parti de renforcer ou mieux de prolonger cette ligne, il lance dans la direction convenable des fractions de son gros auxquelles il assigne une zone de marche déterminée. Chaque colonne cherche dans son secteur des cheminements qui lui permettent d’avancer à couvert des vues de l’ennemi. Elle se glisse ainsi dans les formations les moins vulnérables, se faufilant sous bois, rasant les murs, profitant des haies, des talus, des thalwegs, pour se dissimuler.

On pourra trouver que c’est lui imposer sans utilité un surcroît de fatigue que de la lancer dans les terres labourées et de lui faire prendre, avant même que sa présence ait pu être dévoilée, une formation incommode pour la marche, qui n’a d’autres objets que de diminuer sa vulnérabilité et de faciliter son entrée en action lorsqu’elle arrivera sur la ligne de feu. Mais il ne faut pas oublier que les rafales de l’artillerie à tir rapide sont toujours à craindre. Bien que le Règlement français persiste à proscrire les feux qui n’ont pas un objectif nettement défini, il faut s’attendre à voir les batteries couvrir d’obus un terrain simplement suspect. Le moindre indice, l’étude de la carte, un renseignement provenant d’un espion ou d’un prisonnier, sinon recueilli par des aérostiers, déterminera la défense à battre de temps en temps, à intervalles irréguliers, le versant opposé de telle colline dont elle voudra rendre le faite inabordable.

Pour riposter à cette artillerie, l’attaque tiendra des batteries prêtes à entrer en action. Chaque colonne d’infanterie sera donc accompagnée de canons qui se déplaceront dans le secteur de marche qui lui est attribué. Un certain nombre d’entre elles se mettront « en garde » de façon à contrebattre immédiatement toute batterie adverse qui viendrait à se démasquer, ou à bombarder tous les couverts d’où semblerait partir une fusillade dangereuse.

Grâce à cet appui, l’infanterie lancée en avant arrive à se mettre en ligne avec celle qui est déjà en action. Pour venir jusque-là, il lui aura fallu franchir parfois des espaces découverts, à quoi elle n’aura réussi qu’en exécutant très rapidement les bonds très courts, avant que l’ennemi ait eu le temps de se reconnaître. Une fois postée, elle met tous ses fusils en ligne, le feu de l’artillerie se superposant à celui de l’infanterie. En d’autres termes, et c’est là une des caractéristiques des idées nouvelles, on ne garde pas de réserve immédiate.

Le général de Négrier est plus formel encore : il ne veut pas de réserve du tout. Il dispose ses troupes sur plusieurs lignes distantes d’une lieue les unes des autres, pour que les coups destinés à la première ne risquent pas d’atteindre la suivante. La répartition de ses forces ainsi faite, il lance tout cet ensemble de lignes en avant, à la façon de « vagues » successives qui viennent ou se briser contre le même rocher, ou le ronger.

Mais on reproche à ce système d’éloigner tellement les renforts qu’ils ne peuvent agir opportunément si l’ennemi prend la supériorité. Des troupes placées à une heure de distance les unes des autres sont dans la situation des Curiaces que l’unique survivant des Horaces arriva à abattre successivement. Même en terrain découvert, il y a quelque exagération à laisser dégarnies de troupes des zones larges de quatre kilomètres. Mais il n’y a jamais de terrain complètement découvert. On dispose toujours d’obstacles, de plis de terrain, d’habitations, de clôtures, derrière lesquels les soutiens pourront être en sécurité tout en se rapprochant de façon à être en état d’intervenir efficacement, s’il y a lieu, pour se substituer à la première ligne quand ses forces physiques ou morales seront épuisées, ou encore quand elles seront au bout de leurs munitions.

Je pense qu’on attribue au général de Négrier une doctrine trop intransigeante. Je sais bien que, d’après lui, les réserves ne sont pas faites pour appuyer les attaques, mais pour les renouveler quand elles sont épuisées. Mais, d’après lui aussi, elles servent, jusque-là, à assurer les flancs et les derrières de la ligne de combat.

Nous avons vu que le commandement en arrière a pour attribution essentielle non de diriger la lutte, mais de l’alimenter. C’est lui qui décide l’extension qu’il donnera au front et qui, en conséquence, fixe les effectifs à y envoyer. Il en résulte que, une fois ces fractions lancées dans la direction de l’ennemi, il conserve dans la main des troupes de toutes armes. C’est là cette réserve dont il est appelé à faire un usage judicieux, soit qu’il l’emploie comme seconde vague, soit qu’il la garde pour arrêter un insuccès partiel ou pour poursuivre un succès également partiel.

Car, maintenant que les deux fronts de combat sont à peu près parallèles et qu’ils se fusillent ou se canonnent mutuellement, il se produira, dans l’un des deux partis, en certains points des défaillances[1] dont l’adversaire devra profiter dès qu’il s’en sera aperçu.

À ce moment, le premier qui constatera le silence et l’immobilité d’un tronçon de la chaîne adverse, s’il n’attribue pas cette attitude à une feinte, se précipitera en avant suivi de ses camarades, s’il est simple soldat, de sa troupe, s’il est gradé, les autres gradés poussant au besoin les tirailleurs si ceux-ci sont tentés de se cramponner à leur abri et ne se soucient pas de s’exposer à tomber dans une embuscade. Car le répit observé, l’espèce de trêve et de détente qui s’est produite, peut-être leur cause est-elle dans le manque de munitions, peut-être dans la lassitude, dans cette sorte d’engourdissement qui envahit à la longue les soldats les mieux trempés, lorsque leur système nerveux a été trop longtemps tendu et lorsqu’ils finissent par s’abandonner. Peut être l’ennemi est-il décimé et découragé. Mais peut-être aussi, las d’une mousqueterie sans résultat, s’est-il tu uniquement pour inciter ses adversaires à se découvrir. Quoi qu’il en soit, ceux-ci finissent par être entraînés par l’exemple et l’appel des plus audacieux, aiguillonnés par les officiers restés en serre-files et qui les excitent. Ils sortent de leurs abris ; par un bond rapide, ils se rapprochent du point muet, et ils vont même jusqu’à l’occuper… s’ils ne sont pas tués avant.

Mais s’y maintiendront-ils ? C’est douteux. Pour peu qu’ils aient affaire à un ennemi qui ne soit pas lâche et qui ait été élevé dans les idées nouvelles de la défensive à outrance, auquel on ait enseigné, par conséquent, qu’il ne faut jamais se laisser déloger du poste qu’on occupe, ou qu’on doit le reprendre si, par malchance, on en a été dépossédé, dans de telles conditions, dis-je, la position en pointe que l’agresseur aura conquise sera bien vite intenable. Isolé au milieu de la ligne de bataille adverse, dans laquelle il aura pénétré comme un coin, cet agresseur sera en butte aux coups de ses voisins de droite et de gauche, ainsi que des coups qu’il recevra de face. L’infanterie et l’artillerie feront converger presque automatiquement leurs feux sur lui, et, avant que d’être installé, il risquera d’être anéanti. En vain objectera-t-on que nos miliciens actuels ne présentent pas un moral bien solide et qu’une panique est à craindre de leur part. Assurément, c’est possible, car tout est possible. Mais telle est la puissance de l’armement existant qu’il suffit d’une poignée de bons tireurs qui ne se laissent pas entraîner par l’affolement, il suffit d’une pièce à tir rapide pour écraser tout un paquet d’hommes.

On est donc en droit de supposer que les échecs se localiseront et même que les trous faits par un adversaire entreprenant dans la ligne de bataille se boucheront d’eux-mêmes, comme se bouchaient les trous faits par les boulets dans les rangs, du temps de la tactique linéaire. Le dressage du commandement et de la troupe devra avoir en vue d’obtenir ce résultat.

Certes, l’histoire montre que, en forçant un point d’une ligne, on peut déterminer toute la ligne à reculer : on l’a vu par exemple, lorsque les mobiles bretons ont abandonné la position de la Tuilerie, à la bataille du Mans. Mais de deux choses l’une : ou l’armée dans laquelle on a fait brèche n’a aucune valeur, et alors elle est condamnée à s’écrouler, ou bien elle a une certaine force de résistance, elle est consciente de son devoir, elle a l’intelligence de sa situation. Alors, si un mouvement rétrograde se dessine par suite d’une circonstance quelconque, ordre mal transmis, démoralisation partielle, manque de munition (je reviens à cette cause, car c’est une de celles qu’il faut le plus redouter, le réapprovisionnement en cartouches devenant impossible sous le feu), l’armée viendra occuper, à quelques centaines de mètres en arrière, une position de repli que le commandement aura fait non seulement étudier, mais encore préparer par les troupes non engagées. En ce cas, toute la ligne se déplacera, ou bien on isolera la portion envahie par une coupure comme celle que pratiquait l’ancienne poliorcétique pour séparer du corps de place un bastion battu en brèche et près de subir l’assaut.

Les comparaisons avec la guerre de siège, je le disais tout à l’heure, s’imposent à quiconque étudie cette conception nouvelle de l’art militaire. On voit l’assaillant cheminer, tracer ses parallèles et les étendre, en cherchant à envelopper le front choisi pour l’attaque.

Il y a pourtant des différences, et qui sont considérables. Le défenseur cerné dans une place épuise ses ressources ; il n’est plus en communication avec le commandement général des armées, ni en relation avec ses sources de ravitaillement. Les lignes qui se font face sont incurvées en arc de cercle et non droites. Il est donc dans une situation d’infériorité manifeste.

Dans l’hypothèse que nous venons d’envisager, au contraire, s’il y a égalité dans l’armement, dans les effectifs et dans la valeur morale des troupes en présence, il est évident qu’il y a égalité aussi dans leur condition tactique. Il cesse bientôt d’y avoir un parti qui attaque, un autre qui est attaqué. Les deux ennemis ne tardent pas à se trouver logés, en quelque sorte, à la même enseigne. Ils s’immobilisent comme les troupes qui défendent un camp retranché et celles qui concourent à son investissement. À l’extérieur de la circonvallation, certains corps tiennent la campagne et manœuvrent. À l’intérieur de la ceinture des forts, et, sous leur canon, des troupes de sortie peuvent se déplacer et tenter des coups de mains. Mais la garnison des forts et les détachements qui gardent les ouvrages de contrevallation restent inutilisés et sont comme neutralisés.

C’est là le caractère qu’il faut attribuer à la bataille défensive de l’avenir. On se la représente comme mettant face à face deux murailles humaines presque au contact, séparées seulement par l’épaisseur du péril, et cette double muraille va rester presque inerte malgré la volonté d’avancer qu’on a de part et d’autre, malgré les tentatives qu’on fait pour y réussir.

L’une de ces lignes cherchera, ne pouvant réussir de front, à déborder l’autre. Celle-ci, à son tour, prolongera son front, et ce sera un concours à qui s’étendra le plus, dans la mesure où son effectif le lui permettra. Ou, du moins, les choses se passeraient ainsi si on pouvait se développer indéfiniment. Mais la nature présente des obstacles. La ligne s’arrêtera à un point d’appui, à une mer, à une montagne, à la frontière d’une nation neutre.

À partir de ce moment, il n’y a pour ainsi dire pas de raison pour que la lutte finisse, du moins de ce côté. C’est ailleurs, c’est en dehors de ce champ de bataille (où on ne se bat pas !) qu’on cherchera la victoire, et on la cherchera par des manœuvres tactiques analogues à celles des troupes de sortie dont nous parlions tout à l’heure, lorsque nous envisagions ce qui se passe dans un camp retranché.

La double chaîne d’hommes qui se font face n’absorbe pas la totalité des effectifs. Outre qu’elle n’est pas continue, qu’elle est à claire-voie et, par conséquent, plus comparable à une grille qu’à une muraille, elle n’a pas besoin d’avoir une grande densité, tant la puissance de l’armement supplée au nombre. À la vérité, il me semble qu’en insistant sur cette vertu du matériel nouveau et sur l’inutilité d’employer beaucoup de monde à la bataille défensive, on perd un peu trop de vue la durée même de cette bataille. On prédit qu’elle se prolongera pendant plusieurs jours de suite, comme ces interminables engagements amorphes et indécis qui ont donné à la guerre de Sécession d’Amérique une physionomie si curieuse. Et peut-être, en effet, en sera-t-il ainsi. Mais alors les mêmes combattants ne pourront soutenir un pareil effort : il faudra les relever ; il faudra les ravitailler ; il faudra enlever les morts et les blessés. Toutes ces opérations, qui ne peuvent guère s’effectuer qu’à la faveur des ténèbres, exigent des réserves. Il faut du monde aussi pour préparer les positions de repli. Il en faut encore pour parer à tout événement.

Néanmoins on peut admettre qu’il restera un certain excédent disponible, et c’est lui que, par un détour, le parti le plus entreprenant jettera sur les lignes de communications de son adversaire, de façon à inquiéter ses derrières, à troubler la sérénité du commandement, à lui inspirer des résolutions maladroites. Ce genre de manœuvre, on l’a très justement dit, est celui qu’a employé Rome, lorsque, après avoir usé en Italie les forces d’Annibal, par une défensive tenace, elle a pris en Afrique une offensive stratégique qu’il a été obligé de subir. N’est-ce pas aussi la manœuvre que tenta Napoléon en 1814 et qui, d’ailleurs, ne lui réussit pas, Paris n’ayant pas tenu assez longtemps, lorsqu’il résolut de se porter sur la frontière, en abandonnant la capitale que, jusqu’alors, il s’était efforcé de couvrir ? Et est-il besoin de rappeler qu’en 1871 notre armée de l’Est dessina dans la direction de Belfort un mouvement d’offensive stratégique qui, malheureusement, ne dépassa point la vallée de la Lisaine ?

C’est à cette conception, sans doute, qu’il faut rattacher l’expérience qu’on semble vouloir tenter de colonnes volantes composées essentiellement d’un millier de cyclistes d’infanterie, accompagnés de cavalerie et d’artillerie. Une telle troupe, très légère, très mobile, et en même temps très puissante relativement à son faible effectif, grâce à la puissance de ses fusils et de ses canons, pourrait exécuter des raids rapides à grande envergure, et par un brusque crochet se rabattrait sur quelque artère vitale, soit pour y détruire des colonnes, soit pour y faire sauter des ouvrages d’art, de façon à y interrompre la circulation. Son apparition subite et inattendue causerait inévitablement de la stupeur, et on pose en principe que la surprise est un des plus sûrs facteurs de la victoire, aphorisme que je me permettrai, soit dit en passant, de considérer comme psychologiquement inexact. La surprise n’engendre pas forcément la peur. Ce qui inspire la peur, c’est le sentiment raisonné ou irraisonné, fondé ou non, d’un péril prochain. Un mouvement tournant inspire une terreur très naturelle à des gens qui savent ne pouvoir faire face à deux côtés à la fois et qui se sentent pris entre deux feux. Mais supposez un corps d’armée ennemi débarquant sur les côtes de la France, ou descendant de ballon sur notre territoire : si étonnés fussions-nous de voir ce miracle s’opérer, loin de nous en épouvanter, nous éprouverions à bon droit la satisfaction de tenir la victoire entre nos doigts et de n’avoir qu’à fermer la main. Il y a surprise et surprise.

Quoi qu’il en soit, et sauf à revenir sur cette controverse, je crois avoir esquissé la physionomie qu’une certaine école paraît portée à attribuer aujourd’hui à la guerre de l’avenir : c’est un combat défensif, défensif de part et d’autre s’entend, qui traînera péniblement avec des alternatives de succès très localisés et de revers très partiels, sans que rien de décisif puisse résulter de cet engagement d’un caractère purement passif. Les forces restées disponibles, elles, agiront de leur mieux, le plus loin qu’elles pourront du théâtre de cet engagement, et elles tâcheront d’ébranler par leur hardiesse le moral du commandement.


II

Cette évolution dans la tactique n’est pas une conception absolument nouvelle. Mon compatriote et ami Abel Veuglaire rappelait avec une certaine fierté dans la Bibliothèque universelle d’avril dernier, que, dès février 1891, la même revue contenait de lui un article où se trouvait indiquée en termes quelque peu vagues la nature du changement qui était en train de s’opérer dans l’art militaire. Donc, voici ce qu’il disait, il y a déjà onze ans :

Non, la défensive n’est pas, comme on l’a dit, une attitude dont toute la force réside dans des avantages purement négatifs. Elle a une vertu propre. Quand elle aura, par sa solidité, brisé l’élan des assaillants, elle n’aura pas besoin de sortir de ses abris pour les achever. La prodigieuse puissance de son feu écrasera les fuyards. Il n’y aura pas déroute, il y aura anéantissement. Au moins les choses se passeraient-elles ainsi avec nos procédés de combats actuels, si on continuait à se battre sur des terrains découverts. Mais ne renoncera-t-on pas à ces errements, et les armées ne chemineront-elles pas tortueusement dans les pays coupés, transportant en pleine campagne les pratiques de la guerre des rues ? N’adoptera-t-on pas, malgré tous ses dangers, l’habitude des opérations de nuit ? Déjà le rôle de la cavalerie semble bien amoindri. Quelques auteurs vont plus loin : ils pensent que c’en est fini de ces duels gigantesques à coups de canon que l’art militaire, il y a quelque trois ou quatre ans encore, considérait comme le prélude obligé de tout combat. Si l’artillerie sert à quelque chose, disent-ils, ce ne sera qu’après avoir, elle aussi, transformé son matériel, en adoptant, par exemple, des canons légers à tir rapide… Qui croire ? Il est plus facile, comme nous l’avons expliqué, de dire qui il ne faut pas croire. N’ajoutons pas foi à ceux qui prétendent que l’offensive n’a rien perdu de sa valeur. N’écoutons pas ceux qui affirment que la guerre se fera dans les mêmes conditions qu’autrefois, qu’il y a seulement une poudre de plus, et que voilà tout.

Magnus ab integro saeclorum nascitur ordo !

Et peut-être est-ce moins la tactique que la stratégie elle-même qui va être modifiée par les récentes innovations. La conduite des troupes, le choix du théâtre des opérations, peut-être sera-ce sur ces parties de l’art de la guerre que se portera la révolution que nous entrevoyons confusément. Un génie se révélera qui trouvera des dispositions stratégiques appropriées aux nécessités de l’heure présente et aux ressources que nous apporte l’incessante activité de la science. Et ce renouvellement des principes et des règles, il se traduira par une réorganisation générale de l’armée, par une répartition différente des armes combattantes, par une refonte complète de l’outillage, par une radicale transformation des moyens de commandement usités jusqu’à ce jour.

Dans ces indications sommaires, à l’usage des gens du monde, on trouve en puissance, si je ne me trompe, les grandes lignes de la révolution que j’ai essayé d’esquisser avec plus de précision.

Mais je vais plus loin, et, reconnaissant la puissance « prodigieuse » de l’armement actuel et la « vertu propre » qu’a acquise la défensive, j’en viens à me demander si la guerre sera encore possible. Faut-il avouer que j’en doute ?

Je vois bien deux armées immobilisées l’une en face de l’autre, se regardant fixement, les yeux dans les yeux ; je vois aussi des troupes disponibles en arrière ; mais ce que je n’arrive pas à concevoir ce sont ces raids qui s’effectuent impunément, comme si, par l’effet d’une grâce magique, la puissance des feux s’émoussait sur eux.

On nous montre l’un des partis hypnotisé par la bataille défensive, s’y massant, y concentrant ses forces, de sorte qu’il ne lui reste personne pour monter la garde le long de ses lignes de communication, personne pour assurer sa sécurité, personne pour tenter un contre-raid. C’est se donner trop beau jeu que d’attribuer tant d’impéritie à toute une armée. Je suis loin de prétendre que nous n’assisterons plus au spectacle lamentable qu’il nous a été donné de contempler, d’un pays qui, sans avoir étudié les règles de la guerre, entre en lutte avec un autre pays qui, depuis cinquante ans, a appliqué tout l’effort de son esprit à la méditation des choses militaires.

Même avec des principes faux, s’ils sont fortement ancrés, on triomphe de gens dénués de principes. Si nous avons des adversaires incapables, nous l’emporterons sur eux, sans presque nous donner la peine d’employer tel moyen plutôt que tel autre. De cette sorte de gens, on triomphe à coups de vessie, disait le maréchal de Saxe. Il faut supposer, lorsqu’on étudie des procédés de combat, qu’on est de pair à pair et que les moyens d’attaque de l’un rencontrent chez l’autre des moyens de défense équivalents.

J’ai déjà fait remarquer d’ailleurs qu’il n’y aura plus un parti qui attaque et un autre qui se défend. Il en est des armées qui sont aux prises comme des lutteurs qui se battent. Suivant leur science et leur tempérament, ils sont plus disposés à porter des coups ou à parer ; mais ils essaient constamment et de parer les coups qui leur sont destinés et de profiter des occasions qui se présentent pour en décocher à leur adversaire. Nos deux armées se tiennent, l’une et l’autre, sur la défensive. Mais, si elles le peuvent, si, par suite de la disproportion des forces, elles disposent d’un excédent de troupes, elles s’en serviront pour chercher le point faible de l’ennemi, et il est permis de supposer qu’elles le trouveront.

Seulement c’est encore se faire la partie belle que d’échafauder l’hypothèse d’une grande inégalité dans les effectifs.

Nous devons considérer un adversaire qui soit à peu près dans les mêmes conditions que nous, et c’est dans ces conditions que nous allons examiner si la colonne mobile lancée sur ses derrières pourra accomplir son œuvre de destruction et de démoralisation.

D’abord, à supposer qu’elle ne soit pas arrêtée dans sa marche, quelle pusillanimité ne prêtons-nous pas aux chefs ennemis, si nous les croyons capables d’être déconcertés par son apparition ! De quelle imprévoyance les soupçonnons-nous, si nous pensons qu’ils ne s’attendent pas à un coup de main de ce genre ! De quelle incurie ne sont-ils pas coupables, s’ils n’ont pas pris toutes leurs dispositions pour y riposter ou même pour le prévenir !

On nous affirme que notre raid sera d’une exécution facile. Tous les yeux de l’ennemi étant tournés vers la grande bataille défensive, il n’apercevra pas la poignée d’hommes qui viendra furtivement le frapper dans le dos. On nous montre toutes les forces de notre adversaire engagées dans la lutte, sauf peut-être des forces de qualité secondaire, de celles que, n’étant pas sûr d’elles, on relègue à l’arrière-plan. Donc, c’est presque un désert qu’il y a en arrière de ses lignes, un désert dans lequel on peut s’aventurer sans courir de grands risques. Tout au plus, la mauvaise fortune peut-elle nous mettre en présence d’une colonne intacte. Alors, malheur à elle ! Nous la broyerons dans un élan d’impétuosité offensive !

Eh ! Quoi ? La défensive perd donc subitement ici sa « vertu propre ! » La puissance du feu cesse donc de faire sentir ses effets ! Et voici la légendaire furia francese qui rentre en jeu ! On l’a criblée de sarcasmes, on a déclaré que l’assaut à la baïonnette, quand on regarde l’est, c’est la pire et la plus inutile des folies, et maintenant on vient proclamer que c’est un moyen de combat irrésistible si on marche du nord au sud ou du sud au nord !

Eh bien ! non. Ne nous payons pas de mots et ayons le courage de dire (il en faut !) que, si nous avons affaire à un adversaire trop bon tireur et trop calme pour se laisser aborder sur son front à l’arme blanche, il ne se laissera pas davantage aborder sur son flanc, à moins qu’il n’entende rien à son devoir ou que des circonstances particulières ne l’empêchent d’en remplir les obligations, ce qui arrivera, notamment, s’il est numériquement le plus faible, ou si la configuration du terrain lui est défavorable, ou si l’hostilité des habitants contrecarre ses projets, ou s’il est mal renseigné et trahi, car il est exposé alors à voir échouer les raids qu’il tentera, tandis que ceux qui seront dirigés contre lui réussiront. Mais, d’une façon générale, j’estime que les petits détachements remporteront difficilement des succès et que ceux qu’ils remporteront auront une importance à la fois faible et très localisée.

En d’autres termes, je crois que, de part et d’autre, on demeurera dans cette inaction haletante, inquiète et toujours attentive, dans laquelle vivent les garnisons investies et les troupes d’investissement dont je parlais tout à l’heure. Elles resteraient indéfiniment dans leurs positions respectives si, d’un côté, les opérations de la guerre de campagne n’entraînaient pas la levée du blocus, ou si, de l’autre, la diminution des vivres ne contraignait pas les assiégés à se rendre.

C’est donc à des circonstances extérieures que sera due la fin de la guerre purement défensive de l’avenir. Par exemple, on se trouvera contraint par l’état des finances ou par la politique à demander la paix ou à l’accepter, même sans avoir remporté des avantages marqués, sans avoir subi des défaites décisives. Qu’on songe à ce que coûte par jour aux Anglais la guerre du Transvaal, et qu’on suppute la dépense qu’occasionnerait l’entretien d’effectifs triples, quadruples, quintuples. Le crédit des États s’épuise vite ; les trésors de guerre se vident ; d’autre part, toutes les familles seront en deuil et inquiètes ; plus que jamais, elles souffriront dans leurs affections immédiates. Elles se lasseront de voir les armées piétiner sans avancer, mais non sans subir des pertes douloureuses. Et c’est cela qui mettra fin à la campagne, plutôt que des grandes victoires du genre de celles d’autrefois.

Ne nous imaginons pourtant pas que les combats cesseront d’être sanglants. On dépensera encore du sang, beaucoup de sang et non pas seulement de l’argent. Il faudra encore de la prévoyance, du calme, de la hardiesse et même de l’esprit d’offensive jusque dans la défensive. Plus que jamais la troupe, le commandement, la population auront à déployer d’énergie. Plus que jamais le savoir professionnel sera nécessaire au chef et à la troupe. Et il faut se préparer avec un redoublement d’ardeur aux pires éventualités. Mais il n’est pas douteux que la physionomie des batailles se trouvera complètement métamorphosée. Et bien, je crois que cette transformation s’opérera à peu près dans le sens des idées que l’état-major de l’armée française a faites siennes et que le général de Négrier abrite de sa haute autorité.

Commandant Émile Manceau.
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  1. Elles pourront être provoquées par les obus-torpilles, par tirs projectiles tombant de ballons dirigeables, par les opérations de nuit, par des moyens nouveaux et inédits, produisant cette surprise effarée que cause l’inconnu.