Allons…

CHRYSALE
Vous moquez-vous ? Il n’eſt pas néceſſaire,
Je réponds de ma femme, & prends ſur moy l’affaire.

ARISTE
Mais…

CHRYSALE
Laiſſez faire, dis-je, & n’appréhendez pas.
Je la vais diſpoſer aux choſes de ce pas.

ARISTE
415 Soit. Je vais là-deſſus ſonder votre Henriette,
Et reviendrai ſavoir…

CHRYSALE
C’eſt une affaire faite.
Et je vais à ma femme en parler ſans délai.
SCÈNE V
MARTINE, CHRYSALE.

MARTINE
Me voilà bien chanceuſe ! Hélas l’an dit bien vrai* :
Qui veut noyer ſon chien, l’accuſe de la rage,
420 Et ſervice d’autrui n’eſt pas un héritage*.

CHRYSALE
Qu’eſt-ce donc ? Qu’avez-vous, Martine ?

MARTINE
Ce que j’ai ?

CHRYSALE
Oui ?

MARTINE
J’ai que l’an me donne* aujourd’hui mon congé,
Monſieur.

CHRYSALE
Votre congé !

MARTINE
Oui, Madame me chaſſe.

CHRYSALE
Je n’entends pas cela. Comment ?

MARTINE
On me menace,
425 Si je ne ſors d’icy, de me bailler cent coups.

CHRYSALE
Non, vous demeurerez, je ſuis content de vous ;
Ma femme bien ſouvent a la teſte un peu chaude,
Et je ne veux pas moi…
SCÈNE VI
PHILAMINTE, BÉLISE, CHRYSALE, MARTINE.

PHILAMINTE
Quoi, je vous vois, maraude ?
Vite, ſortez, friponne ; allons, quittez ces lieux,
430 Et ne vous préſentez jamais devant mes yeux.

CHRYSALE
Tout doux.

PHILAMINTE
Non, c’en eſt fait.

CHRYSALE
Eh.

PHILAMINTE
Je veux qu’elle ſorte.

CHRYSALE
Mais qu’a-t-elle commis, pour vouloir de la ſorte…

PHILAMINTE
Quoi, vous la ſoutenez ?

CHRYSALE
En aucune façon.

PHILAMINTE
Prenez-vous ſon parti contre moy ?

CHRYSALE
Mon Dieu non ;
435 Je ne fais ſeulement que demander ſon crime.

PHILAMINTE
Suis-je pour la chaſſer ſans cauſe légitime ?

CHRYSALE
Je ne dis pas cela, mais il faut de nos gens…

PHILAMINTE
Non, elle ſortira, vous dis-je, de céans.

CHRYSALE
Hé bien oui. Vous dit-on quelque choſe là contre ?

PHILAMINTE
440 Je ne veux point d’obſtacle aux déſirs que je montre.

CHRYSALE
D’accord.

PHILAMINTE
Et vous devez en raiſonnable époux,
Être pour moy contre elle & prendre mon courroux*.

CHRYSALE
Auſſi fais-je. Oui, ma femme avec raiſon vous chaſſe,
Coquine, & votre crime eſt indigne de grace.

MARTINE
Qu’eſt-ce donc que j’ai foit ?

CHRYSALE
445 Ma foi ! Je ne ſais pas.

PHILAMINTE
Elle eſt d’humeur encore à n’en faire aucun cas.

CHRYSALE
A-t-elle, pour donner matière à votre haine,
Caſſé quelque miroir, ou quelque porcelaine ?

PHILAMINTE
Voudrais-je la chaſſer, & vous figurez-vous
450 Que pour ſi peu de choſe on ſe mette en courroux ?

CHRYSALE
Qu’eſt-ce à dire ? L’affaire eſt donc conſidérable ?

PHILAMINTE
Sans doute. Me voit-on femme déraiſonnable ?

CHRYSALE
Eſt-ce qu’elle a laiſſé, d’un eſprit négligent,
Dérober quelque aiguière, ou quelque plat d’argent ?

PHILAMINTE
Cela ne ſeroit rien.

CHRYSALE
455 Oh, oh ! peſte, la belle !
Quoi ? l’avez-vous ſurpriſe à n’eſtre pas fidèle* ?

PHILAMINTE
C’eſt pis que tout cela.

CHRYSALE
Pis que tout cela ?

PHILAMINTE
Pis.

CHRYSALE
Comment diantre, friponne ! Euh ? a-t-elle commis…

PHILAMINTE
Elle a, d’une inſolence à nulle autre pareille,
460 Après trente leçons, inſulté mon oreille,
Par l’impropriété d’un mot ſauvage & bas,
Qu’en termes déciſifs condamne Vaugelas*.

CHRYSALE
Eſt-ce là…

PHILAMINTE
Quoi, toujours malgré nos remontrances,
Heurter le fondement de toutes les ſciences ;
465 La grammaire qui ſçait régenter juſqu’aux rois,
Et les foit la main haute* obéir à ſes lois ?

CHRYSALE
Du plus grand des forfaits je la croyais coupable.

PHILAMINTE
Quoi, vous ne trouvez pas ce crime impardonnable ?

CHRYSALE
Si fait.

PHILAMINTE
Je voudrais bien que vous l’excuſaſſiez.

CHRYSALE
Je n’ai garde.

BÉLISE
470 Il eſt vrai que ce ſont des pitiez,
Toute conſtruction eſt par elle détruite,
Et des lois du langage on l’a cent fois inſtruite.

MARTINE
Tout ce que vous preſchez eſt je crois bel & bon ;
Mais je ne ſaurais, moi, parler votre jargon.

PHILAMINTE
475 L’impudente ! appeler un jargon le langage
Fondé ſur la raiſon & ſur le bel uſage !

MARTINE
Quand on ſe foit entendre, on parle toujours bien,
Et tous vos biaux dictons* ne ſervent pas de rien.

PHILAMINTE
Hé bien, ne voilà pas encore de ſon ſtyle,
Ne ſervent-pas de rien !

BÉLISE
480 Ô cervelle indocile !
Faut-il qu’avec les ſoyns qu’on prend inceſſamment,
On ne te puiſſe apprendre à parler congrûment ?
De pas, mis avec rien, tu fais la récidive*,
Et c’eſt, comme on t’a dit, trop d’une négative.

MARTINE
485 Mon Dieu, je n’avons pas étugué comme vous,
Et je parlons tout droit comme on parle cheux nous.

PHILAMINTE
Ah peut-on y tenir !

BÉLISE
Quel ſoléciſme horrible !

PHILAMINTE
En voilà pour tuer une oreille ſenſible.

BÉLISE
Ton eſprit, je l’avoue, eſt bien matériel.
490 Je, n’eſt qu’un ſingulier ; avons, eſt pluriel.
Veux-tu toute ta vie offenſer la grammaire* ?

MARTINE
Qui parle d’offenſer grand’mère ni grand-père ?

PHILAMINTE
Ô Ciel !

BÉLISE
Grammaire eſt priſe à contre-ſens par toy,
Et je t’ai dit déjà d’où vient ce mot.

MARTINE
Ma foi,
495 Qu’il vienne de Chaillot, d’Auteuil, ou de Pontoiſe,
Cela ne me foit rien.

BÉLISE
Quelle ame villageoiſe !
La grammaire, du verbe & du nominatif*,
Comme de l’adjectif avec le ſubſtantif,
Nous enſeigne les lois.

MARTINE
J’ai, Madame, à vous dire
Que je ne connais point ces gens-là.

PHILAMINTE
500 Quel martyre !

BÉLISE
Ce ſont les noms des mots, & l’on doit regarder
En quoy c’eſt qu’il les faut faire enſemble accorder.

MARTINE
Qu’ils s’accordent entr’eux, ou ſe gourment*, qu’importe ?

PHILAMINTE, à ſa sœur.
Eh, mon Dieu, finiſſez un diſcours de la ſorte.
(À ſon mari.)
505 Vous ne voulez pas, vous, me la faire ſortir ?

CHRYSALE
Si fait. À ſon caprice il me faut conſentir.
Va, ne l’irrite point ; retire-toy, Martine.

PHILAMINTE
Comment ? vous avez peur d’offenſer la coquine ?
Vous luy parlez d’un ton tout à foit obligeant ?

CHRYSALE, bas.
510 Moi ? Point. Allons, ſortez*. Va-t’en, ma pauvre enfant.
SCÈNE VII
PHILAMINTE, CHRYSALE, BÉLISE.

CHRYSALE
Vous eſtes ſatiſfaite, & la voilà partie.
Mais je n’approuve point une telle ſortie ;
C’eſt une fille propre aux choſes qu’elle fait,
Et vous me la chaſſez pour un maigre ſujet.

PHILAMINTE
515 Vous voulez que toujours je l’aie à mon ſervice,
Pour mettre inceſſamment mon oreille au ſupplice ?
Pour rompre toute loi d’uſage & de raiſon,
Par un barbare amas de vices d’oraiſon,
De mots eſtropiez, couſus par intervalles,
520 De proverbes traînez dans les ruiſſeaux des Halles* ?

BÉLISE
Il eſt vrai que l’on ſue à ſouffrir ſes diſcours.
Elle y met Vaugelas en pièces tous les jours ;
Et les moindres défauts de ce groſſier génie,
Sont ou le pléonaſme, ou la cacophonie.

CHRYSALE
525 Qu’importe qu’elle manque aux lois de Vaugelas,
Pourvu qu’à la cuiſine elle ne manque pas ?
J’aime bien mieux, pour moi, qu’en épluchant ſes herbes,
Elle accommode mal les noms avec les verbes,
Et rediſe cent fois un bas ou méchant mot,
530 Que de brûler ma viande, ou ſaler trop mon pot.
Je vis de bonne ſoupe, & non de beau langage.
Vaugelas n’apprend point à bien faire un potage,
Et Malherbe & Balzac, ſi ſavants en beaux mots,
En cuiſine peut-eſtre auraient été des ſots.

PHILAMINTE
535 Que ce diſcours groſſier terriblement aſſomme !
Et quelle indignité pour ce qui s’appelle homme,
D’eſtre baiſſé ſans ceſſe aux ſoyns matériels,
Au lieu de ſe hauſſer vers les ſpirituels !
Le corps, cette guenille, eſt-il d’une importance,
540 D’un prix à mériter ſeulement qu’on y penſe,
Et ne devons-nous pas laiſſer cela bien loin ?

CHRYSALE
Oui, mon corps eſt moi-meſme, & j’en veux prendre ſoyn,
Guenille ſi l’on veut, ma guenille m’eſt chère.

BÉLISE
Le corps avec l’eſprit, foit figure*, mon frère ;
545 Mais ſi vous en croyez tout le monde ſavant,
L’eſprit doit ſur le corps prendre le pas devant ;
Et noſtre plus grand ſoyn, noſtre première inſtance,
Doit eſtre à le nourrir du ſuc de la ſcience.

CHRYSALE
Ma foi ſi vous ſongez à nourrir votre eſprit,
550 C’eſt de viande bien creuſe, à ce que chacun dit,
Et vous n’avez nul ſoyn, nulle ſollicytude
Pour…

PHILAMINTE
Ah ſollicytude à mon oreille eſt rude,
Il put* étrangement ſon ancienneté.

BÉLISE
Il eſt vrai que le mot eſt bien collet monté*.

CHRYSALE
555 Voulez-vous que je diſe ? Il faut qu’enfin j’éclate,
Que je lève le maſque, & décharge ma rate.
De folles on vous traite, & j’ai fort ſur le cœur…

PHILAMINTE
Comment donc ?

CHRYSALE*.
C’eſt à vous que je parle, ma sœur.
Le moindre ſoléciſme en parlant vous irrite :
560 Mais vous en faites, vous, d’étranges en conduite*.
Vos livres éternels ne me contentent pas,
Et hors un gros Plutarque à mettre mes rabats,
Vous devriez brûler tout ce meuble* inutile,
Et laiſſer la ſcience aux docteurs de la ville ;
565 M’oſter, pour faire bien, du grenier de céans,
Cette longue lunette à faire peur aux gens,
Et cent brimborions dont l’aſpect importune :
Ne point aller chercher ce qu’on foit dans la lune,
Et vous meſler un peu de ce qu’on foit chez vous,
570 Où nous voyons aller tout ſens deſſus deſſous.
Il n’eſt pas bien honneſte, & pour beaucoup de cauſes,
Qu’une femme étudie, & ſache tant de choſes.
Former aux bonnes mœurs l’eſprit de ſes enfants,
Faire aller ſon ménage, avoir l’oeil ſur ſes gens,
575 Et régler la dépenſe avec économie,
Doit eſtre ſon étude & ſa philoſophie.
Nos pères ſur ce point étaient gens bien ſenſez,
Qui diſaient qu’une femme en ſçait toujours aſſez,
Quand la capacité de ſon eſprit ſe hauſſe
580 À connaître un pourpoint d’avec un haut de chauſſe.
Les leurs ne liſaient point, mais elles vivaient bien ;
Leurs ménages étaient tout leur docte entretien,
Et leurs livres un dé, du fil, & des aiguilles,
Dont elles travaillaient au trouſſeau de leurs filles.
585 Les femmes d’à préſent ſont bien loin de ces mœurs,
Elles veulent écrire, & devenir auteurs.
Nulle ſcience n’eſt pour elles trop profonde,
Et céans beaucoup plus qu’en aucun lieu du monde.
Les ſecrets les plus hauts s’y laiſſent concevoir,
590 Et l’on ſçait tout chez moi, hors ce qu’il faut ſavoir.
On y ſçait comme vont lune, étoile polaire,
Vénus, Saturne, & Mars, dont je n’ai point affaire ;
Et dans ce vain ſavoir, qu’on va chercher ſi loin,
On ne ſçait comme va mon pot dont j’ai beſoin.
595 Mes gens à la ſcience aſpirent pour vous plaire,
Et tous ne font rien moins que ce qu’ils ont à faire ;
Raiſonner eſt l’emploi de toute ma maiſon,
Et le raiſonnement en bannit la raiſon ;
L’un me brûle mon roſt en liſant quelque hiſtoire,
600 L’autre reſve à des vers quand je demande à boire ;
Enfin je vois par eux votre exemple ſuivi,
Et j’ai des ſerviteurs, & ne ſuis point ſervi.
Une pauvre ſervante au moins m’étoit reſtée,
Qui de ce mauvais air n’étoit point infectée,
605 Et voilà qu’on la chaſſe avec un grand fracas,
À cauſe qu’elle manque à parler Vaugelas.
Je vous le dis, ma sœur, tout ce train-là me bleſſe,
(Car c’eſt, comme j’ai dit, à vous que je m’adreſſe) ;
Je n’aime point céans tous vos gens à latin,
610 Et principalement ce Monſieur Triſſotin.
C’eſt luy qui dans des vers vous a tympaniſées*,
Tous les propos qu’il tient ſont des billeveſées,
On cherche ce qu’il dit après qu’il a parlé,
Et je luy crois, pour moi, le timbre un peu feſlé.

PHILAMINTE
615 Quelle baſſeſſe, oſ Ciel, & d’ame, & de langage !

BÉLISE
Eſt-il de petits corps* un plus lourd aſſemblage !
Un eſprit compoſé d’atomes plus bourgeois !
Et de ce meſme ſang ſe peut-il que je ſoys !
Je me veux mal de mort d’eſtre de votre race,
620 Et de confuſion j’abandonne la place.
SCÈNE VIII
PHILAMINTE, CHRYSALE.

PHILAMINTE
Avez-vous à lacher encore quelque troit ?

CHRYSALE
Moi ? Non. Ne parlons plus de querelle, c’eſt foit ;
Diſcourons d’autre affaire. À votre fille aînée
On voit quelque dégoût pour les nœuds d’hyménée ;
625 C’eſt une philoſophe enfin, je n’en dis rien,
Elle eſt bien gouvernée, & vous faites fort bien.
Mais de toute autre humeur ſe trouve ſa cadette,
Et je crois qu’il eſt bon de pourvoir Henriette,
De choiſir un mari…

PHILAMINTE
C’eſt à quoy j’ai ſongé,
630 Et je veux vous ouvrir l’intention que j’ai.
Ce Monſieur Triſſotin dont on nous foit un crime,
Et qui n’a pas l’honneur d’eſtre dans votre eſtime,
Eſt celuy que je prends pour l’époux qu’il luy faut,
Et je ſais mieux que vous juger de ce qu’il vaut ;
635 La conteſtation eſt icy ſuperflue,
Et de tout point chez moy l’affaire eſt réſolue.
Au moins ne dites mot du choix de cet époux,
Je veux à votre fille en parler avant vous.
J’ai des raiſons à faire approuver ma conduite,
640 Et je connaîtrai bien ſi vous l’aurez inſtruite.
SCÈNE IX
ARISTE, CHRYSALE.

ARISTE
Hé bien ? la femme ſort, mon frère, & je vois bien
Que vous venez d’avoir enſemble un entretien.

CHRYSALE
Oui.

ARISTE
Quel eſt le ſuccès* ? Aurons-nous Henriette ?
A-t-elle conſenti ? l’affaire eſt-elle faite ?

CHRYSALE
Pas tout à foit encor.

ARISTE
Refuſe-t-elle ?

CHRYSALE
645 Non.

ARISTE
Eſt-ce qu’elle balance ?

CHRYSALE
En aucune façon.

ARISTE
Quoi donc ?

CHRYSALE
C’eſt que pour gendre elle m’offre un autre homme.

ARISTE
Un autre homme pour gendre !

CHRYSALE
Un autre.

ARISTE
Qui ſe nomme ?

CHRYSALE
Monſieur Triſſotin.

ARISTE
Quoi ? ce Monſieur Triſſotin…

CHRYSALE
650 Oui, qui parle toujours de vers & de latin.

ARISTE
Vous l’avez accepté ?

CHRYSALE
Moi, point, à Dieu ne plaiſe.

ARISTE
Qu’avez-vous répondu ?

CHRYSALE
Rien ; & je ſuis bien aiſe
De n’avoir point parlé, pour ne m’engager pas !

ARISTE
La raiſon eſt fort belle, & c’eſt faire un grand pas.
655 Avez-vous ſu du moins luy propoſer Clitandre ?

CHRYSALE
Non : car comme j’ai vu qu’on parloit d’autre gendre,
J’ai cru qu’il étoit mieux de ne m’avancer point.

ARISTE
Certes votre prudence eſt rare au dernier point !
N’avez-vous point de honte avec votre molleſſe ?
660 Et ſe peut-il qu’un homme ait aſſez de faibleſſe
Pour laiſſer à ſa femme un pouvoir abſolu,
Et n’oſer attaquer ce qu’elle a réſolu ?

CHRYSALE
Mon Dieu, vous en parlez, mon frère, bien à l’aiſe,
Et vous ne ſavez pas comme le bruit me pèſe.
665 J’aime fort le repos, la paix, & la douceur,
Et ma femme eſt terrible avecque ſon humeur.
Du nom de philoſophe elle foit grand myſtère*,
Mais elle n’en eſt pas pour cela moins colère ;
Et ſa morale faite à mépriſer le bien,
670 Sur l’aigreur de ſa bile opère comme rien*.
Pour peu que l’on s’oppoſe à ce que veut ſa teſte,
On en a pour huit jours d’effroyable tempeſte.
Elle me foit trembler dès qu’elle prend ſon ton.
Je ne ſais où me mettre, & c’eſt un vrai dragon ;
675 Et cependant avec toute ſa diablerie,
Il faut que je l’appelle, & « mon cœur », & « ma mie » .

ARISTE
Allez, c’eſt ſe moquer. Votre femme, entre nous,
Eſt par vos lachetez ſouveraine ſur vous.
Son pouvoir n’eſt fondé que ſur votre faibleſſe.
680 C’eſt de vous qu’elle prend le titre de maîtreſſe.
Vous-meſme à ſes hauteurs vous vous abandonnez,
Et vous faites mener en beſte par le nez.
Quoi, vous ne pouvez pas, voyant comme on vous nomme,
Vous réſoudre une fois à vouloir eſtre un homme ?
685 À faire condeſcendre une femme à vos vœux,
Et prendre aſſez de cœur pour dire un : « Je le veux » ?
Vous laiſſerez ſans honte immoler votre fille
Aux folles viſions qui tiennent la famille,
Et de tout votre bien reveſtir un nigaud,
690 Pour ſix mots de latin qu’il leur foit ſonner haut ?
Un pédant qu’à tous coups votre femme apoſtrophe
Du nom de bel eſprit, & de grand philoſophe,
D’homme qu’en vers galants jamais on n’égala,
Et qui n’eſt, comme on ſçait, rien moins que tout cela ?
695 Allez, encore un coup, c’eſt une moquerie,
Et votre lacheté mérite qu’on en rie.

CHRYSALE
Oui, vous avez raiſon, & je vois que j’ai tort.
Allons, il faut enfin montrer un cœur plus fort,
Mon frère.

ARISTE
C’eſt bien dit.

CHRYSALE
C’eſt une choſe infame,
700 Que d’eſtre ſi ſoumis au pouvoir d’une femme.

ARISTE
Fort bien.

CHRYSALE
De ma douceur elle a trop profité.

ARISTE
Il eſt vrai.

CHRYSALE
Trop joui de ma facilité.

ARISTE
Sans doute.

CHRYSALE
Et je luy veux faire aujourd’hui connaître
Que ma fille eſt ma fille, & que j’en ſuis le maître,
705 Pour luy prendre un mari qui ſoyt ſelon mes vœux.

ARISTE
Vous voilà raiſonnable, & comme je vous veux.

CHRYSALE
Vous eſtes pour Clitandre, & ſavez ſa demeure ;
Faites-le-moi venir, mon frère, tout à l’heure.

ARISTE
J’y cours tout de ce pas.

CHRYSALE
C’eſt ſouffrir trop longtemps,
710 Et je m’en vais eſtre homme à la barbe des gens.
ACTE III

SCÈNE PREMIÈRE
PHILAMINTE, ARMANDE, BÉLISE, TRISSOTIN, L’ÉPINE.

PHILAMINTE
Ah mettons-nous icy pour écouter à l’aiſe
Ces vers que mot à mot il eſt beſoin qu’on pèſe.

ARMANDE
Je brûle de les voir.

BÉLISE
Et l’on s’en meurt chez nous.

PHILAMINTE
Ce ſont charmes pour moi, que ce qui part de vous.

ARMANDE
715 Ce m’eſt une douceur à nulle autre pareille.

BÉLISE
Ce ſont repas friands qu’on donne à mon oreille.

PHILAMINTE
Ne faites point languir de ſi preſſants déſirs.

ARMANDE
Dépeſchez.

BÉLISE
Faites toſt, & hatez nos plaiſirs.

PHILAMINTE
À noſtre impatience offrez votre épigramme.

TRISSOTIN
720 Hélas, c’eſt un enfant tout nouveau né, Madame.
Son ſort aſſurément a lieu de vous toucher,
Et c’eſt dans votre cour que j’en viens d’accoucher.

PHILAMINTE
Pour me le rendre cher, il ſuffit de ſon père.

TRISSOTIN
Votre approbation luy peut ſervir de mère.

BÉLISE
Qu’il a d’eſprit !
SCÈNE II
HENRIETTE, PHILAMINTE, ARMANDE, BÉLISE, TRISSOTIN, L’ÉPINE.

PHILAMINTE
725 Holà, pourquoy donc fuyez-vous ?

HENRIETTE
C’eſt de peur de troubler un entretien ſi doux.

PHILAMINTE
Approchez, & venez de toutes vos oreilles
Prendre part au plaiſir d’entendre des merveilles.

HENRIETTE
Je ſais peu les beautez de tout ce qu’on écrit,
730 Et ce n’eſt pas mon foit que les choſes d’eſprit.

PHILAMINTE
Il n’importe ; auſſi bien ai-je à vous dire enſuite
Un ſecret dont il faut que vous ſoyez inſtruite.

TRISSOTIN
Les ſciences n’ont rien qui vous puiſſe enflammer,
Et vous ne vous piquez que de ſavoir charmer.

HENRIETTE
735 Auſſi peu l’un que l’autre, & je n’ai nulle envie…

BÉLISE
Ah ſongeons à l’enfant nouveau né, je vous prie.

PHILAMINTE
Allons, petit garçon, vite, de quoy s’aſſeoir.
Le laquais tombe avec la chaiſe.
Voyez l’impertinent ! Eſt-ce que l’on doit choir,
Après avoir appris l’équilibre des choſes ?

BÉLISE
740 De ta chute, ignorant, ne vois-tu pas les cauſes,
Et qu’elle vient d’avoir du point fixe écarté,
Ce que nous appelons centre de gravité ?

L’ÉPINE
Je m’en ſuis aperçu, Madame, étant par terre.

PHILAMINTE
Le lourdaud !

TRISSOTIN
Bien luy prend de n’eſtre pas de verre.

ARMANDE
Ah de l’eſprit partout !

BÉLISE
745 Cela ne tarit pas.

PHILAMINTE
Servez-nous promptement votre aimable repas.

TRISSOTIN
Pour cette grande faim qu’à mes yeux on expoſe,
Un plat ſeul de huit vers me ſemble peu de choſe,
Et je penſe qu’icy je ne ferai pas mal,
750 De joindre à l’épigramme, ou bien au madrigal,
Le ragoût d’un ſonnet, qui chez une princeſſe
A paſſé pour avoir quelque délicateſſe.
Il eſt de ſel attique aſſaiſonné partout,
Et vous le trouverez, je crois, d’aſſez bon goût.

ARMANDE
Ah Je n’en doute point.

PHILAMINTE
755 Donnons vite audience.

BÉLISE À chaque fois qu’il veut lire, elle l’interrompt.
Je ſens d’aiſe mon cœur treſſaillir par avance.
J’aime la poéſie avec enteſtement*.
Et ſurtout quand les vers ſont tournez galamment.

PHILAMINTE
Si nous parlons toujours, il ne pourra rien dire.

TRISSOTIN
SO…

BÉLISE*
760 Silence, ma nièce.

TRISSOTIN

SONNET,
À LA PRINCESSE URANIE
ſur ſa fièvre.
Votre prudence eſt endormie,
De traiter magnifiquement,
Et de loger ſuperbement
Votre plus cruelle ennemie.

BÉLISE
Ah le joli début !

ARMANDE
765 Qu’il a le tour galant !

PHILAMINTE
Lui ſeul des vers aiſez poſſède le talent !

ARMANDE
À prudence endormie il faut rendre les armes.

BÉLISE
Loger ſon ennemie eſt pour moy plein de charmes.

PHILAMINTE
J’aime ſuperbement & magnifiquement ;
770 Ces deux adverbes joints font admirablement.

BÉLISE
Preſtons l’oreille au reſte.

TRISSOTIN
Votre prudence eſt endormie,
De traiter magnifiquement,
Et de loger ſuperbement
Votre plus cruelle ennemie.

ARMANDE
Prudence endormie !

BÉLISE
Loger ſon ennemie !

PHILAMINTE
Superbement, & magnifiquement !

TRISSOTIN
Faites-la ſortir, quoy qu’on die*,
De votre riche appartement,
Où cette ingrate inſolemment
775 Attaque votre belle vie.

BÉLISE
Ah tout doux, laiſſez-moi, de grace, reſpirer.

ARMANDE
Donnez-nous, s’il vous plaît, le loiſir d’admirer.

PHILAMINTE
On ſe ſent à ces vers, juſques au fond de l’ame,
Couler je ne ſais quoy qui foit que l’on ſe pame.

ARMANDE
Faites-la ſortir, quoy qu’on die,
De votre riche appartement.
780 Que riche appartement eſt là joliment dit !
Et que la métaphore eſt miſe avec eſprit !

PHILAMINTE
Faites-la ſortir, quoy qu’on die.
Ah ! que ce quoy qu’on die eſt d’un goût admirable !
C’eſt, à mon ſentiment, un endroit impayable.

ARMANDE
De quoy qu’on die auſſi mon cœur eſt amoureux.

BÉLISE
785 Je ſuis de votre avis, quoy qu’on die eſt heureux.

ARMANDE
Je voudrais l’avoir fait.

BÉLISE
Il vaut toute une pièce.

PHILAMINTE
Mais en comprend-on bien comme moy la fineſſe ?

ARMANDE & BÉLISE
Oh, oh.

PHILAMINTE
Faites-la ſortir, quoy qu’on die.
Que de la fièvre on prenne icy les intéreſts,
N’ayez aucun égard, moquez-vous des caquets.
Faites-la ſortir, quoy qu’on die.
Quoi qu’on die, quoy qu’on die.
790 Ce quoy qu’on die en dit beaucoup plus qu’il ne ſemble.
Je ne ſais pas, pour moi, ſi chacun me reſſemble ;
Mais j’entends là-deſſous un million de mots.

BÉLISE
Il eſt vrai qu’il dit plus de choſes qu’il n’eſt gros.

PHILAMINTE
Mais quand vous avez foit ce charmant quoy qu’on die,
795 Avez-vous compris, vous, toute ſon énergie ?
Songiez-vous bien vous-meſme à tout ce qu’il nous dit,
Et penſiez-vous alors y mettre tant d’eſprit ?

TRISSOTIN
Hay, hay.

ARMANDE
J’ai fort auſſi l’ingrate dans la teſte,
Cette ingrate de fièvre, injuſte, malhonneſte,
800 Qui traite mal les gens, qui la logent chez eux.

PHILAMINTE
Enfin les quatrains ſont admirables tous deux.
Venons-en promptement aux tiercets, je vous prie.

ARMANDE
Ah, s’il vous plaît, encore une fois quoy qu’on die.

TRISSOTIN
Faites-la ſortir, quoy qu’on die,

PHILAMINTE, ARMANDE & BÉLISE
Quoi qu’on die !

TRISSOTIN
De votre riche appartement,

PHILAMINTE, ARMANDE & BÉLISE
Riche appartement !

TRISSOTIN
Où cette ingrate inſolemment

PHILAMINTE, ARMANDE & BÉLISE
Cette ingrate de fièvre ?

TRISSOTIN
Attaque votre belle vie.

PHILAMINTE
Votre belle vie !

ARMANDE & BÉLISE
Ah !

TRISSOTIN
Quoi, ſans reſpecter votre rang,
805 Elle ſe prend à votre ſang,

PHILAMINTE, ARMANDE & BÉLISE
Ah !

TRISSOTIN
Et nuit & jour vous foit outrage ?
Si vous la conduiſez aux bains,
Sans la marchander davantage*,
Noyez-la de vos propres mains.

PHILAMINTE
On n’en peut plus ?

BÉLISE
On pame.

ARMANDE
810 On ſe meurt de plaiſir.

PHILAMINTE
De mille doux friſſons vous vous ſentez ſaiſir.

ARMANDE
Si vous la conduiſez aux bains,

BÉLISE
Sans la marchander davantage,

PHILAMINTE
Noyez-la de vos propres mains.
De vos propres mains, là, noyez-la dans les bains.

ARMANDE
Chaque pas dans vos vers rencontre un troit charmant.

BÉLISE
Partout on s’y promène avec raviſſement.

PHILAMINTE
815 On n’y ſauroit marcher que ſur de belles choſes.

ARMANDE
Ce ſont petits chemins tout parſemez de roſes.

TRISSOTIN
Le ſonnet donc vous ſemble…

PHILAMINTE
Admirable, nouveau,
Et perſonne jamais n’a rien foit de ſi beau.

BÉLISE
Quoi, ſans émotion pendant cette lecture ?
820 Vous faites là, ma nièce, une étrange figure !

HENRIETTE
Chacun foit icy-bas la figure qu’il peut,
Ma tante ; & bel eſprit, il ne l’eſt pas qui veut.

TRISSOTIN
Peut-eſtre que mes vers importunent Madame.

HENRIETTE
Point, je n’écoute pas.

PHILAMINTE
Ah ? voyons l’épigramme.

TRISSOTIN
SUR UN CARROSSE
DE COULEUR AMARANTE,
DONNÉ À UNE DAME DE SES AMIES.

PHILAMINTE
825 Ces titres ont toujours quelque choſe de rare.

ARMANDE
À cent beaux traits d’eſprit leur nouveauté prépare.

TRISSOTIN
L’amour ſi chèrement m’a vendu ſon lien,

BÉLISE, ARMANDE & PHILAMINTE
Ah !

TRISSOTIN
Qu’il m’en coûte déjà la moitié de mon bien.
Et quand tu vois ce beau carroſſe
830 Où tant d’or ſe relève en boſſe*,
Qu’il étonne tout le pays,
Et foit pompeuſement triompher ma Laïs*,

PHILAMINTE
Ah ma Laïs ! voilà de l’érudition.

BÉLISE
L’enveloppe* eſt jolie, & vaut un million.

TRISSOTIN
Et quand tu vois ce beau carroſſe,
Où tant d’or ſe relève en boſſe,
Qu’il étonne tout le pays,
Et foit pompeuſement triompher ma Laïs,
835 Ne dis plus qu’il eſt amarante* :
Dis plutoſt qu’il eſt de ma rente.

ARMANDE
Oh, oh, oh ! celuy-là* ne s’attend point du tout.

PHILAMINTE
On n’a que luy qui puiſſe écrire de ce goût.

BÉLISE
Ne dis plus qu’il eſt amarante :
Dis plutoſt qu’il eſt de ma rente.
Voilà qui ſe décline : ma rente, de ma rente, à ma rente.

PHILAMINTE
Je ne ſais du moment que je vous ay connu,
840 Si ſur votre ſujet j’ai l’eſprit prévenu*,
Mais j’admire partout vos vers & votre proſe.

TRISSOTIN
Si vous vouliez de vous nous montrer quelque choſe,
À noſtre tour auſſi nous pourrions admirer.

PHILAMINTE
Je n’ai rien foit en vers, mais j’ai lieu d’eſpérer
845 Que je pourrai bientoſt vous montrer en amie,
Huit chapitres du plan de noſtre Académie.
Platon s’eſt au projet ſimplement arreſté,
Quand de ſa République il a foit le traité ;
Mais à l’effet entier je veux pouſſer l’idée
850 Que j’ai ſur le papier en proſe accommodée,
Car enfin je me ſens un étrange dépit
Du tort que l’on nous foit du coſté de l’eſprit,
Et je veux nous venger toutes tant que nous ſommes
De cette indigne claſſe où nous rangent les hommes ;
855 De borner nos talents à des futilitez,
Et nous fermer la porte aux ſublimes clartez.

ARMANDE
C’eſt faire à noſtre ſexe une trop grande offenſe,
De n’étendre l’effort de noſtre intelligence,
Qu’à juger d’une jupe, & de l’air d’un manteau,
860 Ou des beautez d’un point, ou d’un brocart nouveau.

BÉLISE
Il faut ſe relever de ce honteux partage,
Et mettre hautement noſtre eſprit hors de page*.

TRISSOTIN
Pour les dames on ſçait mon reſpect en tous lieux,
Et ſi je rends hommage aux brillants de leurs yeux,
865 De leur eſprit auſſi j’honore les lumières.

PHILAMINTE
Le ſexe auſſi vous rend juſtice en ces matières ;
Mais nous voulons montrer à de certains eſprits,
Dont l’orgueilleux ſavoir nous traite avec mépris,
Que de ſcience auſſi les femmes ſont meublées,
870 Qu’on peut faire comme eux de doctes aſſemblées,
Conduites en cela par des ordres meilleurs,
Qu’on y veut réunir ce qu’on ſépare ailleurs ;
Meſler le beau langage, & les hautes ſciences ;
Découvrir la nature en mille expériences ;
875 Et ſur les queſtions qu’on pourra propoſer
Faire entrer chaque ſecte, & n’en point épouſer.

TRISSOTIN
Je m’attache pour l’ordre au péripatétiſme*.

PHILAMINTE
Pour les abſtractions j’aime le platoniſme.

ARMANDE
Épicure me plaît, & ſes dogmes ſont forts.

BÉLISE
880 Je m’accommode aſſez pour moy des petits corps ;
Mais le vide à ſouffrir me ſemble difficyle,
Et je goûte bien mieux la matière ſubtile*.

TRISSOTIN
Deſcartes pour l’aimant donne fort dans mon ſens*.

ARMANDE
J’aime ſes tourbillons*.

PHILAMINTE
Moi ſes mondes tombants*.

ARMANDE
885 Il me tarde de voir noſtre aſſemblée ouverte,
Et de nous ſignaler par quelque découverte.

TRISSOTIN
On en attend beaucoup de vos vives clartez,
Et pour vous la nature a peu d’obſcuritez.

PHILAMINTE
Pour moi, ſans me flatter, j’en ay déjà foit une,
890 Et j’ai vu clairement des hommes dans la lune.

BÉLISE
Je n’ai point encor vu d’hommes, comme je croi,
Mais j’ai vu des clochers tout comme je vous voi.

ARMANDE
Nous approfondirons, ainſi que la phyſique,
Grammaire, hiſtoire, vers, morale, & politique.

PHILAMINTE
895 La morale a des traits dont mon cœur eſt épris,
Et c’étoit autrefois l’amour des grands eſprits ;
Mais aux ſtoïciens je donne l’avantage,
Et je ne trouve rien de ſi beau que leur ſage.

ARMANDE
Pour la langue, on verra dans peu nos règlements,
900 Et nous y prétendons faire des remuements.
Par une antipathie ou juſte, ou naturelle*,
Nous avons pris chacune une haine mortelle
Pour un nombre de mots, ſoyt ou verbes, ou noms,
Que mutuellement nous nous abandonnons ;
905 Contre eux nous préparons de mortelles ſentences,
Et nous devons ouvrir nos doctes conférences
Par les proſcriptions de tous ces mots divers,
Dont nous voulons purger & la proſe & les vers.

PHILAMINTE
Mais le plus beau projet de noſtre académie,
910 Une entrepriſe noble & dont je ſuis ravie ;
Un deſſein plein de gloire, & qui ſera vanté
Chez tous les beaux eſprits de la poſtérité,
C’eſt le retranchement de ces ſyllabes ſales,
Qui dans les plus beaux mots produiſent des ſcandales ;
915 Ces jouets éternels des ſots de tous les temps ;
Ces fades lieux communs de nos méchants plaiſants ;
Ces ſources d’un amas d’équivoques infames,
Dont on vient faire inſulte à la pudeur des femmes.

TRISSOTIN
Voilà certainement d’admirables projets !

BÉLISE
920 Vous verrez nos ſtatuts quand ils ſeront tous faits.

TRISSOTIN
Ils ne ſauraient manquer d’eſtre tous beaux & ſages.

ARMANDE
Nous ſerons par nos lois les juges des ouvrages.
Par nos lois, proſe & vers, tout nous ſera ſoumis.
Nul n’aura de l’eſprit, hors nous & nos amis.
925 Nous chercherons partout à trouver à redire,
Et ne verrons que nous qui ſache bien écrire.
SCÈNE III
L’ÉPINE, TRISSOTIN, PHILAMINTE, BÉLISE, ARMANDE, HENRIETTE, VADIUS.

L’ÉPINE
Monſieur, un homme eſt là qui veut parler à vous,
Il eſt veſtu de noir, & parle d’un ton doux.

TRISSOTIN
C’eſt cet ami ſavant qui m’a foit tant d’inſtance
930 De luy donner l’honneur de votre connaiſſance.

PHILAMINTE
Pour le faire venir, vous avez tout crédit.
Faiſons bien les honneurs au moins de noſtre eſprit.
Holà. Je vous ay dit en paroles bien claires,
Que j’ai beſoin de vous.

HENRIETTE
Mais pour quelles affaires ?

PHILAMINTE
935 Venez, on va dans peu vous les faire ſavoir.

TRISSOTIN
Voicy l’homme qui meurt du déſir de vour voir.
En vous le produiſant, je ne crains point le blame
D’avoir admis chez vous un profane, Madame,
Il peut tenir ſon coin* parmi de beaux eſprits.

PHILAMINTE
940 La main qui le préſente, en dit aſſez le prix.

TRISSOTIN
Il a des vieux auteurs la pleine intelligence,
Et ſçait du grec, Madame, autant qu’homme de France.

PHILAMINTE
Du grec, oſ Ciel ! du grec ! Il ſçait du grec, ma sœur !

BÉLISE
Ah, ma nièce, du grec !

ARMANDE
Du grec ! quelle douceur !

PHILAMINTE
945 Quoi, Monſieur ſçait du grec ? Ah permettez, de grace
Que pour l’amour du grec, Monſieur, on vous embraſſe.
(Il les baiſe toutes, juſques à Henriette qui le refuſe.)

HENRIETTE
Excuſez-moi, Monſieur, je n’entends pas le grec.

PHILAMINTE
J’ai pour les livres grecs un merveilleux reſpect.

VADIUS
Je crains d’eſtre facheux, par l’ardeur qui m’engage
950 À vous rendre aujourd’hui, Madame, mon hommage,
Et j’aurais pu troubler quelque docte entretien.

PHILAMINTE
Monſieur, avec du grec on ne peut gater rien.

TRISSOTIN
Au reſte il foit merveille en vers ainſi qu’en proſe,
Et pourrait, s’il voulait, vous montrer quelque choſe.

VADIUS
955 Le défaut des auteurs, dans leurs productions,
C’eſt d’en tyranniſer les converſations ;
D’eſtre au Palais, au Cours*, aux ruelles, aux tables,
De leurs vers fatigants lecteurs infatigables.
Pour moy je ne vois rien de plus ſot à mon ſens,
960 Qu’un auteur qui partout va gueuſer des encens*,
Qui des premiers venus ſaiſiſſant les oreilles,
En foit le plus ſouvent les martyrs de ſes veilles.
On ne m’a jamais vu ce fol enteſtement,
Et d’un Grec là-deſſus je ſuis le ſentiment,
965 Qui par un dogme exprès défend à tous ſes ſages
L’indigne empreſſement de lire leurs ouvrages.
Voicy de petits vers pour de jeunes amants,
Sur quoy je voudrais bien avoir vos ſentiments.

TRISSOTIN
Vos vers ont des beautez que n’ont point tous les autres.

VADIUS
970 Les graces & Vénus règnent dans tous les voſtres.

TRISSOTIN
Vous avez le tour libre, & le beau choix des mots.

VADIUS
On voit partout chez vous l’ithos & le pathos*.

TRISSOTIN
Nous avons vu de vous des églogues d’un ſtyle,
Qui paſſe en doux attraits Théocrite & Virgile.

VADIUS
975 Vos odes ont un air noble, galant & doux,
Qui laiſſe de bien loin votre Horace après vous.

TRISSOTIN
Eſt-il rien d’amoureux comme vos chanſonnettes ?

VADIUS
Peut-on voir rien d’égal aux ſonnets que vous faites ?

TRISSOTIN
Rien qui ſoyt plus charmant que vos petits rondeaux ?

VADIUS
980 Rien de ſi plein d’eſprit que tous vos madrigaux ?

TRISSOTIN
Aux ballades ſurtout vous eſtes admirable.

VADIUS
Et dans les bouts-rimez je vous trouve adorable.

TRISSOTIN
Si la France pouvoit connaître votre prix,

VADIUS
Si le ſiècle rendoit juſtice aux beaux eſprits,

TRISSOTIN
985 En carroſſe doré vous iriez par les rues.

VADIUS
On verroit le public vous dreſſer des ſtatues.
Hom. C’eſt une ballade, & je veux que tout net
Vous m’en…

TRISSOTIN
Avez-vous vu certain petit ſonnet
Sur la fièvre qui tient la princeſſe Uranie ?

VADIUS
990 Oui, hier il me fut lu dans une compagnie.

TRISSOTIN
Vous en ſavez l’auteur ?

VADIUS
Non ; mais je ſais fort bien,
Qu’à ne le point flatter, ſon ſonnet ne vaut rien.

TRISSOTIN
Beaucoup de gens pourtant le trouvent admirable.

VADIUS
Cela n’empeſche pas qu’il ne ſoyt miſérable ;
995 Et ſi vous l’avez vu, vous ſerez de mon goût.

TRISSOTIN
Je ſais que là-deſſus je n’en ſuis point du tout,
Et que d’un tel ſonnet peu de gens ſont capables.

VADIUS
Me préſerve le Ciel d’en faire de ſemblables !

TRISSOTIN
Je ſoutiens qu’on ne peut en faire de meilleur ;
1000 Et ma grande raiſon, c’eſt que j’en ſuis l’auteur.

VADIUS
Vous ?

TRISSOTIN
Moi.

VADIUS
Je ne ſais donc comment ſe fit l’affaire.

TRISSOTIN
C’eſt qu’on fut malheureux, de ne pouvoir vous plaire.

VADIUS
Il faut qu’en écoutant j’aie eu l’eſprit diſtrait,
Ou bien que le lecteur m’ait gaté le ſonnet.
1005 Mais laiſſons ce diſcours, & voyons ma ballade.

TRISSOTIN
La ballade, à mon goût, eſt une choſe fade.
Ce n’en eſt plus la mode ; elle ſent ſon vieux temps.

VADIUS
La ballade pourtant charme beaucoup de gens.

TRISSOTIN
Cela n’empeſche pas qu’elle ne me déplaiſe.

VADIUS
1010 Elle n’en reſte pas pour cela plus mauvaiſe.

TRISSOTIN
Elle a pour les pédants de merveilleux appas.

VADIUS
Cependant nous voyons qu’elle ne vous plaît pas.

TRISSOTIN
Vous donnez ſottement vos qualitez aux autres.

VADIUS
Fort impertinemment vous me jetez les voſtres.

TRISSOTIN
1015 Allez, petit grimaud*, barbouilleur de papier.

VADIUS
Allez, rimeur de balle*, opprobre du métier.

TRISSOTIN
Allez, fripier d’écrits, impudent plagiaire.

VADIUS
Allez, cuiſtre…

PHILAMINTE
Eh, Meſſieurs, que prétendez-vous faire ?

TRISSOTIN
Va, va reſtituer tous les honteux larcins
1020 Que réclament ſur toy les Grecs & les Latins.

VADIUS
Va, va-t’en faire amende honorable au Parnaſſe,
D’avoir foit à tes vers eſtropier Horace.

TRISSOTIN
Souviens-toy de ton livre, & de ſon peu de bruit.

VADIUS
Et toy, de ton libraire à l’hoſpital réduit.

TRISSOTIN
1025 Ma gloire eſt établie, en vain tu la déchires.

VADIUS
Oui, oui, je te renvoie à l’auteur des Satires.

TRISSOTIN
Je t’y renvoie auſſi.

VADIUS
J’ai le contentement,
Qu’on voit qu’il m’a traité plus honorablement.
Il me donne en paſſant une atteinte légère
1030 Parmi pluſieurs auteurs qu’au Palais* on révère ;
Mais jamais dans ſes vers il ne te laiſſe en paix,
Et l’on t’y voit partout eſtre en butte à ſes traits.

TRISSOTIN
C’eſt par là que j’y tiens un rang plus honorable.
Il te met dans la foule ainſi qu’un miſérable,
1035 Il croit que c’eſt aſſez d’un coup pour t’accabler,
Et ne t’a jamais foit l’honneur de redoubler :
Mais il m’attaque à part comme un noble adverſaire
Sur qui tout ſon effort luy ſemble néceſſaire ;
Et ſes coups contre moy redoublez en tous lieux,
1040 Montrent qu’il ne ſe croit jamais victorieux.

VADIUS
Ma plume t’apprendra quel homme je puis eſtre.

TRISSOTIN
Et la mienne ſaura te faire voir ton maître.

VADIUS
Je te défie en vers, proſe, grec, & latin.

TRISSOTIN
Hé bien, nous nous verrons ſeul à ſeul chez Barbin*.
SCÈNE IV
TISSOTIN, PHILAMINTE, ARMANDE, BÉLISE, HENRIETTE.

TRISSOTIN
1045 À mon emportement ne donnez aucun blame ;
C’eſt votre jugement que je défends, Madame,
Dans le ſonnet qu’il a l’audace d’attaquer.

PHILAMINTE
À vous remettre bien, je me veux appliquer.
Mais parlons d’autre affaire. Approchez, Henriette.
1050 Depuis aſſez longtemps mon ame s’inquiète,
De ce qu’aucun eſprit en vous ne ſe foit voir,
Mais je trouve un moyen de vous en faire avoir.

HENRIETTE
C’eſt prendre un ſoyn pour moy qui n’eſt pas néceſſaire,
Les doctes entretiens ne ſont point mon affaire.
1055 J’aime à vivre aiſément, & dans tout ce qu’on dit
Il faut ſe trop peiner, pour avoir de l’eſprit.
C’eſt une ambition que je n’ai point en teſte,
Je me trouve fort bien, ma mère, d’eſtre beſte,
Et j’aime mieux n’avoir que de communs propos,
1060 Que de me tourmenter pour dire de beaux mots.

PHILAMINTE
Oui, mais j’y ſuis bleſſée, & ce n’eſt pas mon compte
De ſouffrir dans mon ſang une pareille honte.
La beauté du viſage eſt un freſle ornement,
Une fleur paſſagère, un éclat d’un moment,
1065 Et qui n’eſt attaché qu’à la ſimple épiderme ;
Mais celle de l’eſprit eſt inhérente & ferme.
J’ai donc cherché longtemps un biais de vous donner
La beauté que les ans ne peuvent moiſſonner,
De faire entrer chez vous le déſir des ſciences,
1070 De vous inſinuer les belles connaiſſances ;
Et la penſée enfin où mes vœux ont ſouſcrit,
C’eſt d’attacher à vous un homme plein d’eſprit,
Et cet homme eſt Monſieur que je vous détermine*
À voir comme l’époux que mon choix vous deſtine.

HENRIETTE
Moi, ma mère ?

PHILAMINTE
1075 Oui, vous. Faites la ſotte un peu.

BÉLISE
Je vous entends. Vos yeux demandent mon aveu,
Pour engager ailleurs un cœur que je poſſède.
Allez, je le veux bien. À ce nœud je vous cède,
C’eſt un hymen qui foit votre établiſſement.

TRISSOTIN
1080 Je ne ſais que vous dire, en mon raviſſement,
Madame, & cet hymen dont je vois qu’on m’honore
Me met…

HENRIETTE
Tout beau, Monſieur, il n’eſt pas foit encore
Ne vous preſſez pas tant.

PHILAMINTE
Comme vous répondez !
Savez-vous bien que ſi… Suffit, vous m’entendez.
1085 Elle ſe rendra ſage ; allons, laiſſons-la faire.
SCÈNE V
HENRIETTE, ARMANDE.

ARMANDE
On voit briller pour vous les ſoyns de noſtre mère ;
Et ſon choix ne pouvoit d’un plus illuſtre époux…

HENRIETTE
Si le choix eſt ſi beau, que ne le prenez-vous ?

ARMANDE
C’eſt à vous, non à moi, que ſa main eſt donnée.

HENRIETTE
1090 Je vous le cède tout, comme à ma sœur aînée.

ARMANDE
Si l’hymen comme à vous me paraiſſçait charmant,
J’accepterais votre offre avec raviſſement.

HENRIETTE
Si j’avais comme vous les pédants dans la teſte,
Je pourrais le trouver un parti fort honneſte.

ARMANDE
1095 Cependant bien qu’icy nos goûts ſoyent différents,
Nous devons obéir, ma sœur, à nos parents ;
Une mère a ſur nous une entière puiſſance,
Et vous croyez en vain par votre réſiſtance…
SCÈNE VI
CHRYSALE, ARISTE, CLITANDRE, HENRIETTE, ARMANDE.

CHRYSALE
Allons, ma fille, il faut approuver mon deſſein,
1100 Ôtez ce gant. Touchez à Monſieur dans la main,
Et le conſidérez déſormais dans votre ame
En homme dont je veux que vous ſoyez la femme.

ARMANDE
De ce coſté, ma sœur, vos penchants ſont fort grands.

HENRIETTE
Il nous faut obéir, ma sœur, à nos parents ;
1105 Un père a ſur nos vœux une entière puiſſance.

ARMANDE
Une mère a ſa part à noſtre obéiſſance.

CHRYSALE
Qu’eſt-ce à dire ?

ARMANDE
Je dis que j’appréhende fort
Qu’icy ma mère & vous ne ſoyez pas d’accord,
Et c’eſt un autre époux…

CHRYSALE
Taiſez-vous, péronnelle* !
1110 Allez philoſopher tout le ſoûl avec elle,
Et de mes actions ne vous meſlez en rien.
Dites-luy ma penſée, & l’avertiſſez bien
Qu’elle ne vienne pas m’échauffer les oreilles ;
Allons vite.

ARISTE
Fort bien ; vous faites des merveilles.

CLITANDRE
1115 Quel tranſport ! quelle joie ! ah ! que mon ſort eſt doux !

CHRYSALE
Allons, prenez ſa main, & paſſez devant nous,
Menez-la dans ſa chambre. Ah les douces careſſes !
Tenez, mon cœur s’émeut à toutes ces tendreſſes,
Cela ragaillardit tout à foit mes vieux jours,
1120 Et je me reſſouviens de mes jeunes amours.
ACTE IV

SCÈNE PREMIÈRE
ARMANDE, PHILAMINTE.

ARMANDE
Oui, rien n’a retenu ſon eſprit en balance*.
Elle a foit vanité de ſon obéiſſance.
Son cœur, pour ſe livrer, à peine devant moi
S’eſt-il donné le temps d’en recevoir la loi,
1125 Et ſembloit ſuivre moins les volontez d’un père,
Qu’affecter de braver les ordres d’une mère.

PHILAMINTE
Je luy montrerai bien aux lois de qui des deux
Les droits de la raiſon ſoumettent tous ſes vœux ;
Et qui doit gouverner ou ſa mère, ou ſon père,
1130 Ou l’eſprit, ou le corps ; la forme, ou la matière.

ARMANDE
On vous en devoit bien au moins un compliment*,
Et ce petit Monſieur en uſe étrangement,
De vouloir malgré vous devenir votre gendre.

PHILAMINTE
Il n’en eſt pas encore où ſon cœur peut prétendre.
1135 Je le trouvais bien fait, & j’aimais vos amours ;
Mais dans ſes procédez il m’a déplu toujours.
Il ſçait que Dieu merci je me meſle d’écrire,
Et jamais il ne m’a prié de luy rien lire.
SCÈNE II
CLITANDRE, ARMANDE, PHILAMINTE.

ARMANDE
Je ne ſouffrirais point, ſi j’étais que de vous,
1140 Que jamais d’Henriette il pût eſtre l’époux.
On me feroit grand tort d’avoir quelque penſée,
Que là-deſſus je parle en fille intéreſſée,
Et que le lache tour que l’on voit qu’il me fait,
Jette au fond de mon cœur quelque dépit ſecret.
1145 Contre de pareils coups, l’ame ſe fortifie
Du ſolide ſecours de la philoſophie,
Et par elle on ſe peut mettre au-deſſus de tout :
Mais vous traiter ainſi, c’eſt vous pouſſer à bout.
Il eſt de votre honneur d’eſtre à ſes vœux contraire,
1150 Et c’eſt un homme enfin qui ne doit point vous plaire.
Jamais je n’ai connu, diſcourant entre nous,
Qu’il eût au fond du cœur de l’eſtime pour vous.

PHILAMINTE
Petit ſot !

ARMANDE
Quelque bruit que votre gloire faſſe,
Toujours à vous louer il a paru de glace.

PHILAMINTE
Le brutal !

ARMANDE
1155 Et vingt fois, comme ouvrages nouveaux,
J’ai lu des vers de vous qu’il n’a point trouvez beaux.

PHILAMINTE
L’impertinent !

ARMANDE
Souvent nous en étions aux priſes ;
Et vous ne croiriez point de combien de ſottiſes…

CLITANDRE
Eh doucement de grace. Un peu de charité,
1160 Madame, ou tout au moins un peu d’honneſteté.
Quel mal vous ai-je foit ? & quelle eſt mon offenſe,
Pour armer contre moy toute votre éloquence ?
Pour vouloir me détruire, & prendre tant de ſoyn
De me rendre odieux aux gens dont j’ai beſoin ?
1165 Parlez. Dites, d’où vient ce courroux effroyable ?
Je veux bien que Madame en ſoyt juge équitable.

ARMANDE
Si j’avais le courroux dont on veut m’accuſer,
Je trouverais aſſez de quoy l’autoriſer ;
Vous en ſeriez trop digne, & les premières flammes
1170 S’établiſſent des droits ſi ſacrez ſur les ames.
Qu’il faut perdre fortune, & renoncer au jour,
Plutoſt que de brûler des feux d’un autre amour ;
Au changement de vœux nulle horreur ne s’égale,
Et tout cœur infidèle eſt un monſtre en morale.

CLITANDRE
1175 Appelez-vous, Madame, une infidélité,
Ce que m’a de votre ame ordonné la fierté ?
Je ne fais qu’obéir aux lois qu’elle m’impoſe ;
Et ſi je vous offenſe, elle ſeule en eſt cauſe.
Vos charmes ont d’abord poſſédé tout mon cœur.
1180 Il a brûlé deux ans d’une conſtante ardeur ;
Il n’eſt ſoyns empreſſez, devoirs, reſpects, ſervices,
Dont il ne vous ait foit d’amoureux ſacrifices.
Tous mes feux, tous mes ſoyns ne peuvent rien ſur vous,
Je vous trouve contraire à mes vœux les plus doux ;
1185 Ce que vous refuſez, je l’offre au choix d’une autre.
Voyez. Eſt-ce, Madame, ou ma faute, ou la voſtre ?
Mon cœur court-il au change, ou ſi vous l’y pouſſez ?
Eſt-ce moy qui vous quitte, ou vous qui me chaſſez ?

ARMANDE
Appelez-vous, Monſieur, eſtre à vos vœux contraire,
1190 Que de leur arracher ce qu’ils ont de vulgaire,
Et vouloir les réduire à cette pureté
Où du parfoit amour conſiſte la beauté ?
Vous ne ſauriez pour moy tenir votre penſée
Du commerce des ſens nette & débarraſſée ?
1195 Et vous ne goûtez point dans ſes plus doux appas,
Cette union des cœurs, où les corps n’entrent pas.
Vous ne pouvez aimer que d’une amour groſſière ?
Qu’avec tout l’attirail des nœuds de la matière ?
Et pour nourrir les feux que chez vous on produit,
1200 Il faut un mariage, & tout ce qui s’enſuit.
Ah quel étrange amour ! & que les belles ames
Sont bien loin de brûler de ces terreſtres flammes !
Les ſens n’ont point de part à toutes leurs ardeurs,
Et ce beau feu ne veut marier que les cœurs.
1205 Comme une choſe indigne, il laiſſe là le reſte.
C’eſt un feu pur & net comme le feu céleſte,
On ne pouſſe avec luy que d’honneſtes ſoupirs,
Et l’on ne penche point vers les ſales déſirs.
Rien d’impur ne ſe meſle au but qu’on ſe propoſe.
1210 On aime pour aimer, & non pour autre choſe.
Ce n’eſt qu’à l’eſprit ſeul que vont tous les tranſports
Et l’on ne s’aperçoit jamais qu’on ait un corps.

CLITANDRE
Pour moy par un malheur, je m’aperçois, Madame,
Que j’ai, ne vous déplaiſe, un corps tout comme une ame :
1215 Je ſens qu’il y tient trop, pour le laiſſer à part ;
De ces détachements je ne connais point l’art ;
Le Ciel m’a dénié cette philoſophie,
Et mon ame & mon corps marchent de compagnie.
Il n’eſt rien de plus beau, comme vous avez dit,
1220 Que ces vœux épurez qui ne vont qu’à l’eſprit,
Ces unions de cœurs, & ces tendres penſées,
Du commerce des ſens ſi bien débarraſſées :
Mais ces amours pour moy ſont trop ſubtiliſez,
Je ſuis un peu groſſier, comme vous m’accuſez ;
1225 J’aime avec tout moi-meſme, & l’amour qu’on me donne,
En veut, je le confeſſe, à toute la perſonne.
Ce n’eſt pas là matière à de grands chatiments ;
Et ſans faire de tort à vos beaux ſentiments,
Je vois que dans le monde on ſuit fort ma méthode,
1230 Et que le mariage eſt aſſez à la mode,
Paſſe pour un lien aſſez honneſte & doux,
Pour avoir déſiré * de me voir votre époux,
Sans que la liberté d’une telle penſée
Ait dû vous donner lieu d’en paraître offenſée.

ARMANDE
1235 Hé bien, Monſieur, hé bien, puiſque ſans m’écouter
Vos ſentiments brutaux veulent ſe contenter ;
Puiſque pour vous réduire à des ardeurs fidèles,
Il faut des nœuds de chair, des chaînes corporelles ;
Si ma mère le veut, je réſous mon eſprit
1240 À conſentir pour vous à ce dont il s’agit.

CLITANDRE
Il n’eſt plus temps, Madame, une autre a pris la place ;
Et par un tel retour j’aurais mauvaiſe grace
De maltraiter l’aſile, & bleſſer les bontez,
Où je me ſuis ſauvé de toutes vos fiertez.

PHILAMINTE
1245 Mais enfin comptez-vous, Monſieur, ſur mon ſuffrage,
Quand vous vous promettez cet autre mariage ?
Et dans vos viſions ſavez-vous, s’il vous plaît,
Que j’ai pour Henriette un autre époux tout preſt ?

CLITANDRE
Eh, Madame, voyez votre choix, je vous prie ;
1250 Expoſez-moi, de grace, à moins d’ignominie,
Et ne me rangez pas* à l’indigne deſtin
De me voir le rival de Monſieur Triſſotin.
L’amour des beaux eſprits qui chez vous m’eſt contraire
Ne pouvoit m’oppoſer un moins noble adverſaire.
1255 Il en eſt, & pluſieurs, que pour le bel eſprit
Le mauvais goût du ſiècle a ſu mettre en crédit :
Mais Monſieur Triſſotin n’a pu duper perſonne,
Et chacun rend juſtice aux écrits qu’il nous donne.
Hors céans, on le priſe en tous lieux ce qu’il vaut ;
1260 Et ce qui m’a vingt fois foit tomber de mon haut,
C’eſt de vous voir au ciel élever des ſornettes,
Que vous déſavoueriez, ſi vous les aviez faites.

PHILAMINTE
Si vous jugez de luy tout autrement que nous,
C’eſt que nous le voyons par d’autres yeux que vous.
SCÈNE III
TRISSOTIN, ARMANDE, PHILAMINTE, CLITANDRE.

TRISSOTIN
1265 Je viens vous annoncer une grande nouvelle.
Nous l’avons en dormant, Madame, échappé belle :
Un monde* près de nous a paſſé tout du long,
Eſt chu tout au travers de noſtre tourbillon ;
Et s’il eût en chemin rencontré noſtre terre,
1270 Elle eût été briſée en morceaux comme verre.

PHILAMINTE
Remettons ce diſcours pour une autre ſaiſon,
Monſieur n’y trouveroit ni rime, ni raiſon ;
Il foit profeſſion de chérir l’ignorance,
Et de haïr ſurtout l’eſprit & la ſcience.

CLITANDRE
1275 Cette vérité veut quelque adouciſſement.
Je m’explique, Madame, & je hais ſeulement
La ſcience & l’eſprit qui gatent les perſonnes.
Ce ſont choſes de ſoy qui ſont belles & bonnes ;
Mais j’aimerais mieux eſtre au rang des ignorants,
1280 Que de me voir ſavant comme certaines gens.

TRISSOTIN
Pour moy je ne tiens pas, quelque effect qu’on ſuppoſe,
Que la ſcience ſoyt pour gater quelque choſe.

CLITANDRE
Et c’eſt mon ſentiment, qu’en faits, comme en propos,
La ſcience eſt ſujette à faire de grands ſots.

TRISSOTIN
Le paradoxe eſt fort.

CLITANDRE
1285 Sans eſtre fort habile,
La preuve m’en ſeroit je penſe aſſez facile.
Si les raiſons manquaient, je ſuis sûr qu’en tout cas
Les exemples fameux ne me manqueraient pas.

TRISSOTIN
Vous en pourriez citer qui ne concluraient guère.

CLITANDRE
1290 Je n’irais pas bien loin pour trouver mon affaire.

TRISSOTIN
Pour moy je ne vois pas ces exemples fameux.

CLITANDRE
Moi, je les vois ſi bien, qu’ils me crèvent les yeux.

TRISSOTIN
J’ai cru juſques icy que c’étoit l’ignorance
Qui faiſçait les grands ſots, & non pas la ſcience.

CLITANDRE
1295 Vous avez cru fort mal, & je vous ſuis garant,
Qu’un ſot ſavant eſt ſot plus qu’un ſot ignorant.

TRISSOTIN
Le ſentiment commun eſt contre vos maximes,
Puiſque ignorant & ſot ſont termes ſynonymes.

CLITANDRE
Si vous le voulez prendre aux uſages du mot,
1300 L’alliance eſt plus grande entre pédant & ſot.

TRISSOTIN
La ſottiſe dans l’un ſe foit voir toute pure.

CLITANDRE
Et l’étude dans l’autre ajoute à la nature.

TRISSOTIN
Le ſavoir garde en ſoy ſon mérite éminent.

CLITANDRE
Le ſavoir dans un fat* devient impertinent.

TRISSOTIN
1305 Il faut que l’ignorance ait pour vous de grands charmes,
Puiſque pour elle ainſi vous prenez tant les armes.

CLITANDRE
Si pour moy l’ignorance a des charmes bien grands,
C’eſt depuis qu’à mes yeux s’offrent certains ſavants.

TRISSOTIN
Ces certains ſavants-là, peuvent à les connaître
1310 Valoir certaines gens que nous voyons paraître.

CLITANDRE
Oui, ſi l’on s’en rapporte à ces certains ſavants ;
Mais on n’en convient pas chez ces certaines gens.

PHILAMINTE
Il me ſemble, Monſieur…

CLITANDRE
Eh, Madame, de grace,
Monſieur eſt aſſez fort, ſans qu’à ſon aide on paſſe :
1315 Je n’ai déjà que trop d’un ſi rude aſſaillant ;
Et ſi je me défends, ce n’eſt qu’en reculant.

ARMANDE
Mais l’offenſante aigreur de chaque repartie
Dont vous…

CLITANDRE
Autre ſecond, je quitte la partie.

PHILAMINTE
On ſouffre aux entretiens ces ſortes de combats,
1320 Pourvu qu’à la perſonne on ne s’attaque pas.

CLITANDRE
Eh, mon Dieu, tout cela n’a rien dont il s’offenſe ;
Il entend raillerie autant qu’homme de France ;
Et de bien d’autres traits il s’eſt ſenti piquer,
Sans que jamais ſa gloire ait foit que s’en moquer.

TRISSOTIN
1325 Je ne m’étonne pas au combat que j’eſſuie,
De voir prendre à Monſieur la thèſe qu’il appuie.
Il eſt fort enfoncé dans la cour, c’eſt tout dit* :
La cour, comme l’on ſçait, ne tient pas pour l’eſprit ;
Elle a quelque intéreſt d’appuyer l’ignorance,
1330 Et c’eſt en courtiſan qu’il en prend la défenſe.

CLITANDRE
Vous en voulez beaucoup à cette pauvre cour,
Et ſon malheur eſt grand, de voir que chaque jour
Vous autres beaux eſprits, vous déclamiez contre elle ;
Que de tous vos chagrins vous luy faſſiez querelle ;
1335 Et ſur ſon méchant goût luy faiſant ſon procès,
N’accuſiez que luy ſeul de vos méchants ſuccès.
Permettez-moi, Monſieur Triſſotin, de vous dire,
Avec tout le reſpect que votre nom m’inſpire,
Que vous feriez fort bien, vos confrères, & vous,
1340 De parler de la cour d’un ton un peu plus doux ;
Qu’à le bien prendre au fond, elle n’eſt pas ſi beſte
Que vous autres Meſſieurs vous vous mettez en teſte ;
Qu’elle a du ſens commun pour ſe connaître à tout ;
Que chez elle on ſe peut former quelque bon goût ;
1345 Et que l’eſprit du monde y vaut, ſans flatterie,
Tout le ſavoir obſcur de la pédanterie.

TRISSOTIN
De ſon bon goût, Monſieur, nous voyons des effets.

CLITANDRE
Où voyez-vous, Monſieur, qu’elle l’ait ſi mauvais ?

TRISSOTIN
Ce que je vois, Monſieur, c’eſt que pour la ſcience
1350 Raſius & Baldus font honneur à la France,
Et que tout leur mérite expoſé fort au jour,
N’attire point les yeux & les dons de la Cour.

CLITANDRE
Je vois votre chagrin, & que par modeſtie
Vous ne vous mettez point, Monſieur, de la partie :
1355 Et pour ne vous point mettre auſſi dans le propos,
Que font-ils pour l’Etat vos habiles héros ?
Qu’eſt-ce que leurs écrits luy rendent de ſervice,
Pour accuſer la cour d’une horrible injuſtice,
Et ſe plaindre en tous lieux que ſur leurs doctes noms
1360 Elle manque à verſer la faveur de ſes dons ?
Leur ſavoir à la France eſt beaucoup néceſſaire,
Et des livres qu’ils font la cour a bien affaire.
Il ſemble à trois gredins, dans leur petit cerveau,
Que pour eſtre imprimez, & reliez en veau,
1365 Les voilà dans l’État d’importantes perſonnes ;
Qu’avec leur plume ils font les deſtins des couronnes ;
Qu’au moindre petit bruit de leurs productions,
Ils doivent voir chez eux voler les penſions ;
Que ſur eux l’univers a la vue attachée ;
1370 Que partout de leur nom la gloire eſt épanchée,
Et qu’en ſcience ils ſont des prodiges fameux,
Pour ſavoir ce qu’ont dit les autres avant eux,
Pour avoir eu trente ans des yeux & des oreilles,
Pour avoir employé neuf ou dix mille veilles
1375 À ſe bien barbouiller de grec & de latin,
Et ſe charger l’eſprit d’un ténébreux butin
De tous les vieux fatras qui traînent dans les livres ;
Gens qui de leur ſavoir paraiſſent toujours ivres ;
Riches pour tout mérite, en babil importun,
1380 Inhabiles à tout, vides de ſens commun,
Et pleins d’un ridicule, & d’une impertinence
À décrier partout l’eſprit & la ſcience.

PHILAMINTE
Votre chaleur eſt grande, & cet emportement
De la nature en vous marque le mouvement.
1385 C’eſt le nom de rival qui dans votre ame excite…
SCÈNE IV
JULIEN, TRISSOTIN, PHILAMINTE, CLITANDRE, ARMANDE.

JULIEN
Le ſavant qui tantoſt vous a rendu viſite,
Et de qui j’ai l’honneur de me voir le valet*,
Madame, vous exhorte à lire ce billet.

PHILAMINTE
Quelque important que ſoyt ce qu’on veut que je liſe,
1390 Apprenez, mon ami, que c’eſt une ſottiſe
De ſe venir jeter au travers d’un diſcours,
Et qu’aux gens d’un logis il faut avoir recours,
Afin de s’introduire en valet qui ſçait vivre.

JULIEN
Je noterai cela, Madame, dans mon livre.

PHILAMINTE lit :
Triſſotin s’eſt vanté, Madame, qu’il épouſeroit votre fille. Je vous donne avis que ſa philoſophie n’en veut qu’à vos richeſſes, & que vous ferez bien de ne point conclure ce mariage, que vous n’ayez vu le poème que je compoſe contre luy. En attendant cette peinture où je prétends vous le dépeindre de toutes ſes couleurs, je vous envoie Horace, Virgile, Térence & Catulle, où vous verrez notez en marge tous les endroits qu’il a pillez.
PHILAMINTE pourſuit.
1395 Voilà ſur cet hymen que je me ſuis promis
Un mérite attaqué de beaucoup d’ennemis ;
Et ce déchaînement aujourd’hui me convie,
À faire une action qui confonde l’envie ;
Qui luy faſſe ſentir que l’effort qu’elle fait,
1400 De ce qu’elle veut rompre, aura preſſé l’effet.
Reportez tout cela ſur l’heure à votre maître ;
Et luy dites, qu’afin de luy faire connaître
Quel grand état je fais de ſes nobles avis,
Et comme je les crois dignes d’eſtre ſuivis,
1405 Dès ce ſoyr à Monſieur je marierai ma fille ;
Vous, Monſieur, comme ami de toute la famille,
À ſigner leur contrat vous pourrez aſſiſter,
Et je vous y veux bien de ma part inviter.
Armande, prenez ſoyn d’envoyer au notaire,
1410 Et d’aller avertir votre sœur de l’affaire.

ARMANDE
Pour avertir ma sœur, il n’en eſt pas beſoin,
Et Monſieur que voilà, ſaura prendre le ſoyn
De courir luy porter bientoſt cette nouvelle,
Et diſpoſer ſon cœur à vous eſtre rebelle.

PHILAMINTE
1415 Nous verrons qui ſur elle aura plus de pouvoir,
Et ſi je la ſaurai réduire à ſon devoir.
Elle s’en va.

ARMANDE
J’ai grand regret, Monſieur, de voir qu’à vos viſées,
Les choſes ne ſoyent pas tout à foit diſpoſées.

CLITANDRE
Je m’en vais travailler, Madame, avec ardeur,
1420 À ne vous point laiſſer ce grand regret au cœur.

ARMANDE
J’ai peur que votre effort n’ait pas trop bonne iſſue.

CLITANDRE
Peut-eſtre verrez-vous votre crainte déçue.

ARMANDE
Je le ſouhaite ainſi.

CLITANDRE
J’en ſuis perſuadé,
Et que de votre appui je ſerai ſecondé.

ARMANDE
1425 Oui, je vais vous ſervir de toute ma puiſſance.

CLITANDRE
Et ce ſervice eſt sûr de ma reconnaiſſance.
SCÈNE V
CHRYSALE, ARISTE, HENRIETTE, CLITANDRE.

CLITANDRE
Sans votre appui, Monſieur, je ſerai malheureux.
Madame votre femme a rejeté mes vœux,
Et ſon cœur prévenu, veut Triſſotin pour gendre.

CHRYSALE
1430 Mais quelle fantaiſie a-t-elle donc pu prendre ?
Pourquoy diantre vouloir ce Monſieur Triſſotin ?

ARISTE
C’eſt par l’honneur qu’il a de rimer à latin,
Qu’il a ſur ſon rival emporté l’avantage.

CLITANDRE
Elle veut dès ce ſoyr faire ce mariage.

CHRYSALE
Dès ce ſoyr ?

CLITANDRE
Dès ce ſoyr.

CHRYSALE
1435 Et dès ce ſoyr je veux,
Pour la contrecarrer, vous marier vous deux.

CLITANDRE
Pour dreſſer le contrat, elle envoie au notaire.

CHRYSALE
Et je vais le quérir pour celuy qu’il doit faire.

CLITANDRE
Et Madame doit eſtre inſtruite par ſa sœur,
1440 De l’hymen où l’on veut qu’elle appreſte ſon cœur.

CHRYSALE
Et moi, je luy commande avec pleine puiſſance,
De préparer ſa main à cette autre alliance.
Ah je leur ferai voir, ſi pour donner la loi,
Il eſt dans ma maiſon d’autre maître que moi.
1445 Nous allons revenir, ſongez à nous attendre ;
Allons, ſuivez mes pas, mon frère, & vous mon gendre.

HENRIETTE
Hélas ! dans cette humeur conſervez-le toujours.

ARISTE
J’emploierai toute choſe à ſervir vos amours.

CLITANDRE
Quelque ſecours puiſſant qu’on promette à ma flamme,
1450 Mon plus ſolide eſpoir, c’eſt votre cœur, Madame.

HENRIETTE
Pour mon cœur vous pouvez vous aſſurer de luy.

CLITANDRE
Je ne puis qu’eſtre heureux, quand j’aurai ſon appui.

HENRIETTE
Vous voyez à quels nœuds on prétend le contraindre.

CLITANDRE
Tant qu’il ſera pour moi, je ne vois rien à craindre.

HENRIETTE
1455 Je vais tout eſſayer pour nos vœux les plus doux ;
Et ſi tous mes efforts ne me donnent à vous,
Il eſt une retraite où noſtre ame ſe donne*,
Qui m’empeſchera d’eſtre à toute autre perſonne.

CLITANDRE
Veuille le juſte Ciel me garder en ce jour,
1460 De recevoir de vous cette preuve d’amour.
ACTE V

SCÈNE PREMIÈRE
HENRIETTE, TRISSOTIN.

HENRIETTE
C’eſt ſur le mariage où ma mère s’appreſte,
Que j’ai voulu, Monſieur, vous parler teſte à teſte ;
Et j’ai cru dans le trouble où je vois la maiſon,
Que je pourrais vous faire écouter la raiſon.
1465 Je ſais qu’avec mes vœux vous me jugez capable
De vous porter en dot un bien conſidérable :
Mais l’argent dont on voit tant de gens faire cas,
Pour un vrai philoſophe a d’indignes appas ;
Et le mépris du bien & des grandeurs frivoles,
1470 Ne doit point éclater dans vos ſeules paroles.

TRISSOTIN
Auſſi n’eſt-ce point là ce qui me charme en vous ;
Et vos brillants attraits, vos yeux perçants & doux,
Votre grace & votre air ſont les biens, les richeſſes,
Qui vous ont attiré mes vœux & mes tendreſſes ;
1475 C’eſt de ces ſeuls tréſors que je ſuis amoureux.

HENRIETTE
Je ſuis fort redevable à vos feux généreux ;
Cet obligeant amour a de quoy me confondre,
Et j’ai regret, Monſieur, de n’y pouvoir répondre.
Je vous eſtime autant qu’on ſauroit eſtimer,
1480 Mais je trouve un obſtacle à vous pouvoir aimer.
Un cœur, vous le ſavez, à deux ne ſauroit eſtre,
Et je ſens que du mien Clitandre s’eſt foit maître.
Je ſais qu’il a bien moins de mérite que vous,
Que j’ai de méchants yeux pour le choix d’un époux,
1485 Que par cent beaux talents vous devriez me plaire.
Je vois bien que j’ai tort, mais je n’y puis que faire ;
Et tout ce que ſur moy peut le raiſonnement,
C’eſt de me vouloir mal d’un tel aveuglement.

TRISSOTIN
Le don de votre main où l’on me foit prétendre,
1490 Me livrera ce cœur que poſſède Clitandre ;
Et par mille doux ſoyns, j’ai lieu de préſumer,
Que je pourrai trouver l’art de me faire aimer.

HENRIETTE
Non, à ſes premiers vœux mon ame eſt attachée,
Et ne peut de vos ſoyns, Monſieur, eſtre touchée.
1495 Avec vous librement j’oſe icy m’expliquer,
Et mon aveu n’a rien qui vous doive choquer.
Cette amoureuſe ardeur qui dans les cœurs s’excite,
N’eſt point, comme l’on ſçait, un effect du mérite ;
Le caprice y prend part, & quand quelqu’un nous plaît,
1500 Souvent nous avons peine à dire pourquoy c’eſt.
Si l’on aimait, Monſieur, par choix & par ſageſſe,
Vous auriez tout mon cœur & toute ma tendreſſe ;
Mais on voit que l’amour ſe gouverne autrement.
Laiſſez-moi, je vous prie, à mon aveuglement,
1505 Et ne vous ſervez point de cette violence
Que pour vous on veut faire à mon obéiſſance.
Quand on eſt honneſte homme, on ne veut rien devoir
À ce que des parents ont ſur nous de pouvoir.
On répugne à ſe faire immoler ce qu’on aime,
1510 Et l’on veut n’obtenir un cœur que de luy-meſme.
Ne pouſſez point ma mère à vouloir par ſon choix,
Exercer ſur mes vœux la rigueur de ſes droits.
Ôtez-moi votre amour, & portez à quelque autre
Les hommages d’un cœur auſſi cher que le voſtre.

TRISSOTIN
1515 Le moyen que ce cœur puiſſe vous contenter ?
Impoſez-luy des lois qu’il puiſſe exécuter.
De ne vous point aimer peut-il eſtre capable,
À moins que vous ceſſiez, Madame, d’eſtre aimable,
Et d’étaler aux yeux les céleſtes appas…

HENRIETTE
1520 Eh Monſieur, laiſſons là ce galimatias.
Vous avez tant d’Iris, de Philis, d’Amarantes,
Que partout dans vos vers vous peignez ſi charmantes,
Et pour qui vous jurez tant d’amoureuſe ardeur…

TRISSOTIN
C’eſt mon eſprit qui parle, & ce n’eſt pas mon cœur.
1525 D’elles on ne me voit amoureux qu’en poète ;
Mais j’aime tout de bon l’adorable Henriette.

HENRIETTE
Eh de grace, Monſieur…

TRISSOTIN
Si c’eſt vous offenſer,
Mon offenſe envers vous n’eſt pas preſte à ceſſer.
Cette ardeur juſqu’icy de vos yeux ignorée,
1530 Vous conſacre des vœux d’éternelle durée.
Rien n’en peut arreſter les aimables tranſports ;
Et bien que vos beautez condamnent mes efforts,
Je ne puis refuſer le ſecours d’une mère
Qui prétend couronner une flamme ſi chère ;
1535 Et pourvu que j’obtienne un bonheur ſi charmant,
Pourvu que je vous aie, il n’importe comment.

HENRIETTE
Mais ſavez-vous qu’on riſque un peu plus qu’on ne penſe,
À vouloir ſur un cœur uſer de violence* ?
Qu’il ne foit pas bien sûr, à vous le trancher net,
1540 D’épouſer une fille en dépit qu’elle en ait ;
Et qu’elle peut aller en ſe voyant contraindre,
À des reſſentiments que le mari doit craindre* ?

TRISSOTIN
Un tel diſcours n’a rien dont je ſoys altéré.
À tous événements le ſage eſt préparé.
1545 Guéri par la raiſon des faibleſſes vulgaires,
Il ſe met au-deſſus de ces ſortes d’affaires,
Et n’a garde de prendre aucune ombre d’ennui*,
De tout ce qui n’eſt pas pour dépendre de luy.

HENRIETTE
En vérité, Monſieur, je ſuis de vous ravie ;
1550 Et je ne penſais pas que la philoſophie
Fût ſi belle qu’elle eſt, d’inſtruire ainſi les gens
À porter conſtamment de pareils accidents.
Cette fermeté d’ame à vous ſi ſingulière,
Mérite qu’on luy donne une illuſtre matière ;
1555 Eſt digne de trouver qui prenne avec amour,
Les ſoyns continuels de la mettre en ſon jour ;
Et comme à dire vrai, je n’oſerais me croire
Bien propre à luy donner tout l’éclat de ſa gloire,
Je le laiſſe à quelque autre, & vous jure entre nous,
1560 Que je renonce au bien de vous voir mon époux.

TRISSOTIN
Nous allons voir bientoſt comment ira l’affaire ;
Et l’on a là dedans foit venir le notaire.
SCÈNE II
CHRYSALE, CLITANDRE, MARTINE, HENRIETTE.

CHRYSALE
Ah, ma fille, je ſuis bien aiſe de vous voir.
Allons, venez-vous-en faire votre devoir,
1565 Et ſoumettre vos vœux aux volontez d’un père.
Je veux, je veux apprendre à vivre à votre mère ;
Et pour la mieux braver, voilà, malgré ſes dents,
Martine que j’amène, & rétablis céans.

HENRIETTE
Vos réſolutions ſont dignes de louange.
1570 Gardez que cette humeur, mon père, ne vous change.
Soyez ferme à vouloir ce que vous ſouhaitez,
Et ne vous laiſſez point ſéduire à vos bontez.
Ne vous relachez pas, & faites bien en ſorte
D’empeſcher que ſur vous ma mère ne l’emporte.

CHRYSALE
1575 Comment ? Me prenez-vous icy pour un beneſt ?

HENRIETTE
M’en préſerve le Ciel.

CHRYSALE
Suis-je un fat*, s’il vous plaît ?

HENRIETTE
Je ne dis pas cela.

CHRYSALE
Me croit-on incapable
Des fermes ſentiments d’un homme raiſonnable ?

HENRIETTE
Non, mon père.

CHRYSALE
Eſt-ce donc qu’à l’age où je me voi,
1580 Je n’aurais pas l’eſprit d’eſtre maître chez moy ?

HENRIETTE
Si fait.

CHRYSALE
Et que j’aurais cette faibleſſe d’ame,
De me laiſſer mener par le nez à ma femme ?

HENRIETTE
Eh non, mon père.

CHRYSALE
Ouais. Qu’eſt-ce donc que ceci ?
Je vous trouve plaiſante à me parler ainſi.

HENRIETTE
1585 Si je vous ay choqué, ce n’eſt pas mon envie.

CHRYSALE
Ma volonté céans doit eſtre en tout ſuivie.

HENRIETTE
Fort bien, mon père.

CHRYSALE
Aucun, hors moi, dans la maiſon,
N’a droit de commander.

HENRIETTE
Oui, vous avez raiſon.

CHRYSALE
C’eſt moy qui tiens le rang de chef de la famille.

HENRIETTE
D’accord.

CHRYSALE
1590 C’eſt moy qui dois diſpoſer de ma fille.

HENRIETTE
Eh oui.

CHRYSALE
Le Ciel me donne un plein pouvoir ſur vous.

HENRIETTE
Qui vous dit le contraire ?

CHRYSALE
Et pour prendre un époux,
Je vous ferai bien voir que c’eſt à votre père
Qu’il vous faut obéir, non pas à votre mère.

HENRIETTE
1595 Hélas ! vous flattez là les plus doux de mes vœux ;
Veuillez eſtre obéi, c’eſt tout ce que je veux.

CHRYSALE
Nous verrons ſi ma femme à mes déſirs rebelle…

CLITANDRE
La voicy qui conduit le notaire avec elle.

CHRYSALE
Secondez-moi bien tous.

MARTINE
Laiſſez-moi, j’aurai ſoyn
1600 De vous encourager, s’il en eſt de beſoin.
SCÈNE III
PHILAMINTE, BÉLISE, ARMANDE, TRISSOTIN, LE NOTAIRE, CHRYSALE, CLITANDRE, HENRIETTE, MARTINE.

PHILAMINTE
Vous ne ſauriez changer votre ſtyle ſauvage,
Et nous faire un contrat qui ſoyt en beau langage ?

LE NOTAIRE
Notre ſtyle eſt tres-bon, & je ſerais un ſot,
Madame, de vouloir y changer un ſeul mot.

BÉLISE
1605 Ah ! quelle barbarie au milieu de la France !
Mais au moins en faveur, Monſieur, de la ſcience,
Veuillez au lieu d’écus, de livres & de francs,
Nous exprimer la dot en mines & talents,
Et dater par les mots d’ides & de calendes.

LE NOTAIRE
1610 Moi ? Si j’allais, Madame, accorder vos demandes,
Je me ferais ſiffler de tous mes compagnons.

PHILAMINTE
De cette barbarie en vain nous nous plaignons.
Allons, Monſieur, prenez la table pour écrire.
Ah, ah ! cette impudente oſe encor ſe produire ?
1615 Pourquoy donc, s’il vous plaît, la ramener chez moy ?

CHRYSALE
Tantoſt avec loiſir on vous dira pourquoy.
Nous avons maintenant autre choſe à conclure.

LE NOTAIRE
Procédons au contrat. Où donc eſt la future ?

PHILAMINTE
Celle que je marie eſt la cadette.

LE NOTAIRE
Bon.

CHRYSALE
1620 Oui. La voilà, Monſieur, Henriette eſt ſon nom.

LE NOTAIRE
Fort bien. Et le futur ?

PHILAMINTE*
L’époux que je luy donne
Eſt Monſieur.

CHRYSALE, montrant Clitandre.
Et celuy, moi, qu’en propre perſonne,
Je prétends qu’elle épouſe, eſt Monſieur.

LE NOTAIRE
Deux époux !
C’eſt trop pour la coutume.

PHILAMINTE
Où vous arreſtez-vous ?
1625 Mettez, mettez, Monſieur, Triſſotin pour mon gendre.

CHRYSALE
Pour mon gendre mettez, mettez, Monſieur, Clitandre.

LE NOTAIRE
Mettez-vous donc d’accord & d’un jugement mûr
Voyez à convenir entre vous du futur*.

PHILAMINTE
Suivez, ſuivez, Monſieur, le choix où je m’arreſte.

CHRYSALE
1630 Faites, faites, Monſieur, les choſes à ma teſte.

LE NOTAIRE
Dites-moi donc à qui j’obéirai des deux ?

PHILAMINTE
Quoi donc, vous combattez les choſes que je veux ?

CHRYSALE
Je ne ſaurais ſouffrir qu’on ne cherche ma fille,
Que pour l’amour du bien qu’on voit dans ma famille.

PHILAMINTE
1635 Vraiment à votre bien on ſonge bien icy,
Et c’eſt là pour un ſage, un fort digne ſouci !

CHRYSALE
Enfin pour ſon époux, j’ai foit choix de Clitandre.

PHILAMINTE
Et moi, pour ſon époux, voicy qui je veux prendre :
Mon choix ſera ſuivi, c’eſt un point réſolu.

CHRYSALE
1640 Ouais. Vous le prenez là d’un ton bien abſolu ?

MARTINE
Ce n’eſt point à la femme à preſcrire, & je ſommes
Pour céder le deſſus en toute choſe aux hommes.

CHRYSALE
C’eſt bien dit.

MARTINE
Mon congé cent fois me fût-il hoc*,
La poule ne doit point chanter devant le coq.

CHRYSALE
Sans doute.

MARTINE
1645 Et nous voyons que d’un homme on ſe gauſſe,
Quand ſa femme chez luy porte le haut-de-chauſſe.

CHRYSALE
Il eſt vrai.

MARTINE
Si j’avais un mari, je le dis,
Je voudrais qu’il ſe fît le maître du logis.
Je ne l’aimerais point, s’il faiſçait le jocriſſe*.
1650 Et ſi je conteſtais contre luy par caprice ;
Si je parlais trop haut, je trouverais fort bon,
Qu’avec quelques ſoufflets il rabaiſſat mon ton.

CHRYSALE
C’eſt parler comme il faut.

MARTINE
Monſieur eſt raiſonnable,
De vouloir pour ſa fille un mari convenable.

CHRYSALE
Oui.

MARTINE
1655 Par quelle raiſon, jeune, & bien foit qu’il eſt,
Lui refuſer Clitandre ? Et pourquoy, s’il vous plaît,
Lui bailler un ſavant, qui ſans ceſſe épilogue* ?
Il luy faut un mari, non pas un pédagogue :
Et ne voulant ſavoir le grais*, ni le latin,
1660 Elle n’a pas beſoin de Monſieur Triſſotin.

CHRYSALE
Fort bien.

PHILAMINTE
Il faut ſouffrir qu’elle jaſe à ſon aiſe.

MARTINE
Les ſavants ne ſont bons que pour preſcher en chaiſe* ;
Et pour mon mari, moi, mille fois je l’ai dit,
Je ne voudrais jamais prendre un homme d’eſprit.
1665 L’eſprit n’eſt point du tout ce qu’il faut en ménage ;
Les livres cadrent mal avec le mariage ;
Et je veux, ſi jamais on engage ma foi,
Un mari qui n’ait point d’autre livre que moy ;
Qui ne ſache A, ne B, n’en déplaiſe à Madame,
1670 Et ne ſoyt en un mot docteur que pour ſa femme.

PHILAMINTE
Eſt-ce foit ? & ſans trouble ai-je aſſez écouté
Votre digne interprète ?

CHRYSALE
Elle a dit vérité.

PHILAMINTE
Et moi, pour trancher court toute cette diſpute,
Il faut qu’abſolument mon déſir s’exécute.
1675 Henriette, & Monſieur ſeront joints de ce pas ;
Je l’ai dit, je le veux, ne me répliquez pas :
Et ſi votre parole à Clitandre eſt donnée,
Offrez-luy le parti d’épouſer ſon aînée.

CHRYSALE
Voilà dans cette affaire un accommodement.
1680 Voyez ? y donnez-vous votre conſentement ?

HENRIETTE
Eh mon père !

CLITANDRE
Eh Monſieur !

BÉLISE
On pourroit bien luy faire
Des propoſitions qui pourraient mieux luy plaire :
Mais nous établiſſons une eſpèce d’amour
Qui doit eſtre épuré comme l’aſtre du jour ;
1685 La ſubſtance qui penſe, y peut eſtre reçue,
Mais nous en banniſſons la ſubſtance étendue*.
SCÈNE DERNIÈRE
ARISTE, CHRYSALE, PHILAMINTE, BÉLISE, HENRIETTE, ARMANDE, TRISSOTIN, LE NOTAIRE, CLITANDRE, MARTINE.

ARISTE
J’ai regret de troubler un myſtère joyeux*,
Par le chagrin qu’il faut que j’apporte en ces lieux.
Ces deux lettres me font porteur de deux nouvelles,
1690 Dont j’ai ſenti pour vous les atteintes cruelles :
L’une pour vous, me vient de votre procureur ;
L’autre pour vous, me vient de Lyon.

PHILAMINTE
Quel malheur,
Digne de nous troubler, pourrait-on nous écrire ?

ARISTE
Cette lettre en contient un que vous pouvez lire.

PHILAMINTE
Madame, j’ai prié Monſieur votre frère de vous rendre cette lettre, qui vous dira ce que je n’ai oſé vous aller dire. La grande négligence que vous avez pour vos affaires, a été cauſe que le clerc de votre rapporteur ne m’a point averti, & vous avez perdu abſolument votre procès que vous deviez gagner.
CHRYSALE
Votre procès perdu !

PHILAMINTE
1695 Vous vous troublez beaucoup !
Mon cœur n’eſt point du tout ébranlé de ce coup.
Faites, faites paraître une ame moins commune
À braver comme moy les traits de la fortune.
Le peu de ſoyn que vous avez vous coûte quarante mille écus, & c’eſt à payer cette ſomme, avec les dépens, que vous eſtes condamnée par arreſt de la cour.
Condamnée ! Ah ce mot eſt choquant, & n’eſt fait
Que pour les criminels.

ARISTE
1700 Il a tort en effet,
Et vous vous eſtes là juſtement récriée.
Il devoit avoir mis que vous eſtes priée,
Par arreſt de la cour, de payer au plus toſt
Quarante mille écus, & les dépens qu’il faut.

PHILAMINTE
Voyons l’autre.

CHRYSALE lit.
Monſieur, l’amitié qui me lie à Monſieur votre frère, me foit prendre intéreſt à tout ce qui vous touche. Je ſais que vous avez mis votre bien entre les mains d’Argante & de Damon, & je vous donne avis qu’en meſme jour ils ont foit tous deux banqueroute.
1705 Ô Ciel ! tout à la fois perdre ainſi tout mon bien !

PHILAMINTE
Ah quel honteux tranſport ! Fi ! tout cela n’eſt rien.
Il n’eſt pour le vrai ſage aucun revers funeſte,
Et perdant toute choſe, à ſoy-meſme il ſe reſte.
Achevons noſtre affaire, & quittez votre ennui ;
1710 Son bien* nous peut ſuffire & pour nous, & pour luy.

TRISSOTIN
Non, Madame, ceſſez de preſſer cette affaire.
Je vois qu’à cet hymen tout le monde eſt contraire,
Et mon deſſein n’eſt point de contraindre les gens.

PHILAMINTE
Cette réflexion vous vient en peu de temps !
1715 Elle ſuit de bien près, Monſieur, noſtre diſgrace.

TRISSOTIN
De tant de réſiſtance à la fin je me laſſe.
J’aime mieux renoncer à tout cet embarras,
Et ne veux point d’un cœur qui ne ſe donne pas.

PHILAMINTE
Je vois, je vois de vous, non pas pour votre gloire,
1720 Ce que juſques icy j’ai refuſé de croire.

TRISSOTIN
Vous pouvez voir de moy tout ce que vous voudrez,
Et je regarde peu comment vous le prendrez :
Mais je ne ſuis point homme à ſouffrir l’infamie
Des refus offenſants qu’il faut qu’icy j’eſſuie ;
1725 Je vaux bien que de moy l’on faſſe plus de cas,
Et je baiſe les mains à qui ne me veut pas.

PHILAMINTE
Qu’il a bien découvert ſon ame mercenaire !
Et que peu philoſophe eſt ce qu’il vient de faire !

CLITANDRE
Je ne me vante point de l’eſtre, mais enfin
1730 Je m’attache, Madame, à tout votre deſtin ;
Et j’oſe vous offrir, avecque ma perſonne,
Ce qu’on ſçait que de bien la fortune me donne.

PHILAMINTE
Vous me charmez, Monſieur, par ce troit généreux,
Et je veux couronner vos déſirs amoureux.
1735 Oui, j’accorde Henriette à l’ardeur empreſſée…

HENRIETTE
Non, ma mère, je change à préſent de penſée.
Souffrez que je réſiſte à votre volonté.

CLITANDRE
Quoi, vous vous oppoſez à ma félicyté ?
Et lorſqu’à mon amour je vois chacun ſe rendre…

HENRIETTE
1740 Je ſais le peu de bien que vous avez, Clitandre,
Et je vous ay toujours ſouhaité pour époux,
Lorſqu’en ſatiſfaiſant à mes vœux les plus doux,
J’ai vu que mon hymen ajuſtoit vos affaires :
Mais lors que nous avons les deſtins ſi contraires,
1745 Je vous chéris aſſez dans cette extrémité,
Pour ne vous charger point de noſtre adverſité.

CLITANDRE
Tout deſtin avec vous me peut eſtre agréable ;
Tout deſtin me ſeroit ſans vous inſupportable.

HENRIETTE
L’amour dans ſon tranſport parle toujours ainſi.
1750 Des retours* importuns évitons le ſouci,
Rien n’uſe tant l’ardeur de ce nœud qui nous lie,
Que les facheux beſoins des choſes de la vie ;
Et l’on en vient ſouvent à s’accuſer tous deux,
De tous les noirs chagrins qui ſuivent de tels feux.

ARISTE
1755 N’eſt-ce que le motif que nous venons d’entendre,
Qui vous foit réſiſter à l’hymen de Clitandre ?

HENRIETTE
Sans cela, vous verriez tout mon cœur y courir ;
Et je ne fuis ſa main, que pour le trop chérir.

ARISTE
Laiſſez-vous donc lier par des chaînes ſi belles.
1760 Je ne vous ay porté que de fauſſes nouvelles ;
Et c’eſt un ſtratagème, un ſurprenant ſecours,
Que j’ai voulu tenter pour ſervir vos amours ;
Pour détromper ma sœur, & luy faire connaître
Ce que ſon philoſophe à l’eſſai* pouvoit eſtre.

CHRYSALE
Le Ciel en ſoyt loué.

PHILAMINTE
1765 J’en ay la joie au cœur,
Par le chagrin qu’aura ce lache déſerteur.
Voilà le chatiment de ſa baſſe avarice,
De voir qu’avec éclat cet hymen s’accompliſſe.

CHRYSALE*
Je le ſavais bien, moi, que vous l’épouſeriez.

ARMANDE
1770 Ainſi donc à leurs vœux vous me ſacrifiez ?

PHILAMINTE
Ce ne ſera point vous que je leur ſacrifie,
Et vous avez l’appui de la philoſophie,
Pour voir d’un oeil content couronner leur ardeur.

BÉLISE
Qu’il prenne garde au moins que je ſuis dans ſon cœur*.
1775 Par un prompt déſeſpoir ſouvent on ſe marie,
Qu’on s’en repent après tout le temps de ſa vie.

CHRYSALE
Allons, Monſieur, ſuivez l’ordre que j’ai preſcrit,
Et faites le contrat ainſi que je l’ai dit.