À mesure que la Révolution avançait, les deux courants dont nous avons parlé au commencement de cet ouvrage, le courant populaire et le courant de la bourgeoisie, se dessinaient de plus en plus nettement, – surtout dans les affaires d'ordre économique.

Le peuple cherchait à mettre fin au régime féodal. Il se passionnait pour l’égalité, en même temps que pour la liberté. Puis, en voyant les lenteurs, même dans sa lutte contre le roi et les prêtres, il perdait patience et cherchait à mener la révolution jusqu'au bout. Prévoyant déjà le jour où l'élan révolutionnaire s'épuiserait, il cherchait à rendre à jamais impossible le retour des seigneurs, du despotisme royal, du régime féodal et du règne des riches et des prêtres. Et, pour cela, il voulait – du moins dans une bonne moitié de la France – la reprise de possession de la terre, des lois agraires qui eussent permis à chacun de cultiver le sol s’il le voulait, et des lois pour niveler riches et pauvres dans leurs droits civiques.

Il s’insurgeait quand on le forçait à payer la dîme ; il s’emparait de vive force des municipalités pour frapper les prêtres et les seigneurs. Bref, il maintenait une situation révolutionnaire dans une bonne partie de la France, tandis qu’à Paris il surveillait de près ses législateurs, du haut des tribunes de l'Assemblée, dans les clubs et dans les sections. Enfin, lorsqu'il fallait frapper la royauté de vive force, il s'organisait pour l'insurrection et combattait, le 14 juillet 1789 et le 10 août 1792, les armes à la main.

D’autre part, la bourgeoisie, ainsi que nous l'avons vu, travaillait avec énergie à achever «la conquête des pouvoirs», – le mot date déjà de cette époque. À mesure que le pouvoir du roi et de la Cour s'effritait et tombait dans le mépris, la bourgeoisie s'en emparait. Elle lui donnait une assiette solide dans les provinces et elle organisait en même temps sa fortune, présente et future.

Si, dans certaines régions, la grande masse des biens confisqués aux émigrés et aux prêtres avait passé, par petits lots, aux mains des pauvres (c'est ce qui ressort, du moins, des recherches de Loutchistzky[1], dans d’autres régions, une immense partie de ces biens avait servi à enrichir les bourgeois, tandis que toutes sortes de spéculations financières posaient les fondements d'un grand nombre de fortunes du Tiers-État.

Mais ce que les bourgeois instruits avaient surtout bien appris, – la Révolution de 1648 en Angleterre leur servant en cela d'exemple, – c'est que maintenant leur tour était venu de s'emparer du gouvernement de la France, et que la classe qui gouvernerait aurait pour elle la richesse, d'autant plus que la sphère d'action de l'État allait s'agrandir immensément par la formation d'une armée permanente nombreuse et la réorganisation de l'instrument publique, de la justice, de l'impôt, et ainsi de suite. On l'avait bien vu après la révolution d'Angleterre.

On comprend dès lors qu'un abîme devait se creuser de plus en plus, en France, entre la bourgeoisie et le peuple : la bourgeoisie, qui avait voulu la révolution et qui y poussa le peuple, tant qu'elle n'eut pas senti que «la conquête des pouvoirs» s'achevait déjà à son avantage ; et le peuple qui avait vu dans la révolution le moyen de s'affranchir du double joug de la misère et de l'absence de droits politiques.

Ceux que les hommes «d'ordre» et «d'État» appelèrent alors les «anarchistes», aidés par un certain nombre de bourgeois, - des Cordeliers et quelques Jacobins, – se trouvèrent d’un côté. Quant aux «hommes d'État» et aux défenseurs «des propriétés», comme on disait alors, ils trouvèrent leur complète expression dans le parti politique de ceux qu'on appela plus tard les Girondins : c'est-à-dire dans les politiciens qui se groupèrent en 1792 autour de Brissot et du ministre Roland.

Nous avons déjà raconté, au chapitre XV, à quoi se réduisait la prétendue abolition des droits féodaux pendant la nuit du 4 août, ainsi que les arrêtés votés par l'Assemblée du 5 au 11 août ; nous allons voir maintenant quels développements cette législation reçut dans les années 1790 et 1791.

  Mais comme cette question de droits féodaux domine toute la Révolution, et qu'elle ne trouva sa solution qu'en 1793, après l'expulsion des Girondins de la Convention, nous allons, au risque de quelques répétitions, résumer encore une fois la législation du mois d'août 1789, avant d'aborder ce qui fut fait dans les deux années suivantes. C'est d'autant plus nécessaire qu'une confusion des plus regrettables continue à régner sur ce sujet, alors que l'abolition des droits féodaux fut l'œuvre principale de la Grande Révolution. Sur cette question se livrèrent les plus grands combats, aussi bien dans la France rurale qu'à Paris, à l'Assemblée et cette abolition fut ce qui survécut le mieux de la Révolution, en dépit de toutes les vicissitudes politiques traversées par la France au dix-neuvième siècle.

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