attention, se jeta au-devant de lui, le prit dans ses bras par la ceinture, et s’écria d’une voix haute, en bon castillan :

« Miséricorde ! qu’est-ce que je vois là ? est-il possible que j’aie dans mes bras mon cher ami, mon bon voisin Sancho Panza ? Oui, c’est bien lui, sans aucun doute, car je ne dors pas et ne suis pas ivre à présent. »

Sancho fut fort surpris de s’entendre appeler par son nom, et de se voir embrasser de la sorte par le pèlerin étranger. Il le regarda longtemps sans dire un mot, et fort attentivement, mais ne put venir à bout de le reconnaître. Le pèlerin voyant son embarras :

« Comment est-ce possible, frère Sancho Panza, lui dit-il, que tu ne reconnaisses pas ton voisin Ricote le Morisque, mercier de ton village ? »

Alors Sancho, l’examinant avec plus d’attention, commença à retrouver ses traits, et finalement vint à le reconnaître tout à fait. Sans descendre de son âne, il lui jeta les bras au cou et lui dit :

« Qui diable pourrait te reconnaître, Ricote, dans cet habit de mascarade que tu portes ? Dis-moi un peu : qui t’a mis à la française, et comment oses-tu rentrer en Espagne, où, si tu es pris et reconnu, tu auras à passer un mauvais quart d’heure ?

– Si tu ne me découvres pas, Sancho, répondit le pèlerin, je suis sûr que personne ne me reconnaîtra sous ce costume ; mais quittons le chemin pour gagner ce petit bois qu’on voit d’ici, où mes compagnons veulent dîner et faire la sieste. Tu y dîneras avec eux, car ce sont de bonnes gens, et j’aurai le temps de te conter ce qui m’est arrivé depuis mon départ de notre village, pour obéir à l’édit de Sa Majesté, qui menaçait, comme tu l’as su, avec tant de sévérité les malheureux restes de ma nation.[278] »

Sancho y consentit, et Ricote ayant parlé aux autres pèlerins ils gagnèrent tous le bois qui était en vue, s’éloignant ainsi de la grand’route. Là ils jetèrent leurs bourdons, ôtèrent leurs pèlerines, et restèrent en justaucorps. Ils étaient tous jeunes et de bonne mine, hormis Ricote qui était un homme avancé en âge. Tous portaient des besaces, et toutes fort bien pourvues, du moins de choses excitantes et qui appellent la soif de deux lieues. Ils s’étendirent par terre, et faisant de l’herbe une nappe, ils y étalèrent du pain, du sel, des couteaux, des noix, des bribes de fromage, et des os de jambon qui, s’ils se défendaient contre les dents, se laissaient du moins sucer. Ils posèrent aussi sur la table un ragoût noirâtre qu’ils appellent cabial, et qui se fait avec des œufs de poissons[279], grands provocateurs de visites à la bouteille. Les olives ne manquaient pas non plus, sèches, à la vérité, et sans nul assaisonnement, mais savoureuses et bonnes à occuper les moments perdus.

Mais ce qui brillait avec le plus d’éclat au milieu des somptuosités de ce banquet, c’étaient six outres de vin, car chacun tira la sienne de son bissac ; et le bon Ricote lui-même, qui s’était transformé de Morisque en Allemand, apporta son outre, qui pouvait le disputer aux cinq autres en grosseur. Ils commencèrent à manger de grand appétit, mais fort lentement, savourant chaque bouchée qu’ils prenaient d’une chose et de l’autre avec la pointe du couteau. Bientôt après, ils levèrent tous ensemble les bras et les outres en l’air ; puis, la bouche fixée au goulot, et les yeux cloués au ciel, de telle sorte qu’on eût dit qu’ils y prenaient leur point de mire, et secouant la tête de côté et d’autre, comme pour indiquer le plaisir qu’ils prenaient à cette besogne, ils restèrent un bon espace de temps à transvaser les entrailles des peaux de bouc dans leur estomac. Sancho regardait tout cela, et ne s’affligeait de rien. Au contraire, pour accomplir le proverbe qu’il connaissait bien : Quand à Rome tu seras, fais ce que tu verras, il demanda l’outre à Ricote, et prit sa visée comme les autres, sans y trouver moins de plaisir qu’eux. Quatre fois les outres se laissèrent caresser ; mais la cinquième, ce ne fut pas possible, car elles étaient plus plates et plus sèches que du jonc, chose qui fit faire la moue à la gaieté qu’ils avaient jusque-là montrée. De temps en temps quelqu’un joignait sa main droite avec celle de Sancho, et disait : Espagnoli y Tudesqui, tuto uno bon compagno. Et Sancho répondait : Bon compagno, jura Di. Puis il partait d’un éclat de rire qui lui durait une heure, sans rien se rappeler alors de ce qui lui était arrivé dans son gouvernement ; car, sur le temps où l’on mange et où l’on boit, les soucis n’étendent pas d’ordinaire leur juridiction. Finalement, la fin du vin fut le commencement d’un sommeil qui s’empara d’eux tous, et ils tombèrent endormis sur la table même et sur la nappe. Ricote et Sancho restaient seuls éveillés, parce qu’ils avaient moins bu et mangé davantage. Ils s’écartèrent un peu, s’assirent au pied d’un hêtre, laissant les pèlerins ensevelis dans un doux sommeil ; et Ricote, sans faire un faux pas en sa langue morisque, mais au contraire en bon castillan, lui parla de la sorte :

« Tu sais fort bien, ô Sancho Panza, mon voisin et ami, quel effroi, quelle terreur jeta parmi nous l’édit que fit publier Sa Majesté contre les gens de ma nation. Moi, du moins, j’eus une telle frayeur, qu’il me parut qu’avant le temps qu’on nous accordait pour sortir d’Espagne, la peine s’exécutait déjà dans toute sa rigueur sur ma personne et sur celle de mes enfants. Je résolus donc avec prudence, à mon avis, comme celui qui, sachant qu’on doit le congédier de la maison où il demeure, se pourvoit à l’avance d’une autre maison pour s’y transporter ; je résolus, dis-je, de quitter le pays, seul et sans ma famille, et d’aller chercher un endroit où la conduire ensuite avec commodité, et sans la précipitation avec laquelle les autres furent obligés de partir. En effet, je reconnus sur-le-champ, et tous nos anciens le reconnurent aussi, que ces décrets n’étaient pas de simples menaces, comme le pensaient quelques-uns, mais de véritables lois qui seraient exécutées au temps fixé. Ce qui m’obligeait à croire cela vrai, c’est que j’étais instruit des extravagants et coupables desseins que nourrissaient les nôtres, desseins tels, en effet, qu’il me sembla que ce fut une inspiration divine qui poussa Sa Majesté à prendre une si énergique résolution. Ce n’est pas que nous fussions tous coupables, car il y avait parmi nous de sincères et véritables chrétiens ; mais ils étaient si peu nombreux qu’ils ne pouvaient s’opposer à ceux qui ne partageaient pas leur croyance, et c’était couver le serpent dans son sein que de garder ainsi tant d’ennemis au cœur de l’État. Finalement, nous fûmes punis avec juste raison de la peine du bannissement, peine douce et légère aux yeux de quelques personnes, mais aux nôtres la plus terrible qu’on pût nous infliger. Où que nous soyons, nous pleurons l’Espagne ; car enfin nous y sommes nés, et c’est notre patrie naturelle. Nulle part nous ne trouvons l’accueil que souhaite notre infortune ; en Berbérie, et dans toutes les parties de l’Afrique, où nous espérions être reçus, accueillis, traités comme des frères, c’est là qu’on nous insulte et qu’on nous maltraite le plus. Hélas ! nous n’avons connu le bien qu’après l’avoir perdu, et nous avons presque tous un tel désir de revoir l’Espagne, que la plupart de ceux en grand nombre qui savent comme moi la langue, reviennent en ce pays, laissant à l’abandon leurs femmes et leurs enfants, tant est grand l’amour qu’ils lui portent ! À présent, je reconnais par expérience ce qu’on a coutume de dire, que rien n’est doux comme l’amour de la patrie. Je quittai, comme je t’ai dit, notre village ; j’entrai en France, et, bien qu’on nous y fît bon accueil, je voulus tout voir avant de me décider. Je passai en Italie, puis en Allemagne, et c’est là qu’il me parut qu’on pouvait vivre le plus librement. Les habitants n’y regardent pas à beaucoup de délicatesses ; chacun vit comme il lui plaît, et, dans la plus grande partie de cette contrée, on jouit de la liberté de conscience. J’arrêtai une maison dans un village près d’Augsbourg, puis je me remis à ces pèlerins, qui ont coutume de venir en grand nombre chaque année visiter les sanctuaires de l’Espagne, qu’ils regardent comme leurs Grandes-Indes, tant ils sont sûrs d’y faire leur profit. Ils la parcourent presque tout entière, et il n’y a pas un village d’où ils ne sortent, comme on dit, repus de boire et de manger, et avec un réal pour le moins en argent. Au bout du voyage, ils s’en retournent avec une centaine d’écus de reste, qui, changés en or, et cachés, soit dans le creux de leurs bourdons, soit dans les pièces de leurs pèlerines, soit de toute autre manière, sortent du royaume et passent à leurs pays, malgré les gardiens des ports et des passages où ils sont visités[280]. Maintenant, Sancho, mon intention est d’aller retirer le trésor que j’ai laissé enfoui dans la terre, ce que je pourrai faire sans danger, puisqu’il est hors du village, et d’écrire à ma fille et à ma femme, ou bien d’aller les rejoindre de Valence à Alger, où je sais qu’elles sont ; puis, de trouver moyen de les ramener à quelque port de France, pour les conduire de là en Allemagne, où nous attendrons ce que Dieu veut faire de nous ; car enfin, Sancho, j’ai la certitude que Ricota, ma fille, et Francisca Ricota, ma femme, sont chrétiennes catholiques. Bien que je ne le sois pas autant, je suis cependant plus chrétien que More, et je prie Dieu chaque jour pour qu’il m’ouvre les yeux de l’intelligence et me fasse connaître comment je dois le servir. Ce qui m’étonne et ce que je ne comprends pas, c’est que ma femme et ma fille aient été plutôt en Berbérie qu’en France, où elles auraient pu vivre en chrétiennes.

– Écoute, ami Ricote, répondit Sancho, elles n’en eurent sans doute pas le choix, car c’est Juan Tiopeyo, le frère de ta femme, qui les a emmenées ; et, comme c’est un More fieffé, il a gagné le meilleur gîte. Il faut encore que je te dise autre chose ; c’est que je crois que tu vas en vain chercher ce que tu as mis dans la terre, car nous avons eu connaissance qu’on avait enlevé à ton beau-frère et à ta femme bien des perles et bien de l’argent en or qu’ils emportaient pour la visite.

– Cela peut être, répéta Ricote ; mais je sais bien, Sancho, qu’on n’a pas touché à ma cachette, car je n’ai découvert à personne où elle était, crainte de quelque malheur. Ainsi donc, Sancho, si tu veux venir avec moi et m’aider à retirer et à cacher mon trésor, je te donnerai deux cents écus, avec lesquels tu pourras subvenir à tes besoins, car tu sais que je n’ignore pas que tu en as de plus d’un genre.

– Je le ferais volontiers, répondit Sancho, mais je ne suis nullement avaricieux ; autrement, je n’aurais pas, ce matin même, laissé échapper de mes mains une place où j’aurais pu garnir d’or les murailles de ma maison, et manger avant six mois dans des plats d’argent. Pour cette raison, et parce qu’il semble que je ferais une trahison contre mon roi en favorisant ses ennemis, je n’irais pas avec toi, quand même, au lieu de me promettre deux cents écus, tu m’en donnerais quatre cents ici, argent comptant.

– Et quelle est cette place que tu as laissée, Sancho ? demanda Ricote.

– J’ai laissé la place de gouverneur d’une île, répondit Sancho, et telle, qu’en bonne foi de Dieu on n’en trouverait pas une autre comme celle-là à trois lieues à la ronde.

– Mais où est cette île ? demanda Ricote.

– Où ? répliqua Sancho ; à deux lieues d’ici ; elle s’appelle l’île Barataria.

– Tais-toi, Sancho, reprit Ricote ; les îles sont là-bas dans la mer, et il n’y a point d’îles en terre ferme.

– Comment non ? repartit Sancho ; je te dis, ami Ricote, que j’en suis parti ce matin, et qu’hier j’y gouvernais tout à mon aise comme un sagittaire. Mais cependant je l’ai laissée, parce que j’ai trouvé que c’était un office périlleux que celui de gouverneur.

– Et qu’as-tu gagné dans ce gouvernement ? demanda Ricote.

– J’ai gagné, répondit Sancho, d’avoir connu que je n’étais pas bon pour gouverner, si ce n’est une bergerie, et que les richesses qu’on gagne dans ces gouvernements se gagnent aux dépens du repos, du sommeil, et même de la subsistance ; car, dans les îles, les gouverneurs doivent manger peu, surtout s’ils ont des médecins chargés de veiller à leur santé.

– Je ne te comprends pas, Sancho, dit Ricote, mais il me semble que tout ce que tu dis est pure extravagance. Qui diable t’aurait donné des îles à gouverner ? Est-ce qu’il n’y a pas dans le monde des hommes plus habiles que toi pour en faire des gouverneurs ? Tais-toi, Sancho, et reprends ton bon sens, et vois si tu veux venir avec moi, comme je te l’ai dit, pour m’aider à emporter le trésor que j’ai enfoui, et qui est si gros, en vérité, qu’on peut bien l’appeler un trésor. Je te donnerai, je te le répète, de quoi vivre le reste de tes jours.

– Je t’ai déjà dit, Ricote, que je ne veux pas, répliqua Sancho ; contente-toi de ce que je ne te découvre point, continue ton chemin, à la garde de Dieu, et laisse-moi suivre le mien, car je sais le proverbe : « Ce qui est bien acquis se perd, et ce qui est mal acquis se perd et son maître aussi. »

– Je ne veux pas insister, Sancho, reprit Ricote ; mais, dis-moi, étais-tu au pays quand ma femme, ma fille et mon beau-frère l’ont quitté ?

– Oui, j’y étais, répondit Sancho, et je puis te dire qu’à son départ ta fille était si belle, que tous les gens du village sont sortis pour la voir passer, et tous disaient que c’était la plus belle créature du monde. Elle s’en allait pleurant et embrassant ses amies, ses connaissances, tous ceux qui venaient la voir, et les priait de la recommander à Dieu et à Notre-Dame, sa sainte mère. Et c’était d’une façon si touchante qu’elle m’en a fait pleurer, moi qui ne suis guère pleureur d’habitude. Par ma foi, bien des gens eurent le désir de la cacher, ou d’aller l’enlever sur la grand’route ; mais la crainte de désobéir à l’édit du roi les retint. Celui qui se montra le plus passionné, ce fut don Pédro Grégorio[281], ce jeune héritier de majorat, si riche, que tu connais bien, et qui en était, dit-on, très amoureux. Le fait est que, depuis qu’elle est partie, on ne l’a plus revu dans le pays, et nous pensons qu’il s’est mis à sa poursuite pour l’enlever. Mais jusqu’à présent, on n’a pas su la moindre chose.

– J’avais toujours eu le soupçon, dit Ricote, que ce gentilhomme aimait ma fille ; mais, plein de confiance en la vertu de ma Ricota, je ne m’étais jamais embarrassé qu’il en fût épris ; car tu auras ouï dire, Sancho, que bien rarement les femmes morisques se sont mêlées par amour avec les vieux chrétiens ; et ma fille, qui, à ce que je crois, mettait plus de zèle à être chrétienne qu’amoureuse, ne se sera pas beaucoup souciée des poursuites de ce gentilhomme à majorat.

– Dieu le veuille, répliqua Sancho, car cela n’irait ni à l’un ni à l’autre. Mais laisse-moi partir, Ricote, mon ami ; je veux rejoindre ce soir mon maître don Quichotte.

– Que Dieu t’accompagne, frère Sancho ; voici que déjà mes compagnons se frottent les yeux, et il est temps de poursuivre notre chemin. »

Aussitôt ils s’embrassèrent tous deux tendrement ; Sancho monta sur son âne, Ricote empoigna son bourdon, et ils se séparèrent.


Chapitre LV

Des choses qui arrivèrent en chemin à Sancho et d’autres qui feront plaisir à voir


Le retard qu’avait mis au voyage de Sancho son long entretien avec Ricote ne lui laissa pas le temps d’arriver ce jour-là au château du duc, bien qu’il s’en approchât à une demi-lieue, où la nuit le surprit, close et un peu obscure. Mais, comme on était au printemps, il ne s’en mit pas beaucoup en peine. Seulement, il s’écarta de la route dans l’intention de se faire un gîte pour attendre le matin. Mais sa mauvaise étoile voulut qu’en cherchant une place où passer la nuit, ils tombèrent, lui et le grison, dans un sombre et profond souterrain qui se trouvait au milieu d’anciens édifices ruinés. Quand il sentit la terre lui manquer, il se recommanda à Dieu du fond de son cœur, pensant qu’il ne s’arrêterait plus que dans la profondeur des abîmes. Pourtant il n’en fut pas ainsi ; car, à trois toises environ, le grison toucha terre, et Sancho se trouva dessus sans avoir éprouvé le moindre mal. Il se tâta tout le corps et retint son haleine pour voir s’il était sain et sauf, ou percé à jour en quelque endroit. Quand il se vit bien portant, entier et de santé tout à fait catholique, il ne pouvait se lasser de rendre grâce à Dieu Notre-Seigneur de la faveur qu’il lui avait faite, car il pensait fermement s’être mis en mille pièces. Il tâta également avec les mains les murailles du souterrain, pour voir s’il serait possible d’en sortir sans l’aide de personne ; mais il les trouva partout unies, escarpées, et sans aucune prise ni point d’appui pour y grimper. Cette découverte désola Sancho, surtout quand il entendit le grison se plaindre douloureusement ; et certes, le pauvre animal ne se lamentait pas ainsi par mauvaise habitude, car vraiment sa chute ne l’avait pas fort bien arrangé.

« Hélas ! s’écria alors Sancho Panza, combien d’événements imprévus arrivent à ceux qui vivent dans ce misérable monde ! Qui aurait dit que celui qui se vit hier intronisé gouverneur d’une île, commandant à ses serviteurs et à ses vassaux, se verrait aujourd’hui enseveli vivant dans un souterrain, sans avoir personne pour le délivrer, sans avoir ni serviteur ni vassal qui vienne à son secours ? Il faudra donc mourir ici de faim, mon âne et moi, si nous ne mourons avant, lui de ses meurtrissures, et moi de mon chagrin ! Du moins, je ne serai pas si heureux que le fut mon seigneur don Quichotte, quand il descendit dans la caverne de cet enchanté de Montésinos, où il trouva quelqu’un pour le régaler mieux qu’en sa maison, si bien qu’on aurait dit qu’il était allé à nappe mise et à lit dressé. Là il vit des visions belles et ravissantes ; et je ne verrai ici, à ce que je crois, que des crapauds et des couleuvres. Malheureux que je suis ! Où ont abouti mes folies et mes caprices ! On tirera mes os d’ici quand le ciel permettra qu’on les découvre, secs, blancs et ratissés, et avec eux ceux de mon bon grison, d’où l’on reconnaîtra peut-être qui nous sommes, au moins les gens qui eurent connaissance que jamais Sancho Panza ne s’éloigna de son âne, ni son âne de Sancho Panza. Malheur à nous, je le répète, puisque notre mauvais sort n’a pas voulu que nous mourussions dans notre patrie et parmi les nôtres, où, à défaut d’un remède à notre disgrâce, nous n’aurions pas manqué d’âmes charitables pour la déplorer, et pour nous fermer les yeux à notre dernière heure ! Ô mon compagnon, mon ami, que j’ai mal payé tes bons services ! Pardonne-moi, et prie la Fortune, de la meilleure façon que tu pourras trouver, qu’elle nous tire de ce mauvais pas où nous sommes tombés tous deux. Je te promets, en ce cas, de te mettre une couronne de laurier sur la tête, pour que tu aies l’air d’un poëte lauréat, et de te donner en outre double ration. »

De cette manière se lamentait Sancho Panza, et son âne l’écoutait sans lui répondre un mot, tant grande était l’angoisse que le pauvre animal endurait, finalement, après une nuit passée en plaintes amères et en lamentations, le jour parut, et, aux premières clartés de l’aurore, Sancho vit qu’il était absolument impossible de sortir, sans être aidé, de cette espèce de puits. Il commença donc à se lamenter de nouveau, et à jeter de grands cris pour voir si quelqu’un l’entendrait. Mais tous ces cris étaient jetés dans le désert ; car, en tous les environs, il n’y avait personne qui pût l’entendre. Alors il se tint décidément pour mort. L’âne était resté la bouche en l’air ; Sancho Panza fit tant qu’il le remit sur pied, bien que la bête pût à peine s’y tenir ; puis tirant du bissac, qui avait couru la même chance et fait la même chute, un morceau de pain, il le donna au grison, qui le trouva de son goût, et Sancho lui dit, comme s’il eût pu l’entendre :

« Quand on a du pain, les maux se sentent moins. »

En ce moment il découvrit, à l’un des côtés du souterrain, une ouverture dans laquelle une personne pouvait passer en se baissant et en pliant les reins. Sancho Panza y accourut, et se mettant à quatre pattes, il pénétra dans le trou, qui s’élargissait beaucoup de l’autre côté ; ce qu’il put voir aisément, car un rayon de soleil qui entrait par ce qu’on pouvait appeler le toit en découvrait tout l’intérieur. Il aperçut aussi que cette ouverture, en s’étendant et s’élargissant, allait aboutir à une cavité spacieuse. À cette vue, il revint sur ses pas ou était resté l’âne et se mit, avec l’aide d’une pierre, à creuser la terre du trou, de façon qu’en peu de temps il ouvrit une brèche par où le grison pût aisément entrer. Il le fit passer en effet, et, le prenant par le licou, il commença à cheminer le long de cette grotte, pour voir s’il ne trouverait pas quelque issue d’un autre côté. Tantôt il marchait à tâtons, tantôt avec un petit jour, mais jamais sans une grande frayeur.

« Dieu tout-puissant, disait-il en lui-même, ceci, qui est pour moi une mésaventure, serait une bonne aventure pour mon maître don Quichotte. C’est lui qui prendrait ces profondeurs et ces cavernes pour des jardins fleuris, pour les palais de Galiana[282] ; et il s’attendrait à trouver, au bout de cette sombre trouée, une prairie émaillée de fleurs. Mais moi, malheureux, privé de conseil et dénué de courage, je pense à chaque pas qu’un autre souterrain va tout à coup s’ouvrir sous mes pieds, plus profond que celui-ci, et qui achèvera de m’engloutir. Sois le bienvenu, mal, si tu viens seul. »

De cette façon et dans ces tristes pensées, il lui sembla qu’il avait cheminé un peu plus d’une demi-lieue ; au bout de ce trajet, il découvrit une clarté confuse qui semblait être celle du jour pénétrant par quelque ouverture ; ce qui annonçait une issue à ce chemin, pour lui, de l’autre vie.

Mais Cid Hamet Ben-Engéli le laisse là et retourne à don Quichotte, lequel attendait, dans la joie de son âme, le jour fixé pour la bataille qu’il devait livrer au séducteur de la fille de doña Rodriguez, à laquelle il pensait bien redresser le tort et venger le grief qu’on lui avait fait si méchamment. Or, il arriva qu’étant sorti un beau matin à cheval pour se préparer et s’essayer à ce qu’il devait faire dans la rencontre du lendemain, Rossinante, en faisant à toute bride une attaque simulée, vint mettre les pieds si près d’un trou profond, que, si son maître ne l’eût arrêté sur les jarrets, il ne pouvait manquer d’y choir. Enfin, don Quichotte le retint, et, s’approchant un peu plus près, il considéra, sans mettre pied à terre, cette large ouverture. Mais, tandis qu’il l’examinait, il entendit de grands cris au dedans, et, prêtant une extrême attention, il put distinguer que celui qui jetait ces cris parlait de la sorte :

« Hola ! là-haut ! y a-t-il quelque chrétien qui m’écoute, quelque chevalier charitable qui prenne pitié d’un malheureux gouverneur qui n’a pas su se gouverner ? »

Don Quichotte crut reconnaître la voix de Sancho Panza. Surpris, épouvanté, il éleva la sienne autant qu’il put, et cria de toute sa force :

« Qui est là en bas ? qui se plaint ainsi ?

– Qui peut être ici, et qui peut s’y plaindre, répondit-on, si ce n’est le déplorable Sancho Panza, gouverneur pour ses péchés et par sa mauvaise chance de l’île Barataria, ci-devant écuyer du fameux don Quichotte de la Manche ? »

Quand don Quichotte entendit cela, il sentit redoubler sa surprise et son épouvante, car il lui vint à l’esprit que Sancho devait être mort, et que son âme faisait là son purgatoire. Plein de cette pensée, il s’écria :

« Je te conjure et t’adjure aussi, comme chrétien catholique, de me dire qui tu es ; si tu es une âme en peine, dis-moi ce que tu veux que je fasse pour toi ; puisque ma profession est de favoriser et de secourir les nécessiteux de ce monde, je l’étendrai jusqu’à secourir et favoriser les nécessiteux de l’autre monde, qui ne peuvent se donner eux-mêmes assistance.

– De cette manière, répondit-on, vous qui me parlez, vous devez être mon seigneur don Quichotte de la Manche ; et même, au timbre de la voix, je reconnais que c’est lui sans aucun doute.

– Oui, je suis don Quichotte, répliqua le chevalier, celui qui a fait vœu d’assister et de secourir en leurs nécessités les vivants et les morts. Pour cela, dis-moi qui tu es, car tu me tiens dans la stupeur. Si tu es mon écuyer Sancho Panza, si tu as cessé de vivre, pourvu que le diable ne t’ait pas emporté, et que, par la miséricorde de Dieu, tu sois en purgatoire, notre sainte mère l’Église catholique et romaine a des prières suffisantes pour te tirer des peines que tu endures, et je lui en demanderai pour ma part autant que ma fortune me le permettra. Achève donc de t’expliquer, et dis-moi qui tu es.

– Je jure Dieu, répondit-on, et par la naissance de qui Votre Grâce voudra désigner, je jure, seigneur don Quichotte de la Manche, que je suis votre écuyer Sancho Panza, et que je ne suis jamais mort en tous les jours de ma vie. Mais, ayant abandonné mon gouvernement pour des choses et des causes qui ne peuvent se raconter en si peu de paroles, je suis tombé dans ce souterrain, où je gis encore, et le grison avec moi, qui ne me laissera pas mentir, à telles enseignes qu’il est encore à mes côtés. »

Ce qu’il y a de bon, c’est qu’on eût dit que l’âne entendait ce que disait Sancho, car il se mit sur-le-champ à braire, si fort que toute la caverne en retentit.

« Fameux témoignage ! s’écria don Quichotte ; je reconnais le braiment comme si j’en étais le père, et ta voix aussi, mon bon Sancho. Attends-moi, je vais courir au château du duc, qui est ici près, et j’en ramènerai du monde pour te tirer de cette caverne, où tes péchés sans doute t’auront fait choir.

– Courez vite, seigneur, repartit Sancho, et revenez vite, au nom d’un seul Dieu ; je ne puis plus supporter d’être enterré ici tout vif, et je me sens mourir de peur. »

Don Quichotte le laissa, et courut au château raconter à ses hôtes l’aventure de Sancho Panza. Le duc et la duchesse s’en étonnèrent, bien qu’ils comprissent qu’il devait être tombé dans une des ouvertures de ce souterrain qui existait de temps immémorial. Mais ce qu’ils ne pouvaient concevoir, c’est que Sancho eût laissé là son gouvernement sans qu’ils eussent reçu l’avis de son retour. Finalement, on porta des cordes et des poulies ; puis à force de bras et d’efforts, on ramena le grison et Sancho de ces ténèbres à la lumière du soleil. Un étudiant vit la chose et dit :

« Voilà comment devraient sortir de leurs gouvernements tous les mauvais gouverneurs, comme sort ce pécheur du profond de l’abîme, pâle, décoloré, mort de faim et sans une obole en poche, à ce que je crois. »

Sancho l’entendit.

« Il y a, dit-il, mon frère le médisant, huit à dix jours que je pris le gouvernement de l’île qu’on m’avait donnée, et, pendant ce temps, je n’ai pas été rassasié de pain seulement une heure. Dans ces huit jours, les médecins m’ont persécuté et les ennemis m’ont rompu les os ; je n’ai eu le temps, ni de prendre des droits indus ni de toucher des redevances ; et, puisqu’il en est ainsi, je ne méritais pas, j’imagine, d’en sortir de cette manière. Mais l’homme propose et Dieu dispose ; et Dieu, qui sait le mieux, sait ce qui convient bien à chacun ; tel le temps, telle la conduite, et que personne ne dise : Fontaine, je ne boirai pas de ton eau ; car où l’on croit qu’il y a du lard, il n’y a pas même de crochet pour le pendre. Dieu me comprend, et cela me suffit, et je n’en dis pas plus, quoique je le puisse.

– Ne te fâche pas, Sancho, reprit don Quichotte, et ne te mets pas en peine de ce que tu entends dire, car tu n’aurais jamais fini. Reviens avec la conscience en repos, et laisse parler les gens. Vouloir attacher les mauvaises langues, c’est vouloir mettre des portes à l’espace ; si le gouverneur sort riche de son gouvernement, on dit de lui que c’est un voleur ; et s’il en sort pauvre, que c’est un niais et un imbécile.

– De bon compte, répondit Sancho, on me tiendra cette fois plutôt pour un sot que pour un voleur. »

Pendant cet entretien, ils arrivèrent, entourés de petits garçons et d’une foule de gens, au château, où le duc et la duchesse attendaient sur une galerie le retour de don Quichotte et de Sancho. Celui-ci ne voulut point monter rendre visite au duc avant d’avoir bien arrangé son âne à l’écurie, disant que la pauvre bête avait passé une très-mauvaise nuit à l’auberge. Ensuite il monta, parut en présence de ses seigneurs, et se mettant à deux genoux devant eux, il leur dit :

« Moi, seigneurs, parce qu’ainsi Votre Grandeur l’a voulu, et sans aucun mérite de ma part, je suis allé gouverner votre île Barataria, où nu je suis entré, et nu je me trouve, je ne perds ni ne gagne. Si j’ai gouverné bien ou mal, il y avait des témoins qui diront ce qui leur plaira. J’ai éclairci des questions douteuses, j’ai jugé des procès, et toujours mort de faim, parce qu’ainsi l’exigeait le docteur Pédro Récio, natif de Tirtéafuéra, médecin insulaire et gouvernemental. Des ennemis nous attaquèrent nuitamment et nous mirent en grand péril ; mais ceux de l’île dirent qu’ils furent délivrés et qu’ils remportèrent la victoire par la valeur de mon bras. Que Dieu leur donne aussi bonne chance en ce monde et dans l’autre qu’ils disent la vérité ! Enfin, pendant ce temps, j’ai pesé les charges qu’entraîne après soi le devoir de gouverner, et j’ai trouvé pour mon compte que mes épaules n’y pouvaient pas suffire, que ce n’était ni un poids pour mes reins, ni des flèches pour mon carquois. Aussi, avant que le gouvernement me jetât par terre, j’ai voulu jeter par terre le gouvernement. Hier matin, j’ai laissé l’île comme je l’avais trouvée, avec les mêmes rues, les mêmes maisons et les mêmes toits qu’elle avait quand j’y entrai. Je n’ai rien emprunté à personne et n’ai pris part à aucun bénéfice ; et, bien que je pensasse à faire quelques ordonnances fort profitables, je n’en ai fait aucune, crainte qu’elles ne fussent pas exécutées, car les faire ainsi ou ne pas les faire, c’est absolument la même chose.[283] Je quittai l’île, comme je l’ai dit, sans autre cortège que celui de mon âne. Je tombai dans un souterrain, je le parcourus tout du long, jusqu’à ce que, ce matin, la lumière du soleil m’en fit voir l’issue, mais non fort aisée ; car, si le ciel ne m’eût envoyé mon seigneur don Quichotte, je restais là jusqu’à la fin du monde. Ainsi donc, monseigneur le duc et madame la duchesse, voici votre gouverneur Sancho Panza qui est parvenu, en dix jours seulement qu’il a eu le gouvernement dans les mains, à reconnaître qu’il ne tient pas le moins du monde à être gouverneur, non d’une île, mais de l’univers entier. Cela convenu, je baise les pieds à Vos Grâces, et, imitant le jeu des petits garçons où ils disent : Saute de là et mets-toi ici, je saute du gouvernement et passe au service de mon seigneur don Quichotte ; car enfin avec lui, bien que je mange quelquefois le pain en sursaut, je m’en rassasie du moins ; et quant à moi, pourvu que je m’emplisse, il m’est égal que ce soit de haricots ou de perdrix. »

Sancho finit là sa longue harangue, pendant laquelle don Quichotte tremblait qu’il ne dît mille sottises ; et, quand il le vit finir sans en avoir dit davantage, il rendit en son cœur mille grâces au ciel. Le duc embrassa cordialement Sancho et lui dit :

« Je regrette au fond de l’âme que vous ayez si vite abandonné le gouvernement ; mais je ferai en sorte de vous donner dans mes États un autre office de moindre charge et de plus de profit. »

La duchesse aussi l’embrassa, puis donna l’ordre qu’on lui fît bonne table et bon lit, car il paraissait vraiment moulu et disloqué.


Chapitre LVI

De la bataille inouïe et formidable que livra don Quichotte au laquais Tosilos en défense de la fille de dame Rodriguez


Le duc et la duchesse n’eurent point à se repentir des tours joués à Sancho Panza, dans le gouvernement pour rire qu’ils lui avaient donné, d’autant plus que, ce jour même, leur majordome revint, et leur conta de point en point presque toutes les paroles et toutes les actions que Sancho avait dites ou faites en ce peu de jours. Finalement, il leur dépeignit l’assaut de l’île, la peur de Sancho, et son départ précipité, ce qui les divertit étrangement.

Après cela, l’histoire raconte que le jour fixé pour la bataille arriva. Le duc avait, à plusieurs reprises, instruit son laquais Tosilos de la manière dont il devait s’y prendre avec don Quichotte pour le vaincre, sans le tuer ni le blesser. Il régla qu’on ôterait le fer des lances, en disant à don Quichotte que la charité chrétienne, qu’il se piquait d’exercer, ne permettait pas que le combat se fît au péril de la vie, et que les combattants devaient se contenter de ce qu’il leur donnait le champ libre sur ses terres, malgré le décret du saint concile, qui prohibe ces sortes de duel[284], sans qu’ils voulussent encore vider leur querelle à outrance. Don Quichotte répondit que Son Excellence n’avait qu’à régler les choses comme il lui plairait, et qu’il s’y conformerait, en tout point, avec obéissance.

Le duc avait fait dresser devant la plate-forme du château un échafaud spacieux où devaient se tenir les juges du camp et les demanderesses, mère et fille. Quand le terrible jour arriva, une multitude infinie accourut de tous les villages et hameaux circonvoisins pour voir le spectacle nouveau de cette bataille ; car jamais dans le pays on n’en avait vu ni ouï raconter une autre semblable, pas plus ceux qui vivaient que ceux qui étaient morts.

Le premier qui entra dans l’estacade du champ clos fut le maître des cérémonies, qui parcourut et examina toute la lice, afin qu’il n’y eût aucune supercherie, aucun obstacle caché, où l’on pût trébucher et tomber. Ensuite parurent la duègne et sa fille ; elles s’assirent sur leurs sièges, couvertes par leurs voiles jusqu’aux yeux, et même jusqu’à la gorge, et témoignant une grande componction. Don Quichotte était déjà présent au champ clos. Bientôt après on vit arriver par un des côtés de la plate-forme, accompagné de plusieurs trompettes et monté sur un puissant cheval qui faisait trembler la terre, le grand laquais Tosilos, la visière fermée, le corps droit et roide, couvert d’armes épaisses et luisantes. Le cheval était du pays de Frise ; il avait le poitrail large, et la robe d’un beau gris pommelé. Le vaillant champion était bien avisé par le duc, son seigneur, de la manière dont il devait se conduire avec le valeureux don Quichotte de la Manche. Il lui était enjoint, par-dessus tout, de ne pas le tuer, mais, au contraire, d’éviter le premier choc, pour soustraire le chevalier au danger d’une mort certaine, s’il le rencontrait en plein. Tosilos fit le tour de la place ; et, quand il arriva où se trouvaient les duègnes, il se mit à considérer quelque temps celle qui le demandait pour époux.

Le maréchal du camp appela don Quichotte, qui s’était déjà présenté dans la lice ; et, en présence de Tosilos, il vint demander aux duègnes si elles consentaient à ce que don Quichotte prît leur cause en main. Elles répondirent que oui, et que tout ce qu’il ferait en cette occasion, elles le tiendraient pour bon, valable et dûment fait. En ce moment le duc et la duchesse s’étaient assis dans une galerie qui donnait au-dessus du champ clos, dont les palissades étaient couronnées par une infinité de gens qui s’étaient empressés de venir voir, pour la première fois, cette sanglante rencontre. La condition du combat fut que, si don Quichotte était vainqueur, son adversaire devait épouser la fille de doña Rodriguez ; mais que, s’il était vaincu, l’autre demeurait quitte et libre de la parole qu’on lui réclamait, sans être tenu à nulle autre satisfaction.

Le maître des cérémonies partagea aux combattants le sol et le soleil, et les plaça chacun dans le poste qu’ils devaient occuper. Les tambours battirent, l’air retentit du bruit des trompettes, la terre tremblait sous les pieds des chevaux ; et, dans cette foule curieuse qui attendait la bonne ou la mauvaise issue du combat, les cœurs étaient agités de crainte et d’espérance. Finalement, don Quichotte, en se recommandant du fond de l’âme à Dieu Notre-Seigneur et à sa dame Dulcinée du Toboso, attendait qu’on lui donnât le signal de l’attaque. Mais notre laquais avait bien d’autres idées en tête, et ne pensait qu’à ce que je vais dire tout à l’heure. Il paraît que, lorsqu’il s’était mis à regarder son ennemie, elle lui sembla la plus belle personne qu’il eût vue de sa vie entière, et l’enfant aveugle, qu’on a coutume d’appeler Amour par ces rues, ne voulut pas perdre l’occasion qui s’offrait de triompher d’une âme d’antichambre, et de l’inscrire sur la liste de ses trophées. Il s’approcha sournoisement, sans que personne le vît, et enfonça dans le flanc gauche du pauvre laquais une flèche de deux aunes, qui lui traversa le cœur de part en part ; et vraiment il put faire son coup bien en sûreté, car l’Amour est invisible ; il entre et sort comme il lui convient, sans que personne lui demande compte de ses actions. Je dis donc que, lorsqu’on donna le signal de l’attaque, notre laquais était transporté, hors de lui, en pensant aux attraits de celle qu’il avait faite maîtresse de sa liberté ; aussi ne put-il entendre le son de la trompette, comme le fit don Quichotte, qui n’en eut pas plutôt entendu le premier appel, qu’il lâcha la bride, et s’élança contre son ennemi de toute la vitesse que lui permettaient les jarrets de Rossinante. Quand son écuyer Sancho le vit partir, il s’écria de toute sa voix :

« Dieu te conduise, crème et fleur des chevaliers errants ! Dieu te donne la victoire, puisque la justice est de ton côté ! »

Bien que Tosilos vît don Quichotte fondre sur lui, il ne bougea pas d’un pas de sa place ; au contraire, appelant à grands cris le maréchal du camp, qui vint aussitôt voir ce qu’il voulait, il lui dit :

« Seigneur, cette bataille ne se fait-elle point pour que j’épouse ou n’épouse pas cette dame ?

– Précisément, lui fut-il répondu.

– Eh bien ! reprit le laquais, je crains les remords de ma conscience, et je la chargerais gravement si je donnais suite à ce combat. Je déclare donc que je me tiens pour vaincu, et que je suis prêt à épouser cette dame sur-le-champ. »

Le maréchal du camp fut étrangement surpris des propos de Tosilos ; et, comme il était dans le secret de la machination de cette aventure, il ne put trouver un mot à lui répondre. Pour don Quichotte, il s’était arrêté au milieu de la carrière, voyant que son ennemi ne venait pas à sa rencontre. Le duc ne savait à quel propos la bataille était suspendue ; mais le maréchal du camp vint lui rapporter ce qu’avait dit Tosilos, ce qui le jeta dans une surprise et une colère extrêmes.

Pendant que cela se passait, Tosilos s’approcha de l’estrade où était doña Rodriguez, et lui dit à haute voix :

« Je suis prêt, madame, à épouser votre fille, et ne veux pas obtenir par des procès et des querelles ce que je puis obtenir en paix et sans danger de mort. »

Le valeureux don Quichotte entendit ces paroles, et dit à son tour :

« S’il en est ainsi, je suis libre et dégagé de ma promesse. Qu’ils se marient, à la bonne heure ; et, puisque Dieu la lui donne, que saint Pierre la lui bénisse. »

Le duc cependant était descendu sur la plate-forme du château, et, s’approchant de Tosilos, il lui dit :

« Est-il vrai, chevalier, que vous vous teniez pour vaincu, et que, poussé par les remords de votre conscience, vous vouliez épouser cette jeune fille ?

– Oui, seigneur, répondit Tosilos.

– Il fait fort bien, reprit en ce moment Sancho, car ce que tu dois donner au rat, donne-le au chat, et de peine il te sortira. »

Tosilos s’était mis à délacer les courroies de son casque à visière, et priait qu’on l’aidât bien vite à l’ôter, disant que le souffle lui manquait, et qu’il ne pouvait rester plus longtemps enfermé dans cette étroite prison ; on lui ôta sa coiffure au plus vite, et son visage de laquais parut au grand jour. Quand doña Rodriguez et sa fille l’aperçurent, elles jetèrent des cris perçants.

« C’est une tromperie, disaient-elles, une tromperie infâme. On a mis Tosilos, le laquais du duc mon seigneur, en place de mon vénérable époux. Au nom de Dieu et du roi, justice d’une telle malice, pour ne pas dire d’une telle friponnerie !

– Ne vous affligez pas, mesdames, s’écria don Quichotte ; il n’y a ni malice ni friponnerie ; ou, s’il y en a, ce n’est pas le duc qui en est cause, mais bien les méchants enchanteurs qui me persécutent, lesquels, jaloux de la gloire que j’allais acquérir dans ce triomphe, ont converti le visage de votre époux en celui de l’homme que vous dites être laquais du duc. Prenez mon conseil, et, malgré la malice de mes ennemis, mariez-vous avec lui ; car, sans aucun doute, c’est celui-là même que vous désirez obtenir pour époux. »

Le duc, qui entendit ces paroles, fut sur le point de laisser dissiper sa colère en éclats de rire.

« Les choses qui arrivent au seigneur don Quichotte, dit-il, sont tellement extraordinaires, que je suis prêt à croire que ce mien laquais n’est pas mon laquais. Mais usons d’adresse et essayons d’un stratagème ; nous n’avons qu’à retarder le mariage de quinze jours, si l’on veut, et garder jusque-là sous clef ce personnage qui nous tient en suspens. Peut-être que, pendant cette quinzaine, il reprendra sa première figure, et que la rancune que portent les enchanteurs au seigneur don Quichotte ne durera pas si longtemps, surtout lorsqu’il leur importe si peu d’user de ces fourberies et de ces métamorphoses.

– Oh ! seigneur, s’écria Sancho, vous ne savez donc pas que ces malandrins ont pour usage et coutume de changer de l’une en l’autre toutes les choses qui regardent mon maître ? Il vainquit, ces jours passés, un chevalier qui s’appelait le chevalier des Miroirs ; eh bien ! ils l’ont transformé et montré sous la figure du bachelier Samson Carrasco, natif de notre village, et notre intime ami. Quant à madame Dulcinée du Toboso, ils l’ont changée en une grossière paysanne. Aussi j’imagine que ce laquais doit vivre et mourir laquais tous les jours de sa vie. »

Alors la fille de la Rodriguez s’écria :

« Quel que soit celui qui me demande pour épouse, je lui en sais infiniment de gré ; car j’aime mieux être femme légitime d’un laquais que maîtresse séduite et trompée d’un gentilhomme, bien que celui qui m’a séduite ne le soit pas. »

Finalement, tous ces événements et toutes ces histoires aboutirent à ce que Tosilos fût renfermé, jusqu’à ce qu’on vît où aboutirait sa transformation. Tout le monde cria : « Victoire à don Quichotte ! » et la plupart s’en allèrent tristes et tête basse, voyant que les champions si attendus ne s’étaient pas mis en morceaux ; de même que les petits garçons s’en vont tristement, quand le pendu qu’ils attendaient ne va pas au gibet, parce qu’il a reçu sa grâce, soit de l’accusateur, soit de la justice. Les gens s’en allèrent ; le duc et la duchesse rentrèrent au château ; Tosilos fut renfermé ; doña Rodriguez et sa fille restèrent fort contentes de voir que, de façon ou d’autre, cette aventure devait finir par un mariage, et Tosilos ne demandait pas mieux.


Chapitre LVII

Qui traite de quelle manière don Quichotte prit congé du duc, et de ce qui lui arriva avec l’effrontée et discrète Altisidore, demoiselle de la duchesse


Enfin il parut convenable à don Quichotte de sortir d’une oisiveté aussi complète que celle où il languissait dans ce château. Il s’imaginait que sa personne faisait grande faute au monde, tandis qu’il se laissait retenir et amollir parmi les délices infinies que ses nobles hôtes lui faisaient goûter comme chevalier errant, et qu’il aurait à rendre au ciel un compte rigoureux de cette mollesse et de cette oisiveté. Un jour donc il demanda au duc et à la duchesse la permission de s’éloigner d’eux. Ils la lui donnèrent, mais en témoignant une grande peine de ce qu’il les quittât. La duchesse remit à Sancho Panza les lettres de sa femme, et celui-ci pleura en les entendant lire.

« Qui aurait pensé, dit-il, que d’aussi belles espérances que celles qu’avait engendrées dans le cœur de ma femme Thérèse Panza la nouvelle de mon gouvernement, s’en iraient en fumée, et qu’aujourd’hui il faudrait de nouveau me traîner à la quête des aventures de mon maître don Quichotte de la Manche ? Toutefois, je suis satisfait de voir que ma Thérèse ait répondu à ce qu’on devait attendre d’elle en envoyant des glands à la duchesse. Si elle ne l’eût pas fait, elle se serait montrée ingrate, et moi je m’en serais désolé. Ce qui me console, c’est qu’on ne pourra pas donner à ce cadeau le nom de pot-de-vin ; car, lorsqu’elle l’a envoyé, j’étais déjà possesseur du gouvernement, et il est juste que ceux qui reçoivent des bienfaits se montrent reconnaissants, ne fût-ce qu’avec des bagatelles. En fin de compte, je suis entré nu dans le gouvernement, et nu j’en sors, de façon que je puis répéter en toute sûreté de conscience, ce qui n’est pas peu de chose : Nu je suis né, nu je me trouve, je ne perds ni ne gagne. »

Voilà ce que se disait à lui-même Sancho le jour du départ. Don Quichotte, qui avait fait la nuit d’avant ses adieux au duc et à la duchesse, sortit dès le matin, et se présenta tout armé sur la plate-forme du château. Tous les gens de la maison le regardaient du haut des galeries, et le duc sortit également avec la duchesse pour le voir. Sancho était monté sur son âne, avec son bissac, sa valise et ses provisions, ravi de joie, parce que le majordome du duc, celui qui avait fait le rôle de la Trifaldi, lui avait glissé dans la poche une petite bourse avec deux cents écus d’or pour parer aux nécessités du voyage, ce que don Quichotte ne savait point encore. Tandis que tout le monde avait les yeux sur le chevalier, comme on vient de le dire, tout à coup, parmi les autres duègnes et demoiselles de la duchesse qui le regardaient aussi, l’effrontée et discrète Altisidore éleva la voix, et, d’un ton plaintif s’écria :

« Écoute, méchant chevalier, retiens un peu la bride et ne tourmente pas les flancs de ta bête mal gouvernée. Regarde, perfide, tu ne fuis pas quelque serpent féroce, mais une douce agnelle qui est encore bien loin d’être brebis. Tu t’es joué, monstre horrible, de la plus belle fille que Diane ait vue sur ses montagnes, et Vénus dans ses forêts. Cruel Biréno[285], fugitif Énée, que Barabbas t’accompagne, et deviens ce que tu pourras.[286]

« Tu emportes, ô impie, dans les griffes de tes serres, les entrailles d’une amante aussi humble que tendre. Tu emportes trois mouchoirs de nuit et les jarretières d’une jambe qui égale le marbre de Paros par sa blancheur et son poli. Tu emportes deux mille soupirs d’un feu si brûlant qu’ils pourraient embraser deux mille Troies, si deux mille Troies il y avait. Cruel Biréno, fugitif Énée, que Barabbas t’accompagne, et deviens ce que tu pourras.

« De ce Sancho, ton écuyer, puissent les entrailles être si dures et si revêches que Dulcinée ne sorte point de son enchantement. Que la triste dame porte la peine du crime que tu as commis ; car quelquefois, dans mon pays, les justes payent pour les pécheurs. Que tes plus fines aventures se changent en mésaventures, tes divertissements en songes, et ta constance en oubli. Cruel Biréno, fugitif Énée, que Barabbas t’accompagne, et deviens ce que tu pourras.

« Que tu sois tenu pour perfide de Séville jusqu’à Marchéna, de Grenade jusqu’à Loja, de Londres jusqu’en Angleterre. Si tu joues à l’hombre ou au piquet, que les rois te fuient, et que tu ne voies ni as ni sept dans ton jeu. Si tu te coupes les cors, que le sang coule des blessures, et quand tu t’arracheras les dents, qu’il te reste des chicots. Cruel Biréno, fugitif Énée, que Barabbas t’accompagne, et deviens ce que tu pourras. »

Tandis que la plaintive Altisidore se lamentait de la sorte, don Quichotte la regardait fixement ; puis, sans lui répondre une parole, il tourna la tête vers Sancho :

« Par le salut de tes aïeux, mon bon Sancho, lui dit-il, je te conjure et t’adjure de me dire une vérité. Emportes-tu par hasard les trois mouchoirs de nuit et les jarretières dont parle cette amoureuse demoiselle ?

– Les trois mouchoirs, oui, je les emporte, répondit Sancho ; mais les jarretières, comme sur ma main. »

La duchesse resta toute surprise de l’effronterie d’Altisidore ; et, bien qu’elle la connût pour hardie et rieuse, elle ne la croyait pas femme à prendre de telles libertés. D’ailleurs, comme elle n’était pas prévenue de ce tour, sa surprise en fut plus grande. Le duc voulut appuyer sur la plaisanterie, et dit à don Quichotte :

« Il me semble mal à vous, seigneur chevalier, qu’après le bon accueil qu’on vous a fait dans ce château, vous osiez emporter trois mouchoirs pour le moins, si ce n’est, pour le plus, les jarretières de mademoiselle. Ce sont là des indices de mauvais cœur et des témoignages qui ne répondent point à votre renommée. Rendez-lui les jarretières, ou sinon je vous défie en combat à outrance, sans crainte que les malandrins enchanteurs me transforment ou me changent le visage, comme ils ont fait à mon laquais Tosilos, celui qui est entré en lice avec vous.

– Dieu me préserve, répondit don Quichotte, de tirer l’épée contre votre illustre personne, de qui j’ai reçu tant de faveurs ! Je rendrai les mouchoirs, puisque Sancho dit qu’il les a ; quant aux jarretières, c’est impossible, puisque je ne les ai pas reçues, ni lui non plus ; et, si votre demoiselle veut chercher dans ses cachettes, elle les y trouvera certainement. Jamais, seigneur duc, jamais je ne fus voleur, et je pense bien ne pas l’être en toute ma vie, à moins que la main de Dieu ne m’abandonne. Cette demoiselle parle, à ce qu’elle dit, comme une amoureuse, chose dont je suis tout à fait innocent ; ainsi je n’ai pas à lui demander pardon, ni à elle, ni à Votre Excellence, que je supplie d’avoir de moi meilleure opinion, et de me donner encore une fois la permission de continuer mon voyage.

– Que Dieu vous le donne si bon, seigneur don Quichotte, s’écria la duchesse, que nous apprenions toujours d’heureuses nouvelles de vos exploits ! Allez avec Dieu ; car plus vous demeurez et plus vous augmentez la flamme amoureuse dans le cœur des demoiselles qui ont les regards sur vous. Pour la mienne, je la châtierai de façon que désormais elle ne se relâche plus, ni des yeux, ni de la langue.

– Je veux que tu écoutes encore une seule parole, ô valeureux don Quichotte, repartit aussitôt Altisidore ; c’est que je te demande pardon de t’avoir accusé du vol des jarretières ; car, en mon âme et conscience, je les ai aux deux jambes, et j’avais commis l’étourderie de celui qui cherchait son âne étant monté dessus.

– Ne l’avais-je pas dit ? s’écria Sancho. Oh ! je suis bon vraiment, pour receler des vols. Pardieu, si j’avais voulu me mêler d’en faire, j’en avais l’occasion toute trouvée dans mon gouvernement. »

Don Quichotte inclina la tête, fit une profonde révérence au duc, à la duchesse, à tous les assistants, et, faisant tourner bride à Rossinante, suivi de Sancho sur le grison, il sortit du château, et prit la route de Saragosse.


Chapitre LVIII

Comment tant d’aventures vinrent à pleuvoir sur don Quichotte, qu’elles ne se donnaient point de relâche les unes aux autres


Quand don Quichotte se vit en rase campagne, libre et débarrassé des poursuites amoureuses d’Altisidore, il lui sembla qu’il était dans son centre, et que les esprits vitaux se renouvelaient en lui pour poursuivre son œuvre de chevalerie. Il se tourna vers Sancho et lui dit :

« La liberté, Sancho, est un des dons les plus précieux que le ciel ait faits aux hommes. Rien ne l’égale, ni les trésors que la terre enferme en son sein, ni ceux que la mer recèle en ses abîmes. Pour la liberté, aussi bien que pour l’honneur, on peut et l’on doit aventurer la vie ; au contraire, l’esclavage est le plus grand mal qui puisse atteindre les hommes. Je te dis cela, Sancho, parce que tu as bien vu l’abondance et les délices dont nous jouissions dans ce château que nous venons de quitter. Eh bien ! au milieu de ces mets exquis et de ces boissons glacées, il me semblait que j’avais à souffrir les misères de la faim, parce que je n’en jouissais pas avec la même liberté que s’ils m’eussent appartenu ; car l’obligation de reconnaître les bienfaits et les grâces qu’on reçoit sont comme des entraves qui ne laissent pas l’esprit s’exercer librement. Heureux celui à qui le ciel donne un morceau de pain, sans qu’il soit tenu d’en savoir gré à d’autres qu’au ciel même !

– Et pourtant, reprit Sancho, malgré tout, ce que Votre Grâce vient de me dire, il ne serait pas bien de laisser sans reconnaissance de notre part deux cents écus d’or que m’a donnés dans une bourse le majordome du duc, laquelle bourse je porte sur le cœur, comme un baume réconfortant, pour les occasions qui se peuvent offrir. Nous ne trouverons pas toujours des châteaux où l’on nous régalera ; peut-être aurons-nous à rencontrer des hôtelleries où l’on nous assommera sous le bâton. »

En s’entretenant de la sorte marchaient le chevalier et l’écuyer errants, lorsqu’ils virent, après avoir fait un peu plus d’une lieue, une douzaine d’hommes habillés en paysans, qui dînaient assis sur l’herbe d’une verte prairie, ayant fait une nappe de leurs manteaux. Ils avaient près d’eux comme des draps blancs étendus et dressés de loin en loin, qui semblaient couvrir quelque chose. Don Quichotte s’approcha des dîneurs, et, après les avoir poliment salués, il leur demanda ce que couvraient ces toiles. Un d’eux lui répondit :

« Seigneur, sous ces toiles sont de saintes images en relief et en sculpture, qui doivent servir à un reposoir que nous dressons dans notre village ; nous les portons couvertes, crainte qu’elles ne se flétrissent, et sur nos épaules, crainte qu’elles ne se cassent.

– Si vous vouliez le permettre, répliqua don Quichotte, j’aurais grand plaisir à les voir, car des images qu’on porte avec tant de soin ne peuvent manquer d’être belles.

– Comment, si elles sont belles ! reprit un autre ; leur prix n’a qu’à le dire ; car, en vérité, il n’y en a pas une qui coûte moins de cinquante ducats. Et, pour que Votre Grâce voie que je dis vrai, attendez un moment, et vous le verrez de vos propres yeux. »

Se levant aussitôt de table, l’homme alla découvrir la première image, qui se trouva être celle de saint Georges, monté sur son cheval, foulant aux pieds un dragon et lui traversant la gueule de sa lance, avec l’air fier qu’on a coutume de lui donner. L’image entière ressemblait, comme on dit, à une châsse d’or.

« Ce chevalier, dit don Quichotte en le voyant, fut un des meilleurs chevaliers errants qu’eut la milice divine ; il s’appela don saint Georges, et fut en outre grand défenseur de filles. Voyons cette autre. »

L’homme la découvrit, et l’on aperçut l’image de saint Martin, également à cheval, qui partageait son manteau avec le pauvre. Don Quichotte ne l’eut pas plutôt vue, qu’il s’écria :

« Ce chevalier fut aussi des aventuriers chrétiens, et, je crois, encore plus libéral que vaillant, comme tu peux le voir, Sancho, puisqu’il partage son manteau avec le pauvre et lui en donne la moitié ; encore était-ce probablement pendant l’hiver, sans quoi il le lui eût donné tout entier, tant il était charitable.

– Ce n’est pas cela, répliqua Sancho ; il doit plutôt s’en tenir au proverbe qui dit : Pour donner et pour avoir, compter il faut savoir. »

Don Quichotte se mit à rire, et pria qu’on enlevât une autre toile, sous laquelle on découvrit le patron des Espagnes, à cheval, l’épée sanglante, culbutant des Mores et foulant leurs têtes aux pieds. Quand il la vit, don Quichotte s’écria :

« Oh ! pour celui-ci, il est chevalier, et des escadrons du Christ ; il s’appelle don saint Jacques Matamoros[287] ; c’est l’un des plus vaillants saints et chevaliers qu’ait possédés le monde et que possède à présent le ciel. »

On leva ensuite une autre toile qui couvrait un saint Paul tombant de cheval, avec toutes les circonstances qu’on a coutume de réunir pour représenter sa conversion. Quand il le vit si bien rendu qu’on aurait dit que Jésus lui parlait, et que Paul répondait :

« Celui-ci, dit don Quichotte, fut le plus grand ennemi qu’eut l’Église de Dieu Notre-Seigneur en son temps, et le plus grand défenseur qu’elle aura jamais ; chevalier errant pendant la vie, saint en repos après la mort, infatigable ouvrier dans la vigne du Seigneur, docteur des nations, qui eut les cieux pour école, et pour maître et professeur Jésus-Christ lui-même. »

Comme il n’y avait pas d’autres images, don Quichotte fit recouvrir celles-là, et dit à ceux qui les portaient :

« Je tiens à bon augure, frères, d’avoir vu ce que vous m’avez fait voir ; car ces saints chevaliers exercèrent la profession que j’exerce, qui est celle des armes, avec cette différence, toutefois, qu’ils étaient saints et qu’ils combattirent à la manière divine, tandis que je suis pécheur et que je combats à la manière des hommes. Ils conquirent le ciel à force de bras, car le ciel se laisse prendre de force[288] ; et moi, jusqu’à présent, je ne sais trop ce que j’ai conquis à force de peines. Mais si ma Dulcinée du Toboso pouvait échapper à celles qu’elle endure, peut-être que, mon sort s’améliorant et ma raison reprenant son empire, j’acheminerais mes pas dans une meilleure route que celle où je suis engagé.

– Que Dieu t’entende, et que le péché fasse la sourde oreille ! » dit tout bas Sancho.

Ces hommes ne furent pas moins étonnés des propos de don Quichotte que de sa figure, bien qu’ils ne comprissent pas la moitié de ce qu’il voulait dire. Ils achevèrent de dîner, chargèrent leurs images sur leurs épaules, et, prenant congé de don Quichotte, continuèrent leur route.

Pour Sancho, comme s’il n’eût jamais connu son seigneur, il resta tout ébahi de sa science, s’imaginant qu’il n’y avait histoire au monde qu’il n’eût gravée sur l’ongle et plantée dans la mémoire.

« En vérité, seigneur notre maître, lui dit-il, si ce qui nous est arrivé aujourd’hui peut s’appeler aventure, elle est assurément l’une des plus douces et des plus suaves qui nous soient arrivées dans tout le cours de notre pèlerinage. Nous en sommes sortis sans alarme et sans coups de bâton ; nous n’avons pas mis l’épée à la main, ni battu la terre de nos corps, ni souffert les tourments de la famine ; Dieu soit béni, puisqu’il m’a laissé voir une telle chose de mes propres yeux.

– Tu as raison, Sancho, dit don Quichotte ; mais fais attention que tous les temps ne se ressemblent pas, et qu’on ne court pas toujours la même chance. Quant aux choses du hasard que le vulgaire appelle communément augures, et qui ne se fondent sur aucune raison naturelle, celui qui se pique d’être sensé les juge et les tient pour d’heureuses rencontres. Qu’un de ces gens superstitieux se lève de bon matin, qu’il sorte de sa maison, et qu’il rencontre un moine de l’ordre du bienheureux saint François, le voilà qui tourne le dos comme s’il avait rencontré un griffon, et qui s’en revient chez lui. Qu’un autre répande le sel sur la table, et voilà que la mélancolie se répand sur son cœur, comme si la nature était obligée de donner avis des disgrâces futures par de si petits moyens. L’homme sensé et chrétien ne doit pas juger sur des vétilles de ce que le ciel veut faire. Scipion arrive en Afrique, trébuche en sautant à terre, et voit que ses soldats en tirent mauvais augure. Mais lui, embrassant le sol : « Tu ne pourras plus m’échapper, Afrique, s’écrie-t-il, car je te tiens dans mes bras. » Ainsi donc, Sancho, la rencontre de ces saintes images a été pour moi un heureux événement.

– Je le crois bien, répondit Sancho ; mais je voudrais que Votre Grâce me dît une chose : Pourquoi les Espagnols, quand ils veulent livrer quelque bataille, disent-ils, en invoquant saint Jacques Matamoros : « Saint Jacques, et ferme, Espagne[289] ? » Est-ce que, par hasard, l’Espagne est ouverte et qu’il soit bon de la fermer ? ou quelle cérémonie est-ce là ?

– Que tu es simple, Sancho ! répondit don Quichotte ; fais donc attention que ce grand chevalier de la Croix-Vermeille, Dieu l’a donné pour patron à l’Espagne, principalement dans les sanglantes rencontres qu’ont eues les Espagnols avec les Mores. Aussi l’invoquent-ils comme leur défenseur dans toutes les batailles qu’ils livrent, et bien des fois on l’a vu visiblement attaquer, enfoncer et détruire des escadrons sarrasins. C’est une vérité que je pourrais justifier par une foule d’exemples tirés des histoires espagnoles les plus véridiques. »

Changeant alors d’entretien, Sancho dit à son maître :

« Je suis émerveillé, seigneur, de l’effronterie de cette Altisidore, la demoiselle de la duchesse. Elle doit être bravement blessée par ce petit drôle qu’on appelle Amour. C’est, dit-on, un chasseur aveugle qui, tout myope qu’il est, ou plutôt sans yeux, s’il prend un cœur pour but, il l’atteint si petit qu’il soit, et le perce de part en part avec ses flèches. J’ai bien ouï dire que, contre la pudeur et la sagesse des filles, les flèches de l’Amour s’émoussent et se brisent ; mais il paraît que, dans cette Altisidore, elles s’aiguisent plutôt que de s’émousser.

– Remarque donc, Sancho, répondit don Quichotte, que l’Amour ne garde ni respect ni ombre de raison dans ses desseins. Il a le même caractère que la mort, qui attaque aussi bien les hautes tours des palais des rois que les humbles cabanes des bergers ; et quand il prend entière possession d’une âme, la première chose qu’il fait, c’est de lui ôter la crainte et la honte. Aussi est-ce sans pudeur qu’Altisidore a déclaré ses désirs, qui ont engendré dans mon cœur moins de pitié que de confusion.

– Notable cruauté ! s’écria Sancho ; ingratitude inouïe ! Pour moi, je puis dire que je me serais rendu et laissé prendre au plus petit propos d’amour qu’elle m’eût tenu. Mort de ma vie ! quel cœur de marbre ! quelles entrailles de bronze ! quelle âme de mortier ! Mais je ne puis m’imaginer ce qu’a vu cette donzelle en votre personne pour s’éprendre et s’enflammer ainsi. Quelle parure, quelle prestance, quelle grâce, quel trait du visage a-t-elle admirés ? Comment chacune de ces choses en particulier, ou toutes ensemble, ont-elles pu l’amouracher de la sorte ? En vérité, en vérité, je m’arrête bien souvent pour examiner Votre Grâce depuis la pointe du pied jusqu’au dernier cheveu de la tête, et je vois des choses plus faites pour épouvanter les gens que pour les rendre amoureux. Comme j’ai ouï dire également que la beauté est la première et la principale qualité pour éveiller l’amour. Votre Grâce n’en ayant pas du tout, je ne sais trop de quoi s’est amourachée la pauvre fille.

– Fais attention, Sancho, répondit don Quichotte, qu’il y a deux espèces de beauté, l’une de l’âme, l’autre du corps. Celle de l’âme brille et se montre dans l’esprit, dans la bienséance, dans la libéralité, dans la courtoisie, et toutes ces qualités peuvent trouver place chez un homme laid. Quand on vise à cette beauté, et non à celle du corps, l’amour n’en est que plus ardent et plus durable. Je vois bien, Sancho, que je ne suis pas beau, mais je reconnais aussi que je ne suis pas difforme, et il suffit à un homme de bien, pourvu qu’il ait les qualités de l’âme que j’ai dites, de n’être pas un monstre, pour être aimé tendrement. »

Tout en causant ainsi, ils étaient entrés dans une forêt qui se trouvait à côté de la route, et soudain, sans y penser, don Quichotte se trouva pris dans des filets de soie verte qui étaient étendus d’un arbre à l’autre. Ne concevant pas ce que ce pouvait être, il dit à Sancho :

« Il me semble, Sancho, que la rencontre de ces filets doit être une des plus étranges aventures qui se puissent imaginer. Qu’on me pende, si les enchanteurs qui me persécutent ne veulent m’y retenir pour suspendre mon voyage, comme en punition de la rigueur dont j’ai payé la belle Altisidore. Eh bien ! moi, je leur fais savoir que si ces filets, au lieu d’être faits de soie verte, étaient durs comme le diamant, ou plus forts que ceux dans lesquels le jaloux dieu des forgerons enferma Vénus et Mars, je les romprais, cependant, comme s’ils étaient de joncs marins ou d’effilures de coton. »

Cela dit, il voulait passer outre et briser toutes les mailles, quand, tout à coup s’offrirent à sa vue, sortant d’une touffe d’arbres, deux belles bergères, ou du moins deux femmes vêtues en bergères, si ce n’est que les corsets de peau étaient de fin brocart, et les jupons de riche taffetas d’or. Elles avaient les cheveux tombant en boucles sur les épaules, et si blonds qu’ils pouvaient le disputer à ceux même du soleil. Leurs têtes étaient couronnées de guirlandes où s’entrelaçaient le vert laurier et la rouge amarante. Leur âge, en apparence, passait quinze ans, sans atteindre dix-huit. Cette apparition étonna Sancho, confondit don Quichotte, fit arrêter le soleil dans sa carrière, et les retint tous quatre dans un merveilleux silence. Enfin la première personne qui le rompit fut une des deux bergères.

« Retenez la bride, seigneur cavalier, dit-elle à don Quichotte, et ne brisez point ces filets, qui n’ont pas été tendus pour votre dommage, mais pour notre divertissement. Et comme je sais que vous allez nous demander pourquoi ils ont été tendus, et qui nous sommes, je veux vous le dire en peu de mots. Dans un village, à deux lieues d’ici, où demeurent plusieurs gens de qualité et plusieurs riches hidalgos, divers amis et parents se sont concertés avec leurs femmes, leurs fils et leurs filles, leurs amis et leurs parents, pour venir se réjouir en cet endroit, qui est un des plus agréables sites de tous les environs. Nous formons à nous tous une nouvelle Arcadie pastorale ; les filles sont habillées en bergères, et les garçons en bergers. Nous avons appris par cœur deux églogues, l’une du fameux Garcilaso de la Vega, l’autre de l’excellent Camoëns, dans sa propre langue portugaise. Nous ne les avons point encore représentées, car c’est hier seulement que nous sommes arrivés ici. Nous avons planté quelques tentes parmi ce feuillage et sur le bord d’un ruisseau abondant qui fertilise toutes ces prairies. La nuit dernière, nous avons tendu ces filets à ces arbres, pour tromper les oiseaux qui, chassés par notre bruit, viendraient s’y jeter sans méfiance. S’il vous plaît, seigneur, de devenir notre hôte, vous serez accueilli avec courtoisie et libéralité, car en cet endroit nous ne laissons nulle place au chagrin et à la tristesse. »

La bergère se tut, et don Quichotte répondit :

« Assurément, belle et noble dame, Actéon ne dut pas être plus surpris, plus émerveillé, quand il surprit Diane au bain, que je ne le suis à la vue de votre beauté. Je loue l’objet de vos divertissements, et vous sais gré de vos offres obligeantes. Si, à mon tour, je puis vous servir, vous pouvez commander, sûres d’être obéies ; car ma profession n’est autre que de me montrer reconnaissant et bienfaisant envers toute espèce de gens, mais surtout envers les gens de qualité, comme témoignent l’être vos personnes. Si ces filets, qui ne doivent occuper qu’un petit espace, occupaient toute la surface de la terre, j’irais chercher de nouveaux mondes pour passer sans les rompre ; et, pour que vous donniez quelque crédit à cette hyperbole, sachez que celui qui vous fait une telle promesse n’est rien moins que don Quichotte de la Manche, si toutefois ce nom est arrivé jusqu’à vos oreilles.

– Ah ! chère amie de mon âme ! s’écria sur-le-champ l’autre bergère, quel bonheur nous est venu ! Vois-tu ce seigneur qui nous parle ? Eh bien ! je te fais savoir que c’est le plus vaillant chevalier, le plus amoureux et le plus courtois qu’il y ait au monde ; à moins qu’une histoire de ses prouesses qui circule imprimée, et que j’ai lue, ne mente et ne nous trompe. Je gagerais que ce brave homme qu’il mène avec lui est un certain Sancho Panza, son écuyer, dont rien n’égale la grâce et les saillies.

– C’est la vérité, dit Sancho ; je suis ce plaisant et cet écuyer que vous dites, et ce seigneur est mon maître, le même don Quichotte de la Manche, imprimé et raconté en histoire.

– Ah ! chère amie, s’écria l’autre, supplions-le de rester ; nos parents et nos frères en auront une joie infinie. J’ai ouï parler aussi de sa valeur et de ses mérites de la façon dont tu viens d’en parler. On dit surtout qu’il est le plus constant et le plus loyal amoureux que l’on connaisse, et que sa dame est une certaine Dulcinée du Toboso, à qui toute l’Espagne décerne la palme de la beauté.

– C’est avec raison qu’on la lui donne, reprit don Quichotte, si toutefois votre beauté sans pareille ne met la chose en question. Mais ne perdez point votre temps, mesdames, à vouloir me retenir, car les devoirs impérieux de ma profession ne me laissent reposer nulle part. »

Sur ces entrefaites, arriva près des quatre causeurs un frère de l’une des deux bergères, vêtu avec une élégance et une richesse qui répondaient à leur accoutrement. Elles lui contèrent que celui qui parlait avec elles était le valeureux don Quichotte de la Manche, et l’autre son écuyer Sancho, que le jeune homme connaissait déjà pour avoir lu leur histoire. Aussitôt le galant berger fit au chevalier ses offres de service, et le pria si instamment de l’accompagner à leurs tentes, que don Quichotte fut contraint de céder ; il le suivit. En ce moment se faisait la chasse aux huées, et les filets s’emplirent d’une multitude d’oiseaux, qui, trompés par la couleur des mailles, se jetaient dans le péril qu’ils fuyaient à tire-d’aile. Plus de trente personnes se réunirent en cet endroit, toutes galamment habillées en bergers et en bergères. Elles furent aussitôt informées que c’étaient là don Quichotte et son écuyer, ce qui les ravit de joie, parce qu’elles les connaissaient déjà par leur histoire.

On regagna les tentes, où l’on trouva les tables dressées, riches, propres et abondamment servies. On fit à don Quichotte l’honneur du haut bout. Tous le regardaient et s’étonnaient de le voir. Finalement, quand on leva la nappe, don Quichotte prit la parole et dit :

« Parmi les plus grands péchés que les hommes commettent, bien que certaines personnes disent que c’est l’orgueil qui a la première place, moi je dis que c’est l’ingratitude, m’en rapportant à ce qu’on a coutume de dire, que l’enfer est peuplé d’ingrats. Ce péché, j’ai tâché de le fuir, autant qu’il m’a été possible, depuis l’instant où j’eus l’usage de la raison. Si je ne peux payer les bonnes œuvres qui me sont faites par d’autres bonnes œuvres, je mets à la place le désir de les rendre ; et, si cela ne suffit point, je les publie ; car celui qui raconte et publie les bienfaits qu’il reçoit, les reconnaîtra, s’il le peut, par d’autres bienfaits. Effectivement, la plupart de ceux qui reçoivent sont inférieurs à ceux qui donnent. Ainsi est Dieu par-dessus tout le monde, parce qu’il est le bienfaiteur de tous, et les présents de l’homme ne peuvent répondre avec égalité à ceux de Dieu, à cause de l’infinie distance qui les sépare. Mais, à cette impuissance, à cette misère, supplée en quelque sorte la reconnaissance. Moi donc, reconnaissant de la grâce qui m’est faite ici, mais ne pouvant y répondre à la même mesure, et me renfermant dans les étroites limites de mon pouvoir, j’offre ce que je puis et ce qui vient de mon cru. Je dis donc que, pendant deux jours naturels, je soutiendrai, au milieu de cette grande route qui conduit à Saragosse, que ces dames, déguisées en bergères, sont les plus belles et les plus courtoises qu’il y ait au monde, à l’exception cependant de la sans pareille Dulcinée du Toboso, unique maîtresse de mes pensées, soit dit sans offenser aucun de ceux ou de celles qui m’écoutent. »

Quand Sancho entendit cela, lui qui avait écouté avec grande attention, il ne put se tenir et s’écria :

« Est-il possible qu’il y ait au monde des gens assez osés pour oser dire et jurer que ce mien maître-là est fou ! Dites un peu, messieurs les bergers, y a-t-il curé de village, si savant et si beau parleur qu’il soit, qui puisse dire ce que mon maître a dit ? Y a-t-il chevalier errant, quelque réputation de vaillance qu’il ait, qui puisse offrir ce qu’offre mon maître ? »

Don Quichotte se tourna brusquement vers Sancho, et lui dit, le visage enflammé de colère :

« Est-il possible, ô Sancho ! qu’il y ait dans tout l’univers une seule personne qui dise que tu n’es pas un sot doublé de même, avec je ne sais quelles bordures de malice et de coquinerie ? Pourquoi te mêles-tu de mes affaires, et qui te charge de vérifier si je suis sensé ou imbécile ? Tais-toi, sans répliquer un mot, et va seller Rossinante, s’il est dessellé ; puis allons mettre mon offre à exécution ; car, avec la raison que j’ai de mon côté, tu peux bien tenir pour vaincus tous ceux qui s’aviseraient de me contredire. »

Cela dit, il se leva de son siège, avec des gestes d’indignation, et laissa tous les spectateurs dans l’étonnement, les faisant douter s’il fallait le prendre pour sage ou pour fou.

Finalement, ce fut en vain qu’ils essayèrent de le détourner de son entreprise chevaleresque, en lui disant qu’ils tenaient pour dûment reconnus ses sentiments de gratitude, et qu’il n’était nul besoin de nouvelles démonstrations pour faire également connaître sa valeur, puisque celles que rapportait son histoire étaient bien suffisantes. Don Quichotte n’en persista pas moins dans sa résolution. Il monta sur Rossinante, prit sa lance, embrassa son écu, et fut se placer au beau milieu d’un grand chemin qui passait près de la verte prairie. Sancho le suivit sur son âne, ainsi que tous les gens de la compagnie pastorale, désireux de voir où aboutirait son offre arrogante et singulière.

Campé, comme on l’a dit, au milieu du chemin, don Quichotte fit retentir l’air de ces paroles :

« Ô vous, passagers et voyageurs, chevaliers, écuyers, gens à pied et à cheval, qui passez ou devez passer sur ce chemin pendant les deux jours qui vont suivre, sachez que don Quichotte de la Manche, chevalier errant, s’est ici posté pour soutenir que toutes les beautés et les courtoisies de la terre sont surpassées par celles que possèdent les nymphes habitantes de ces prés et de ces bois, laissant toutefois à part la reine de mon âme, Dulcinée du Toboso ; ainsi donc, que celui qui serait d’un avis contraire se présente ; je l’attends ici. »

Par deux fois il répéta mot à mot cette apostrophe, et par deux fois elle ne fut entendue d’aucun chevalier errant. Mais le sort, qui menait ses affaires de mieux en mieux, voulut que, peu de temps après, on découvrît sur le chemin une multitude d’hommes à cheval, portant pour la plupart des lances à la main, qui s’avançaient tous pressés, mêlés, et en grande hâte. Dès que ceux qui accompagnaient don Quichotte les eurent aperçus, ils tournèrent les talons, et s’écartèrent bien loin de la grand’route, parce qu’ils virent bien qu’en attendant cette rencontre ils pouvaient s’exposer à quelque danger. Don Quichotte seul, d’un cœur intrépide, resta ferme sur la place, et Sancho Panza se fit un bouclier des reins de Rossinante. Cependant la troupe confuse des lanciers s’approchait, et l’un d’eux, qui marchait en avant, se mit à crier de toute sa force à don Quichotte :

« Gare, homme du diable, gare du chemin ; ces taureaux vont te mettre en pièces.

– Allons donc, canaille, répondit don Quichotte, il n’y a pas pour moi de taureaux qui vaillent, fussent-ils les plus terribles de ceux que le Jarama nourrit sur ses rives. Confessez, malandrins, confessez en masse et en bloc la vérité de ce que j’ai publié tout à l’heure ; sinon, je vous livre bataille. »

Le vacher n’eut pas le temps de lui répondre, ni don Quichotte celui de se détourner, quand même il l’eût voulu ; ainsi, le troupeau des taureaux de combat, avec les bœufs paisibles qui servent à les conduire[290], et la multitude de vachers et de gens de toute sorte qui les menaient à une ville où devait se faire une course le lendemain, tout cela passa par-dessus don Quichotte, et par-dessus Sancho, Rossinante et le grison, les roulant à terre et les foulant aux pieds. De l’aventure, Sancho resta moulu, don Quichotte épouvanté, le grison meurtri de coups, et Rossinante fort peu catholique. Pourtant ils se relevèrent tous à la fin, et don Quichotte, bronchant par-ci, tombant par-là, se mit aussitôt à courir après l’armée de bêtes à cornes, criant de toute sa voix :

« Arrêtez, arrêtez, canaille de malandrins, un seul chevalier vous attend, lequel n’est ni de l’humeur ni de l’avis de ceux qui disent : À l’ennemi qui fuit, faire un pont d’argent. »

Mais les fuyards, pressés, ne ralentirent pas leur course pour cela, et ne firent pas plus de cas de ses menaces que des nuages d’autan. La fatigue arrêta don Quichotte, qui, plus enflammé de courroux que rassasié de vengeance, s’assit sur le bord du chemin, attendant que Sancho, Rossinante et le grison revinssent auprès de lui. Ils arrivèrent enfin ; maître et valet reprirent leurs montures, et, sans retourner prendre congé de la feinte Arcadie, avec plus de honte que de joie, ils continuèrent leur chemin.


Chapitre LIX

Où l’on raconte l’événement extraordinaire, capable d’être pris pour une aventure, qui arriva à don Quichotte


Don Quichotte et Sancho trouvèrent un remède à la poussière et à la lassitude, qui leur étaient restées de l’incivilité des taureaux, dans une claire et limpide fontaine qui coulait au milieu d’une épaisse touffe d’arbres. Laissant paître librement, sans harnais et sans bride, Rossinante et le grison, les deux aventuriers, maître et valet, s’assirent au bord de l’eau. Don Quichotte se rinça la bouche, se lava la figure, et rendit, par cette ablution, quelque énergie à ses esprits abattus. Sancho recourut au garde-manger de son bissac, et en tira ce qu’il avait coutume d’appeler sa victuaille[291]. Don Quichotte ne mangeait point, par pure tristesse, et Sancho n’osait pas toucher aux mets qu’il avait devant lui, par pure civilité ; il attendait que son seigneur en essayât. Mais voyant qu’enseveli dans ses rêveries celui-ci ne se rappelait pas de porter le pain à la bouche, sans ouvrir la sienne pour parler, et foulant aux pieds toute bienséance, il se mit à encoffrer dans son estomac le pain et le fromage qui lui tombaient sous la main.

« Mange, ami Sancho, lui dit don Quichotte, alimente ta vie, cela t’importe plus qu’à moi, et laisse-moi mourir sous le poids de mes pensées et les coups de mes disgrâces. Je suis né, Sancho, pour vivre en mourant, et toi, pour mourir en mangeant. Afin que tu voies combien j’ai raison de parler ainsi, considère-moi, je te prie, imprimé dans des livres d’histoire, fameux dans les armes, affable et poli dans mes actions, respecté par de grands seigneurs, sollicité par de jeunes filles, et, quand, à la fin, j’attendais les palmes et les couronnes justement méritées par mes valeureux exploits, je me suis vu ce matin foulé, roulé et moulu sous les pieds d’animaux immondes. Cette réflexion m’émousse les dents, m’engourdit les mains, et m’ôte si complètement l’envie de manger, que je pense me laisser mourir de faim, mort la plus cruelle de toutes les morts.

– De cette manière, répondit Sancho, sans cesser de mâcher en toute hâte, Votre Grâce n’est pas de l’avis du proverbe qui dit : « Meure la poule, pourvu qu’elle meure saoûle. » Quant à moi, du moins, je ne pense pas me tuer moi-même. Je pense, au contraire, faire comme le savetier, qui tire le cuir avec les dents jusqu’à ce qu’il le fasse arriver où il veut. Moi je tirerai ma vie en mangeant, jusqu’à ce qu’elle arrive à la fin que lui a fixée le ciel. Sachez, seigneur, qu’il n’y a pas de plus grande folie que celle de vouloir se désespérer comme le fait Votre Grâce. Croyez-moi : après que vous aurez bien mangé, étendez-vous pour dormir un peu sur les verts tapis de cette prairie, et vous verrez, en vous réveillant, comme vous serez soulagé. »

Don Quichotte suivit ce conseil, trouvant que les propos de Sancho étaient plus d’un philosophe que d’un imbécile.

« Si tu voulais, ô Sancho, faire pour moi ce que je vais te dire, mon soulagement serait plus certain, et mes peines moins vives ; ce serait, pendant que je dormirai, pour te complaire, de t’écarter un peu d’ici, et avec les rênes de Rossinante, mettant ta peau à l’air, de t’administrer trois ou quatre cents coups de fouet, à compte et à valoir sur les trois mille et tant que tu dois te donner pour le désenchantement de cette pauvre Dulcinée ; car, en vérité, c’est une honte que cette pauvre dame reste enchantée par ta négligence et ta tiédeur.

– À cela il y a bien à dire, répondit Sancho. Dormons tous deux à cette heure, et Dieu dit ensuite ce qui sera. Sachez, seigneur, que se fouetter ainsi de sang-froid, c’est une rude chose, surtout quand les coups doivent tomber sur un corps mal nourri et plus mal repu. Que madame Dulcinée prenne patience ; un beau jour, quand elle y pensera le moins, elle me verra percé de coups comme un crible, et jusqu’à la mort tout est vie ; je veux dire que j’ai la mienne encore, aussi bien que l’envie d’accomplir ce que j’ai promis. »

Après l’avoir remercié de sa bonne intention, don Quichotte mangea un peu, et Sancho beaucoup ; puis tous deux se couchèrent et s’endormirent, laissant les deux perpétuels amis et camarades, Rossinante et le grison, paître à leur fantaisie l’herbe abondante dont ces prés étaient pleins. Les dormeurs s’éveillèrent un peu tard. Ils remontèrent à cheval, et continuèrent leur route, en se donnant hâte pour arriver à une hôtellerie qu’on apercevait à une lieue plus loin. Je dis une hôtellerie, car ce fut ainsi que don Quichotte l’appela, contre l’usage qu’il avait d’appeler toutes les hôtelleries châteaux. Ils y arrivèrent enfin et demandèrent à l’hôtelier s’il y avait un gîte pour eux. On leur répondit que oui, avec toute la commodité et toutes les aisances qu’ils pourraient trouver à Saragosse. Tous deux mirent pied à terre, et Sancho porta ses bagages dans une chambre dont l’hôte lui donna la clef. Il conduisit les bêtes à l’écurie, leur jeta la ration dans la mangeoire, et, rendant grâce au ciel de ce que son maître n’avait pas pris cette hôtellerie pour un château, il revint voir ce que lui commanderait don Quichotte, qui s’était assis sur un banc.

L’heure du souper venue, ils se retirèrent dans leur chambre, et Sancho demanda à l’hôte ce qu’il avait à leur donner.

« Vous serez servis à bouche que veux-tu, répondit l’hôte. Ainsi, demandez ce qui vous fera plaisir ; car, en fait d’oiseaux de l’air, d’animaux de la terre, et de poissons de la mer, cette hôtellerie est abondamment pourvue.

– Il ne faut pas tant de choses, répliqua Sancho ; avec une paire de poulets rôtis nous aurons assez, car mon seigneur est délicat et mange peu, et moi je ne suis pas glouton à l’excès. »

L’hôte répondit qu’il n’avait pas de poulets, parce que les milans dévastaient le pays.

« Eh bien ! reprit Sancho, que le seigneur hôte fasse rôtir une poule qui soit un peu tendre.

– Une poule, sainte Vierge ! s’écria l’hôte ; en vérité, en vérité, j’en ai envoyé vendre hier plus de cinquante à la ville ; mais à l’exception d’une poule, Votre Grâce peut demander ce qui lui plaira.

– De cette manière, reprit Sancho, le veau ne manquera pas, ni le chevreau non plus.

– Pour le présent, répondit l’hôte, il n’y en a pas à la maison, parce que la provision est épuisée ; mais, la semaine qui vient, il y en aura de reste.

– Nous voilà bien lotis, repartit Sancho ; je parie que tous ces objets manquants vont se résumer en une grande abondance de lard et d’œufs.

– Pardieu ! répondit l’hôtelier, mon hôte a vraiment une gentille mémoire ! je viens de lui dire que je n’ai ni poules ni poulets, et il veut maintenant que j’aie des œufs ! Qu’il imagine, s’il lui plaît, d’autres délicatesses, et qu’il cesse de demander des poules.

– Allons au fait, par le nom du Christ ! s’écria Sancho ; dites-moi finalement ce que vous avez, et trêve de balivernes.

– Seigneur hôte, reprit l’hôtelier, ce que j’ai véritablement, ce sont deux pieds de bœuf qui ressemblent à des pieds de veau, ou deux pieds de veau qui ressemblent à des pieds de bœuf. Ils sont cuits avec leur assaisonnement de pois, d’oignons et de lard, et disent, à l’heure qu’il est, en bouillant sur le feu : Mange-moi, mange-moi.

– D’ici je les marque pour miens, s’écria Sancho, et que personne n’y touche ; je les payerai mieux qu’un autre, car je ne pouvais rien rencontrer qui fût plus de mon goût ; et peu m’importe qu’ils soient de bœuf ou de veau, pourvu que ce soient des pieds.

– Personne n’y touchera, répondit l’hôtelier ; car d’autres hôtes, que j’ai à la maison, sont assez gens de qualité pour mener avec eux cuisinier, officier et provisions de bouche.

– Quant à la qualité, dit Sancho, personne n’en revend à mon maître ; mais l’emploi qu’il exerce ne permet ni garde-manger ni panier à bouteilles. Nous nous étendons par là, au milieu d’un pré, et nous mangeons à notre soûl des glands et des nèfles. »

Tel fut l’entretien qu’eut Sancho avec l’hôtelier, et qu’il cessa là, sans vouloir lui répondre, car l’autre avait déjà demandé quel était l’emploi ou la profession de son maître. L’heure du souper vint ; don Quichotte regagna sa chambre ; l’hôte apporta la fricassée comme elle se trouvait, et le chevalier se mit à table.

Bientôt après, dans la chambre voisine de la sienne, et qui n’en était séparée que par une mince cloison, don Quichotte entendit quelqu’un qui disait :

« Par la vie de Votre Grâce, seigneur don Géronimo, en attendant qu’on apporte le souper, lisons un autre chapitre de la seconde partie de don Quichotte de la Manche. »

À peine don Quichotte eut-il entendu son nom, qu’il se leva tout debout, dressa l’oreille, et prêta toute son attention à ce qu’on disait de lui. Il entendit ce don Géronimo répondre :

« Pourquoi voulez-vous, seigneur don Juan, que nous lisions ces sottises ? Quiconque a lu la première partie de don Quichotte de la Manche ne peut trouver aucun plaisir à lire cette seconde partie.

– Toutefois, reprit don Juan, nous ferons bien de la lire ; car enfin, il n’y a pas de livres si mauvais qu’on y trouve quelque chose de bon. Ce qui me déplaît le plus dans celui-ci, c’est qu’on y peint don Quichotte guéri de son amour pour Dulcinée du Toboso.[292] »

Quand don Quichotte entendit cela, plein de dépit et de colère, il éleva la voix et s’écria :

« À quiconque dira que don Quichotte de la Manche a oublié ou peut oublier Dulcinée du Toboso, je lui ferai connaître, à armes égales, qu’il est bien loin de la vérité ; car ni Dulcinée du Toboso ne peut être oubliée, ni l’oubli se loger en don Quichotte. Sa devise est la constance, et ses vœux de rester fidèle, sans se faire aucune violence, par choix et par plaisir.

– Qui nous répond ? demanda-t-on de l’autre chambre.

– Qui pourrait-ce être, répliqua Sancho, sinon don Quichotte de la Manche lui-même, qui soutiendra tout ce qu’il a dit, et même tout ce qu’il dira ? car le bon payeur ne regrette pas ses gages. »

À peine Sancho avait-il achevé, que deux gentilshommes (du moins en avaient-ils l’apparence) ouvrirent la porte de la chambre, et l’un d’eux, jetant les bras au cou de don Quichotte, lui dit avec effusion :

« Ce n’est ni votre aspect qui peut démentir votre nom, ni votre nom qui peut démentir votre aspect. Vous, seigneur, vous êtes sans aucun doute le véritable don Quichotte de la Manche, étoile polaire de la chevalerie errante, en dépit de celui qui a voulu usurper votre nom et anéantir vos prouesses, comme l’a fait l’auteur de ce livre que je remets entre vos mains. »

Il lui présenta en même temps un livre que tenait son compagnon. Don Quichotte le prit, et se mit à le feuilleter sans répondre un mot ; puis, quelques moments après, il le lui rendit en disant :

« Dans le peu que j’ai vu, j’ai trouvé chez cet auteur trois choses dignes de blâme. La première, quelques paroles que j’ai lues dans le prologue[293] ; la seconde, que le langage est aragonais, car l’auteur supprime quelquefois les articles ; enfin la troisième, qui le confirme surtout pour un ignorant, c’est qu’il se trompe et s’éloigne de la vérité dans la partie principale de l’histoire. Il dit en effet que la femme de Sancho Panza, mon écuyer, s’appelle Marie Gutierrez[294], tandis qu’elle s’appelle Thérèse Panza ; et celui qui se trompe en un point capital doit faire craindre qu’il ne se trompe en tout le reste de l’histoire.

– Voilà, pardieu, une jolie chose pour un historien, s’écria Sancho, et il doit bien être au courant de nos affaires, puisqu’il appelle Thérèse Panza, ma femme, Marie Gutierrez ! Reprenez le livre, seigneur, et voyez un peu si je figure par là, et si on estropie mon nom.

– À ce que vous venez de dire, mon ami, reprit don Géronimo, vous devez être Sancho Panza, l’écuyer du seigneur don Quichotte ?

– Oui, je le suis, répondit Sancho, et je m’en flatte.

– Eh bien ! par ma foi, continua le gentilhomme, cet auteur moderne ne vous traite pas avec la décence qui se voit en votre personne. Il vous peint glouton et niais, et pas le moins du monde amusant, bien différent enfin de l’autre Sancho qu’on trouve dans la première partie de l’histoire de votre maître.

– Dieu lui pardonne, répondit Sancho ; il aurait mieux fait de me laisser dans mon coin, sans se souvenir de moi ; car pour mener la danse il faut savoir jouer du violon, et ce n’est qu’à Rome que saint Pierre est bien. »

Les deux gentilshommes invitèrent don Quichotte à passer dans leur chambre pour souper avec eux, sachant bien, dirent-ils, qu’il n’y avait rien, dans cette hôtellerie, de convenable pour sa personne. Don Quichotte, qui fut toujours affable et poli, se rendit à leurs instances et soupa avec eux. Sancho resta maître de la marmite en toute propriété ; il prit le haut bout de la table, et l’hôtelier s’assit auprès de lui, car il n’était pas moins que Sancho amoureux de ses pieds de bœuf.

Pendant le souper, don Juan demanda à don Quichotte quelles nouvelles il avait de madame Dulcinée du Toboso ; si elle s’était mariée, si elle était accouchée ou enceinte, ou bien si, gardant ses vœux de chasteté, elle se souvenait des amoureuses pensées du seigneur don Quichotte.

« Dulcinée, répondit don Quichotte, est encore pure et sans tache, et mon cœur plus constant que jamais ; notre correspondance, nulle comme d’habitude ; sa beauté, changée en la laideur d’une vile paysanne. »

Puis il leur conta de point en point l’enchantement de Dulcinée, ses aventures dans la caverne de Montésinos, et la recette que lui avait donnée le sage Merlin pour désenchanter sa dame, laquelle n’était autre que la flagellation de Sancho. Ce fut avec un plaisir extrême que les gentilshommes entendirent conter, de la bouche même de don Quichotte, les étranges événements de son histoire. Ils restèrent aussi étonnés de ses extravagances que de la manière élégante avec laquelle il les racontait. Tantôt ils le tenaient pour spirituel et sensé, tantôt ils le voyaient glisser et tomber dans le radotage, et ne savaient enfin quelle place lui donner entre la sagesse et la folie. Sancho acheva de souper, et, laissant l’hôtelier battre les murailles, il passa dans la chambre de son maître, où il dit en entrant :

« Qu’on me pende, seigneurs, si l’auteur de ce livre qu’ont Vos Grâces a envie que nous restions longtemps cousins. Je voudrais, du moins, puisqu’il m’appelle glouton, à ce que vous dites, qu’il se dispensât de m’appeler ivrogne.

– C’est précisément le nom qu’il vous donne, répondit don Géronimo. Je ne me rappelle pas bien de quelle façon, mais je sais que les propos qu’il vous prête sont malséants et en outre menteurs, à ce que je lis dans la physionomie du bon Sancho que voilà.

– Vos Grâces peuvent m’en croire, reprit Sancho ; le Sancho et le don Quichotte de cette histoire sont d’autres que ceux qui figurent dans celle qu’a composée Cid Hamet Ben-Engéli ; ceux-là sont nous-mêmes ; mon maître, vaillant, discret et amoureux ; moi, simple, plaisant, et pas plus glouton qu’ivrogne.

– C’est aussi ce que je crois, reprit don Juan ; et, si cela était possible, il faudrait ordonner que personne n’eût l’audace d’écrire sur les aventures du grand don Quichotte, si ce n’est Cid Hamet, son premier auteur, de la même façon qu’Alexandre ordonna que personne n’eût l’audace de faire son portrait, si ce n’est Apelle.

– Mon portrait, le fasse qui voudra, dit don Quichotte ; mais qu’on ne me maltraite pas, car la patience finit par tomber quand on la charge d’injures.

– Quelle injure peut-on faire au seigneur don Quichotte, répondit don Juan, dont il ne puisse aisément se venger, à moins qu’il ne la pare avec le bouclier de sa patience, qui est large et fort, à ce que j’imagine ? »

Ce fut dans ces entretiens et d’autres semblables que se passa une grande partie de la nuit ; et, bien que don Juan et son ami pressassent don Quichotte de lire un peu plus du livre pour voir quelle gamme il chantait, on ne put l’y décider. Il répondit qu’il tenait le livre pour lu tout entier, qu’il le maintenait pour impertinent d’un bout à l’autre, et qu’il ne voulait pas, si jamais son auteur venait à savoir qu’on le lui eût mis entre les mains, lui donner la joie de croire qu’il en avait fait lecture. « D’ailleurs, ajouta-t-il, la pensée même doit se détourner des choses obscènes et ridicules, à plus forte raison les yeux.[295] » On lui demanda où il avait résolu de diriger sa route. Il répondit qu’il allait à Saragosse, pour se trouver aux fêtes appelées joutes du harnais, qu’on célèbre chaque année dans cette ville. Don Juan lui dit alors que cette nouvelle histoire racontait comment don Quichotte, ou quel que fût celui qu’elle appelait ainsi, avait assisté, dans la même ville, à une course de bague, dépourvue d’invention, pauvre de style, misérable en descriptions de livrées ; mais, en revanche, riche en niaiseries.[296]

« En ce cas-là, répliqua don Quichotte, je ne mettrai point les pieds à Saragosse, et je publierai ainsi, à la face du monde, le mensonge de ce moderne historien, et les gens pourront se convaincre que je ne suis pas le don Quichotte dont il parle.

– Ce sera fort bien fait, reprit don Géronimo ; et d’ailleurs il y a d’autres joutes à Barcelone, où le seigneur don Quichotte pourra montrer son adresse et sa valeur.

– Voilà ce que je pense faire, répliqua don Quichotte ; mais que Vos Grâces veuillent bien me permettre, car il en est l’heure, d’aller me mettre au lit, et qu’elles me comptent désormais au nombre de leurs meilleurs amis et serviteurs.

– Moi aussi, ajouta Sancho, peut-être leur serai-je bon à quelque chose. »

Sur cela, prenant congé de leurs voisins, don Quichotte et Sancho regagnèrent leur chambre, et laissèrent don Juan et don Géronimo tout surpris du mélange qu’avait fait le chevalier de la discrétion et de la folie. Du reste ils crurent fermement que c’étaient bien les véritables don Quichotte et Sancho, et non ceux qu’avait dépeints leur historien aragonais.

Don Quichotte se leva de grand matin, et, frappant à la cloison de l’autre chambre, il dit à ses hôtes un dernier adieu. Sancho paya magnifiquement l’hôtelier, mais lui conseilla de vanter un peu moins l’abondance de son hôtellerie, ou de la tenir désormais mieux approvisionnée.


Chapitre LX

De ce qui arriva à don Quichotte allant à Barcelone


La matinée était fraîche et promettait une égale fraîcheur pour le jour, quand don Quichotte quitta l’hôtellerie, après s’être bien informé, d’abord du chemin qui conduisait directement à Barcelone, sans toucher à Saragosse, tant il avait envie de faire mentir ce nouvel historien qui, disait-on, le traitait si outrageusement. Or, il advint qu’en six jours entiers il ne lui arriva rien qui mérite d’être couché par écrit. Au bout de ces six jours, s’étant écarté du grand chemin, la nuit le surprit dans un épais bosquet de chênes ou de lièges ; car, sur ce point, Cid Hamet ne garde pas la ponctualité qu’il met en toute chose. Maître et valet descendirent de leurs bêtes ; et Sancho, qui avait fait ce jour-là ses quatre repas, s’étant arrangé contre le tronc d’un arbre, entra d’emblée par la porte du sommeil. Mais don Quichotte, que ses pensées, plus encore que la faim, tenaient éveillé, ne pouvait fermer les yeux. Au contraire, son imagination le promenait en mille endroits différents. Tantôt il croyait se retrouver dans la caverne de Montésinos ; tantôt il voyait sauter et cabrioler sur sa bourrique Dulcinée transformée en paysanne ; tantôt il entendait résonner à ses oreilles les paroles du sage Merlin, qui lui rappelaient les conditions qu’il fallait accomplir et les diligences qu’il fallait faire pour le désenchantement de Dulcinée. Il se désespérait en voyant la tiédeur et le peu de charité de son écuyer Sancho, lequel, à ce qu’il croyait, ne s’était encore donné que cinq coups de fouet, nombre bien faible et bien chétif en comparaison de la multitude infinie qu’il lui restait à se donner. Ces réflexions lui causèrent tant de peine et de dépit, qu’il fit en lui-même ce discours :

« Si le grand Alexandre défit le nœud gordien en disant : Autant vaut couper que détacher, et s’il n’en devint pas moins seigneur universel de toute l’Asie, il n’en arriverait ni plus ni moins à présent, pour le désenchantement de Dulcinée, si je fouettais moi-même Sancho malgré lui. En effet, puisque le remède consiste en ce que Sancho reçoive trois mille et tant de coups de fouet, qu’importe s’il se les donne lui-même ou qu’un autre les lui donne ? toute la question est qu’il les reçoive, de quelque main qu’ils lui arrivent. »

Dans cette pensée, il s’approcha de Sancho, après avoir pris d’abord les rênes de Rossinante qu’il ajusta de manière à s’en faire un fouet, et il se mit à lui détacher sa seule aiguillette ; car l’opinion commune est que Sancho ne portait que celle de devant pour soutenir ses chausses. Mais à peine avait-il commencé cette besogne, que Sancho s’éveilla les yeux grands ouverts, et dit brusquement :

« Qu’est-ce là ? qui me touche et me déchausse ?

– C’est moi, répondit don Quichotte, qui viens suppléer à ta négligence et remédier à mes peines. Je viens te fouetter, Sancho, et acquitter en partie la dette que tu as contractée. Dulcinée périt ; tu vis sans te soucier de rien ; je meurs dans le désespoir ; ainsi, défais tes chausses de bonne volonté, car la mienne est de te donner dans cette solitude au moins deux mille coups de fouet.

– Oh ! pour cela, non, s’écria Sancho ; que Votre Grâce se tienne tranquille ; sinon, par le Dieu véritable, il y aura du tapage à nous faire entendre des sourds. Les coups de fouet auxquels je me suis obligé doivent être donnés volontairement, et non par force. Maintenant, je n’ai pas envie de me fouetter. Il suffit que je donne à Votre Grâce ma parole de me flageller et de me chasser les mouches quand l’envie m’en prendra.

– Je ne puis m’en remettre à ta courtoisie, Sancho, reprit don Quichotte, car tu es dur de cœur, et, quoique vilain, tendre de chair. »

En parlant ainsi, il s’obstinait à vouloir lui délacer l’aiguillette. Voyant cela, Sancho se leva tout debout, sauta sur son seigneur, le prit à bras-le-corps, et, lui donnant un croc-en-jambe, le jeta par terre tout de son long ; puis il lui mit le genou droit sur la poitrine, et lui prit les mains avec ses mains, de façon qu’il ne le laissait ni remuer ni souffler. Don Quichotte lui criait d’une voix étouffée :

« Comment, traître, tu te révoltes contre ton maître et seigneur naturel ! tu t’attaques à celui qui te donne son pain !

– Je ne fais ni ne défais de roi[297] ! répondit Sancho, mais je m’aide moi-même, moi qui suis mon seigneur. Que Votre Grâce me promette de rester tranquille et qu’il ne sera pas question de me fouetter maintenant ; alors je vous lâche et vous laisse aller ; sinon, tu mourras ici, traître, ennemi de doña Sancha.[298] »

Don Quichotte lui promit ce qu’il exigeait. Il jura, par la vie de ses pensées, qu’il ne le toucherait pas au poil du pourpoint, et laisserait désormais à sa merci et à sa volonté le soin de se fouetter quand il le jugerait à propos. Sancho se releva, et s’éloigna bien vite à quelque distance ; mais, comme il s’appuyait à un arbre, il sentit quelque chose lui toucher la tête ; il leva les mains, et rencontra deux pieds d’homme chaussés de souliers. Tremblant de peur, il courut se réfugier contre un autre arbre, où la même chose lui arriva. Alors il appela don Quichotte, en criant au secours. Don Quichotte accourut, et lui demanda ce qui lui était arrivé, et ce qui lui faisait peur. Sancho répondit que tous ces arbres étaient pleins de pieds et de jambes d’hommes. Don Quichotte les toucha à tâtons, et comprit sur-le-champ ce que ce pouvait être.

« Il n’y a pas de quoi te faire peur, Sancho, lui dit-il ; car ces jambes et ces pieds que tu touches et ne vois pas sont sans doute ceux de quelques voleurs et bandits qui sont pendus à ces arbres ; car c’est ici que la justice, quand elle les prend, a coutume de les pendre par vingt et par trente. Cela m’indique que je dois être près de Barcelone. »

Ce qui était vrai effectivement, comme il l’avait conjecturé. Au point du jour ; ils levèrent les yeux, et virent les grappes dont ces arbres étaient chargés : c’étaient des corps de bandits.

Cependant le jour venait de paraître, et, si les morts les avaient effrayés, ils ne furent pas moins épouvantés à la vue d’une quarantaine de bandits vivants, qui tout à coup les entourèrent, leur disant en langue catalane de rester immobiles et de ne pas bouger jusqu’à l’arrivée de leur capitaine. Don Quichotte se trouvait à pied, son cheval sans bride, sa lance appuyée contre un arbre, et, finalement, sans aucune défense. Il fut réduit à croiser les mains et à baisser la tête, se réservant pour une meilleure occasion. Les bandits accoururent visiter le grison et ne lui laissèrent pas un fétu de ce que renfermaient le bissac et la valise. Bien en prit à Sancho d’avoir mis dans une ceinture de cuir qu’il portait sur le ventre les écus du duc et ceux qu’il apportait du pays. Mais toutefois ces braves gens l’auraient bien fouillé jusqu’à trouver ce qu’il cachait entre cuir et chair, si leur capitaine ne fût arrivé dans ce moment. C’était un homme de trente-quatre ans environ, robuste, d’une taille élevée, au teint brun, au regard sérieux et assuré. Il montait un puissant cheval, et portait sur sa cotte de mailles quatre pistolets, de ceux qu’on appelle dans le pays pedreñales[299]. Il vit que ses écuyers (c’est le nom que se donnent les gens de cette profession) allaient dépouiller Sancho Panza. Il leur commanda de n’en rien faire, et fut aussitôt obéi ; ainsi échappa la ceinture. Il s’étonna de voir une lance contre un arbre, un écu par terre, et don Quichotte, armé, avec la plus sombre et la plus lamentable figure qu’aurait pu composer la tristesse elle-même. Il s’approcha de lui :

« Ne soyez pas si triste, bonhomme, lui dit-il ; vous n’êtes pas tombé dans les mains de quelque barbare Osiris[300], mais dans celles de Roque Guinart, plus compatissantes que cruelles.[301]

– Ma tristesse, répondit don Quichotte, ne vient pas d’être tombé en ton pouvoir, ô vaillant Roque, dont la renommée n’a point de bornes sur la terre ; elle vient de ce que ma négligence a été telle que tes soldats m’aient surpris sans bride à mon cheval, tandis que je suis obligé, suivant l’ordre de la chevalerie errante, où j’ai fait profession, de vivre toujours en alerte, et d’être, à toute heure, la sentinelle de moi-même. Je dois t’apprendre, ô grand Guinart, que, s’ils m’eussent trouvé sur mon cheval avec ma lance et mon écu, ils ne seraient pas venus facilement à bout de moi ; car je suis don Quichotte de la Manche, celui qui a rempli l’univers du bruit de ses exploits. »

Roque Guinart comprit aussitôt que la maladie de don Quichotte tenait plus de la folie que de la vaillance ; et, bien qu’il l’eût quelquefois entendu nommer, il n’avait jamais cru à la vérité de son histoire, ni pu se persuader qu’une semblable fantaisie s’emparât du cœur d’un homme. Ce fut donc une grande joie pour lui de l’avoir rencontré, pour toucher de près ce qu’il avait ouï dire de loin.

« Valeureux chevalier, lui dit-il, ne vous désespérez point, et ne tenez pas à mauvaise fortune celle qui vous amène ici. Il se pourrait, au contraire, qu’en ces rencontres épineuses votre sort fourvoyé retrouvât sa droite ligne, car c’est par des chemins étranges, par des détours inouïs, hors de la prévoyance humaine, que le ciel a coutume de relever les abattus et d’enrichir les pauvres. »

Don Quichotte allait lui rendre grâce, quand ils entendirent derrière eux un grand bruit, comme celui d’une troupe de chevaux. Ce n’en était pourtant qu’un seul, sur lequel venait à bride abattue un jeune homme d’une vingtaine d’années, vêtu d’un pourpoint de damas vert orné de franges d’or, avec des chausses larges, un chapeau retroussé à la wallonne, des bottes justes et cirées, l’épée, la dague et les éperons dorés, un petit mousquet à la main et deux pistolets à la ceinture. Roque tourna la tête au bruit, et vit ce galant personnage qui lui dit, dès qu’il se fut approché :

« Je te cherchais, ô vaillant Roque, pour trouver en toi, sinon un remède, au moins un adoucissement à mes malheurs. Et, pour ne pas te tenir davantage en suspens, car je vois bien que tu ne me reconnais pas, je veux te dire qui je suis. Je suis Claudia Géronima, fille de Simon Forte, ton ami intime, et ennemi particulier de Clauquel Torrellas, qui est aussi le tien, puisqu’il est du parti contraire. Tu sais que ce Torrellas a un fils qu’on appelle don Vicente Torrellas, ou du moins qui portait ce nom il n’y a pas deux heures. Je te dirai en peu de mots, pour abréger le récit de mes infortunes, celle dont il est la cause. Il me vit, me fit la cour ; je l’écoutai et le payai de retour en secret de mon père ; car il n’est pas une femme, si retirée et si sage qu’elle vive, qui n’ait du temps de reste pour satisfaire ses désirs quand elle s’y laisse emporter. Finalement il me fit la promesse d’être mon époux, et je lui engageai ma parole d’être à lui, sans que toutefois l’effet suivît nos mutuels serments. Hier, j’appris qu’oubliant ce qu’il me devait, il épousait une autre femme, et que ce matin il allait se rendre aux fiançailles. Cette nouvelle me troubla l’esprit et mit ma patience à bout. Mon père n’étant point à la maison, il me fut facile de prendre cet équipage, et, pressant le pas de ce cheval, j’atteignis don Vicente à une lieue environ d’ici. Là, sans perdre de temps à lui faire entendre des plaintes ni à recevoir des excuses, je déchargeai sur lui cette carabine, et de plus ces deux pistolets, lui mettant, à ce que je crois, plus de deux balles dans le corps, et ouvrant des issues par où mon honneur sortit avec son sang. Je l’ai laissé sur la place entre les mains de ses valets, qui n’osèrent ou ne purent prendre sa défense. Je viens te chercher pour que tu me fasses passer en France, où j’ai des parents chez qui je pourrai vivre, et te prier aussi de protéger mon père, pour que la nombreuse famille de don Vicente n’exerce pas sur lui une effroyable vengeance. »

Roque, tout surpris de la bonne mine, de l’énergie et de l’étrange aventure de la belle Claudia, lui répondit aussitôt :

« Venez, madame ; allons voir si votre ennemi est mort. Nous verrons ensuite ce qu’il conviendra de faire. »

Don Quichotte écoutait attentivement ce qu’avait dit Claudia, et ce que répondait Roque Guinart.

« Personne, s’écria-t-il, n’a besoin de se mettre en peine pour défendre cette dame. Qu’on me donne mon cheval et mes armes, et qu’on m’attende ici. J’irai chercher ce chevalier, et, mort ou vif, je lui ferai tenir la parole qu’il a donnée à une si ravissante beauté.

– Que personne n’en doute, ajouta Sancho, car mon seigneur a la main heureuse en fait de mariages. Il n’y a pas quinze jours qu’il a fait marier un autre homme qui refusait aussi à une autre demoiselle l’accomplissement de sa parole ; et, si ce n’eût été que les enchanteurs qui le poursuivent changèrent la véritable figure du jeune homme en celle d’un laquais, à cette heure-ci ladite demoiselle aurait cessé de l’être. »

Guinart, qui avait plus à faire de penser à l’aventure de la belle Claudia qu’aux propos de ses prisonniers, maître et valet, n’entendit ni l’un ni l’autre, et, après avoir donné l’ordre à ses écuyers de rendre à Sancho tout ce qu’ils lui avaient pris sur le grison, leur commanda de se retirer dans le gîte où ils avaient passé la nuit ; puis il partit au galop avec Claudia pour chercher don Vicente, blessé ou mort. Ils arrivèrent à l’endroit où Claudia avait rencontré son amant ; mais ils n’y trouvèrent que des taches de sang récemment versé. Étendant la vue de toutes parts, ils aperçurent un groupe d’hommes au sommet d’une colline, et imaginèrent, comme c’était vrai, que ce devait être don Vicente que ses domestiques emportaient, ou mort, ou vif, pour le panser ou pour l’enterrer. Ils pressèrent le pas dans le désir de les atteindre ; ce qui ne fut pas difficile, car les autres allaient lentement. Ils trouvèrent don Vicente dans les bras de ces gens, qu’il suppliait, d’une voix éteinte, de le laisser mourir en cet endroit, car la douleur qu’il ressentait de ses blessures ne lui permettait pas d’aller plus loin. Roque et Claudia se jetèrent à bas de leurs chevaux et s’approchèrent du moribond. Les valets s’effrayèrent à l’aspect de Guinart, et Claudia se troubla plus encore à la vue de don Vicente. Moitié attendrie, moitié sévère, elle s’approcha de lui et lui prit la main :

« Si tu me l’avais donnée, cette main, dit-elle, suivant notre convention, tu ne te serais jamais vu dans cette extrémité. »

Le gentilhomme blessé ouvrit les yeux que déjà la mort avait presque fermés, et, reconnaissant Claudia, il lui dit :

« Je vois bien, belle et trompée Claudia, que c’est toi qui m’as donné la mort. C’est une peine que ne méritaient point mes désirs, qui jamais, pas plus que mes œuvres, n’ont voulu ni su t’offenser.

– Comment ! s’écria Claudia, n’est-il pas vrai que tu allais ce matin épouser Léonora, la fille du riche Balbastro ?

– Oh ! non certes, répondit don Vicente. Ma mauvaise étoile t’a porté cette fausse nouvelle, pour que, dans un transport jaloux, tu m’ôtasses la vie ; mais puisque je la perds et la laisse en tes bras, je tiens mon sort pour fortuné. Afin que tu donnes croyance à mes paroles, serre ma main, et reçois-moi, si tu veux, pour époux. Je n’ai plus à te donner d’autre satisfaction de l’outrage que tu crois avoir reçu de moi. »

Claudia lui serra la main, mais son cœur aussi se serra de telle sorte, qu’elle tomba évanouie sur la poitrine sanglante de don Vicente, auquel prit un paroxysme mortel. Roque, plein de trouble, ne savait que faire. Les domestiques coururent chercher de l’eau pour leur jeter au visage, et, l’ayant apportée, les en inondèrent aussitôt. Claudia revint de son évanouissement, mais non don Vicente de son paroxysme ; il y avait laissé la vie. Lorsque Claudia le vit sans mouvement, et qu’elle se fut assurée que son époux avait cessé de vivre, elle frappa l’air de ses gémissements et le ciel de ses plaintes ; elle s’arracha les cheveux, qu’elle livra aux vents ; elle déchira son visage de ses propres mains, et donna enfin tous les témoignages de regret et de douleur qu’on pouvait attendre d’un cœur navré. « Ô femme cruelle et inconsidérée, disait-elle, avec quelle facilité tu as exécuté une si horrible pensée ! Ô rage de la jalousie, à quelle fin désespérée tu précipites quiconque te donne accès dans son âme ! Ô mon cher époux, c’est quand tu m’appartenais, que le sort impitoyable te mène du lit nuptial à la sépulture ! » Il y avait tant d’amertume et de désespoir dans les plaintes qu’exhalait Claudia, qu’elles tirèrent des larmes à Roque, dont les yeux n’avaient pas l’habitude d’en verser en aucune occasion. Les domestiques fondaient en pleurs ; Claudia s’évanouissait à chaque moment, et toute la colline paraissait un champ de tristesse et de malheur.

Enfin, Roque Guinart ordonna aux gens de don Vicente de porter le corps de ce jeune homme à la maison de son père, qui n’était pas fort loin, pour qu’on lui donnât la sépulture. Claudia dit à Roque qu’elle voulait aller s’enfermer dans un monastère, dont l’une de ses tantes était abbesse, et qu’elle pensait y finir sa vie dans la compagnie d’un meilleur et plus éternel époux. Roque approuva sa sainte résolution. Il offrit de l’accompagner jusqu’où elle voudrait, et de protéger son père contre les parents de don Vicente. Claudia ne voulut en aucune façon accepter son escorte, et, le remerciant du mieux qu’elle put de ses offres de service, elle s’éloigna tout éplorée. Les gens de don Vicente emportèrent son corps, et Roque vint rejoindre ses gens. Telle fut la fin des amours de Claudia Géronima. Mais faut-il s’en étonner, quand ce fut la violence irrésistible d’une aveugle jalousie qui tissa la trame de sa lamentable histoire ?

Roque Guinart trouva ses écuyers dans l’endroit où il leur avait ordonné de se rendre, et, au milieu d’eux, don Quichotte, qui, monté sur Rossinante, leur faisait un sermon pour leur persuader d’abandonner ce genre de vie, non moins dangereux pour l’âme que pour le corps. Mais la plupart étaient des gascons, gens grossiers, gens de sac et de corde ; la harangue de don Quichotte ne leur entrait pas fort avant. À son arrivée, Roque demanda à Sancho Panza si on lui avait restitué les bijoux et les joyaux que les siens avaient pris sur le grison.

« Oui, répondit Sancho, il ne me manque plus que trois mouchoirs de tête qui valaient trois grandes villes.

– Qu’est-ce que tu dis là, homme ? s’écria l’un des bandits présents ; c’est moi qui les ai, et ils ne valent pas trois réaux.

– C’est vrai, reprit don Quichotte ; mais mon écuyer les estime autant qu’il l’a dit, en considération de la personne qui me les a donnés. »

Roque Guinart ordonna aussitôt de les rendre ; et, faisant mettre tous ses gens sur une file, il fit apporter devant eux les habits, les joyaux, l’argent, enfin tout ce qu’on avait volé depuis la dernière répartition ; puis ayant fait rapidement le calcul estimatif, et prisé en argent ce qui ne pouvait se diviser, il partagea le butin entre toute sa compagnie avec tant de prudence et d’équité, qu’il ne blessa pas en un seul point la justice distributive. Cela fait, et tous se montrant satisfaits et bien récompensés, Roque dit à don Quichotte :

« Si l’on ne gardait pas une telle ponctualité à l’égard de ces gens-là, il ne serait pas possible de vivre avec eux. »

Sancho ajouta sur-le-champ :

« À ce que je viens de voir ici, la justice est si bonne, qu’il est nécessaire de la pratiquer même parmi les voleurs. »

Un des écuyers l’entendit, et leva la crosse de son arquebuse, avec laquelle il eût certainement ouvert la tête à Sancho, si Roque Guinart ne lui eût crié de s’arrêter. Sancho frissonna de tout son corps, et fit le ferme propos de ne pas desserrer les dents tant qu’il serait avec ces gens-là.

En ce moment arriva l’un des écuyers postés en sentinelle le long des chemins, pour épier les gens qui venaient à passer, et aviser son chef de tout ce qui s’offrait.

« Seigneur, dit celui-là, non loin d’ici, sur le chemin qui mène à Barcelone, vient une grande troupe de monde.

– As-tu pu reconnaître, répondit Roque, si ce sont de ceux qui nous cherchent, ou de ceux que nous cherchons ?

– Ce sont de ceux que nous cherchons, répliqua l’écuyer.

– En ce cas, partez tous, s’écria Roque, et amenez-les-moi bien vite ici, sans qu’il en échappe aucun. »

On obéit, et Roque resta seul avec don Quichotte et Sancho, attendant ce qu’amèneraient ses écuyers. Dans l’intervalle, il dit à don Quichotte :

« Le seigneur don Quichotte doit trouver nouvelle notre manière de vivre, et nouvelles aussi nos aventures, qui sont en outre toutes périlleuses. Je ne m’étonne point qu’il en ait cette idée, car réellement, et j’en fais l’aveu, il n’y a pas de vie plus inquiète et plus agitée que la nôtre. Ce qui m’y a jeté, ce sont je ne sais quels désirs de vengeance assez puissants pour troubler les cœurs les plus calmes. Je suis, de ma nature, compatissant et bien intentionné ; mais comme je l’ai dit, l’envie de me venger d’un outrage qui m’est fait renverse si bien toutes mes bonnes inclinations, que je persévère dans cet état, quoique j’en voie toutes les conséquences. Et comme un péché en appelle un autre, et un abîme un autre abîme, les vengeances se sont enchaînées, de manière que je prends à ma charge non seulement les miennes, mais encore celles d’autrui. Cependant Dieu permet que, tout en me voyant égaré dans le labyrinthe de mes désordres, je ne perde pas l’espérance d’en sortir, et d’arriver au port de salut. »

Don Quichotte fut bien étonné d’entendre Guinart tenir des propos si sensés et si édifiants ; car il pensait que, parmi des gens dont tout l’emploi est de voler et d’assassiner sur la grand’route, il ne devait se trouver personne qui eût du bon sens et de bons sentiments.

« Seigneur Roque, lui dit-il, le commencement de la santé, c’est, pour le malade, de connaître sa maladie, et de vouloir prendre les remèdes qu’ordonne le médecin. Votre Grâce est malade, elle connaît son mal, et le ciel, ou Dieu, pour mieux dire, qui est notre médecin, lui appliquera des remèdes qui l’en guériront. Mais ces remèdes, d’ordinaire, ne guérissent que peu à peu et par miracle. D’ailleurs, les pécheurs doués d’esprit sont plus près de s’amender que les simples ; et, puisque Votre Grâce a montré dans ses propos toute sa prudence, il faut avoir bon courage, et espérer la guérison de la maladie de votre conscience. Si Votre Grâce veut abréger le chemin, et entrer facilement dans celui de son salut, venez avec moi, je vous apprendrai à devenir chevalier errant ; dans ce métier, il y a tant de fatigues, tant de privations et de mésaventures à souffrir, que vous n’avez qu’à le prendre pour pénitence, et vous voilà porté dans le ciel. »

Roque se mit à rire du conseil de don Quichotte, auquel, changeant d’entretien, il raconta la tragique aventure de Claudia Géronima, Sancho en fut touché au fond de l’âme, car il avait trouvé fort de son goût la beauté et la pétulance de la jeune personne.

Sur ces entrefaites arrivèrent les écuyers de la prise, comme ils s’appellent. Ils ramenaient avec eux deux gentilhommes à cheval, deux pèlerins à pied, un carrosse rempli de femmes, avec six valets à pied et à cheval qui les accompagnaient, et deux garçons muletiers qui suivaient les gentilshommes. Les écuyers mirent cette troupe au milieu de leurs rangs, et vainqueurs et vaincus gardaient un profond silence, attendant que le grand Roque Guinart commençât de parler. Celui-ci, s’adressant aux gentilshommes, leur demanda qui ils étaient, où ils allaient, et quel argent ils portaient sur eux. L’un d’eux répondit :

« Seigneur, nous sommes deux capitaines d’infanterie espagnole ; nos compagnies sont à Naples, et nous allons nous embarquer sur quatre galères qu’on dit être à Barcelone, avec ordre de faire voile pour la Sicile. Nous portons environ deux à trois cents écus, ce qui suffit pour que nous soyons riches et cheminions contents, car la pauvreté ordinaire des soldats ne permet pas de plus grands trésors. »

Roque fit aux pèlerins la même question qu’aux capitaines. Ils répondirent qu’ils allaient s’embarquer pour passer à Rome, et qu’entre eux deux ils pouvaient avoir une soixantaine de réaux. Roque voulut savoir aussi quelles étaient les dames du carrosse, où elles allaient, et quel argent elles portaient. L’un des valets à cheval répondit :

« C’est madame doña Guiomar de Quiñonès, femme du régent de l’intendance de Naples, qui vient dans ce carrosse avec une fille encore enfant, une femme de chambre et une duègne. Nous sommes six domestiques pour l’accompagner, et l’argent s’élève à six cents écus.

– De façon, reprit Roque Guinart, que nous avons ici neuf cents écus et soixante réaux. Mes soldats doivent être une soixantaine ; voyez ce qui leur revient à chacun, car je suis mauvais calculateur. »

À ces mots, les brigands élevèrent tous la voix, et se mirent à crier : « Vive Roque Guinart ! qu’il vive de longues années, en dépit des limiers de justice qui ont juré sa perte ! » Mais les capitaines s’affligèrent, madame la régente s’attrista, et les pèlerins ne se montrèrent pas fort joyeux, quand ils entendirent tous prononcer la confiscation de leurs biens. Roque les tint ainsi quelques minutes en suspens ; mais il ne voulut pas laisser plus longtemps durer leur tristesse, qu’on pouvait déjà reconnaître à une portée d’arquebuse. Il se tourna vers les officiers :

« Que Vos Grâces, seigneurs capitaines, leur dit-il, veuillent bien par courtoisie, me prêter soixante écus, et madame la régente quatre-vingts, pour contenter cette escouade qui m’accompagne ; car enfin, de ce qu’il chante le curé s’alimente. Ensuite vous pourrez continuer votre chemin librement et sans encombre avec un sauf-conduit que je vous donnerai, afin que, si vous rencontrez quelques autres de mes escouades, qui sont réparties dans ces environs, elles ne vous fassent aucun mal. Mon intention n’est point de faire tort aux gens de guerre, ni d’offenser aucune femme, surtout celles qui sont de qualité. »

Les officiers se confondirent en actions de grâce pour remercier Roque de sa courtoisie et de sa libéralité ; car, à leurs yeux, c’en était une véritable que de leur laisser leur propre argent. Pour doña Guiomar de Quiñonès, elle voulut se jeter à bas du carrosse pour baiser les pieds et les mains du grand Roque ; mais il ne voulut pas le permettre, et lui demanda pardon, au contraire, du tort qu’il lui avait fait, obligé de céder aux devoirs impérieux de sa triste profession. Madame la régente donna ordre à l’un de ses domestiques de payer sur-le-champ les quatre-vingts écus mis à sa charge, et les capitaines avaient déjà déboursé leurs soixante. Les pèlerins allaient aussi livrer leur pacotille, mais Roque leur dit de n’en rien faire ; puis, se tournant vers les siens :

« De ces cent quarante écus, dit-il, il en revient deux à chacun, et il en reste vingt ; qu’on en donne dix à ces pèlerins, et les dix autres à ce bon écuyer, pour qu’il garde un bon souvenir de cette aventure. »

On apporta une écritoire et un portefeuille, dont Roque était toujours pourvu, et il donna par écrit, aux voyageurs, un sauf-conduit pour les chefs de ses escouades. Il prit ensuite congé d’eux et les laissa partir, dans l’admiration de sa noblesse d’âme, de sa bonne mine, de ses étranges procédés, et le tenant plutôt pour un Alexandre le Grand que pour un brigand reconnu. Un des écuyers dit alors, dans son jargon gascon et catalan :

« Notre capitaine vaudrait mieux pour faire un moine qu’un bandit ; mais s’il veut dorénavant se montrer libéral, qu’il le soit de son bien et non du nôtre. »

Ce peu de mots, le malheureux ne les dit pas si bas que Roque ne les entendît. Mettant l’épée à la main, il lui fendit la tête presque en deux parts, et lui dit froidement :

« Voilà comme je châtie les insolents qui ne savent pas retenir leur langue. »

Tout le monde trembla, et personne n’osa lui dire un mot, tant il leur imposait d’obéissance et de respect.

Roque se mit à l’écart, et écrivit une lettre à l’un de ses amis, à Barcelone, pour l’informer qu’il avait auprès de lui le fameux don Quichotte de la Manche, le chevalier errant duquel on racontait tant de merveilles, et qu’il pouvait bien l’assurer que c’était bien l’homme du monde le plus divertissant et le plus entendu sur toutes matières. Il ajoutait que le quatrième jour à partir de là, qui serait celui de saint Jean-Baptiste, il le lui amènerait au milieu de la plage de Barcelone, armé de toutes pièces et monté sur Rossinante, ainsi que son écuyer Sancho monté sur son âne.

« Ne manquez pas, disait-il enfin, d’en donner avis à nos amis les Niarros, pour qu’ils se divertissent du chevalier. J’aurais voulu priver de ce plaisir les Cadells, leurs ennemis ; mais c’est impossible, car les folies sensées de don Quichotte et les saillies de son écuyer Sancho Panza ne peuvent manquer de donner un égal plaisir à tout le monde. »

Roque expédia cette lettre par un de ses écuyers, lequel, changeant son costume de bandit en celui d’un laboureur, entra dans Barcelone, et remit la lettre à son adresse.


Chapitre LXI

De ce qui arriva à don Quichotte à son entrée dans Barcelone, et d’autres choses qui ont plus de vérité que de sens commun


Don Quichotte demeura trois jours et trois nuits avec Roque Guinart ; et, quand même il y fût resté trois cents ans, il n’aurait pas manqué de quoi regarder et de quoi s’étonner sur sa façon de vivre. On s’éveillait ici, on dînait là-bas ; quelquefois on fuyait sans savoir pourquoi, d’autres fois on attendait sans savoir qui. Ces hommes dormaient tout debout, interrompant leur sommeil, et changeant de place à toute heure. Ils ne s’occupaient qu’à poser des sentinelles, à écouter le cri des guides, à souffler les mèches des arquebuses, bien qu’ils en eussent peu, car presque tous portaient des mousquets à pierre. Roque passait les nuits éloigné des siens, dans des endroits où ceux-ci ne pouvaient deviner qu’il fût ; car les nombreux bans[302] du vice-roi de Barcelone, qui mettaient sa tête à prix, le tenaient dans une perpétuelle inquiétude. Il n’osait se fier à personne, pas même à ses gens, craignant d’être tué ou livré par eux à la justice ; vie assurément pénible et misérable.

Enfin, par des chemins détournés et des sentiers couverts, Roque, don Quichotte et Sancho partirent pour Barcelone avec six autres écuyers. Ils arrivèrent sur la plage la veille de la Saint-Jean, pendant la nuit ; et Roque, après avoir embrassé don Quichotte et Sancho, auquel il donna les dix écus promis, qu’il ne lui avait pas encore donnés, se sépara d’eux après avoir échangé mille compliments et mille offres de service. Roque parti, don Quichotte attendit le jour à cheval, comme il se trouvait, et ne tarda pas à découvrir sur les balcons de l’orient la face riante de la blanche Aurore, réjouissant par sa venue les plantes et les fleurs. Presque au même instant, l’oreille fut aussi réjouie par le son des fifres et des tambours, le bruit des grelots, et les cris des coureurs qui semblaient sortir de la ville. L’aurore fit place au soleil, dont le visage, plus large que celui d’une rondache, s’élevait peu à peu sur l’horizon. Don Quichotte et Sancho étendirent la vue de tous côtés ; ils aperçurent la mer, qu’ils n’avaient point encore vue. Elle leur parut spacieuse, immense, bien plus que les lagunes de Ruidéra, qu’ils avaient vues dans leur province. Ils virent aussi les galères qui étaient amarrées à la plage, lesquelles, abattant leurs tentes, se découvrirent toutes pavoisées de banderoles et de bannières qui se déployaient au vent, ou baisaient et balayaient l’eau ; on entendait au dedans résonner les clairons et les trompettes ; qui, de près et au loin, remplissaient l’air de suaves et belliqueux accents. Elles commencèrent à s’agiter et à faire entre elles comme une sorte d’escarmouche sur les flots tranquilles, tandis qu’une infinité de gentilshommes qui sortaient de la ville, montés sur de beaux chevaux et portant de brillantes livrées, se livraient aux mêmes jeux. Les soldats des galères faisaient une longue fusillade, à laquelle répondaient ceux qui garnissaient les murailles et les forts de la ville, et la grosse artillerie déchirait l’air d’un bruit épouvantable, auquel répondaient aussi les canons du pont des galères. La mer était calme, la terre riante, l’air pur et serein, quoique troublé maintes fois par la fumée de l’artillerie ; tout semblait réjouir et mettre en belle humeur la population entière. Pour Sancho, il ne concevait pas comment ces masses qui remuaient sur la mer pouvaient avoir tant de pieds.

En ce moment, les cavaliers aux livrées accoururent, en poussant des cris de guerre et des cris de joie, à l’endroit où don Quichotte était encore cloué par la surprise. L’un d’eux, qui était celui que Roque avait prévenu, dit à haute voix à don Quichotte :

« Qu’il soit le bienvenu dans notre ville, le miroir, le fanal, l’étoile polaire de toute la chevalerie errante ! Qu’il soit le bienvenu, dis-je, le valeureux don Quichotte de la Manche ; non pas le faux, le factice, l’apocryphe, qu’on nous a montré ces jours-ci dans de menteuses histoires, mais le véritable, le loyal et le fidèle, que nous a dépeint Cid Hamet Ben-Engéli, fleur des historiens ! »

Don Quichotte ne répondit pas un mot, et les cavaliers n’attendirent pas qu’il leur répondît ; mais, faisant caracoler en rond leurs chevaux, ainsi que tous ceux qui les suivaient, ils tracèrent comme un cercle mouvant autour de don Quichotte, qui se tourna vers Sancho et lui dit :

« Ces gens-là nous ont fort bien reconnus ; je parierais qu’ils ont lu notre histoire, et même celle de l’Aragonais récemment publiée. »

Le cavalier qui avait parlé d’abord à don Quichotte revint auprès de lui.

« Que Votre Grâce, seigneur don Quichotte, lui dit-il, veuille bien venir avec nous ; car nous sommes tous vos serviteurs et grands amis de Roque Guinart.

– Si les courtoisies, répondit don Quichotte, engendrent les courtoisies, la vôtre, seigneur chevalier, est fille ou proche parente de celle du grand Roque. Menez-moi où il vous plaira ; je n’aurai d’autre volonté que la vôtre, surtout si vous voulez occuper la mienne à votre service. »

Le cavalier lui répondit avec des expressions tout aussi polies, et toute la troupe l’enfermant au milieu d’elle, ils prirent le chemin de la ville au bruit des clairons et des timbales. Mais à l’entrée de Barcelone, le malin, de qui vient toute malignité, et les gamins, qui sont plus malins que le malin, s’avisèrent d’un méchant tour. Deux d’entre eux, hardis et espiègles, se faufilèrent à travers tout le monde, et, levant la queue, l’un au grison, l’autre à Rossinante, ils leur plantèrent à chacun son paquet de chardons. Les pauvres bêtes, sentant ces éperons de nouvelle espèce, serrèrent la queue, et augmentèrent si bien leur malaise, que, faisant mille sauts et mille ruades, ils jetèrent leurs cavaliers par terre. Don Quichotte, honteux et mortifié, se hâta d’ôter le panache de la queue de son bidet, et Sancho rendit le même service au grison. Les cavaliers qui conduisaient don Quichotte auraient bien voulu châtier l’impertinence de ces polissons, mais c’était impossible, car ils se furent bientôt perdus au milieu de plus de mille autres qui les suivaient. Don Quichotte et Sancho remontèrent à cheval, et, toujours accompagnés de la musique et des vivats, ils arrivèrent à la maison de leur guide, qui était grande et belle, comme appartenant à un riche gentilhomme ; et nous y laisserons à présent notre chevalier, parce qu’ainsi le veut Cid Hamet Ben-Engéli.


Chapitre LXII

Qui traite de l’aventure de la tête enchantée, ainsi que d’autres enfantillages que l’on ne peut s’empêcher de conter


L’hôte de don Quichotte se nommait don Antonio Moréno. C’était un gentilhomme riche et spirituel, aimant à se divertir, mais avec décence et bon goût. Lorsqu’il vit don Quichotte dans sa maison, il se mit à chercher les moyens de faire éclater ses folies, sans toutefois nuire à sa personne ; car ce ne sont plus des plaisanteries, celles qui blessent, et il n’y a point de passe-temps qui vaille, si c’est au détriment d’autrui. La première chose qu’il imagina, ce fut de faire désarmer don Quichotte, et de le montrer en public dans cet étroit pourpoint, souillé par l’armure, que nous avons déjà tant de fois décrit. On conduisit le chevalier à un balcon donnant sur une des principales rues de la ville, où on l’exposa aux regards des passants et des petits garçons, qui le regardaient comme une bête curieuse. Les cavaliers en livrée coururent de nouveau devant lui, comme si c’eût été pour lui seul, et non pour célébrer la fête du jour, qu’ils s’étaient mis en cet équipage. Quant à Sancho, il était enchanté, ravi ; car il s’imaginait que, sans savoir pourquoi ni comment, il avait retrouvé les noces de Camache, une autre maison comme celle de don Diégo de Miranda, un autre château comme celui du duc.

Ce jour-là, plusieurs amis de don Antonio vinrent dîner chez lui. Ils traitèrent tous don Quichotte avec de grands honneurs, en vrai chevalier errant, ce qui le rendit si fier et si rengorgé, qu’il ne se sentait pas d’aise. Pour Sancho, il trouva tant de saillies, que les domestiques du logis et tous ceux qui l’entendirent étaient, comme on dit, pendus à sa bouche. Pendant le repas don Antonio dit à Sancho :

« Nous avons su par ici, bon Sancho, que vous êtes si friand de boulettes et de blanc-manger, que, s’il vous en reste, vous les gardez dans votre sein pour le jour suivant.[303]

– Non, seigneur, cela n’est pas vrai, répondit Sancho, car je suis plus propre que goulu ; et mon seigneur don Quichotte, ici présent, sait fort bien qu’avec une poignée de noix ou de glands, nous passons à nous deux une semaine entière. Il est vrai que, s’il arrive parfois qu’on me donne la génisse, je cours lui mettre la corde au cou ; je veux dire que je mange ce qu’on me donne, et que je prends le temps comme il vient. Quiconque a dit que je suis un mangeur vorace et sans propreté peut se tenir pour dit qu’il ne sait ce qu’il dit ; et je lui dirais cela d’une autre façon, n’était le respect que m’imposent les vénérables barbes qui sont à cette table.

– Assurément, ajouta don Quichotte, la modération et la propreté avec lesquelles Sancho mange peuvent s’écrire et se graver sur des feuilles de bronze, pour qu’il en demeure un souvenir éternel dans les siècles futurs. À la vérité, quand il a faim, il est un peu glouton, car il mâche des deux côtés, et il avale les morceaux quatre à quatre. Mais, pour la propreté, jamais il n’est en défaut, et, dans le temps qu’il fut gouverneur, il apprit à manger en petite-maîtresse, tellement qu’il prenait avec une fourchette les grains de raisin, et même ceux de grenade.

– Comment ! s’écria don Antonio, Sancho a été gouverneur ?

– Oui, répondit Sancho, et d’une île appelée la Barataria. Je l’ai gouvernée dix jours à bouche que veux-tu ; en ces dix jours j’ai perdu le repos et le sommeil, et j’ai appris à mépriser tous les gouvernements du monde. J’ai quitté l’île en fuyant ; puis je suis tombé dans une caverne, où je me crus mort, et dont je suis sorti vivant par miracle. »

Don Quichotte alors conta par le menu toute l’aventure du gouvernement de Sancho, ce qui divertit fort la compagnie.

Au sortir de table, don Antonio prit don Quichotte par la main, et le mena dans un appartement écarté, où il ne se trouvait d’autre meuble et d’autre ornement qu’une table en apparence de jaspe, soutenue par un pied de même matière. Sur cette table était posée une tête, à la manière des bustes d’empereurs romains, qui paraissait être de bronze. Don Antonio promena d’abord don Quichotte par toute la chambre, et fit plusieurs fois le tour de la table.

« Maintenant, dit-il ensuite, que je suis assuré de n’être entendu de personne, et que la porte est bien fermée, je veux, seigneur don Quichotte, conter à Votre Grâce une des plus étranges aventures, ou nouveautés, pour mieux dire, qui se puisse imaginer, mais sous la condition que Votre Grâce ensevelira ce que je vais lui dire dans les dernières profondeurs du secret.

– Je le jure, répondit don Quichotte ; et, pour plus de sûreté, je mettrai une dalle de pierre par-dessus. Sachez, seigneur don Antonio (don Quichotte avait appris le nom de son hôte), que vous parlez à quelqu’un qui, bien qu’il ait des oreilles pour entendre, n’a pas de langue pour parler. Ainsi Votre Grâce peut, en toute assurance, verser dans mon cœur ce qu’elle a dans le sien, et se persuader qu’elle l’a jeté dans les abîmes du silence.

– Sur la foi de cette promesse, reprit don Antonio, je veux mettre Votre Grâce dans l’admiration de ce qu’elle va voir et entendre, et donner aussi quelque soulagement au chagrin que j’endure de n’avoir personne à qui communiquer mes secrets, lesquels, en effet, ne sont pas de nature à être confiés à tout le monde. »

Don Quichotte restait immobile, attendant avec anxiété où aboutiraient tant de précautions. Alors don Antonio, lui prenant la main, la lui fit promener sur la tête de bronze, sur la table de jaspe et le pied qui la soutenait ; puis il dit enfin :

« Cette tête, seigneur don Quichotte, a été fabriquée par un des plus grands enchanteurs et sorciers qu’ait possédés le monde. Il était, je crois, Polonais de nation, et disciple du fameux Escotillo, duquel on raconte tant de merveilles.[304] Il vint loger ici dans ma maison, et pour le prix de mille écus que je lui donnai, il fabriqua cette tête, qui a la vertu singulière de répondre à toutes les choses qu’on lui demande à l’oreille. Il traça des cercles, peignit des hiéroglyphes, observa les astres, saisit les conjonctions, et, finalement, termina son ouvrage avec la perfection que nous verrons demain ; les vendredis elle est muette, et comme ce jour est justement un vendredi, elle ne recouvrera que demain la parole. Dans l’intervalle, Votre Grâce pourra préparer les questions qu’elle entend lui faire ; car je sais par expérience qu’en toutes ses réponses elle dit la vérité. »

Don Quichotte fut étrangement surpris de la vertu et des propriétés de la tête, au point qu’il n’en pouvait croire don Antonio. Mais voyant quel peu de temps restait jusqu’à l’expérience à faire, il ne voulut pas lui dire autre chose, sinon qu’il lui savait beaucoup de gré de lui avoir découvert un si grand secret. Ils sortirent de la chambre ; don Antonio en ferma la porte à la clef, et ils revinrent dans la salle d’assemblée, où les attendaient les autres gentilshommes, à qui Sancho avait raconté, dans l’intervalle, plusieurs des aventures arrivées à son maître.

Le soir venu, on mena promener don Quichotte, non point armé, mais en habit de ville, avec une houppelande de drap fauve sur les épaules, qui aurait fait, par ce temps-là, suer la glace même ; les valets de la maison étaient chargés d’amuser Sancho de manière à ne pas le laisser sortir. Don Quichotte était monté, non sur Rossinante, mais sur un grand mulet d’une allure douce et richement harnaché. On mit la houppelande au chevalier, et, sans qu’il le vît, on lui attacha sur le dos un parchemin où était écrit en grandes lettres : « Voilà don Quichotte de la Manche. » Dès qu’on fut en marche, l’écriteau frappa les yeux de tous les passants ; et, comme ils lisaient aussitôt : « Voilà don Quichotte de la Manche » don Quichotte s’étonnait de voir que tous ceux qui le regardaient passer le connussent et l’appelassent par son nom. Il se tourna vers don Antonio, qui marchait à ses côtés, et lui dit :

« Grande est la prérogative qu’enferme en soi la chevalerie errante, puisqu’elle fait connaître celui qui l’exerce, et le rend fameux par tous les pays de la terre. Voyez un peu, seigneur don Antonio, jusqu’aux petits garçons de cette ville me reconnaissent sans m’avoir vu.

– Il en doit être ainsi, seigneur don Quichotte, répondit don Antonio. De même que le feu ne peut être enfermé ni caché, de même la vertu ne peut manquer d’être connue ; et celle qui s’acquiert par la profession des armes brille et resplendit par-dessus toutes les autres. »

Or, il arriva que, tandis que don Quichotte marchait au milieu de ces applaudissements, un Castillan, qui lut l’écriteau derrière son dos, s’approcha et lui dit en face :

« Diable soit de don Quichotte de la Manche ! Comment as-tu pu arriver jusqu’ici, sans être mort sous la multitude infinie de coups de bâton dont on a chargé tes épaules ! Tu es un fou ; et si tu l’étais à l’écart, pour toi seul, enfermé dans les portes de ta folie, le mal ne serait pas grand ; mais tu as la propriété contagieuse de rendre fou tous ceux qui ont affaire à toi. Qu’on voie plutôt ces seigneurs qui t’accompagnent. Va-t’en, imbécile, retourne chez toi ; prends soin de ton bien, de ta femme et de tes enfants, et laisse là ces billevesées qui te rongent la cervelle et te dessèchent l’entendement.

– Frère, répondit don Antonio, passez votre chemin, et ne vous mêlez point de donner des conseils à qui ne vous en demande pas. Le seigneur don Quichotte est parfaitement dans son bon sens, et nous qui l’accompagnons ne sommes pas des imbéciles. La vertu doit être honorée en quelque part qu’elle se trouve. Maintenant, allez à la male heure, et tâchez de ne pas vous fourrer où l’on ne vous appelle point.

– Pardieu ! Votre Grâce a bien raison, répondit le Castillan ; car donner des conseils à ce brave homme, c’est donner du poing contre l’aiguillon. Et cependant cela me fait grande pitié de voir le bon esprit que cet imbécile, dit-on, montre en toutes choses, se perdre et s’écouler par la fêlure de la chevalerie errante. Mais que la male heure dont Votre Grâce m’a gratifié soit pour moi et pour tous mes descendants, si désormais, et dussé-je vivre plus que Mathusalem, je donne un conseil à personne, quand même on me le demanderait. »

Le conseiller disparut, et la promenade continua. Mais il vint une telle foule de polissons et de toutes sortes de gens pour lire l’écriteau, que don Antonio fut obligé de l’ôter du dos de don Quichotte, comme s’il en eût ôté toute autre chose. La nuit vint, et l’on regagna la maison, où il y eut grande assemblée de dames[305] ; car la femme de don Antonio, qui était une personne de qualité, belle, aimable, enjouée, avait invité plusieurs de ses amies pour qu’elles vinssent faire honneur à son hôte et s’amuser de ses étranges folies. Elles vinrent pour la plupart ; on soupa splendidement, et le bal commença vers dix heures du soir. Parmi les dames, il s’en trouvait deux d’humeur folâtre et moqueuse, qui, bien qu’honnêtes, étaient un peu évaporées, et dont les plaisanteries amusaient sans fâcher. Elles s’évertuèrent si bien à faire danser don Quichotte, qu’elles lui exténuèrent non-seulement le corps, mais l’âme aussi. C’était une chose curieuse à voir que la figure de don Quichotte, long, fluet, sec, jaune, serré dans ses habits, maussade, et, de plus, nullement léger. Les demoiselles lui lançaient, comme à la dérobée, des œillades et des propos d’amour ; et lui, aussi comme à la dérobée, répondait dédaigneusement à leurs avances. Mais enfin, se voyant assailli et serré de près par tant d’agaceries, il éleva la voix et s’écria :

« Fugite, partes adversœ[306] ; laissez-moi dans mon repos, pensées mal venues ; arrangez-vous, mesdames, avec vos désirs, car celle qui règne sur les miens, la sans pareille Dulcinée du Toboso, ne permet pas à d’autres que les siens de me vaincre et de me subjuguer. »

Cela dit, il s’assit par terre, au milieu du salon, brisé et moulu d’un si violent exercice.

Don Antonio le fit emporter à bras dans son lit, et le premier qui se mit à l’œuvre fut Sancho.

« Holà, holà ! seigneur mon maître, dit-il, vous vous en êtes joliment tiré. Est-ce que vous pensiez que tous les braves sont des danseurs, et tous les chevaliers errants des faiseurs d’entrechats ? Pardieu ! si vous l’aviez pensé, vous étiez bien dans l’erreur. Il y a tel homme qui s’aviserait de tuer un géant plutôt que de faire une cabriole. Ah ! s’il avait fallu jouer à la savate, je vous aurais bien remplacé ; car, pour me donner du talon dans le derrière, je suis un aigle ; mais pour toute autre danse, je n’y entends rien. »

Avec ces propos, et d’autres encore, Sancho fit rire toute la compagnie ; puis il alla mettre son seigneur au lit, en le couvrant bien, pour lui faire suer les fraîcheurs prises au bal.

Le lendemain, don Antonio trouva bon de faire l’expérience de la tête enchantée. Suivi de don Quichotte, de Sancho, de deux autres amis, et des deux dames qui avaient si bien exténué don Quichotte au bal, et qui avaient passé la nuit avec la femme de don Antonio, il alla s’enfermer dans la chambre où était la tête de bronze. Il expliqua aux assistants la propriété qu’elle avait, leur recommanda le secret, et leur dit que c’était le premier jour qu’il éprouvait la vertu de cette tête enchantée.[307] À l’exception des deux amis de don Antonio, personne ne savait le mystère de l’enchantement, et, si don Antonio ne l’eût d’abord découvert à ses amis, ils seraient eux-mêmes tombés, sans pouvoir s’en défendre, dans la surprise et l’admiration où tombèrent les autres, tant la machine était fabriquée avec adresse et perfection.

Le premier qui s’approcha à l’oreille de la tête fut don Antonio lui-même. Il lui dit d’une voix soumise, mais non si basse pourtant que tout le monde ne l’entendît :

« Dis-moi, tête, par la vertu que tu possèdes en toi, quelles pensées ai-je à présent ? »

Et la tête répondit sans remuer les lèvres, mais d’une voix claire et distincte, de façon à être entendue de tout le monde :

« Je ne juge pas des pensées. »

À cette réponse, tous les assistants demeurèrent stupéfaits, voyant surtout que, dans la chambre, ni autour de la table, il n’y avait pas âme humaine qui pût répondre.

« Combien sommes-nous ici ? demanda don Antonio.

– Vous êtes, lui répondit-on lentement et de la même manière, toi et ta femme, avec deux de tes amis et deux de ses amies, ainsi qu’un chevalier fameux, appelé don Quichotte de la Manche, et un sien écuyer qui a nom Sancho Panza. »

Ce fut alors que redoubla l’étonnement, ce fut alors que les cheveux se hérissèrent d’effroi sur tous les fronts. Don Antonio s’éloigna de la tête.

« Cela me suffit, dit-il, pour me convaincre que je n’ai pas été trompé par celui qui t’a vendue, tête savante, tête parleuse, tête répondeuse et tête admirable. Qu’un autre approche et lui demande ce qu’il voudra. »

Comme les femmes sont généralement empressées et curieuses de voir et de savoir, ce fut une des amies de la femme de don Antonio qui s’approcha la première.

« Dis-moi, tête, lui demanda-t-elle, que ferai-je pour être très-belle ?

– Sois très-honnête, lui répondit-on.

– Je n’en demande pas plus », reprit la questionneuse.

Sa compagne accourut aussitôt et dit :

« Je voudrais savoir, tête, si mon mari m’aime bien ou non.

– Vois comme il se conduit, répondit-on, et tu connaîtras son amour à ses œuvres. »

La mariée se retira en disant :

« Cette réponse n’avait pas besoin de question ; car effectivement ce sont les œuvres qui témoignent du degré d’affection de celui qui les fait. »

Un des deux amis de don Antonio s’approcha et demanda :

« Qui suis-je ? »

On lui répondit :

« Tu le sais.

– Ce n’est pas cela que je te demande, reprit le gentilhomme, mais que tu dises si tu me connais.

– Oui, je te connais, répondit-on ; tu es don Pédro Noriz.

– Je n’en veux pas savoir davantage, répliqua don Pédro, car cela suffit pour m’apprendre, ô tête, que tu sais tout. »

Il s’éloigna ; l’autre ami vint, et demanda à son tour :

« Dis-moi, tête, quel désir a mon fils, l’héritier du majorat ?

– J’ai déjà dit, répondit-on, que je ne juge pas des désirs ; cependant je puis te dire que ceux qu’a ton fils sont de t’enterrer.

– C’est cela, reprit le gentilhomme ; ce que je vois des yeux, je le montre du doigt ; je n’en demande pas plus. »

La femme de don Antonio s’approcha et dit :

« En vérité, tête, je ne sais que te demander. Je voudrais seulement savoir de toi si je conserverai longtemps mon bon mari.

– Oui, longtemps, lui répondit-on, parce que sa bonne santé et sa tempérance lui promettent de longues années, tandis que bien des gens accourcissent la leur par les dérèglements. »

Enfin don Quichotte s’approcha et dit :

« Dis-moi, toi qui réponds, était-ce la vérité, était-ce un songe, ce que je raconte comme m’étant arrivé dans la caverne de Montésinos ? Les coups de fouet de Sancho, mon écuyer, se donneront-ils jusqu’au bout ? Le désenchantement de Dulcinée s’effectuera-t-il ?

– Quant à l’histoire de la caverne, répondit-on, il y a beaucoup à dire. Elle a de tout, du faux et du vrai ; les coups de fouet de Sancho iront lentement ; le désenchantement de Dulcinée arrivera à sa complète réalisation.

– Je n’en veux pas savoir davantage, reprit don Quichotte ; pourvu que je voie Dulcinée désenchantée, je croirai que tous les bonheurs désirables m’arrivent à la fois. »

Le dernier questionneur fut Sancho, et voici ce qu’il demanda :

« Est-ce que, par hasard, tête, j’aurai un autre gouvernement ? Est-ce que je sortirai du misérable état d’écuyer ? Est-ce que je reverrai ma femme et mes enfants ? »

On lui répondit :

« Tu gouverneras dans ta maison, et, si tu y retournes, tu verras ta femme et tes enfants ; et, si tu cesses de servir, tu cesseras d’être écuyer.

– Pardieu ! voilà qui est bon ! s’écria Sancho. Je me serais bien dit cela moi-même ; et le prophète Péro-Grullo ne dirait pas mieux.[308]

– Bête que tu es, reprit don Quichotte, que veux-tu qu’on te réponde ? N’est-ce pas assez que les réponses de cette tête concordent avec ce qu’on lui demande ?

– Si fait, c’est assez, répliqua Sancho ; mais j’aurais pourtant voulu qu’elle s’expliquât mieux et m’en dît davantage. »

Là se terminèrent les demandes et les réponses, mais non l’admiration qu’emportèrent tous les assistants, excepté les deux amis de don Antonio, qui savaient le secret de l’aventure. Ce secret, Cid Hamet Ben-Engéli veut sur-le-champ le déclarer, pour ne pas tenir le monde en suspens, et laisser croire que cette tête enfermait quelque sorcellerie, quelque mystère surnaturel. Don Antonio Moréno, dit-il, à l’imitation d’une autre tête qu’il avait vue à Madrid, chez un fabricant d’images, fit faire celle-là dans sa maison, pour se divertir aux dépens des ignorants. La composition en était fort simple. Le plateau de la table était en bois peint et verni, pour imiter le jaspe, ainsi que le pied qui la soutenait, et les quatre griffes d’aigle qui en formaient la base. La tête, couleur de bronze et qui semblait un buste d’empereur romain, était entièrement creuse, aussi bien que le plateau de la table, où elle s’ajustait si parfaitement qu’on ne voyait aucune marque de jointure. Le pied de la table, également creux, répondait, par le haut, à la poitrine et au cou du buste, et, par le bas, à une autre chambre qui se trouvait sous celle de la tête. À travers le vide que formaient le pied de la table et la poitrine du buste romain, passait un tuyau de fer-blanc bien ajusté, et que personne ne voyait. Dans la chambre du bas, correspondant à celle du haut, se plaçait celui qui devait répondre, collant au tuyau tantôt l’oreille et tantôt la bouche, de façon que, comme par une sarbacane, la voix allait de haut en bas et de bas en haut, si claire et si bien articulée qu’on ne perdait pas une parole. De cette manière il était impossible de découvrir l’artifice. Un étudiant, neveu de don Antonio, garçon de sens et d’esprit, fut chargé des réponses, et, comme il était informé par son oncle des personnes qui devaient entrer avec lui dans la chambre de la tête, il lui fut facile de répondre sans hésiter et ponctuellement à la première question. Aux autres, il répondit par conjectures, et comme homme de sens, sensément.

Cid Hamet ajoute que cette merveilleuse machine dura dix à douze jours ; mais la nouvelle s’étant répandue dans la ville que don Antonio avait chez lui une tête enchantée qui répondait à toutes les questions qui lui étaient faites, ce gentilhomme craignit que le bruit n’en vînt aux oreilles des vigilantes sentinelles de notre foi. Il alla déclarer la chose à messieurs les inquisiteurs, qui lui commandèrent de démonter la figure et n’en plus faire usage, crainte que le vulgaire ignorant ne se scandalisât. Mais, dans l’opinion de don Quichotte et de Sancho Panza, la tête resta pour enchantée, répondeuse et raisonneuse, plus à la satisfaction de don Quichotte que de Sancho.[309]

Les gentilshommes de la ville, pour complaire à don Antonio et pour fêter don Quichotte, ainsi que pour lui fournir l’occasion d’étaler en public ses extravagances, résolurent de donner, à six jours de là, une course de bague ; mais cette course n’eut pas lieu, par une circonstance qui se dira plus loin.

Dans l’intervalle, don Quichotte prit fantaisie de parcourir la ville, mais à pied et sans équipage, craignant, s’il montait à cheval, d’être poursuivi par les petits garçons et les désœuvrés. Il sortit avec Sancho et deux autres domestiques que lui donna don Antonio. Or, il arriva qu’en passant dans une rue, don Quichotte leva les yeux, et vit écrit sur une porte, en grandes lettres : Ici on imprime des livres. Cette rencontre le réjouit beaucoup ; car il n’avait vu jusqu’alors aucune imprimerie, et il désirait fort savoir ce que c’était. Il entra avec tout son cortège, et vit composer par-ci, tirer par-là, corriger, mettre en formes, et finalement tous les procédés dont on use dans les grandes imprimeries. Don Quichotte s’approchait d’une casse, et demandait ce qu’on y faisait ; l’ouvrier lui en rendait compte, le chevalier admirait et passait outre. Il s’approcha entre autres d’un compositeur, et lui demanda ce qu’il faisait.

« Seigneur, répondit l’ouvrier en lui désignant un homme de bonne mine et d’un air grave, ce gentilhomme que voilà a traduit un livre italien en notre langue castillane, et je suis à le composer pour le mettre sous presse.

– Quel titre a ce livre ? » demanda don Quichotte.

Alors l’auteur, prenant la parole :

« Seigneur, dit-il, ce livre se nomme, en italien, le Bagatelle.

– Et que veut dire le Bagatelle en notre castillan ? demanda don Quichotte.

– Le Bagatelle, reprit l’auteur, signifie les Bagatelles[310], et, bien que ce livre soit humble dans son titre, il renferme pourtant des choses fort bonnes et fort substantielles.

– Je sais quelque peu de la langue italienne, dit don Quichotte, et je me fais gloire de chanter quelques stances de l’Arioste. Mais dites-moi, seigneur (et je ne dis point cela pour passer examen de l’esprit de Votre Grâce, mais par simple curiosité), avez-vous trouvé dans votre original le mot pignata ?

– Oui, plusieurs fois, répondit l’auteur.

– Et comment le traduisez-vous en castillan ? demanda don Quichotte.

– Comment pourrais-je le traduire, répliqua l’auteur, autrement que par le mot marmite ?

– Mort de ma vie ! s’écria don Quichotte, que vous êtes avancé dans l’idiome toscan ! Je gagerais tout ce qu’on voudra qu’où l’italien dit piace, Votre Grâce met en castillan plaît, et que vous traduisez piu par plus, su par en haut, et giu par en bas.

– Précisément, dit l’auteur, car ce sont les propres paroles correspondantes.

– Eh bien ! j’oserais jurer, s’écria don Quichotte, que vous n’êtes pas connu dans le monde, toujours revêche à récompenser les esprits fleuris et les louables travaux. Oh ! que de talents perdus ! que de vertus méprisées ! que de génies incompris ! Cependant, il me semble que traduire d’une langue dans une autre, à moins que ce ne soit des reines de toutes les langues, la grecque et la latine, c’est comme quand on regarde les tapisseries de Flandre à l’envers, on voit bien les figures, mais elles sont pleines de fils qui les obscurcissent, et ne paraissent point avec l’uni et la couleur de l’endroit. D’ailleurs, traduire d’une langue facile et presque semblable, cela ne prouve pas plus de l’esprit et du style, que copier et transcrire d’un papier sur l’autre. Je ne veux pas conclure, néanmoins, que ce métier de traducteur ne soit pas fort louable ; car enfin l’homme peut s’occuper à de pires choses, et qui lui donnent moins de profit[311]. Il faut retrancher de ce compte les deux fameux traducteurs, Cristoval de Figuéroa, dans son Pastor Fido, et don Juan de Jaurégui, dans son Aminta, où, par un rare bonheur, l’un et l’autre mettent en doute quelle est la traduction, quel est l’original.[312] Mais, dites-moi, je vous prie, ce livre s’imprime-t-il pour votre compte, ou bien avez-vous vendu le privilège à quelque libraire ?

– C’est pour mon compte qu’il s’imprime, répondit l’auteur, et je pense gagner mille ducats, pour le moins, sur cette première édition. Elle sera de deux mille exemplaires, qui s’expédieront, à six réaux pièce, en un tour de main.

– Votre Grâce me semble loin de compte, répliqua don Quichotte ; on voit bien que vous ne connaissez guère les rubriques des imprimeurs et les connivences qu’ils ont entre eux. Je vous promets qu’en vous voyant chargé de deux mille exemplaires d’un livre, vous aurez les épaules moulues à vous en faire peur, surtout si ce livre a peu de sel et ne vaut pas grand’chose.

– Comment donc ! reprit l’auteur, vous voulez que j’en fasse cadeau à quelque libraire, qui me donnera trois maravédis du privilège, et croira me faire une grande faveur en me les donnant[313] ? Nenni ; je n’imprime pas mes livres pour acquérir de la réputation dans le monde, car j’y suis déjà connu, Dieu merci, par mes œuvres. C’est du profit que je veux, sans lequel la renommée ne vaut pas une obole.

– Que Dieu vous donne bonne chance ! » répondit don Quichotte.

Et il passa à une autre casse. Il y vit corriger une feuille d’un livre qui avait pour titre Lumière de l’âme.[314]

« Voilà, dit-il, des livres qu’il faut imprimer, bien qu’il y en ait beaucoup de la même espèce ; car il y a beaucoup de pécheurs qui en ont besoin, et il faut singulièrement de lumières pour tant de gens qui en manquent. »

Il poussa plus loin, et vit que l’on corrigeait un autre livre, dont il demanda le titre.

« C’est, lui répondit-on, la seconde partie de l’Ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche, composée par un tel, bourgeois de Torsédillas.

– Ah ! j’ai déjà connaissance de ce livre, reprit don Quichotte, et je croyais, en mon âme et conscience, qu’il était déjà brûlé et réduit en cendres pour ses impertinences. Mais la Saint-Martin viendra pour lui, comme pour tout cochon[315]. Les histoires inventées sont d’autant meilleures, d’autant plus agréables, qu’elles s’approchent davantage de la vérité ou de la vraisemblance, et les véritables valent d’autant mieux qu’elles sont plus vraies. »

En disant cela, et donnant quelques marques de dépit, il sortit de l’imprimerie.

Le même jour, don Antonio résolut de le mener voir les galères qui étaient amarrées à la plage, ce qui réjouit beaucoup Sancho, car il n’en avait vu de sa vie. Don Antonio informa le chef d’escadre des galères que, dans l’après-midi, il y conduirait son hôte, le fameux don Quichotte de la Manche, que connaissaient déjà le chef d’escadre et tous les bourgeois de la ville. Mais ce qui leur arriva pendant cette visite sera dit dans le chapitre suivant.


Chapitre LXIII

Du mauvais résultat qu’eut pour Sancho sa visite aux galères, et de la nouvelle aventure de la belle Morisque


Don Quichotte s’évertuait à discourir sur les réponses de la tête enchantée ; mais aucune de ses conjectures n’allait jusqu’à soupçonner la supercherie, et toutes, au contraire, aboutissaient à la promesse, certaine à ses yeux, du désenchantement de Dulcinée. Il ne faisait qu’aller et venir et se réjouissait en lui-même, croyant voir bientôt l’accomplissement de cette promesse. Pour Sancho, bien qu’il eût pris en haine les fonctions de gouverneur, comme on l’a dit précédemment, toutefois il désirait de se retrouver encore à même de commander et d’être obéi ; car tel est le regret que traîne après soi le commandement, n’eût-il été que pour rire.

Enfin, le tantôt venu, leur hôte don Antonio Moréno et ses deux amis allèrent avec don Quichotte et Sancho visiter les galères. Le chef d’escadre, qui était prévenu de leur arrivée, attendait les deux fameux personnages don Quichotte et Sancho. À peine parurent-ils sur le quai, que toutes les galères abattirent leurs tentes, et que les clairons sonnèrent. On jeta sur-le-champ l’esquif à l’eau, couvert de riches tapis et garni de coussins en velours cramoisi. Aussitôt que don Quichotte y mit le pied, la galère capitane tira le canon de poupe, et les autres galères en firent autant ; puis, lorsque don Quichotte monta sur le pont par l’échelle de droite, toute la chiourme le salua, comme c’est l’usage quand une personne de distinction entre dans la galère, en criant trois fois : Hou, hou, hou[316]. Le général (c’est le nom que nous lui donnerons), qui était un gentilhomme de Valence[317], vint lui donner la main. Il embrassa don Quichotte et lui dit :

« Je marquerai ce jour avec une pierre blanche, car c’est un des plus heureux que je pense goûter en toute ma vie, puisque j’ai vu le seigneur don Quichotte de la Manche, en qui brille et se résume tout l’éclat de la chevalerie errante. »

Don Quichotte, ravi de se voir traiter avec tant d’honneur, lui répondit par des propos non moins courtois. Ils entrèrent tous deux dans la cabine de poupe, qui était également meublée, et s’assirent sur les bancs des plats-bords. Le comite monta dans l’entre-pont, et, d’un coup de sifflet, fit signe à la chiourme de mettre bas casaque, ce qui fut fait en un instant. Sancho, voyant tant de gens tout nus, resta la bouche ouverte ; ce fut pis encore quand il vit hisser la tente avec une telle célérité, qu’il lui semblait que tous les diables se fussent mis à la besogne. Mais tout cela n’était encore que pain bénit, en comparaison de ce que je vais dire. Sancho était assis sur l’estanserol, ou pilier de la poupe, près de l’espalier, ou premier rameur du banc de droite. Instruit de son rôle, l’espalier empoigna Sancho ; et, le levant dans ses bras, tandis que toute la chiourme était debout et sur ses gardes, il le passa au rameur de droite, et bientôt le pauvre Sancho voltigea de main en main et de banc en banc, avec tant de vitesse, qu’il en perdit la vue, et pensa que tous les diables l’emportaient. Les forçats ne le lâchèrent qu’après l’avoir ramené par la bande gauche jusqu’à la poupe, où il resta étendu, haletant, suant à grosses gouttes, et ne pouvant comprendre ce qui lui était arrivé. Don Quichotte, qui vit le vol sans ailes de Sancho, demanda au général si c’était une des cérémonies dont on saluait les nouveaux venus dans les galères.

« Quant à moi, ajouta-t-il, comme je n’ai nulle envie d’y faire profession, je ne veux pas non plus prendre un semblable exercice ; et je jure Dieu que, si quelqu’un vient me mettre la main dessus pour me faire voltiger, je lui arrache l’âme à coups de pied dans le ventre. »

En parlant ainsi, il se leva debout et empoigna son épée.

Dans ce moment, on abattit la tente, et on fit tomber la grande vergue de haut en bas, avec un bruit épouvantable. Sancho crut que le ciel se détachait de ses gonds et venait lui fondre sur la tête, si bien que, plein de peur, il se la cacha entre les jambes. Don Quichotte lui-même ne put conserver son sang-froid ; il frissonna aussi, plia les épaules et changea de couleur. La chiourme hissa la vergue avec autant de vitesse et de tapage qu’elle l’avait amenée, et tout cela en silence, comme si ces hommes n’eussent eu ni voix ni souffle. Le comite donna le signal de lever l’ancre, et, sautant au milieu de l’entre-pont, le nerf de bœuf à la main, il commença à sangler les épaules de la chiourme, et la galère prit bientôt le large.

Quand Sancho vit se mouvoir à la fois tous ces pieds rouges, car telles lui semblaient les rames, il se dit tout bas :

« Pour le coup, voici véritablement des choses enchantées, et non celles que raconte mon maître. Mais qu’est-ce qu’ont fait ces malheureux, pour qu’on les fouette ainsi ? et comment cet homme qui se promène en sifflant a-t-il assez d’audace pour fouetter seul tant de gens ? Ah ! je dis que c’est ici l’enfer, ou pour le moins le purgatoire. »

Don Quichotte, voyant avec quelle attention Sancho regardait ce qui se passait, s’empressa de lui dire :

« Ah ! Sancho, mon ami, avec quelle aisance et quelle célérité vous pourriez, si cela vous plaisait, vous déshabiller des reins au cou, et vous mettre parmi ces gentilshommes pour en finir avec le désenchantement de Dulcinée ! Au milieu des peines et des souffrances de tant d’hommes, vous ne sentiriez pas beaucoup les vôtres. D’ailleurs, il serait possible que le sage Merlin fît entrer en compte chacun de ces coups de fouet, comme appliqués de bonne main, pour dix de ceux que vous avez finalement à vous donner. »

Le général voulait demander quels étaient ces coups de fouet et ce désenchantement de Dulcinée, quand le marin de quart s’écria :

« Le fort de Monjouich fait signe qu’il y a un bâtiment à rames sur la côte, au couchant. »

À ces mots, le général sauta de l’entre-pont.

« Allons, enfants ! dit-il, qu’il ne nous échappe pas. Ce doit être quelque brigantin des corsaires d’Alger que la vigie signale. »

Les trois autres galères s’approchèrent de la capitane, pour savoir ce qu’elles avaient à faire. Le général ordonna à deux d’entre elles de prendre la haute mer, tandis qu’il irait terre à terre avec la troisième, de façon que le brigantin ne pût les éviter. La chiourme fit force de rames, poussant les galères avec tant de furie, qu’elles semblaient voler sur l’eau. Celles qui avaient pris la haute mer découvrirent, à environ deux milles, un bâtiment auquel on supposa, à vue d’œil, quatorze ou quinze bancs de rames, ce qui était vrai. Quand ce bâtiment aperçut les galères, il se mit en chasse avec l’intention et l’espoir d’échapper par sa légèreté. Mais mal lui en prit, car la galère capitane était l’un des navires les plus légers qui naviguassent en mer. Elle gagnait tellement d’avance, que ceux du brigantin virent aussitôt qu’ils ne pouvaient échapper. Aussi l’arraez[318] voulait-il qu’on abandonnât les rames et qu’on se rendît, pour ne point irriter le commandant de nos galères. Mais le sort, qui en avait ordonné d’une autre façon, voulut qu’au moment où la capitane arrivait si près que ceux du bâtiment chassé pouvaient entendre qu’on leur criait de se rendre, deux Turcs ivres, qui se trouvaient avec douze autres sur ce brigantin, tirèrent leurs arquebuses et frappèrent mortellement deux de nos soldats montés sur les bordages. À cette vue, le général fit serment de ne pas laisser en vie un seul de ceux qu’il prendrait dans le brigantin. Il l’assaillit avec furie, mais le petit navire échappa au choc en passant sous les rames. La galère le dépassa de plusieurs nœuds. Se voyant perdus, ceux du brigantin déployèrent les voiles pendant que la galère tournait, puis, à voiles et à rames, se mirent en chasse de nouveau. Mais leur diligence ne put pas les servir autant que les avait compromis leur audace ; car la capitane, les atteignant à demi-mille environ, leur jeta dessus un rang de rames, et les prit tous vivants. Les autres galères arrivèrent en ce moment, et toutes quatre revinrent avec leur prise sur la plage, où les attendaient une multitude de gens, curieux de voir ce qu’elles ramenaient. Le général jeta l’ancre près de terre, et s’aperçut que le vice-roi de la ville était sur le port.[319] Il fit mettre l’esquif à l’eau pour le chercher, et commanda d’amener la vergue pour y prendre l’arraez, ainsi que les autres Turcs pris dans le brigantin, et dont le nombre s’élevait à trente-six, tous beaux hommes, et la plupart arquebusiers.

Le général demanda quel était l’arraez du brigantin ; et l’un des captifs, qu’on reconnut ensuite pour renégat espagnol, répondit en langue castillane :

« Ce jeune homme, seigneur, que tu vois là, est notre arraez » et il lui montrait un des plus beaux et des plus aimables garçons que se pût peindre l’imagination humaine. Son âge ne semblait pas atteindre vingt ans.

« Dis-moi, chien inconsidéré, lui demanda le général, qui t’a poussé à tuer mes soldats, quand tu voyais qu’il était impossible d’échapper ? Est-ce là le respect qu’on garde aux capitaines ? et ne sais-tu pas que la témérité n’est pas de la vaillance ? Les espérances douteuses peuvent rendre les hommes hardis, mais non pas téméraires. »

L’arraez allait répondre, mais le général ne put attendre sa réponse, parce qu’il accourut recevoir le vice-roi, qui entrait dans la galère, suivi de quelques-uns de ses gens et d’autres personnes de la ville.

« Vous avez fait là une bonne chasse, seigneur général ! dit le vice-roi.

– Fort bonne en effet, répondit le général, et Votre Excellence va la voir pendue à cette vergue.

– Pourquoi pendue ? reprit le vice-roi.

– Parce qu’ils m’ont tué, répliqua le général, contre toute loi, toute raison et toute coutume de guerre, deux soldats des meilleurs qui montassent ces galères ; aussi ai-je juré de hisser à la potence tous ceux que je prendrais, particulièrement ce jeune garçon, qui est l’arraez du brigantin. »

En même temps, il lui montrait le jeune homme, les mains attachées et la corde au cou, attendant la mort.

Le vice-roi jeta les yeux sur lui ; et, le voyant si beau, si bien fait, si résigné, il se sentit touché de compassion, et le désir lui vint de le sauver.

« Dis-moi, arraez, lui demanda-t-il, de quelle nation es-tu ? Turc, More ou renégat ?

– Je ne suis, répondit le jeune homme en langue castillane, ni Turc, ni More, ni renégat.

– Qui es-tu donc ? reprit le vice-roi.

– Une femme chrétienne, répliqua le jeune homme.

– Une femme chrétienne en cet équipage et en cette occupation ! Mais c’est une chose plus faite pour surprendre que pour être crue !

– Suspendez, ô seigneurs, reprit le jeune homme, suspendez mon supplice ; vous ne perdrez pas beaucoup à retarder votre vengeance aussi peu de temps qu’il faudra pour que je vous raconte ma vie. »

Qui aurait pu être d’un cœur assez dur pour ne pas s’adoucir à ces paroles, du moins jusqu’à entendre ce que voulait dire le triste jeune homme ? Le général lui répondit de dire ce qu’il lui plairait ; mais qu’il n’espérât point toutefois obtenir le pardon d’une faute si manifeste. Cette permission donnée, le jeune homme commença de la sorte :

« Je suis de cette nation plus malheureuse que prudente, sur laquelle est tombée, dans ces derniers temps, une pluie d’infortunes. J’appartiens à des parents morisques. Dans le cours de nos malheurs, je fus emmenée par deux de mes oncles en Berbérie, sans qu’il me servît à rien de dire que j’étais chrétienne, comme je le suis en effet, non de celles qui en feignent l’apparence, mais des plus sincères et des plus catholiques. J’eus beau dire cette vérité, elle ne fut pas écoutée par les gens chargés d’opérer notre déportation, et mes oncles non plus ne voulurent point la croire ; ils la prirent pour un mensonge imaginé dans le dessein de rester au pays où j’étais née. Aussi m’emmenèrent-ils avec eux plutôt de force que de gré. J’eus une mère chrétienne, et un père qui eut la discrétion de l’être. Je suçai avec le lait la foi catholique ; je fus élevée dans de bonnes mœurs ; jamais, ni par la langue, ni par les usages, je ne laissai croire, il me semble, que je fusse Morisque. En même temps que ces vertus, car je crois que ce sont des vertus, grandit ma beauté, si j’en ai quelque peu ; et, bien que je vécusse dans la retraite, je n’étais pas si sévèrement recluse que je ne laissasse l’occasion de me voir à un jeune homme nommé don Gaspar Grégorio, fils aîné d’un seigneur qui possède un village tout près du nôtre. Comment il me vit, comment nous nous parlâmes, comment il devint éperdument épris de moi, et moi presque autant de lui, ce serait trop long à raconter, surtout quand j’ai à craindre qu’entre ma langue et ma gorge ne vienne se placer la corde cruelle qui me menace. Je dirai donc seulement que don Grégorio voulut m’accompagner dans notre exil. Il se mêla parmi les Morisques chassés d’autres pays, car il savait fort bien leur langue ; et, pendant le voyage, il se fit ami des deux oncles qui m’emmenaient avec eux. Mon père, en homme prudent et avisé, n’eut pas plutôt entendu le premier édit prononçant notre exil, qu’il quitta le pays, et alla nous chercher un asile dans les royaumes étrangers. Il enfouit et cacha sous terre, dans un endroit dont j’ai seule connaissance, beaucoup de pierres précieuses et de perles de grand prix, ainsi qu’une assez forte somme en cruzades et en doublons d’or. Il m’ordonna de ne pas toucher au trésor qu’il laissait, si par hasard on nous déportait avant qu’il fût de retour. Je lui obéis, et passai en Berbérie avec mes oncles et d’autres parents et alliés. L’endroit où nous nous réfugiâmes fut Alger, et c’est comme si nous nous fussions réfugiés dans l’enfer même. Le dey apprit par ouï-dire que j’étais belle, et la renommée lui fit aussi connaître mes richesses, ce qui devint un bonheur pour moi. Il me fit comparaître devant lui, et me demanda dans quelle partie de l’Espagne j’étais née, quel argent et quels bijoux j’apportais. Je lui nommai mon pays, et j’ajoutai que l’argent et les bijoux y restaient enterrés, mais qu’on pourrait les recouvrer facilement si j’allais les chercher moi-même. Je lui disais tout cela pour que son avarice l’aveuglât plutôt que ma beauté. Pendant cet entretien, on vint lui dire que j’étais accompagnée par un des plus beaux jeunes hommes qui se pût imaginer. Je reconnus aussitôt qu’on parlait de don Gaspar Grégorio, dont la beauté surpasse en effet celle que l’on vante le plus. Je me troublai en considérant le péril que courait don Grégorio ; car, parmi ces barbares infidèles, on estime plus un garçon jeune et beau qu’une femme, quelque belle qu’elle soit. Le dey donna l’ordre qu’on l’amenât sur-le-champ devant lui, et me demanda si ce qu’on disait de ce jeune homme était la vérité. Alors moi, comme si le ciel m’eût inspirée, je lui répondis sans hésiter : « Oui, cela est vrai ; mais je dois vous faire savoir que ce n’est point un garçon ; c’est une femme comme moi. Permettez, je vous en supplie, que j’aille l’habiller dans son costume naturel, pour qu’elle montre complètement sa beauté, et qu’elle paraisse avec moins d’embarras devant vous. » Il répliqua qu’il y consentait, et que le lendemain nous nous entendrions sur les moyens à prendre pour que je retournasse en Espagne chercher le trésor enfoui, je courus parler à don Gaspar ; je lui contai le péril qu’il courait à se montrer sous ses habits d’homme, je l’habillai en femme moresque ; et, le soir même, je le conduisis en présence du dey, qui fut ravi en le voyant, et conçut l’idée de garder cette jeune fille pour en faire présent au Grand Seigneur. Mais, afin d’éviter le péril qu’elle pourrait courir, même de lui, dans le sérail de ses femmes, il ordonna qu’elle fût confiée à la garde et au service de dames moresques de qualité, chez lesquelles don Grégorio fut aussitôt conduit. La douleur que nous ressentîmes tous deux, car je ne puis nier que je l’aime, je la laisse à juger à ceux qui se séparent quand ils s’aiment tendrement. Le dey, bientôt après, décida que je reviendrais en Espagne sur ce brigantin, accompagnée par deux Turcs de nation, ceux-là mêmes qui ont tué vos soldats, je fus également suivie par ce renégat espagnol (montrant celui qui avait parlé le premier), duquel je sais qu’il est chrétien au fond de l’âme, et qu’il vient plutôt avec le désir de rester en Espagne que de retourner en Berbérie. Le reste de la chiourme se compose de Mores et de Turcs, qui ne servent qu’à ramer sur les bancs. Les deux Turcs, insolents et avides, sans respecter l’ordre qu’ils avaient reçu de nous mettre à terre, moi et ce renégat, sur la première plage espagnole, et en habits de chrétiens, dont nous étions pourvus, voulurent d’abord écumer cette côte, et faire, s’ils pouvaient, quelque prise, craignant que, s’ils nous mettaient d’abord à terre, il ne nous arrivât quelque accident qui fît découvrir que leur brigantin restait en panne, et que, s’il y avait des galères sur la côte, on ne les eût bientôt pris. Hier soir, nous avons abordé cette plage sans avoir connaissance de ces quatre galères ; on nous a découverts aujourd’hui, et il nous est arrivé ce que vous avez vu. Finalement, don Grégorio reste en habit de femme parmi des femmes, et dans un imminent danger de la vie ; moi, je me vois les mains attachées, attendant la mort, qui me délivrera de mes peines. Voilà, seigneurs, la fin de ma lamentable histoire, aussi véritable que pleine de malheurs. La grâce que je vous prie de m’accorder, c’est de me laisser mourir en chrétienne ; car, ainsi que je l’ai dit, je n’ai nullement partagé la faute où sont tombés ceux de ma nation. »

À ces mots, elle se tut, les yeux gonflés de larmes amères, auxquelles se mêlaient les pleurs de la plupart des assistants.

Ému, attendri, le vice-roi s’approcha d’elle sans dire une parole, et, de ses propres mains, détacha la corde qui attachait les belles mains de la Morisque chrétienne. Tout le temps qu’elle avait conté son étrange histoire, un vieux pèlerin, qui était entré dans la galère à la suite du vice-roi, avait tenu ses yeux cloués sur elle. Dès qu’elle eut cessé de parler, il se précipita à ses genoux, les serra dans ses bras, et, la voix entrecoupée par mille soupirs et mille sanglots, il s’écria :

« Ô Ana-Félix, ma fille, ma fille infortunée ! je suis ton père Ricote, qui retournais te chercher, car je ne puis vivre sans toi, sans toi qui es mon âme. »

À ces paroles, Sancho ouvrit les yeux, et releva la tête qu’il tenait penchée, rêvant à sa disgracieuse promenade ; et regardant avec attention le pèlerin, il reconnut que c’était bien Ricote lui-même, qu’il avait rencontré le jour où il quitta son gouvernement. Il reconnut également sa fille, qui, les mains détachées, embrassait son père, en mêlant ses larmes aux siennes. Le père dit au général et au vice-roi :

« Voilà, seigneurs, voilà ma fille, plus malheureuse dans ses aventures que dans son nom. Elle s’appelle Ana-Félix, et porte le surnom de Ricota, aussi célèbre par sa beauté que par ma richesse. J’ai quitté ma patrie pour aller chercher un asile chez les nations étrangères, et, l’ayant trouvé en Allemagne, je suis revenu en habit de pèlerin, et en compagnie d’autres Allemands, pour chercher ma fille et déterrer les richesses que j’avais enfouies. Je n’ai plus trouvé ma fille, mais seulement le trésor que je rapporte avec moi ; et maintenant, par ces étranges détours que vous avez vus, je viens de retrouver le trésor qui me rend le plus riche, ma fille bien-aimée. Si notre innocence, si ses larmes et les miennes peuvent, à la faveur de votre justice, ouvrir les portes à la miséricorde, usez-en à notre égard, car jamais nous n’avons eu le dessein de vous offenser, et jamais nous n’avons pris part aux projets de nos compatriotes, qui sont exilés justement.

– Oh ! je connais bien Ricote, dit alors Sancho, et je sais qu’il dit vrai quant à ce qu’Ana-Félix est sa fille. Mais pour ces broutilles d’allées et de venues, de bonnes ou de mauvaises intentions, je ne m’en mêle pas. »

Tous les assistants restaient émerveillés d’une si étrange aventure.

« En tout cas, s’écria le général, vos larmes ne me laisseront point accomplir mon serment. Vivez, belle Ana-Félix, autant d’années que le ciel vous en réserve, et que le châtiment de la faute retombe sur les insolents et les audacieux qui l’ont commise. »

Aussitôt il ordonna de pendre à la vergue les deux Turcs qui avaient tué ses soldats. Mais le vice-roi lui demanda instamment de ne pas les faire mourir, puisqu’il y avait de leur part plus de folie que de vaillance. Le général se rendit aux désirs du vice-roi ; car il est difficile que de sang-froid les vengeances s’exécutent.

On s’occupa aussitôt des moyens de tirer Gaspar Grégorio du péril où il était resté. Ricote offrit pour sa délivrance plus de deux mille ducats qu’il avait en perles et en bijoux. Plusieurs moyens furent mis en avant ; mais aucun ne valut celui que proposa le renégat espagnol dont on a parlé. Il s’offrit de retourner à Alger dans quelque petit bâtiment d’environ six bancs de rames, mais armé de rameurs chrétiens, parce qu’il savait où, quand et comment on pourrait débarquer, et qu’il connaissait aussi la maison où l’on avait enfermé don Gaspar. Le général et le vice-roi hésitaient à se fier au renégat, et surtout à lui confier les chrétiens qui devraient occuper les bancs des rameurs. Mais Ana-Félix répondit de lui, et Ricote s’engagea à payer le rachat des chrétiens s’ils étaient livrés. Quand cet avis fut adopté, le vice-roi descendit à terre, et don Antonio Moréno emmena chez lui la Morisque et son père, après que le vice-roi l’eut chargé de les accueillir et de les traiter avec tous les soins imaginables, offrant de contribuer à ce bon accueil par tout ce que renfermait sa maison ; tant étaient vives la bienveillance et l’affection qu’avait allumées dans son cœur la beauté d’Ana-Félix !


Chapitre LXIV

Où l’on traite de l’aventure qui donna le plus de chagrin à don Quichotte, de toutes celles qui lui étaient alors arrivées


La femme de don Antonio Moréno, à ce que dit l’histoire, sentit un grand plaisir à voir Ana-Félix dans sa maison. Elle l’y reçut avec beaucoup de prévenances, aussi éprise de ses attraits que de son amabilité ; car la Morisque brillait également par l’esprit et par la figure. Tous les gens de la ville venaient comme à son de cloche la voir et l’admirer.

Don Quichotte dit à don Antonio que le parti qu’on avait pris pour la délivrance de don Grégorio ne valait rien, qu’il était plus dangereux que convenable, et qu’on aurait mieux fait de le porter lui-même, avec ses armes et son cheval, en Berbérie, d’où il aurait tiré le jeune homme, en dépit de toute la canaille musulmane, comme avait fait don Gaïféros pour son épouse Mélisandre.

« Prenez donc garde, dit Sancho, en entendant ce propos, que le seigneur don Gaïféros enleva son épouse de terre ferme et qu’il l’emmena en France par la terre ferme ; mais là-bas, si, par hasard, nous enlevons don Grégorio, par où l’amènerons-nous en Espagne, puisque la mer est au milieu ?

– Il y a remède à tout, excepté à la mort, répondit don Quichotte ; le bateau s’approchera de la côte, et nous nous y embarquerons, quand le monde entier s’y opposerait.

– Votre Grâce arrange fort bien les choses, reprit Sancho ; mais du dit au fait, il y a long trajet. Moi, je m’en tiens au renégat, qui me semble très homme de bien, et de très-charitables entrailles.

– D’ailleurs, ajouta don Antonio, si le renégat ne réussit point dans son entreprise, on adoptera ce nouvel expédient, et on fera passer le grand don Quichotte en Berbérie. »

À deux jours de là, le renégat partit sur un bâtiment léger de six rames par bordage, monté par de vaillants rameurs ; et, deux jours après, les galères prirent la route du Levant, le général ayant prié le vice-roi de l’informer de ce qui arriverait pour la délivrance de don Grégorio et de la suite des aventures d’Ana-Félix. Le vice-roi lui en fit la promesse.

Un matin que don Quichotte était sorti pour se promener sur la plage, armé de toutes pièces, car, ainsi qu’on l’a dit maintes fois, ses armes étaient sa parure, et le combat son repos[320], et jamais il n’était un instant sans armure, il vit venir à lui un chevalier également armé de pied en cap, qui portait peinte sur son écu une lune resplendissante. Celui-ci, s’approchant assez près pour être entendu, adressa la parole à don Quichotte, et lui dit d’une voix haute :

« Insigne chevalier et jamais dignement loué don Quichotte de la Manche, je suis le chevalier de la Blanche-Lune, dont les prouesses inouïes t’auront sans doute rappelé le nom à la mémoire. Je viens me mesurer avec toi et faire l’épreuve de tes forces, avec l’intention de te faire reconnaître et confesser que ma dame, quelle qu’elle soit, est incomparablement plus belle que ta Dulcinée du Toboso. Si tu confesses d’emblée cette vérité, tu éviteras la mort, et moi la peine que je prendrais à te la donner. Si nous combattons, et si je suis vainqueur, je ne veux qu’une satisfaction : c’est que, déposant les armes, et t’abstenant de chercher les aventures, tu te retires dans ton village pour le temps d’une année, pendant laquelle tu vivras, sans mettre l’épée à la main, en paix et en repos, car ainsi l’exigent le soin de ta fortune et le salut de ton âme. Si je suis vaincu, ma tête restera à ta merci, mes armes et mon cheval seront tes dépouilles, et la renommée de mes exploits s’ajoutera à la renommée des tiens. Vois ce qui te convient le mieux, et réponds-moi sur-le-champ, car je n’ai que le jour d’aujourd’hui pour expédier cette affaire. »

Don Quichotte resta stupéfait, aussi bien de l’arrogance du chevalier de la Blanche-Lune que de la cause de son défi. Il lui répondit avec calme et d’un ton sévère :

« Chevalier de la Blanche-Lune, dont les exploits ne sont point encore arrivés à ma connaissance, je vous ferai jurer que vous n’avez jamais vu l’illustre Dulcinée. Si vous l’eussiez vue, je sais que vous vous fussiez bien gardé de vous hasarder en cette entreprise ; car son aspect vous eût détrompé, et vous eût appris qu’il n’y a point et qu’il ne peut y avoir de beauté comparable à la sienne. Ainsi donc, sans vous dire que vous en avez menti, mais en disant du moins que vous êtes dans une complète erreur, j’accepte votre défi, avec les conditions que vous y avez mises, et je l’accepte sur-le-champ, pour ne point vous faire perdre le jour que vous avez fixé. Des conditions, je n’en excepte qu’une seule, celle de faire passer à ma renommée la renommée de vos prouesses, car je ne sais ni ce qu’elles sont, ni de quelle espèce ; et, quelles qu’elles soient, je me contente des miennes. Prenez donc du champ ce que vous en voudrez prendre, je ferai de même ; et à qui Dieu donnera la fève, que saint Pierre la lui bénisse. »

On avait aperçu de la ville le chevalier de la Blanche-Lune, et l’on avait averti le vice-roi qu’il était en pourparlers avec don Quichotte de la Manche. Le vice-roi, pensant que ce devait être quelque nouvelle aventure inventée par don Antonio Moréno ou par quelque autre gentilhomme de la ville, prit aussitôt le chemin de la plage, accompagné de don Antonio et de plusieurs autres gentilshommes. Ils arrivèrent au moment où don Quichotte faisait tourner bride à Rossinante pour prendre du champ. Le vice-roi, voyant que les deux champions faisaient mine de fondre l’un sur l’autre, se mit au milieu, et leur demanda quel était le motif qui les poussait à se livrer si soudainement bataille.

« C’est une prééminence de beauté », répondit le chevalier de la Blanche-Lune ; et il répéta succinctement ce qu’il avait dit à don Quichotte, ainsi que les conditions du duel acceptées de part et d’autre.

Le vice-roi s’approcha de don Antonio, et lui demanda tout bas s’il savait qui était ce chevalier de la Blanche-Lune, ou si c’était quelque tour qu’on voulait jouer à don Quichotte. Don Antonio répondit qu’il ne savait ni qui était le chevalier, ni si le duel était pour rire ou tout de bon. Cette réponse jeta le vice-roi dans une grande perplexité ; il ne savait s’il fallait ou non les laisser continuer la bataille. Cependant, ne pouvant pas se persuader que ce ne fût pas une plaisanterie, il s’éloigna en disant :

« Seigneurs chevaliers, s’il n’y a point ici de milieu entre confesser ou mourir ; si le seigneur don Quichotte est intraitable, et si Votre Grâce, seigneur de la Blanche-Lune, n’en veut pas démordre, en avant, et à la grâce de Dieu ! »

Le chevalier de la Blanche-Lune remercia le vice-roi, en termes polis, de la licence qu’il leur accordait, et don Quichotte en fit autant. Celui-ci, se recommandant de tout son cœur à Dieu et à sa Dulcinée, comme il avait coutume de la faire en commençant les batailles qui s’offraient à lui, reprit un peu de champ, parce qu’il vit que son adversaire faisait de même ; puis, sans qu’aucune trompette ni autre instrument guerrier leur donnât le signal de l’attaque, ils tournèrent bride tous deux en même temps. Mais, comme le coursier du chevalier de la Blanche-Lune était le plus léger, il atteignit don Quichotte aux deux tiers de la carrière, et là il le heurta si violemment, sans le toucher avec sa lance, dont il sembla relever exprès la pointe, qu’il fit rouler sur le sable Rossinante et don Quichotte. Il s’avança aussitôt sur le chevalier, et, lui mettant le fer de sa lance à la visière, il lui dit :

« Vous êtes vaincu, chevalier, et mort même, si vous ne confessez les conditions de notre combat. »

Don Quichotte, étourdi et brisé de sa chute, répondit, sans lever sa visière, d’une voix creusé et dolente qui semblait sortir du fond d’un tombeau :

« Dulcinée du Toboso est la plus belle femme du monde, et moi le plus malheureux chevalier de la terre. Il ne faut pas que mon impuissance à la soutenir compromette cette vérité. Pousse, chevalier, pousse ta lance, et ôte-moi la vie, puisque tu m’as ôté l’honneur.

– Oh ! non, certes, je n’en ferai rien, s’écria le chevalier de la Blanche-Lune. Vive, vive en sa plénitude la renommée de madame Dulcinée du Toboso ! Je ne veux qu’une chose, c’est que le grand don Quichotte se retire dans son village une année, ou le temps que je lui prescrirai, ainsi que nous en sommes convenus avant d’en venir aux mains. »

Le vice-roi, don Antonio, et plusieurs autres personnes qui se trouvaient présentes, entendirent distinctement ces propos ; ils entendirent également don Quichotte répondre que, pourvu qu’on ne lui demandât rien qui fût au détriment de Dulcinée, il accomplirait tout le reste en chevalier ponctuel et loyal. Cette confession faite et reçue, le chevalier de la Blanche-Lune tourna bride, et, saluant le vice-roi de la tête, il prit le petit galop pour rentrer dans la ville. Le vice-roi donna l’ordre à don Antonio de le suivre, pour savoir à tout prix qui il était. On releva don Quichotte, et on lui découvrit le visage, qu’on trouva pâle, inanimé et inondé de sueur. Rossinante était si maltraité, qu’il ne put se remettre sur ses jambes. Sancho, l’oreille basse et la larme à l’œil, ne savait ni que dire ni que faire. Il lui semblait que toute cette aventure était un songe, une affaire d’enchantement. Il voyait son seigneur vaincu, rendu à merci, obligé à ne point prendre les armes d’une année. Il apercevait en imagination la lumière de sa gloire obscurcie, et les espérances de ses nouvelles promesses évanouies, comme la fumée s’évanouit au vent. Il craignait enfin que Rossinante ne restât estropiée pour le reste de ses jours, et son maître disloqué. Heureux encore si les membres brisés remettaient la cervelle[321] ! Finalement, avec une chaise à porteurs que le vice-roi fit venir, on ramena le chevalier à la ville, et le vice-roi regagna aussitôt son palais, dans le désir de savoir quel était ce chevalier de la Blanche-Lune, qui avait mis don Quichotte en si piteux état.


Chapitre LXV

Où l’on fait connaître qui était le chevalier de la Blanche-Lune, et où l’on raconte la délivrance de don Grégorio, ainsi que d’autres événements


Don Antonio Moréno suivit le chevalier de la Blanche-Lune, qui fut également suivi et poursuivi même par une infinité de polissons, jusqu’à la porte d’une hôtellerie au centre de la ville. Don Antonio y entra dans le désir de le connaître. Un écuyer vint recevoir et désarmer le chevalier, qui s’enferma dans une salle basse, toujours accompagné de don Antonio, lequel mourait d’envie de savoir qui était cet inconnu. Enfin, quand le chevalier de la Blanche-Lune vit que ce gentilhomme ne le quittait pas, il lui dit :

« Je vois bien, seigneur, pourquoi vous êtes venu ; vous voulez savoir qui je suis, et, comme je n’ai nulle raison de le cacher, pendant que mon domestique me désarme, je vais vous le dire en toute vérité. Sachez donc, seigneur, qu’on m’appelle le bachelier Samson Carrasco. Je suis du village même de don Quichotte de la Manche, dont la folie est un objet de pitié pour nous tous qui le connaissons ; mais peut-être lui ai-je porté plus de compassion que personne. Or, comme je crois que sa guérison dépend de son repos, et de ce qu’il ne bouge plus de son pays et de sa maison, j’ai cherché un moyen de l’obliger à y rester tranquille. Il y a donc environ trois mois que j’allai, déguisé en chevalier des Miroirs, lui couper le chemin dans l’intention de combattre avec lui et de le vaincre, sans lui faire aucun mal, après avoir mis pour condition de notre combat que le vaincu resterait à la merci du vainqueur. Ce que je pensai exiger de lui, car je le tenais déjà pour vaincu, c’était qu’il retournât au pays, et qu’il n’en sortît plus de toute une année, temps pendant lequel il pourrait être guéri ; mais le sort en ordonna d’une toute autre façon, car ce fut lui qui me vainquit et me renversa de cheval. Mon projet fut donc sans résultat. Il continua sa route, et je m’en retournai vaincu, honteux et brisé de la chute, qui avait été fort périlleuse. Cependant cela ne m’ôta pas l’envie de revenir le chercher et de le vaincre à mon tour, comme vous avez vu que j’ai fait aujourd’hui. Il est si ponctuel à observer les devoirs de la chevalerie errante, qu’en exécution de sa parole, il observera, sans aucun doute, l’ordre qu’il a reçu de moi. Voilà, seigneur, toute l’histoire, sans que j’aie besoin de rien ajouter. Je vous supplie de ne pas me découvrir, et de ne pas dire à don Quichotte qui je suis, afin que ma bonne intention ait son effet, et que je parvienne à rendre le jugement à un homme qui l’a parfait dès qu’il oublie les extravagances de sa chevalerie errante.

– Oh ! seigneur, s’écria Antonio, Dieu vous pardonne le tort que vous avez fait au monde entier, en voulant rendre à la raison le fou le plus divertissant qu’il possède ! Ne voyez-vous pas, seigneur, que jamais l’utilité dont pourra être le bon sens de don Quichotte n’approchera du plaisir qu’il donne avec ses incartades ? Mais j’imagine que toute la science et toute l’adresse du seigneur bachelier ne pourront suffire à rendre sage un homme si complètement fou ; et, si ce n’était contraire à la charité, je demanderais que jamais don Quichotte ne guérît, parce qu’avec sa guérison nous aurons non-seulement à perdre ses gracieuses folies, mais encore celles de Sancho Panza, son écuyer, dont la moindre est capable de réjouir la mélancolie même. Cependant je me tairai et ne dirai rien, pour voir si j’aurai deviné juste en soupçonnant que le seigneur Carrasco ne tirera nul profit de sa démarche. »

Le bachelier répondit qu’en tout cas l’affaire était en bon train, et qu’il en espérait une heureuse issue. Il prit congé de don Antonio, qui lui faisait poliment ses offres de service ; puis, ayant fait attacher ses armes sur un mulet, il quitta la ville, à l’instant même, sur le cheval qui lui avait servi dans le combat, et regagna son village, sans qu’il lui arrivât rien que fût tenue de recueillir cette véridique histoire.

Don Antonio rapporta au vice-roi tout ce que lui avait conté Carrasco, chose dont le vice-roi n’éprouva pas grand plaisir ; car la réclusion de don Quichotte allait détruire celui qu’auraient eu tous les gens auxquels seraient parvenues les nouvelles de ses folies.

Don Quichotte resta six jours au lit, triste, affligé, rêveur, l’humeur noire et sombre, et l’imagination sans cesse occupée du malheureux événement de sa défaite. Sancho s’efforçait de le consoler, et il lui dit un jour, entre autres propos :

« Allons, mon bon seigneur, relevez la tête, et tâchez de reprendre votre gaieté, et surtout rendez grâce au ciel de ce qu’étant tombé par terre vous vous soyez relevé sans une côte enfoncée. Vous savez bien que là où les coups se donnent ils se reçoivent, et qu’il n’y a pas toujours du lard où sont les crochets pour le pendre ; en ce cas, faites la figue au médecin, puisque vous n’en avez pas besoin pour vous guérir de cette maladie. Retournons chez nous, et cessons de courir les champs à la quête des aventures, par des terres et des pays que nous ne connaissons pas. À tout bien considérer, c’est moi qui suis le plus perdant, si vous êtes le plus maltraité. Moi, qui ai laissé avec le gouvernement les désirs d’être gouverneur, je n’ai pas laissé l’envie de devenir comte, et jamais cette envie ne sera satisfaite si vous manquez de devenir roi, en laissant l’exercice de votre chevalerie. Ainsi toutes mes espérances s’en vont en fumée.

– Tais-toi, Sancho, répondit don Quichotte ; ne vois-tu pas que ma retraite et ma réclusion ne doivent durer qu’une année ? Au bout de ce temps, je reprendrai mon honorable profession, et je ne manquerai ni de royaumes à conquérir, ni de comtés à te donner en cadeau.

– Dieu vous entende, reprit Sancho, et que le péché fasse la sourde oreille ; car j’ai toujours ouï dire que bonne espérance vaut mieux que mauvaise possession. »

Ils en étaient là de leur entretien, quand don Antonio entra, donnant toutes les marques d’une grande allégresse :

« Bonne nouvelle, bonne nouvelle, seigneur don Quichotte, s’écria-t-il ; don Grégorio et le renégat, qui est allé le chercher, sont sur la plage. Que dis-je, sur la plage ? ils sont déjà chez le vice-roi, et seront ici dans un instant. »

Don Quichotte parut sentir quelque joie.

« En vérité, dit-il, je me réjouirais volontiers que la chose fût arrivée tout au rebours. J’aurais été contraint de passer en Berbérie, où j’aurais délivré, par la force de mon bras, non-seulement don Grégorio, mais tous les captifs chrétiens qui s’y trouvent. Mais, hélas ! que dis-je, misérable ? ne suis-je pas le vaincu ? ne suis-je pas le renversé par terre ? ne suis-je pas celui qui ne peut prendre les armes d’une année ? Qu’est-ce que je promets donc, et de quoi puis-je me flatter, si je dois plutôt me servir du fuseau que de l’épée ?

– Laissez donc cela, seigneur, s’écria Sancho. Vive la poule, malgré sa pépie ! Et d’ailleurs, aujourd’hui pour toi, demain pour moi. Dans ces affaires de rencontres, de chocs et de taloches, il ne faut jurer de rien ; car celui qui tombe aujourd’hui peut se relever demain, à moins qu’il n’aime mieux rester au lit, je veux dire qu’il ne se laisse abattre sans reprendre un nouveau courage pour de nouveaux combats. Allons, que Votre Grâce se lève pour recevoir don Grégorio ; car il me semble, au mouvement et au bruit qui se fait, qu’il est déjà dans la maison. »

C’était la vérité ; aussitôt que don Grégorio eut été avec le renégat rendre compte au vice-roi du départ et du retour, empressé de revoir Ana-Félix, il accourut avec son compagnon à la maison de don Antonio. Quand on le tira d’Alger, don Grégorio était encore en habits de femme ; mais, dans la barque, il les changea contre ceux d’un captif qui s’était sauvé avec lui. Au reste, en quelque habit qu’il se montrât, on connaissait en lui une personne digne d’être enviée, estimée et servie ; car il était merveilleusement beau, et ne semblait pas avoir plus de dix-sept à dix-huit ans. Ricote et sa fille vinrent à sa rencontre ; le père, attendri jusqu’aux larmes, et la fille avec une pudeur charmante. Ils ne s’embrassèrent point ; car, où se trouve beaucoup d’amour, il n’y a pas d’ordinaire beaucoup de hardiesse. Les deux beautés réunies de don Grégorio et d’Ana-Félix firent également l’admiration de tous ceux qui se trouvaient présents à cette scène. Ce fut leur silence qui parla pour les deux amants, et leurs yeux furent les langues qui exprimèrent leur bonheur et leurs chastes pensées. Le renégat raconta quels moyens avait employés son adresse pour tirer don Grégorio de sa prison, et don Grégorio raconta en quels embarras, en quels périls il s’était trouvé au milieu des femmes qui le gardaient ; tout cela, sans longueur, en peu de mots, et montrant une discrétion bien au-dessus de son âge. Finalement, Ricote paya et récompensa, d’une main libérale, aussi bien le renégat que les chrétiens qui avaient ramé dans la barque. Quant au renégat, il rentra dans le giron de l’Église, et, de membre gangrené, il redevint sain et pur par la pénitence et le repentir.

Deux jours après, le vice-roi se concerta avec don Antonio sur les moyens qu’il y aurait à prendre pour qu’Ana-Félix et Ricote restassent en Espagne ; car il ne leur semblait d’aucun inconvénient de conserver dans le pays une fille si chrétienne et un père si bien intentionné. Don Antonio s’offrit à aller solliciter cette licence à la cour, où l’appelaient d’ailleurs d’autres affaires, laissant entendre que là, par le moyen de la faveur et des présents, bien des difficultés s’aplanissent.

« Non, dit Ricote, qui assistait à l’entretien ; il ne faut rien espérer de la faveur ni des présents ; car, avec le grand don Bernardino de Vélasco, comte de Salazar, auquel Sa Majesté a confié le soin de notre expulsion, tout est inutile, prières, larmes, promesses et cadeaux. Il est vrai qu’il unit la miséricorde à la justice ; mais, comme il voit que tout le corps de notre nation est corrompu et pourri, il use plutôt pour remède du cautère, qui brûle, que du baume, qui amollit. Avec la prudence et la sagacité qu’il apporte à ses fonctions, avec la terreur qu’il inspire, il a porté sur ses fortes épaules l’exécution de cette grande mesure, sans que notre adresse, nos démarches, nos stratagèmes et nos fraudes eussent pu tromper ses yeux d’Argus, qu’il tient toujours ouverts, pour empêcher qu’aucun de nous ne lui échappe et ne reste comme une racine cachée, qui germerait avec le temps et répandrait des fruits vénéneux dans l’Espagne, enfin purgée et délivrée des craintes que lui donnait notre multitude. Héroïque résolution du grand Philippe III, et prudence inouïe d’en avoir confié l’exécution à don Bernardino de Vélasco[322] !

– Quoi qu’il en soit, reprit don Antonio, je ferai, une fois là, toutes les diligences possibles, et que le ciel en décide comme il lui plaira. Don Grégorio viendra avec moi, pour consoler ses parents de la peine qu’a dû leur causer son absence ; Ana-Félix restera avec ma femme dans ma maison ou dans un monastère ; et je suis sûr que le seigneur vice-roi voudra bien garder chez lui le bon Ricote, jusqu’au résultat de mes négociations. »

Le vice-roi consentit à tout ce qui était proposé ; mais don Grégorio, sachant ce qui se passait, assura d’abord qu’il ne pouvait ni ne voulait abandonner doña Ana-Félix. Toutefois, comme il avait le désir de revoir ses parents, et qu’il pensait bien trouver le moyen de revenir chercher sa maîtresse, il se rendit à l’arrangement convenu. Ana-Félix resta avec la femme de don Antonio, et Ricote dans le palais du vice-roi.

Le jour du départ de don Antonio arriva, puis le départ de don Quichotte et de Sancho, qui eut lieu deux jours après ; car les suites de sa chute ne permirent point au chevalier de se mettre plus tôt en route. Il y eut des larmes, des soupirs, des sanglots et des défaillances, quand don Grégorio se sépara d’Ana-Félix. Ricote offrit à son gendre futur mille écus, s’il les voulait ; mais don Grégorio n’en accepta pas un seul, et emprunta seulement cinq écus à don Antonio, en promettant de les lui rendre à Madrid. Enfin, ils partirent tous deux, et don Quichotte avec Sancho, un peu après, comme on l’a dit ; don Quichotte désarmé et en habit de voyage ; Sancho à pied, le grison portant les armes sur son dos.


Chapitre LXVI

Qui traite de ce que verra celui qui le lira, ou de ce qu’entendra celui qui l’écoutera lire


Au sortir de Barcelone, don Quichotte vint revoir la place où il était tombé, et s’écria :

« Ici fut Troie ! ici ma mauvaise étoile, et non ma lâcheté, m’enleva mes gloires passées ! ici la fortune usa à mon égard de ses tours et de ses retours ! ici s’obscurcirent mes prouesses ! ici, finalement, tomba mon bonheur, pour ne se relever jamais ! »

Sancho, qui entendit ces lamentations, lui dit aussitôt :

« C’est aussi bien le propre d’un cœur vaillant, mon bon seigneur, d’avoir de la patience et de la fermeté dans les disgrâces, que de la joie dans les prospérités ; et cela, j’en juge par moi-même ; car si, quand j’étais gouverneur, je me sentais gai, maintenant que je suis écuyer à pied, je ne me sens pas triste. En effet, j’ai ouï dire que cette créature qu’on appelle la fortune est une femme capricieuse, fantasque, toujours ivre et aveugle par-dessus le marché. Aussi ne voit-elle pas ce qu’elle fait, et ne sait-elle ni qui elle abat, ni qui elle élève.

– Tu es bien philosophe, Sancho, répondit don Quichotte, et tu parles en homme de bon sens. Je ne sais vraiment qui t’apprend de telles choses. Mais ce que je puis te dire, c’est qu’il n’y a point de fortune au monde, que toutes les choses qui s’y passent, bonnes ou mauvaises, n’arrivent point par hasard, mais par une providence particulière des cieux. De là vient ce qu’on a coutume de dire, chacun est l’artisan de son heureux sort. Moi, je l’avais été du mien, mais non pas avec assez de prudence ; aussi ma présomption m’a-t-elle coûté cher. J’aurais dû penser qu’à la grosseur démesurée du cheval que montait le chevalier de la Blanche-Lune, la débilité de Rossinante ne pouvait résister. J’osai cependant accepter le combat ; je fis de mon mieux, mais je fus culbuté, et, bien que j’aie perdu l’honneur, je n’ai ni perdu ni pu perdre la vertu de tenir ma parole. Quand j’étais chevalier errant, hardi et valeureux, mon bras et mes œuvres m’accréditaient pour homme de cœur ; maintenant que je suis écuyer démonté, je veux m’accréditer pour homme de parole, en tenant la promesse que j’ai faite. Chemine donc, ami Sancho ; allons passer dans notre pays l’année du noviciat. Dans cette réclusion forcée, nous puiserons de nouvelles forces pour reprendre l’exercice des armes, que je n’abandonnerai jamais.

– Seigneur, répondit Sancho, ce n’est pas une chose si divertissante de marcher à pied, qu’elle me donne envie de faire de grandes étapes. Laissons cette armure accrochée à quelque arbre, en guise d’un pendu ; et, quand j’occuperai le dos du grison, les pieds hors de la poussière, nous ferons les marches telles que Votre Grâce voudra les mesurer. Mais croire que je les ferai longues en allant à pied, c’est croire qu’il fait jour à minuit.

– Tu as fort bien dit, repartit don Quichotte ; attachons mes armes en trophée ; puis, au-dessous ou alentour, nous graverons sur les arbres ce qui était écrit sur le trophée des armes de Roland :

Que nul de les toucher ne soit si téméraire,

S’il ne veut de Roland affronter la colère.

– Tout cela me semble d’or, reprit Sancho ; et, n’était la faute que nous ferait Rossinante pour le chemin à faire, je serais d’avis qu’on le pendît également.

– Eh bien ! ni lui ni les armes ne seront pendus, répondit don Quichotte ; je ne veux pas qu’on me dise : À bon service mauvais payement.

– Voilà qui est bien dit, répliqua Sancho ; car, suivant l’opinion des gens sensés, il ne faut pas jeter sur le bât la faute de l’âne. Et, puisque c’est à Votre Grâce qu’est toute la faute de cette aventure, châtiez-vous vous-même ; mais que votre colère ne retombe pas sur ces armes déjà sanglantes et brisées, ni sur le doux et bon Rossinante, qui n’en peut mais, ni sur mes pieds, que j’ai fort tendres, en les faisant cheminer plus que de raison. »

Ce fut en ces entretiens que se passa toute la journée, et quatre autres encore, sans qu’il leur arrivât rien qui contrariât leur voyage. Le cinquième jour, à l’entrée d’une bourgade, ils trouvèrent devant la porte d’une hôtellerie beaucoup de gens qui s’y divertissaient, car c’était fête. Comme don Quichotte approchait d’eux, un laboureur éleva la voix et dit :

« Bon ! un de ces seigneurs que voilà, et qui ne connaissent point les parieurs, va décider de notre gageure.

– Très-volontiers, répondit don Quichotte, et en toute droiture, si toutefois je parviens à la bien comprendre.

– Le cas est, mon bon seigneur, reprit le paysan, qu’un habitant de ce village, si gros qu’il pèse deux quintaux trois quarts, a défié à la course un autre habitant, qui ne pèse pas plus de cent vingt-cinq livres. La condition du défi fut qu’ils parcourraient un espace de cent pas à poids égal. Quand on a demandé au défieur[323] comment il fallait égaliser le poids, il a répondu que le défié, qui pèse un quintal et quart, se mette sur le dos un quintal et demi de fer, et alors les cent vingt-cinq livres du maigre s’égaliseront avec les deux cent soixante-quinze livres du gras.

– Nenni, vraiment ! s’écria Sancho avant que don Quichotte répondît. Et c’est à moi, qui étais, il y a peu de jours, gouverneur et juge, comme tout le monde sait, qu’il appartient d’éclaircir ces doutes, et de trancher toute espèce de différend.

– Eh bien ! à la bonne heure, charge-toi de répondre, ami Sancho, dit don Quichotte ; car je ne suis pas bon à donner de la bouillie au chat, tant j’ai le jugement brouillé et renversé. »

Avec cette permission, Sancho s’adressa aux paysans, qui étaient rassemblés en grand nombre autour de lui, la bouche ouverte, attendant la sentence qu’allait prononcer la sienne.

« Frères, leur dit-il, ce que demande le gras n’a pas le sens commun, ni l’ombre de justice ; car, si ce qu’on dit est vrai, que le défié a le choix des armes, il ne faut pas ici que le défieur les choisisse telles qu’il soit impossible à l’autre de remporter la victoire. Mon avis est donc que le défieur gros et gras s’émonde, s’élague, se rogne, se tranche et se retranche, qu’il s’ôte enfin cent cinquante livres de chair, de ci, de là, de tout son corps, comme il lui plaira et comme il s’en trouvera le mieux ; de cette manière, restant avec cent vingt-cinq livres pesant, il se trouvera d’accord et de poids avec son adversaire ; alors ils pourront courir, la partie sera parfaitement égale.

– Je jure Dieu, dit un laboureur qui avait écouté la sentence de Sancho, que ce seigneur a parlé comme un bienheureux, et qu’il a jugé comme un chanoine. Mais, à coup sûr, le gros ne voudra pas s’ôter une once de chair, à plus forte raison cent cinquante livres.

– Le meilleur est qu’ils ne courent pas du tout, reprit un autre, pour que le maigre n’ait pas à crever sous la charge, ni le gros à se déchiqueter. Mettez la moitié de la gageure en vin ; emmenons ces seigneurs au cabaret, et je prends tout sur mon dos.

– Pour moi, seigneurs, répondit don Quichotte, je vous suis très-obligé ; mais je ne puis m’arrêter un instant, car de sombres pensées et de tristes événements m’obligent à paraître impoli et à cheminer plus vite que le pas. »

Donnant de l’éperon à Rossinante., il passa outre et laissa ces gens aussi étonnés de son étrange figure que de la sagacité de Sancho. Un des paysans s’écria :

« Si le valet a tant d’esprit, qu’est-ce que doit être le maître ? je parie que, s’ils vont à Salamaque, ils deviendront, en un tour de main, alcaldes de cour. Tout est pour rire ; il n’y a qu’une chose, étudier et toujours étudier ; puis avoir un peu de faveur et de bonne chance, et, quand on y pense le moins, on se trouve avec une verge à la main ou une mitre sur la tête. »

Cette nuit, maître et valet la passèrent au milieu des champs, à la belle étoile, et, le lendemain, continuant leur route, ils virent venir à eux un homme à pied qui portait une besace au cou et un pieu ferré à la main, équipage ordinaire d’un messager piéton. Celui-ci en approchant de don Quichotte, doubla le pas, et vint à lui presque en courant ; puis, lui embrassant la cuisse droite, car il n’atteignait pas plus haut, il lui dit avec des marques de grande allégresse :

« Oh ! mon seigneur don Quichotte de la Manche, quelle joie va sentir au fond de l’âme mon seigneur le duc, quand il saura que Votre Grâce retourne à son château, où il est encore avec madame la duchesse !

– Je ne vous connais pas, mon ami, répondit don Quichotte, et ne sais qui vous êtes, à moins que vous ne me le disiez.

– Moi, seigneur don Quichotte, répliqua le messager, je suis Tosilos, le laquais du duc mon seigneur, celui qui ne voulut pas combattre avec Votre Grâce à propos du mariage de la fille de doña Rodriguez !

– Miséricorde ! s’écria don Quichotte ; est-ce possible que vous soyez celui que les enchanteurs, mes ennemis, transformèrent en ce laquais que vous dites, pour m’enlever l’honneur de cette bataille ?

– Allons, mon bon seigneur, repartit le messager, ne dites pas une telle chose. Il n’y a eu ni enchantement ni changement de visage. Aussi bien laquais Tosilos je suis entré dans le champ clos, que Tosilos laquais j’en suis sorti. J’ai voulu me marier sans combattre, parce que la jeune fille était à mon goût. Mais la chose a tourné tout à l’envers ; car, dès que Votre Grâce est partie de notre château, le duc mon seigneur m’a fait appliquer cent coups de baguette pour avoir contrevenu aux ordres qu’il m’avait donnés avant de commencer la bataille. La fin de l’histoire, c’est que la pauvre fille est déjà religieuse, que doña Rodriguez est retournée en Castille, et que je vais maintenant à Barcelone porter au vice-roi un pli de lettre que lui envoie mon seigneur. Si Votre Grâce veut boire un coup pur, quoique chaud, je porte ici une gourde de vieux vin, avec je ne sais combien de bribes de fromage de Tronchon, qui sauront bien vous éveiller la soif, si par hasard elle est endormie.

– J’accepte l’invitation, s’écria Sancho ; trêve de compliments, et que le bon Tosilos verse rasade, en dépit de tous les enchanteurs qu’il y ait aux Grandes-Indes.

– Enfin, Sancho, dit don Quichotte, tu es le plus grand glouton du monde et le plus grand ignorant de la terre, puisque tu ne veux pas te mettre dans la tête que ce courrier est enchanté et ce Tosilos contrefait. Reste avec lui, et bourre-toi l’estomac ; j’irai en avant, au petit pas, et j’attendrai que tu reviennes. »

Le laquais se mit à rire, dégaina sa gourde, tira du bissac un pain et des bribes de fromage, puis s’assit avec Sancho sur l’herbe verte. Là, en paix et en bonne amitié, ils attaquèrent et expédièrent les provisions avec tant de courage et d’appétit, qu’ils léchèrent le paquet de lettres, seulement parce qu’il sentait le fromage. Tosilos dit à Sancho :

« Sans aucun doute, ami Sancho…, ton maître doit être fou.

– Comment ! doit ? répondit Sancho ; oh ! il ne doit rien à personne ; il paye tout comptant, surtout quand c’est en monnaie de folie. Je le vois bien, et je le lui dis bien aussi. Mais qu’y faire ? surtout maintenant qu’il est fou à lier parce qu’il a été vaincu par le chevalier de la Blanche-Lune. »

Tosilos le pria de lui conter cette aventure ; mais Sancho répondit qu’il y aurait impolitesse à laisser plus longtemps son maître croquer le marmot à l’attendre, et qu’un autre jour, s’ils se rencontraient, ils auraient l’occasion de reprendre l’entretien. Là-dessus il se leva, secoua son pourpoint et les miettes attachées à sa barbe, poussa le grison devant lui, dit adieu à Tosilos et rejoignit son maître, qui l’attendait à l’ombre sous un arbre.


Chapitre LXVII

De la résolution que prit don Quichotte de se faire berger et de mener la vie champêtre, tandis que passerait l’année de sa pénitence, avec d’ autres événements curieux et divertissants en vérité


Si toujours une foule de pensées avaient tourmenté don Quichotte, avant qu’il fût abattu, un bien plus grand nombre le tourmentaient depuis sa chute. Il était donc à l’ombre d’un arbre, et là, comme des mouches à la curée du miel, mille pensées accouraient le harceler. Les unes avaient trait au désenchantement de Dulcinée, les autres à la vie qu’il mènerait pendant sa retraite forcée. Sancho arriva, et lui vanta l’humeur libérale du laquais Tosilos.

« Est-il possible, s’écria don Quichotte, que tu penses encore, ô Sancho, que ce garçon soit un véritable laquais ? As-tu donc oublié que tu as vu Dulcinée convertie en une paysanne, et le chevalier des Miroirs transformé en bachelier Carrasco ? Voilà les œuvres des enchanteurs qui me persécutent. Mais, dis-moi maintenant, as-tu demandé à ce Tosilos ce que Dieu a fait d’Altisidore ; si elle a pleuré mon absence, ou si elle a déjà versé dans le sein de l’oubli les pensées amoureuses qui la tourmentaient en ma présence ?

– Les miennes, reprit Sancho, ne me laissent guère songer à m’enquérir de fadaises. Mais, jour de Dieu ! seigneur, quelle mouche vous pique à présent, pour vous informer des pensées d’autrui, et surtout de pensées amoureuses ?

– Écoute, Sancho, reprit don Quichotte, il y a bien de la différence entre les actions qu’on fait par amour et celles qu’on fait par reconnaissance. Il peut arriver qu’un chevalier reste froid et insensible ; mais, à la rigueur, il est impossible qu’il soit ingrat. Selon toute apparence, Altisidore m’aima tendrement ; elle m’a donné les trois mouchoirs de tête que tu sais bien ; elle a pleuré à mon départ, elle m’a fait des reproches, elle m’a maudit, elle s’est plainte publiquement, en dépit de toute pudeur. Ce sont là des preuves qu’elle m’adorait ; car les colères des amants éclatent toujours en malédictions. Moi, je n’ai pas eu d’espérances à lui donner puisque les miennes appartiennent toutes à Dulcinée, ni de trésors à lui offrir, car les trésors des chevaliers errants sont, comme ceux des esprits follets, apparents et menteurs. Je ne puis donc lui donner que ces souvenirs qui me restent d’elle, sans préjudice toutefois de ceux que m’a laissés Dulcinée, Dulcinée à qui tu fais injure par les retards que tu mets à fouetter, à châtier ces masses de chair, que je voudrais voir mangées des loups, puisqu’elles aiment mieux se réserver pour les vers de terre que de s’employer à la guérison de cette pauvre dame.

– Ma foi, seigneur, répondit Sancho, s’il faut dire la vérité, je ne puis me persuader que les claques à me donner sur le derrière aient rien à voir avec le désenchantement des enchantés. C’est comme si nous disions : La tête vous fait mal, graissez-vous le talon. Du moins, j’oserais bien jurer qu’en toutes les histoires que Votre Grâce a lues, traitant de la chevalerie errante, vous n’avez pas vu un seul désenchantement à coups de fouet. Mais enfin, pour oui ou pour non, je me les donnerai quand l’envie m’en prendra, et que le temps m’offrira toute commodité pour cette besogne.

– Dieu le veuille, reprit don Quichotte, et que les cieux te donnent assez de leur grâce pour que tu reconnaisses l’obligation où tu es de secourir ma dame et maîtresse, qui est la tienne, puisque tu es à moi. »

Ils suivaient leur chemin en devisant de la sorte, quand ils arrivèrent à la place où les taureaux les avaient culbutés et foulés. Don Quichotte reconnut l’endroit et dit à Sancho :

« Voici la prairie où nous avons rencontré les charmantes bergères et les élégants bergers qui voulaient y renouveler la pastorale Arcadie. C’est une pensée aussi neuve que discrète, et, si tu es du même avis que moi, je voudrais, ô Sancho, qu’à leur imitation nous nous transformassions en bergers, ne fût-ce que le temps où je dois être reclus.[324] J’achèterais quelques brebis, et toutes les choses nécessaires à la profession pastorale ; puis, nous appelant, moi le pasteur Quichottiz, toi le pasteur Panzino, nous errerons par les montagnes, les forêts et les prairies, chantant par-ci des chansons, par-là des complaintes, buvant au liquide cristal des fontaines et des ruisseaux, ou dans les fleuves au lit profond. Les chênes nous offriront d’une main libérale leurs fruits doux et savoureux, et les liéges un siège et un abri. Les saules nous donneront de l’ombre, la rose des parfums, les vastes prairies des tapis émaillés de mille couleurs, l’air sa pure haleine, la lune et les étoiles une douce lumière malgré l’obscurité de la nuit, le chant du plaisir, les pleurs de la joie, Apollon des vers, et l’amour des pensées sentimentales, qui pourront nous rendre fameux et immortels, non-seulement dans le présent âge, mais dans les siècles à venir.

– Pardieu ! s’écria Sancho, voilà une vie qui me va et qui m’enchante ; d’autant plus qu’avant même de l’avoir bien envisagée, le bachelier Samson Carrasco et maître Nicolas, le barbier, voudront la mener également, et se faire bergers comme nous. Encore, Dieu veuille qu’il ne prenne pas envie au curé de se fourrer dans la bergerie, tant il est de bonne humeur et curieux de se divertir.

– Ce que tu dis est parfait, reprit don Quichotte ; et, si le bachelier entre dans la communauté pastorale, comme je n’en fais aucun doute, il pourra s’appeler le pasteur Sansonnet, ou le pasteur Carrascon. Le barbier Nicolas pourra s’appeler le pasteur Nicoloso, comme l’ancien Boscan s’appela Nemoroso[325]. Quant au curé, je ne sais trop quel nom nous lui donnerons, à moins que ce ne soit un dérivatif du sien, et que nous ne l’appelions le pasteur Curiambro. Pour les bergères de qui nous devons être les amants, nous pourrons leur choisir des noms comme dans un cent de poires ; et, puisque le nom de ma dame convient aussi bien à l’état de bergère qu’à celui de princesse, je n’ai pas besoin de me creuser la cervelle à lui en chercher un qui lui aille mieux. Toi, Sancho, tu donneras à la tienne celui qui te plaira.

– Je ne pense pas, répondit Sancho, lui donner un autre nom que celui de Térésona[326] ; il ira bien avec sa grosse taille et avec le sien propre, puisqu’elle s’appelle Thérèse. D’ailleurs, en la célébrant dans mes vers, je découvrirai combien mes désirs sont chastes, puisque je ne vais pas moudre au moulin d’autrui. Il ne faut pas que le curé ait de bergère, ce serait donner mauvais exemple. Quant au bachelier, s’il veut en avoir une, il a son âme dans sa main.

– Miséricorde ! s’écria don Quichotte, quelle vie nous allons nous donner, ami Sancho ! que de cornemuses vont résonner à nos oreilles ! que de flageolets, de tambourins, de violes et de serinettes ! Si, parmi toutes ces espèces de musiques, vient à se faire entendre celle des albogues[327], nous aurons là presque tous les instruments pastoraux.

– Qu’est-ce que cela, des albogues ? demanda Sancho. Je ne les ai vus ni ouï nommer en toute ma vie.

– Des albogues, répondit don Quichotte, sont des plaques de métal, semblables à des pieds de chandeliers, qui, frappées l’une contre l’autre par le côté creux, rendent un son, sinon très-harmonieux et très-agréable, au moins sans discordance et bien d’accord avec la rusticité de la cornemuse et du tambourin. Ce nom d’albogues est arabe, comme le sont tous ceux qui, dans notre langue espagnole, commencent par al, à savoir : almohaza[328], almorzar[329], alfombra[330], alguazil[331], almacen[332], alcancia[333], et quelques autres semblables. Notre langue n’a que trois mots arabes qui finissent en i : horcegui[334], zaquizami[335] et maravedi[336] ; car alheli[337] et alfaqui[338], aussi bien par l’al du commencement que par l’i final, sont reconnus pour arabes. Je te fais cette observation en passant, parce qu’elle m’est venue à la mémoire en nommant les albogues. Ce qui doit nous aider beaucoup à faire notre état de berger dans la perfection, c’est que je me mêle un peu de poésie, comme tu sais, et que le bachelier Samson Carrasco est un poëte achevé. Du curé, je n’ai rien à dire ; mais je gagerais qu’il a aussi ses prétentions à tourner le vers ; et, quant à maître Nicolas, je n’en fais pas l’ombre d’un doute, car tous les barbiers sont joueurs de guitare et faiseurs de couplets. Moi, je me plaindrai de l’absence ; toi, tu te vanteras d’un amour fidèle ; le pasteur Carrascon fera le dédaigné, et le curé Curiambro ce qui lui plaira ; de cette façon, la chose ira à merveille.

– Pour moi, seigneur, répondit Sancho, j’ai tant de guignon que je crains de ne pas voir arriver le jour où je me verrai menant une telle vie. Oh ! que de jolies cuillers de bois je vais faire, quand je serai berger ! combien de salades, de crèmes fouettées ! combien de guirlandes et de babioles pastorales ! Si elles ne me donnent pas la réputation de bel esprit, elles me donneront du moins celle d’ingénieux et d’adroit. Sanchica, ma fille, nous apportera le dîner à la bergerie. Mais, gare ! elle a bonne façon, et il y a des bergers plus malicieux que simples. Je ne voudrais pas qu’elle vînt chercher de la laine, et s’en retournât tondue. Les amourettes et les méchants désirs vont aussi bien par les champs que par la ville, et se fourrent dans les cabanes des bergers comme dans les palais des rois. Mais en ôtant la cause, on ôte le péché ; et, si les yeux ne voient pas, le cœur ne se fend pas ; et mieux vaut le saut de la haie que les prières des honnêtes gens.

– Trêve de proverbes, Sancho, s’écria don Quichotte ; chacun de ceux que tu as dits suffisait pour exprimer ta pensée. Bien des fois je t’ai conseillé de ne pas être si prodigue de proverbes, et de te tenir en bride quand tu les dis. Mais il paraît que c’est prêcher dans le désert, et que, ma mère me châtie et je fouette ma toupie.

– Il paraît aussi, repartit Sancho, que Votre Grâce fait comme on dit : « La poêle a dit au chaudron : Ôte-toi de là, noir par le fond. » Vous me reprenez de dire des proverbes, et vous les enfilez deux à deux.

– Écoute, Sancho, reprit don Quichotte ; moi, j’amène les proverbes à propos, et, quand j’en dis, ils viennent comme une bague au doigt ; mais toi, tu les tires si bien par les cheveux, que tu les traînes au lieu de les amener. Si j’ai bonne mémoire, je t’ai dit une autre fois que les proverbes sont de courtes maximes tirées d’une longue expérience et des observations de nos anciens sages. Mais le proverbe qui vient hors de propos est plutôt une sottise qu’une sentence. Au surplus, laissons cela, et, puisque la nuit vient, retirons-nous de la grand’route à quelque gîte où nous la passerons. Dieu sait ce qui nous arrivera demain. »

Ils s’éloignèrent tous deux, soupèrent tard et mal, bien contre le gré de Sancho, lequel se représentait les misères qui attendent la chevalerie errante dans les forêts et les montagnes, si, de temps en temps, l’abondance se montre dans les châteaux et dans les bonnes maisons, comme chez don Diégo de Miranda, aux noces de Camache et au logis de don Antonio Moréno. Mais, considérant aussi qu’il ne pouvait être ni toujours jour ni toujours nuit, il s’endormit pour passer cette nuit-là, tandis que son maître veillait à ses côtés.


Chapitre LXVIII

De la joyeuse aventure qui arriva à don Quichotte


La nuit était obscure, quoique la lune fût au ciel ; mais elle ne se montrait pas dans un endroit où l’on pût la voir ; car quelquefois madame Diane va se promener aux antipodes, laissant les montagnes dans l’ombre et les vallées dans l’obscurité. Don Quichotte paya tribut à la nature en dormant le premier sommeil ; mais il ne se permit pas le second, bien au rebours de Sancho, qui n’en eut jamais de second ; car le même sommeil lui durait du soir jusqu’au matin, preuve qu’il avait bonne complexion et fort peu de soucis. Ceux de don Quichotte le tinrent si bien éveillé, qu’à son tour il éveilla Sancho et lui dit :

« Je suis vraiment étonné, Sancho, de l’indépendance de ton humeur. J’imagine que tu es fait de marbre ou de bronze, et qu’en toi n’existe ni mouvement ni sentiment. Je veille quand tu dors ; je pleure quand tu chantes ; je m’évanouis d’inanition quand tu es alourdi et haletant d’avoir trop mangé. Il est pourtant d’un fidèle serviteur de partager les peines de son maître, et d’être ému de ses émotions, ne fût-ce que par bienséance. Regarde la sérénité de cette nuit ; vois la solitude où nous sommes, et qui nous invite à mettre quelque intervalle de veille entre un sommeil et l’autre. Lève-toi, au nom du ciel ! éloigne-toi quelque peu d’ici ; puis, avec bonne grâce et bon courage, donne-toi trois ou quatre cents coups de fouet, à compte et à valoir sur ceux du désenchantement de Dulcinée. Je te demande cela en suppliant, ne voulant pas en venir aux mains avec toi, comme l’autre fois, car je sais que tu les as rudes et pesantes. Quand tu te seras bien fustigé, nous passerons le reste de la nuit à chanter, moi les maux de l’absence, toi les douceurs de la fidélité, faisant ainsi le premier début de la vie pastorale que nous devons mener dans notre village.

– Seigneur, répondit Sancho, je ne suis pas chartreux, pour me lever au beau milieu de mon somme et me donner de la discipline ; et je ne pense pas davantage qu’on puisse passer tout d’un coup de la douleur des coups de fouet au plaisir de la musique. Que Votre Grâce me laisse dormir, et ne me pousse pas à bout quant à ce qui est de me fouetter, car vous me ferez faire le serment de ne jamais me toucher au poil du pourpoint, bien loin de toucher à celui de ma peau !

– Ô âme endurcie ! s’écria don Quichotte, ô écuyer sans entrailles ! ô pain mal employé, et faveurs mal placées, celles que je t’ai faites et celles que je pense te faire ! Par moi tu t’es vu gouverneur, et par moi tu te vois avec l’espoir prochain d’être comte, ou d’avoir un autre titre équivalent, sans que l’accomplissement de cette espérance tarde plus que ne tardera cette année à passer, car enfin post tenebras spero lucem.[339]

– Je n’entends pas cela, répliqua Sancho ; mais j’entends fort bien que, tant que je dors, je n’ai ni crainte, ni espérance, ni peine, ni plaisir. Béni soit celui qui a inventé le sommeil, manteau qui couvre toutes les humaines pensées, mets qui ôte la faim, eau qui chasse la soif, feu qui réchauffe la froidure, fraîcheur qui tempère la chaleur brûlante, finalement, monnaie universelle avec laquelle s’achète toute chose, et balance où s’égalisent le pâtre et le roi, le simple et le sage. Le sommeil n’a qu’une mauvaise chose, à ce que j’ai ouï dire ; c’est qu’il ressemble à la mort ; car d’un endormi à un trépassé la différence n’est pas grande.

– Jamais, Sancho, reprit don Quichotte, je ne t’ai entendu parler avec autant d’élégance qu’à présent, ce qui me fait comprendre combien est vrai le proverbe que tu dis quelquefois : Non avec qui tu nais, mais avec qui tu pais.

– Ah ! ah ! seigneur notre maître, répliqua Sancho, est-ce moi maintenant qui enfile des proverbes ? Pardieu ! Votre Grâce les laisse tomber de la bouche deux à deux, bien mieux que moi. Seulement, il doit y avoir entre les miens et les vôtres cette différence, que ceux de Votre Grâce viennent à propos, et les miens sans rime ni raison. Mais, au bout du compte, ce sont tous des proverbes. »

Ils en étaient là de leur causerie, quand ils entendirent une sourde rumeur et un bruit aigu qui s’étendaient dans toute la vallée. Don Quichotte se leva et mit l’épée à la main ; pour Sancho, il se pelotonna sous le grison, et se fit de côté et d’autre un rempart avec le paquet des armes et le bât de son baudet, aussi tremblant de peur que don Quichotte était troublé. De moment en moment, le bruit augmentait, et se rapprochait de nos deux poltrons, de l’un du moins, car pour l’autre on connaît sa vaillance. Le cas est que des marchands menaient vendre à une foire plus de six cents porcs, et les faisaient cheminer à ces heures de nuit. Tel était le tapage que faisaient ces animaux en grognant et en soufflant, qu’ils assourdirent don Quichotte et Sancho, sans leur laisser deviner ce que ce pouvait être. La troupe immense et grognante arriva pêle-mêle, et, sans respecter le moins du monde la dignité de don Quichotte ni celle de Sancho, les cochons leur passèrent dessus, emportant les retranchements de Sancho, et roulant à terre non-seulement don Quichotte, mais encore Rossinante par-dessus le marché. Cette irruption, ces grognements, la rapidité avec laquelle arrivèrent ces animaux immondes, mirent en désordre et laissèrent sur le carreau le bât, les armes, le grison, Rossinante, Sancho et don Quichotte. Sancho se releva le mieux qu’il put, et demanda l’épée à son maître, disant qu’il voulait tuer une demi-douzaine de ces impertinents messieurs les pourceaux pour leur apprendre à vivre, car il avait reconnu ce qu’ils étaient. Don Quichotte lui répondit tristement :

« Laisse-les passer, ami ; cet affront est la peine de mon péché ; et il est juste que le ciel châtie le chevalier errant vaincu en le faisant manger par les renards, piquer par les guêpes, et fouler aux pieds par les cochons.

– Est-ce que c’est aussi un châtiment du ciel, répondit Sancho, que les écuyers des chevaliers vaincus soient piqués des mosquites, dévorés des poux, et tourmentés de la faim ! Si nous autres écuyers nous étions fils des chevaliers que nous servons, ou leurs très-proches parents, il ne serait pas étonnant que la peine de leur faute nous atteignît jusqu’à la quatrième génération. Mais qu’ont à démêler les Panza avec les Quichotte ? Allons ! remettons-nous sur le flanc, et dormons le peu qui reste de la nuit. Dieu fera lever le soleil, et nous nous en trouverons bien.

– Dors, Sancho, répondit don Quichotte ; dors, toi qui es né pour dormir ; moi, qui suis né pour veiller, d’ici au jour je lâcherai la bride à mes pensées, et je les exhalerai dans un petit madrigal, qu’hier au soir, sans que tu t’en doutasses, j’ai composé par cœur.

– Il me semble, répondit Sancho, que les pensées qui laissent faire des couplets ne sont pas bien cuisantes. Que votre Grâce versifie tant qu’il lui plaira, moi je vais dormir tant que je pourrai. »

Là-dessus, prenant sur la terre autant d’espace qu’il voulut, il se roula, se blottit et s’endormit d’un profond sommeil, sans que les soucis, les dettes et le chagrin l’en empêchassent. Pour don Quichotte, adossé au tronc d’un liège ou d’un hêtre (Cid Hamet Ben-Engéli ne distingue pas quel arbre c’était), il chanta les strophes suivantes, au son de ses propres soupirs :

« Amour, quand je pense au mal terrible que tu me fais souffrir, je vais en courant à la mort, pensant terminer ainsi mon mal immense.

« Mais quand j’arrive à ce passage, qui est un port dans la mer de mes tourments, je sens une telle joie que la vie se ranime, et je ne passe point.

« Ainsi, vivre me tue, et mourir me rend la vie. Oh ! dans quelle situation inouïe me jettent la vie et la mort ! »

Le chevalier accompagnait chacun de ses vers d’une foule de soupirs et d’un ruisseau de larmes, comme un homme dont le cœur était déchiré par le regret de sa défaite et par l’absence de Dulcinée.

Le jour arriva sur ces entrefaites, et le soleil donna de ses rayons dans les yeux de Sancho. Il s’éveilla, se secoua, se frotta les yeux, s’étira les membres ; puis il regarda le dégât qu’avaient fait les cochons dans son garde-manger, et maudit le troupeau, sans oublier ceux qui le conduisaient. Finalement, ils reprirent tous deux leur voyage commencé ; et, sur la tombée de la nuit, ils virent venir à leur rencontre une dizaine d’hommes à cheval et quatre ou cinq à pied. Don Quichotte sentit son cœur battre, et Sancho le sien défaillir ; car les gens qui s’approchaient d’eux portaient des lances et des boucliers, et marchaient en équipage de guerre. Don Quichotte se tourna vers Sancho :

« Si je pouvais, ô Sancho ! lui dit-il, faire usage de mes armes, et si ma promesse ne me liait les mains, cet escadron qui vient fondre sur nous, ce serait pour moi pain bénit. Mais pourtant il pourrait se faire que ce fût autre chose que ce que nous craignons. »

En ce moment les gens à cheval arrivèrent, et, la lance au poing, sans dire un seul mot, ils enveloppèrent don Quichotte, et lui présentèrent la pointe de leurs piques sur la poitrine et sur le dos, le menaçant ainsi de mort. Un des hommes à pied, mettant un doigt sur la bouche pour lui faire signe de se taire, empoigna Rossinante par la bride et le tira du chemin. Les autres hommes à pied, entourant Sancho et le grison, et gardant aussi un merveilleux silence, suivirent les pas de celui qui emmenait don Quichotte. Deux ou trois fois le chevalier voulut demander où on le menait et ce qu’on lui voulait ; mais à peine commençait-il à remuer les lèvres, qu’on lui fermait la bouche avec le fer des lances. La même chose arrivait à Sancho ; il ne faisait pas plutôt mine de vouloir parler, qu’un de ses gardiens le piquait avec un aiguillon, et piquait aussi l’âne, comme s’il eût voulu parler aussi. La nuit se ferma ; ils pressèrent le pas, et la crainte allait toujours croissante, chez les deux prisonniers, surtout quand ils entendirent qu’on leur disait de temps en temps :

« Avancez, Troglodytes ; taisez-vous, barbares ; souffrez, anthropophages ; cessez de vous plaindre, Scythes ; fermez les yeux, Polyphèmes meurtriers, lions dévorants » et d’autres noms semblables dont on écorchait les oreilles des deux malheureux, maître et valet.

Sancho se disait à lui-même :

« Nous des torticolis ! nous des barbiers ; des mange-trop de fromage ! Voilà des noms qui ne me contentent guère. Un mauvais vent souffle, et tous les maux viennent ensemble, comme au chien les coups de bâton ; et plaise à Dieu que ce soit par des coups de bâton que finisse cette aventure, si menaçante de mésaventure ! »

Don Quichotte marchait tout interdit, sans pouvoir deviner, malgré les réflexions qui lui venaient en foule, ce que voulaient dire ces noms injurieux qu’on leur prodiguait. Ce qu’il en concluait, c’est qu’il fallait n’espérer aucun bien, et craindre beaucoup de mal. Ils arrivèrent enfin, vers une heure de la nuit, à un château que don Quichotte reconnut aussitôt pour être celui du duc, où il avait séjourné peu de jours auparavant.

« Sainte Vierge ! s’écria-t-il dès qu’il eut reconnu la demeure, que veut dire cela ? En cette maison tout est courtoisie, bon accueil, civilité ; mais, pour les vaincus, le bien se change en mal, et le mal en pire. »

Ils entrèrent dans la cour d’honneur du château, et la virent disposée d’une manière qui accrut leur surprise et redoubla leur frayeur, comme on le verra dans le chapitre suivant.


Chapitre LXIX

De la plus étrange et plus nouvelle aventure qui soit arrivée à don Quichotte dans tout le cours de cette grande histoire


Les cavaliers mirent pied à terre ; puis, avec l’aide des hommes de pied, enlevant brusquement dans leurs bras Sancho et don Quichotte, ils les portèrent dans la cour du château. Près de cent torches, fichées sur leurs supports, brûlaient alentour, et plus de cinq cents lampes éclairaient les galeries circulaires ; de façon que, malgré la nuit, qui était obscure, on ne s’apercevait point de l’absence du jour. Au milieu de la cour s’élevait un catafalque, à deux aunes du sol, tout couvert d’un immense dais de velours noir ; et, alentour, sur les gradins, brûlaient plus de cent cierges de cire blanche sur des chandeliers d’argent. Au-dessus du catafalque était étendu le cadavre d’une jeune fille, si belle que sa beauté rendait belle la mort même. Elle avait la tête posée sur un coussin de brocart, et couronnée d’une guirlande de diverses fleurs balsamiques. Ses mains, croisées sur sa poitrine, tenaient une branche triomphale de palmier. À l’un des côtés de la cour s’élevait une espèce de théâtre, et, sur deux sièges, deux personnages y étaient assis, lesquels, par les couronnes qu’ils avaient sur la tête et les sceptres qu’ils portaient à la main, se faisaient reconnaître pour des rois, soit véritables, soit supposés. Au pied de ce théâtre où l’on montait par quelques degrés, étaient deux autres sièges, sur lesquels les gardiens des prisonniers firent asseoir don Quichotte et Sancho, toujours sans mot dire, et leur faisant entendre par signes qu’ils eussent à se taire également. Mais, sans signes et sans menaces, ils se seraient bien tus, car l’étonnement où les jetait un tel spectacle leur paralysait la langue. En ce moment, et au milieu d’un nombreux cortège, deux personnages de distinction montèrent sur le théâtre. Ils furent aussitôt reconnus par don Quichotte pour ses deux hôtes, le duc et la duchesse, lesquels s’assirent sur deux riches fauteuils, auprès des deux rois couronnés.

Qui ne se serait émerveillé à la vue de si étranges objets, surtout si l’on ajoute que don Quichotte avait reconnu que le cadavre étendu sur le catafalque était celui de la belle Altisidore ? Quand le duc et la duchesse montèrent au théâtre, don Quichotte et Sancho leur firent une profonde révérence, à laquelle répondit le noble couple, en inclinant légèrement la tête. Un estafier parut alors, et, s’approchant de Sancho, lui jeta sur les épaules une longue robe de bouracan noir, toute bariolée de flammes peintes ; puis il lui ôta son chaperon, et lui mit sur la tête une longue mitre pointue, à la façon de celles que portent les condamnés du saint-office, en lui disant à l’oreille de ne pas desserrer les lèvres, sous peine d’avoir un bâillon ou d’être massacré sur place. Sancho se regardait du haut en bas, et se voyait tout en flammes ; mais, comme ces flammes ne le brûlaient point, il n’en faisait pas plus de cas que d’une obole. Il ôta la mitre, et vit qu’elle était chamarrée de diables en peinture ; il la remit aussitôt, en se disant tout bas :

« Bon ; du moins, ni celles-là ne me brûlent, ni ceux-ci ne m’emportent. »

Don Quichotte le regardait aussi ; et, bien que la frayeur suspendît l’usage de ses sens, il ne put s’empêcher de rire en voyant la figure de Sancho.

Alors commença à sortir de dessous le catafalque un agréable et doux concert de flûtes, qui, n’étant mêlé d’aucune voix humaine, car, en cet endroit, le silence même faisait silence, produisait un effet tendre et langoureux. Tout à coup parut, à côté du coussin qui soutenait le cadavre, un beau jeune homme vêtu à la romaine, lequel, au son d’une harpe dont il jouait lui-même, chanta les stances suivantes d’une voix suave et sonore :

« En attendant qu’Altisidore revienne à la vie, elle qu’a tuée la cruauté de don Quichotte ; en attendant que, dans la cour enchanteresse, les dames s’habillent de toile à sac, et que madame la duchesse habille ses duègnes de velours et de satin, je chanterai d’Altisidore la beauté et l’infortune sur une plus harmonieuse lyre que celle du chantre de Thrace.

« Je me figure même que cet office ne me regarde pas seulement pendant la vie ; avec la langue morte et froide dans la bouche, je pense répéter les louanges qui te sont dues. Mon âme, libre de son étroite enveloppe, sera conduite le long du Styx en te célébrant, et tes accents feront arrêter les eaux du fleuve d’oubli.[340] »

« Assez, dit en ce moment un des deux rois ; assez, chantre divin ; ce serait à ne finir jamais que de nous retracer à présent la mort et les attraits de la sans pareille Altisidore, qui n’est point morte comme le pense le monde ignorant, mais qui vit dans les mille langues de la Renommée, et dans les peines que devra souffrir, pour lui rendre la lumière, Sancho Panza, ici présent. Ainsi donc, ô Rhadamante, toi qui juges avec moi dans les sombres cavernes de Pluton, puisque tu sais tout ce qui est écrit dans les livres impénétrables pour que cette jeune fille revienne à la vie, déclare-le sur-le-champ, afin de ne pas nous priver plus longtemps du bonheur que nous attendons de son retour au monde. »

À peine Minos eut-il ainsi parlé, que Rhadamante, son compagnon, se leva et dit :

« Allons, sus, ministres domestiques de cette demeure, hauts et bas, grands et petits, accourez l’un après l’autre ; appliquez sur le visage de Sancho vingt-quatre croquignoles ; faites à ses bras douze pincenettes, et à ses reins six piqûres d’épingle ; c’est en cette cérémonie que consiste la guérison d’Altisidore. »

Quand Sancho entendit cela, il s’écria, sans se soucier de rompre le silence :

« Je jure Dieu que je me laisserai manier le visage et tortiller les chairs comme je me ferai Turc. Jour de Dieu ! qu’est-ce qu’a de commun ma peau avec la résurrection de cette donzelle ? Il paraît que l’appétit vient en mangeant. On enchante Dulcinée, et l’on me fouette pour la désenchanter. Voilà qu’Altisidore meurt du mal qu’il a plu à Dieu de lui envoyer, et, pour la ressusciter, il faut me donner vingt-quatre croquignoles, me cribler le corps à coups d’épingle et me pincer les bras jusqu’au sang ! À d’autres, cette farce-là ! Je suis un vieux renard, et ne m’en laisse pas conter.

– Tu mourras ! dit Rhadamante d’une voix formidable. Adoucis-toi, tigre ; humilie-toi, superbe Nemrod ; souffre et te tais, car on ne te demande rien d’impossible, et ne te mêle pas d’énumérer les difficultés de cette affaire. Tu dois recevoir les croquignoles, tu dois être criblé de coups d’épingle, tu dois gémir sous les pincenettes. Allons, dis-je, ministres des commandements, à l’ouvrage ; sinon, foi d’homme de bien, je vous ferai voir pourquoi vous êtes nés. »

Aussitôt on vit paraître et s’avancer dans la cour jusqu’à six duègnes, en procession l’une derrière l’autre, dont quatre avec des lunettes. Elles avaient toutes la main droite élevée en l’air avec quatre doigts de poignet hors de la manche, pour rendre les mains plus longues, selon la mode d’aujourd’hui. Sancho ne les eut pas plutôt vues, qu’il se mit à mugir comme un taureau.

« Non, s’écria-t-il, je pourrai bien me laisser manier et tortiller par tout le monde ; mais consentir qu’une duègne me touche, jamais ! Qu’on me griffe la figure comme les chats ont fait à mon maître dans ce même château, qu’on me traverse le corps avec des lames de dagues fourbies, qu’on me déchiquette les bras avec des tenailles de feu, je prendrai patience et j’obéirai à ces seigneurs ; mais que des duègnes me touchent ! je ne le souffrirai pas, dût le diable m’emporter. »

Alors don Quichotte rompit le silence, et dit à Sancho :

« Prends patience, mon fils, et fais plaisir à ces seigneurs. Rends même grâce au ciel de ce qu’il a mis une telle vertu dans ta personne, que, par ton martyre, tu désenchantes les enchantés et tu ressuscites les morts. »

Les duègnes étaient déjà près de Sancho. Persuadé et adouci, il s’arrangea bien sur sa chaise et tendit le menton à la première, qui lui donna une croquignole bien conditionnée, et lui fit ensuite une grande révérence.

« Moins de politesse, madame la duègne, dit Sancho, et moins de pommades aussi ; car vos mains sentent, pardieu, le vinaigre à la rose. »

Finalement, toutes les duègnes lui servirent les croquignoles, et d’autres gens de la maison lui pincèrent les bras. Mais ce qu’il ne put supporter, ce fut la piqûre des épingles. Il se leva de sa chaise, transporté, furieux, et, saisissant une torche allumée qui se trouvait près de lui, il fondit sur les duègnes et sur tous ses bourreaux en criant :

« Hors d’ici, ministres de l’enfer ! je ne suis pas de bronze, pour être insensible à de si épouvantables supplices ! »

En ce moment, Altisidore, qui devait se trouver fatiguée d’être restée si longtemps sur le dos, se tourna sur le côté. À cette vue, tous les assistants s’écrièrent à la fois : « Altisidore est en vie ! »

Rhadamante ordonna à Sancho de déposer sa colère, puisque le résultat qu’on se proposait était obtenu. Pour don Quichotte, dès qu’il vit remuer Altisidore, il alla se mettre à deux genoux devant Sancho.

« Voici le moment, lui dit-il, ô fils de mes entrailles, et non plus mon écuyer, voici le moment de te donner quelques-uns des coups de fouet que tu dois t’appliquer pour le désenchantement de Dulcinée. Voici le moment, dis-je, où ta vertu est juste à son point, avec toute l’efficacité d’opérer le bien qu’on attend de toi.

– Ceci, répondit Sancho, me semble plutôt malice sur malice que miel sur pain. Il ferait bon, ma foi, qu’après les croquignoles, les pincenettes et les coups d’épingle, vinssent maintenant les coups de fouet ! Il n’y a qu’une chose à faire, c’est de m’attacher une grosse pierre au cou, et de me jeter dans un puits, si, pour guérir les maux des autres, je dois toujours être le veau de la noce. Qu’on me laisse, au nom de Dieu, ou j’enverrai tout promener. »

Cependant Altisidore, du haut du catafalque, s’était mise sur son séant ; au même instant, les clairons sonnèrent, accompagnés des flûtes et des voix de tous les assistants, qui criaient : « Vive Altisidore ! vive Altisidore ! »

Le duc et la duchesse se levèrent, ainsi que les rois Minos et Rhadamante ; et tous ensemble, avec don Quichotte et Sancho, ils allèrent au-devant d’Altisidore pour la descendre du cercueil. Celle-ci, feignant de sortir d’un long évanouissement, fit la révérence à ses maîtres et aux deux rois ; puis, jetant sur don Quichotte un regard de travers, elle lui dit :

« Dieu te pardonne, insensible chevalier, puisque ta cruauté m’a fait aller dans l’autre monde, où je suis restée, à ce qu’il m’a semblé, plus de mille années. Quant à toi, ô le plus compatissant écuyer que renferme l’univers, je te remercie de la vie qui m’est rendue. Dispose, d’aujourd’hui à tout jamais, ô Sancho, de six de mes chemises que je te lègue pour que tu t’en fasses six à toi. Si elles ne sont pas toutes bien neuves, elles sont du moins toutes bien propres. »

Sancho, plein de reconnaissance, alla lui baiser les mains, tenant à la main sa mitre comme un bonnet, et les deux genoux en terre. Le duc ordonna qu’on lui ôtât cette mitre et cette robe brochée de flammes, et qu’on lui rendît son chaperon et son pourpoint. Alors Sancho supplia le duc de permettre qu’on lui laissât la robe et la mitre[341], disant qu’il voulait les emporter au pays, en signe et en mémoire de cette aventure surprenante. La duchesse répondit qu’elle les lui laisserait, puisqu’il n’ignorait pas combien elle était sa grande amie. Le duc ordonna qu’on débarrassât la cour de tout cet attirail, que chacun regagnât son appartement, et que l’on menât don Quichotte et Sancho à celui qu’ils connaissaient déjà.


Chapitre LXX

Qui suit le soixante-neuvième et traite de choses fort importantes pour l’intelligence de cette histoire


Sancho coucha cette nuit sur un lit de camp, dans la chambre même de don Quichotte, chose qu’il eût voulu éviter, car il savait bien qu’à force de demandes et de réponses son maître ne le laisserait pas dormir ; et pourtant il ne se sentait guère en disposition de parler beaucoup, car les douleurs des supplices passés le suppliciaient encore, et ne lui laissaient pas encore le libre usage de la langue. Aussi eût-il mieux aimé coucher tout seul sous une hutte de berger qu’en compagnie dans ce riche appartement.

Sa crainte était si légitime, et ses soupçons si bien fondés, qu’à peine au lit, son seigneur l’appela.

« Que te semble, Sancho, lui dit-il, de l’aventure de cette nuit ? Grande et puissante doit être la force du désespoir amoureux, puisque tu as vu de tes propres yeux Altisidore morte et tuée non par d’autre flèche, ni par d’autre glaive, ni par d’autre machine de guerre, ni par d’autre poison meurtrier, que la seule considération de la rigueur et du dédain que je lui ai toujours témoignés.

– Qu’elle fût morte, à la bonne heure, répondit Sancho, quand et comme il lui aurait plu, et qu’elle m’eût laissé tranquille, car je ne l’ai ni enflammée ni dédaignée en toute ma vie. Je ne sais vraiment et ne peux penser, je le répète, ce que la guérison de cette Altisidore, fille plus capricieuse que sensée, a de commun avec les martyres de Sancho Panza. C’est maintenant que je finis par reconnaître clairement qu’il y a des enchanteurs et des enchantements dans ce monde, desquels Dieu me délivre, puisque je ne sais pas m’en délivrer. Avec tout cela, je supplie Votre Grâce de me laisser dormir, et de ne pas me questionner davantage, si vous ne voulez que je me jette d’une fenêtre en bas.

– Dors, ami Sancho, reprit don Quichotte, si toutefois la douleur des coups d’épingle, des pincenettes et des croquignoles te le permet.

– Aucune douleur, répliqua Sancho, n’approche de l’affront des croquignoles, par la seule raison que ce sont des duègnes (fussent-elles confondues !) qui me les ont données. Mais je supplie de nouveau Votre Grâce de me laisser dormir, car le sommeil est le soulagement des misères pour ceux qu’elles tiennent éveillés.

– Ainsi soit-il, dit don Quichotte, et que Dieu t’accompagne. »

Ils dormirent tous deux ; et, dans ce moment, l’envie prit à Cid Hamet, auteur de cette grande histoire, d’écrire et d’expliquer ce qui avait donné au duc et à la duchesse la fantaisie d’élever ce monument funéraire dont on vient de parler. Voici ce qu’il dit à ce sujet : le bachelier Samson Carrasco n’avait pas oublié comment le chevalier des Miroirs fut renversé et vaincu par don Quichotte, chute et défaite qui avaient bouleversé tous ses projets. Il voulut faire une nouvelle épreuve, espérant meilleure chance. Aussi, s’étant informé près du page qui avait porté la lettre et le présent à Thérèse Panza, femme de Sancho, de l’endroit où était don Quichotte, il chercha de nouvelles armes, prit un nouveau cheval, mit une blanche lune sur son écu, et fit porter l’armure par un mulet que menait un paysan, mais non Tomé Cécial, son ancien écuyer, afin de ne pas être reconnu par Sancho, ni par don Quichotte. Il arriva donc au château du duc, qui lui indiqua le chemin qu’avait pris don Quichotte, dans l’intention de se trouver aux joutes de Saragosse. Le duc lui raconta également les tours qu’on avait joués au chevalier, ainsi que l’invention du désenchantement de Dulcinée, qui devait s’opérer aux dépens du postérieur de Sancho. Enfin, il lui raconta l’espièglerie que Sancho avait fait à son maître, en lui faisant accroire que Dulcinée était enchantée et métamorphosée en paysanne, et comment la duchesse avait ensuite fait accroire à Sancho que c’était lui-même qui se trompait, et que Dulcinée était enchantée bien réellement. De tout cela, le bachelier rit beaucoup, et ne s’étonna pas moins, en considérant aussi bien la finesse et la simplicité de Sancho, que l’extrême degré qu’atteignait la folie de don Quichotte. Le duc le pria, s’il rencontrait le chevalier, qu’il le vainquît ou non, de repasser par son château, pour lui rendre compte de l’événement. Le bachelier s’y engagea. Il partit à la recherche de don Quichotte, ne le trouva point à Sarragosse, passa outre jusqu’à Barcelone, où il lui arriva ce qui est rapporté précédemment. Il revint par le château du duc, et lui conta toute l’aventure, ainsi que les conditions de la bataille, ajoutant que don Quichotte, en bon chevalier errant, revenait déjà, pour tenir sa parole de se retirer une année dans son village, « temps pendant lequel, dit le bachelier, on pourra peut-être guérir sa folie. Voilà dans quelle intention j’ai fait toutes ces métamorphoses ; car c’est une chose digne de pitié qu’un hidalgo aussi éclairé que don Quichotte ait ainsi la tête à l’envers. » Sur cela, il prit congé du duc, et retourna dans son village y attendre don Quichotte, qui le suivait de près.

C’est de là que le duc prit occasion de faire ce nouveau tour au chevalier, tant il trouvait plaisir aux affaires de don Quichotte et de Sancho. Il fit occuper les chemins, près et loin du château, dans tous les endroits où il imaginait que pouvait passer don Quichotte, par un grand nombre de ses gens à pied et à cheval, afin que, de gré ou de force, on le remenât au château dès qu’on l’aurait trouvé. On le trouva, en effet, et l’on en prévint le duc, lequel, ayant tout fait préparer, donna l’ordre, aussitôt qu’il eut connaissance de son arrivée, d’allumer les torches et les lampes funèbres de la cour, et de placer Altisidore sur le catafalque, avec tous les apprêts qu’on a décrits, et qui étaient imités si bien au naturel, que de ces apprêts à la vérité il n’y avait pas grande différence. Cid Hamet dit en outre qu’à ses yeux les mystificateurs étaient aussi fous que les mystifiés, et que le duc et la duchesse n’étaient pas à deux doigts de paraître sots tous deux, puisqu’ils se donnaient tant de mouvement pour se moquer de deux sots ; lesquels, l’un dormant à plein somme, l’autre veillant à cervelle détraquée, furent surpris par le jour et l’envie de se lever ; car jamais, vainqueur ou vaincu, don Quichotte n’eût de goût pour la plume oisive.

Altisidore, qui, dans l’opinion du chevalier, était revenue de la mort à la vie, suivit l’humeur et la fantaisie de ses maîtres. Couronnée de la même guirlande qu’elle portait sur le tombeau, vêtue d’une tunique de taffetas blanc parsemée de fleurs d’or, les cheveux épars sur les épaules, et s’appuyant sur un bâton de noire ébène, elle entra tout à coup dans la chambre de don Quichotte. À son apparition, le chevalier, troublé et confus, s’enfonça presque tout entier sous les draps et les couvertures du lit, la langue muette, sans trouver à lui dire la moindre politesse. Altisidore s’assit sur une chaise, auprès de son chevet ; puis, après avoir poussé un gros soupir, elle lui dit d’une voix tendre et affaiblie :

« Quand les femmes de qualité et les modestes jeunes filles foulent aux pieds l’honneur, et permettent à leur langue de franchir tout obstacle, divulguant publiquement les secrets que leur cœur enferme, c’est qu’elles se trouvent en une cruelle extrémité. Moi, seigneur don Quichotte de la Manche, je suis une de ces femmes pressées et vaincues par l’amour ; mais toutefois, patiente et chaste à ce point, que, pour l’avoir trop été, mon âme a éclaté par mon silence, et j’ai perdu la vie. Il y a deux jours que la réflexion continuelle de la rigueur avec laquelle tu m’as traitée, ô insensible chevalier, plus dur à mes plaintes que le marbre[342], m’a fait tomber morte, ou du moins tenir pour telle par ceux qui m’ont vue. Et si l’Amour, prenant pitié de moi, n’eût mis le remède à mon mal dans les martyres de ce bon écuyer, je restais dans l’autre monde.

– Ma foi, reprit Sancho, l’Amour aurait bien dû le déposer dans ceux de mon âne ; je lui en saurais un gré infini. Mais, dites-moi, madame, et que le ciel vous accommode d’un amant plus traitable que mon maître ! qu’est-ce que vous avez vu dans l’autre monde ? qu’est-ce qu’il y a dans l’enfer ? car enfin, celui qui meurt désespéré doit forcément aller demeurer par là.

– Pour dire la vérité, répondit Altisidore, il faut que je ne sois pas morte tout à fait, puisque je ne suis pas entrée en enfer ; car, si j’y fusse entrée, je n’en serais plus sortie, l’eussé-je même voulu. La vérité est que je suis arrivée à la porte, où une douzaine de diables étaient à jouer à la paume, tous en chausses et en pourpoints, avec des collets à la wallone garnis de pointes de dentelle, et des revers de même étoffe qui leur servaient de manchettes, laissant passer quatre doigts du bras, pour rendre les mains plus longues. Ils tenaient des raquettes de feu, et, ce qui m’étonna le plus, ce fut de voir qu’ils se servaient, en guise de paumes, de livres enflés de vent et remplis de bourre, chose assurément merveilleuse et nouvelle. Mais ce qui m’étonna plus encore, ce fut de voir que, tandis qu’il est naturel aux joueurs de se réjouir quand ils gagnent et de s’attrister quand ils perdent, dans ce jeu-là, tous grognaient, tous grondaient, tous se maudissaient.

– Cela n’est pas étonnant, reprit Sancho ; car les diables, qu’ils jouent ou ne jouent pas, qu’ils perdent ou qu’ils gagnent, ne peuvent jamais être contents.

– C’est ce qui doit être, répondit Altisidore. Mais il y a une autre chose qui m’étonne aussi, je veux dire qui pour lors m’étonna. C’est qu’à la première volée, aucune paume ne restait sur pied, ni en état de servir une seconde fois. Aussi les livres neufs et vieux pleuvaient-ils à crier merveille. L’un d’eux, tout flambant neuf et fort bien relié, reçut une taloche qui lui arracha les entrailles et dispersa ses feuilles. « Vois quel est ce livre » dit un diable à l’autre ; et l’autre répondit : « C’est la Seconde partie de l’histoire de don Quichotte de la Manche, composée, non point par Cid Hamet, son premier auteur, mais par un Aragonais qui se dit natif de Tordésillas. – Ôtez-le d’ici, s’écria l’autre diable, et jetez-le dans les abîmes de l’enfer, pour que mes yeux ne le voient plus. – Il est donc bien mauvais ? répliqua l’autre. – Si mauvais, répondit le premier, que si, par exprès, je me mettais moi-même à en faire un pire, je n’en viendrais pas à bout. » Ils continuèrent leur jeu, pelotant avec d’autres livres ; et moi, pour avoir entendu nommer don Quichotte, que j’aime et chéris avec tant d’ardeur, je tâchai de bien me rappeler cette vision.

– Vision ce dut être en effet, dit don Quichotte, puisqu’il n’y a pas d’autre moi dans le monde. Cette histoire passe de main en main par ici ; mais elle ne s’arrête en aucune, car chacun lui donne du pied. Pour moi, je ne suis ni troublé ni fâché en apprenant que je me promène, comme un corps fantastique, par les ténèbres de l’abîme et par les clartés de la terre, car je ne suis pas du tout celui dont parle cette histoire. Si elle est bonne, fidèle et véritable, elle aura des siècles de vie ; mais si elle est mauvaise, de sa naissance à sa sépulture le chemin ne sera pas long. »

Altisidore allait continuer de se plaindre de don Quichotte, lorsque le chevalier la prévint.

« Je vous ai dit bien des fois, madame, lui dit-il, combien je déplore que vous ayez placé vos affections sur moi, car elles ne peuvent trouver en retour que de la gratitude au lieu de réciprocité. Je suis né pour appartenir à Dulcinée du Toboso ; et les destins, s’il y en a, m’ont formé et réservé pour elle. Croire qu’aucune autre beauté puisse usurper la place qu’elle occupe dans mon âme, c’est rêver l’impossible ; et, comme à l’impossible nul n’est tenu, ce langage doit vous désabuser assez pour que vous vous retiriez dans les limites de votre honnêteté. »

À ce propos, Altisidore parut s’émouvoir et se courroucer.

« Vive Dieu ! s’écria-t-elle, don merluche séchée, âme de mortier, noyau de pêche, plus dur et plus têtu qu’un vilain qu’on prie, si je vous saute à la figure, je vous arrache les yeux. Pensez-vous par hasard, don vaincu, don roué de coups de bâton, que je suis morte pour vous ? Tout ce que vous avez vu cette nuit est une comédie. Oh ! je ne suis pas femme à me laisser avoir mal au bout de l’ongle pour de semblables chameaux, bien loin de m’en laisser mourir.

– Pardieu, je le crois bien, interrompit Sancho ; quand on entend parler de mourir aux amoureux, c’est toujours pour rire. Ils le peuvent dire, à coup sûr ; mais le faire, que Judas les croie. »

Au milieu de cette conversation, entra le musicien, chanteur et poëte, qui avait chanté les deux strophes précédemment rapportées. Il fit un profond salut à don Quichotte et lui dit :

« Que Votre Grâce, seigneur chevalier, veuille bien me compter et me ranger au nombre de ses plus dévoués serviteurs ; car il y a bien des jours que je vous suis attaché, autant pour votre renommée que pour vos prouesses.

– Que Votre Grâce, reprit don Quichotte, veuille bien me dire qui elle est, afin que ma courtoisie réponde à ses mérites. »

Le jeune homme répliqua qu’il était le musicien et le panégyriste de la nuit passée.

« Assurément, reprit don Quichotte. Votre Grâce a une voix charmante ; mais ce que vous avez chanté n’était pas, il me semble, fort à propos. Car enfin, qu’ont de commun les stances de Garcilaso avec la mort de cette dame[343] ?

– Ne vous étonnez point de cela, répondit le musicien ; parmi les poëtes à la douzaine de ce temps-ci, il est de mode que chacun écrive ce qui lui plaît, et vole ce qui lui convient, que ce soit à l’endroit ou à l’envers de son intention, et nulle sottise ne se chante ou ne s’écrit, qu’on ne l’attribue à licence poétique. »

Don Quichotte allait répondre ; mais il en fut empêché par la vue du duc et de la duchesse, qui venaient lui rendre visite.

Une longue et douce conversation s’engagea, pendant laquelle Sancho lança tant de saillies et débita tant de malices, que le duc et la duchesse restèrent de nouveau dans l’admiration d’une finesse si piquante unie à tant de simplicité.

Don Quichotte les supplia de lui permettre de partir ce jour même, ajoutant qu’aux chevaliers vaincus, comme il l’était, il convenait mieux d’habiter une étable à cochons que des palais royaux ; ses hôtes lui donnèrent congé de bonne grâce, et la duchesse lui demanda s’il ne gardait pas rancune à Altisidore.

« Madame, répondit-il, Votre Grâce peut être certaine que tout le mal de cette jeune fille naît d’oisiveté, et que le remède est une occupation honnête et continuelle. Elle vient de me dire qu’on porte de la dentelle en enfer ; puisqu’elle sait sans doute faire cet ouvrage, qu’elle ne le quitte pas un moment ; tant que ses doigts seront occupés à agiter les fuseaux, l’image ou les images des objets qu’elle aime ne s’agiteront pas dans son imagination. Voilà la vérité, voilà mon opinion, et voilà mon conseil.

– C’est aussi le mien, ajouta Sancho ; car de ma vie je n’ai vu une ouvrière en dentelle mourir d’amour. Les filles bien occupées songent plutôt à finir leur tâche qu’elles ne pensent à leurs amourettes. J’en parle par moi-même ; car, quand je suis à piocher les champs, je ne me souviens plus de ma ménagère, je veux dire de ma Thérèse Panza, que j’aime pourtant comme les cils de mes yeux.

– Vous dites fort bien, Sancho, reprit la duchesse ; et je ferai en sorte que dorénavant mon Altisidore s’occupe à des travaux d’aiguille, où elle réussit à merveille.

– C’est inutile, madame, repartit Altisidore ; et il n’est pas besoin d’employer ce remède. La considération des cruautés dont m’a payée ce malandrin vagabond me l’effacera bien du souvenir, sans aucune autre subtilité ; et, avec la permission de Votre Grandeur, je veux m’éloigner d’ici, pour ne pas voir plus longtemps devant mes yeux, je ne dirai pas sa triste figure, mais sa laide et abominable carcasse.

– Cela ressemble, reprit le duc, à ce qu’on a coutume de dire, que celui qui dit des injures est tout près de pardonner. »

Altisidore fit semblant d’essuyer ses larmes avec un mouchoir ; et, faisant la révérence à ses maîtres, elle sortit de l’appartement.

« Pauvre fille, dit Sancho, tu as ce que tu mérites pour t’être adressée à une âme sèche comme jonc, à un cœur dur comme pierre ! Pardieu, si tu fusses venue à moi, tu aurais entendu chanter un autre coq. »

La conversation finie, don Quichotte s’habilla, dîna avec ses hôtes, et partit au sortir de table.


Chapitre LXXI

De ce qui arriva à don Quichotte et à son écuyer Sancho retournant à leur village


Le vaincu et vagabond don Quichotte s’en allait tout pensif d’une part, et tout joyeux de l’autre. Ce qui causait sa tristesse, c’était sa défaite ; ce qui causait sa joie, c’était la considération de la vertu merveilleuse que possédait Sancho, telle qu’il l’avait montrée par la résurrection d’Altisidore. Cependant il avait bien scrupule à se persuader que l’amoureuse demoiselle fût morte tout de bon.

Quant à Sancho, il marchait sans la moindre gaieté, et ce qui l’attristait, c’était de voir qu’Altisidore n’avait pas rempli sa promesse de lui donner la demi-douzaine de chemises. Pensant et repensant à cela, il dit à son maître :

« En vérité, seigneur, il faut que je sois le plus malheureux médecin qu’on puisse rencontrer dans le monde ; car il y en a qui, après avoir tué le malade qu’ils soignent, veulent encore être payés de leur peine, laquelle n’est autre que de signer une ordonnance de quelque médecine, qu’ils ne font pas même, mais bien l’apothicaire, et tant pis pour les pauvres dupes ; tandis que moi, à qui la santé des autres coûte des pincenettes, des croquignoles, des coups d’épingle et des coups de fouet, on ne me donne pas une obole. Eh bien ! je jure Dieu que, si l’on amène en mes mains un autre malade, il faudra me les graisser avant que je le guérisse ; car enfin, de ce qu’il chante l’abbé s’alimente, et je ne puis croire que le ciel m’ait donné la vertu que je possède pour que je la communique aux autres sans en tirer patte ou aile.

– Tu as raison, ami Sancho, répondit don Quichotte, et c’est très-mal fait à Altisidore de ne t’avoir pas donné les chemises annoncées. Bien que ta vertu te soit gratis data, car elle ne t’a coûté aucune étude, cependant endurer le martyre sur ta personne, c’est pis qu’étudier. Quant à moi, je puis dire que, si tu voulais une paye pour les coups de fouet du déchantement de Dulcinée, je te la donnerais aussi bonne que possible. Mais je ne sais trop si la guérison suivrait le salaire, et je ne voudrais pas empêcher par la récompense l’effet du remède. Après tout, il me semble qu’on ne risque rien de l’essayer. Vois, Sancho, ce que tu exiges, et fouette-toi bien vite ; puis tu te payeras comptant et de tes propres mains, puisque tu as de l’argent à moi. »

À cette proposition, Sancho ouvrit d’une aune les yeux et les oreilles, et consentit, dans le fond de son cœur, à se fouetter très-volontiers.

« Allons, seigneur, dit-il à son maître, je veux bien me disposer à faire plaisir à Votre Grâce en ce qu’elle désire, puisque j’y trouve mon profit. C’est l’amour que je porte à mes enfants et à ma femme qui me fait paraître intéressé. Dites-moi maintenant ce que vous me donnerez pour chaque coup de fouet que je me donnerai.

– Si je devais te payer, ô Sancho, répondit don Quichotte, suivant la grandeur et la qualité du mal auquel tu remédies, ni le trésor de Venise ni les mines du Potosi ne suffiraient pour te payer convenablement. Mais prends mesure sur ce que tu portes dans ma bourse, et mets toi-même le prix à chaque coup de fouet.

– Les coups de fouet, répondit Sancho, sont au nombre de trois mille trois cents et tant. Je m’en suis déjà donné jusqu’à cinq ; reste le surplus. Que ces cinq fassent les et tant, et comptons les trois mille trois cents tout ronds. À un cuartillo[344] la pièce, et je ne prendrais pas moins pour rien au monde, cela fait trois mille trois cents cuartillos, qui font, pour les trois mille, quinze cents demi-réaux, qui font sept cent cinquante réaux et, pour les trois cents, cent cinquante demi-réaux, qui font soixante-quinze réaux, lesquels ajoutés aux sept cent cinquante, font en tout huit cent vingt-cinq réaux. Je défalquerai cette somme de celle que j’ai à Votre Grâce, et je rentrerai dans ma maison riche et content, quoique bien fouetté et bien sanglé, car on ne prend pas de truites…[345] et je ne dis rien de plus.

– Ô Sancho béni ! ô aimable Sancho ! s’écria don Quichotte, combien nous allons être obligés, Dulcinée et moi, à te servir tous les jours que le ciel nous accordera de vie ! Si elle reprend son ancien être, et il est impossible qu’elle ne le reprenne pas, son malheur aura été son bonheur, et ma défaite heureux triomphe. Allons, Sancho, vois un peu quand tu veux commencer la discipline. Pour que tu l’abréges, j’ajoute encore cent réaux.

– Quand ? répliqua Sancho ; cette nuit même. Tâchez que nous la passions en rase campagne et à ciel ouvert ; alors je m’ouvrirai la peau. »

La nuit vint, cette nuit attendue par don Quichotte avec la plus grande anxiété du monde ; car il lui semblait que les roues du char d’Apollon s’étaient brisées, et que le jour s’allongeait plus que de coutume, précisément comme il arrive aux amoureux, qui ne règlent jamais bien le compte de leurs désirs.

Enfin le chevalier et l’écuyer gagnèrent un bosquet d’arbres touffus, un peu à l’écart du chemin, et là, laissant vide la selle de Rossinante et le bât du grison, ils s’étendirent sur l’herbe verte et soupèrent des provisions de Sancho. Celui-ci, ayant fait, avec le licou et la sangle de son âne, une puissante et flexible discipline, se retira à vingt pas environ de don Quichotte, au milieu de quelques hêtres.

En le voyant aller avec tant de courage et de résolution, son maître lui dit :

« Prends garde, ami, de ne pas te mettre en pièces ; arrange-toi de façon qu’un coup attende l’autre, et ne te presse pas tellement d’arriver au bout de la carrière que l’haleine te manque au milieu ; je veux dire, ne te frappe pas si fort que la vie t’échappe avant d’atteindre le nombre voulu. Afin que tu ne perdes pas la partie pour un point de plus ou de moins, je me charge de compter d’ici, sur les grains de mon chapelet, les coups que tu te donneras ; et que le ciel te favorise autant que le mérite ta bonne intention.

– Le bon payeur n’est pas embarrassé de ses gages, répondit Sancho ; je pense m’étriller de façon que, sans me tuer, il m’en cuise. C’est en cela que doit consister l’essence de ce miracle. »

Aussitôt il se déshabilla de la ceinture au haut du corps ; puis, empoignant le cordeau, il commença à se fustiger, et don Quichotte à compter les coups. Sancho s’en était à peine donné six ou huit, que la plaisanterie lui parut un peu lourde et le prix un peu léger.

Il s’arrêta, et dit à son maître qu’il appelait du marché pour cause de tromperie, parce que des coups de fouet de cette espèce méritaient d’être payés un demi-réal pièce, et non un cuartillo.

« Continue, ami Sancho, répondit don Quichotte ; et ne perds pas courage ; je double le montant du prix.

– De cette façon, reprit Sancho, à la grâce de Dieu, et pleuvent les coups de fouet. »

Mais le sournois cessa bien vite de se les donner sur les épaules. Il frappait sur les arbres, en poussant de temps en temps des soupirs tels qu’on aurait dit qu’à chacun d’eux il s’arrachait l’âme. Don Quichotte, attendri, craignant d’ailleurs qu’il n’y laissât la vie et que l’imprudence de Sancho ne vînt à tout perdre, lui dit alors :

« Au nom du ciel, ami, laisses-en là cette affaire ; le remède me semble bien âpre, et il sera bon de donner du temps au temps. On n’a pas pris Zamora en une heure.[346] Tu t’es appliqué déjà, si je n’ai pas mal compté, plus de mille coups de fouet ; c’est assez pour à présent ; car l’âne, en parlant à la grosse manière, souffre la charge, mais non la surcharge.

– Non, non, seigneur, répondit Sancho ; on ne dira pas de moi : Gages payés, bras cassés. Que Votre Grâce s’éloigne encore un peu, et me laisse m’appliquer mille autres coups seulement. Avec deux assauts comme celui-là, l’affaire sera faite, et il nous restera des morceaux de la pièce.

– Puisque tu te trouves en si bonne disposition, reprit don Quichotte, que le ciel te bénisse ; donne-t’en à ton aise, je m’éloigne d’ici. »

Sancho reprit sa tâche avec tant d’énergie qu’il eut bientôt enlevé l’écorce à plusieurs arbres ; telle était la rigueur qu’il mettait à se flageller. Enfin, jetant un grand cri, et donnant un effroyable coup sur un hêtre :

« Ici, dit-il, mourra Samson, et avec lui tous autant qu’ils sont. »

Don Quichotte accourut bientôt au bruit de ce coup terrible et de cet accent lamentable ; et, saisissant le licou tressé qui servait de nerf de bœuf à Sancho, il lui dit :

« À Dieu ne plaise, ami Sancho, que pour mon plaisir tu perdes la vie qui doit servir à la subsistance de ta femme et de tes enfants. Que Dulcinée attende une meilleure conjoncture ; moi, je me tiendrai dans les limites d’une espérance prochaine, et j’attendrai que tu aies repris de nouvelles forces pour que cette affaire se termine au gré de tous.

– Puisque Votre Grâce, mon seigneur, le veut ainsi, répondit Sancho, à la bonne heure, j’y consens ; mais jetez-moi votre manteau sur les épaules, car je sue à grosses gouttes, et je ne voudrais pas m’enrhumer comme il arrive aux pénitents qui font pour la première fois usage de la discipline. »

Don Quichotte s’empressa de se dépouiller, et, demeurant en justaucorps, il couvrit bien Sancho, qui dormit jusqu’à ce que le soleil l’éveillât. Ils continuèrent ensuite leur chemin, et firent halte ce jour-là dans un village à trois lieues de distance.

Ils descendirent à une auberge que don Quichotte reconnut pour telle, et ne prit pas pour un château avec ses fossés, ses tours, ses herses et son pont-levis ; car, depuis qu’il avait été vaincu, ils discourait sur toute chose avec un jugement plus sain, comme on le verra désormais.

On le logea dans une salle basse, où pendaient à la fenêtre, en guise de rideaux, deux pièces de vieille serge peinte, selon la mode des villages.

Sur l’une était grossièrement retracé le rapt d’Hélène, quand l’hôte audacieux de Ménélas lui enleva son épouse. L’autre représentait l’histoire d’Énée et de Didon, celle-ci montée sur une haute tour, faisant, avec un drap de lit, des signes à l’amant fugitif qui se sauvait en pleine mer, sur une frégate ou un brigantin.

Le chevalier, examinant les deux histoires, remarqua qu’Hélène ne s’en allait pas de trop mauvais gré, car elle riait sous cape et en sournoise. Pour la belle Didon, ses yeux versaient des larmes grosses comme des noix.

Quand don Quichotte les eut bien regardées :

« Ces deux dames, dit-il, furent extrêmement malheureuses de n’être pas nées dans cet âge-ci, et moi, malheureux par-dessus tout de n’être pas né dans le leur, car enfin, si j’avais rencontré ces beaux messieurs, Troie n’eût pas été brûlée, ni Carthage détruite ; il m’aurait suffi de tuer Pâris pour éviter de si grandes calamités.

– Moi, je parierais, dit Sancho, qu’avant peu de temps d’ici il n’y aura pas de cabaret, d’hôtellerie, d’auberge, de boutique de barbier, où l’on ne trouve en peinture l’histoire de nos prouesses. Mais je voudrais qu’elles fussent peintes par un peintre de meilleure main que celui qui a barbouillé ces dames.

– Tu as raison, Sancho, reprit don Quichotte ; car, en effet, celui-ci ressemble à Orbanéja, un peintre qui demeurait à Ubéda, lequel, quand on lui demandait ce qu’il peignait : « Ce qui viendra » disait-il ; et si par hasard il peignait un coq, il écrivait au-dessous : « Ceci est un coq » afin qu’on ne le prît pas pour un renard. C’est de cette façon-là, Sancho, si je ne me trompe, que doit être le peintre ou l’écrivain (c’est tout un) qui a publié l’histoire du nouveau don Quichotte : il a peint ou écrit à la bonne aventure. Celui-ci ressemble encore à un poëte appelé Mauléon, qui était venu se présenter ces années passées à la cour. Il répondait sur-le-champ à toutes les questions qui lui étaient faites, et, quelqu’un lui demandant ce que voulait dire Deum de Deo, il répondit : « Donne d’en bas ou d’en haut[347] ». Mais laissons cela, et dis-moi, Sancho, dans le cas où tu voudrais te donner cette nuit une autre volée de coups de fouet, si tu veux que ce soit sous toiture de maison ou à la belle étoile.

– Pardi, seigneur, repartit Sancho, pour les coups que je pense me donner, autant vaut être dans la maison que dans les champs. Mais pourtant, je voudrais que ce fût entre des arbres ; il me semble qu’ils me tiennent compagnie, et qu’ils m’aident merveilleusement à supporter ma pénitence.

– Eh bien, ce ne sera ni l’un ni l’autre, ami Sancho, répondit don Quichotte ; afin que tu reprennes des forces, nous garderons la fin de la besogne pour notre village, où nous arriverons au plus tard après-demain.

– Faites comme il vous plaira, répliqua Sancho ; mais moi, je voudrais conclure cette affaire au plus tôt, quand le fer est chaud et la meule en train ; car dans le retard est souvent le péril ; faut prier Dieu et donner du maillet, et mieux vaut un tiens que deux tu l’auras, et mieux vaut le moineau dans la main que la grue qui vole au loin.

– Assez, Sancho, s’écria don Quichotte ; cesse tes proverbes, au nom d’un seul Dieu ; on dirait que tu reviens au sicut erat. Parle simplement, uniment, sans t’embrouiller et t’enchevêtrer, comme je te l’ai dit mainte et mainte fois. Tu verras que tu t’en trouveras bien.

– Je ne sais quelle malédiction pèse sur moi, répondit Sancho ; je ne peux dire une raison sans un proverbe, ni un proverbe qui ne me semble une raison. Mais je m’en corrigerai si j’en puis venir à bout. »

Et leur entretien finit là.


Chapitre LXXII

Comment don Quichotte et Sancho arrivèrent à leur village


Tout ce jour-là, don Quichotte et Sancho restèrent dans cette auberge de village, attendant la nuit, l’un pour achever sa pénitence en rase campagne, l’autre pour en voir la fin, qui devait être aussi celle de ses désirs. Cependant il arriva devant la porte de l’auberge un voyageur à cheval, suivi de trois ou quatre domestiques, l’un desquels, s’adressant à celui qui semblait leur maître :

« Votre Grâce, lui dit-il, seigneur don Alvaro Tarfé peut fort bien passer la sieste ici ; la maison paraît propre et fraîche. »

Don Quichotte, entendant cela, dit à Sancho :

« Écoute, Sancho, quand je feuilletai ce livre de la seconde partie de mon histoire, il me semble que j’y rencontrai en passant ce nom de don Alvaro Tarfé.

– Cela peut bien être, répondit Sancho ; laissons-le mettre pied à terre, ensuite nous le questionnerons. »

Le gentilhomme descendit de cheval, et l’hôtesse lui donna, en face de la chambre de don Quichotte, une salle basse, meublée d’autres serges peintes comme celles qui décoraient l’appartement de notre chevalier. Le nouveau venu se mit en costume d’été ; et, sortant sous le portail de l’auberge, qui était spacieux et frais, il y trouva don Quichotte se promenant de long en large.

« Peut-on savoir quel chemin suit Votre Grâce, seigneur gentilhomme ? lui demanda-t-il.

– Je vais, répondit don Quichotte, à un village près d’ici, dont je suis natif, et où je demeure. Et Votre Grâce, où va-t-elle ?

– Moi, seigneur, répondit le cavalier, je vais à Grenade, ma patrie.

– Bonne patrie, répliqua don Quichotte ; mais Votre Grâce voudrait-elle bien, par courtoisie, me dire son nom ? Je crois qu’il m’importe de le savoir plus que je ne pourrais le dire.

– Mon nom, répondit le voyageur, est don Alvaro Tarfé.

– Sans aucun doute, répliqua don Quichotte, je pense que Votre Grâce est ce même don Alvaro Tarfé qui figure dans la seconde partie de l’histoire de don Quichotte de la Manche, récemment imprimée et livrée à la lumière du monde par un auteur moderne.

– Je suis lui-même, répondit le gentilhomme, et ce don Quichotte, principal personnage de cette histoire, fut mon ami intime. C’est moi qui le tirai de son pays, ou du moins qui l’engageai à venir à des joutes qui se faisaient à Saragosse, où j’allais moi-même. Et vraiment, vraiment, je lui ai rendu bien des services, et je l’ai empêché d’avoir les épaules flagellées par le bourreau, pour avoir été un peu trop hardi.[348]

– Dites-moi, seigneur don Alvaro, reprit don Quichotte, est-ce que je ressemble en quelque chose à ce don Quichotte dont parle Votre Grâce ?

– Non, certes, répondit le voyageur, en aucune façon.

– Et ce don Quichotte, ajouta le nôtre, n’avait-il pas avec lui un écuyer appelé Sancho Panza ?

– Oui, sans doute, répliqua don Alvaro ; mais, quoiqu’il eût la réputation d’être amusant et facétieux, je ne lui ai jamais ouï dire une plaisanterie qui fût plaisante.

– Je le crois ma foi bien ! s’écria Sancho ; plaisanter comme il faut n’est pas donné à tout le monde ; et ce Sancho dont parle Votre Grâce, seigneur gentilhomme, doit être quelque grandissime vaurien, bête et voleur tout à la fois. Le véritable Sancho, c’est moi ; et j’ai plus de facéties à votre service que s’il en pleuvait ; sinon, que Votre Grâce en fasse l’expérience. Venez-vous-en derrière moi, pour le moins une année, et vous verrez comme elles me tombent de la bouche à chaque pas, si dru et si menu que, sans savoir le plus souvent ce que je dis, je fais rire tous ceux qui m’écoutent.[349] Quant au véritable don Quichotte de la Manche, le fameux, le vaillant, le discret, l’amoureux, le défenseur de torts, le tuteur d’orphelins, le défenseur des veuves, le tuteur de demoiselles, celui qui a pour unique dame la sans pareille Dulcinée du Toboso, c’est ce seigneur que voilà, c’est mon maître. Tout autre don Quichotte et tout autre Sancho ne sont que pour la frime, ne sont que des rêves en l’air.

– Pardieu ! je le crois bien, répondit don Alvaro, car vous avez dit plus de bons mots, mon ami, en quatre paroles que vous avez dites, que l’autre Sancho Panza en tous les discours que je lui ai ouï tenir, et le nombre en est grand. Il sentait plus le glouton que le beau parleur, et le niais que le bon plaisant ; et je suis fondé à croire que les enchanteurs qui persécutent don Quichotte le bon ont voulu me persécuter, moi, avec don Quichotte le mauvais. Mais vraiment, je ne sais que dire ; car j’oserais bien jurer que je laisse celui-ci enfermé dans l’hôpital des fous, à Tolède, pour qu’on l’y guérisse ; et voilà que tout à coup il survient ici un autre don Quichotte, quoique bien différent du mien.

– Je ne sais, reprit don Quichotte, si je puis m’appeler bon, mais je puis dire au moins que je ne suis pas le mauvais. Pour preuve de ce que j’avance, je veux, seigneur don Alvaro Tarfé, que Votre Grâce sache une chose : c’est qu’en tous les jours de ma vie je n’ai pas mis le pied à Saragosse. Au contraire, pour avoir ouï dire que ce don Quichotte fantastique s’était trouvé aux joutes de cette ville, je ne voulus pas y entrer, afin de lui donner un démenti à la barbe du monde. Aussi je gagnai tout droit Barcelone, ville unique par l’emplacement et par la beauté, archive de la courtoisie, refuge des étrangers, hôpital des pauvres, patrie des braves, vengeance des offenses, et correspondance aimable d’amitiés fidèles. Bien que les événements qui m’y sont arrivés ne soient pas d’agréables souvenirs, mais, au contraire, de cuisants regrets, je les supporte sans regret pourtant, et seulement pour avoir joui de sa vue. Enfin, seigneur don Alvaro Tarfé, je suis don Quichotte de la Manche, celui dont parle la renommée, et non ce misérable qui a voulu usurper mon nom et se faire honneur de mes pensées. Je supplie donc Votre Grâce, au nom de ses devoirs de gentilhomme, de vouloir bien faire une déclaration devant l’alcalde de ce village, constatant que Votre Grâce ne m’avait vu de sa vie jusqu’à présent, que je ne suis pas le don Quichotte imprimé dans la seconde partie, et que ce Sancho Panza, mon écuyer, n’est pas davantage celui que Votre Grâce a connu.

– Très-volontiers, répondit don Alvaro ; mais, vraiment, c’est à tomber de surprise que de voir en même temps deux don Quichotte et deux Sancho Panza, aussi semblables par les noms que différents par les actes. Oui, je répète et soutiens que je n’ai pas vu ce que j’ai vu, et qu’il ne m’est point arrivé ce qui m’est arrivé.

– Sans doute, reprit Sancho, que Votre Grâce est enchantée comme madame Dulcinée du Toboso ; et plût au ciel que votre désenchantement consistât à me donner trois autres mille et tant de coups de fouet, comme je me les donne pour elle ! je me les donnerais vraiment sans aucun intérêt.

– Je n’entends pas ce que vous voulez dire par les coups de fouet, répondit don Alvaro.

– Oh ! ce serait trop long à conter maintenant, répliqua Sancho ; mais, plus tard, je vous conterai la chose, si par hasard nous suivons le même chemin. »

En causant ainsi, et l’heure du dîner étant venue, don Quichotte et don Alvaro se mirent ensemble à table. L’alcalde du pays vint à entrer par hasard dans l’auberge avec un greffier. Don Quichotte lui exposa, dans une pétition en forme, comme quoi il convenait à ses droits et intérêts que don Alvaro Tarfé, ce gentilhomme qui se trouvait présent, fît devant Sa Grâce la déclaration qu’il ne connaissait point don Quichotte de la Manche, également présent, et que ce n’était pas celui qui figurait imprimé dans une histoire intitulée : Seconde partie de don Quichotte de la Manche, composée par un certain Avellanéda, natif de Tordésillas. Enfin, l’alcalde procéda judiciairement. La déclaration se fit dans toutes les règles et avec toutes les formalités requises en pareil cas ; ce qui réjouit fort don Quichotte et Sancho ; comme si une telle déclaration leur eût importé beaucoup, comme si leurs œuvres et leurs paroles n’eussent pas clairement montré la différence des deux don Quichotte et des deux Sancho Panza.

Une foule de politesses et d’offres de service furent échangées entre don Alvaro et don Quichotte, dans lesquelles l’illustre Manchois montra si bien son esprit et sa discrétion, qu’il acheva de désabuser don Alvaro Tarfé, et que celui-ci finit par croire qu’il était enchanté réellement, puisqu’il touchait du doigt deux don Quichotte si opposés. Le tantôt venu, ils partirent ensemble de leur gîte, et trouvèrent, à une demi-lieue environ, deux chemins qui s’écartaient, dont l’un menait au village de don Quichotte, tandis que l’autre était celui que devait prendre don Alvaro. Pendant cette courte promenade, don Quichotte lui avait conté la disgrâce de sa défaite, ainsi que l’enchantement de Dulcinée et le remède indiqué par Merlin. Tout cela jeta dans une nouvelle surprise don Alvaro, lequel, ayant embrassé cordialement don Quichotte et Sancho, prit sa route, et les laissa suivre la leur.

Le chevalier passa cette nuit au milieu de quelques arbres, pour donner à Sancho l’occasion d’accomplir sa pénitence. Celui-ci l’accomplit en effet, et de la même manière que la nuit passée, aux dépens de l’écorce des hêtres beaucoup plus que de ses épaules, qu’il préserva si délicatement, que les coups de fouet n’auraient pu en faire envoler une mouche qui s’y fût posée. Le dupé don Quichotte ne perdit pas un seul point du compte, et trouva que les coups montaient, avec ceux de la nuit précédente, à trois mille vingt-neuf. Il paraît que le soleil s’était levé de grand matin pour voir le sacrifice ; mais, dès que la lumière parut, maître et valet continuèrent leur chemin, s’entretenant ensemble de l’erreur d’où ils avaient tiré don Alvaro, et s’applaudissant d’avoir pris sa déclaration devant la justice sous une forme si authentique.

Ce jour-là et la nuit suivante, ils cheminèrent sans qu’il leur arrivât rien qui mérite d’être raconté, si ce n’est pourtant que Sancho finit sa tâche ; ce qui remplit don Quichotte d’une joie si folle, qu’il attendait le jour pour voir s’il ne trouverait pas en chemin Dulcinée, sa dame, déjà désenchantée ; et, le long de la route, il ne rencontrait pas une femme qu’il n’allât bien vite reconnaître si ce n’était pas Dulcinée du Toboso ; car il tenait pour infaillibles les promesses de Merlin.

Dans ces pensées et ces désirs, ils montèrent une colline du haut de laquelle ils découvrirent leur village. À cette vue, Sancho se mit à genoux et s’écria :

« Ouvre les yeux, patrie désirée, et vois revenir à toi Sancho Panza, ton fils, sinon bien riche, au moins bien étrillé. Ouvre les bras, et reçois aussi ton fils don Quichotte, lequel, s’il revient vaincu par la main d’autrui, revient vainqueur de lui-même ; ce qui est, à ce qu’il m’a dit, la plus grande victoire qui se puisse remporter. Mais j’apporte de l’argent ; car, si l’on me donnait de bons coups de fouet, je me tenais d’aplomb sur ma monture.[350]

– Laisse là ces sottises, dit don Quichotte, et préparons-nous à entrer du pied droit dans notre village, où nous lâcherons la bride à nos fantaisies pour tracer le plan de la vie pastorale que nous pensons mener. »

Cela dit, ils descendirent la colline, et gagnèrent le pays.


Chapitre LXXIII

Des présages qui frappèrent don Quichotte à l’entrée de son village, ainsi que d’autres événements qui décorent et rehaussent cette grande histoire


À l’entrée du pays, suivant ce que rapporte Cid Hamet, don Quichotte vit sur les aires[351] deux petits garçons qui se querellaient ; et l’un d’eux dit à l’autre : « Tu as beau faire, Périquillo, tu ne la reverras plus ni de ta vie ni de tes jours. »

Don Quichotte entendit ce propos.

« Ami, dit-il à Sancho, prends-tu garde à ce que dit ce petit garçon : « Tu ne la reverras plus ni de ta vie ni de tes jours ? »

– Eh bien ! répondit Sancho, qu’importe que ce petit garçon ait dit cela ?

– Comment ! reprit don Quichotte, ne vois-tu pas qu’en appliquant cette parole à ma situation, elle signifie que je ne reverrai plus Dulcinée ? »

Sancho voulait répliquer, mais il en fut empêché par la vue d’un lièvre qui venait en fuyant à travers la campagne, poursuivi par une meute de lévriers. La pauvre bête, tout épouvantée, vint se réfugier et se blottir sous les pieds du grison.

Sancho prit le lièvre à la main et le présenta à don Quichotte, qui ne cessait de répéter :

« Malum signum, malum signum. Un lièvre fuit, des lévriers le poursuivent ; c’en est fait, Dulcinée ne paraîtra plus.

– Vous êtes vraiment étrange, dit Sancho ; supposons que ce lièvre soit Dulcinée du Toboso, et ces lévriers qui le poursuivent les enchanteurs malandrins qui l’ont changée en paysanne ; elle fuit, je l’attrape, et la remets au pouvoir de Votre Grâce, qui la tient dans ses bras et la caresse à son aise. Quel mauvais signe est-ce là ? et quel mauvais présage peut-on tirer d’ici ? »

Les deux petits querelleurs s’approchèrent pour voir le lièvre, et Sancho leur demanda pourquoi ils se disputaient. Ils répondirent que celui qui avait dit : « Tu ne la reverras plus de ta vie » avait pris à l’autre une petite cage à grillons qu’il pensait bien ne jamais lui rendre. Sancho tira de sa poche une pièce de six blancs, et la donna au petit garçon pour sa cage, qu’il mit dans les mains de don Quichotte en disant :

« Allons, Seigneur, voilà ces mauvais présages rompus et détruits ; et ils n’ont pas plus de rapport avec nos affaires, à ce que j’imagine, tout sot que je suis, que les nuages de l’an passé. Si j’ai bonne mémoire, j’ai ouï dire au curé de notre village que ce n’est pas d’une personne chrétienne et éclairée de faire attention à ces enfantillages ; et Votre Grâce m’a dit la même chose ces jours passés, en me faisant comprendre que tous ces chrétiens qui regardent aux présages ne sont que des imbéciles. Il ne faut pas appuyer le pied là-dessus ; passons outre et entrons dans le pays. »

Les chasseurs arrivèrent, demandèrent leur lièvre, que don Quichotte rendit ; puis le chevalier se remit en marche et rencontra, à l’entrée du village, le curé et le bachelier Carrasco, qui se promenaient dans un petit pré en récitant leur bréviaire. Or, il faut savoir que Sancho Panza avait jeté sur le grison, par-dessus le paquet des armes, et pour lui servir de caparaçon, la tunique en bouracan parsemée de flammes peintes dont on l’avait affublé dans le château du duc, la nuit où Altisidore ressuscita ; il avait aussi posé la mitre pointue sur la tête de l’âne, ce qui faisait la plus étrange métamorphose et le plus singulier accoutrement où jamais baudet se fût vu dans le monde. Les deux aventuriers furent aussitôt reconnus par le curé et le bachelier, qui accoururent à eux les bras ouverts. Don Quichotte mit pied à terre, et embrassa étroitement ses deux amis. Les polissons du village, qui sont des lynx dont on ne peut se débarrasser, aperçurent de loin la mitre du grison, et, accourant le voir, ils se disaient les uns aux autres :

« Holà ! enfants, holà ! hé ! venez voir l’âne de Sancho Panza, plus galant que Mingo Revulgo[352], et la bête de don Quichotte, plus maigre aujourd’hui que le premier jour ! »

Finalement, entourés de ces polissons et accompagnés du curé et de Carrasco, ils entrèrent dans le pays et furent tout droit à la maison de don Quichotte, où ils trouvèrent sur la porte la gouvernante et la nièce, auxquelles était parvenue déjà la nouvelle de leur arrivée. On avait, ni plus ni moins, donné la même nouvelle à Thérèse Panza, femme de Sancho, laquelle, échevelée et demi-nue, traînant par la main Sanchica sa fille, accourut au-devant de son mari. Mais, ne le voyant point paré et attifé comme elle pensait que devait être un gouverneur, elle s’écria :

« Eh ! mari, comme vous voilà fait ! il me semble que vous venez à pied, comme un chien, et les pattes enflées. Vous avez plutôt la mine d’un mauvais sujet que d’un gouverneur.

– Tais-toi, Thérèse, répondit Sancho. Bien souvent, où il y a des crochets, il n’y a pas de lard pendu. Allons à la maison ; là tu entendras des merveilles. J’apporte de l’argent, ce qui est l’essentiel, gagné par mon industrie, et sans préjudice d’autrui.

– Apportez de l’argent, mon bon mari, repartit Thérèse, qu’il soit gagné par-ci ou par-là ; et, de quelque manière qu’il vous vienne, vous n’aurez pas fait mode nouvelle en ce monde. »

Sanchica sauta au cou de son père et lui demanda s’il apportait quelque chose ; car elle l’attendait, dit-elle, comme la pluie du mois de mai. Puis, le prenant d’un côté par sa ceinture de cuir, tandis que de l’autre sa femme le tenait sous le bras, et tirant l’âne par le licou, ils s’en allèrent tous trois à la maison, laissant don Quichotte dans la sienne, au pouvoir de sa gouvernante et de sa nièce, et en compagnie du curé et du bachelier.

Don Quichotte, sans attendre ni délai ni occasion, s’enferma sur-le-champ en tête-à-tête avec ses deux amis ; puis il leur conta succinctement sa défaite, et l’engagement qu’il avait pris de ne pas quitter son village d’une année, engagement qu’il pensait bien remplir au pied de la lettre, sans y déroger d’un atome, comme chevalier errant, obligé par les règles ponctuelles de la chevalerie errante. Il ajouta qu’il avait pensé à se faire berger pendant cette année, et à se distraire dans la solitude des champs, où il pourrait donner carrière et lâcher la bride à ses amoureuses pensées, tout en exerçant la vertueuse profession pastorale. Enfin, il les supplia, s’ils n’avaient pas beaucoup à faire, et si de plus graves occupations ne les en empêchaient, de vouloir bien être ses compagnons.

« J’achèterai, dit-il, un troupeau de brebis bien suffisant pour qu’on nous donne le nom de bergers ; et je dois vous apprendre que le principal de l’affaire est déjà fait, car je vous ai trouvé des noms qui vous iront comme faits au moule.

– Quels sont-ils ? demanda le curé.

– Moi, reprit don Quichotte, je m’appellerai le pasteur Quichotiz ; vous, seigneur bachelier, le pasteur Carrascon ; vous, seigneur curé, le pasteur Curiambro ; et Sancho Panza, le pasteur Panzino. »

Les deux amis tombèrent de leur haut en voyant la nouvelle folie de don Quichotte ; mais, dans la crainte qu’il ne se sauvât une autre fois du pays pour retourner à ses expéditions de chevalerie, espérant d’ailleurs qu’on pourrait le guérir dans le cours de cette année, ils souscrivirent à son nouveau projet, approuvèrent sa folle pensée comme très-raisonnable, et s’offrirent pour compagnons de ses exercices champêtres.

« Il y a plus, ajouta Samson Carrasco ; étant, comme le sait déjà le monde entier, très-célèbre poëte, je composerai à chaque pas des vers pastoraux, ou héroïques, ou comme la fantaisie m’en prendra, afin de passer le temps dans ces solitudes inhabitées, par lesquelles nous allons errer. Ce qui est le plus nécessaire, mes chers seigneurs, c’est que chacun choisisse le nom de la bergère qu’il pense célébrer dans ses poésies, et que nous ne laissions pas un arbre, si dur qu’il soit, sans y graver et couronner son nom, suivant l’usage immémorial des bergers amoureux.

– Voilà qui est à merveille ! répondit don Quichotte. Pour moi, je n’ai pas besoin de chercher le nom de quelque feinte bergère ; car voici la sans pareille Dulcinée du Toboso, gloire de ces rives, parure de ces prairies, orgueil de la beauté, fleur des grâces de l’esprit, et, finalement, personne accomplie, sur qui peut bien reposer toute louange, fût-elle hyperbole.

– Cela est vrai, dit le curé. Mais nous autres, nous chercherons par ici quelques petites bergerettes avenantes, qui nous aillent à la main, si ce n’est à l’âme.

– Et si elles viennent à manquer, ajouta Samson Carrasco, nous leur donnerons les noms de ces bergères imprimées et gravées dont tout l’univers est rempli, les Philis, Amaryllis, Dianes, Fléridas, Galatées, Bélisardes. Puisqu’on les vend au marché, nous pouvons bien les acheter aussi, et en faire les nôtres. Si ma dame, ou, pour mieux dire, ma bergère, s’appelle Anne, par hasard, je la chanterai sous le nom d’Anarda ; si elle se nomme Françoise, je l’appellerai Francénia ; Lucie, Lucinde, et ainsi du reste. Tout s’arrange de cette façon-là. Et Sancho Panza lui-même, s’il vient à entrer dans cette confrérie, pourra célébrer sa femme Thérèse sous le nom de Térésaïna[353]. »

Don Quichotte se mit à rire de l’application de ce nom ; et le curé, l’ayant comblé d’éloges pour l’honorable résolution qu’il avait prise, s’offrit de nouveau à lui faire compagnie tout le temps que lui laisseraient ses devoirs essentiels. Cela fait, les deux amis prirent congé du chevalier, en l’engageant et le priant de prendre bien soin de sa santé, sans rien ménager de ce qui lui fût bon.

Le sort voulut que la nièce et la gouvernante entendissent toute la conversation, et, dès que don Quichotte fut seul, elles entrèrent toutes deux auprès de lui.

« Qu’est-ce que ceci, seigneur oncle ? dit la nièce, quand nous pensions, la gouvernante et moi, que Votre Grâce venait se retirer dans sa maison pour y passer une vie tranquille et honnête, voilà que vous voulez vous fourrer dans de nouveaux labyrinthes, et vous faire pastoureau, toi qui t’en viens, pastoureau, toi qui t’en vas ! En vérité la paille d’orge est trop dure pour en faire des chalumeaux. »

La gouvernante s’empressa d’ajouter :

« Et comment Votre Grâce pourra-t-elle passer dans les champs les siestes d’été et les nuits d’hiver, et entendre le hurlement des loups ? Par ma foi, c’est un métier d’hommes robustes, endurcis, élevés à ce travail dès les langes et le maillot. Mal pour mal, il vaut encore mieux être chevalier errant que berger. Tenez, seigneur, prenez mon conseil ; je ne le donne pas repue de pain et de vin, mais à jeun, et avec les cinquante ans d’âge que j’ai sur la tête ; restez chez vous, réglez vos affaires, confessez-vous chaque semaine, faites l’aumône aux pauvres, et, sur mon âme, s’il vous en arrive mal…

– C’est bon, c’est bon, mes filles, leur répondit don Quichotte ; je sais fort bien ce que j’ai à faire. Menez-moi au lit, car il me semble que je ne suis pas très-bien portant ; et soyez certaines que, soit chevalier, soit berger errant, je ne cesserai pas de veiller à ce que rien ne vous manque, ainsi que vous le verrez à l’œuvre. »

Et les deux bonnes filles, nièce et gouvernante, le conduisirent à son lit, où elles lui donnèrent à manger et le choyèrent de leur mieux.


Chapitre LXXIV

Comment don Quichotte tomba malade, du testament qu’il fit, et de sa mort


Comme les choses humaines ne sont point éternelles, qu’elles vont toujours en déclinant de leur origine à leur fin dernière, spécialement les vies des hommes, et comme don Quichotte n’avait reçu du ciel aucun privilège pour arrêter le cours de la sienne, sa fin et son trépas arrivèrent quand il y pensait le moins. Soit par la mélancolie que lui causait le sentiment de sa défaite, soit par la disposition du ciel qui en ordonnait ainsi, il fut pris d’une fièvre obstinée, qui le retint au lit six jours entiers, pendant lesquels il fut visité mainte et mainte fois par le curé, le bachelier, le barbier, ses amis, ayant toujours à son chevet Sancho Panza, son fidèle écuyer. Ceux-ci, croyant que le regret d’avoir été vaincu et le chagrin de ne pas voir accomplir ses souhaits pour la délivrance et le désenchantement de Dulcinée le tenaient en cet état, essayaient de l’égayer par tous les moyens possibles.

« Allons, lui disait le bachelier, prenez courage, et levez-vous pour commencer la profession pastorale. J’ai déjà composé une églogue qui fera pâlir toutes celles de Sannazar[354] ; et j’ai acheté de mon propre argent, près d’un berger de Quintanar, deux fameux dogues pour garder le troupeau, l’un appelé Barcino[355], l’autre Butron. »

Avec tout cela, don Quichotte n’en restait pas moins plongé dans la tristesse. Ses amis appelèrent le médecin, qui lui tâta le pouls, n’en fut pas fort satisfait, et dit :

« De toute façon, il faut penser au salut de l’âme, car celui du corps est en danger. »

Don Quichotte entendit cet arrêt d’un esprit calme et résigné. Mais il n’en fut pas de même de sa gouvernante, de sa nièce et de son écuyer, lesquels se prirent à pleurer amèrement, comme s’ils eussent déjà son cadavre devant les yeux. L’avis du médecin fut que des sujets cachés de tristesse et d’affliction le conduisaient au trépas. Don Quichotte demanda qu’on le laissât seul, voulant dormir un peu. Tout le monde s’éloigna, et il dormit, comme on dit, tout d’une haleine, plus de six heures durant, tellement que la nièce et la gouvernante crurent qu’il passerait dans ce sommeil. Il s’éveilla au bout de ce temps, et poussant un grand cri, il s’écria :

« Béni soit Dieu tout-puissant, à qui je dois un si grand bienfait ! Enfin, sa miséricorde est infinie ; elle n’est ni repoussée ni diminuée par les péchés des hommes. »

La nièce avait écouté attentivement les propos de son oncle, qui lui parurent plus raisonnables que ceux qu’il avait coutume de tenir, au moins depuis sa maladie.

« Qu’est-ce que dit Votre Grâce, seigneur ? lui demanda-t-elle. Avons-nous quelque chose de nouveau ? Quels sont ces miséricordes et ces péchés des hommes dont vous parlez ?

– Ces miséricordes, ô ma nièce, répondit don Quichotte, sont celles dont Dieu vient à l’instant même de me combler, Dieu, comme je l’ai dit, que n’ont point retenu mes péchés. J’ai la raison libre et claire, dégagée des ombres épaisses de l’ignorance dont l’avait enveloppée l’insipide et continuelle lecture des exécrables livres de chevalerie. Je reconnais maintenant leurs extravagances et leurs séductions trompeuses. Tout ce que je regrette, c’est d’être désabusé si tard qu’il ne me reste plus le temps de prendre ma revanche, en lisant d’autres livres qui soient la lumière de l’âme. Je me sens, ô ma nièce, à l’article de la mort, et je voudrais mourir de telle sorte qu’on en conclût que ma vie n’a pas été si mauvaise que je dusse laisser la réputation de fou. Je le fus, il est vrai ; mais je ne voudrais pas donner par ma mort la preuve de cette vérité. Appelle, ma chère amie, appelle mes bons amis le curé, le bachelier Samson Carrasco, et maître Nicolas le barbier ; je veux me confesser et faire mon testament. »

La nièce n’eut pas à prendre cette peine, car ils entrèrent tous trois à point nommé. À peine don Quichotte les eut-il aperçus qu’il continua :

« Félicitez-moi, mes bons seigneurs, de ce que je ne suis plus don Quichotte de la Manche, mais Alonzo Quijano, que des mœurs simples et régulières ont fait surnommer le Bon. Je suis à présent ennemi d’Amadis de Gaule et de la multitude infinie des gens de son lignage ; j’ai pris en haine toutes les histoires profanes de la chevalerie errante ; je reconnais ma sottise, et le péril où m’a jeté leur lecture ; enfin, par la miséricorde de Dieu, achetant l’expérience à mes dépens, je les déteste et les abhorre. »

Quand les trois amis l’entendirent ainsi parler, ils s’imaginèrent qu’une nouvelle folie venait de lui entrer dans la cervelle.

« Comment, seigneur don Quichotte, lui dit Samson, maintenant que nous savons de bonne source que madame Dulcinée est désenchantée, vous venez entonner cette antienne ! et quand nous sommes si près de nous faire bergers, pour passer en chantant la vie comme des princes, vous prenez fantaisie de vous faire ermite ! Taisez-vous, au nom du ciel ; revenez à vous-même, et laissez là ces billevesées.

– Celles qui m’ont occupé jusqu’à présent, répliqua don Quichotte, n’ont été que trop réelles à mon préjudice ; puisse ma mort, à l’aide du ciel, les tourner à mon profit ! Je sens bien, seigneurs, que je vais à grands pas vers mon heure dernière. Il n’est plus temps de rire. Qu’on m’amène un prêtre pour me confesser, et un notaire pour recevoir mon testament. Ce n’est pas dans une extrémité comme celle-ci que l’homme doit se jouer avec son âme. Aussi je vous supplie, pendant que monsieur le curé me confessera, d’envoyer chercher le notaire. »

Ils se regardèrent tous les uns les autres, étonnés des propos de don Quichotte ; mais, quoique indécis, ils aimèrent mieux le croire. Et même un des signes auxquels ils conjecturèrent que le malade se mourait, ce fut qu’il était revenu si facilement de la folie à la raison. En effet, aux propos qu’il venait de tenir, il en ajouta beaucoup d’autres, si bien dits, si raisonnables et si chrétiens, que, leur dernier doute s’effaçant, ils vinrent à croire qu’il avait recouvré son bon sens. Le curé fit retirer tout le monde, et resta seul avec don Quichotte, qu’il confessa. En même temps, le bachelier alla chercher le notaire et le ramena bientôt, ainsi que Sancho Panza. Ce pauvre Sancho, qui savait déjà par le bachelier en quelle triste situation était son seigneur, trouvant la gouvernante et la nièce tout éplorées, commença à pousser des sanglots et à verser des larmes. La confession terminée, le curé sortit en disant :

« Véritablement, Alonzo Quijano le Bon est guéri de sa folie ; nous pouvons entrer pour qu’il fasse son testament. »

Ces nouvelles donnèrent une terrible atteinte aux yeux gros de larmes de la gouvernante, de la nièce et du bon écuyer Sancho Panza ; tellement qu’elles leur firent jaillir les pleurs des paupières, et mille profonds soupirs de la poitrine ; car véritablement, comme on l’a dit quelquefois, tant que don Quichotte fut Alonzo Quijano le Bon, tout court, et tant qu’il fut don Quichotte de la Manche, il eut toujours l’humeur douce et le commerce agréable, de façon qu’il n’était pas seulement chéri des gens de sa maison, mais de tous ceux qui le connaissaient.

Le notaire entra avec les autres, et fit l’intitulé du testament. Puis, lorsque don Quichotte eut réglé les affaires de son âme, avec toutes les circonstances chrétiennes requises en pareil cas, arrivant aux legs, il dicta ce qui suit :

« Item, ma volonté est qu’ayant eu avec Sancho Panza, qu’en ma folie je fis mon écuyer, certains comptes et certain débat d’entrée et de sortie, on ne lui réclame rien de certaine somme d’argent qu’il a gardée, et qu’on ne lui en demande aucun compte. S’il reste quelque chose, quand il sera payé de ce que je lui dois, que le restant, qui ne peut être bien considérable, lui appartienne, et grand bien lui fasse. Si, de même qu’étant fou j’obtins pour lui le gouvernement de l’île, je pouvais, maintenant que je suis sensé, lui donner celui d’un royaume, je le lui donnerais, parce que la naïveté de son caractère et la fidélité de sa conduite méritent cette récompense. »

Se tournant alors vers Sancho, il ajouta :

« Pardonne-moi, ami, l’occasion que je t’ai donnée de paraître aussi fou que moi, en te faisant tomber dans l’erreur où j’étais moi-même, à savoir qu’il y eut et qu’il y a des chevaliers errants en ce monde.

– Hélas ! hélas ! répondit Sancho en sanglotant, ne mourez pas, mon bon seigneur, mais suivez mon conseil, et vivez encore bien des années ; car la plus grande folie que puisse faire un homme en cette vie, c’est de se laisser mourir tout bonnement sans que personne le tue, ni sous d’autres coups que ceux de la tristesse. Allons, ne faites point le paresseux, levez-vous de ce lit, et gagnons les champs, vêtus en bergers, comme nous en sommes convenus ; peut-être derrière quelque buisson trouverons-nous madame Dulcinée désenchantée à nous ravir de joie. Si, par hasard, Votre Grâce se meurt du chagrin d’avoir été vaincue, jetez-en la faute sur moi, et dites que c’est parce que j’avais mal sanglé Rossinante qu’on vous a culbuté. D’ailleurs, Votre Grâce aura vu dans ses livres de chevalerie que c’est une chose ordinaire aux chevaliers de se culbuter les uns les autres, et que celui qui est vaincu aujourd’hui sera vainqueur demain.

– Rien de plus certain, dit Samson, et le bon Sancho Panza est tout à fait dans la vérité de ces sortes d’histoires.

– Seigneurs, reprit don Quichotte, n’allons pas si vite, car dans les nids de l’an dernier il n’y a pas d’oiseaux cette année. J’ai été fou, et je suis raisonnable ; j’ai été don Quichotte de la Manche, et je suis à présent Alonzo Quijano le Bon. Puissent mon repentir et ma sincérité me rendre l’estime que Vos Grâces avaient pour moi ! et que le seigneur notaire continue… Item, je lègue tous mes biens meubles et immeubles à Antonia Quijano, ma nièce, ici présente, après qu’on aura prélevé d’abord sur le plus clair ce qu’il faudra pour le service et pour l’exécution des legs que je laisse à remplir ; et la première satisfaction que j’exige, c’est qu’on paye les gages que je dois à ma gouvernante pour tout le temps qu’elle m’a servi, et, de plus, vingt ducats pour un habillement. Je nomme pour mes exécuteurs testamentaires le seigneur curé et le seigneur bachelier Samson Carrasco, ici présents… Item, ma volonté est que, si Antonia Quijano, ma nièce, veut se marier, elle se marie avec un homme duquel on aura prouvé d’abord, par enquête judiciaire, qu’il ne sait pas seulement ce que c’est que les livres de chevalerie. Dans le cas où l’on vérifierait qu’il le sait, et où cependant ma nièce persisterait à l’épouser, je veux qu’elle perde tout ce que je lui lègue ; mes exécuteurs testamentaires pourront l’employer en livres pies, à leur volonté… Item, je supplie ces seigneurs mes exécuteurs testamentaires[356], si quelque bonne fortune venait à leur faire connaître l’auteur qui a composé, dit-on, une histoire sous le titre de Seconde partie des prouesses de don Quichotte de la Manche, de vouloir bien le prier de ma part, aussi ardemment que possible, de me pardonner l’occasion que je lui ai si involontairement donnée d’avoir écrit tant et de si énormes sottises ; car je pars de cette vie avec le remords de lui avoir fourni le motif de les écrire. »

Après cette dictée, il signa et cacheta le testament ; puis, atteint d’une défaillance, il s’étendit tout de son long dans le lit. Les assistants, effrayés, se hâtèrent de lui porter secours, et, pendant les trois jours, qu’il vécut après avoir fait son testament, il s’évanouissait à toute heure. La maison était sens dessus dessous ; mais cependant la nièce mangeait de bon appétit, la gouvernante proposait des santés, et Sancho prenait ses ébats ; car hériter de quelque chose suffit pour effacer ou pour adoucir dans le cœur du légataire le sentiment de la peine que devrait lui causer la perte du défunt.

Enfin, la dernière heure de don Quichotte arriva, après qu’il eut reçu tous les sacrements, et maintes fois exécré, par d’énergiques propos, les livres de chevalerie. Le notaire se trouva présent, et il affirma qu’il n’avait jamais lu dans aucun livre de chevalerie qu’aucun chevalier errant fût mort dans son lit avec autant de calme et aussi chrétiennement que don Quichotte. Celui-ci, au milieu de la douleur et des larmes de ceux qui l’assistaient, rendit l’esprit ; je veux dire qu’il mourut. Le voyant expiré, le curé pria le notaire de dresser une attestation constatant qu’Alonzo Quijano le Bon, appelé communément don Quichotte de la Manche, était passé de cette vie en l’autre, et décédé naturellement, ajoutant qu’il lui demandait cette attestation pour ôter tout prétexte à ce qu’un autre auteur que Cid Hamet Ben-Engéli le ressuscitât faussement, et fît sur ses prouesses d’interminables histoires.

Telle fut la fin de L’INGÉNIEUX HIDALGO DE LA MANCHE, duquel Cid Hamet ne voulut pas indiquer ponctuellement le pays natal, afin que toutes les villes et tous les bourgs de la Manche se disputassent l’honneur de lui avoir donné naissance et de le compter parmi leurs enfants, comme il arriva aux sept villes de la Grèce à propos d’Homère.[357] On omet de mentionner ici les pleurs de Sancho, de la nièce et de la gouvernante, ainsi que les nouvelles épitaphes inscrites sur le tombeau de don Quichotte. Voici cependant celle qu’y mit Samson Carrasco :

« Ci-gît l’hidalgo redoutable qui poussa si loin la vaillance, qu’on remarqua que la mort ne put triompher de sa vie par son trépas.

« Il brava l’univers entier, fut l’épouvantail et le croque-mitaine du monde ; en telle conjoncture, que ce qui assura sa félicité, ce fut de mourir sage et d’avoir vécu fou. »

Ici le très-prudent Cid Hamet dit à sa plume : « Tu vas rester pendue à ce crochet et à ce fil de laiton, ô ma petite plume, bien ou mal taillée, je ne sais. Là, tu vivras de longs siècles, si de présomptueux et malandrins historiens ne te détachent pour te profaner. Mais avant qu’ils parviennent jusqu’à toi, tu peux les avertir, et leur dire, dans le meilleur langage que tu pourras trouver :

« Halte-là, halte-là, félons ; que personne ne me touche ; car cette entreprise, bon roi, pour moi seul était réservée.[358]

« Oui, pour moi seul naquit don Quichotte, et moi pour lui. Il sut opérer, et moi écrire. Il n’y a que nous seuls qui ne fassions qu’un, en dépit de l’écrivain supposé de Tordésillas, qui osa ou qui oserait écrire avec une plume d’autruche, grossière et mal affilée, les exploits de mon valeureux chevalier. Ce n’est pas, en effet, un fardeau pour ses épaules, ni un sujet pour son esprit glacé, et, si tu parviens à le connaître, tu l’exhorteras à laisser reposer dans la sépulture les os fatigués et déjà pourris de don Quichotte ; à ne pas s’aviser surtout de l’emmener contre toutes les franchises de la mort dans la Castille-Vieille[359], en le faisant sortir de la fosse où il gît bien réellement, étendu tout de son long, hors d’état de faire une sortie nouvelle et une troisième campagne. Pour se moquer de toutes celles que firent tant de chevaliers errants, il suffit des deux qu’il a faites, si bien au gré et à la satisfaction des gens qui en ont eu connaissance, tant dans ces royaumes que dans les pays étrangers. En agissant ainsi, tu rempliras les devoirs de ta profession chrétienne ; tu donneras un bon conseil à celui qui te veut du mal ; et moi, je serai satisfait et fier d’être le premier qui ait entièrement recueilli de ses écrits le fruit qu’il en attendait ; car mon désir n’a pas été autre que de livrer à l’exécration des hommes les fausses et extravagantes histoires de chevalerie, lesquelles, frappées à mort par celles de mon véritable don Quichotte, ne vont plus qu’en trébuchant, et tomberont tout à fait sans aucun doute. – Vale. »