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Œuvres philosophiques
Charles Tutot (p. Titre-TdM).

ŒUVRES PHILOSOPHIQUES DE LA METTRIE. ŒUVRES PHILOSOPHIQUES DE LA METTRIE. NOUVELLE ÉDITION, Précédée de son Eloge, Par FRÉDÉRIC II, Roi de Prusse. TOME PREMIER. A BERLIN, Et se trouve à Paris, Chez CHARLES TUTOT, Imprimeur, rue Favart, No. 427. 1796.


Éloge

de La Mettrie,

par Frédéric II, roi de Prusse

Julien-Offray de la Mettrie naquit à Saint-Malo, le 25 décembre 1709, de Julien-Offray de la Mettrie & de Marie Gaudron, qui vivoient d’un commerce assez considérable pour procurer une bonne éducation à leur fils. Ils l’envoyerent au college de Coutance pour faire ses humanités, d’où il passa à Paris dans le college du Plessis ; il fit sa réthorique à Caën, & comme il avoit beaucoup de génie & d’imagination, il remporta tous les prix de l’éloquence : il étoit né orateur ; il aimoit passionnément la poésie & les belles-lettres ; mais son pere, qui crut qu’il y avoit plus à gagner pour un ecclésiastique que pour un poëte, le destina à l’église ; il l’envoya l’année suivante au college du Plessis, où il fit sa logique sous M. Cordier, qui étoit plus Janséniste que Logicien.

C’est le caractère d’une ardente imagination, de saisir avec force les objets qu’on lui présente ; comme c’est le caractère de la jeunesse d’être prévenue des premieres opinions qu’on lui inculque : tout autre disciple auroit adopté les sentimens de son maître ; ce n’en fut pas assez pour le jeune la Mettrie, il devint Janséniste, & composa un ouvrage qui eut vogue dans le parti.

En 1725, il étudia la physique au college d’Harcourt, & y fit de grands progrès. De retour en sa patrie, le sieur Hunault, médecin de Saint-Malo, lui conseilla d’embrasser cette profession ; on persuada le pere ; on l’assura que les remedes d’un médecin médiocre rapporteroient plus que les absolutions d’un bon prêtre. D’abord le jeune la Mettrie s’appliqua à l’anatomie ; il disséqua pendant deux hivers ; après quoi il prit en 1725, à Rheims, le bonnet de docteur, & y fut reçu médecin.

En 1733, il fut étudier à Leyde sous le fameux Boerhaave. Le maître étoit digne de l’écolier, & l’écolier se rendit bientôt digne du maître. M. la Mettrie appliqua toute la force de son esprit à la connoissance & à la cure des infirmités humaines, & il devint grand médecin dès qu’il voulut l’être. En 1734 il traduisit, dans ses momens de loifir, le traité de feu M. Boerhaave, son aphrodisiacus, & y joignit une dissertation sur les maladies vénériennes, dont lui-même étoit l’auteur. Les vieux médecins s’éleverent en France contre un écolier qui leur faisoit l’affront d’en savoir autant qu’eux. Un des plus célebres médecins de Paris lui fit l’honneur de critiquer son ouvrage (marque certaine qu’il étoit bon). La Mettrie répliqua, & pour confondre d’autant plus son adversaire, en 1736 il composa un traité du vertige, estimé de tous les médecins impartiaux.

Par un malheureux effet de l’imperfection humaine, une certaine basse jalousie est devenue un des attributs des gens de lettres ; elle irrite l’esprit de ceux qui sont en possession des réputations contre les progrès des génies naissans : cette rouille s’attache aux talens sans les détruire, mais elle leur nuit quelquefois. M. la Mettrie, qui avançoit à pas de géant dans la carriere des sciences, souffrit de cette jaloufie, & sa vivacité l’y rendit trop sensible.

Il traduisit à Saint-Malo les aphorismes de Boerhaave, la matiere médicale, les procédés chymiques, la théorie chymique, & les institutions du même auteur. Il publia presque en même temps un abrégé de Sydenham. Le jeune médecin avoit appris, par une expérience prématurée, que pour vivre tranquille, il vaut mieux traduire que composer ; mais c’est le caractere du génie de s’échapper à la réflexion. Fort de ses propres forces, si je puis m’exprimer ainsi, & rempli des recherches de la nature qu’il faisoit avec une dextérité infinie, il voulut communiquer au public les découvertes qu’il avoit faites. Il donna son traité sur la petite vérole, sa médecine pratique, & six volumes de commentaires sur la physiologie de Boerhaave : tous ces ouvrages parurent à Paris, quoique l’auteur les eût composés à Saint-malo. Il joignoit à la théorie de son art une pratique toujours heureuse ; ce qui n’est pas un petit éloge pour un médecin.

En 1742, M. la Mettrie vint à Paris, attiré par la mort de M. Hunault, son ancien maître : les fameux Morand & Sidobre le placerent auprès du duc de Grammont, & peu de jours après ce seigneur lui obtint le brevet de médecin des gardes ; il accompagna ce duc à la guerre, & fut avec lui à la bataille de Dettingue, au siege de Fribourg & à la bataille de Fontenoi, où il perdit son protecteur, qui y fut tué d’un coup de canon.

M. la Mettrie ressentit d’autant plus vivement cette perte, que ce fut en même temps l’écueil de sa fortune. Voici ce qui y donna lieu. Pendant la campagne de Fribourg, M. la Mettrie fut attaqué d’une fievre chaude : une maladie est pour un philosophe une école de physique ; il crut s’appercevoir que la faculté de penser n’étoit qu’une suite de l’organisation de la machine, & que le dérangement des ressorts influoit considérablement sur cette partie de nous-mêmes, que les métaphysiciens appellent l’ame. Rempli de ces idées pendant sa convalescence, il porta hardiment le flambeau de l’expérience dans les ténèbres de la métaphysique ; il tenta d’expliquer, à l’aide de l’anatomie, la texture déliée de l’entendement, & il ne trouva que de la mécanique où d’autres avoient supposé une essence supérieure à la matiere. Il fit imprimer ses conjectures philosophiques sous le titre d’Histoire naturelle de l’ame. L’aumonier du régiment sonna le tocsin contre lui, & d’abord tous les dévots crierent.

Le vulgaire des ecclésiastiques est comme Dom Quichotte, qui trouvoit des aventures merveilleuses dans des évenemens ordinaires ; ou comme ce fameux militaire, qui trop rempli de son systême, trouvoit des colonnes dans tous les livres qu’il lisoit. La plupart des prêtres examinent tous les ouvrages de littérature comme si c’étoient des traités de théologie ; remplis de ce seul objet, ils voient des hérésies par-tout : de-là viennent tant de faux jugemens & tant d’accusations formées, pour la plupart, mal-à-propos contre les auteurs. Un livre de physique doit être lu avec l’esprit d’un physicien ; la nature, la vérité est son juge ; c’est elle qui doit l’absoudre ou le condamner : un livre d’astronomie veut être lu dans un même sens. Si un pauvre médecin prouve qu’un coup de bâton fortement appliqué sur le crâne dérange l’esprit, ou bien qu’à un certain degré de chaleur la raison s’égare, il faut lui prouver le contraire ou se taire. Si un astronome habile démontre, malgré Josué, que la terre & tous les globes célestes tournent autour du soleil, il faut, ou mieux calculer que lui, ou souffrir que la terre tourne.

Mais les théologiens, qui par leurs appréhensions continuelles pourroient faire croire aux foibles que leur cause est mauvaise, ne s’embarrassent pas de si peu de chose. Ils s’obstinerent à trouver des semences d’hérésie dans un ouvrage qui traitoit de physique : l’auteur essuya une persécution affreuse, & les prêtres soutinrent qu’un médecin, accusé d’hérésie, ne pouvoit pas guérir les gardes-françoises.

A la haine des dévots se joignit celle de ses rivaux de gloire : celle-ci se ralluma sur un ouvrage de M. la Mettrie, intitulé la Politique des médecins. Un homme plein d’artifice, & dévoré d’ambition, aspiroit à la place vacante de premier médecin du roi de France ; il crut, pour y parvenir, qu’il lui suffisoit d’accabler de ridicule ceux de ses confreres qui pouvoient prétendre à cette charge. Il fit un libelle contre eux, & abusant de la facile amitié de M. la Mettrie, il le séduisit à lui prêter la volubilité de sa plume & la fécondité de son imagination : il n’en fallut pas davantage pour achever de perdre un homme peu connu, contre lequel étoient toutes les apparences, & qui n’avoit de protection que son mérite.

M. la Mettrie, pour avoir été trop sincere comme philosophe & trop officieux comme ami, fut obligé de renoncer à sa patrie. Le duc de Duras & le vicomte du Chaila lui conseillerent de se soustraire à la haine des prêtres & à la vengeance des médecins. Il quitta donc, en 1746, les hôpitaux de l’armée, où M. de Séchelles l’avoit placé, & vint philosopher tranquillement à Leyde. Il y composa sa Pénélope, ouvrage polémique contre les médecins, où à l’exemple de Démocrite, il plaisantoit sur la vanité de sa profession : ce qu’il y eut de singulier, c’est que les médecins, dont la charlatanerie y est peinte au vrai, ne purent s’empêcher d’en rire eux-mêmes en le lisant : ce qui marque bien qu’il se trouvoit dans l’ouvrage plus de gaieté que de malice.

M. la Mettrie ayant perdu de vue ses hôpitaux & ses malades, s’adonna entierement à la philosophie spéculative ; il fit son Homme machine, ou plutôt il jetta sur le papier quelques pensées fortes sur le matérialisme, qu’il s’étoit sans doute proposé de rédiger. Cet ouvrage, qui devoit déplaire à des gens, qui par état sont ennemis déclarés des progrès de la raison humaine, révolta tous les prêtres de Leyde contre l’auteur : calvinistes, catholiques & luthériens, oublierent en ce moment que la consubstantiation, le libre arbitre, la messe des morts & l’infaillibilité du pape les divisoient ; ils se réunirent tous pour persécuter un philosophe, qui avoit de plus le malheur d’être François, dans un temps où cette monarchie faisoit une guerre heureuse à leurs Hautes-Puissances.

Le titre de philosophe & de malheureux fut suffisant pour procurer à M. la Mettrie un asile en Prusse, avec une pension du roi. Il se rendit à Berlin au mois de février de l’année 1748 ; il y fut reçu membre de l’académie royale des sciences. La médecine le revendiqua à la métaphysique, & il fit un traité de la Dyssenterie & un autre de l’Asthme, les meilleurs qui aient été écrits sur ces cruelles maladies. Il ébaucha différens ouvrages sur des matieres de philosophie abstraite qu’il s’étoit proposé d’examiner ; & par une suite des fatalités qu’il avoit éprouvées, ces ouvrages lui furent dérobés : mais il en demanda la suppression aussitôt qu’ils parurent.

M. la Mettrie mourut dans la maison de milord Tirconnel, ministre plénipotentiaire de France, auquel il avoit rendu la vie. Il semble que la maladie, connoissant à qui elle avoit à faire, ait eu l’adresse de l’attaquer d’abord au cerveau, pour le terrasser plus sûrement : il prit une fievre chaude avec un délire violent : le malade fut obligé d’avoir recours à la science de ses collegues, & il n’y trouva pas la ressource qu’il avoit si souvent, & pour lui & pour le public, trouvée dans la sienne propre.

Il mourut le 11 de novembre 1751, âgé de 43 ans. Il avoit épousé Louise-Charlotte Dréauno, dont il ne laissa qu’une fille, âgée de cinq ans & quelques mois.

M. la Mettrie étoit né avec un fond de gaieté naturelle, intarissable ; il avoit l’esprit vif & l’imagination si féconde, qu’elle faisoit croître des fleurs dans le terrein aride de la médecine. La nature l’avoit fait orateur & philosophe ; mais un présent plus précieux encore qu’il reçut d’elle, fut une ame pure & un cœur serviable. Tous ceux auxquels les pieuses injures des théologiens n’en imposent pas, regrettent en M. la Mettrie un honnête homme & un savant médecin.



Disours
préliminaire.

Je me propoſe de prouver que la Philoſophie, toute contraire qu’elle eſt à la Morale & à la Religion, non-ſeulement ne peut détruire ces deux liens de la ſociété, comme on le croit communément, mais ne peut que les reſſerrer & les fortifier de plus en plus. Une diſſertation de cette importance, ſi elle eſt bien faite, vaudra bien, à mon avis, une de ces préfaces triviales, où l’auteur, humblement à genoux devant le Public, s’encenſe cependant avec ſa modeſtie ordinaire : & j’eſpere qu’on ne la trouvera pas à la tête d’ouvrages de la nature de ceux que j’oſe réimprimer, malgre tous les cris d’une haine[1] qui ne mérite que le plus parfait mepris.


Ouvrez les yeux, vous verrez affiché de toutes parts :

« Preuves de l’exiſtence de dieu par les merveilles de la nature.

» Preuves de l’immortalité de l’ame par la géométrie et l’algebre.

» La religion prouvée par les faits.

» Théologie phyſique ».


Et tant d’autres livres ſemblables. Liſez-les, ſans autre préparation, vous ſerez perſuades que la philoſophie eſt par elle-même favorable à la religion et à la morale, & qu’enfin l’étude de la nature eſt le plus court chemin pour arriver, tant à la connoiſſance de ſon adorable auteur, qu’à l’intelligence des vérités morales & révélées. Livrez-vous enſuite à ce genre d’étude ; & ſans embraſſer toute cette vaſte étendue de phyſique, de botanique, de chymie, d’hiſtoire naturelle, d’anatomie, ſans vous donner la peine de lire les meilleurs ouvrages des philoſophes de tous les ſiecles, faites-vous médecin ſeulement, à coup ſûr vous le ſerez comme les autres. Vous reconnoîtrez la vanité de nos déclamateurs, ſoit qu’ils faſſent retentir nos temples, ſoit qu’ils ſe récrient éloquemment dans leurs ouvrages ſur les merveilles de la nature ; & ſuivant l’homme pas à pas, dans ce qu’il tient de ſes divers âges, dans ſes paſſions, dans ſes maladies, dans ſa ſtructure, comparée à celle des animaux, vous conviendrez que la foi ſeule nous conduit à la croyance d’un être ſupreme ; & que l’homme, organiſé comme les autres animaux, pour quelques dégrés d’intelligence de plus, ſoumis aux mêmes loix, n’en doit pas moins ſubir le même ſort. Ainſi du faite de cette immortalité glorieuſe, du haut de cette belle machine théologique, vous deſcendrez, comme d’une gloire d’opéra, dans ce parterre phyſique, d’où ne voyant par-tout autour de vous que matiere éternelle, & formes qui ſe ſuccedent & périſſent ſans-ceſſe, confus, vous avouerez qu’une entiere deſtruction attend tous les corps animés. Et enfin ce tronc du ſyſtême des mœurs parfaitement déraciné par la philoſophie, tous les efforts qu’on a faits pour concilier la philoſophie avec la morale, et la théologie avec la raiſon, vous paroitront frivoles et impuiſſants.

Tel eſt le premier point de vue & le plan de ce diſcours ; avançons & développons toutes ces idées vagues & générales.

La philoſophie, aux recherches de laquelle tout eſt ſoumis, eſt ſoumiſe elle-meme à la nature, comme une fille à ſa mere. Elle a cela de commun avec la vraie médecine, qu’elle ſe fait honneur de cet eſclavage, qu’elle n’en connoit point d’autre, & n’entend point d’autre voix. Tout ce qui n’eſt pas puiſe dans le ſein même de la nature, tout ce qui n’eſt pas phénomenes, cauſes, effets, ſcience des choſes, en un mot, ne regarde en rien la philoſophie, & vient d’une ſource qui lui eſt étrangere.

Telle eſt la morale ; fruit arbitraire de la politique, qui peut à juſte titre revendiquer ce qu’on lui a injuſtement uſurpé. Nous verrons dans la ſuite, pourquoi elle a mérité d’être miſe au nombre des parties de la philoſophie, à laquelle il eſt évident que proprement elle n’appartient pas.

Les hommes ayant formé le projet de vivre enſemble, il a fallu former un ſyſtême de mœurs politiques, pour la ſûreté de ce commerce : & comme ce ſont des animaux indociles, difficiles à dompter, & courant ſpontanément au bien-être, per fas & nefas, ceux qui par leur ſageſſe & leur génie ont été dignes d’être placés à la tête des autres, ont ſagement appellé la religion au ſecours des regles & des loix, trop ſenſés, pour pouvoir prendre une autorité abſolue ſur l’impétueuſe imagination d’un peuple turbulent & frivole. Elle a paru les yeux couverts d’un bandeau ſacré ; & bientôt elle a été entourée de toute cette multitude qui écoute bouche béante & d’un air ſtupéfait les merveilles dont elle eſt avide ; merveilles qui la contiennent, ô prodige ! d’autant plus qu’elle les comprend moins.

Au double frein de la morale & de la religion, on a prudemment ajouté celui des ſupplices. Les bonnes, & ſur-tout les grandes actions n’ont point été ſans récompenſe, ni les mauvaiſes ſans punition & le funeſte exemple des coupables a retenu ceux qui alloient le devenir. Sans les gibets, les roues, les potences, les échafauds, ſans ces hommes vils, rebut de la nature entiere, qui pour de l’argent étrangleroient l’univers, malgré le jeu de toutes ces merveilleuſes machines, le plus foible n’eût point été à l’abri du plus fort.

Puiſque la morale tire ſon orgine de la politique, comme les loix & les bourreaux ; il s’enſuit qu’elle n’eſt point l’ouvrage de la nature, ni par conſéquent de la philoſophie, ou de la raiſon, tous termes ſynonymes.

De-là encore il n’eſt pas ſurprenant que la philoſophie ne conduiſe point à la morale, pour ſe joindre à elle, pour prendre ſon parti, & l’appuyer de ſes propres forces. Mais il ne faut pas croire pour cela qu’elle nous y conduiſe, comme à l’ennemi, pour l’exterminer ; ſi elle marche à elle, le flambeau à la main, c’eſt pour la reconnoître en quelque ſorte, & juger de ſang froid de la difference eſſentielle de leurs intérêts.

Autant les choſes ſont différentes des mœurs, le ſentiment des loix, & la vérité de toute convention arbitraire, autant la philoſophie eſt différente de la morale ; ou ſi l’on veut, autant la morale de la nature (car elle a la ſienne) differe de celle qu’un art admirable a ſagement inventée. Si celle-ci paroit pénétrée de reſpect pour la celeſte ſource dont elle eſt émanée (la religion), l’autre n’en a pas un moins profond pour la vérité, ou pour ce qui en a meme la ſimple apparence, ni un moindre attachement à ſes goûts, ſes plaiſirs, & en general à la volupté. La religion eſt la bouſſole de l’une, le plaiſir celle de l’autre, en tant qu’elle ſent ; la vérité en tant qu’elle penſe.

Ecoutez la premiere : elle vous ordonnera impérieuſement de vous vaincre vous-mêmes ; decidant ſans balancer que rien n’eſt plus facile, & que « pour etre vertueux, il ne faut que vouloir ». Pretez l’oreille à la ſeconde ; elle vous invitera à ſuivre vos penchants, vos amours & tout ce qui vous plaît : ou plutôt dès-lors vous les avez déjà ſuivis. Eh ! que le plaiſir qu’elle nous inſpire, nous fait bien ſentir, ſans tant de raiſonnemens ſuperflus, que ce n’eſt que par lui qu’on peut être heureux !

Ici, il n’y a qu’à ſe laiſſer doucement aller aux agréables impulſions de la nature : là il faut ſe roidir, ſe régimber contr’elle. Ici, il ſuffit de ſe conformer à ſoi-même, d’être ce qu’on eſt, & en quelque ſorte, de ſe reſſembler ; là, il faut reſſembier aux autres malgré ſoi, vivre & preſque penſer comme eux. Quelle comédie !

Le philoſophe a pour objet ce qui lui paroit vrai, ou faux, abſtraction faite de toutes conſéquences : le légiſlateur, peu inquiet de la vérité, craignant même peut-être (faute de philoſophie, comme on le verra) qu’elle ne tranſpire, ne s’occupe que du juſte et de l’injuſte, du bien & du mal moral. D’un côté, tout ce qui paroit être dans la nature, eſt appelé vrai ; & on donne le nom de faux à tout ce qui n’eſt point, à tout ce qui eſt contredit par l’obſervation & par l’expérience : de l’autre, tout ce qui favoriſe la ſociété, eſt décoré du nom de juſte, d’équitable, &c. tout ce qui bleſſe ſes intérêts, eſt flétri du nom d’injuſte ; en un mot, la morale conduit à l’équité, à la juſtice, &c. & la philoſophie, tant leurs objets ſont divers, à la vérité.

La morale de la nature, ou de la philoſophie, eſt donc auſſi différente de celle de la religion & de la politique, mère de l’une & de l’autre, que la nature l’eſt de l’art. Diamétralement oppoſées, juſqu’à ſe tourner le dos, qu’en faut-il conclure, ſinon que la philoſophie eſt abſolument inconciliable avec la morale, la religion & la politique, rivales triomphantes dans la ſociété, honteuſement humiliées dans la ſolitude du cabinet & au flambeau de la raiſon : humiliées ſur-tout par les vains efforts même que tant d’habiles gens ont faits pour les accorder enſemble.

La nature auroit-elle tort d’être ainſi faite, & la raiſon de parler ſon langage, d’appuyer ſes penchants & de favoriſer tous ſes goûts ? La ſociété d’un autre côté auroit-elle tort à ſon tour de ne pas ſe mouler ſur la nature ? Il eſt ridicule de demander l’un, & tout-à-fait extravagant de propoſer l’autre.

Mauvais moule ſans-doute pour former une ſociété, que celui d’une raiſon, ſi peu à la portée de la plupart des hommes, que ceux qui l’ont le plus cultivée, peuvent ſeuls en ſentir l’importance & le prix ! Mais auſſi, plus mauvais moule encore pour former un philoſophe, celui des préjugés & des erreurs qui font la baſe fondamentale de la ſociété.

Cette réflexion n’a point échappé à la prudence des légiſlateurs éclairés ; ils ont trop bien connu les animaux qu’ils avoient à gouverner.

On fait aiſément croire aux hommes ce qu’ils déſirent ; on leur perſuade ſans peine ce qui flatte leur amour propre ; & ils étoient d’autant plus faciles à ſéduire, que leur ſupériorité ſur les autres animaux les avoit déjà aidés à ſe laiſſer éblouir. Ils ont cru qu’un peu de boue organiſée pouvoit être immortel.

La nature déſavoue cependant cette doctrine puérile : c’eſt comme une écume qu’elle rejette & laiſſe au loin ſur le rivage de la mer théologique ; &, ſi l’on me permet de continuer de parler métaphoriquement, j’oſerois dire que tous les rayons qui partent du ſein de la nature, fortifiés & comme réfléchis par le précieux miroir de la philoſophie, détruiſent & mettent en poudre un dogme qui n’eſt fondé que ſur la prétendue utilité morale dont il peut être. Quelle preuve en demandez-vous ? Mes ouvrages même, puiſqu’ils ne tendent qu’à ce but, ainſi que tant d’autres beaucoup mieux faits, ou plus ſavans, s’il faut l’être pour démontrer ce qui ſaute aux yeux de toutes parts : qu’il n’y a qu’une vie, & que l’homme le plus ſuperbe les établit en vain ſur une vanité mortelle comme lui. Oui, & nul ſage n’en diſconvient, l’orgueilleux monarque meurt tout en entier, comme le ſujet modeſte & le chien fidele : vérité terrible, ſi l’on veut, mais pour ces eſprits dont l’enfance eſt l’âge éternel ; ces eſprits auxquels un fantôme fait pour ; car elle ne laiſſe pas plus de doute que de crainte chez ceux qui ſont tant ſoit peu capables de réfléchir ; chez ceux qui ne détournent pas la vue de ce qui la frappe à chaque inſtant d’une façon ſi vive & ſi claire ; chez ceux enfin qui ont acquis, pour le dire ainſi, plus de maturité que d’adoleſcence.

Mais ſi la philoſophie eſt contraire aux conventions ſociales, aux principaux dogmes de la religion, aux mœurs, elle rompt les liens qui tiennent les hommes entr’eux ! Elle ſappe l’édifice de la politique par ſes fondemens !

Eſprit ſans profondeur, & ſans juſteſſe, quelle terreur panique vous effarouche ! Quel jugement précipité vous emporte au-delà, du but & de la vérité ! Si ceux qui tiennent les rênes des empires, ne réfléchiſſoient pas plus ſolidement, ô le bel honneur, & la brillante gloire qui leur en reviendroit ! La philoſophie priſe pour un poiſon dangereux, la philoſophie, ce ſolide pivot de l’éloquence, cette lymphe nourricière de la raiſon, ſeroit proſcrite de nos converſations, & de nos écrits ; impérieuſe & tyrannique reine, on n’oſeroit en prononcer même le nom, ſans craindre la Sibérie : & les philoſophes chaſſés & bannis, comme perturbateurs, auroient le même ſort qu’autrefois les prétendus médecins de Rome.

Non, erreur ſans-doute, non, la philoſophie ne rompt, ni ne peut rompre les chaînes de la ſociété. Le poiſon eſt dans les écrits des philoſophes, comme le bonheur dans les chanſons, ou comme l’eſprit dans les bergers de Fontenelle. On chante un bonheur imaginaire ; on donne aux bergers dans une églogue un eſprit qu’ils n’ont pas : on ſuppoſe dangereux ce qui eſt bien éloigné de l’être ; car la ſappe, dont nous avons parlé, bien différente de celle de nos tranchées, eſt idéale, métaphyſique, & par conſéquent elle ne peut rien detruire, ni renverſer, ſi ce n’eſt hypothetiquement. Or qu’eſt-ce que renverſer dans une hypotheſe les uſages introduits & accrédités dans la vie civile ? C’eſt n’y point toucher réellement, & les laiſſer dans toute leur vigueur.

Je vais tâcher de prouver ma theſe par des raiſonnemens, ſans réplique.

De la contradiction de principes d’une nature auſſi diverſe que ceux de la philoſophie & de la politique ; de principes dont le but & l’objet ſont essentiellement differens ; il ne s’enſuit nullement que les uns refusent ou détruiſent les autres. Il n’en eſt pas des ſpéculations philoſophiques, aux principes reçus dans le monde, & de la croyance néceſſaire (je le ſuppoſe) à la ſureté du commerce des hommes, comme de la théorie à la pratique de cet art. Ici, l’une a une influence ſi directe, ſi abſolue ſur l’autre ; que malheur aux malades, dont quelque Chiraca a enfilé le mauvais chemin ! Là, des méditations philoſophiques, auſſi innocentes que leurs auteurs, ne peuvent corrompre ou empoiſonner la pratique de la ſociété, qui n’a point d’uſages reſpectés par le peuple, ſi comiques & si ridicules qu’ils ſoient, auxquels tout philoſophe n’applaudiſſe auſſi volontiers, quand il le faut, que ceux qui le ſont le moins : fort fâché ſans doute de porter le moindre échec à ce qui fait, ou plutôt paſſe pour faire la tranquillité publique.

La raiſon pour laquelle deux choſes auſſi contraires en apparence, ne ſe nuiſent cependant en aucune maniere, c’eſt donc que leurs objets n’ont rien de commun entr’eux, leur but étant auſſi divers, auſſi éloigné l’un de l’autre, auſſi oppoſé, que l’orient & l’occident. Nous verrons dans la ſuite que loin de ſe détruire, la philoſophie & la morale peuvent très-bien agir & veiller de concert à la ſûreté du public ; nous verrons que ſi l’une influe ſur l’autre, ce n’est qu’indirectement, mais toujours à ſon avantage ; de ſorte que, comme je l’ai dit d’abord, les nœuds de la ſociété ſont reſſerrés par ce qui ſemble, à la premiere vue, devoir les rompre & les diſſoudre : paradoxe plus ſurprenant encore que le premier, & qui ne ſera pas moins clairement démontré, à ce que j’eſpere, à la fin de ce diſcours.

Quelle lumière affreuſe ſeroit celle de la philoſophie, ſi elle n’éclairoit les uns, qui ſont en ſi petit nombre, que pour la perte & la ruine des autres, qui compoſent preſque tout l’univers !

Gardons-nous de le penſer. Les perturbateurs de la ſociété n’ont été rien moins que des philoſophes, comme on le verra plus loin ; & la philoſophie, amoureuſe de la ſeule vérité, tranquille contemplatrice des beautés de la nature, incapable de témérité & d’uſurpation, n’a jamais empiété ſur les droits de la politique. Quel eſt le philoſophe en effet, ſi hardi qu’on veuille le ſuppoſer, qui en attaquant le plus vivement à force ouverte tous les principes de la morale, comme j’oſe le faire dans mon Anti-Sénèque, diſconvienne que les intérêts du public ne ſoient pas d’un tout autre prix que ceux de la philoſophie ?

La politique, entourée de tous ſes miniſtres, va criant dans les places publiques, dans les chaires, & preſque ſur les toits : Le corps n’eſt rien, l’ame eſt tout ; mortels, ſauvez-vous, quoiqu’il vous en coûte. Les philoſophes rient, mais ils écrivent tranquillement ; pour apôtres & pour miniſtres, ils n’ont qu’un petit nombre de ſectareurs auſſi doux & auſſi paiſibles qu’eux, qui peuvent bien le réjouir d’augmenter leur troupeau, & d’enrichir leur domaine de l’heureuſe acquiſition de quelques beaux génies, mais qui ſeroient au déſeſpoir de ſuſpendre un moment le grand courant des choſes civiles, loin de vouloir, comme on l’imagine communément, tout bouleverſer.

Les prêtres déclament, échauffent les eſprits par des promeſſes magnifiques, bien dignes d’enfler un ſermon éloquent ; ils prouvent tout ce qu’ils avancent, ſans ſe donner la peine de raiſonner ; ils veulent enfin qu’on s’en rapporte à dieu : & leurs foudres ſont prêts à ecraſer & réduire en poudre quiconque eſt aſſez raiſonnable pour ne pas vouloir croire aveuglément tout ce qui révolte le plus la raiſon. Que les philoſophes ſe conduiſent plus ſagement ! Pour ne rien promettre, ils n’en ſont pas quittes à ſi bon marché ; ils payent en choſes ſenſées & en raiſonnemens ſolides, ce qui ne coûte aux autres que du poumon & une éloquence auſſi vuide & auſſi vaine que leurs promeſses. Or le raiſonnement pourroit-il être dangereux, lui qui n’a jamais fait ni enthouſiaſte, ni ſecte, ni même théologien ?

Entrons dans un plus grand détail, pour prouver plus clairement que la philoſophie la plus hardie n’eſt point eſſentiellement contraire aux bonnes mœurs, & ne traine en un mot aucune ſorte de danger à ſa ſuite.

Quel mal, je le demande aux plus grands ennemis de la liberté de penſer & d’écrire, quel mal y a-t-il d’acquieſcer à ce qui paroît vrai, quand on reconnoît avec la même candeur, & qu’on ſuit avec la même fidélité ce qui paroît ſage & utile ? A quoi ſerviroit donc le flambeau de la phyfique ? A quoi bon toutes ces curieuſes obſervations ? Il faudroit éteindre l’un, & dédaigner les autres ; au lieu d’encourager, comme font les plus grands princes les hommes qui ſe dévouent à ces laborieuſes recherches ! Ne peut-on tâcher de deviner & d’expliquer l’eniqme de l’homme ? En ce cas, plus on ſeroit philoſophe, plus, ce qu’on n’a jamais penſé, on ſeroit mauvais citoyen. Enfin quel funeſte préſent ſeroit la vérité, ſi elle n’étoit pas toujours bonne à dire ? Quel apanage ſuperflu ſeroit la raiſon, ſi elle étoit faite pour être captivée & ſubordonnée ? Soutenir ce ſyſtême, c’eſt vouloir ramper, & dégrader l’eſpece humaine : croire qu’il eſt des vérités qu’il vaut mieux laiſſer éternellement enſevelies dans le ſein de la nature, que de les produire au grand jour, c’eſt favoriſer la ſuperſtition & la barbarie.

Qui vit en citoyen, peut écrire en philoſophe.

Mais écrire en philoſophe, c’eſt enſeigner le matérialiſme ! Eh bien ! quel mal ! Si ce matérialiſme eſt fondé, s’il eſt l’évident réſultat de toutes les obſervations & expériences des plus grands philoſophes & médecins ; fi l’on n’embraſſe ce ſyſtême, qu’après avoir attentivement ſuivi la nature, fait les mêmes pas aſſidument avec elle dans toute l’étendue du regne animal, & pour ainſi dire après avoir approfondi l’homme dans tous ſes âges & dans tous ſes états ? Si l’orthodoxe ſuit le philoſophe plutôt qu’il ne l’évite ; s’il ne cherche ni ne forge exprès ſa doctrine, s’il la rencontre en quelque ſorte, qu’elle ſe trouve à la fuite de ſes recherches & comme ſur ſes pas, eſt-ce donc un crime de la publier ? La vérité même ne vaudroit-elle donc pas la peine qu’on ſe baiſſât en quelque ſorte pour la ramaſſer ?

Voulez-vous d’autres argumens favorables à l’innocence de la philoſophie ? Dans la foule qui ſe préſente, je ne choiſirai que les plus frappants.

La Motte le Vayer a beau dire que la mort eſt préférable à la mendicité ; non-ſeulement cela ne dégoûte point de la vie ces objets dégoûtants de la pitié publique, (eh ! quel ſi grand malheur, s’il étoit poſſible que ces malheureux, acceſſibles à cette façon de penſer, délivraſſent la ſociété d’un poids plus qu’inutile à la terre) ! mais quel eſt l’infortuné mortel, qui du faite de la fortune, précipité dans un abyme de miſere, ait, en conſéquence de cette propoſition philoſophique, attenté à ſes jours ?

Les Stoïciens ont beau crier : ſors de la vie, ſi elle t’eſt à charge ; il n’y a ni raiſon, ni gloire à reſter en proie à la douleur, ou à la pauvreté ; délivres-toi de toi-même, rends-toi inſenſible, comme heureux, à quelque prix que ce ſoit. On ne ſe tue pas plus pour cela, qu’on ne tue les autres ; & on n’en vole pas davantage, ſoit qu’on ait de la religion, ſoit qu’on n’en ait pas. L’inſtinct, l’eſpérance (divinité qui ſourit aux malheureux, ſentiment qui meurt le dernier dans l’homme), & la potence, y ont mis bon ordre. On ne ſe prive de la vie, que par un ſentiment de malheur, d’ennui, de crainte, ou de certitude d’être encore plus mal qu’on n’eſt, ſentiment noir, production atrabilaire, dans laquelle les philoſophes & leurs livres n’entrent pour rien. Telle eſt la ſource du ſuicide, & non tout ſyſteme ſolidement raiſonné, à moins qu’on ne veuille y ajouter cet enthouſiaſme, qui faiſoit chercher la mort aux lecteurs d’Hégéſias.

C’eſt ainſi que, quoiqu’il ſoit permis, ſuivant : la loi de la nature & Puffendorf, de prendre par force un peu de ce qu’un autre a de trop, dans la plus preſſante extrémité, on n’oſe cependant ſe faire juſtice à ſoi-même par une violence ſi légitime & ſi indiſpenſable en apparence, parce que les loix la puniſſent, trop ſourdes, hélas ! aux cris de la nature aux abois. Tant il eſt vrai, pour le dire en paſſant, que, ſi les loix ont en général raiſon d’être ſeveres, elles trouvent quelquefois de juſtes motifs d’indulgence ; car, puiſque le particulier renonce ſans ceſſe à lui-même en quelque ſorte, pour ne point toucher aux droits du public ; les loix qui les protègent, ceux qui ont l’autorité en main, devroient à leur tour, ce me ſemble, rabattre de leur rigoureuſe ſevérité, faire grâce avec humanité à des malheureux qui leur reſſemblent, ſe prêter à des beſoins mutuels, & enfin ne point tomber en des contradictions ſi barbares avec leurs frères.

Le moyen de ſouſcrire aux moindres inconvéniens d’une ſcience qui a mérité le ſuffrage & la vénération des plus grands hommes de tous les ſiecles ! Les matérialiſtes ont beau prouver que l’homme n’eſt qu’une machine, le peuple[2] n’en croira jamais rien. Le même inſtinct qui le retient à la vie, lui donne aſſez de vanité pour croire ſon ame immortelle, & il eſt trop fou & trop ignorant pour jamais dédaigner cette vérité-là.

J’ai beau inviter ce malheureux à n’avoir point de remords d’un crime dans lequel il a été entraîné, comme en l’eſt ſur-tout par ce qu’on nomme premier mouvement ; il en aura cependant, il en ſera pourſuivi ; on ne ſe dépouille point ſur une ſimple lecture, de principes ſi accoutumés, qu’on les prend naturels. La conſcience ne ſe racornit qu’à force de ſcélérateſſe & d’infamie, pour leſquelles, loin d’y inviter, à dieu ne plaiſe ! j’ai tâché d’inſpirer toute l’horreur dont je ſuis moi-même pénétré. Ainſi chanſons pour la multitude, que tous nos écrits : raiſonnemens frivoles, pour qui n’eſt point préparé à en recevoir le germe ; pour ceux qui le ſont, nos hypotheſes ſont également ſans danger. La juſteſſe & la pénétration de leur génie a mis leur cœur en ſureté, devant ces hardieſſes, &, ſi j’oſe le dire, ces nudités d’eſprit.

Mais quoi, les hommes vulgaires ne pourroient-ils etre enfin ſéduits par quelques lueurs philoſophiques, faciles à entrevoir dans ce torrent de lumières, que la philoſophie ſemble aujourd’hui verſer à pleines mains ? Et comme on prend beaucoup de ceux avec leſquels on vit, ne peut-on pas adopter facilement les opinions hardies dont les livres philoſophiques ſont remplis, moins à la vérité (quoiqu’on penſe ordinairement le contraire) aujourd’hui qu’autrefois.

Les vérités philoſophiques ne ſont que des ſyſtêmes, dont l’auteur, qui a le plus d’art, d’eſprit & de lumieres, eſt le plus ſéduiſant ; ſyſtêmes où chacun peut prendre ſon parti, parce que le pour n’eſt pas plus démontré que le contre pour la plupart des lecteurs ; parce qu’il n’y a d’un côté & de l’autre, que quelques degrés de probabilité de plus & de moins, qui determinent & forcent notre aſſentiment, & même que les ſeuls bons eſprits (eſprits plus rares que ceux qu’on appele beaux), peuvent ſentir, ou ſaiſir combien de diſputes, d’erreurs, de haines & de contradictions, a enfanté la fameuſe queſtion de la liberté, ou du fataliſme ! Ce ne ſont que des hypotheſes cependant. L’eſprit borné, ou illuminé, croyant à la doctrine de mauvais cahiers qu’il nous débite d’un air ſuffiſant, s’imagine bonnement que tout eſt perdu, morale, religion, ſociété, s’il eſt prouvé que l’homme n’eſt pas libre. L’homme de génie au contraire, l’homme impartial & ſans préjugés, regarde la ſolution du problême, quelle qu’elle ſoit, comme fort indifferente, & en ſoi, & même eû égard à la ſociété. Pourquoi ? C’eſt qu’elle n’entraîne pas dans la pratique du monde les relations délicates & dangereuſes, dont ſa théorie paroît menacer. J’ai cru prouver que les remords ſont des préjugés de l’éducation, & que l’homme eſt une machine qu’un fataliſme abſolu gouverne impérieuſement : j’ai pu me tromper, je veux le croire : mais ſuppoſe, comme je penſe ſincerement, que cela ſoit philoſophiquement vrai, qu’importe ? Toutes ces queſtions peuvent être miſes dans la claſse du point mathématique, qui n’exiſte que dans la tête des géomètres, & de tant de problemes de géométrie & d’algèbre, dont la ſolution claire & idéale montre toute la force de l’eſprit humain ; force qui n’eſt point ennemie des loix, théorie innocente & de pure curioſité, qui eſt ſi peu reverſible à la pratique, qu’on n’en peut faire plus d’uſage, que de toutes ces vérités métaphyſiques de la plus haute géométrie.

Je paſſe à de nouvelles réflexions naturellement liées aux précédentes, qu’elles ne peuvent qu’appuyer de plus en plus.

Depuis que le Polythéiſme eſt aboli par les loix, en ſommes-nous plus honnêtes gens ? Julien, apoſtat, valoit-il moins que chrétient ? En étoit-il moins un grand homme, & le meilleur des princes ? Le chriſtianniſme eût-il rendu Caton le cenſeur moins dur & moins féroce ? Caton d’Utiqne moins vertueux ? Cicéron moins excellent citoyen ? &c. Avons-nous, en un mot, plus de vertus que les païens ? Non, & ils n’avoient pas moins de religion que nous ; ils ſuivoient la leur, comme nous ſuivons la nôtre, c’eſt-à-dire fort mal, ou point du tout. La ſuperſtition étolt abandonnée au peuple & aux prêtres, croyants[3] mercenaires ; tandis que les honnêtes gens, ſentant bien que pour l’etre la religion leur étoit inutile, s’en moquoient. Croire un dieu, en croire pluſieurs, regarder la nature comme la cauſe aveugle & inexplicable de tous les phénomenes ; ou ſeduit par l’ordre merveilleux qu’ils nous offrent, reconnoitre une intelligence ſuprême, plus incompréhenſible encore que la nature ; croire que l’homme n’eſt ; qu’un animal comme un autre, ſeulement puis ſpirituel ; ou regarder l’ame comme une ſubſtance diſtincte du corps, & d’une eſſence immortelle : voilà le champ où les philoſophes ont fait la guerre entr’eux, depuis qu’ils ont connu l’art de raiſonner ; & cette guerre durera tant que cette reine des hommes, l’opinion, régnera ſur la terre ; voilà le champ où chacun peut encore aujourd’hui ſe battre, & ſuivre, parmi tant d’étendards, celui qui rira le plus à ſa fortune, ou à ſes préjugés, ſans qu’on ait rien à craindre de ſi frivoles & ſi vaines eſcarmouches. Mais c’eſt ce que ne peuvent comprendre ces eſprits qui ne voient pas plus loin que leurs yeux : ils ſe noient dans cette mer de raiſonnemens. En voici d’autres qui par leur ſimplicité ſeront peut-être plus à la portée de tout le monde.

Comme le ſilence de tous les anciens auteurs prouve la nouveauté de certain mal immonde, celui de tous les écrivains ſur les maux qu’auroit cauſés la philoſophie (dans la ſuppoſition qu’elle en cauſe ou en peut cauſer), dépoſe en faveur de ſa bénignité & de ſon innocence.

Quant à la communication, ou ſi l’on veut, à la contagion que l’on craint, je ne la crois pas poſſilble. Chaque homme eſt ſi fortement convaincu de la vérité des principes dont on a imbu, & Préliminaire. 23

comme abreuvé Ion enfance ; fon amour -propre fe croit fi intérefit’ à les foutenir , & à n’en point démordre , que , quand j’aurois la chofe auffi fortement â cœur, qu’elle m’eft indiffe’rente , avec toute l’éloquence de Cicéron , je ne pourrois convaincre perfonne d’être dans l’erreur. La raifon en eft fim-ple ; ce qui eft clair & démontré pour un philofophe, eft obfcur ^ incertain , ou plutôt faux pour ceux qui ne le font pas , principalement s’ils ne font pas f :iits pour le devenir.

Ne craignons donc pas que l’eftirit du peuple fe moule jam.ais fur celui àes philofophes , trop audeifus de fa portée. Il en eft comme de ces inftcumens h fons graves & bas, qui ne peuvent monter aux tons aigus & perçants de plufieurs autres, ou comme d’une bafle-taille , qui ne peut s’élever aux fons ravlifants de la haute-contre. II n’eft pas plus pcffibleà un efprit fans nulle teinture philofophique, quelque pénétration naturelle qu’il ait, de prendre le tour d’efprit d’un phyficien accoutumé à réfléchir , qu’à celui-ci de prendre le tour de l’autre , & de raifonner auiïi mal. Ce font deux phyfioncmies qui ne fe reftemblcront jamais, deux inftrumcns , dont l’un eft tourné ,cize]é, travaillé ; l’autre brut , & tel qu’il eft forti des mains de h nature. Enfin le pli eft fait ; il reftera ; il n’eft pas plus ailé à l’un de sélever , qu’à l’autre de defcendre. L’ignorant, plein de préjugés , parle & raifonne B 4

24 Discours

à viiide ; il ne fait , comme on dit, que battre k campagne , ou , ce qui revient au même, que rappeler 5 : rem.acher ( s’il les fait ) tous cqs pitoyables arguments de nos écoles & de nos pédants ; tandis que l’habile homme fiiit pas à pas l :i nature , l’obfervation & l’expérience, n’accorde fon fiitirage qu’aux plus grands degrés de probabilité & de vraiiemblance , & ne tire enfin des conféquenccs rigoureufcs & immédiates, dent tout bon efprit eft frappé , que de f.its qui ue font pas moins clairs, que de principes féconds & lumineux. Je conviens qu’on prend de la façon de oenfer , de parler , de gefticuler , de ceux avec qui l’on Vit ; mais cela fe fait peu-à-peu , par imitation machinale, _xomme les cuiiïes fe remuent à la vue & dans le fens de celles de certains pantomimes ; on y eil : préparé par dégrés, & : de plus fortes habitudes furmonrent enfin de plus foibîcs. Mais où trouverons-nous ici cette force d’habitudes nouvelles , capables de vaincre & de déraciner les anciennes ? Le peuple ne vit point avec les philofophes , il ne lit point de livres philofophiqucs. Si par hafard il en tombe un entre fcs mains, ou il n’y comprend rien : ou , si ! y conçoit quelque chofe , il n’en croit pas un mot ; & traitant fans façon de fous les philofophes, comme les poètes , il les trouve également dignes des petites maifbi :s» .

Préliminaire. 2J

Ce n’eii : qu’aux efprits déjà éclairés , que la philofophie peut fc communiquer ; elle n’cil nullement à craindre pouf ceux-là , comme on l’a vu. Elle paffe cent coudées par-deiTus les autres têtes, où elle n’entre pas plus que le jour dans un noir C-ichot.

Mais voyons en quoi confifle l’cffcnce de la fameufe difpute qui rcgne en morale entre les philofophes & ceux qui ne le l’ont pas. Chofe furprenante !

Il ne s’agit que d’une fimple difcindion , 

diftindiun folide , quoique icholaftique ; elle feule , qui l’eût cru ? peut mettre fin à ces efpeces de guerres civiles , ôz réconcilier tous nos ennemis : je m’explique. Il n’y a rien d’abfolument injulie. Nulle équité réelle, nuls vices, nulle grandeur, nuls crimes abfolus. Politiques , religionnaires , accordez cette vérité aux philofophes , & ne vous laifTez pas forcer dans des retranchements où vous ferez honteufemcnt défaits. Convenez de bonne foi que celui-là eft jufte , qui pefe la juflice , peur ainfi dire , au poids de la fociété ; & à leur tour, les philofophes vous accorderont (dans quel tem.ps l’ont-ils nié ?) que telle aclion efl relativement jufte ou injuile, honnête ou déshonnête , vicieufc Gu vertueufe , louable , infâme , criminelle , ôcc. Qui vous difpute la néceffité de toutes ces belles relations arbitraires ? Qui vous dit que vous n’avez pas raifon d’avoir imaginé une autre vie, & tout i6 -Discours

ce magnifique fyftême de la religion , digne fujct d’un poëme épique ? Qui vous biime d’avoir pris les hommes par leur foible , tantôt en ts piquant ^ comme^ dit Montagne , en les prenant a l’amorce de la plus flatteufe efpe’rance ; tantôt en les tenant en re(| :;ecl par les plus effrayantes menaces ? On vous accorde encore , fi vous voulez , que tous ces bourreaux imaginaires de l’autre vie font caufe que les nôtres ont moins d’occupation : que la plupart des gens du peuple n’évitent une de ces (i) manières de sèliver dans le monde , dont parle le docteur Swift, que parce qu’ils craignent les tourments de l’tnfcr.

Oui , vous avez raifon , magiflrats, miniftrcs, législateurs, d’exciter les hommes par tous les moyens polhbles, moins a faire un bien dont vous vous inquiétez peut-être fort peu , qu’à concourir à l’avantage de la fociété , qui eft votre point capital , puirque vous y trouvez votre fureté. Mais pourquoi ne pas nous accorder, aulîi avec la même candeur & la même impartialité , que des vérités ipéculatives ne font point dangereufes, &que quand je prouverai que l’autre vie efl une chimère, cela n’empêchera pas le peuple d’aller fon train , de refpeîler la vie & la bourfe des autres, & de croire aux préjugés les plus ridicules , plus que je (i) La potence.

Préliminaire. t)

ne crois à ce qui me fcmble la vérité même. Nous çoiinoifTons comme vous cette hydre à cent & cent mille têtes folles, ridicules & imbecilies ; nous favons combien il eft difficile de mener un animal qui ne fe la’iTe point conduire , nous applaudiffons à vos loix , a vos mœurs & à votre religion fnême, prclqu ’autant qu’à vos potences & à qs échafauds. Mais à la vue de tous les hommages que nous i’p. :dons à la fageffe de votre gouvernement , n’êtes - vous point tentés d’en rendre à votre tour à h vérité de nos obfcrvations , à la folidité de nos expériences, à la richclfe enlin , & 3 l’utilité, qui plus eft , de nos découvertes ?

Par quel aveuglement ne voulez - vous 

point ouvrir les yeux à une fi éclatante lumière ?

Far quelle baffjiTe dédaignez-vous d’en 

faii-c ufage ? Par quelle barbare tyrannie , qui plus ell, troublez-vous dans leurs cabinets, ces hommes tranquilles, qui honorant l’elprit humain & leur patrie, loin de vous troubler dans vos fonélicns publiques , ne peuvent que ^s encourager à les bien remplir, & à prêcher, fi vous pouvez , même d’exemple ?

Que vous connoiiTez peu le philofophe, fi vous le croyez dangereux !

Il faut que je vous le peigne ici des couleurs les plus vraies. Le philofophe eil homme, & par confequenî il n’cft pas exempt de toutes paffions ; àS Discours

mais elles font réglées , & pour ainfi dire , circonfcrites par le coi-npas même de la fagcfTe ; c’eft pourquoi elle-î peuvent bien le porter à la volupté, ( eh ! pourquoi fe refuferoit-il à ces érincellcs de bonheur , à ces honnêtes & charmants plaifirs , pour Icfquels on diroit que fes fens ont été viliblement faits ? ) mais elles ne l’engageront ni dans le crime, ni dans le défordre. Il fcroit bien fâche qu’on pût accufer fon cœui ;,4^ ^c reifentir de la liberté, ou fi Ton veut, de la licence de fon cfprit. N’ayant pour l’ordinaire pas plus à rougir d’un côté que de l’autre ; modèle d’humanité, de candeur, de douceur, de probité, en écrivant contre la loi naturelle , il la fuit avec rigueur ; en difputant fur le julle, il i’eiî : cependant vis-a-vis de la fociété. Parlez, âmes vulgaires, qu’exigez-vous de plus ?

N’accufons point les philofophes d’un défordre dont ils font pref-jue tous incapables. Ce n’efl véritablement , fuivant la réflexion du plus bel efprit de nos jours , ni Bayle , ni Spinofa , ni Vanini , ni Hobbes , ni Locke & autres metaphyliciens de la même trempe ; ce ne font point aulfi tous ces aimables & voluptueux philofophes de la fabrique de Montagne , de Saint-Evremond ou de Chaulieu , qui ont porté le flambeau de la difcorde dans la patrie ; ce font des théologiens , cfprits turbulents qui font la guerre aux hommes , peur fervir un dieu de paix.

Préliminaire. 29

Mais tirons le rideau fur les traits les plus affreux de notre hiftoire . 6c ne comparons point le fanatifme & la pnilofophie. On fait trop qui des deux a armé divers fujets contre leurs rois, nonîtrcs vomis du fond des cloîtres par l’aveugle fliperftitîon , plus dangereufe cent fois , comme Eayîe Fa prouvé, que le deifmeouméme l’athéifme, fyfiévries égaux pour la fociété , nullement blâmables, quand ils font l’ouvrage non d’une aveugle débauche , mais d’une réflexion éclairée : mais c’eft ce qu’il m’importe de prouver en paîTant. N’eil-il pas vrai qu’un déifie ou un athée comme tel , ne fera point à autrui ce qu’il r.e vcudroit pas qu’on lui fit, de quelque fource que parte ce principe, que je crois rarement naturel y foit de la crainte, comme l’a voulu Hohbes, foit de l’amour propre qui paroit le principal moteur de ncs adions ? Pourquoi ? parce qu’il n’y a aucune relation ■ néctffaire entre ne croire qu’un dieu , ou n’en croire aucun , & être un mauvais citoyen. De-là vient que dans rhifloirc des athées, je n’en trouve pas un fcul qui n’ait m.érité des autres ce de fa patrie. Mais li c’eft l’humanité même, fi c’eft ce fentiment inné de tendrefle qui a gravé cette loi dans fon cœur , il fera humiin , doux , honnête, affable, généreux, définréi tlTé , il aura une vraie grandeur d’ame, & il réunira en un mot toutes les qualités de f honnête homme, avec toutes les vertus fociales qui le fuppofent.

30 Discours

La venu peut donc prendre dans l’aihée les racines les plus profondes, qui Ibuvent ne tiennent, pour ainfi dire, qu’à un fil fur la iuriace d’un cœur dévot. C’ell le fort de tout ce qui part d’une heureufe ofganîfation ; les fentimens qui naiflent avec nous font ineîÏAçables , & ne nous quittent qu’à la mort.

Après cela , de bonne foi , comment a-t-on pu mettre en queftioii fi un déiile , ou un Spinofifte pouvoit être honnête homme ? Qu’ont de répugnant avec la probité les principes d’irréligion ?

Ils n’ont aucun rapport av.ec elle , toto cœlo 

diflant. J aimerois autant m’étonner , comme certains catholiques, de la bonne foi d’un protedant. W n’.eil pas plus raifonnable , à mon avis, de demander fi une f< ciété d’achces pourroit fe foutenir. Car pour qu’une focieté ne foit point troublée , que faut-il ? Qu’on reconnoiffe la vérité des principes qui lui fervent de bafe ? Point du tout. Qu’on en reconnoifie la f.igeîlë ? Soit. La nécelîité ? Soit encore , li l’on veut, quoiqu’elle ne porte que fur l’ignorance & : l’imbecilité vulgaire. Qu’on les fuive ? Oui : oui fans doute , cela fuffit. Or quel eft le déilte ou l’athée, qui, penlànt autrement que les autres, ne fe conforme pas cependant à leurs mœurs ? Quel efl le matérialifle, qui plein, & comme gros de fon fyfteme , ( foit qu’il garde intérieurement fa façon Préliminaire. 31

de penfer , & n’en parle qu’à fcs amis , ou à des gens verfés comme lui dans les plus hautes fciences , foit que par la voie de la converfarion , & llir-touc par celle de l’imprclfLin il en ait accouche iSc fait confidence a tout l’univers ; ) quel eft , dis-je , l’athée qui aille de ce même pas voler, violer’, brûler, aflalfiner & : s’immortalifer par divers crimes ? Hélas î il eii trop tranquille, il a de trop heureux penchants pour chercher une odieufe & exécrable im.moLtiîité ; tandis que par •la beauté de fon génie , il peut aulTi bien fe peindre dans la mémoire des hommes, qu’il a été agréable pendant fa vie par la politeiïe & la douceur de fes mœurs.

Qui l’empêche, dites-vous, de renoncer à une vertu , de l’exercice de laquelle il n’attead aucune récompenfe ? qui l’empêche de fe livrer à des vices ou à dt^s crimes , dont il n’attend aucun^e punition après la mort ?

O l’ingénieufe & admirable réflexion ! Qui vous en empêche vous-mêmes, sa-àcms /pirinialiftes ! Le diable. La belle machine & le magnifique épouvantail ! Le philofophe , que ce feul nom fait rire , eft retenu par une autre crainte que vous partagez avec lui , lorfqu’il a le malheur , ce qui dt rare , de n’être pas conduit par l’amour de l’ordre : ainfi ne partageant point vos frayeurs de l’enfer , qu’il foule à Ïq% pieds , comme Virgile & 32 Discours

toute la fa vante antiquité, par-là mênie il efl plus heureux que vous.

Non-feulement je penfe qu’une fociété d’athées philofophes fe foutiendroit très- bien , mais je crois qu’elle fe foutiendroit plus facilement qu’une fociété de dévots, toujours prêts à fonner l’alarme fur le mérite & la vertu des hommes fouvent les plus doux & les plus fages. Je ne prétends pas favorifer l’athéifme , à dieu ne plaife ! Mais examinant la chofe en phyficien défintérefle, roi, je diminuerois ma garde avec les uns , dont le cœur patriote m’en ferviroit , pour la doubler avec les autres , dont les préjugés font les premiers rois. Le moyen de refufer fa confiance à des efprits amis de la paix , ennemis du défordre & du trouble , à des efprits de fang froid , dont fimaginaticn ne s’échauffe jamais , & qui ne décident de tout qu’après un mur examen, en philofophes , tantôt portant l’étendard de la vérité , en face même de la politique , tantôt favorifant toutes {"es conventions arbitraires , fans fe croire , ni être véritablement pour cela coupables , ni envers la fociété , ni envers la philofophie.

Quel fera maintenant , je le demande , le fubterfu ^e de nos antagoniltcs ? Les ouvrages licencieux & hardis des matérialises ; cette volupté , aux charrues de laquelle je veux croire que la plupart

Préliminaire. 35 :

plupart ne fe refufent pas plus que moi ? Mais’ quand du fond de leur cœur , elle ne feroic que’ pafler & couler lubriqiiement dans leur plume libertine ; quand , le livre de la nature à la main, les philofophes montant fur les épaules les uns des autres , nouveaux géants , efcaladeroient le ciel , quelle confëquence fi facheufe à en tirer ! Jupiter n’en fera pas plus détrôné , que les ufages de l’Europe ne feroient détruits par un Chinois qui écriroit contr’eux. Ne peut-on encore donner une libre carrière à fon génie , ou à fon imagination , fans que cela difpofe contre les mœurs de l’écrivain le plus audacieux ?. La plume à la main , on fe permet plus de chofes dans une folitude qu’on veut égayer, que dans une Ibciété qu’on n’a pour but que d’entretenir en paix. Combien d’écrivains mafqués par leurs ouvrages, le cœur en proie à tous les vices, ont le front d’écrire fur la vertu , femblables à ces prédicateurs , qui fortant des bras d’une jeune pénitente qu’ils ont convertie ( à leur manière ) viennent dans des difcours moins fieuris que leur teint , nous prêcher la continence & la chalteté ! Combien d’autres , croyant à peine en dieu , pour faire fortune , fe font montres dans de pieux écrits les apôtres de livres apocryphes , dont ils fe moquent eux-mêmes ; le foir à la taverne avec leurs amis , ils rient de ce pauvre public qu’ils Tome I. G

54 Discours

ont leurrij comme faifoit peut-être Sénèque , qu’ol^ne foupçonne pas d’avoir eu le cœur auifi pur & auffi vertueux que la plume ! Plein de vices & de richefles, n’ed-il pas ridicule & fcéiérat de plaider pour la vertu & la pauvreté ? iVIais pour en venir à des exemples plus hon-.^ nétcs, & qui ont un rapport plus intime à mon fujet, le fa^e Bayle, connu pour tel par tant de gens dignes de foi aujourd’hui vivants , a parfemé îçs ouvrages d’un affez grand nombre de palîages obfcenes, & de réflexions qui ne le font pas moins. Pourquoi ? Pour réjouir & divertir un ef,)rit flit"gu :’. Il fiiifoic à-peu-près comme nos prudes^ il accordoic à Ton imagination un plaifir qu’il refufoit à fes l’ens ; plaifir innocent , qui réveille l’ame & la tient plus long-temps en haleine. Ceil : ainii que la gaieté des objets , dont le plus fouvep.t dépend la nôtre , eft néceffairc aux poètes : c’ed elle qui fait éclore ct^ grâces , ces amours , ces fleurs , & toute charmante volupté qui coule du pinceau de la nature , & que refpirent les vers d’un Voltaire , d’un Arnaud , ou de ce roi fameux qu’ils ont l’honneur d’avoir pour rival.

Combien d’auteurs gais , voluptueux , ont pafTé pour trifles & noirs, parce qu’ils ont paru tels dans leurs romans , ou dans leurs tragédies ! Un homme très-aimable , qui n’eil rien moins que Préliminaire. 3V

trifte , ( ami du plus grand &.s rois , allié à une des plus grandes maifons d’Allemagne , eftimé , aimé de tous ceux qui le connoiffent ; jouiflant de tant d’honneurs , de bien , de réputation , il feroit fans doute fort à plaindre s’il l’étoit ) a paru tel à quelques lecleurs , dans fon célèbre £jfai de P/ubJbphie morale. Pourquoi ? parce qu’on lui fuppoiè conftamment la même fenfation que nous laUFent des vérités philofophiques , plus faites pour mortifier l’amour-propre du lecleurs que pour le flatter & : le divertir. Combien de fatyriques , & notamment Boileau , n’ont été que de vertueux ennemis dcs vices de leur temps ! Pour s’armer & s’élever contr’eux , pour châtier les méchants & les faire rentrer en eux-mêmes , on ne l’eft pas plus , qu’on n’eft trifle , pour dire des chofes qui ne font ni agréables , ni flatteufes : & comme un auteur gai & vif peut écrire fur la mélancolie & la tranquillité-, un favant heureux peut faire voir qu’en général l’homme efl fort éloigné de l’être.

Si j’ofe me nommer après tant de grands hommes , que n’a-t-on pas dit , ô bon dieu ! & que n’en a-t-on pas écrit ! Quels cris n’ont pas pouffes les dévots, les médecins & les malades même, dont chacun a époufé la querelle de fon charlatan ? Quelles plaintes ameres de toutes parts ? Quel joucnalifte a refufe un glorieux afyle à mes calom-C i

3.6 Discours

niateurs , ou plutôt ne l’a pas été lui-même ? Quel vil gazetitr de - Gottingen , & même de jlkrlin , ne m’a pas déchiré à belles dents ? Dans ’quelle maiibn dévote ai-je été épargné , ou plutôt n’ai-je pas été traité comme un Cartouche ? par qui ? par des gens qui ne m’ont jamais vu ; par des gens irrités de me voir penfer autrement qu’eux, fur-tout deiéfpérés de ma féconde fortune : par de^ gens enfin qui ont cru mon cœur coupable àcs démangeaifons fyilématiques de mon eiprit. De quelle indignité n’eft pas capable l’amourpropre blefle dans {çs préjugés les- plus malfondés , ou dans fa conduite la plus dépravée ! Foible rofeau tranfplanté dans une eau (i trouble , fans cefTe agité par tous les vents contraires ^ comment ai-je pu y prendre une fi ferme & il belle racine ? Par quel bonheur entouré de fi puiiïants ennemis, me suis-je foutenu , & même élevé malgré eux y jufqu au trône d’un roi , dont la feule proteclion déclarée pouvoit enfin diffiper , comme une vapeur maligne , un fi cruel acharnement ?

Ofons le dire , je ne reîTemble en , rien à tous CQS portraits qui courent de moi par le monde , & on auroit même tort d’en juger par mes écrits ; certes ce qu’il y a de plus iniiocent dans ceux d’entr’eux qui le font le plus , l’eil encore moins que moi. Je n’ai ni mauvais cœur , ni mauvaife Préliminaire. 57

intention à me reprocher : & fi mon efprit s’eft égaré , ( il eft fait pour cela ) mon cœur plus heureux ne s’efl point égaré avec lui. Ne fe défabufera-t-on jamais fur le compte des philofophes •&’ des écfiûvains ? Ne vem-t on point qu’autant le cœur efl : différent de IVfprit , autant le-î mœurs peuvent difî’irer d’une doctrine hardie, d’une fatyre /d’un fyflém.e , d’un ouvrage quel qu’il foit.

De quel danger peuvent être les égaremens d’un" efprit fceptiqiie’oui vole d’une hypothefe a une autre, comme un oifeau de branche en branche , emporté aujourd’hui par un degré de probabilité , dcm^ain fédiiit par un autre plus fort ? Pourquoi rougirois-ie de flotter ainfi Ciitre la vraifemblance & l’incertitude ? La vérité eft-clle à la portée de ceux qui l’aiment le plus , & : qui la recherchent avec le plus de candeur & d’emprefTement ?

Héhs ! non ; le fort des meilleurs 

efprits efl de pafler du berceau de l’ignorance, où nous naiffons tous , dans le berceau du Pyrronifme , où la plupart meurent. Si j’ai peu ménagé les préjugés vulgaires , fi je n’ai pas même daigné ufer contr’cux de ces rufes & de ces flratagêmes qui ont mis tant d’aureurs à l’abri de nos Juin ■-k de leurs fynodes , il ne s’enfuit pas que je fois un m.auvais fnjet, un perturbateur , une pc/Ie dans la fociété ; c 3

^8 .Discours

car tous ces éloges nom rka coûté à mes adverfaires, Quel’e que fi it ma fpéGuhtion dan^ le repos de mon cabinet , ma pratique dans le monde ne lui relTcmbk gucre , je ne moralife point de bouche, comme par écrit. Chez moi, j’écris ce qui me paroit vrai ; chez les autres je dis ce qui me paroit bon , faluraire, utile, avantageux : ici je pre’fère la vérité , c. mme philofophe ; là, l’erreur , comme citoyen ; l’erreur efl çn effet plus à la portée de tout le monde ; nourriture générale des efprits ,. dans tous les temps & dans tous qs lieux-, quoi de plus digne d’éclairer & de conduire ce vil troupeau d’imbécilles mortels ! Je ne parle point dans la fociété de toutes ces hautes vérités philofophiques , qui ne font point faites pour la multitude. Si c’eft, déshonorer un grand remède , que de le donner â un malade abrolument fans relfcurce , c’eft proilitucr l’augufte fciencs des chofcs , que de s’en entretenir avec ceux qui n’étant point initiés dans {e^ myfieres , ont des yeux fans voir , & des oreilles fans entendre. En un mot , membre d’un corps dont je tire tant d’avantages , il efl Julie que je me conduife fans répugnance fur des principes auxquels ( pofée la méchanceté de l’efpcce ) chacun doit la fureté de fa perfonne & de ks biens. Mais philofophe , attaché avec ^laifir au char glorieux de la fageflé , m’éleyaus Préliminaire. 59

au-defTus des préjugés, je gémis fur leur nécefiité , fAché que le monde entier ne puiiTe être peuplé d’habitants qui fe conduifent par raifon. Voila mon ame toute nue. Pour avoir dit librement ce que je penle , il ne faut donc pas croire que je fois ennemi des bonnes mœurs , ni que j’en aie de mauvaifes. Si impuni ejî pagina inihl , vita proha. Je ne fuis pas plus Spinofifte , pour avoir fait r homme machine , & expofé le fyftéme dEpiciire , que méchant , pour avoir fait une fatyre contre les plus cliarlàtanrs de mes confrères ; que vain , pour avoir critiqué nos beaux efprits ; que débauché , pour avoiir ofé manier le délicat pinceau de la volupté. Enfin j quoique j’aie fait main baffe fur les remords ^ çomaie philofophe , h ma doctrine étoit dangereufe ( ce que je défie le plus acharne de mes ennemis de prouver ) j’en aurois moi - même comme citoyen.

J’ai bien voulu au refle avoir une pleine condefcendance pour tous cqs efprits foi blés, bornés, fcrupuleux , qui compofent le Jàvant public ; plus ils m’ont mal compris & mal interprété , plus ils ont repréfenté pnon dtffein avec une injuftice odieufe , moins j’ai cru devoir leur remettre devant les yeux un ouvrage qui les a fi fort & fi mal-à-propos fcandalifés , feduits fans doute par ces efpcces d’abattis philofophiques que j’ai faits C4

40 Discours

des- -vieç.s & des venus ; niais h preuve que je lie me crois pas coup-ible envers la Ibciété que je rerpecle & que j’aime , c’eit que , malgré tant de piaiiues & de cris , je viens de faire réimprimer le même écrit , retouché & refondu ; uniquement a la vérité pour me donner l’honneur de mettre aux pieds de fa majefté un exemplaire complet de mes ouvrages. Devant un tel génie pn.ne doit point craindre de paroitre a découvert, il ce n’eil à ctcSq du peu qu’on en a. Ah ! li tous hs princes étoient auili })énétrants, aufli éclaii-és , aufTi lenfibles au don précieux de î’efprit , avec quel plaifir & quel fuccès , chacun fuivaiït ha’rdiment ie talent qui l’enrraine , favoriferoit le progrès ôqs lettres , des fcicnces , àes beaux arts, & fur-tout de leur augufte Souveraine, laphilofophie. On n’entendroit plus parler de ces fâcheux préjugés où l’on eft , que cette fcience trop librement cultivée, peut s’élever fur les débris des Iqix , des mœurs , &c. on donneroit fans crainte une libre carrière à ces beaux & puiflans efprlts , auffi capables de faire honneur aux arts par leurs lumières , qu’inrapables de nuire à la fociété par leur conduite. Enfin loin de gê :er, de chagriner les leuls hommes , qui diiiipant peuà peu les ténèbres de notre ignorance, peuvent éclînrer l’univers , on. les encourageroit au conPréliminaire. 41

mire par toutes fortes de récompenfes & de bienfaits.

Il eil donc vrai que la nature & la raifon humaine , éclairées par la philofophie & la religion , foiitenue & comme étayée par la morale & là politique , font faites par leur propre conllitution peur être éternellement en guerre ; mais qu^il ne s’enfuit pas j ?our cela , que la philofophie , quoi-^ que théoriqu’cfîtenÉ contraire à la morale & a la religion , piiiiTe véellemeat détruire ces liens fages & l’acrés. II eft aulli prouve que routes ces guerres phiîofophiques n’auroient au fond rien de dangereux fans l’odieuie haine théoU)gique qui les fuit ; puifqu’il fu’iit de définir , de diltinguer et de s’entendre , ( chofe rare à la vérité ) pour concevoir que la philofophie & la politique ne fe croifent point dans leurs marches, & n ont’ en un mot rien d’effentiel à démêler cnlcmblc.

Voilà deux branches bien élaguées , fi je ne me trompe ; paffons à la trGifienie,& mon paradoxe fera prouvé dans toute fon étendue. Quoique le reflerrcment d’cs nœuds de la fociété par les heureufes mains de la philofophie , paroiifc Yi problême plus difficile à comprendre cà la première viie, je ne crois cependant pas , après tout ce qui a été dit ci-devant , qu’il faille di^s réflexions bien profondes pour le réfoudre.

Sur q-’oi n’ctend-clle pis fcs ailes ? A quoi ne4^ Discours

communique-t-elle pas fa force & fa vigueur ? Et de combien de façons ne veut-elle pas fe rendre iirile & recommandable ?

, Comme c’efl elle qui traite le corps en me’decine , c’eft elle auffi qui traite , quoique dans un autre fens , les loix , l’efprit , le cœur, lame, &c. c’cll elle qui dirige l’art de penfer , par l’or^ dre qu’elle met dans nos idées ; c’eft çjie qui fert .de bafe à l’art de parler , & fe mêle enfin utilement par-tout , dans la jurifprudence , dans la morale, dans ia métaphyfique , dans la rlv-toriquc» dans la religion ;, &c, oui, utilement, je le répète , foit qu’elle enfeigne des vérités ou ài :s erreurs.

Sans ks lumières, les me’decins feroient réduits aux premiers tâtonnemens de l’aveugle empirifme, qu’on ; peut regarder comme le fondateur de l’urt hypocratîque.

Comment eft-on parvenu à donner un air de dodrine , & comme une efpece de corps, folide , au fquelccte de la méiaphyfique ? En cultivant la philofophie , dont l’art migique pouvoit feul changer un vuide ToriceWcn , pour ainfi m’cxprimer , -en un plein apparent , & faire croire immortel ce fouffie fugitif, cet air de i vie , fi facile à pomper de la machine pneumatique du Thorax. Si la religion eût pu parler le langage de la ïaifon , Nicole , cette belle plume du liecle paflé.

Préliminaire. 43

qui l’a il bien contrefait, le lui eût fait tenir. Oc par quel autre fecours ? ,

Combien d’autres , -foit d excellens ufages , foit heureux abus de l’induftrie des philorophes ! Qui râ érigé la morale â fon tour en efpèce de fcience ? Qui l’a fait figurer , qui l’a fait entrer avec fa ccmpagrie, ia m.éphaphyfique , dans le domaine de la fagefie dont elle fait aujourd’hui partie ? Elle-même , la philofophie. Oui , c eft elle qui ji taillé &c perfeftionné cet utile inftrument ; qui en a fait une boufToîe merveilleufe , fans elle aimant brut de la foeieté : c’eil ainli que les arbres les plus ftériles en apparence , peuveîit tôt ou tard .porrer les pkis beaux fruits, C’ell : ainlî que nos travaux académiques auront peut-être aulli quelque ^our une utilité ffnfible.

Pourquoi Moïfe a-t-il été un fi grand légiflateur ?

Parce qu’il étoit philofophe. La philolophie 

influe tellement fur l’art de gouverner , que les princes, qui ont été a Féccie de la fageffè , .font faits pour être , & font effectivement meilleurs que ceux qui n’ont point été imbus des préceptes de la philofophie, témoin encore l’empereur Julien , & le roi philoibphe, aujourd’hui fi célèbre. Il a fenti la néceliité d’abroger les loix , d’adoucir les peines , de les proportionner aux crimes ^ il a porté de ce côté cet œil philofophique qui bnlle dans tous fes ouvrages. Ainfi la juilice fait d’autant 44 Discours

mieux dans tous les e’tats où j’écris , qu’elle a été, pour ainfi dire raifonnée^ & fagement réformée par le prince qui • les gouverne. S’il a profcnt du barreau un art qui fait ^^s délices , comme il fait ceux de fes ledeurs , c’efl qu’il en a connu tout le féduiiant j^reftige : c’eft qu’il . a vu l’abus .qu’on peut faire de l’éloquence , & celui qu’en a fait Cicéron lui-même (i). Il eft vrai que la plus mauvaife caufe , maniée par un habile rhéteur, peut triompher de la meilleure, dépouillée de ce fouverain empire que l’art de la parole n’ufurpe que trop fouvent fur la juftice & la raifon.

Mais tous ces abus , tout cet harmonieux clin" quant de -périodes arrondies , d’exprefiions artiftemcnt arrangées , tout ce vuide de mots qui pé--riffent pompeufément dans l’air, ce laiton pris pour de l’or, cette fraude d’éloquence enfin, comment pourroit-on la découvrir , & féparer tant d’alliage du vrai métal ?

S’il elè poffihle de tirer quelquefois la vérité de ce puits impénétrable ,- au fond duquel un ancien l’a placée , la philofophie nous en indique les ■moyens. C’elî : la pierre de touche des penfécs foîides , Q&s railbnnemens jiîltes ; c’efr le creufet où (i)’/'oyf :j ; les excellents mémoires _ que le roi à donnés à fon académie.

Préliminaire. 45

s’évapore tout ce que méconnoît la nature. Dans fes habiles mains, le peloton des chofes les plus embrouillées fe développe & fe dévide en queloue forte , auiri ailëment qu’un grand médecin débrouille & : démafque les maladies les plus compliquées. La rhétorique donne-t-eile aux loix ou aux actions les plus injuftes , un air d’équité & de railbn ? la philofophie n’en eft pas la dupe ; elle a un point fixe pour juger fainement de ce qui eft honnête , ou deshonncte , équitable ou injufle vicieux ou vertueux ; elle découvre l’erreur «Se l’injuflice des loix , & met la veuve avec l’orphelin à l’abri des pièges de cette Sirène , qui prend fans peine , & non fans danger , la rai ion à l’appas d’un difcours brillant & fleuri. Souffle pur de la nature , le poifon le mieux apprêté ne peut vous corrompre.

Mais l’éloquence même, cet art inventé par la. coquetterie de l’eijorit, qui clU la philofophie ce que la plus belle forme ell à la plus précieufe matiere, quand elle doit trouver fa place, qui lui donne ce ton maie , cette force véhémente avec laquelle tonnent les Demofthènes & : les Eourdaloues ?

La philofophie. Sans elle , fans l’ordre 

qu’elle met dans les idées , l’éloquence de Cicéron eût peut-être été vaine ; tous ces beaux plaidoyers qui fiilbient pâlir le crime, triompher la vertu, trembler Yerrès , Catilina , &c. tous ces chefs46 tiiscovRs

d’œuvres de l’art de parler n’euifent point maîtrifé les efprits de tout un féiiat romain , & ne fuiïent point parvenus jufqu’a nous.

Je fais qu’un feul trait d’éloquence chaude & pathétique , au feul nom de Patrie ou de français bien prononcé , peut exciter les hommes à l’héroïfme , rappeler la vidoire & fixer Tmccrtitude du fort. Mais ces cas font rares, où l’on n’a affaire qu’à l’imagination des hommes , où tout efl perdu, fi on ne la remue fortement ; au lieu que la philofophie qui n’agit que fur la raifon , eii. d’un ulàge journalier , & rend fervice., même lorfqu’on en abufe en l’appliquant à des erreurs reçues. Mais pour revenir , comme je le dois , à un fujet important fur lequel je n’ai fait que gliiïer ; c’eft la raifon éclairée par le flambeau de ia philofophie , qui nous montre ce point fixe dont j’ai parlé ; ce point duquel on peat partir peur connoitre le julte & Tinjude , le bien & le mal moral. Ce qui appartient à la loi , donne le droit ; mais ce droit en foi , n’eft ni droit de raifon , ni droit d’équité ; c’eil un droit de force , qui écrafe fouvent un miferable qui a de fon côté la raifon & la jultice. Ce qui protège le plus foible contre le plus fort , peut donc n’être point équitable ; & par conféquent les loix peuvent fouvent avoir befoin d’être redifiées. Or^, qui les rcclifîera , réformera , pefera,poiir ainfi dire, li ce n’eit la philofophie l Préliminaire. 47

Comment ? Où ? Si ce n’efl dars la balance de la fagclTe & de h fcciété : car le voila , le point fixe, d’où l’on peut juger du jufte & de l’injurte ; réquité ne fe connoit & ne fe montre que dans ce feul point de vue ; elle ne fe pefe , encore une fois , que dans cette balance , où les loix doivent par conféquent entrer. On peut dire d’elles , & de toutes les adions humaines , que celles-là feules font juftcs , ou équitables , qui favorifent la focie’té ; que celles-là feules font injufles , qui bleffent fes intérêts. Tel eft encore une fois le feul moyen de juger fainement de leur mérite & de Jeur valeur.

En donnant gain de caufe à Puîfendorf fur Grotius , perfonnages célèbres , qui ont marché par des chemins divers dans la même carrière , la philofoj.’hie avoue que, fi l’un s’eil montré meilleur philofophe que l’autre , en reconnoilTant tout aéte humain indiffèrent en foi , il n’a pas plus diredement frappé au but, comme jurifconfulte, ou moralise , en donnant aux loix ce qui eft reverfible à ceux pour lefquels elles font faites. Ofons le dire , ces dçux grands hommes , faute d’idées claires & de notre point fixe , n’ont fait que battre la campagne.

C’eft ainfi que la phiîofcphie nous apprend que ce qui eft abfolument vrai , n’étouffe pas ce qui eft çelativemeût jufte , & que par conféquent elle ne48 Discours

peut nuire à la morale , à la politique , & en un mot à la fiireté du commerce àcs hommes ; conféquence évidente , à laquelle on ne peut trop revenir dans un difcours fait exprès pour la développer & la mettre dans tout fon jour. Puifque nous favons , à n’en pouvoir douter , que ce qui eft vrai , n’ell pas jufte pour cela , & réciproquement que ce qui elt jufte , peut bien n’être pas vrai ; ce qui tient du IJgal , ne fuppofe abfolument aucune équité , laquelle n’ell reconnoilTable qu’au ligne &• au caradere que j’ai rapporté , je veux dire , l’intérêt de la fociété ^ vcilà donc enfin les ténèbres de la jurifprudence & les chemins couverts de la politique , éclairés par le flambeau de la philolbphie. Ainfi toutes ces vaines diiputes fur le bien & le mal moral , à jamais terminées pour les bons efprits , ne feront plus agitées que par ceux dont l’entêtement & la partialité ne veulent point céder à la fagacité des réiiexions philoTophiquPs , ou dont le fanatique aveuglement ne peut ie déliller a la plus frappante luniiere.

Il efl temps d’envi f^ger notre aimable reine fous un autre afped. Le feu ne dilate pas plus hs corps , que la philofonliie n’agrandit Tefprit : propriété par laquelle feule , quelques jR/ftêmes qu’on embraffe , elle peut toujour : fervir. Si je découvre que toutes les preuves de l’exif- . tencc

Préliminaire. 49

tence de dieu ne font que fpécieufes d : cblouiifantes ; que celles de l’immortalité’ de Vame ne Ibnc que fcholaftiqn€s & frivoles ; que rien en un mot ne peut donner d idées de ce que nos fens ne peuvent fentir , ni notre foible efprit comprendre : nos illumine’s Abadlfles , nos poudreux SckoLires , crieroHt vengeance, & un Cuijîre à rabat ^ pour me rendre odieux à toute une nation , m’appellera publiquement atkéc : mais fi j’ai raifon , li j’ai prouvé uns vérité nouvelle , refuté une ancienne erreur, approfondi un fujet fupcrficiellement traité, j’aurai étendu les limites de mon favoir & de mon efprit ; j’aurai , qui plus eft, augmenté les lumières publiques , & l’efprit répandu dans le monde , en communiquant mes recherches , & en ofant afficher ce que tout philofophe timide ou prudent fe dit à l’oreille.

Ce n’eft pas que je ne puifTe être le jouet de l’erreur ; mais quand cela feroit, en faifant penfcr mon lecleur , en aiguifant fa pénétration, j’ctendrois toutefois les bornes de fon génie , & par-là même, je ne vois pas pourquoi je ferois 11 mal accueilli par les bons efprits.

Comme les plus fauffes hypothefes de Defcartes pafTerit pour dheureufes erreurs , en ce qu’ciics ont fait entrevoir & découvrir bien des veritéiqui feroient encore inconnues fans elles ; les fyi-Tome L ^

50 Discours

ternes de morale ou de ir.étaphyfique les plus mal fondés, ne font pas pour cela dépourvus d’utilité, pourvu qu’ils foient bien railchnés , & qu’une -longue chaîne de conféquences mervcilleufement déduites, quoique de principes faux, chimériques, tels que ceux de Léibnitz & de WolfF, donne à l’efurit exercé la facilité d’embraffcr dans la fuite un plus grand nombre d’objets. En effet qu’en réfukera-t-il ? Une plus excellente longue vue , un meilleur télefcope, &c, pour ainli dire, de nouveaux yeux , qui ne tarderont peut-être pas a rendre de grands fervices.

LaifTuns le peuple dire & croire que c’cll abufer de fon efprit & de fes talents, que de les faire fervir au triomphe d’une doclrine oppofée aux principes , ou plutôt aux préjugés généralement reçus ; car ce feroit domm.age au contraire que le philoibphe ne les tournât pas du feul côté par lequel il peut acquérir des connolifances. Pourquoi ?

Parce que fon génie fortifié , étendu , & 

après lui tous ceux auxquels ks recherches & ks lumières pourront fe communiquer, feront plus à portée de juger des cas les plus difficiles ; de voir les abus qui fe gliffent ici ; les profits qu’on pourroit faire là ; de trouver enfin les moyens les plus courts & les plus efficaces de remédier au défordre. Semblable à un médecin , qui , faute de théorie , m.archeroir éternellement à tâtons dans PRÉLIMINAI^RE. ^ î.

le vafle labyrinthe de Ton art : fans ce nouveau furplus de lumières , auxquelles il ne manquoit qu’une plus hcureufe application , l’efprit moins cultivé , plus étroit , n’auroit jamais pu découvrir toutes CQS chofes. Tant il efl : vrai que fuivant les divers ufages qu’en peut faire de la fcience des chofes par leurs effets ( car c’cft ainli que je voudrois la phiiofophie modeftement définie ) , elle a une infinité de rameaux qui s’étendent au loin &c femblent pouvoir tout protéger : la nature , en puifant mille tréfors dans fon fcin , tréfors que fon ingénieufe pénétration fiit valoir , & : rend encore plus précieux ; l’art , en exerçant le génie & reculant ks bornes de fcfprit hnmain. Que nous ferviroit d’augmenter les facultés de notre efprit, s’il n’en réfultoit quelque bien pour la fociété , fi l’accroiffement du génie & du favoir n’y contribuoit en quelque manière , dircde ou indirecte ?

Il n’eft donc rien déplus vrai que cette maxime ; que le peuple fera toujours d’autant plus aife à conduire , que l’efprit humain acquerra plus de force & de lumières. Par conféquent comme on apprend dans nos manèges à brider, à monter un cheval fougueux , on apprend de même à l’école des philofophes l’art de rendre les hommes dociles &c de leur mettre un frein , quand on ne peut les D 2

52 Discours

conduire par les lumières naturelles de la raifon. Peut-on mieux faire que de la fréquenter affidument ?

Et quelle aveugle barbarie d’en fermer 

jufqu’aux avenues ?

De tous côtés , de cc^ui de l’erreur même , comme de la vérité , la philofophie a donc encore une fois une influence fjr le bien public, iisfjuence le plus fouvent indirefte h la vérité , mais fi conlidérable , qu’on peut dire que , comme elle cft la clef de la nature & : àes fcicnrcs, la gloire de l’efprit, elle cft aulfi le flambeau de h raifon , des îoix & de l’humanité.

Faifons-nous donc honneur de porter un flambeau utile à ceux qui le portent , comme à ceux qu’il éclaire.

Légiflateurs , juges, magif] :rats , vous n’en vaudrez que mieux, quand îa faine philofophie éclairera toutes vos démarches , vous ferez moins d’injuflices , moins d’iniquités, moins d infamies : enfin vous contiendrez mieux les hommes philofophes , qu’orateurs & raifonnants, que raifonncurs. Abufer de la philofophie, comme de l’éloquence, pour féduire & augmenter les deux principales facultçs de l’ame l’une par l’autre , c’eft favoir habilement s’en fervir. Croyez-vou ? que la religion mette le plus foible à l’abri du plus fort ? Peniez-vous que les préjugés des hommes foicnt autant Préliminaire. ^3

de freins qui ks retiennent ; que leur bonne foi, leur probité, leur julHce, ne tieririront quà un fi] , une fois degagc’es dçs chaînes de la fuperftition ?

Servez-vous de toute votre force pour conferver 

un aveuglement précieux , fur lequel puilTent leurs yeux ne jamais s’ouvrir : fi le malheur du monde en dépend ! Raffermirez par h force d’arguments captieux leur foi chancelante ; ra alez leur fcible géf.ie par la force du vôtre à la rchgion de leurs pères ; donnez , comme nos facrés Jojfès , un air de vraifemblance aux plu ; répugnantes abfurdites : que le tabernacle s’ouvre ; que les loix de Mojfe s’interprètent, que les myftères fe dévoilent, & qu’enfin tout s’explique. l’autel n’en ell que plus reipeclable , quaàd c’ell un philofophc qui l’encenfe.

Tel eft le fl :uit de l’arbre philofophiquc, fruit : mal -à -propos def^-ndu, iï ce n’ell que j’aime .à croire , & encore plus A voir que la défenîe ici, comme en tant d’autres chofes, excite les efprits généreux à les cueillir, & : à en répandre de toutes parts le délicieux parfum & : l’excellent goût. Je ne prétends pas inlinuer par-là qu’on doive tout mettre en œuvre pour endoclriner le peuple & : Fadmettre aux myiteres de la nature. Je fens trop bien que la tortue ne peut courir , les ani- • maux ramnans voler, ni les aveugles voir. Tout J^ 3

$4 Discours

ce que je defire , c’eft que ceux qui tiennent le timon de l’état , foient un peu philofophes : tout ce que je penfe , c’eft qu’ils ne fauroient letre trop.

En effet, j’en ai déjà fait fentir favantage par les plus grands exemples : plus les princes ou leurs miniflres feront pliilofophcs , plus ils feront à portée de fentir la différence elTeiitielle qui fe a’ouve entre leurs caprices , leur tyrannie , leurs loix, leur religion , h vérité, féquitc , la juftice ; & par conféquent plus ils feront en état de fervir l’humanité & de mériter de leurs fujets , plus aufîi ils feront à portée de conncitre que la phiîofophie , loin d’être dangereufe , ne peur qu’être utile & falutaire ; plus ils permettront volontiers aux favants de répandre leurs lumières à pleines mains ; plus ils comprendront enfin , qu’aigles de l’cfpece humaine, faits pour s’élever, fi ceux-ci combattent phiîofophiquefhent les préjugés àes uns, c’eft pour que ceux qui feront capables de faiiir leur doélrine, s’en fervent , & les falTent valoir au profit de la foeiété , înrfqu’ils les croiront néceîTaires, Pleins d’un refpecb unique & fans bornes pour cette reine du fage , nous la croirons donc bienfaifante, douce, incapable de traîner à fa fuite auoun inconvénient fâcheux : fimplcs , comme la véricc qu’elle annonce , nous croirons que les Préliminaire. 55

oracles de cette vénérable Sibylle ne font équivoques , que pour ceux qui n’en peuvent pénétrer & le fens & refprit ; toujours utrles , directement ou indiredement , quand on fait en faire un bon ufa2e.

Sectateurs zélés de la philofophie , pour en être plus zJlés patriotes, laifibns donc crier le vulgaire àts hommes , & femblabies aux Janfeniftes qu’une excommunication injuHc n’empêche pas de faire ce qu’ils croient leur devoir , que tous les cris de la haine théoîogique, que la puiiïante cabale des préjuges qui Tatrifent , loin de nous empêcher de faire le nôtre , ne puifTent jamais émcufTer ce gcût dominant pour la fagefîè , qui caraclerife un philofophe.

Ce devoir, Il vous le demandez, c’efl : de ne point croire enimbecillc, qui fe fert moins de fa raifon, qu’un avare de fon argent ; c’cft encore moins de feindre de croire ; l’hypocriiie eft une comédie indigne de l’homme :, enfin c’cft de cuhiver une fciencc , qui elt la clef de toutes les autres, & qui , grâces au bon goût du fiecle, eft plus à la mode aujourd hui que jamais, , Oui , philofophes, voilà votre devoir : le vôtre, princes, c’eit d’écaner tous les obllaclcs qui effraient les génies timides ; c’eft d’écarter toutes ces bombes de la théologie & de la méraphyfique, D4

5^ Discours

qui ne font pas pleines de vent, quand c’efi : un faine homme en fureur qui les lance : tantœ uràmis cœfeftibus irœ !

Encourager les travaux philofophiques par des bienfaits & àts honneurs , pour punir ceux qui y confacrent leurs veilles , quand par hazard ces travaux les éloignent des fentiers de la multitude & àts opinions communes , c’eft refufcr la communion &la lepulture à ceux que vous payez pour vous amufer fur leurs thés très. L’un , il ell : vrai , ne devroit pas m’étonncr plus que l’autre : mais à h vue de pareilles contradictions , le moyen de ne pas s’écrier avec un poète philofophe ! y^h ! verrai- je toujours ma folle nation Inccrtiiinc cnjes vœux ^flé :rLrce qu elle admire ^ Nos mœurs avec nos loix toujours je contredire , Et lefoible Français s’endormir fous t empire Delajuperjîition ?

Le tonnerre eft loin : laiflbns gronder, & marchons d’un pas ferme à la vérité : rien ne doit enchaîner dans un philofophe la liberté de penfer ; fî c’efc une folie , c’eft celle des grandes araes : pourvu qu’elles s’élèvent, elles ne craignent point de tomber.

Qui facrifie les dons précieux du génie à une vertu politique j triviale & bornée comme elles Préliminaire. ^7

le font toutes, peut bien dire qu’il a reçu fon efpric en ftupide inftind , 6 : fon ame en fordide intérêt. Qu’il s’en vante au rcite , ii bon lui femble ; pour moi , difciplc de la nature , ami de la feule vérité, dont le feul, fantôme me fait plus de plailir , que toutes les erreurs qui mènent à la fortune : moi qui ai mieux aimé me perdre au grand jour par mon peu de génie , que de me fauver, & même de m’enrichir dans l’obfcurité par la prudence ; philofophç généreux , je ne refuferai point mon hommage aux charmes qui m’ont feduit. Pius la mer efl couverte d’écucils & fameufe en naufrages, plus je penferai qu’il eft beau d’y chercher rimmortalité au travers de tant de périls : oui, j’ofcrai dire librement ce que je penfe ; & à Texeniple de Montagnp, paroiîTant aux yeux de l’univers, comme devant moi-même, les vrais juges des chofes me trouveront plus innocent que coupable dans mes opinions ]c<i plus hardies , & peut-être vertueux dans la confelîion même de mes vices. Soyons donc libres dans nos écrits, comme dans nos aélions ; montrons -y la fiere indépendance d’un républicain. Un écrivain timide & circonfpecl, ne fervant ni les fciences , ni l’efprit humain , ni fa patrie, fe met lui-même des entraves qui l’empêchent de s’élever ; c’efi : un coureur dont les fculiers ont une femelle de plomb, ou S^ Discours

un nageur qui met àts vtffies pleines d’eau fous ks aifTcIles. II faut qu’un philofophe écrive avec une noble hardieffe , ou qu’il s’attende à ramper comme ceux qui ne le font pas.

O vous ! qui êtes û prudents , fi réfervés , qui iifcz de tant de rufes & de Itratagemes , qui vous mafquez de tant de voiles & avec tant dadrefle, que les hommes fimples , perfiflés , ne peuvent vous deviner , qui vous retient ? Je le vois , vous fentez que parmi tant de feigueurs qui fe diicnt vos amis, (i) avec qui vous vivez dans la plus grande familiarité , il ne s’en trouvera pas un feul qui ne vous abandonne dans la difgrace ; non , pas un feul qui ait la générofité de redemander à fon roi le rappel d’un hcnime de génie : vous craignez le fort de ce jeune & célèbre favant, à qui un aveugle a fuffi peur éclairer l’univers , & conduire fon aucenr à Vincennes : ou de ctt autre (ToufTaint) moins grand génie, que des mœurs pures, toujours ellimabîes , quoique queiquefoi : bifarres , trouvées indifcrcttemcnt fur les traces m.i paganiTme , ont relégué, dit-on , à cette autr^ lifreufe inquiiition ( la Bailille ). Quoi donc î de tels écrits ( I ) Donec eris fdix , muJtos numerahis ainicos ; Tcmpora fi fucrint nubila , [olus eris.

Préliminaire. ^9

n excitent point en vous cutce élévation , cette grandeur dame , qui ne connoic point de danger ? A la vue de tant de be.iux ouvrages , êtes-vous fans courage, fans amour - propre ? A la vue de tant dame, ne vous en fentez-vous point ? Je ne dis pas que la liberté de lefprit foit prt’férab-e à celle du corps ; mais quel homme,. vraiment homme , tant foit peu fenfible à la belle gloire , ne voudroit pas à pareil prix être quelque temps privé de ia dernière ?

Rougiflez , tyrans d’une raifon fublime ; femblabies h des polypes coupées en une infinité’ de morceaux , les écrits qne vqus condamnez au feu fortent , pour ainfi dire , de leurs cendres-, multipliés à l’infini. Ces hommes que vous exilez, que vous forcez de quitter leur patrie ( | ofe le dire , fans craindre qu’on me foupçonne d’aucune application vaine, ni de vifs regrets), ces hommes que vous enfermez dans des prifoiis cruelles , écoutez ce qu’en penfent les efprits les plus fages & les plus éclairés ! Ou plutôt , tandis que leilr pcrfonne gémit em.prifonnée , voyez la gloire porter en triom.nhe leurs noms jufuu’aux cieux ! nouveaux Auguftes , ne le fpyez pas en tout ; épargnez- vous la honte des crimes littéraires ; un feul peut flétrir tous vos lauriers ; ne punifilz pas les lettres & les arts de l’imprudence de ceux qui les cultivent le 6ô Discours

mieux ; ou les Ovides modernes porteront avec leurs ioupirs vos cruels traitements à la poflérité indignée , qui ne leur refufera ni larmes ni fufFrage. Er comment pourroit-elle , fans ingratitude , lire d’un œil ilc les trifics & les complaintes de beaux efprits , qui n’ont été malheureux que parce qu’ils ont travaillé pour elle ?

Mais ne peut-on chercher rimmortalité, fans fe perdre ? Et quelle cft cette folle yvrcflë où je me laifTe emporter ! Oui, il eltun milieu jufte & rai-’ fonnable ( Ejî modus in rcbus , &c. ) , dont la prudence ne permet pas qu’on s’écarte. Auteurs à qui la plus flatteufe vengeance ne fuffit point, je veux dire rapplaudiflemeur de l’Europe éclairée , voulez-vous faire impunément des ouvrages immortels ?

Penfez tout haut, mais cachez (i) vous. Que 

(i) C’efl !a néceffité de me cacher, qui m’a fait imaginer la dtdicact h M. Halltr. Je fens que c’eft une double extravagance de dédier amicalement un livre auili hardi que i’ Homme-Machine ^ à un favant que je n’ai jamais vu, & que 50 ans n’ont pu délivrer de tous les préjugés de l’enfance ; mais je ne croyois pas que mon llyle m’eut trahi. Je dcvrois peut-être fupprimer une picce qui a fait tant crier, gémir , renier celui à qui elle eft adreflee ; mais elle a reçu de fi grands éloi'>-es publics d’écrivains , dont le ruffrao ;e eft infiniment flatteur, que je n’ai pas eu ce courage.

Préliminaire. 6i

la poftérité foit votre feul point de vue ; qu’il ne foit jamais croife par aucun autre. Ecrivez , comme û vous étiez leuls dans l’univers , ou comme il vous n’aviez rien à craindre de la jalouiie & des préjugés des hommes, ou vous manquerez le but. Je ne me flatte pas de I atteindre ; je ne me flatte pas que le fon qui me déiignc , «Se qui m’efl commua avec tant d’hommes obfcurs , foit porté dans i’immenfiré des fiecles & des airs : fi je confulte même moins ma modeflie que ma foiblefTe , je croirai fans peine que l’écrivain, foumis aux mêmes loix que Thomme, périra tout entier. Qui fait même, fi dans un projet fi fort au-defTus de mes forces , une réputation aufîi foible que la mienne ne pourroit pis échouer au même ccueil où s’efl déjà brifée ma fortune.

Quoiqu’il en foit , aufTi tranquille fur le fort de mes ouvrages, que fur le mien propre, j’attellerai du moins que j’ai regardé la plupart de mes contemporains , comme dt^s préjuges ambulants que je n’ai pas plus brigué leur fufFrage , que craint leur blâme, ou leur cenfure ; & qu’enfin content Je prends la liberté de la faire reparoître, telle qu’on l’a déjà vue dans toutes les éditions de l’Homme- Machine y curn bonâ venir, cikhernmi , SATANTISSlMIy TEDANTISSÎMI profijforis.

6z Discours

& trop honoré à^ ce petit nombre de Icéleiil’S dont parle Horace, & quanefprit folide préférera toujours au reile du monde entier , j’ai tout facrifié au brillant fpedre qui m’a féduir. Et certes, s’il efl : dans mes écrits quelques beautés neuves & hardies , un certain feu, quelque cdncclîe de ge’nie cnHn , je dois tout à ce coura ;jc phtlofophique , qui m’a fait concevoir la plus haute oc la plus téméraire entreprife.

Mon naufrage, & tous les malheurs qui l’ont fuivi, font au relie faciles a oublier dans un port auîïï glorieux & auffi digne d’un philofophe : j’y bois à longs traits l’oubli de tous les dangers que j’ai courus. Eh ! le moyen de fe repentir d’une auffi heureufe faute que la mienne !

Mais quelle plus belle invitation aux amateurs de la vérité ! On peut ici, apôtre de la feule nature/ braver les préjujgés & tous les ennemis de la faine philofophie, comme on fe rit du courroux des fiots dans une rade tranquille. Je n’entends plus •Tronder les miens que de loin , & comme une tempête qui bat le vailTcau dont je me fuis fauve. Quel plailir de n’avoir à faire fa cour qu’à cette reine immortelle ! Qnelle honte, qu’on ne puiiïe ailleurs librement faire voile fur une mer qui conduit à l’acquifition de tant de richefles , & comme au Pérou des fciences î Beaux cfprits , favants , Préliminaire. 63

philofophes , génies de tous les genres, qui vous retient dans les fers de vos contrées ? Celui que vous voyez, celai qui vous ouvre fi libéralement la barrière , eft un héros, qui jeune encore, ell arrivé au temple de mémoire par prefque tous les chemins qui y conduifent. Ver :ez. . . . Que tardez-vous ?

Il fera votre guide , votre modelé Sz votre 

appui : il vous forcera par fon illullre exemple à marcher fur fes traces dans le pénible fcntier de h gloire ; dux & exemplum & nccejjiids , comme dit Pline le jeune en un autre fujet. S il ne vous efl pas donné de le fuivre , vous partagerez du moins avec nous le plaifir de l’admirer de plus prèî. Certes , je le jure, ce n’eil pas fa couronne , c’eft fon efprit que j’tnvie.

Vous, que ces facrés perturbateurs d’un repos refpcciable n’ont point troublés , fous de fi glorieux aufpices , paroilTez hardiment , ouvrages protégés , vous ne le feriez point , ii vous étiez dangereux : un philofophe ne vous eût point permis de paroitre. Un efprit vafte, profond , accoutumé à réfléchir , fait trop bien que ce qui n’ell que philofophiquement vrai , ne peut être nuif.ble. II y a quelques années, qu’enveloppés d’un trifte manteau , vous étiez, héhs ! réduits à vous montrer feuls , timides en quelque forte^ & comme autrefois les vers d’0 ide exilé , fins votre auteur , que vous 64 Discours craignez même de démarquer ; femblables à ces tendres enfants , qui voudroient dérober leur père à la pourfuite de trop cruels créanciers. Aujourd’hui ( pour parodier cet aimable & malheureux poëte ) , libres & plus heureux , vous n’irez plus en ville fans lui , & vous marcherez l’un & l’autre , tête levée , entendant gronder le vulgaire , comme un navigateur ( pour parler en poète ) fur de la protedion de Neptune , entend gronder les flots. TRAITE


TRAITÉ

DE

L’AME.

CHAPITRE PREMIER.

EXPOSITION DE L’OUVRAGE.

CE n’eft ni Ariftote, ni Platon, ni Defcartes, ni Mallebranche, qui vous apprendront ce que c’eft que votre ame. En vain vous vous tourmentez pour connoître ſa nature : n’en deplaiſe à votre vanité & à votre indocilité, il faut que vous vous ſoumettiez à l’ignorance & à la foi. L’eſſence de l’ame de l’homme & des animaux eſt & ſera toujours auſſi inconnue, que l’eſſence de la matière & des corps. Je dis plus ; l’ame dégagée du corps par abſtraclion, reſſemble à la matière conſiderée ſans aucunes formes : on ne peut la concevoir. L’ame & le corps ont été faits enſemble dans le même inſtant, & comme d’un ſeul coup de pinceau. Ils ont été jetés au même moule, dit un grand théologien[4] qui a oſé penſer. Celui qui voudra connoître les propriétés de l’ame, doit donc auparavant rechercher celles qui ſe manifeſtent clairement dans les corps, dont l’ame eſt le principe actif.

Cette réflexion conduit naturellement à penſer qu’il n’eſt point de plus ſûrs guides que les ſens. Voilà mes philoſophes. Quelque mal qu’on en diſe, eux ſeuls peuvent éclairer la raiſon dans la recherche de la vérité ; oui, c’eſt à eux ſeuls qu’il faudra toujours revenir, quand on voudra ſérieuſement la connoître.

Voyons donc, avec autant de bonne foi que d’impartialité, ce que nos ſens peuvent découvrir dans la matière, dans la ſubſtance des corps, & ſur-tout des corps organiſés ; mais n’y voyons que ce qui y eſt, & n’imaginons rien. La matière eſt par elle-même un principe paſſif, elle n’a qu’une force d’inertie ; c’eſt pourquoi toutes, les fois qu’on la verra ſe mouvoir, on pourra conclure que ſon mouvement vient d’un autre principe, qu’un bon eſprit ne confondra jamais avec celui qui le contient, je veux dire, avec la matière ou la ſubſtance des corps, parce que l’idée de l’un & l’idée de l’autre forment deux idées intellecluelles, auſſi différentes que l’actif & le paſſif. Si donc il eſt dans les corps un principe moteur, & qu’il ſoit prouvé que ce même principe qui fait battre le cœur, faſſe auſſi ſentir les nerfs & penſer le cerveau, ne s’enſuivra-t-il pas clairement que c’eſt à ce principe qu’on donne le nom d’ame. Il eſt démontré que le corps humain n’eſt dans ſa première origine qu’un ver, dont toutes les métamorphoſes n’ont rien de plus ſurprenant que celles de tout inſecte. Pourquoi ne ſeroit-il pas permis de rechercher la nature, ou les propriétés du principe inconnu, mais évidemment ſenſible & actif, qui fait ramper ce ver avec orgueil ſur la ſurface de la terre ? La vérité n’eſt-elle donc pas plus faite pour l’homme, que le bonheur auquel il aſpire ? Ou n’en ſerions-nous ſi avides, & pour ainſi dire ſi amoureux, que pour n’embraſſer qu’une nue, au lieu de la deeſſe, comme les poètes l’ont feint d’Ixion.

6^ Traité

CHAPITRE II.

De la matière,

lous les philofophes qui ont attentivement examiné la nature de la matière , confidcrée eri elle-même , indépendamment de toutes les formes qui conftituent les corps , ont découvert dans cette fublhnce diverfes propriétés , qui découlent d’une eflence abfolument mèonnue. Telles font, i°. la puilTance de recevoir différentes formes , qui fc produifent dans la matière même , & par lefquellesla matière peut acquérir la force motrice & la faculté de fentir ; 2^. l’étendue aduellc , qu’ils ont bien reconnue pour un attribut , mais non pour l’effence de la matière.

Il y en a cependant eu quelques-uns , & entr’autres Defcartes , qui ont voulu réduire l’effence de la matière à la fimplc étendue , & borner routes les propriétés de la matière a celles de l’.étendue ; mais ce fentiment a été rejeté par tous les autres modernes, qui ont été plus attentifs à toutes les propriétés de cette fubftancc , enforte que la puiffance d’acquérir la force motrice & la faculté de fcntir , a été de tout temps confidérJe , de même D E l’ A M E. €<)■

que l’étendue , comme une propriété eflentielle de la matière.

Toutes les diverfes propriétés qu’on remarque dans ce principe inconnu , démontrent un être dans lequel exiflent ces mêmes propriétés, un être qui par conféquent doit exiiler par lui-même. Or , on ne conçoit pas, ou plutôt il paroit impolTible , qu’un être qui exiile par lui-même, puiîTe ni fe créer, ni s’anéantir. Il ne peut y avoir évidemment que les fermes, dont ks propriétés cflenticlles le rendent fafceptible , qui puiiïent fe détruire & fe reproduire tour-à-tour. Aulîi l’expérience nous force-» t-elie d’avouer que rien ne fe fait de rien. Tous les philofophes qui n’ont point connu les lumières de la foi, ont penfé que ce principe fubftantiel des corps a exiflé & exiflera toujours , & que les élémens de la matière ont une folidité indeflrudible , qui ne permet pas de craindre que le monde vienne à s’écrouler. La plupart àts philofophes chrétiens reconnoiifent auili qu’il exifte nécclTairement par lui-même, & qu’il n’eil : point de fa nature d’avoir pu commencer, ni de pouvoir finir , comme on peut le voir dans un auteur du fiecle dernier, qui profeiToit (i) la théologie à. Paris.

(i) GOUDIN. Philofopkia juxtà inconcujfa tutijfimaque Divi Thomcs dogmaia,

Lugd. 1678

E3

70 Traite CHAPITRE IIL D& retendue de la matierca UOTQUE nous n’ayons aucune idée de l’efTence de la matière , nous ne pouvons refufer notre confcntemeut aux propriecés que nos fens y découvrent. J’ouvr-e iesyeux. & je ne vois autour de moi que matière , eu qu’étendue. L’étendue eft donc une propriété qui convient toujours à route matière, qui ne peut convenir qu’à elle léuk , & qui par conféquent eft co-eiTentielle à fon fujet. Cette propriété fuppofe dans la (iibftaiice des, corps , trois dimenfions, longueur , largeur & profondeur. En effet, fi nous confukons nos connoiffances , qui viennent toutes des fens , on ne peut concevoir la matière , ou la fub(l :an< :e àts corps , fans ridée d’un être à la fois long , large & profond ; parce que l’idée de ces trois dimenfions efl nécèffairement liée à celle que nous avons de toute grandeur ou quantité. Les philofophes qui ont le plus médité fur la matière , n’entendent pas par l’étendue de cette fubibnce une étendue foîide , formée de parties diftindes, capable de réfiflançe. Rien n’cfl uni, rien n eft diviie dans cette étendue : car pour, divifer , il faut une force qui défuniffe il en faut D E L ’ A M E. 71

une aiifïi, pour unir les parties divifées. Or , fuivant CCS phyficiens , h matière n’a^point de force adiiellemcnt adive : parce que toute force ne peut venir que du mouvement , ou de quelqu’efFort ou tendance au mouvement , & qu’ils ne reccnnoifiçnt dans la matière depouille’e de toute forme par abftraclion , qu’une force motrice en puiffànce. Cette théorie eil difficile à concevoir : mais les principes pofts , elle cilrigcureu{crnent vraie dans fes conféquences. 11 èa cft ainfi de ces vérités algébriques , dont on connoit mieux la certitude , que Tefunt ne la conc^ it.

L’étendue de la matière n’eil donc qu u’^e étendue métapliyfique , qui n’offle rien de fenfible , fuivant l’idée de ces mfmes philjfophes. Us penfent avec raifon qu’il n’y a que l’étendue fblide qui puiiïe frapper nos fais-.

Il nous paroît donc que Tétendue efl un attribut qui fait partie de Ja forme métaphyfique : mais nous fomrnes éloignes de croire qu’une étendue folide conftitue fou cirence.

Cependant , avant Defcartes , quelques anciens avoient fait conlifier l’eirence de la matière dans l’étendue folide. Mais cette opinion que les Cartefiens- ont tant fait valoir, a été viélèrieufemeut combattue dans tous hs temps , par àz^ raifons évidentes que nous expoferons dans la fuite ; car l’ordre veut que nous examinions auparavant à quoi fe reduifenr les propriétés de retendue.

72 Traité

CHAPITRE IV ;

Des propriétés michaniques-pajjives de la matière^ dépendantes de Vctendue,

V^ E qu’on appelle forme en général , confiée dans les divers étars , ou les difFc’rentes modifications dont la matiei’e eH fiifceprible. Ces modifications reçoivent l’erré , ou leur exiflence, de la matière même , comme l’empreinte d’un cachet la reçoit de la cire qu’elle modifie. Elles conftituent tous les différents états de cette fubdance : c’eft par elles qu’elle prend toutes les diverfes formes à^% corps, & qu’elle conllitue ces corp5 même. Nous n’examinerons pas ici quelle peut être la nature de ce principe , coniidérée féparément de fon étendue & de toute autre forme. Il fuffit d’avouer qu’elle eft inconnue : ainfi il ell inutile de rechercher il la matière peut exifter dépouillée de toutes ces formes , fans lefqueîles nous ne pouvons la concevoir. Ceux qui aiment les difputes frivoles, peu/ent, fur les pa> à.ç.s fcholafliques , pourfuivre toutes les queftions qu’on peut faire à ce fujet ; îîous n’enfeignerons que ce qu’il faut précifémenc favoir de la doélrine de ces formes. Il y en a deux fortes ; les unes adives , les aut^ei D E l’ A M E. «73

palfives. Je ne traite dans ce chapitre que des dernières. Elles font au nombre de quatre ; favoir la grandeur , la figure , le repos & la firuation. Ces formes font des états fimples, des dc’pendances paffives de la matière , des modes qui ne peuvent jamais l’abandonner , ni en détruire la fimplicité.

Les anciens penfoicnt , non fans raifon,que ces formes méchaniques palTives de la matière n’avoient pas d’autre fource que retendue , perfuadés qu’ils croient que la matière contient potcntlellement toutes ces formes en foi , par cela feul que ce qui ell : étendu , qu’un être doué àQs dimenlions dont on a parlé, peut évidemment recevoir telle ou telle grandeur, figure, fituation , & :c. Voilà donc les formes méchaniques paîiivescon’ tenues en puiiTance dans l’étendue, dépendantes abfolument des trois diraenfions de la matière , & de leur diverfe combinaifon ; & c’eft en ce fens qu’on peat dire que la matière , confidéréc fimplement dans fon étendue, qui la rend fufceptible d’une infinité de formes, ne lui permet pas d’en recevoir aucune , fans fa propre force motrice ; car c’eft la matière déjà revêtue àcs formes , au moyen defquelleselle a reçu la puiiïance motrice, ou le mouvement actucl , qui fe procure elle-m.eme fuçcellivemenr toutes les différentes formes, comme 74 Traité

parle Ariîlote, clic ne î’eM que par ùm mariage, ou par ibn union avec la force motrice même. Cela pofc : îi la mari ère cil : quelquefois forcée de prendre une certaine forme, & non telle autre, cela ne peut venir de fa nature trop inerte, ou de fes formes méchaniques padives dépendantes de rétendue , mais d’une nouvelle iforme, qui mérite ici le prcm.ier rang , parce qu’elle joue le plus grand rôle àius la nature ; c’cft la forme active, ou la puilîance motrice ; la forme, je le répète par laquelle la matière produit celles qu’elle reçoit. Maïs avant que de faire mention de ce principe moteur , qu’il me ibit permiis d’obicrver en paiïant que la matière , confiderée feulement comme un être pafîif, ne paroit mérirer que le fimpîe nom de matière, auquel elle étoit autrefois reftreinte ; que la matière , étant qu’abfolument inféparable de l’étendue, de l’impénétrabilité, de la divifibilité . & des autres formes méchaniques padives , n’etoit- pas réputée par les anciens la même chofe que ce que nous appelons aujourd’hui du nom de fubflance , & qu’enfin loin de confondre ces deux termes , comme font les modernes, ils prenoientla matière, Amplement comims un attribut ou une partie de cczzQ fubilance, conintuée telle, ou élevée à la dignité de corps par la puiiTance motrice dont je vais parler.

D E L ’ x M E. 7^

CHAPITRE V.

De la puijfuncc motrice de la mutiere. jL E S anciens , perfiiadés qu’il n’y avoir aiicim corps fans une fource motrice , regardoient la fubftance ôqs corps comme un compofé de deux attributs prim.itifs ; par l’un, cette fublb.nce avoit la puilîance de fe mouvoir , & par Fautre , celle d’être mue. En eftet , dans tout corps qui fe meut , il n’eft pas pcffible de ne pas concevoir ces deux attributs, c’ell-k-dire , la chofe qui le meut, & la même chofe qui eft mue.

On vient de dire qu’on donnoit autrefois le nom de matière à la fubibnce àçs corps, en tant que fufceptible de mouvement : cette même matière devenue capable de fe mouvoir , etcit envifagéc fous le nom de principe adif, donné alors à la même fubftancc. Mais ces deux attributs paroilfent û eiTentiellement dépendants l’un de l’autre , queCiceron, (i) pour mieux exprimer cette union eiTentielle & primitive de la matière & de fou principe moteur , dit que l’un &. l’autre fe trouve (i) lu utroque tandem utrumque. Acadim. queji, lib, I.

76 Traité

l’un dans l’autre ; ce qui rend fort bien l’idée des anciens.

D’où l’on comprend que les modernes ne nous ont donné qu’une idée peu exaéle de la matière , lorl’qu’ils ont voulu , par une confufion mal entendue, donner ce nom à la fublhnce âcs corps ; puifqu’encore une fois la matière , ou le principe paKif de la fubfcance des corps , ne fait qu’une partie de cette fubflance. Ainii il n’eil pas furprenant qu’ils n’y aient pas découvert la force, motrice & la faculté de fentir.

On doit voir h préfent , ce me fembîe, du premier coup-d’œil, que s’il eil un principe aclif, il doit avoir dans l’eiTence inconnue de la matière une autre fource que l’ctendue ; ce qui confirme que la fimpîe étendue ne donne pas une idée cornplette de toute l’efTence , ou forme métaphyfique de la fubftance des corps , par cela feul qu’elle exclut l’idée de toute adivite dans la matière. C’eil pourquoi, li nous démontrons ce principe moteur , a nous faifons voir que la matière , loin d’être auiïi indifférente qu’on le croit communément , au mouvement & au repos, doit être regardée comme une fubftance aflive, auifi bien que paffive, quelle relTource auront ceux qui ont tait confifter fon effence dans l’étendue ?

Les deux principes dont on vient de parler, retendue & fa force motrice , ne font que à^s D E L ’ A M E. 7 ;;

puîflances de h fubftance des corps ; car de même que cette fubibnce ell : fufceptible de mouvement , fans en avoir efFedivement , elle a auffi toujours, lors même qu’elle ne fe meut pas, la faculté de fe mouvoir.

Les anciens ont véritablement remarqué que cette force motrice n’agiflbit dans la fubdance des corps, que lorfque cette fubftance "étoit revêtue de certaines formes : ils ont aufli obfervé que les divers mouvements qu’elle produit, font tous aiïlijettis ou réglés par ces différentes formes. C’eft pourquoi les formes, au moyen defquelles la fubftance des corps pouvoir non-feulement fe mouvoir , mais fe mouvoir diverfement, ont été nommées formes matérielles.

Il fuffifoit à ces premiers maîtres de jeter les yeux fur tous les phénomènes de la nature , pour découvrir dans la fubflance àxs corps la f^irce de fe mouvoir elle - même , ou lorfqu’elîe ell en mouvement, c’eil une autre fubftance qui le lui communique. Mais voit - on dans cette fubiiance autre chofe qu’elle-même en aélion ;& quelquefois elle paroît recevoir un mouvement qu’elle n’a pas, le reçoit-elle de quelqu’autre caufe que ce même genre de fubflance dont les parties agilfent les unes fur les autres ?

Si donc on fuppofe un autre agent, je demande quel il efl , & qu’on me donne des preuves de 7^ Traite

fon exiflence ; m^is puifqu’on n’en a pas la moindre idée , ce util pas même un ei’c de raUon. ’ Après cela ;, il eft clair que les anciens ont dû facilement reconnoitre une force intrinfeque de mouvement au-dedans de la fubltance des corps ; puifqu’enfin on ne peut, ni prouver, ni concevoir aucune autre fubftarice qui agiffe fur elle. Mais ces mêmes auteurs ont en même -temps avoué , ou plutôt prouve’ , qu’il étoit impoiïîble de comprendre com ;-nent ce myftere de la nature peut s’opérer , parce qu’on ne connoît point l’eiTence des corps. Ne connoiffant pas l’agent , quel moyen en effet de pouvoir connoître fa manière d’agir ? Et la difficulté ne dcmeureroit-elle pas la même , en admettant une autre fubitance , principalement un être dont on n’auroit aucune idée, & dont on ne pourroitpas même raifonnablcment reconnoitre l’exiftence.

Ce n’eft pas aufïi fans fondement qu’ils ont pcnfé que la fubftance des corps, envifagée fans aucune forme, n’avait aucune aélivité, mais qu’elle ctoit îout en puijfànce. (i) Le corps liumain , par exemple, privé de la forme propre , pourroit - il exécuter les mouvements qui en dépendent ?De même, fans l’ordre & l’arrangement de toutes les partiriî de funivers , la matière qui les compofe pour ’-oit-elle ( r ) Totum in fieri.

D E L ’ A M E. 79

produire tous les divers phénomènes qui frappent nos fens ?

Mais les parties de cette fabflance qui reçoivent des formes, ne peuvent pas elles-mêmes fe les donner ; ce font toujours d’autres parties de cette même fubllance déjà revêtue Me formes , qui les leur procurent. Ainli c’cft de l’aflion de ces parties , preffecs les- unes par les autres , que naiffent les formes par Icfquellesla formée motrice àts corps devient effèdivement aclive.

C’efl : au froid & au chaud qu en doit , à mon avis, réduire , comme ont fait les anciens, les formes productives des autres forrr.es ; parce qu’en eifet , c’efl par ces deux qualités avives générales , que font vraifemblablement produits tous les corps fublunaires.

Defcartes, génie fait pour fe frayer de nouvelles toutes & s égarer , a prétendu avec quelques autres philofophes, que dieu étoit la feule caufe efficiente du mouvem.ent, & qu’il l’imprimoit à chaque inftant dans tous les corps. Mais ce fentiment n’eil qu’une hypothefe, qu’il a tâché d’ajuiter aux lumières de la fui ; & alors ce n’eft plus parler en philofophe , ni à des philofophes , lur-tout à ceux qu’on ne peut convaincre que par la force de l’évidence.

Les fcholadiques chrétiens des der-iers fieclc-s ©ut bien fenri fimportance de cette fimple refieSo ï) E l’ A M E. xioii : c’ell : pourquoi ils fe font fagcment bornes aux feules lumières purement philofophiques fur le mouvement de la matière , qMoiqu’il euflent pu faire voir que dieu même a dit quil avoit « empreint d’un principe aclif les éiemens de la matière ». Gcnef. i. Ifaye 66., , ■ On pourroîc former ici une longue chaîne d’autorités , & prendre dans les profelTeurs les plus célèbres , une fubilaiicc de la doctrine de tous les autres : mais fans un fatras de citations , il eft aiTez évident que la matière contient cette force motrice qui l’anime , »5c qui efl la caufe immédiate de ton-" us les loix du mouvement. ""’TtiyffiSlP*’** CHAPITRE Vî.

DE L ’ A M E, St

ÈHAPITRE VI.

De la fjiculié fenjîvc de la maîicre, iN O u s avons parlé de deux attributs eiïentiels de la macicLe , defqucls dépendent la plupart àcifi propriitjs , ûvoir rérendae & la force mot. ’ice. Nou- n’avons plus maintenant qu’a prouver un rroifieme at tribu je veux dire la f-’aculte de fcntir’ , que les philofophcs (i) de tous les iieclcs ont reconnue daiis cette même fubllancc. Je dis tous les philofopîies, quoique je n’igoore pas tous les efforts qu’ont vainement faits les Cartéfiens pour l’en dépouilier. Mais pour écarter àits difficultés infurmontables, ils fe font jettes dans un labyrynthe dont ils ont cru fortir par cet abfarde fyftême, » que les.betes font de pures machines «. Une opinion li rinble n a jamais eu d’accès chez les philofophcs que comme un badinage d’efpric, 6u un amufement philofophique. C’eil pourquoi ûous ne nous arrêterons pas à la réfuter. L’cxpé- (i) Voyez la thefe que M. Leibnitz fit foutenïr à ce fujet au prince Eugène , & l’Origine ancienne de la ’phyjîque moderne , par le P, Regnault ; Toiui /. F

îl T R A I M É

rience ne nous prouve pas moins la faculté dé feniir dans les bcres, que dans les hommes : or moi qui fuis fort afFuré que je lens, je n’ai d’autre preuve du fentiment des autres hom.mes que par Its fîgnes qu’ils m’en donnent. Le langage de convention, je veux dire, la parole, n’eli : pas le ligne qui l’exprim.e le mieux : 1 ! y en a un autre commun aux hommes & aux animaux, qui le manifeflc avec plus de certitude ; je parle du langage affectif, tel que les plaintes , les cris , les carelies , la fuite , les foupir$, le chant , & en un mot toutes les exprelFîons de la douleur , de la triftelfe , de l’averlion , de la crainte , de l’audace ^ de la foumilïion , (te la colère , du plaifir , de la loie , de la tendrefle , &c. Un langage aulfi énergique a bien ])lus de force pour nous convaincre , que tous les fophifmes de Defcartes pour nous perfuader.

Peut-être les Carréfiens , ne pouvant fe refufer à leur propre fentiment intérieur , fe croient-ils mieux fondés à reconnoître la même faculté de fentir dans tous les honmies , que dans les autres animaux ; parce que ceux-ci n’ont pas à la vérité exadement la figure humaine. Mais ces philofophes s’en tenant ainfi à l’écorce des chofes , auroient bien peu examiné la parfaite relfemblance qui frappe les connoifleurs , entre l’homme & la bete : car il n’eft ici queftion que de la fmiilitude âcs orga- •^es des fcns , Icfquels , à quelques modifications D È L ’ A M E. 8 j

près, font abfoUimeat les mem.-s, & accufent évidemment les mêmes ufages.

Si ce paralldc n’a pas été faifi par Defcartes , ni par Tes feclatcurs , il n’a pas échappé aux autres j>hilofophes , & ftir-tout à ceux qui fe font curieufcment appliqués à Vanatomu comparée. Il fe préfcnte une autre difliculcé qui intérelTe davantage notre amour-propre : c’ell l’impciribilité bîi nous fommes encore de concevoir cette propriété comme m.t dépendance , ou un attribut de la matière. Mais qu’on î :-^^^ attention que cette fubilance ne nous la’iiïe apperçevoir que des chofes ineffables. Comprend-on mieux comment i’crendue découle de fon effence ? comment elle peut être mue par une force primitive dont 1 aélion s’exerce fans contiél , & mille autres merveilles qui fe dérobent tellement aux recherches dis yeux les plus clairvoyans , qu’elles ne leur montrent que le rideau qui les cache , fuivant l’idée d’un illuftre inoderne (i).

Mais ne pourroit-on pas fuppofer , comme ont fait quelques-uns , que le fentiment qui fe remarque dans les corps aniniés , àppartiendroit à un être diftincl de la matière de ces corps , à une fubdance d’une différente nature , & qui fe trouveroit unie avec eux ? Les lumières de la raifon ^i) LElBNlTZi

F 2

  • Traité

• lîous permettent-elles de bonne-foi d’admettre de telles coîijecLLires ? Nous ne connoiffons dans les corps que de la matière , & nous n oblervons la faculté de fentir que dans ces corps : fur quel fondement donc établir un être idéal défavoué par toutes nos connoiiïanccs ? Voilà donc encore une nouvelle faculté cni ne réfideroit aufli qu’en puiirince da ;is la maaere, ainii que tontes les autres doat o ;; a ht mention , & telle a été cacorclà fa-çon de peafer des anciens, dont la philofophie pleine de vues & de pénétration, méritoit d’être élevée fur les débris de celle des modernes. Ces der licrs ont beau dédaigner des fources trop éloignées d’eux : l’ancienne philofophie (2) prévaudra toujours devanf ceux qui font dignes de la juger ; parce qu’elle forme (du moins par rapport au fujer que je traite ) un fyilenfe folide , bien lié , & comme un corps qui manque a tous ces membres épars de la phylique moderne. (i) Âdiiaphyjique. •"^Vt-MJtîaiiL^aM i t^igJ J

D E l’ A M E. 8^

C H A P I T R. ï : VIL

Des formes fiihjIantulUs.

o u S avons vu que la matière eft mobile ^ qu’elle a la puilTance de fe mouvoir par elle-m.ême, qu’elle eil fufceptîblc de fcriiarion&r de fentimentj mais il ne paroit na5 , du moins ii l’on s’en rap-’ porte à l’expérience , ce grand m.aître des philofophes , que ces propriétés puiflent être miles en exercice , avant que cette fubflance foit , pour ainfi d’ire , habillée de quelques formes qui lui donnent la faculté de fe m.ouvoir & de fentir. Ccft pourquoi les anciens regardoient c^is form.es, comme faifant partie de la réalité ùq.s corps ; & de-là vient qu’ils les ont nommées formes fubjlantielles^ (i) En effet, la matière coniidérée par abflrac*. tion , ou féparément de toute form.e,e{l un être incomplet , fuivant le langage àçs écoles , ua être qui n’exifte point dans cet état^ & fur lequel du moins le fens, ni la raifon , n’ont aucune prife. Ce font donc véritablement les formes qui le ren-. dent fenfible , & pour ainn dire , le réaîifâ-ir* (0 GOl/D. T, IL P. 34. 98,

F 3

86 Traité

A’mfi , quoique , rigouretifement parlant , elles ne ibient point des fubftancLS , mais de f.mplcs modifications , on a été fondé îi leur donner le noni de formes fubdanciellcs , parce qu’elles perfeclionnent la fubftance des cprp.s , & en font en quelque forte partie.

D’ailleurs pourvu que les idées foient clairement cxpofées , nous dédaignons de réformer àes mots confacrés parl’ufage , 6c qui ne peuvent inJuire en erreur lorfqu’ils font définis , & bien entendus. Les anciens n’avoient donné le nom de formes fubftanrieîles qu’aux modifications qui cor.ftitueùt cîTertieliement les corps, & qui leur donrent a chacun ces caractères decififs qui les diiUnguent l’un de l’autre. Ils nommoient feulement formes acciden :clUs, les modifications qui viennent par accident , & : dont la dcftrjdion n’entraîne pas néceflairement celle des formes qui conftituent la nature des corps ; comme 1 : mouvement local du corps hunain , qui peut ce(fer , fans a. !térer l’intégriié de fon organifatiouc.

Leî formes fubltantidles ont été divifées en fim-, pics & en compofées. Les formes fimples font celles qui modifient les parties de la matière’, telle que la grandeur , la figure , le mouvement, le repos & la lituation ; & c^s parties de la matière revêtues de ces formes, font ce qu’on appelle corps Jimphs ou élémcns. Les formes compofvjes cojififD E l’A M E. 87

tent dans raiïeniblage .des corps fimples , unis & arrangés dans l’ordre , & la quantité néceffaire pour conftruire, ou former les difFérens mixtes. Les mêmes philofophes de l’antiquité ont aiifiî en quelque forte diltingué deux fortes de formes fubftantielles dans les corps vivans, favoir celles qui conftituent les parties organiques de ces corps , & celles qui font regardées comme étant leur principe de vie. C’efl à ces dernières qu’ils ont donné le nom d’ame. Ils en ont fait trois fortes ; Tame végétative qui appartient aux plantes ; l’ame fenfitive , comm.une à l’homme & à la béte : mais parce que celle de lliomme fembîe avoir un plus valk empire, d^s fonctions plus étendues , ôqs vues plus grandes , ils l’ont appelée ame raifonnablc. Difons un mot de l’ame végétative. Mais auparavant, qu’il me foît permis de répondre à une objedion que m’a faite un habile homme : « Vous V n’admettez , dit-il , dans les animaux, pour prinw cipe de fentiment , aucune fubftance qui foie ï) diff-’rente de la matière : pourquoi donc traiter w d’abfurde le Çartéiianifme , en ce qu’il fuppofe » que les animaux font de pures machines , & V quelle fi grande différence y a-t-ii entre ces deux » opinions » ? Je réponds d’un feul mot : Defcartes refiife tout fentiment , toute ficulté de fentir à, Ses machines , ou k la matière dont ij fuppofe que îes animaux font uniquement faits : & moi je prou-F 4

8S T îi A r T É ve clairement, fi je ne me trompe fort, que s’il efl un être qui foit , pour ainfi dire , pctri de fentimtiit , c’eft l’animal ; il fcmble avoir tout reçu en cette m )• noie , qui ( dans un autre fens ) manque à tant d’hommes. Voila la différence qu’il y a entre le célèbre moderne dont je viens parler , & l’auteur de cet ouvrage.

D E L ’ A M E. 89

CHAPITRE VIII.

N

De Vamc végétative.

’ O U S avons dit qu’il falloit rappeler an froid & au chriud les formes produdives de toiites les formes à<is corps. Il a paru un excellent commentaire de cette doctrine des anciens , par M. Quefnay. Cet habile homme la démontre par toutes les recherches & toutes les expériences de la phyiique moderne , ingérieufemenc raaemblees dans un Tr.iiié du feu, où /’t'i/i-er fubtilement rallumé, joue le premier rôle dans la formation des corps. M. Lamy, médecin, n’a pas cru devoir ainli borner l’empire de l’ether ; il explique la formation des âmes de tous les ccrps par cette même cau^e, L’éther ell un efprit infiniment fubtil ; une matière très déliée 6 : toujours en mouvement , connue fous le non de feu pur & cekile, parce que les anciens en avoient mis la fource dins le fo-Icil , d’où fuivant ’ eux , il ell lancé dans tous les corps plus ou moins, félon leur nature & leur confiitance ; & « quoique de foi-m.eme il ne brûle » pas , par les differens mouvemens qu’il donne >> aux particules des autres corps où il eft renfermé , il brûle oc fait reiT^ntir h chaleur. Tou90 Traité

» tes les parties du monde ont quelque portion » de ce feu élémentaire , que pluîieurs anciens-y > regardent comme l’ame du monde. L^ feu vifible a beaucoup de cet efprlt , Fair auffi , l’eau » beaucoup moins , la terre très-peu. Entre les » mixtes, les minéraux en ont le moins, les plantes plus , & les animaux beaucoup davantage, " Ce feu , ou cet efprit , eu ; leur ame , qui s’augmente avec le corps par le moyen des alimens » qMÎ en contiennent , ôi dont il fe feparc avec » le chile , & dcvic :it enfin capable de fentimcrit, » grâce à un certain mélange d’iiumeurs , & à » cette rtrudure particulière d’organes qui torment les corps animés : car les animaux , les » minéraux , les plantes même , & les os qui » font la bafe de nos corps , n’ont pas de fenriment , quoiqu’ils ayent chacun quelque porion de cet éther , , parce qu’ils n’ont pas la «> même organifation ».

Les anciens entendoient par l’ame végétative, la caufe qui dirige toutes les opérations de 1^ génération , de la nutrition 6c de l’accroifTcmcnt de tous les corps vivais.

Les modernes , peu attentifs à l’idée que cqs., premiers maîtres avoient de cette efpece d’ame^ l’ont confondue avec l’organifation même Cgs végétaux & àQH animaux, tandis qu’elle efl la caufe qui cotiduie «S : dirige cette orgaiiifarion.

D E L ’ A M E. Çl

On ne peut en effet concevvoir la formation des corps vivans , fins aucune caufc qui y prelide , fans un principe qui règle & amené tout a une fin déterminée ; foit que ce principe confifte dans les loix générales par lefquelles (i) s’opère tout le me’chanifmc àçs actions de œs corps ; (bit qu’il foie borné à des loix particulières originairement réfidentés ou inclufes dans le germe de ces corps même , & : par lefquelies s’exécutent touîcs les fonclions pendant leur accroiifemcnt & leur durée.

Les philofophes dont je parle , ne fortoient pas des propriétés de la matière pour établir ces principes. Cette fubllance à laquelle ils attribuent la faculté de fe m.ouyoir elle-même , avoit aulfi le pouvoir de fe diriger dans fes mouvemens ; l’un ne pouvant nihlilter fans l’autre ; puifqu’on conçoit clairement que la raémc puiiïance doit écre également , & le principe de i^cs mouvemens , & le principe de cette déterminadon , qui font deux’ chofes abfplumcnt individuelles & inféparables, C’eil pourquoi ils regardoient l’anie végétative ^ comme une forme fiiblLanticlîe parement matérielle , malgré lef^^cce d’iiitcllige.ice dont ils ima-= ginoient qu’elle n’éroit pas dépourvue. (i) BOERH. Elem. Chem. p. 35, 30. Abrégé de ffi théorie chyjnique. p. 6, 7.

91 Traité

CHAPITRE IX,

De l ’amc faip.tlvc des animaux, ijE principe matériel ,oii la forme fubflantielle , qui dans les animaux fent , difcerne & connoit , a été généralement nommée par les anciens , amc fenfidve. Ce principe doit être foigneufement diftingué du corps organique même des animauXj& des opérations de cts corps, qu’ils ont attribuées à l’ame végétative ^ comme on vient de le rem-ar^ ! quer. Ce font cependant les organes même de ces corps animés , qui occaiionnent à cet être fenlirif les fenfaticns dont il eil affcélé. On a donné le nom de fens, aux organes particulièrement deilinés à fiire naître ces fenfations dans i’ame’. Les médecins les divifent en fens, externes & en fens internes : n’hais il ne s’agit ici que di{ :s premiers, qui fout , comme tout le monde fait , au nombrs de cinq ; la vue , fouie , l’odorat ,^ le goût & le taél , dont l’emjîire s’étend fur un grand nombre de fenfations , qui toutes font des • fortes de toucher.

Ces or< ;anes aî^iffent par fentremife des nerfs, & d’une matière qui coule au-dçdans de leur im-.

b È l’Ame. ^i

perceptible caviié, & qui eil d’une (i grande fibtilité , qu 011 lui a dciinç Je nom d’efprit animal , Il bien dcmcnrre ailleurs par une foule d’expélienccs & de* folides raifonnemens , que je ne perdrai poiiU de temps à en prouver ici l’exii^ te^ce.

Lorfque les organes des fens font frappe’s ’^ar quelque objet, les nerfs qui entrent dans la flruc-^ ture de ces orgar ;es-font ébra4îlés , le mouvement des efprirs modifié fe tranfmet au cerveau jufqu’aù fcnjorium co/Tz/^z/z/ze, c’crt-à-dire , jufqu’à l’endroit même , ou l’ame fenlitive reçoit les fenfaâoiis à la faveur de ce reflux d’efprits, qui par leur mouvement agiffcnt fur elle.

Si l’empreiTion d’un corps fur un nerf fenfitif eÔ : forte & profonde, & li elît ;le tend, le déchire, le brnle ou le rompt , il en réfulre ponr Famé une fenl^ation qui n’eit plus limple , mais douîour teufe : & réciproquement , fî l’organe dr trop foiblement aflcfté , il ne fe fait aucune fenfapon. Donc pour que les fens falfent leui"s fonvfdons , il faut que zs objets impriment un mouvement proportionné a la nature foible ou forte de l’organe fenfitif.

Il ne fe fait donc aucune fenfation , fans quelque changement dans l’organe qui lui ell deftiné, ou plutôt dans la feule furface du nerf de cet organe. Ce changement peut-il fe faire par /’i/z94 T Pv A j ; T É

tromijjîon du corps qui fe fait" ffntir ? Non ; les enveloppes dures àcs nerfs rf.^cient la choie évidemment impofïibje. 11 n’cll produit que par les divcrfes propriétés (^^’i corps fenfibles , & de-là iiaiflïïnt les diflërentes fenfations. Beaucoup d’expériences nous ont fait coîmoi^ré xjue c’eit efFeftivemtnt dans le cerveau , que lame eft afFeélée des llMlations propres à Tanimal : car lorfque cette partie ell confide’rabîemenc blclïée , l’animal n’a plus ni fentiment , ni difcerneiTiCnt ^ ni connoifiaiice : toutes les parties qui font au-defllis des plaies & des ligatures , confcrvent cntr’eiles & le cerveau le mouvement & : le fentiment , toujours perdu au-deifous , entre la ligature & l’extrémité^ La fedion , la corruption àz’i nerfs & du cerveau , la compreiiion même de cette partie , &c. ont appris à Galien la même vérité. Ce favant a donC parfaitement connu le hege de l’ame, & la néceffité abfolue des nerfs pour k.s lenfations , il a fu l^. que famé fent , & n’ell réelkmerit afïéclée que dans le cerveau, àts fentimens propres â l’animal ; 2^- qu’elle n’a de fentimciit (S ? de connoiiïance ,. qu’autant qu’elle reçoit l’imprelTion aàluelle à^ efprits animaux.

Nous ne rapporterons point ici ’cs opinions a Arifiote, de,Chryfippe , de Flatcn , de Dcfcartes , de VieulTens, de RolTet , de Willis , de Lancifi , & :c. Il en faudroit toujours revenir a Galien, cornD E L ’ A M F. 5 ;

me à la vérité même. Hypociate paroît aufli n’avoir pas ignoré où Tame fait fa réiidence. Cependant la plupart d^s anciens phiîofophes , ayant a leur tête les Stoïciens , &c parmi les modernes , Perrault, Siuart & Tabor , cntpenfé que l’ame fentoit dans toutes les parties du corps , parce quelles o ::i : toiices dts nerfs. Mais nous n’avons aucune preuve d’une fenfibilité auili univerfeîîement répandue. L’expérience nous a même appris que lorfque quelque partie du corps eft retranchée , i’ame a des fenfations , que cettG partie qui n’efl : plu.s , femble encore lui donner. L’ame ne fent dor.c pas-dans le lieu même ou elle croie fentir. Son erreur confifte dans la manière donc elle fent , & qui lui fait rapporter ton propre fentimtnt aux organes qui le lui occafionnent , & TavertilTent en quelque forte de l’impreflion qu’ils reçoivent eux-mêmes des caufes extérieures. Cependant nous ne pouvons pas alfurer que la fubftance de ces organes ne foit pas elle-même fufceptible de fentiment , & qu’elle n’en ait pas efîeclivement. Mais ces modifications ne pourroient être coanues qu’à cette fubfhnce même , & non au tout, c’elt-à-dire , à l’animal auquel elles ne font pas propres, & ne fervent point.

Comme les doutes qu’on peut avoir à ce fujet, ne font fondés que fur des conjeélures , nous ne nous arrêterons qu’à ce que l’expérience , qui feuiç <j5 • Traité

doit nous î^iiidcr, nous apprend fur les fenfations que r :.me reçoit dans les corps animés. Beaucoup d’auieurs ,mctte, :t le iic^ ;e de l’àme prefque dans un feul point du Cerveau, & dans un fcui po^ni du corps calleux, dois comme de fon trône elle régit toutes les pare-ies du corps. L’être fenfirif ainli cantonné, rclTerré daris/desf bornes auili etroiues, ils It d.ftinguent i*’. de tous les corps aoirie’s, dont les divers oti^anes concourent feuiviiient à lui fournir les ienfr-tions : i". des efprits même qui le touchent, le remuent, le pénètrent par la diverle force de leur choc , & le font fi diverfement ftncir.

Pour rcR’.li’e leur ide’e plus fénfibîe, ils comparant l’ame au timbre d’une montre , paixc qa’eii eifec-Tamc eft en quelque forte dans le corps , ce qu’elt le timbre dans la montre. Tout k corps de cette machine, les réiTorts, les rçues ne font que des inltrurnens , qui par leurs mouvemens , conclurent tous enfembic à ia régularité de r. ;dion do marteau fur le ti.nbre , qui : actend , pour ai.ifi dire’, cette acdon, & ne lait que la recevoir : car loi-fque le marteau ne frappé pas le timbre , il efl comme ifole de tour le corps de la montre , & ne participe ea riea à tous ces mouvjmcns. Telle eil î’ame pendant u fommeil profond. Privée de toutes fcniaLion> , fans nulle connoiffance de tout ce qui fe paife au dehors & au dedans' I> E L ’ A M É. 97

dans du corps qu’elle habite , elle femble attendre le réveil , po ;ir recevoir, en quelque forte le coup de marteau donné par les tfprits fur fou timbre. Ce n’eft en effet que pendront la veilie qu’elle eil affedée par diverfes fenfaticns , qui lui foi t con- • noitre ia nature dits imprdîions que les, corps externes communiquent aux crganes.

Que famé n’occure qu’un point du cerveau ; ou Qu’elle ait un iie,<Te plus étendu , oeu imoorte à notre fyilénie. Il eft certain ru’à en iu-er oar la chaleur, l’humanité , f’preté , la douleur, &c, que tous les nerfs fentent également , on croiroit qu’ils dcvroient tous être intime rTient réunis pour former cf’tte elpcce de rc niez-vous de toutes les fenfations. Cependant on verra que les nerfs ne fe raîfcniblent en aucun lieu du cerveau , ni du cervelet , ni de la moelle de l’épine ; Quoiqu’il en foit, les principes que nous avons pofés, une fois bien établis, on doit voir que toutes les connoilTinces , même celles qui font les plus habituelles , ou les plus fa :milieres à l’ame , ne réiident en elle, qu’au moment mèm.e qu’elle en til a[ifeclée. V habituel de ces conno^ifances ne coniifle que dans les modincations permanentes du mouvement des erprit’î, qui les lui prére ;tent,ou plutôt qui les lui procurent très- fréquemment. D’où il fuit que c’eit dans la fréquente répétition des mêmes mouvemens que eonfiflent la mémoire , l’ima-G 5)8 Traité gination , les inclinations , les paflions, 6c toutes les autres facurés qui mettent de l’ordre dans les idées , qui le maintiennent & rendent les fenfations plus ou moins fortes & étendues : & de-là viennent encore la pénétration , la conception , la juftcfTe & : la liaifon des connoiiFanccs -, & cela, félon le degré d’excellence , ou la perfeélion des organes des différens animaux.

b E L ’ A M È. Ç5^

C H A P I T H E X.

Des facultés du corps qui fi rapportent à Vamé finfitive,

J_j E s philofjphes ont rapporté à î’ame fendtive toutes les facultés qu ? fervent à lui exciter des fenfnioi’S. C ep-^nda’^.c il faut bien difun, ;Lîer cç :s facultés, qui font purement mécaniques, de celles qui appartiennent véritablement à l’être fenlitif. C’eft pourquoi nous allons les réduire à deux clafTes.

Les facultés du corps , qiii foiirniffcnt des fenfations , font celles qui dépendent des organes à.’^i fens , & uniquement du mouvement des efprits contenus dans ks nerfs de ces organes, & éts modifications de cits mouvemens. Tels lent la diverlité àts mouvemens de ; tfprits excités dans les nerfs des difiérens organes , & (^ui font naître les diverfes fenfations dépendantes de chacun d’eux dans rir.ftant même qu’ils font frappés ou afî’eélés par des objets extérieurs. Nous rapporterons encore ici les modifications habituelles de ct^ mêmes mouvemens , qui rappellent néceffairement les mêmes fenfations , que l’âme avoit ô.t]ï reçues par Vimprelhon des objets fur les fens. Ces modifica-G 2

too Traité

tions , tant de f is répétées, forment la mémoire, rim3gination , les p :>ffions.

Mais il y en a d’autres également ordinaires & habituelles, qui ne viennent pas de la même Iburce : elle^’ dépeident ori^inairemep.t des diverfes difpofitions organiques dç^i corps animes, lefqtielles forment les incli/iations, l-js appétits, la périétration, l’infrincL & la conception.

La féconde claflc renferme les faculrés oui appartiennent en propre à l’être fenfitif i comme les • fenfations , les perceptions , le difcernement , les connoifTances , & :c.

§. I.

Des fens.

La diverfité àts fenfations varie félon la na-» turc àa organes qui les tranfracttent à l’ame, l’cuic porte à l’ame la fenfation du bruit ou du fon , la vue lui imprime les fentimens de lumière & de couleurs , qui lui repréfentcnt l’image des objets qui s’offrent aux yeux. L’ame reçoit de l’odorat toutes les fenfations connues fous le nom d’odeurs , les faveurs lui viennent à la faveur du goût : le toucher enfin , ce fens imiverfeîlemenc répandu par toute l’habitude du corps , lui fait naître ks fenfations de toutes les qualités appelées DE l’Ame. ioi

iacllles , telles qua h chaleur , la froideur , la diiL-eté , la molleffe , le poli , l’âpre , la douleur & le plaifir , qui dépendent des divers organes du tad , parmi iefquels nous comptons les parties de la génération, dont le fenciment vif pénètre & traniporte lame dans les plus doux & les plus ’ "beiireux niomens de notre exillence. Puifqiie le nerf optique & le nerf acouftique font feuls , l’un voit les couleurs, l’autre entend les fons, puifque les feuls nerfs moteurs portent àl’ame l’idée àt^ mouvemens, qu’on n’appercoit les odeurs qu’à la faveur de l’odorat , (S ;c. il s’enfuit que chaque nerf eft propre à faire naître différentes fcnfations, & qu’aijiii q fcnforium comman-z a , pour ainfi dire, divers territoires , dont chacun a fon nerf, reçoit & loge les idées apportées par ce tuyau. Cependant il ne faut pas mettre dans les nerfs mcme la caufe de la diverfité ài^^ fcnfations ; car fexpanfion du nerf auditif reiTemble h la rétine, cependant il en refaite à.ç.% fenfations bien oppofées. Cette variété parcît clairement dépendre de celle à^zs organes placés avant les nerfs, deforte qu’un organe diopfrique , par exemple , doit naturellement fervir à la vifion.

Non-feulement les divers fens excitent différentes fenfations , mais chacun d’eux varie encore à l’infini celles qu’il porte à l’am.e , félon qs différentes manières dont ils font affedés par les corps G 3

I02. Traité

externes. C’eft pourquoi h fenfation du bmît pcuÇ être modifice par v.nç mu’titude de tons différens, & peut faire apperçtvr r a î’ame réloigneme ’t & le l^eu de la cauie qui produit cette fenfation. Les yeux peuvent de même en modifiant la lumière , donner des fe^fitions plus ou moins vives de la lumière & des cou’eurs , & former par ces différentes modifications, 1rs idées étendues, de figure , d’eloigncmer.t , &c. Tout ce qu’on vient de dire eft exadement vrai des autres fens. ■ §. 1 1.

Mccan’ifmc des fenfations, ’

Tâchons , à la faveur de l’œil , de pénétrer dans Je plus fubtil mécanifme à(zs fenfations. ; Comme l’œil eil : le seul de tous les organes fenfitifs, ou fe peignt & fe repréfente vifiblement l’adion des objets extérieurs , il peut feul nous aider à concevoir quelle forte de changement cts objets fonE éprouver aux nes’fs qui en font frappJs. Prenez uu ceil de breuf , dcpouiilez-le adroitement de la fclérotique ôr de la choroïde ; mettez , où étoit îa premièr-c de ces membranes , un papier dont la concavité s’ajufte parfaitement avec la convexité de rœil, Préfeutcz eiifuite qiielque corps que ce foit devant Iç trcii de la pupille , vous verrez U’ès-dif-.

DE l’Ame. io^

tintement au f^nd de l’œil l’image de ce corps. D’où j’infère en palîant , que la vifion n’a pas foa fiege dans la chorcïJc , mais dans la rétine. En quoi confiile h peinture des objets ? Dans un retracement proportionellement diminutif des rayons lumineux qui partent de ces objets. Ce retracement forme une impreirion de la plus grande délicatefle , comm.e il ell facile d’en juger par tous les rayons de la pleine lune, qui, concentrés dans le foyer d’un miroir ard&nt & réliéchis fur le plus fenlibîe thermomètre , ne font aucunement monter la liqueur de cet inPitumcnt. Si l’on coniidere de plus qu’il y a autant de fibres dans cette expanlioii du nerf optique , que de points dans l’image de l’objet, que ces fibres fo^ ;t : infiniment tendres &. molles , & ne forment guère qu’une vraie pulpe , ou moelle nerveufe , on concevra non - feulement que chaque fibrille ne fe trouvera chargée que d’une petite portion des rayons ; mais qu’à caufe de fon extrême déiicatcfTe , elle n’en recevra qu’uii changement fimple , léger , foible , ou fort fuperficiel ; & en conféquence de cela , les efprits animaux à peine excités , reflueront avec la plus grande lenteur : à mefure qu’ils retourneront vers l’origine du nerf optique , leur mouvement fe ralentira de plus en plus , & par confequent l’imprellion de cette peinture ne pourra s’étendre , iè propager le long de la corde optique , fans G 4.

î©4 T Pv A I T É

sailbiblir. Que penlcz-vous à préfent de cette iiiiprcilian portée jufqu’à i’ame même ? N’en doit-elle pas recevoir un efièt fi doux , qu’elle le fente à peine ?

De nouvelles expériences viennent encore à l’appui de cette théorie. Mettez l’areille à l’extrêm’ité d’un arbre droit & long , tandis qu’en gratte doucement avec l’ongle à l’autre bout , une fi foible caule doit produire li peu de bruit , qu’il Tembleroit devoir s’etoufFer ou Te perdre dans tonte la longueur du bois. Il fe perd en effet pour tous les autres , vous feul entendez un bruit (burd , preiquein ^perccptiblc. .la nicme choie te pafTe en petit dans le nerf optique , parce qu’il cil : infiniment moins folide. L’impreiiicn une fois reçue par l’extrémité d’un canal cylindrique , plein d’un lluide non élaftique , doit néceiïairement fe porter jufqu’à l’autre extrémité , comme dans ce bois dont je viens de parler, ôc dans l’expérience ii connue des billes de billard ; or les nerfs font di.s tuyaux cylindriques , du moins chaque fibre fenfible nerveufe montre clairement aux yeux cette figure.

Mais de petits cylindres d’un diamètre auffi étroit ne peuvent vailemblabicment contenir qu’un feul globule à la file , qu’une fuite ou rang d’çfprits animaux. Cela s’enfuit de l’extrême facilité B E L ’ A M E. 10^

qu’ont ces fiiiides à fe mouvoir au moindre choc, ou de la régularité de leurs mouvemens , de la précifion , de la fidélité" dts traces , ou dts idées qui en réfultetit dans le cerveau : tous effets qi’.i prouvent Q^^e le fiic nerveux è’I : compofé de !émens globuleux , qui nagent, peut-être , dans une matière érheree , & qui feroient inexplicables , en llippofant dans les nerfs, comme dans les autres vaiffeaux , diverfcs cfpeces de globules, dont le tourbillon c’iangeroit l’homme h plus attentif, le plus prudent, en ce qu’on nomme un franc étourdi,

Que le fluide nerveux ait du refTort, ou qu’il n’en ait pas , de quelque figure que foient les élémens , fi l’on veut "expliquer les phénomènes des fenfations , il faut donc adriettre i°. l’exiftence & la circulation des efprits ; 2*^, ces mêmes efprits qui mis en mouvement par l’action des corps externes , rétrogradent jufqu’à l’anie ; 3% un fcul rang de globules fphériques , dans chaque fibre cylindrique , pour courir au moindre tacl , pour galopper au moindre fignal de la volonté. Cela pofé , avec qu’elle vicelfe le premier gobule poudé doit-il pouiTer le dernier, & le jetter , pour ainfi dire , Hir l’ame , qui fe réveille à ce coup de marteau , & reçoit des idées plus ou moins ; ’ms , relativem.ent au mouvement qui lui a été io5 Traité

imprimé. Ceci amené naturellement les loix des fenfations : hs voici,

§ 1 1 1.

Loix des fenfations.

I. Loi. Plus un objet agit diftinélemcnt fur le fenjoriiim , plus l’idée qui en réi’ulte , eft nette & dixtiiicte.

II. Loi. Plus il agit vivement fur la même partie matérielle du cerveau, plus l’idée eft claire. III. Loi. La même clarté réililte de l’imprefllon des objets fouvent renouvellée. IV. Loi, Plus l’adion de l’objet eft vive ; plus elle efï différente de toute autre . ou extraordinaire, plus l’idée eft vive & frappante. On ne peut fouvent la chaiFer par d’autres idées, comme Spinofa dit lavoir éprouvé, lorfqu’il vit un de cç.s grands hommes du Brélil. C’eft. ainft qu’un blanc & un noir, qui le voient pour la première fois, ne s’oublieront jamais , parce que l’ame regarde longtemps un objet extraordinaire , y penfe & sqi occupe fans ci^^t. L’efprit & les yeux pafTent légèrement fur les chofes qui fe préfentent tous les jours. Une plante nouvelle ne frappe que le botaiiifce. On voit par-là qu’il eft dangereux de damier DE l’Ame. 107

aux enfans àes idées effrayantes, telle que la peun du diable , du loup , &C.

Ce n’efi : qu’en refiéchiiTant fur les notions fim^ pies , qu’on faifit les idées compliquées : il fduc que qs premières foiént toutes repréientées clai’rement à l’ame, & qu’elle les conçoive didirclement l’une après l’autre ; c’eft-à-dire , qu’il fuit choilir un’fcul fujet fimple, qui agiffe tout entier fur le fenforium , & ne foit troublé par aucun autre objet ; à l’exemple des géomètres, qui par habitude ont le talent que la maladie donne aux mélancoliques, de ne pas perdre de vue leur objet. C’eft la première conclufion qu’on doit tirer de notre première loi ; la féconde eil , qu’il vaut mieux méditer , que d’étudier tout haut comme les enfaas & les écoliers : car on ne retient que des fons , qu’un nouveau torrent d’idées emporte continuellement. Au rcfle , fuivant la troifieme loi, des traces plus fouvent marquées font plus difficiles à effacer , & ceux qui ne font point en état de méditer , ne peuvent guère apprendre que par le mauvais ufige dent j’ai parlé. Enfin, comme il faut qu’un objet, qu’on veut voir clairement au m.icrofccpe , foit bien éclairé, tandis que toutes les parties voiiines font dans l’obfcurité ; de même pour entendre diliinélement yn bruit qui d’abord paroiffoit ccnfns, il fufîic log Traité.

d’écouter attentivement : le fon trouvant une oreillç bien préparée , harmoniquenient tendue , frappe le cerveau plus vivement. C’cfc p»ar les mêmes moyens qu’un raiTonnement qui paroiiToit fort obfcur , efl enfin trouvé clair ; cela s’enfuit de la il. Loi.

§. I V.

Que les fenfat’ions ne font pas connaître la nature des corps , ^ quelles changent avec les organes.

Quelque lumineufes que foient nos fenfations , elles ne nous éclairent jamais fur la nature de l’objet adif, ni fur celle de l’organe paiiif. La figure, le mouvement , la mafTe , la dureté , font bien àcs attributs àts corps fur lesquels aos ït’àS ont quelque prife. Mais combien d autres propriétés qui rélident dans les derniers élémens des corps , & qui ne font pas faifies par nos organes, avec lefquels elles n’ont du rapport que d’une façon confufe qui les exprime mal , ou point du tout ? Les couleurs , la chaleur, la douleur, le goût, le taél , &c. varient à tel point, que le même corps paroît tantôt chaud , & tantôt froid à la même perfonfie ; donc l’organe feniitif par conféquent ne retrace point à l’ame le véritable état des corps. Les couleurs ne changent-elles pas aujli , félon les modifications de î5 E l’Ame. logi

la lumière ? Elles ne peuvent donc être regardées comme des propriétés des corps. L’ame juge confufémcnt des goûts , qui ne lui manifeilent pas même la figure des Tels.

Je dis plus : on ne conçoit pas mieux les premières gualitcs des corps. Les idées de ’grandeur, de dureté, &c. ne font déterminées que par nos organes. Avec d’autres fcns , nous aurions des idées dificrentes dts mêmes attributs, comme avec d’autres idées nous penferiôns autrement que nous ne penfons de tout ce qu’on appelle ouvrage de génie ou de fentim.ent. Mais je réferve à parler ailleurs de cette matière.

Si tous les corps avoient le même mouvement, la même figure, la même denfiré , quelque difFérens qu’ils rulTerit d’aiUcui ;s entr’eux , il fuit qu’on croiroit qu’il n’y a qu’un feul corps dans la nature, parce qu’ils afîidtroieat tous de la même manière l’organe lénlitif

Nos idées ne viennent danc pas de la connoif- .fance des propriétés des corps, ni de ce en quoi confifte le changement qu’éprouvent nos organes. Elles fe forment par ce changement feul. Suivant fa nature , & fes dégrés , il s’eleve dans notre ame des idées qui n’ont aucune liaifon avec leurs caufes occafionnelles & : efficientes , ni fans doute avec la voioiîté , malgré laquelle elles fe font place lio Traite

dans la moelle du cerveau. I,a douleur , la chaleur i la couleur rouge , ou blanche , n’ont rien de commun avec le feu, ou la flamme, l’idde de cet élément elt (i étrangère à ces lenfations , qu’un homme fans aucune teinture de phylique ne la concevra jamais.

D’ailleurs les fenfations changent avec les org ;3nes ; dans certaines jannilTcs , tout paroît jaune. Changez avec le doigt l’axe de h vifion , vous multiplierez les objers , vous en varierez à votre gré la firuation & les attitudes. Les engelures , Refont perdre i’ulàge du tacl. Le plus petit embarras dans le canal d’Eufiachc fliffit pour rendre fourd. Les fleurs bîai.ches ôienc tout le lentiment du vagin. Une taye iur la cornée, fuivant qu’elle repond plus ou moins au centre de la pruiielîe , fait voir diverféraent ts objets. La cataradc , la goutte fcreine, &c. jettent dans l’aveugleaient. Les fenfations ne repréfentcnt donc point du tout les chofes , telles qu’elles lont en elles-mêmes, puifqu’elles dépendent entièrement àiis parties corporelles qui leur ouvrent le paflage. Mais pour cela nous trompent-elles ? Non certes, quoiqu’on en dife , puifquc lies nous ont été données plus pour la confervaticn de notre machine , que pour acquérir àç^s connoiiTances. La réllexion de la lumière produit une couleur jatme dans un œii D E L ’ A M E, 1 II

plein de bile ; l’ame alors doit donc voir jaune. Le fel « !k le fucrc impriment dts mouvcmens oppcfes aux papilles du goût ; on aura donc en coniéquence ô.ts ide’es contraires , qui feront trouver l’un falé , & l’autre doux. A dire vrai , hs fens ne : :cus trompent jamais, que îorfque nous jugeons avec trop de précipitation fur les rapports : car autrement ce font des miniilrcs fiddes ; l’amc peut compter qu’elle fera fûrement avertie par eux des embûches qu on lui tend , les fens veillent fans cefFe , & lont toujours prêts à corriger l’erreur les uns des autres. Mais comme l’ame dépend à fon tour des organes qui la fervent , fi tous les fens font eux - mêmes trompés , le moyen d’empêcher le fenforiiim commune, de participer à une erreur auifi genc’rale ?

§. V.

Rai fans anatomlques de la dlvcrjitl des fcnfat’ions» Quand même tous les nerfs fe reflembleroient, les lènfations n’en feroient pas moins diverfes : mais outre qu’il s’en faut de beaucoup que cela foit vrai , fi ce n’eft les nerfs optiques & acouftiques , c’eft que les nerfs font réellement feparés dans le cerveau, i"^. L’origine de chaque nerf ne doit pas être fort éloignée de l’endroit où le fcapel les iT2 ÎR.AITÉ

démontre , &" ne peut plus les fuivre , comme it paroît dan’î les nerfs aiiditifs & pathétiques. 2". On voit clairement fcms rriicroicope , que les prin-cipes nerveux font aff^z écartes ; ( cela fe remarque fur-rout dans les neris olradifs’ , optiques êc auditifs, ■qui font à une très-grande diflsnce Ftin de l’autre ) & que les nbres nervcufes ne fuivent pas les mêmes diredions , comme le prouvent encore les nerfs tjue je viens de nommer. 3°. L’extrême mollefle de toutes ces fibres fait qu’elles fe confondent aifernent avec la moelle : la 4^. & la 8^. paire peuvent ici fervir d’exemple. 4°. Telle eft la feule impénétrablité àçs corps , que les premiers filamcns de tant de différons nerfs ne peuvent fe réunir en un feul point. 5°. La diveriité des kn~ fations , telle que la chaleur , la douleur , le bruit , la couleur, fodcur, qu’on éprouve à la fois ; ces deux fentimens diftincls à l’pccafion du toucher d’un doigt de la main droite , & d’r.n dcigi : de la main giuche , à l’occafion même d’un ieul périt corps rond , qu’on fait renier fous un d- igt fur lequel le doigt voiiia eft replié ; tout prouve que chaque fens a f n petit département particulier dans h moelle du cerveau, & qu’ainfi le ege de l’âme eft compofc d’autant de parties , qu’il y 3. de fenfations diverfes qui y répondent. Or, qui pourroit les nombrer ? Et que de raifons pour multiplier & : modincr le fentiment h l’infini ? Le

D E L ’ A M E» 113

Le tifTu des enveloppes àQs nerfs , qui peut être plus ou moins Iclîde , ît :ur piilpe plus ou moins molle , leur fituation plus ou moins lâche , leur diverfe conftruclion , à l’une ôc l’autre extrémité, &c. 1

II s’enfuit de ce que, nous avons dit jufqu a préfent , que chaque nerf diffère l’un de l’autre à fa naiffance, & en conféquence ne paroît porter à l’ame qu’une forte de fenfations, ou d’idées. En effet , l’hifloire phyliolcgique de tous les fens prouve que chaque nerf a un fentiment relatif à fa narare, & plus encore à celle de l’organe au travers duquel fe modifient les imprefîions externes. Si l’organe eft dioptrique, il donne l’idée de la lumière & des couleurs ; s’il eff accuftique , on entend , comme on l’a déjà dit , &c. §. VI.

De la petit ejfe des idées.

Ces imprefîions àts corps extérieurs font donc la vraie caufe phyiique de t : utes nos idées ; mais que cette caufe efl extraordinairement petite ! Lorfqu’on regarde le ciel au travers du plus petit trou, tout ce vafte hémifphere fe peint au fond de roeil , H

114 Traité fon image eft beaucoup plus petite que ïe trou par où elle a pafTe. Que feroit-ce donc d’une étoile de la 6^. grandeur, ou de la 6^. partie d’un globule flinguin ? L’ame la voit cependant fort ’clairement avec un bon micro fcope. Quelle caufe infiniment exiguë & par contequent quelle doit être lexilité de nos lenfations & de nos ide’es ? Et que cette exilite de feniations & d’idées pa~ roit néctlTiirc par rapport à Tmimenfité de la mémoire ! Où loger en effet tant de connoiflances, fans le peu de place qu’il leur faut, & fans l’étendue de la moelle du cerveau & des divers lieux qu’elles habitent ? §. V I I. Différents fiegcs de Vame. Pour fixer , ou marquer avec précifion, quels foat ces divers territoires de nos idées , il faut encore recourir à l’anatomie , fans laquelle on ne connoit rien du corps, & avec laquelle feule on peut lever la plupart àcs voiles qui dérobent Tame à la curiofité de nos regards &c de nos recherches. Chaque nerf prend fon origine de l’endroit ; DE l’Ame. ii^

bu finit la dernière artériole de la fubflancc corticale du cerveau ; cette origine eft donc , où commence viliblement le filament médullaire , qui part de ce fin tuyau qu’on en voit naître & fortir fans microcofpe. Tel eft re’eikment le lieu d’où la plupart âos nerfs femblent tirer leur origine , où iîs fe réunifient , & où l’être fenfitif paroit réfugié. Les fenfations & les mouvemens animaux peuvent-ils être raifonnablement placés dans l’artère ? Ce tuyau eft privé de fentimenc par lui-même , & il n’eft changé par aucun eftbrt de la volonté. Les fenfations ne font point aulli dans le nerf au-deflbus de fâ continuité avec la moelle : les plaies & autres obfervations nons le perfuadent. Les mouvemens à leur tour n’ont point leur fiege au-deffous de la continuité du nerf avec l’artère, puifque tout nerf fe meut au gré de la volo4ité. Voilà donc le Jenforium bien établi dans la moelle, & cela jufqu’a l’origine même artérielle de cette fubftance médullaire. D’où il fuit encore une fois que le fiege de l’ame a plus d’étendue qu’on ne s’imagine ; encore its limites feroient-elles peut-être trop bornées dans un homme, furtout très-favant , fans l’immenfe petitefle ou exilité des idées dont nous avons parlé. Rz

Il 6 Traité

§. VIII.

Dt T étendue de Vame.

Si îe fiege de rame a une certaine étendue , fî elle fent en divers lieux du cerveau, ou, ce qui revient au même , fi elle y a véritablement différents fieges , il faut néccflairement qu’elle ne foit pas elle-même ir.étendue , comme le prétend Defcai tes ; car dans fon fyli^me , l’ame ne pourroit agir fur le corps , & il feroit suffi inipoffible d’expliquer l’union & l’adion réciproque à^s deux fubftances, que cela eft facile à ceux qui penfent qu’il nefl : pas poîTible de concevoir aucun être fuiî étendue. En effet , le corps & l’ame font deux natures entièrement oppofees , félon Defcartes ; le corps n’eft capable que de mouvement , l’ame que de connoiffance ; ’ donc il eft impoifible que l’ame agifle fur le corps , ni le corps fur l’ame. Que ’le corps fe meuve , l’ame , qui n’efl point fu jette aux racuvemens, n’en relTcntira aucune atteinte. Que l’ame penfe , le corps n’en reffentira rien , puifqu il n’obéit qu’au mouvement.

N’efl-ce pas dire avec Lucrèce , que l’ame n’ctanc pas matérielle, ne peut agir fur le corps, ou qu’elle l’efl effedivement , puifqu’ellc le touche & le remue DE l’Ame. 117

de tant de façons ? Ce qui ne peut convenir qu a un corps (r).

Si petite & fi imperceptible qu’on fcppofe l’étendue de lame , maigre les phénomènes qui fcmblenc prouver le contraire, & qui dcmontreroient plutôt (2) plufieurs amcs, qu’une ame i’ins étendue, il faut toujours qu’elle en ait une, quelle qu’elle ibit, puifqu’elle touche immédiatement cette autre étendue e’norme du corps , comme on conçoit que le globe du morde feroit touche par toute la furface du plus petit grain de fable qui feroit placé fur fon fommet. L’étendue de l’ame forme donc en quelque forte le corps de cet être fcnfible & adif ; & à caufe de l’intimité de fa liaifoa , qui eft telle, qu’on croiroit que les deux fublbnces individuellement attachées & jointes enfcmble, elles ne font qu’un feul tout. Ariflote (3) dit « qu’il n’y a point dame i) fans corps, ôc que l’ame n’eft point un ccrps. » (i) Tangere me tangi , nifi corpus , nullapoteft ns, (2) Quelques ancien^ ; philofophes les ont admifes , pour expliquer les diffén^ntes corsiradiaions dans lefquelles l’ange fe furprend elle-même, tell-s que, pay exe.nple, les pleurs d’une femme qui feroit bien fàchcQ de voir refllifciter fon mari , h vice yerfa {l) P( anima text. a6, c. 2^

H 3

ii8 Traité

J^ dire vrai , quoique lame agifTe fur le corps & fe détermine fans doute par une activité qui lui eft propre , cependant je ne fais fi elle d jamais aâive, avant que d’avoir été paffive ; car il femble que lame , pour agir , ait bcfoin de recevoir les imprefiions des efprits modifiés par les facultés corporelles. C’efl ce qui a peut - être fait dire à plufieurs , que l’ame dépend tellement du tempérament & de la difpofition des organes , qu’elle fe perfedionne & s’embellit avec eux. Vous voyez que pour expliquer l’union del’amc au corps, il n’efl pas befoin de tant fe mettre l’efprit à la torture , tel que lont fait ces grands génies, A riflote , Platon, Defcar tes, Mailebranche, Léibnitz, Staal , & qu’il fuffit daller rondement fon droit chemin , &■ dL" ne pas regarder derrière ou de côté , lorfque la vérité elt devant foi. Mais îl y a des gens qui ont tant de préjugés, qu’ils ne fc baifferoient feulement pas pour ramaiTer la vérité , s’ils la rencontroient où ils ne veulent pas qu’elle foit.

Vous concevez enfin qu’après tout ce qui a été dit fur la diverfc origine des nerfs & les différents fieg£S de l’ame , il fe peut bien faire qu’il y ait quelque chofe de vrai dans toutes les opinions des auteurs à ce fujet, quelque oppofées qu’elles paroiffent : ^ puifque les maladies du cerveau , félon l’endroit qu’elles attaquent , fuppriraenc tantôt uq fens j^ D E l’A m e. 119

tantôt un antre , ceux qui mettent le fiege de l’ame dans les nates , ou les uflcs , ont-ils plus de tort que ceux qui voudroient la cantonner dans le centre ovale , dans le corps calleux , ou mcme dans la glande plneale ? Nous pourrons donc appliquer à toute la moelle du cerveau , ce que "Virgile dit (i) de tout le corps , oîi il prétend avec les Stoïciens que Tame eU ; répandue.

En effet, où eft votre anie , lorsque votre odorat lui communique des odeurs qui lui plaifcnt ou la cîiagrinenv,(i ce n’eft dans ces couches d’où les nerfs olfaâifs tirent leur origine ? Ou eft-elle, iorfqu’clle *|5perçoic avec plailir un beau ciel , une belle perfjiedive , fi elle n efl : dans les couches optiques ? Pour entendre , il faut qu elle l’oit placée à la naifTance du nerf auditif, &c. Tout prouve donc que ce timbre auquel nous avons comparé l’ame, pour en donner une idée fenfiblc , fe trouve en pluiieurs endroits du cerveau » puifqu’il eft réellement frappé à pluiieurs portes Mais je ne prétends ; pas dire pour cela qu’il y ait pîufieurs âmes , une feule fuffit fans doute avec l’étendue de ce (iege médullaire que nous avons été forcés par l’expé- (l) Totos diffuià per artus

Mens agitât molem> & magno fe corpore mifce^. ViriiU /Emià* lib, 6,

H 4.

120 Traité ’

rience de lui accorder ; elle fuffit , dis-je , pour agir,fentir& penfer, autant qu’il lui eil permis par les organes.

§. IX.

QiicTitrefcnfitifefipar confcqiient matèrid, . Mais quels doutes s’élèvent dans mon ame,& que notre entendement eft foiblc & borné ! Mon ame montre confhmment, non la penfée qui lui eft accidentelle, quoiqu’eh difent ts Cartéiiens, mais de l’adivité & de la fenfibilité. Voilà deux propriétés inconteflablcs , reconnues par tous les phiioibphes qui ne fc forit point lailTe aveugler par l’efprit fy.rtématique , le plus dangereux àts efprits. Or , dit-on , toutes propriétés fuppofént un fujet qui en foit la bafe , qui exiile p :ir lui-même, & auqtiel appartiennent de droit ces mêmes propriétés. Donc , conclut- on , l’amc eft un être fcparé du corps, une efpece de monade fpiritucllc^ une forme Juhjlfiante , comme parlent les adroits & prudents fciiolaftiques i c’eft -à-dire , une fublhncc dont la vie ne dépend pas de celle du corps. On ne peut mieux raifbnner fans douce ; mais le fujet de ces propriétés, pourquoi voulez -vous que je l’imagine d’une nature abfclument diftinfle du corps , tandis que je vois clairement que c eft D E l’A m E. 121

l’organifation même de la moelle aux premiers coromencemeRts de fa naiflance (c’cft-à-dire, à la fia r* j cortex ) qui tç.Ycz li librement dans 1 état fain toutes’ ces propriétés ? Car c’eit une feule d’obfervations & d’expériences certaines , qui me prouvent ce que j’avance, au lieu que ceux qui difcnt le co ::traire peuvent nous étaler beaucoup de metaphylique , fans nous donner une feule idée. Mais (croient -ce donc d’js fibres médullaires qui fcrmeroient l’ame ? Et comment concevoir que la matière puiffe fentir & penfer ? J’avoue que je ne le conçois pas mais , outre qu’il eft impie de borner la toute-puifFincc du créateur, en foutenant qu’il n’a pu faire penier la matière, lui qui d’un mot a fait la lumière , dois-je dépouiller un être des propriétés qui frappent mes fens, parce que l’eiFence de cet être m’efl : inconnue ? Je ne vois que matière dans le cerveau ; qu’étendue , comme on l’a prouvé , dans fa partie fenfitive : vivant , fain, bien organifé, ce vifcere contient à l’origine des nerfs un principe adif répandu dans la fubibncc médullaire ; je vois ce principe qui fent & penfe , fe déranger , s’endormir , s’éteindre avec le corps. Que dis- je ! l’ame dort la première , fon feu s’éteint à mefiire que les fibres, dont elle paroît faite, s’affoiblilTent & tombent les unes fur les autres. Si tout s’explique par ce que i’anatomie & la phyfiologie pie découvrent dans la mjclle , qu’ai-je befoin de 122 Traité ^

forger un être idéal ? Si je confonds l’ame avec Ie«  organes corporels , c’ell : donc que tous les phénomènes m’y déterminent , & que d’ailleurs dieu n’a donné à mon ame aucune idJe d’elle-même , mais feulement affjz de difccrnement & de bonne foi pour fe re.onnoître dans quelque miroir que ce f it , & ne pas rougir d’être née dans la fange. Si elle eil vertueufe & ornée de mille belles con-. noiflances , elle efl aifez noble , affez recoaiir.andablc.

Nous remettons à expofer les phénomènes dont je viens de parler, lorfque nous ferons v :ir le peu d’empire de l’ame fur le corps, & combien la volonté lui eft affervie. Mais l’ordre ôts matières que je traite , exige que la mémoire fuccede aux fenfations, qui m’ont mené beaucoup plus loin que je ne penfpis. ^

§, X,

De la mémoire.

Tout jugement eft la comparaifon de deux idées que l’ame fait diftinguer l’une de l’autre. Mais comme dans le même inftant elle ne peut contempler qu’une feule idée ; je n’ai point de mémoire, lorfque je vais comparer la féconde idée, je ne retrouve plus la première. Ainfi , ( c’ell une réparatipa D E l’ A M E, 113

.d’honneur à la mémoire trop en décri ) point de mémoire , point de jiigemenr. Ni la parole , ni la connoîfTance des c ho fes , ni le fentiment interne de notre propre exillence , ne peuvent demeurer certainement ea nous fans mémoire. A-t-on oublié qu’on a fu ? Il fembîe qu^on ne fafie que fortir du néant ; on r.e fait point i^voir déjà exilté , & que l’on continuera d’être encore quelque temps. JVepfer parle d’un malade qui avoit perdu les idées même des choies , & n’avoir plus d’exades perceptions : il prenoit le manche pour le dedans de la cuiller. Il en cite un autre qui ne pouvoir jamais finir fa phrafe, parce qu’avant d’avoir fini, il en avoit publié le commencement ; & il donne l’hiftsire d’un troifieme, qui faute de mémoire ne pouvoir plus épeler , ni lire. La Motte fait mention de quelqu’un qui avoit perdu l’ufage de former des fons & : de parler. Dans certaines affedions du cerveau , il n’eft pas rare de voir les malades ignorer la faim & la foif ; Bonnet en cite une foule d’exemples. Enfin un homme qui perdroit toute mémoire, feroit un atome penfant , ii on peut penfer fans elle ; inconnu à lui-même , il ignoreroit ce qui lui arriveroit, & ne s’en ranpelleroit rien. La caufe de la mémoire eft tout-à-fait mécanique , comme elle-même ; elle paroit dépendre de ce que les imprelîions corporelles du cerveau , qui font les traces d’idées qui fe fuivent , font voifines ; 124- Traité

& que lame ne peut faire la découverte d’une trace, ou d’une idée , fans rappeler les autres qui avoient coutume d’aller enfcmble. Cela ell : très-vrai de cç qu’on a appris dans la jeuneffe. Si l’on ne fe fcu^ vient pas d’abord de ce qu’on cherche, un vers, un feu ! mot le fait retrouver. Ce phénomène dé" montre que les idées ont des territoires f^iarés, mais avec quelque ordre. Car pour qu’un nouveau mouvement, par exemple , le commenceraerit d’un vers , un {on qui frappe les oreilles, communique fur-le-champ fon imprelîion à la partie du cerveau, qui eft analogue à celle où fe trouve le premier vefrige de ce qu’on cherche , c’cfl-à-dire , cette autre partie de la moelle où eft cachée la mémoire , ou la trace des vers fuivants , & y reprélente à l’ame la fuite de la première idée , ou des premiers mots, il eft néceftaire que de nouvelles idées foient portées par une loi conftante au même lieu , dans lequel avoient été autrefois gravées d’autres idées de même nature que celles-là. En effet ,fi celafe faifoit autrement, l’arbre au pied duquel on a été volé, ne douneroit pas plus lu rement l’idée d’un voleur, que quelqu’a .tre objet. Ce qui confirme la même vérité , c’eft que certaines affedions du cerveau détruiient tel ou tel fens , fans toucher aux autres. Le chirurgien que j’ai cité , a vu un homme qui perdit le tad d’un coup à la tête. H’ddanus parle d’un homme qu’une conimocion dç cerveau rendit 1) 1 t ’ A M E. 11$

âvengle. J’ai vu une dame , qui , guérie d’une apoplexie , fut plus d’un an à recouvrer f i mémoire ; il lui fallut revenir a ’.î , ^ , c , de’ fes premières connoiffances, qui s’augmentoient & s’élevoient en quelque forte avec les fibres affailTécs du cerveau , qui n’avoient fait , par leur collubcfcence , qu’arrêter & intercepter les idées. Le P. Mabillon étoit fort bor.ié ; une maladie fit e’clore en lui beaucoup d’efprit , de pénétration , & d’aptitude pour les fciences. Voilà une de ces heureufes maladies , contre lefquellcs bien des gens pourroient troquer leur fanté , & ils feroient un marché d’or. Les aveugles ont affez communément beaucoup de mémoire : tous hs corps qui les environnent ont perdu les moyens de les diflraire ; l’attention, la réflexion leur coûte peu ; de-là on peut envifager long-temps & fixement chaque face d’un objet , la préfence des idées eft plus fiable & moins fugitive. M. de la Morte , de l’académie françoife , diâa tout de fuite fa tragédie à’Inês de Caftro. Quelle étendue de mémoire d’avoir 2000 vers préfents , & qui défilent tous avec ordre devant l’ame, au gré de la volonté ! Comment fe peut-il faire qu’il n’y ait rien d’embrouillé dans cette efpece de chaos ! On a dit bien plus de Pafcal ; on raconte qu’il n’a voit jamais oublié ce qu’il avoit appris. On penfe au refte, &avec alTez de raifon, puifque c’eft un fait , que ceux qui ont beaucoup de méii6 Traité

moire , ne font pas ordinairement plus fufpeds de jugement, guq les médecins de religion, parce que la moelle du cerveau eil fi pleine d’anciennes ide’es, que les nouvelles ont peine a y trouver Une place diftinéle : j’entends cqs idées’ mères , ft on m.e permet cette expreliion , qui peuvent juger les autres , en les comparant , & en deduifant avec juflefîe une troiilcme idée de la conibinaiibn des deux premières. Mais qui eut plus de jugement , d’efprit & de mémoire , que les deux hommes illullres que je viens de nommer ? Nous pouvons conclure de tout ce qui a été (îit au fujet de la mémoire , que c’eft une faculté de l’ame qui confifle dans les modifications permanentes du mouvement des efprits animaux , excités par les imprelîions àts objets qui ont agi vivement, ou très-fouvent fur les fens : en forte que ces modifications rappelent à l’ame les raf’mcs fenfations avec les mêmes circonflances de lieu , de temps , &c. qui les ont accompagnées , au moment qu’elle les a reçues par les organes qui fentent.

Lorfqu’cn fent qu’on a eu autrefois une idée’ femblable à celle qui palfe aftuellement par la tête , cette fenfation s’appelle donc mémoire : & cette même idée , foit que la volonté y cou fente , foit qu’elle n’y confente pas , fe réveille néceiTairemcnt à l’occafion d’une difpofition dans le cerveau , i) E L ’ A M E. T 27

u d’une caufe incerne , femblable à celle qui Favoic fait naitre auparavant , ou d’une autre idce qui a quelque affinité avec elie.

§. XI.

De T imagination.

L’imagination confond les diverfes fenfations iucompîettes que la mémoire rappelé à l’ame , & en forme des images , ou des tableaux qui lui reprefenrent des objets différens , foit pour les circonftances, foit pour les accompagnemcns , ou pour la variété des combiuaifons ; j’entends des objets différens des exactes fenfations reçues autrefois par les fcns.

Mais pour parler de l’imagination avec plus de clarté , nous la définirons une perception d’une idée produite par des caufes internes, & femblabics à quelqu’une ùtcs idées que les caufes externes avoient coutume de faire niitre. Ainfi lorfque des caufes matérielles, cachées dans quelque partie du corps que ce foit , affectent les nerfs , les efprits , le cerveau , de la même manière que les caufes corporelles externes , & en confequence excitent les mêmes idées , on a ce qu’on appelle de l’imag’naiion. En effet lorfqu’il naît dans le cerveau une difpoiition phyfique , parfaicemeat femblable à ii8 Traité

ccile que produit quelque caufe externe , il doit fc f jrmer la mêm ? idée , quoiqu’il n’y ait aucune caufe prefcute au dehors : c’eil pourquoi les objets de î’im,^ g : nation font appelles fantômes , ou fpedres, > >

Les fens intm-nes occafionnent donc comme les externes, deschangem :ns de penfées ; ils ne diifcrenc les uns d :s autres , ni par la façon dont on penfe, qui ell toujours la même pour tout le monde , ni par le changement quife fait dans lefenforium^ mais par la feule abfence d’objets externes. 11 eft peufurprenantqueles caufes internes puifTent imiter les caufes extérieures, comme on le voit en fe preîfant l’œil ( ce qui change îi fingulierement la vifion) dans les fonges , dans les imaginations vives , dans le délire , &c.

L’imagination dans un homme fain eft plus foible que la perception des fenfations externes ; & à dire vrai , elle ne donne point de vraie perception» J’ai beau imaginer en palTant la nuit fur le Pont-neuf, la magnifique perfpcélive des lanternes allumées, je n’en ai la perception que lorfque mes yeux en font frappés. Lorfqise je penfe à l’cpéra, à la comédie, à l’amour, qu’il s’en faut que l’éprouve les fenfations de ceux qu’enchante làleM ?.nre, ou qui pleurent avec Mérope , ou qui font dans les bras de leurs maîtreffes ! Mais dans

D E L ’ A M E. 129

dans ceux qui rêvent, ou qui font en délire , l’imagination donne de vraies perceptions ; ce qui prouve clairement qu’elle ne diffère point dans la nature même, ni dans fes effets Rir t fcnforium ^ quoique la multiplicité des idées , & la rapidité avec laquelle elles fe fuiverit , afî’oibliflent les anciennes idées retenues dans le cerveau , où les nouvelles prennent plus d’empire : & cela cfl vrai de toutes les imprelfions nouvelles des corps fur le nôtre. L’imagination eft vraie ou faulfe, foibleou forte. L’imagination vraie Vepréfente les objets dans un état naturel , au lieu que dans l’imagination faulfe, famé les voit autrement qu’ils ne font. Tantôt elle reconnoit cette illufion ; & : alors ce n’efl qu’un vertige , comme celui de Pafcal , qui avoit tellement épuifé par l’étude les efprits de fon cerveau , qu’il imaginoit voir du côté gauche un précipice de feu dont il fe faifoit toujours garantir par des chaifes , ou par toute autre efpece de rempart, qui pût l’empêcher de voir ce gouffre phantaftique effrayant , que ce grand homme connoiffoit bien pour tel. Tantôt l’ame participant à l’erreur générale de tous les fens externes & internes , croit que les objets font réellement femblables aux phantômes produits dans fimagination ; & alors c’eft un vrai délire.

L’imagination foible efl celle qui eft aufli lége-Tomc I. I

ïjo Traite

rement afFedée par les difpolitions des fensintcfneSr^ que par l’imprellion des excernes ; tandis que ceux qui ont une imagination forte , font vivement affectés & remués par les moindres caufes ; & on peut dire que ceux-là ont é<é favorifés de la nature , puifque pour travailler avec fuccès aux ouvrages de ge’nie & de fentiraent , il faut une certaine force dans les efprits, qui puiiTe graver vivement & profondément dans le cerveau les idées que l’imagination a faites , & les pallions qu’elle veut peindre. Corneille avoit les organes doués fans doute d’une force bien fupérieure en ce genre ^ fon théâtre efl : l’école de la grandeur d’ame , comme le remarque M. de Voltaire. Cette force fe raanifeilc encore dans Lucrèce même , ce grand poëte , quoique le plus fouvcnt fans harmonie. Pour être grand poëte , il faut de grandes pallions.

Quand quelque idée fe réveille dans le cerveau avec autant de force , que lorfqu’elle y a été gravée pour la première fois , & cela par un effet de la mémoire & d’une imagination vive , on croie voir au dehors l’objet connu de cette penfée. Une eau fe préfente , interne, forte, jointe aune mémoire vive , jette les plus fages dans cette erreur, qui efl fi familière à ce délire fans fièvre à.ts mélancoliques. Mais ^ la volonté fe met de la })artie , li les fentimens qui en réfultent dans l’ame , del’Ame. 131

l’irritent, alors on eft, à proprement parler , en fureur.

Les Maniaques occupés toujours du même objet, s’en font fi bien fixé Vidée dans l’efprit , que l’ame s’y fait & y donne fon confentement, Plufieurs fe reffemblent , en ce que , hors du point de leur folie, ils font d’un fens droit & fain : & : s’ils fe laiffcnt féduire par l’objet même de leur erreur, ce n’efl : qu’en conféquence d’une faufle hyporhere , qui les écarte d’autant plus de la raTon , qu’ils font plus conféquents ordinairement. Michel Montagne a un chapitre fur l’imagination , qui eft fort curieux : il fait voir que le plus fage a un objet de délire , &c , comme on dit , fa folie. Ceft une chofe bien linguliere & bien humiliante pour l’homme, de voir que tel génie fublime, dont les ouvrages font l’admiration de l’Europe , n’a qu’à s’attacher trop long-temps à une idée (i extravagante , fi indigne de lui qu’elle puiffe être , il l’adoptera, jufqu’à ne vouloir jamais s’en départir ; plus il verra & touchera, par exemple, fa cuiffe & fon nez, plus il fera convaincu que lune eft de paille , & l’autre de verre ; & aulli clairement convaincu qu’il l’eft du contraire , dès que l’ame a perdu de vue fon objet , & que la raifon a repris fes droits. C’eft ce qu’on voit dans la manie. Cette maladie de l’efprit dépend de caufes corporelles connues ; & fi on a tant de peine à la guérir, I 2

c’cft que ces malades ne croient })oint l’être , & ne veulent point entendre dire qu’ils le font ; de forte que fi un médecin n’a pas plus d’efprit que de gravité , ou de galénique , fes raifonnemens gauches & mal-adroits les irritent & augmentent leur manie. L’ame n’eft livrée qu’à une forte imprelTion dominante , qui feule l’occupe toute entière , comme dans l’amour le plus violent, qui eft une forte de manie. Que fert donc alors de, s’opiniâtrer à parler raifon à un homme qui n’en a plus ? Q^uid vota furcntcm , qidd dclubra jiivant ? Tout le fin, tout le myftere de l’art, eft de tâcher d’exciter dans le cerveau une idée plus forte , qui abolifle l’idée ridicule qui occupe l’ame : car par-là on rétablit le jugement & la raifon, avec l’égale diftribution du fang & des efprits.

XII. Des pajjîons.

Les paflions font des modifications habituelles des efprits animaux , lefquelles fourniiTent prefque continuellement à l’ame des fcnfations agréables ou défagrëables , qui lui infpirent du defir ou de l’averfion pour les objets qui ont fait naître dans le mouvement de ces efprits les modifications dEl’Ame. 135

accoutumées. Delà nailTent l’amour, la haine, la crainte , l’audace , la pitié , la férocité , la colère , la douceur, tel ou tel penchant à certaines voluptés. Ainii il ell évident que les palTions ne doivent pas fe confondre avec les autres facultés récordatives, telles que la mémoire & l’imagination , dont elles fe dillingucnt par l’impreffion agréable ou défagréable des fenîations de l’ame : au lieu que les autres agens de norre réminifcence ne font conû-’ dérés qu’autant qu’ils rappelent limplement les fenfations , telles qu’on les a reçues , fans avoi égard à la peine , ou au plaiiir qui peut les accompagner.

Telle eft l’afTociation des idées dans ce dernier cas, que les idées externes ne fe repréfentent point telles qu’elles font au dehors , mais jointes avec certains mouvemens qui troublent le fenforium : & dans le premier cas, l’imagination fortement frappée , loin de retenir toutes les notions , admet à peine une feule notion (impie d’une idée complette, ou plutôt ne voit que fon objet fixe interne.

Mais entrons daiis un plus grand détail des paiïions, Lorfque l’ame apperçoit les idées qui lui viennent par les fens , elles produifent par cette même repréfentation de l’objet, àts fentimens de joie ou de trifte{re ;ou elles n’excitent ni les uns ni les autres ; celles-ci fe nomment indiff’érentzs : au lieu que les premières font aimer, ou haïr l’objet qui les fait naître par ſon action.

Si la volonté qui réſulte de l’idée tracée dans le cerveau, ſe plaît à contempler, à conſerver cette idée ; comme lorſqu’on penſe à une jolie femme, à certaine réuſſite, &c. c’eſt ce qu’on nomme joie, volupté, plaiſir. Quand la volonté déſagréablement affectée, ſouffre d’avoir une idée, & la voudroit loin d’elle, il en réſulte de la triſteſſe. L’amour & la haine ſont deux paſſions deſquelles dépendent toutes les autres. L’amour d’un objet préſent me réjouit ; l’amour d’un objet paſſé eſt un agréable ſouvenir ; l’amour d’un objet futur eſt ce qu’on nomme déſir, ou eſpoir, lorſqu’on déſire, ou qu’on eſpere en jouir. Un mal préſent excite de la triſteſſe, ou de la haine ; un mal paſſé donne une réminiſcence fâcheuſe ; la crainte vient d’un mal futur. Les autres affections de l’ame ſont divers dégrés d’amour, ou de haine. Mais ſi ces affections ſont fortes, qu’elles impriment des traces ſi profondes dans le cerveau, que toute notre économie en ſoit bouleversée, & ne connoiſſe plus les loix de la raiſon ; alors cet état violent ſe nomme paſſion, qui nous entraîne vers ſon objet, malgré notre ame. Les idées qui n’excitent ni joie, ni triſteſſe, ſont appelées indifferentes, comme on vient de le dire : telle eſt l’idée de l’air, d’une pierre, d’un cercle, d’une maiſon, &c. Mais D E L ’ A M E. I 3 f

excepté cts idées- là, toutes les autres tiennent à l’amour , ou à la haine , & dans l’homme tout refpire la pafTion. Chaque âge a les (iennes. On fouhaite naturellement ce qui convient à l’état aduel du corps. La jeunefTe forte & vigoureufe aime la guerre , les plaiiirs de l’amour , & tous les genres de volupté ; l’impotente vieiîlelTe , au lieu d’être belliqueufe , eft timide ; avare , au lieu d’aimer la dépenlé ; la hardieffe eft témérité à ics yeux, & la jouiflance eft un crime, parce qu’elle n’eft plus faite ponr elle. On obferve les mêmes appétits & la même conduite dans les brutes , qui font comme nous, gais, folâtres, amoureux dans le jeune âge , & s’engourdiflent enfuite peu-à-peu pour tous les plaifirs, A l’occaiion de cet état de l’ame qui fait aimer ou haïr, il fe fait dans le.corp^ des mouvemens mufculaires , par le moyen defqueîs nous pouvonsnous unir , ou de corps , ou de penféc , à l’objet de notre plaifir , & écarter celui dont la préfence nous révolte.

Parmi les affeclions de l’ame, les unes fe font avec confcience , ou fentiment intérieur ; & : les autres fans ce fentiment. Les affeélions du premier genre appartiennent à cette loi , par laquelle le corps obéit à la volonté ; il n’importe de chercher comment cela s’opère. Pour expliquer ces fuitesr, on effets des pallions , il fuffit d’avoir recours à quelque accélération ou. retardement dans le moa-II 1^6 Traité

vcment du fuc nerveux , qui paroît fe faire dans îe principe du nerf. Celles du fécond genre font plus cachées ; & les mouvemens qu’elles excitent n’ont pas encore e’té bien expofés. Dans une très’-vive joie , il "fe fait une grande dilatation du cœur : le pouls s e’ieve , le cœur palpite , jufqu a taire entendre quelquefois fes palpitations , & il fe fait auili quelquefois une fi grande tranfpiration , qu’il s’enfuit fouvent la défaillance , & même la mort fubitc. Lacoîcre augmente tous les mouvemcns, & conféquemment la circulation du fang ; ce qui fait que le corps devient chaud , rouge , tremblant , tout-àcoup prêt à dépofer quelques fécrctions qui l’irritent, & fujet aux hélTiorragies. Delà ces fréquentes apoplexies , cgs diarrhées , ces cicatrices rouvertes, ces inflammations , ces icleres , cette augmentation de tranfpiration. La terreur , cette paflion , qui , en ébranlant toute la machine, la met , pour ainfi-dire, en garde pour fa propre défenfe, fait a-peu- près les mémçs effets que la colère ; elle ouvre les artères, guérit quelquefois fubitement les paralyfies , la létargie , la goutte , arrache un malade aux portes de la mort, produit l’apoplexie , fait mourir de mort fubite , & caufe enfin les plus terribles ei^ets. Une crainte médiocre diminue tous les mouvemens , produit le froid, arrête la tranfpiration , difi^ofe le corps à recevoir les miafmes cantagieux , produit la pâleur ^ l’horreur.

O E L ’ A M F. 137

la foiblclTe, le relâchement des fpinflers , &c. Le chagrin produit les mêmes accidens, mais moins forts , & principalement retarde tous les mouvemens vitaux & animaux. Cependant un grand chagrin a quelquefois fait tout-à-coup périr. Si vous rapportez tous ces effets h leurs caufes, vous trouverez que les nerfs doivent ncceflairement agir fur le fang ; enlbrte que fon cours réglé par celui , des efprits, s’augmente, ou fe retarde avec lui» Les nerfs qui tiennent les artères , comme dans des filets , paroiflent donc , dans la colère & la joie , exciter la circulation du fang artériel, en animant le rcffort àes artères : dans la crainte & le chagrin , paillon qui lëmble diminutive de la crainte , ( au moins pour fcs e^hts ) les artères reflerrées, étranglées , ont peine à (me couler leur fang. Or où ne trOuve-t-on pas ces filets nerveux ? Ils font à la carotide interne, à l’artère temporale , à la grande méningicnne , à la vertébrale, à la fouclaviere , à la racine de la fouclaviere droite , & de la carotide, au tronc de l’aorte, aux artères brachiales, à la céliaque , à la mefenterique , à celles qui fortent du baffm ; & par -tout ils font bien capables de produire ces effets. La pudeur , qui eil une el’pece de crainte , refi’erre la veine temporale , où elle eft environnée de branches de la portion dure , §c retient le iang au vii’age. N’cft-ce pas auiii par J’adion des nerfs que fe fait rércction , effet qu^ li^ T K A T Té

dépend fi vifiblement de l’arrêt du faiîg ? N’eft-il pas certain que l’imagination feule procure cet état aux eunuques mêmes ? Que cette feule caufe produit l’éjaculation , non - feulement la nuit, mais quelquefois le jour même ? Que l’impuilTance dépend fouvent des défauts de l’imagination, comme de fa trop grande ardeur, ou de fon extrême tranquillité, ou de fes différentes maladies , comme on en lit des exemples dans Venette & Montagne ? Il n’eft pas jufqu a l’excès de la pudeur , d’une certaine" retenue , ou timidité , dont on fe corrige bien vite à l’école des femmes galantes , qui ne mette fouvenc l’homme le plus amoureux dans une incapacité de les fatisfaire. Voilà à la fois la théorie de l’amour y & celle de toutes les autres pallions ; l’une vient merveilleufement à l’appui des autres. Il eft évident que les nerfs jouent ici le plus grand rôle , & qu’ils font le principal refTort des pallions. Quoique nous ne connoiffions point les pallions par leurs caufes, les lumières , que le mécanifme des mouvemens des corps animés a répandues de nos jours, nous permettent donc du moins de les expliquer toutes alfez clairement par leurs effets : & dès qu’on fait, par exemple , que le chagrin relferre ks diamètres des tuyaux , quoiqu’on ignore quelle eft la première caufe qui fait que les rerfs fe contraélent autour d’eux , comme pour les étrangler ; tous les effets qui s’enfuivent , de mélancolie , d’atrabile & de DE l’A M E. T^^

manie , font faciles à concevoir ; l’imagination affectée d’une idée forte, d’une paffion violente, influe fur le corps & le tempérament ; & réciproquement les m.aladies du corps attaquent l’imagination & l’efprit. La mélancolie prife dans le fens des médecins , une fois formée , & devenue bien’ atrabilaire dans le corps de la perfoniie la plui gaie , la rendra donc necefTairement des plu ? frilles : & au lieu de ces piaiiirs qu’on airaoit tant, on n’aura plus de goût que pour la folitude.

140 T R A I t É.

CHAPITRE XI.

Z)tf facultés qui dépendent de Vhahitiide des o rgancs fç nfififs.

ous avons expliqué la mémoire , l’imagination & les paliïons ; faciike’s de l’ame qui dépendent vifiblement d’une (impie difpofition au Jenforiiim , laquelle n’eft qu’un pur arrangemicnt mécanique des parties qui forment la moelle du cerveau. On a vu 1°. que la mémoire coniifle en ce qu’une idée fcmblable à celle qu’on avoir eue autrefois , à l’occafion de l’imprefiion d’un corps externe , fe réveille & fe rcpréfente à famé ; 2°. que li elle fe réveille alfez fortement , pour que la difpoiition interne du cerveau enfante une idée très-forte ou très-vive , alors on a de ces imaginations fortes , dont quelques atiteurs (î) font une claffe , ou une efpece particulière ; & qui perfuadent très-fortement famé que la caufe de cette idée exifte hors du corps ; 3°. que l’imagination elt de toutes les parties de l’ame , la plus difficile à régler, & cellç qui fe trouble & fe dérange avec le plus de faci- (i) Boerh. Injiit. mod, defcnf. interne DE l’Ame. 141

iité : delà vient que l’imagination en général nuit beaucoup plus au jugement, que la mémoire même , fans laquelle lame ne peut combiner plulieiïrs idées. On diroit que ce icnv troid , appelé commun , quoique li rare , s’éclipfe & fe tond en quelque forte à la chaleur dts mouvemens vifs & turbulens de la partie phantaftique du cerveau ^ 4°. enfin, j’ai fait voir combien de cauies changent les idées même des choies , combien il taur de fages précautions pour éviter l’erreur qui iéduit l’homme en certains cas malgré lui-même. Qu’il me foit -permis d’ajouter que ces connoilFances font abfolument necelTaircs aux médecins même., pour connoître , expliquer & guérir les diverfes aftections du cerveau.

Paflbns à un nouveau genre" de facultés corporelks qui fe rapportent à lame fenfitive. La mémoire , l’imagination , les pallions ont formé la première clafle : les inclinations , les appétits , l’inilincl , la pénétration & la conception , vont compofer la féconde.

§. I.

Des inclinations & des appétits, ■ Les inclinations font des difpofitions qui dépendent de la firudure particulière des lens , de la 142 T R A 1 t fe.

fol i dite, de h moilefTe des nerfs qui fe trouvent dans ces organes, ou plutôt qui les conftituent , des divers dégrés de mobilité d :ins les efprits , &c. C’ell : à cet état qu’on doit les per.chans ou IcS dégoûts naturels , qu’on a pour différens objets qui viennent frapper les fens.

’< Les appétits dépendent de certains organes, deftinés à nous donner les fenfations qui nous font iléfirer la jouiiïànce , ou l’ufage des chofes utiles à la confervation de notre machine , & à la propagation de notre efpece , appétit ai^i preflant & qui reconnoît les mêmes principes, ou les mêmes caufes, que la faim (i). Il elf bon de favoir que les anciens ont aulli placé dans cette même clafîc certaines difpoîitions de nos organes qui nous donnent de la répugnance, & même de l’horreur, pour les choies qui pourroient nous nuire. G’efl : pourquoi ils avaient diiringué œs appétits en conciipifcibUs &ztn irafcibles’^ c’eit-à-dire, en ceux qui nous font défirer ce qui ell bon ou falutaire, qui ne nous y font jamais penfcr fans plaifir j & en ceux qui nous font penfer à ce qui nous eft contraire, avec aiïez de peine & de répugnance pour le rebuter. Quand je dis nous, c’eft qu’il faut, n’en déplaife à l’orgueil humain , que les hommes fe confondent ici avec les animaux , puifqu’il s’agit ( I ) M. Senac. Anat. d’Hdft. p. 5 H* î) E t’ A M É. Î4j ,de facultés que la nature a données en commua aux uns ou aux autres. §. II. . De rinJîinS, L’inftind coi/ifte dans des difpofitions corpo* reîles purement mécaniques , qui font agir les animaux fans nulle délibération , indépendamment de toute expérience , «Se comme par Mwt efpece de nécdiité ; mais cependant ,. ( ce qui efl bien admirable ) de la riianiere qui leur convient le mieux pour la confervation de leur être. D’où nailTent la fympathie que certains animaux ont les uns pour les autres, & quelquefois pour Tho.mmerméme , auquel il en eft qui s’attachent tendrement toute leur vie ; l’antipathie ou averfion naturelle , les rufes, le difceraementjle.choix indélibéré automatique , ■ & pourtant sûr de leurs alimens,^ même des plantes falutaires qui peuvent leur convenir dans leurs différentes maladies. Lorfque notre corps eft affligé de quelque mal y qu’il ne fait fes fondions qu’avec peine , il efl comme celui des animaux, machinalement déterminé à chercher les moyens d’y remédier, fans cependant les connoître (i). (i) Boerh. Infi. Mod. § 4, Î44 T p. A I T E

La raifon rte peut concevoir comment fe fonf des opérations en apparence auffi fimples. Le dode médecin que je cite le contente de dire qu’elles fe font en conféquence des loix auxquelles l’auteur de la nature a aiïlijetti les corps animés, & que toutes les premières caufes dépendent immédiatement de ces loix. L’enfant nouveau nt fait différentes fondions , comme s’il s’y étoit exercé pendant toute la grolfefîe, fans connoître àutun des organes qui fervent à ces fondions ; le papillon à peine formé fait jouet fes -nouvelles ailes, vole & fe balance parfaitement- dans l’air ; Tabeiîle qui vient de naître, ramalfe du miel & de la cire ; le j^erdreau à peine cclos, dillingue le grain qui lui convient. Ces animaux n’ont point d’autre maitre Jqueî’ihftind.- Pout ? expliquer tous ces mouyemens •&’ ces opérations ,’ il eft donc évident que Staaht a grand tort ■ de-^^’étexter’ l’adrelTe que donne l'hat>itude. r-Mi -uj-t i^i ; : ;0. ’"- II’ eft certain ^ comme l’obferve l’homme du ttiônde ie^lus capable(i) d’arracher les fêcrets de h nature, qu’il y àP’dans les mouvemens àts corps animés autre chofe qu^ûne mécanique intelligible , je veux dire , « une tertaine force qui appartient » aux plus petites parties dont l’animal eft formé > (i) M. de Maupertuis. .ù-»3wci

» qui

DE l’Ame. i^$

» qui eft répandue dans chacune, & : qui caractérife non - feulement chaque efpece d’animal , » mais chaque animal de la même elpece , en ce » que chacun fe meut , & Tent diverfement & à » Ta manière , tandis que tous appétent néccflairement ce qui convient à la confervation de leur » être, & ont une averiion naturelle qui les garantit » sûrement de ce qui pourroit leur nuire »é Il eft facile de juger que l’homme n’eft point ici excepté. Oui , fans doute , c’eit cette forme propre à chaque corps , cette force innée dans chaque élément fibreux , dans chaque fibre vafculeufe , & toujours elîéntiellement différente en foi de ce qu’on nomme éhfticité, puifqiie celle-ci eft détruite ^ que l’autre fublifte encore après la mort même , & fe réveille par la moindre force mouvante ; c’eft cette caufe, dis-je, qui fait que j’ai moins d’agilité qu’une puce , quoique je faute par la même mécanique ; c’eft par elle que , dans un faux-pas , mon corps fe porte auffi prompt qu’un éclair à contrebalancer fa chute , &c. Il eft certain que l’ame & la volonté n’ont aucune part à toutes ces adions du corps , inconnues aux plus grands anatomiftes ; & la preuve en eft , que l’ame ne peut avoir qu’une feule idée diftinde à la fois. Or quel nombre infini de mouvemens divers lui faudroit - il prévoir d’un coupd’œil , choifir , combiner , ordonner avec la plus grande jufteffe ? Qui fait combien il faut de mufcles Tome I, K

146 Traité

pour fauter ; comme les fléchifTeurs doivent être relâchés, les extenfeurs contracles , tantôt lentement, tantôt vite ; comment tel, poids & non tel autre peut s’élever ? Qui connoît tout ce qu’il faut pour courir , franchir de grands efpaces avec un corps d’une pefanteur énorme, peur planer dans les airs, pour s’y élever à perte de vue & traverfer une immennté de pays ? Les mulcles auroient-ils donc befoin du confeil d’un être qui n’en fait feulement pas le nom ; qui n’en connoît ni les attaques, ni les ufages , pour fe préparer à tranfporter fans rifque & faire fauter toute la machine à laquelle ils font attachés ? L’ame n’cxl point affcz parfaite pour cela dans l’homme , comme dans l’oinimal ; il faudroit qu elle eût ir.fiife , cette fcicnce infinie géométrique , fuppofec par 6>(3. ;//z, tandis qu’elle ne connoît pas les mufcles^ qui lui obéiffent. Tout vient donc de la feule force de l’infrincl, & : la monarchie de l’ame n’ell qu’une chimère. Il efi : mille mouvemens dans le corps, dont l’ame n’eil pas même la caufe conditionnelle. La même caufe qui fait fuir ou approcher un corbeau à la préfence de certains objets-, ou lorfqu’il entend quelque bruit , veille aulFi fans celTc, à fon infçu, à la confervation de fon être. Mais ce même corbeau , ces oifeaux de la grande cipecc qui parcourent les airs, ont le fentimcnt pi’opre à leur indinél. Concluons donc que chaque animal a l’on itn±) E l’Ame. 147 tîment propre & fa manière de l’exprimer , & qu’elle eil toujours conforme au plus droit fens , à un inftinâ : , à une mécanique qui peut pafler toute intelligence , mais non les tromper : & confirmons cette conclufion par de nouvelles obfervations. §. III. Çiie tes animaux expriment leurs idées par les mêmes /ignés que nous. Nous tâcherons de marquer avec précifion en quoi confident les connoiflaiices des animaux , & jufqu’oii elles s’étendent ; mais fans entrer dans le détail trop rebattu de leurs opérations , fort agréables , fans-doute , dans les ouvrages de certains philofophes.qui ont daigné plaire, (i) admirables dans le livre de la nature. Comme les animaux ont peu d’idées , ils ont auffi peu de termes pour les exprimer. Ils apperçoivent comme nous , la diftance , la grandeur , les odeurs , la plupart àç :s fécondes qualités (2.) , & s’en fouviennent. Mais (i) V. principalement le P. Bougeajit , Ejf. Vhil. fur k lang. dts h eu s. (2) Comme parle Locke. K 2

14S Traité

outre qu’ils ont beaucoup moins d’idées , ils n’ont guère d’auttes exprelfions que celles du langage affedif dont j’ai déjà parlé. Cette difecte vient-elle du vice des organes ? Non , puifque les perroquets redifent les mots qu’on leur apprend , fans en favoir la lignification , & qu’ils ne scn fervent jamais pour rendre leurs propres idées. Elle ne vient point aulïi du défaut d’idées, car ils apprennent à diftinguer la diverfité des perfonnes , & même des voix , & nous répondent par des geftes trop vrais , pour qu’ils n’expriment pas leur volonté.

Quelle différence y a-t-il donc en notre faculté’ de difcourir , & celle des bêtcs ? La leur fc fait entendre , quoique muette , ce font d’excellents pantomimes ; la nôtre eii verbeufe , nous fommes fouvent de vrais babillards.

Voilà d(is idées & des fignes d’idées qu’on ne peut refufer aux bétes , fans choquer le fens commun. Ces figne.î font perpétuels , intelligibles à tout animal du même genre, & même d’une efpece différente, puifqu’ils le font aux hommes même. Je fais auffi certainement, dit Lamy,(i) qu’un perroquet a de la connoiffance , comme je fais qu’un étranger en a ; les mêmes marques qui font (i) Difc. Anat. p. 226.

DE l’Ame. 149

pour l’un , font pour l’autre : il faut avoir moins de bon lens que les animaux , pour leur refufer des connoilTances.

Qu’on ne nous objecle pas que les fignes du difcernement des bétes font arbitraires , & n’ont rien de commun avec leurs fcnfations : car tous les mots dont nous nous fervons le font auili, & cependant ils agiffcnt fur nos ide’es, ils les dirigent , ils les changent. Les lettres qui ont e’té inventées plus tard que les mots, e’tant ralTembîées , forment les mots ; de forte qu’il nous eft égal de lire des caracT :eres , ou d’entendre les mots qui ea font faits , parce que l’ufage nous y a fait attacher les mêmes idées , antérieures aux unes & aux autres lettres , mots , idées ; tout eft donc arbitraire dans l’homme , comme d’ans l’animal : mais il eft évident , lorfqu’on jette les yeux fur la maîTe du cerveau de l’homme , que ce vifcere peut contenir une multitude prodigieufe d’idées, & par conféquenc exigent pour rendre ces idées, plus de fignes que les animaux. Ceft en cela précifémeat que confJle toute la fupériorité de l’homme. Mais les hommes & même les femm.es , fe moquent- elles mieux les unes des autres, que ces oifeaux qui redifent les chanfons des autres oifeaux, de manière à leur donner un ridicule parfait > Quelle différence y a-t-il entre l’ennint & le perroquet qu’on inftruit ? ne redifent-ils pas également les ſons dont on frappe leurs oreilles, & cela avec tout auſſi peu d’intelligence l’un que l’autre. Admirable effet de l’union des ſens externes, avec les ſens internes ; de la connexion de la parole de l’un, avec l’ouie de l’autre, & d’un lien ſi intime entre la volonté & les mouvemens muſculeux, qu’ils s’exercent toujours au gré de l’animal, lorſque la ſtructure du corps le permet ! L’oiſeau qui entend chanter pour la première fois, reçoit l’idée du ſon ; déſormais il n’aura qu’à être attentif aux airs nouveaux, pour les redire (ſur-tout s’il les entend ſouvent) avec autant de facilité que nous prononçons un nouveau mot anglois. L’expérience[5] a même fait connoitre qu’on peut apprendre à parler & à lire en peu de[6] temps à un ſourd de naiſſance, par conséquent muet ; ce ſourd qui n’a que des yeux, n’a-t-il pas moins d’avantage, qu’une perruche qui a de fines oreilles ?

§. IV.

De la pénétration & de la conception.

Il nous reſte à expoſer deux autres facultés qui

DE l’Ame. i«)I font des dépendances du même principe , je veux dire de la difpofition originaire & primitive des organes : favoir , ]a pénétration & la conceptioa qui naiffent de la perfection des facultés corporelle^ fenfitives. La pénétration eft une heureufe difpofition qu’on ne peut définir, dans. la flniclure intime des fens & des nerfs , & dans le mouvement des efprits. Elle pénètre l’ame de fenfations fi nettes, fi exquifes , qu’elles la mettent elîcs-mémes en état de les diftinguer proraptcment & exaétement l’une de l’autre. Ce qu’on appelle conception , ou comprihenjion , eft une faculté dépendante des mêmes parties, par laquelle toutes les facultés dont j’ai parlé , peuvent donner à 1 ame un grand nombre de fenfations à la fois , & non m.oins claires & diftindes , en forte que Famé embraiTe , pour ainfi dire , dans le même inltant & fans nulle confufion, plus ou moins d’idées , fuivant le degré d’excellence de cette faculté. m !«-VURJ^ tl ?l K2

isz T R A ï T :é

CHAPITRE xri.

£>es affèclions de. Vame. fenjîtive, §. T.

Zes fenjations , le difcernemcnt & les connoijfanccs» IN o N - feulement lame ienfitive a une exacle connoifïance de ce qu’elle fcnt , mais i^cs fentimens lui appartiennent precifément, comme àts modifications d’elle-même. C’efl en diilinguant ces diyerfes modifications qui la touchent , ou la remuent diverfement , qu’elle voit ^ difcerne les différents objets qui les lui occafionnent , & ce difcernement > lorfqu’il eft net, & pour ainfi dire, fans nuages, lui donne des connoifiances exades , claires , évidentes.

Mais les fenfations de notre ame ont deux faces qu’il faut envifager : ou elles font purement fpécujatives , & lorfqu’elles éclairent l’efprit , on leur donne le nom de connoilTances ; ou elles portent à l’ame des aifedions agréables ou dcfagreables , & c'eft alors qu'elles font le plaifir ou le bonheur > la peine eu le malheur de not’-e être : en effet , pous ne jouiffbns très^certainenient que des modiDE l"* A M E. t^3

fications de nous-mêmes ; & il eft vrai de dire que lame réduite a la pofleHion d’elle - même , n eft qu’un être accidentel. La preuve de cela , c’efi : que l’ame ne fe connoît point , & qu’elle eifc privée d’elle même lorfqu’elle eft privée des fenfations. Tout fon bien-être & tout fon mal-être ne refident donc que dans les impreffions agréables ou defagreablcs qu’elle reçoit pailivement ; c’eilà-dire , qu’elle n’eft pas la maîtrefle de fe les procurer & de les choilir à fon gré , puifqu’clîes dépendent manifeftement de caufes qui lui font entièrement étrangères.

II s’enfuit que le bonheur ne peut dépendre de la manière de penfer, ou plutôt de fentirjcar il eft certain , & je ne crois pas que perfoniie en difconvienne , qu’on ne penfe & qu’on ne fent pas comme on voudroit. Ceux-là donc qui cherchent le bonheur dans leurs réflexions, ou dans la recherche de la vérité qui nous fuit, le cherchent où il n’eft pas. A dire vrai , le bonheur dépend de caufes corporelles , telles que certaines difpoiîtions de corps naturelles , ou acqiiifes, je veux dire, procurées par l’aclion de corps étrangers fur le nôtre. 11 y a des gens qui , grâce à Theureufe conformation de leurs organes & à la modération de leurs déiirs , font heureux à peu de frais , ou du moins font le plus fouvent tranquilles & contents de leur fort, de manière que ce n’eft guère que i^/f Traita

par accident qu’ils peuvent fe furprendre dans un état malheureux. 11 y en a d’autres ( & malheureufemcnt c’eft le plus grand nombre ) "a qui il faut fans-ceffe des plaifirs nouveaux , tous plus piquants les uns que les autres ; mais ceux - là ne l’ont heureux que par accident , comme celui que la mufique, le vin , ou l’opium réjouit ; & il n’arrive que trop fréquemment que le dégoût & le repentir fuivent de près ce plaiiir charmant , qu’on regardoit comme le fcul bien re’cl , comme le feul dieu digne de tous nos hommages & nos facrifices. L’homme n’ell : donc pas fait pour être parfaitement heureux. S’il l’eit , c’eft quelquefois ; le bonheur fe préfente comme la vérité, par hafard , au moment qu’on s’y attend le moins. Cependant il faut fe foiimettre à h rigueur de fon état , & fe fcrvir , s’il fe peut , de toute la force de fa râifon , pour en foutenir le fardeau. Ces moyens ne procurent pas le bonheur , mais ils accoutument à s’en paffer, &, comme on dit , à prendre patience , à faire de néccffité, vertu. Ces courtes réflexions fur le bonheur m’ont dégoûté de tant de^ traités du même fujet, où le llyle eft compté pour les chofes ; où l’efprit tient lieu de bon fens , où l’on éblouit par le preftige d’une frivole éloquence , faute de raifonnemens folides ; où enfin on fe jette à corps perdu dans fambiticufe mctaphylique , parce qu’on n’cft pas phyficien. La phyiique feule peut abréger D E L ’ A M E. I t $

les difficultés , comme le remarque M. de Fon^ tenelle (i). Mais fans une connoilTance parfaite des parties qui compolcnt les corps animés , & à^s loix mécaniques auxquelles ces parties obéiflcnt , pour faire leurs mouvemcns divers, le moyen de débiter fur le corps & l’ame , autre chofe que de vains paradoxes ou des fyftêmes frivoles, fruits d’une imagination déréglée , ou d’une faftueufe préfomption ! C’efl cependant du fein de cette ignorance qu’on voit fortir tous c^s petits philofophes , grands condruflieurs d’hypothefes , ingénieux créateurs de fonges bizarres & finguliers , qui fans théorie , comme fans expérience, croient feuls pofTéder la vraie philofophie du corps humain. La nature fe m.ontreroit à leurs regards , qu’ils la méconnoîtroient , li elle n’étoit pas conforme à la manière dont ils ont cru la concevoir. Flatteufe & complaifante imagination , n’eft-ce donc point aflez pour vous de ne chercher qu’à plaire , & d’être le plus parfait modèle de coquetterie ? Faut-il que vous ayez une tendrefle vraiment maternelle pour vos enfans les plus contrefaits & les plus infcnfés , & que contente de votre feule fécondité, vos produclions ne paroiiTent ridicules ou extravagantes , qu’aux yeux d’autrui ? Oui , il efl julle que (î) Digrefîions fur les anciens ti hs modernes.

i-^^ Traité

l’amour-proprequi fait les auteurs, & fur - tout les mauvais auteurs , les paye en fecret des louanges que le public leur refufe , puifque cette efpece de dédommagement qui foutient leur courage» peut les rendre meilleurs , & même excellents dans la fuite.

§11.

/ De la volonté,

Lesfenfations qui nous affeftcnt , dc’cident l’ame à .vouloir , ou à ne pas vouloir, à aimer , ou à haïr c^s fenfations , félon le plaifir, ou la peine qu’elles nous caufeni ; cet état de lame ainfi décidé par its fenfations , s’appelle volonté. Mais il faut qu’on diflingue ici la volonté de la liberté. Car on peut être agréablement, & : en conféquence volontairement afFedé par une fenfation > fans être maître de la rejetter , ou de la recevoir. Tel eft l’état agréable & volontaire , où fe trou^ vent tous les animaux , & fhomme même , lorfqu’ils fatisfont quelques-uns de cç.s befoins preffans , qui empêchoient Alexandre de croire qu’il fut un dieu , comme difbient fes flatteurs , puifqu’iî avoit befoin de garderobe & de concubine. Mais confidérons un homme qui veut veiller , & à qui on donne de l’opiurn ; il eft invité au fomD E l’A M E. i«5^

mt’û par les feirfations agréables que hii procure ce divin remède ; & fa volonté ell tellement changée, que lame eit forcément décidée à dormir. Comme les bêtes ne joulifent probablement que de ces vulinons j ï n’eft pour elle ni bien, ni mal moral. L’opium afibupit donc l’ame avec le corps : à grande dofe, il rend furieux. Les cantharides intérieurement prifes , font naître la paffion d’amour avec une aptitude à la fatisfaire , qui feuvent coûte bien cher. L’ame d’un homme mordu d’un chien enragé , enrage enfin elle-même. Le pouji , drogue vénimeufe , fort en ufage dans le Mogol , maigrit le corps, rend impuiiïant , & ôic peu-à-peu l’ame raifonnable, pour ne lui fubftituer que l’ame , je ne dis pas fenfitive , mais végétative. Toute l’hiftoire des poifons (i) prouve affez que ce qui a été dit dt ;s philtres amoureux des anciens , n’ell pas fi fabuleux , & que toutes les facultés de l’ame , jufqu’à la confcience, ne font que des dépendances du corps. Il n’y a qu’à trop boire & manger pour fe réduire à la condition àts bétes, Socrate enyvré fe mit à danfer à la vue d’un excellent pantomime (2) , & au lieu d’exemples de (i) V. Mead. de Fenenis.

(2) Lesmouvemens fe communiquent d’un homme i$8 Traite.

fagefTe , ce précepteur de la patrie n’en donna plus que de luxure Se de volupté. Dans les plus grands plaifirs, il efl impolfible de penfcr, on ne peut que fentir. Dans les raomens qui les fuivent , & qui ne font pas eux-mêmes fans volupté , lame fe replie en quelque forte fur les délices qu’elle vient de goûter , comme pour en jouir à plus longs traits ; elle femble vouloir augmenter ion plaifir,en l’examinant :

mais elle a tant fenti » tant exiité, qu’elle ne 

fent & n’eil prefque plus rien. Cependant l’accablement ou elle tombe lui eit cher ; elle n’en fortiroit pas vite fans violence, parce que cette raviffante convulfion dts nerfs , qui a enyvré l’ame de fi grands tranfports , doit durer encore quelque temps ; femblable à ces vertiges, où l’on voit tourner les objets, long-temps après qu’ils ne tournent plus. Tel qui feroit bien fâché de faire tort (i) à fa famille en rêve, n’a plus la même volonté , à l’occafion d’un certain prurit , qui va , pourainii dire , chercher l’ame dans les bras du fommcil , & à un autre homme , les fentimens fe gagnent de même , & la converfation des gens d’efpiit en donne. Cela elî : facile à expliquer par ce qui a été dit , c. XI , § III.

(î) JLe bon Leeuvvenhoecic nous certifie que fcs obfervations Hartfockeriennes n’ont jamais été faites aux dépens de fa famille.

D E l’A m e. 1^9

l’avertir qu’il ne rient qu’à elle d’être heureafe un petit moment : & li la nature , lorfqu’elle s’e'veille, eft prête à trahir fa première volonté , alors une autre volonté nouvelle s’ékvt dans Tame , & fuggere à la nature les plus courts moyens de fortir d’un état urgent, pour s’en procurer un plus agréable, dont on va fe repentir, fuivant Tufage , & comme il arrive fur-iout à la fuite des plaifirs pris fans befbin.

Voilà l’homme , avec toutes les illufions dont il eft le jouet, & la proie. Mais li ce n’eft pas fans plaifir que la nature nous trompe & nous égare , qu’elle nous trompe toujours ainfi. Enfin rien de fi borné que l’empire de l’ame fur îe corps, & rien de fi étendu que l’empire du corps fur l’ame. Non-feulement l’ame ne connoit pas les mufclcs qui lui obéiiTent, <Sc quel eft fon pouvoir volontaire fur les organes vitaux : mais elle n’en exerce jamais d’arbitraire fur ces mêmes organes. Que dis-je ! elle ne fait pas même fi la volonté eft la caufe efficiente des aclions mufculeufes, ou finipîement une caufe occafionnelle , mife en jeu par certaines difpofitions internes du cerveau , qui agilTent fur la volonté , la rem.uent fecrétement , ëz la déterminent de quelque manière que ce foir. Staahl penfe différemment ; il donne à l’ame, comme on l’a infinué , un empire abfolu ; elle produit tout chez lui , jufqu’aux hémorrhoïdes. Voyez fa y6o Traite

théorie de médecine , où il s’efforce de prouver cette imagination par des raifonnemens niétaphyfu ]ues,qui ne la rendent que plu^ incompréhcnfible , & , li j’ofois le dire , plus ridicule. §. I I I.

Du goût.

Les fenfations confidérées , ou comme de fimplcs connoiffauces, ou en tant qu’elles font agréables , ou défagréables , font porter à Tame deux fortes de jugemens. Lorfqu elle découvre des vérités, qu’elle s’en alTure elle-même avec une évidence qui captive fon confentement , cette opération de l’ame confentante , qui ne peut fe difpenfer de fe rendre aux lumières de la vérité , efl fimplement appelée jugement. Mais lorfqu’elle apprécie fimpreffion agréable , ou défagréable , qu’elle reçoit de Çts différentes fenfations , alors ce jugement prend le nom de goût. On donne le nom de bon goût, aux fenfations qui flattent le’ plus généralement tous les hommes , & qui font., pour ainfi dire, les plus accréditées, les plus en vogue : & réciproquement le mauvais goût , n’eft que le goût le plus fingulier & le moins ordinaire , c’eft-à-dire , les fenfations les moins communes. Je connois des gens de lettres , qui penfent différemment , D E L ’ A M Ë* l6t

temment ; ils prérendent, que le boa ou le mauvais goût , n’efl : qu’un jugement raifonnable , ou bizarre, que l’amc porte de fts propres fenfations. Celles , difent-ils , qui plaifent à la vérité à quelques-uns, toutes défedueufes & imparfaites quelles font , parce qu’ils en jugent mal , ou trop favorablement ; mais qui dcplaifent , ou répugnent au plus grand nombre, parce que ces derniers ont ce qu’on appelle un bon efprit , un efprit droit ; CCS fenfations font Fobjet du mauvais goût. Je crois , moi , qu’on ne peut fe tromper fur le compte de fes fenfations : je penfe qu’un jugement qui part du fens intime, tel que celui qu’on porte de fon propre fentiment , ou de l’affedion de fon ame , ne peut porter à faux , parce qu’il ne confiée qu’a goûter un plaifir , ou à fentir une peine , qu’on éprouve en effet , tant que dure une fenfation agréable , ou défagréable. Il y en a qui aiment , par exemple , l’odeur de la corne de che^ val , d’une carte , du parchemin brûlé. Tant qu’on n’entendra par mauvais goût, qu’un goût fingulier , je conviendrai que ces perfonnes font de mauvais goût , & que les femmes grofles , dont les goûts changent avec les difpoiitions du corps , font auffi de très-mauvais goût , tandis qu’il eft évident qu’elles font feulement avides de chofes aflez généralement méprifées , & dont elles ne faifoienc elles-mêmes aucun cas avant la groffeffe , & qu’ainfi. ■Jome I. L

iëd î R A I T E

elles n’ont alors que des goius particulier ? , relatifs à leur état, & qui Te remarquent rarement. Mais quand on juge agréable la fenfation que donne l’odeur de la pommade k la maréchale , celle du mufc , de l’ambre & de tant d’autres parfums , (i commodes aux barbets pour retrouver leurs maîtres , & cela dans le temps même qu’on jouit du plaifir que toutes ces cliofcs font à l’ame , on ne peut pas dire qu’on en juge mal , ni trop favorablement. S’il ell : de meilîcuis goûts les uns que les autres , ce n’eft jamais que par rapport aux fenfations plus agréables , qu’éprouve la même perfon-^ ne : & puifqu’enfin tel goût que je trouve délicieux ; ell dételle par un autre , fur lequel il agit tout autrement , où ell. donc ce qu’on nomme hon & mauvais goût ? Non , encore une fois , les fen-r fations de l’homme ne peuvent le tromper : famç ïes apprécie précifemejit ce qu’elles valent , relativement au plailir ou au défagrément qu’elle en reçoit.

§. I V,

i>a génie^

Je vais tâcher de fixer l’idée du génie , avee plus de précifion que je n’ai fait jufqu’à préfenr. On entend communément pai* ce iiiQt ^inU , le fi E I ’ A M E. j^2

plus haut point de perfeaion , où l’efprit humain puiffe atteindre. Il ne s’agit plus que de favoir ce qu’on entend par cette perfcdion. On îa fait con. filler dans la faculté de l’efprit la plus brillante , dans celle qui frappe le plus , & même étonne, pour ainli dire, l’imagination : & en ce fens, dans lequel /’ai employé moi-même le terme de génie , pour me conformer à l’ufage que j’avois defiein de corriger enfuite , nos poètes , nos auteurs fyftematiques, tout, jufqu’à l’abbé Cartaut de la Villatc (i) auroit droit au génie ; & le philofophe qui auroit le plus d’imagination , le P. Mallebranche, , feroit le premier de tous.

Mais fi le génie eft un efprit auflî jufte , que pénétrant ; auffi vrai, qu’étendu^ qui non-feulement évite conftamment l’erreur , comme un pilote habile évite les écucils ; mais fe fervant de la raifon , comme il fe fert de la bouflble ; ne s’écarte jamais de fon but, manie la vérité avec autant de préciiion que de clarté , & enfin embrafle aifénîent, & comme d’un coup d’œil , une multitude d’idées, dont l’enchaînement forme un fyftéme expérimental , aufli lumineux dans fes principes., que jufte dans fes conféquences , adieu les prétentions de nos beaux efprits, & de nos plus célèbres (i) EfTai hiftorique & phil©fophique du goût. L 2 couſtructeurs d’hypotheſes ! Adieu cette multitude de génies ! Qu’ils ſeront rares déſormais ! Paſſons en revue les principaux philoſophes modernes, auxquels le nom de génie a été prodigué, & commençons par Deſcartes.

Le chef-d’œuvre de Deſcartes eſt ſa méthode, & il a pouſſé fort loin la géométrie, du point où il l’a trouvée peut-être autant que Newton l’a pouſſée lui-même, du point où l’avoit laiſſé Deſcartes. Enfin, perſonne ne lui refuſe un eſprit naturellement philoſophique. Juſques-là Deſcartes n’eſt pas un homme ordinaire ; ce ſeroit même un génie, ſi pour mériter ce titre, il ne falloir qu’éclipſer & laiſſer fort loin derrière foi tous les autres mathématiciens. Mais les idées des grandeurs ſont ſimples, faciles à ſaiſir & à déterminer. Le cercle en eſt petit, & des ſignes toujours préſens à la vue, les rendent toujours ſenſibles ; de ſorte que la géométrie & l’algèbre ſont les ſciences où il y a moins de combinaiſons à faire, ſur-tout de combinaiſons difficiles ; on n’y voit par-tout que problèmes, & jamais il n’y en eut moins à réſoudre. Delà vient que les jeunes gens, qui s’appliquent aux mathématiques pendant trois ou quatre ans, avec autant de courage que d’eſprit, vont bientôt de pair avec ceux qui ne font pas faits pour franchir les limites de l’art : & communément les géometres, loin d’être des génies, ne ſont pas même D E l’ A M ï. l6<^

des gens d’efpric ; ce que j attribue à ce petit nombre d’idées qui les abforbent, & bornent l’efpric, au lieu de l’étendre , comme on fe l’imagine. Quand je vois un géomètre qui a de l’efprit , je conclus qu’il en a plus qu’un autre ; fes calculs n’emportent que le fuperflu , & le néceflaire lui refte toujours. Eft-il étonnant que le cercle de nos idées fe refTerre proportionaellement à celui des objets qui nous occupent fans cefTe ? Les géomètres , j’en conviens , manient facilement la vérité ; & ce feroit doublement leur faute, s’ils ne favoienc pas la vraie méthoce de l’expofer , depuis que le célèbre M. Clairaut a donné fes élémens de géométrie ; ( car , bon dieu î avant cet excellent ouvrage , en quel dc(ordre,& quel chaos étoic cette fciencc ! ) Mais faites-les fortir de leur petite fphere ; qu’ils ne parlent ni de phyfique , ni d’aftronomie , qu’ils paifent a de plus grands objets , qui n’ayent aucun rapport avec ceux qui dépendent des mathématiques , par exemple , à la métaphy- (ique , à la morale , à la phyfiologie , à la littérature : fem.blables à ces cnfans qui croyoient toucher le ciel au bout de la plaine , ils trouveront le monde des idées bien grand. Que de problêmes, & de problêmes très-compofés & très-difficiles.î Quelle foule d’idées ( fans compter la peine que les géomètres ne fe donnent pas ordinairement d’être lettrés (Se érudits ) & de connoiffances diveci66 Traité

ks à embraffer d’une vue générale , â raflembler ^ à comparer ! Ceux qui faute de lumières veulent des autorités pour juger , n’ont qu’à lire le difcours que M. de Maupertuis prononça le jour qu’il fût reçu à l’académie françoife, & l’on verra li j’exagère le peu de mérite des géomètres , & les talens’ néceflaires pour réuffir dans ats fciences d’une fpherc plus étendue. Je n’en appelle , comme on ^ voit , qu’au fuiîrage d’im profond géomètre , & pourtant homme de beaucoup d’efprit,6c qui plus eft, vrai génie , li on l’efl par les plus rares qualités qui le caraélérifent, la vérité , la juftefTe, la précifion & la clarté. Qu’on me montre en Defcartes des qualités aufli efTentielles au génie , & fur-tout qu’on me les fafle voir ailleurs qu’en géométrie , puifqu’encore une fois le premier des géomètres feroit peut-être le dernier des métaphyliciens ; & l’illuflre philofophe dont je parle , en eft lui-mé--me une preuve trop fenfible. Il parle des idées fans favoir d’où , ni comment elles lui viennent, fes deux premières définitions fur l’efTencc de l’ame & de la matière , font deux : erreurs , d’où découlent toutes les autres. Apurement dans ces méditations métaphyjîqucs , dont M. Dtflandres admire la profondeur , ou plutôt l’obfcurité ^ Defcartes ne fait ce qu’il cherche , ni où il veut aller y il ne s’entend pas lui-même. Il admet des D E L’ A M E. 167

idées innées ; il ne voit dans les corps qu’une force divine. Il montre fon peu de jugement , foit en refufant le fentiment aux bêtes ; foit en formant un doute impraticable , inutile , puérile $ foit en adoptant le faux , comme le vrai ; en ne •s’accordant pas fouvent avec lui-même ; en s écartant de fa propre méthode en s’élevant par la "vigueur déréglée de fes efprirs , pour tomber d’autant plus , & n^n retirer que l’honneur de donner, comme le téméraire Icare, un nom immortel aux mers dans lefquelles il s’ell : noyé. Je veux , & je l’ai infmué moi-même , que le» égaremens mêmes de Defcartes foient ceux d’un grand-homme ; je veux que fans lui nous R’eufiions point eu les Huyghens , les Eoyies , les Mariotte , hs Newton, les Muifchenbroeck, les Sgravefande, les Boerhaave , &c. qui ont enrichi la phylique d’une prodigieufe multitude d’expériences, & qu’ea ce fcns il foit fort permis aux imaginations vives de fe donner carrière. Mais, n’en déplaife à M. Privât de Molière , grand partifan des fyftêmes , en particulier de l’hypothefe Cartélienne , qu’eft-ce que cela prouve en faveur des conjedures frivoles de Defcartes ? Il a beau dire , des fyftêmes gratuits ne feront jamais que des châteaux en l’air , fans utilité comme fans fondement. Que dirons-nous de cet enfant de l’imagination, "de cet ingrat, qui déclamant coatr’elle , peut bien L 4.

i68 Traité 1

paffer pour battre fa mère, ou fa propre nourrice } ^ Il a été plus habile à édifier, que Bayle ne Tétoit à détruire ; mais ce favant homme avoir le plus fouvent l’cfprit jufte & prompt à éviter l’erreur : & Mallebranche n’a montré qu’un efprit faux, incapable de faiiir la vérité ; l’imagination qui le domine , ne lui permet pas de parler des pallions , fans en montrer , ni d’expofer les erreurs desfens, fans les exagérer. J’admire la magnificence de fon ouvrage , il forme une chaine nulle part interrompue ; mais l’erreur , l’illufion , les rêves , les vertiges , le délire , en font les matériaux , & comme les guides qui le mènent à l’imm-ortalité. vSon palais rcfTemble à celui des fées , leurs mains ont apprêté les mets qu’il nous fert. Quon a bien raifon de dire qu’il n’a recherché la vérité que dans le titre de fon livre ! Il ne montre pas plus de fagacité à la découvrir , que d’adrefle à la faire connoître aux autres. Elclave des préjugés , il adopte tout ; dupe d’un phantôme , ou d’une apparition , il réalife les chimères qui lui pailent par la tête. Les préjugés ont juilement été comparés à ces faux amis qu’il faut abandonner , dès qu’on en a reconnu la perfidie. Eh ! qui la doit reconnoitre , qui doit s’en garantir li ce n’eft un philo fophe ?

Ce n’eft pas tout : non-feulement il voit tout çn dicu , excepté fçs extravagances & : ks folies j DE L ’ i M E. 169

mais on a icmârqué qu’il en fait un machinifte ii mal habile , que fon ouvrage ne peur aller , li l’ouvrier ne le fait mouvoir fans cefle , comme s’il avoit prétendu par cette idée Cartéiienne , faire trouver peu furprewant que dieu fe fut repenti d’avoir fait Thomme.

Après cela , Mallebranche auroit-il prétendu au rang des génies, c’eft-à-dire, de ces efprits heureufemcnt faits pour connoître & expofer clairement la vérité ? Qu’il en eft différent ! Mais i’ans doute on le prendra pour un efprit célefle , étheré , dont les fpéculations s’étendent au-delà du douzieuie ciel de Ptolomée ; car des idées acquifes par les fens , quedis-je ! les idées innées de Defcartes ne lui fuffifent pas ; il lui eu faut de divines , pu :fécs dans le fcin de rimmenfité , dans l’infini : il lui faut un monde Jpirltucl , inteWgihlc ( ou plutôt inintelligible) où fe trouvent les zVec^ , c’eft-à-dire , les images , les repréfentations de tous les corps ^ au hafard d’en conclure que dieu eft tout ce qu’on voit , & qu’on ne peut faire un pas , fans le trouver dans ce vafte univers , félon l’idée que Lucain exprime ainfi dans le neuvième livre de fa phirrale :

Jupiter ejl quodcum^uc vides , quuciimquc moveris.

Le célèbre Leibnitz raifonne à perte de vue ^jo Traité

fur l’être & : la fublbnce ; il croit connoître rcTfence de tous les corps. Sans lui ^ il eit vrai , nous •n’euiîions jamais deviné qu’il y eût des monades

aii monde, & que l’ameen fut une ; nousn’euflions

•point connu cts fameux principes qui excluent toutes égalités dans la nature , & expliquent tous les phénomènes par une raifon ^^jiS inutile ^ c^mç Juffifantt. Wolf fc prcfente ici , comme un commentaire fous fon texte. Rendons la même jufHce à cet illuftre difciple , à ce commentateur , original jufqu’à donner fon nom à la feéle de fon maître, qui s’accroît tous les jours fous Çts aufpices. Le fyfléme qu’il a embelli par la fécondité & la fublilité d’idées merveiilcufement fuivies , eH : fansdoute le plus ingénieux de tous. Jamais fcfprit humain ne s’efl li conféquemment égaré : quelle intelligence , qu’elle ordre , quelle clarté préndent à tout l’ouvrage ! De iî grands talens le font à jufte titre regarder conmie un philofoplie très-fupérieur à tous les auti’es , & à celui même qui a fourni le fond de la philofophie Wolfienne. La chaîne de ics principes eft bien tilfue , mais l’or dont elle paroft formée , mis au creufct , ne paroît qu’un métal impofleur. Eh ! faut-il donc tant d’art à enchâffer l’erreur, pour mieux la multiplier ?

Ne diroit-on pas , à les entendre , ces ambitieux 

métaphyliciens , qu’ils auroient allifté à la création du monde , ou au débrouillement à^ B e i’ A M E. 171

chaos ? Cependant leurs premiers principes ne font que des fuppofitions hardies , où le génie a bien moins de part, qu’une préfomptueufe imagination. Qu’on les appelle, fi l’on veut , des grands génies, parce qu’ils ont recherché & fe font vanté de connoître les premières caufes ! Pour moi je crois que ceux qui les ont dédaignées , leur feront toujours préférables : & que le {’uccès des. Locke , des Boerhaave , & de tous c^s hommes fages, qui fe font bornés â l’examen àcs caufes fécondes , prouve bien que l’am-^ur-propre eft le feul qui n’en tire pas le même avantage , que des premières.

§. V.

Du fommeil ^ des rêves.

La caufe prochaine du fommeil paroît être l’affaiflement des fibres nerveufes qui partent de la fubftance corticale du cerveau. Cet affailTcment peut être produit, non-feulement par l’augmentation du cours des liqueurs qui compriment la moelle , & par la diminution de cette circulation, qui ne fuffit pas pour difcendre les nerfs , mais encore par la diffipation , ou l’épuifement des ef-prits, & par la privation des caufes irritantes, qui procure du repos & de la tranquillité , Se enfin 17^ Traité

par le tranfport d’humeurs épaiifes & imme’abîeç dans le cerveau. Toutes les caufes du fommeil peuvent s’expliquer par cette première. Dans le ibmmcil parfait , lame fenfitive eft comme anéantie , parce que toutes les facultés de la veille qui lui donnoient des fenfations , font entièrement interceptées en cet état de conipreirioii du cerveau.

Pendant le fommeil imparfait , il n’y a qu’une partie de ces facultés , qui foit fufpendue , ou interrompue, & les fenfations quelles produifent, font incomplettes , ou toujours défeâueu fes en quelque point. C’eft par-là qu’on diflingue les rêves qui réfultent de ces fortes de fenfations , d’avec celles qui affccient l’ame au réveil. Les connoiflances que nous avons alors avec plus d’exactitude & de netteté , nous découvrent affez la nature des rêves, qui font formés par un chaos d’idées confufes & imparfaites. Il eft rare que l’ame apperçoive en rêvant quelque vérité fixe , qui lui fafîe reconnoître fon erreur. Nous avons en rêvant un fentiment intérieur de nous - mêmes , & en même - tems un aîFez grand délire, pour croire voir, et pour voir en effet clairement une infinité de chofes hors de nous ; nous agiffons , foit que la volonté ait quelque part , ou non , à nos aélions. Communément des objets qui nous ont le plus frappés dans le jour , nous appaD E 1 ’ x M E. I 73

roiffent la nuit, & cela eft également vrai des chiens & des animaux en général. Il fuit delà que la caufe immédiate des rêves eft toute imprelîion forte, ou fréquente , fur la polition fenlitive du cerveau , qui n’eft point endormie, ou affaiffée, & que les objets dont on eft li vivement aftldé , font viiible* ment des yeux de l’imagination. .On voit encore que le délire qui accompagne ks infomnies & les fièvres , vient des mêmes caufes , & que le rêve eft une demi -veille , en ce qu’une portion du cerveau demeure libre & ouverte aux traces des efprits, tandis que toutes les autres font tranquilles & fermées. Lorfqu’on parle en rêve, il faut de néceîîité que les mufcles du larinx , de la langue & de la refpiration , obéilTent’à la volonté, & que par conféqucnt la région du /e/2/0 ;iz.- ;n , d’où partent les nerfs qui vont fe rendre à cts mufcles , foie libre & ouverte, & que ces nerfs même foienC remplis d’efprits. Dans les pollutions noélurnes, les mufcles releveurs & accélérateurs agiflent beau-» coup plus fortement, que fi on étoit éveillé ; ils reçoivent conféquemment une quantité d’efprits beaucoup plus confidérable : car quel homme fans toucher, & peut-être même en touchant une belle femme , pourroit répandre la liqueur de faccou-» plcment , autant de fois que cela arrive en rêve à des gens (âges , vigoureux on échauffés ? Lqs hom-. m^sÔL les animaux gefticulent, laucent , treflkilleiiç^ 174 Traité

ie plaignent ; les écoliers récitent leurs leçons ; les prédicateurs déclament leurs fermons, &c. Les mouvemens du corps répondent à ceux qui fc pafTent dans le cerveau.

Il efl facile d’expliquer à préfent les mouvemens ’de ceux qu’on appelle fomnamhuUs ou noclamhiUs , parce qu’ils fc promènent en dormant. Plu- (îeurs auteurs racontent des hiftoires curicufes à •ce fujet ; ils ont vu faire les chûtes les plus terribles , & fouvcnt fans danger.

Il fuit de ce qui a été dit touchant les rêves , que les fomnambules dorment à la vérité parfaitement dans certaines parties du cerveau, tandis qu’ils font éveillés dans d’autres , à la faveur defquelles le fang & les efprits, qui profitent des pafTages ouverts , coulent aux organes du mouvement. Notre admiration diminuera encore plus, en conlidérant les degrés fucceffifs , qui des plus petites aftioDS faites en dormant , conduifent aux plus grandes & aux plus compofees , toutes Us fois qu’une idée s’offre à lame avec affez de force pour la convaincre de la préfence réelle du phantôme que l’imagination lui préfente : & alors il fc forme dans le corps des mouvemens qui répondent à la volonté que cette idée, fait naître. Mais pour ce qui efl de l’adreffe & des précautions que prennent les fomnambules , avons-nous plus de facilité qu’eux , à éviter mille dangers , lorfquc DE l’Ame. f75

îK)us marchons la nuit dans àts lieux inconnus ? La topogi-aphie du lieu fc peint dans le cerveau au. no61 :a :nbu !e , il connoît le lieu qu’il parcourt ; & : le iiege de cette peinture cft chez lui uéceflai- 4’ement aufli mobile , au/ii libre , aulli clair , que dans ceux qui veillent.

$. V I.

Cenclufion fur téne j’cnfu/f.

Il y a beaucoup d’autres chofes , qui concetjient nos connoifTances , & qui n’intéreffent pas peu notre curiofité ; mais elles font au-deffiis de notre portée : nous ignorons quelles qualités doit acquérir le principe matériel fenfitif , pour avoir Ja faculté immédiate de fentir ; nous ne favons pas fi ce principe poflede cette puiflance dans toute fa perfection , dès le premier inftant qu’il habite un corps animé. Il peut bien avoir des fenfations plus imparfaites , plus confufes , ou moins diftinctes ; mais c^s défauts ne peuvent-ils pas venir det autres organes corporels qui lui fourniffent ces fenfations ? Cette poflibilité eft du moins facile à établir , puifqu’elles lui font toutes retranchées par l’interception du cours des efprits durant le fommeil, & que ce même principe feniitiff dans 176 T R A I T. É

un ibmmeil léger , ou imparfait, n’a que des. feitfations incomplettcs , quoique par lui-mérac il foie immédiatement prêt à les recevoir coraplettes & diilindcs. Je ne demande pas ce que devit ;nt ceprincipe à la mort , s’il conferve cette immédiate faculté de fentir, et fi dans ce cas d’autres caufes que les organes qui agiiïcr.t fur lui durant la vie , peuvent lui donner des fcnfations qui le rendent heureux ou malheureùx.^Tc ne demande pas, « fi » cette partie, dégagée àv^L^s liens, Si confervant » fon eflence , rcfte errante, toujours prête à reproduire un animal nouveau , ou à reparoitre » revêtue d’un nouveau corps , après avoir été » diîïipée dans l’air , ou dans l’eau , cachée dans » les feuilles des plantes, ou dans la chair àcs » animaux , elle fe retrouveroit dans la femence »» de l’animal qu’elle devroit reproduire ?« Je m*inquiète peu , » fi l’ame capable d’animer de nouveaux corps, ne pourroit pas reproduire toutes » les cfpeces poiïibles par la feule diverfité des » combinai Tons. » (i) Ces queftions font d’une nature à relier éternellement indécifes. Il faut avouer que nous n’avons fur-tout cela aucune lumière, parce qu’on ne fait rien au-delà de ce que nous apprennent les fenfations , qui nous abandon- (] ;} P’enus phyfii^ue,

ncnt

D E t’A M t. 177 lient ici ; & par conlequent on ne doit pas fe permettre de former là-deflus aucune forte de conjedure. Un homme d’efprit propofe des problêmes , le fot & l’ignorant décident ; mais la difficulté refte toujours pour le philofophe. Soumettons-nous donc à l’ignorance , & laiffbns murmurer notre vanité’. Ce qui me paroît affez vrai , & conforme aux principes établis ci-devant , c’eft . que les animaux perdent en mourant leur puiffance immédiate de fentir, & que par confequent î’ame fenfitive eft véritablement anéantie avec eux. Elle n’exiftoit que par des modifications qui ne font plus. Tome h M

17S T E. A I T É CHAPITRE XIII. D<.s facultés intdlecluelUs , ou de lame raljonnabh, JLes facultés propres à lame raifonnable , font les perceptions intelleduelles, la liberté , l’artentiou , la réflexion , l’ordre ou l’arrangement des ide’es , l’examen & le jugement, §. I. Des perceptions. Les perceptions font les rapports que Tamc découvre dans les fenfations qui l’affectent. Les fenfations produifent des rapports qui font purement fenfibles , & d’autres qu’on ne découvre que par un examen férieux, Lorfque nous entendons quelque bruit , nous fommes frappés de trois chofes, i". du bruit, qui ell la fenfation : 2". de la diftance de nous à la caufe qui fait le bruit , laquelle çft diflinde de la fenfation du bruit, quoiqu’elle n’en foit pourtant qu’une dépendance, relative à la manière dont ce fon nous affecle ; & qu’elle ne foit par conféquent qu’une limple perception , mais Hue perception feniible^ parce que c’eft le fimplc D E L ’ A M Ë. tyj

fentiment qui nous la donne : 3°. de x manière dont la caufe produit le bruit , en ébranlant lair qui vient frapper nos oreilles. Mais cette connoiffance ne peut s’acquérir que par les rechercRes de leiprit ; & ce font les connoiffances de ce dernier genre , qu’on appelle perceptions intelleâudles , parce que la limple fenlhtion ne peut nous les donner par elle-même , & qu’il faut , pour les avoir , fe replier fur elle , & l’examiner. Ces perceptions ne fe découvrent donc qu’à l’aide des fenfaripns attentivement recherchées ; car lorfque je vois un quarre, je n’y apperçois rien au premier coup d’œil que ce qui frappe les animaux même ; tandis qu’un géomètre qui applique tout fon génie à découvrir les propriétés de cette figure , reçoit de l’im.nrefïion que ce quarré fait fur lés fens une infinité de perceptions intellectuelles , qui échappent pour toujours à ceux qui , bornés à la fenfation de l’objei , ne voyent pas plus loin que leurs yeux. Concluons donc que cette opération de l’ame , li déliée , fi métaphylique , li rare dans la plupart des têtes, n’a d’autre fource que la faculté de fentir , mais de lentir en philofophe , ou d’une maaiere plus attentive Se plus étudiée.

H 2

îSo Traité

§. I I,

De la llheric,

La liberté eft la faculté d’examiner attentivement , pour découvrir des vérités , ou de délibérer pour nous déterminer avec raifon à agir, ou à ne pas agir. Cette faculté nous oifre deux chofes à ccnfiderer ; i^. Les motifs qui nous déterminent à examiner ou à délibérer ; car noiis ne faifons rien fans quelque imprelïion , qui, agiflant fur le fond de l’ame , remue & détermine notre volonté. 2". Les connoifiances qu’il faut examiner pour s’aflTurer des vérités qu’on cherche , ou les motifs qu’il faut pefer ou apprécier pour prendre un parti.

Il efl clair que dans le premier cas, ce font des fenfations qui préviennent les premières démarches de notre liberté , & qui prédéterminent l’ame , fans qu’il s’y mêle aucune délibération de fa part, puifque ce font cts fenfitions même qui la portent h délibérer. Dans le fécond cas, il ne s’agit que d’un examen des fenfations, & a la faveur de cette revue attentive, nous pouvons trouver les vérités que nous cherclions , & les conflater. Or , il s’agit des différens motifs , ou des diverfes fenfations, qui nous portent les uns à agir, les autres D E L ’ A M E. 18-1

â ne pas agir. Il efr donc vrai que la liberté con- lillc aufli dans la faculté de lentir. Je ne veux cependant pas paiïer fous filence une difpute, qui eft encore fans décifion ; l’examen , qui eft le principal ade de la liberté, exige une volonté déterminée a s’appliquer aux objets qu’on veut exadement connoître, & cette volonté iixe efl connue fous le nom d’attention , la mcre des fciences. Or on demande fi cette même volonté n’exige pas dans l’ame une force par laquelle elle puiffe fe fixer & s’alTujettir elle-même à l’objet de fcs recherches , ou li les motifs qui la prédéterminent, fuffifent pour fixer & foutenir fon attention.

Non nojîtiim intcr nos tantas componcre Vîtes* Comme on n’a pu encore s’accorder fur ce point , il y a toute apparence que toutes les raifons alléguées d--^ part & d’autre , ne portent point avec elles ce critérium veritatis , auquel leul acquiefcent les efprits philofophiques ; c’eil pourquoi nous ne ferons point de vaines tentatives pour applanir de fi 2 ;randes difficultés. Qu’il nous fuffife de remarquer que dans l’attention, l’ame peut agir par fa pLX)pre force , je veux dire , par fa’ force motrice , par cette aétivite coeffentielle à la matière , & que prefque tous les philolbphf s ^ M 3

A^i T R ^ I T É

romnie on Ta dit, ont comptée au nombre des attributs efîènticls de l’être fenfitif , & en général de la fubftance des corps.

Mais ne paflbns pas fi légcrement fur l’attention. Les idées qui font du reffort des fciences font comulexes. Les notions particulières qui forment ces idées , font détruites par les flots d’autres idées qui fe chaffent faccefîivenient. C’efl ainfî que s’affoiblit & difparoit peu-k-peu l’idée que nous voulons retourner de tous les côtés , dont nous voulons envifager toutes les faces , & graver toutes hs parties dans la m.émoire. Pour la retenir, qu’y a-t-il donc a faire, fi ce n’efl d’empccher cette fucceffion rapide d’idées toujcurs nouvelles, dont le nombre accable ou diftrait l’ame , jufqu’à lui interdire la faculté de penfer. Il s’agit donc ici de mettre comme une efpece de frein , qui retienne l’imagination , de conferver ce même état ànfen-Jbriiun commune , procuré par l’idée qu’on veut failir & examiner ; il faut détourner entièrement l’adion de tous les autres objets, pour ne conferver que la feule imprelfion du premier objet qui l’a frappée , & en concevoir une idée diftinéle , claire, vive, & de longue durée ; il faut que toutes les facultés de l’ame , tendues & clairvoyantes vers nn feul point, c’eft-à-dire, vers la penfee favorite à laquelle on s’attache , foicnt aveugles par^ (oiit ailleurs : il fuit que l’efprit alfoupilfe liii-mémç D E l’ A M E. 1H3

ce tumulte qui fe paiTe en nous-même malgré nous ; enfin , il faut que Tattention de l’ame ibit bandée en quelque forte fur une feule perception , que l’ame y penfe avec complaifance , avec force , comme pour conferver un bien qui lui eft cher. En effet , n la caufe de l’idée dont on s’occupe , ne l’emporte de quelque degré de force , fur toutes les autres idées , elles entreront de dehors dans le cerveau ; & il s’en formera même au-dedans , indépendamment de celles-là , qui feront des traces nuifibles à nos recherches, jufqu’à les déconcerter & les mettre en déroute. L’attention eft la clef qui peut ouvrir, pour ainfi dire , la feule partie de la moelle du cerveau , où loge l’idée qu’on veut fe repréfenter à foi-méme. Alors fi les fibres du cerveau extrêmement tendues , ont mis une barrière qui ôte tout commerce entre l’objet choih , & toutes les idées iadifcrettes qui s’empreiTent à le troubler , il en refulte la plus claire , la plus lunùncufe perception qui foit poffible : Nous ne penfons qu’à une feule choie a la fois dans le même temps : une autre idée fuccede à la première , avec une viteffe qu’on ne peut définir , mais qui cependant paroît être différente en divers fujets, La nouvelle idée qui fe préléntc à l’ame , en c’a apperçue , fi elle fuccede , lorfque la première a difparu ; autrement l’ame ne la diftingue point. Toutes nos penfées s’expriment par des M 4

184 Traite

mots , & l’efiirit ne pcnfe pas plus deux chofes a la fois , que la langue ne prononce deux mots. D’où vient donc la vivacité de ceux qui réfolvent il vite les problêmes les plus compofés & les plus difficiles ? De la facilité avec laquelle leur me’moire retient comme vraie, la propofition la plus proche de celle qui expofe le problème. Ainfi tandis qu’ils penfent à l’onzième propofition , par exemple, ils ne s’inquiètent plus de la vérité de la dixième ; & ils regardent comme des axiome ? , toutes les chofes précédentes^, démontrées auparavant, & dont ils ont un recueil clair dans 1a tête. C’eft ainfi qu’un grand Médecin voit d’un coup d’œil toutes les caufes de la maladie , &c ce qu’il faut faire pour les combattre.

Il ne nous refte plus qu’à traiter de la réflexion , de la méditation , & du jugement. §. III.

De la rêfiexion , &c,

La réflexion cft une faculté de l’ame qui rappelle & ralTemble toutes les connoiffances qui lui font nécelFaires pour découvrir ts vérités qu’elle cherche , ou dont elle a befoin pour délibérer, ou apprécier les motifs qui doivent la déterminer à agir . ou à ne pas agir. L’ame efl conduite daj.is D E L ’ A M E. * 185

cette recherche par la liaifon que les idées ont entr’elles, & qui lui fourniflcnt en quelque manière le fil qui doit la guider , pour qu’elle puiffe ie fouvenir des connoiflances qu’elle veut ntfîlmbler , i deflein de les examiner enfuite,&de fe de’cider : en forte que l’idée dont elle etl ac1 :uelîement afR ;ctée , la fcnf^tion qui l’occupe au moment prefent , la mené peu-à-peu , infenfiblement, & comme par la main , à tous les autres qui y ont quelque rapport. D’une connoiiïance générale, elle palFe ainft facilement aux efpeces, elle defcend jufqu’auxparticub. rités, de même qu’elle peut être conduite par les effets à la caufe , de cette caufe aux propriétés , & des propriétés à l’être. Ainli c’eft toujours par l’attention qu elle apporte à fes fenfations, que celles dont elle eft acluellement occupée, la conduifent à d’autres, par la liaifon que toutes nos idées ont entr’elles. Tel eit le fil que la nature prête à l’ame pour la conduire dans le labyrinthe de (es penfées, & lui faire démêler le chaos de matière & d’idées, où elle eft plongée. §. IV.

De Varrangcment des idées.

Avant de définir la méditation , je dirai un mot fur l’arrangement des idées. Comme elles ont i86 Traité

ehtr’elles divers rapports , l’ame n’eft pas toujours conduite par la plus courte voie dansfes recherches. Cependant lorfqu’elle eft «parvenue , quoique par des chemins détournés , à fe rappeler les connoiffanccs qu’elle vouloit raflembler , elle apperçoit entr’elles des rapports qui peuvent la conduire par éi^s fentiers plus lumineux & plus courts. Elle fe fixe à cette fuite de rapports , pour retrouver éc examiner ces connoiflances avec plus d’ordre & de facilité.

Nous voilà donc encore fort en droit d’inférer que l’ame raifonnablc n’agit que comme fenfnive , même lorfqu’elle réfléchit & travaille à arranger fcs idées.

§. V.

De la méditation , vu de V examen. Lorfque l’ame eft déterminée à faire quelques recherches, qu’elle a recueilli les connoiflances qui lui font nécedaires , qu’elle les a arrangées & mi Tes en revue avec ordre , vis-à-vis d’elle-mcme , elle s’applique férieufement à les contempler avec cet oeil fixe qui ne perd pas de vue fon objet , pour y découvrir toutes les perceptions qui échappent , lorfqu’on n’en a que des fenfations paifageres ; & c’efl cet examen qui mtt l’ame en état de jugera ou DE l’Ame. 187

de s’afRirer xics vtrités quelle pourfuit , ou bien de fentir le poids des motifs qui la doivent décider fur le parti qu’elle doit prendre. Il eft inutile d’obferver que cette opération de l’amc dépend aulli entieremeht de la faculté fcnfitive, parce qu’examiner, neft autre chofe que fentir plus exaclement & plus diftinétement , pour découvrir dans les fenfations, les perceptions qui ont pu légèrement glilTer fur l’ame, faute d’y avoir fait aiïez d’attention , toutes les autres fois que nous en avons été afFedés.

§. V r.

Du jugement.

La plupart àç.s hommes jugent de tout, & ce qui revient au même, en jugent mal. Eft-ce faute d’idées fimnles , qui font toutes des notions feules, îfolécs ? Non ; perfonne ne coiifond l’idée du bleu, avec celle du rouge ; mais on fe trompe dans les idées com.pofées , dont l’eflence dépend de l’union de plufieurs idées limples. On n’attend pas à avoir acquis la perception de toutes les notions qui entrent dans deux idées compofées ; il faut pour cela de la patience & de la modeflie ; attributs, qui font Ççop rougir l’orgueil ôc la parelTe de l’homme.

i88 Traité

Mais (i la notion de l’idée A , convient avec celle de l’ide’e B, je juge fouvent qu’A & B font les mêmes, faute de faire attention que la première notion n’efl qu’une partie de l’idée dans laquelle font renfermées d’autres notions , qui répugnent à cette conclulion. La volonté mcme nous trompe beaucoup. Nous avons lié deux idées , par fentiment d’amour , ou de haine ; nous les unifions , quoiqu’elles foient très - diiîcrentes , & nous jugeons des idées propofées , non par elles-mêmes, mais par CCS idées avec lefquelles nous les avons liées , & qui ne font pas des notions componentzs de l’idée qu’il falloir juger, mais des notions tout-àfait étrangères & accidentelles à cette même idée. On excufe l’un , & on cond3.mne l’autre , fuivant le fenciment dont on cft affeélé. On ell encore trompé par ce vice de la volonté 3^ ; de raflbciation èts idées, quand , avant de juger , on fcuhaite que quelqu’idée s’accorde , ou ne s’accorde pas avec une autre ; d’où naît ce goût pour telle fecle , ou pour telle hypothefe , avec lequel on ne viendra jamais à bout de connoître la vérité. Comme le jugement eil la combinaifon r ?es idées , le raifonnement elt la comparaifon des jugemens. Pour qu’il foit jufte, il faut avoir deux idées claires, ou une perception exacle de deux chofes ; il faut auili bien voir la troifiemc idée qu’on leur compare , & que l’év :d :nce nous furce DE l’Ame. 189

de déduire affirmativement , ou négativement , de la convenance , ou de la difconvenance de ces id^es. Cela Te fait dans un clin-d’œil , quand ( n voit clair , c’eft-à-dire , quand on a de la pénétration, du difcerncment, & de la mémoire. Les fots raifonnent mal , ils ont fi peu de mémoire , qu’ils ne fe fouviennent pas de l’idée qu’ils viennent d’appercevoir ; ou s’ils ont pu juger de la fimilitude de leurs idées, ils ont déjà perdu de vue ce jugement, lorfqu’il s’agit d’en inférer une troifieme idée , qui foit la juile conféquence des deux autres. Les fous parlent fans liaifon dans leurs idées , ils révent , à proprement parler. En ce fens les fots font des efpeces de fous. Ils ne fe rendent pas juflice Je croire netre quignorans ; car ils n’ont leur efprit qu’en amour - propre , dédommagement bien entendu de la part de la Bature.

Il s’enfuit de notre théorie , que lorfque l’ame apperçoit diflinclement & clairement un objet , elle eft forcée par l’évideHcemême des fenfations , de confentir aux vérités qui la frappent li vivement : & c’eil à cet acquiefcement pallif , que nous avons donné le nom de jugement. Je dis pajjif ^ pour faire voir qu’il ne part pas de l’action de la volonté, comme le dit Defcartes. Lorfque l’ame découvre avec la même lumière les avantages qui prévalent I90 Traité

dans les motifs qui doivent nous décider à agir , on à ne pas agir , il eft clair que cette décifion n’eit encore qu’un jugement de la même nature que celui qu’elle fait lorfqu’elle cède à la ve’rité par l’évidence qui accompagne ks fenfations. Nous ne connoifTons point ce qui fe pafle dans le corps humain , pour que l’ame exerce fa faculté déjuger, de raifoimer, d’appercevoir, de fentir, &c. Le cerveau change fans ceffe d’état , les efprits y font toujours de nouvelles traces, qui donnent nécelTairemcnt de nouvelles idées, & font naître dans l’ame une fuccelfion continuelle & rapide de diverfes opérations. Pour n’avoir point d’idées , il faut que les canaux , où coulent ces efprits , foient entièrement bouchés par la prellion d’un iommcil très-profond. LeS fibres du cerveau fe relevent-elies de leur aff’iiiTcment ? Les efprits enfilent les chemins ouverts, & les idées qui font inféparables des efprits, marchent & galopent avec eux. Toutes Us pen/ées , comme l’obferve judicicufement Croufaz , naljfent les unes des autres ; la penfée ( ou plutôt l’ame dont la penfée n’eft qu’un accident )/é varie & pdjfe par diff’crens états ; & fuivant la variété de [es états & de Jes manières d^étre^ ou de p enfer ^ die parvient à la cunnocjfancc , tantôt d’une choje, tantôt d’une autre. Elle fcfent elle-même , elle cjî à ellc-mémi fon objet immédiat] (S* enfejentant DE l’ A M È, I9I ainfi , elle fe repréfintc des chofes differenics de foi. Que ceux qui croient que les idées différent de la penfée ; que l’ame a, comme la vue, fes yeux & ks objets , & qu’en un mot toutes les diverfcs contemplations de l’ame ne font pas diverfes manières de fe fentir elle-même , re’pondent à cette fage re’flexion.

192. Traité

CHAPITRE XIV.

Que la foi feule peut fixer noire croyance fur la nature de l’ame raifonnahlc.

L eft démontré que l’ame raifonnable a des 

fondions beaucoup plus étendues que l’ame fenfitive, bornée aux connoiflances qu’elle peut acquérir dans les bêtes, où elle eft uniquement réduite aux fcnfations & aux perceptions fenfibîes , & aux déterminations machinales , c eft - à - dire , fans délibération qui en réfultent. L’ame raifonnable peut en effet s’élever jufqu’aux perceptions, ou aux idées intelleduelles , quoiqu’elle jouifle peu de cette noble prérogative dans la plupart des hommes.. Peu , ( c’eft un aveu que la vérité ne m’arrache pas fans douleur ) peu fortent de la fphere du monde fenfible , parce qu’ils y trouvent tous les biens , tous les plaifirs du corps , & qu’ils ne fentent pas l’avantage des plaifirs philofophiques , du bonheur même qu’on goûte tant qu’on s’attache à la recherche de la vérité, car l’étude fait plus quela/>ieVe ; non -feulement elle prefene de V ennui ^ mus elle procure fouvent cette efpece de volupté, ou plutôt de fatisfaction intérieure , que j’ai appelée fenfations d’efprit , lefquelles fans doute font fort du goût de l’amour-proprc.

Après

D F. L ’ A M Ê. ÏO3

Après cela , eft-ii donc furprenant que le monde abjflraic, intelleclael , où il n’eft pas permis d’avoir Xm fentimenc , qu’il ne foi.t examine par les plus rigoureux cenfeurs, eftil fiirprenant , dis-je , que ce monde foit prefque auffi défert, aufTi abandonné , que celui de l’illullre fondateur de la fede Carteïienne , puifqu’il n’eft habite que par un petit nombre de lages , c’eft - à - dire , d’hommes qui penfent (car c’eit-là la vraie fagefie , le refte eft préjuges ) > Eh ! qu’eft-ce que penfer , fi ce n’eft pafTer fa vie h cultiver une terre ingrate , qui ne produit qu’à force de foins & de culture ? En eflet, fur cent perfonnes, y en a-r-il deux pour qui l’étude & la réflexion ayent des charmes ? Sous quel alped le monde intelleéluel , dont je parle, fe montre-t-il aux autres hommes, qui connoiffent tous les avantages de leurs fèns , excepté le principal , qui ell l’efprit ? On n’aura pas de peine à croire qu’il ne leur paroît dans le lointain qu’un pays idéal , dont les fruits font purement imaginaires.

C’eft en conféquence de cette fupériorité de l’ame humaine , fur celle d^s animaux , que les anciens l’ont appelée ame raifonnable. Mais ils onc été fort attentifs à rechercher , (i ces facultés ne venoient pas de celles du corps , qui font encore plus excellentes dans l’homme. Ils ont d’abord remarqué que tou. les hommes n’avoient pas , à Tome I. N

194 Traité

beaucoup près , le même degré , la mcmc étendue d’intelligence ; & en cherchant la raifon de cette differenre, ils ont cru qu’elle ne pouvoit dépendre que de l’organifation corporelle, plus parfaite dans les uns que dans les autres , & non de la narure même de l’âme. Des obfervations fort fimples les ont confirmés dans leur opinion. Ils ont vu que qs caufcs qui peuvent produire du dérangement dans les organes,, troublent, altèrent lefprit, & peuvent rendre imbécille l’homme du monde qui/ , a le plus d’intelligence & de fugacité. Delà ils ont conclu aflez clairement, que la perfection de l’efprit conlille dans l’excellence des facultés organiques du corps humain : & fi leurs preuves n’ont pas été jufqu’ici folidcment réfutées, c’ell qu’elles portent fur des faits ; & à quoi fervent en effet, tous les raifonnemens , contre des expériences incontellables & des obfervations journalieres ?


Il faut cependant favoir que quelques-uns ont regardé notre amc , non - feulement comme une fiihfidnce JpLritucUe , parce que chez eux cette expreliion ne fignifioit qu’une matière déliée, active, & dune fubtilité imperceptible ; mais même comme immatérielle , parce qu’ils diilingaoienr dans la fubflancc des corps , comme on l’a tant de fois répété, la partie nue, c’eil-à-dire , celle qu’ils rcgardoiencîimplcment comme mobile, & à laquelle DE L ’ A ME. 1 9 ?

ils ne donnoient qvie le nom de matière , davcc les formes aclixeî & fenîities de ces ûibftances. Ainfi l’ame iVctoit ai :trefois dvfcorec ôxs épithetes de fpirùuclle Si à’ immitérielU ^ que parce quoi la regardoit comme la forme , ou la faculté active & fenfitive parfaitvjment développée, & même élevée au plus haut point de pénétration dans Ihomnie. On connoiL par ce que je viens de dire h véritab]*^ ori2 ;ine de la métanhyfique, jugement dégradée de fa chimérique ncbleffé.

Plufieurs ont voulu fe fignaler, en foutenanc que l’ame raifonnable & l’ame fenfitive formoient dvux am.es d’une nature réellement dillinclc , & qu’il falloit bien fe donner de garde de confondre enfemble. Mais comme il cil prouvé que l’ame ne peut juger que fur les fenfations qu’elle a ; l’idée de ces philoiophes a paru impliquer une contradiction manifefie , qui a révolté tous les efprits droits & : exempts de préjugés Aulîi avons -nous fouvent fait obferver que toutes les opérations de l’ame font totalem.ent arrêtées lorfque fon fcnthucr.t eft fufpendu, comme dans toutes les mah-.lics du cerveau , qui bouchent & détruifent toutes les communications d’idées entre ce vii’cere & les organes ferifitifs ; de foite que plus on examine toutes les facultés intelieéLuelles en elles - mêmes , plus on demeure fermement convaincu qu’elles font toutes renfermées dans la faculté ào. :.,ntir , dont elles N 2.

1^6 Traité

jdépendent fi ciTentiellement , que fans elle , l’amc ne feroit jamais aucune de fts fondions. Enfin quelques phiîofophes ont penfé que Famé n’efl ni matière , ni corps , parce que confidérant la matière par abftradioii , ilsl’envifageoient douée feulement de propriétés pafîives & mécaniques ; & ils ne regardoient aulli le corps que comme revêtu de toutes les formes fenfibles , dont c^s mêmes propriétés peuvent rendre la matière fufceptible. Or, comme ce font les phiîofophes qui ont fixé la fignification des termes , & que la foi , pour fe faire entendre aux hommes , a dû fe lervir nécet fairement du langage même des homm^es ; delà vient que c’eft peut- erre en cefensdont on a abufé, que la foi a diliingué lame, & de la matière, & du corps qu’elle habite : & far ce que les anciens métaphyliciens avoient prouvé que l’ame efl : une fubliance aétive & : fenfible , & que toute fubihnce efl par foi-même impériflable , delà ne femble-t-il pas naturel que la foi ait prononcé en confequence que l’ame étoit immortelle ?

Voilà comm.e on peut accorder , félon moi , la révélation «Se la philofophie , quoique celle-ci finiife ou l’autre commence. C’elHux feules lumières de la foi à fixer nos idées fur l’inexplicable origine du mal ; c’eft à elle à nous développer le julle & l’injulle , à nous faire ccnnoître la nature de la liberté , & roi s les feccurs furnaturels qui eu D E L ’ A M E. 1 9.7

dirigent l’exercice : enfin pnilque les tliJoiogiens ont une ame (i fiîpérieure à celle des philofophes, qu’ils nous difent ec nous faiTent imaginer , s’ils peuvent , ce qu’ils conçoivent fi bien , l’efTence de l’ame, & fon état après la mort. Car non-feulement la faine & raifonnabîe philofophie avoue franchement qu’elle ne connoît pas cet être incomparable qu’on décore du beau nom d’ame , & d’attributs divins ,•& que c’eft le corps qui lui paroît penfer (i) ; mais elle a toujours blâmé les philofophes qui ont ofé affirmer quelque chofe de politif fur feiïence de l’ame, femblable en cela à cqs fages académies (2), qui n’admettant que des faits en phyfique, n’adoptent ni les fyftêmes, ni les raifonaemens des membres qui les corapofent.

J’avoue encore une fois qne j’ai beau concevoir dans la matière les parties les plus déliées , les plus fubtiles ^ & en vm mot la plus parfaire organifation , je n’en conçois pas mieux que la matière puiffe penfer. Mais, 1°. la matière fe meut d’elle-même’ (i) Je fuis corps ù je penfe. ( ro/t. lett. phil. fur l’ame. ) Voyez comme ’il fe rnoque agréablement du raifonnement qu’on fait da^ns les écoles pour prouver que la matière ( qu’on ne connoît pas } ne peut penfer. (2) Voyez la préface que M. de Fontcnclle a mife à la tête des. mémoires de l’acadivue des fciences.

198 T R A I T È

je demande h ces philofophes, qui femblent avoir afîifté à la création , qu’ils m’expliquent ce mouvement, s’ils le conçoivent, 1°. Voilà un corps organifé : que de ientimens s’impriment dans ce corps , & qu’il eft difficile d’appercevoir la caufe qui les produit ! : ;*^. ER-il plus aile de fe faire une idée d’une fubflance qui n’étant pas matière , ne feroit à la portée ni de la nature, ni de l’art ; qu’on ne pourroit rendre fenfible par aucuns moyens ; d’une fubftance qui ne fe connoit pas elle-même, ’ qui apprend & oublie a penfer dans les difté’rcns âges de la vie ?

Si l’on m.e permet de parcourir ces âges un moment, nous voyoBS que les enfans font desefoeces d’oifeaux , qui n’apprennent que peu de mots & d’idées a la fois , parce qu’ils ont le cerveau mou. Le jugement marche à pas lents derrière la me’nioire ; il faut bien que les idées foient faites & gravées dans le cerveau , avant que de pouvoir les arranger & les combiner. On raifonnç, on a de l’ei’prit ; il s’accroît par le commerce de ceux qui en ont, il s’embellit par la communication des idées , ou àe :s connoiîTances d’autrui. L’adolefcencc elt-elle palTée ? Lts langues & les fciences s’apprenntnt difficilement, parce que les fibres peu flexibles n’ont plus la même capacité de recevoir promiptement , & : de conferver les idées acauifes. Le vieillard , laudator tcmporis aai^ d efçiavç des préjugés qui fe font endure^ D E L ’ A M E. I99

avec lai. Les vaiiTeaux rapprochent leurs parois vides, ou font corps avec h liqueur defféchée ; tout iufquau cœur & au cerveau sollifieavec le temps ; les efprits fe filtrent à peine dans le cerveau & dans le cervelet, les ventricules du cœur n’ont plus qu’un foible coup de piiloii ; détaut de farg & : de mouvement, défaut de parcns & d’amis ^ qu’on ne connoit plus, défaut de foi-même, qu’on ignore. ïel ell lâge décrépit, la nouvelle enfance, la féconde végétation de l’homme, qui finit comme-il a commencé. Faut-il pour cela être mifantrope & meprifer la vie ? Non , fi on a du plaifir à iéntir, il n’efl : point de plus grand bien que la vie ; fi on. a fu en jouir , quoiqu’on en dife , quoique chantent nos poètes, (i) c’étoit h peine de naître^ de vivre & de mourir.

Vous avez vu que la faculté fenfitive exécute feule toutes les facukés intelîeftuelles ; qu’elle fait tout chez l’homme , comme chez les anim.aux ; que par elle enfin tout s’explique. Pourquoi donc demander à un être imaginaire plus diflingué, q% raifons de votre fupériorité4itr tout ce* qui refpire ? Quel bifoin vous faites vous d’une fubitance d’une plus haute origine ? Eil-ce qu’il eft trop hum.iliant par votre amour-propre , d’avoir tant d’efprit , (i) Rouffeau. Miroir de la vie.

N 4

200 Traité

tant de lumières , fans en connoîrre la foarcc ? N^^n , comme les femmes font vaines de leur beauté, ks beaux efprits auront toujours un orgueil qu*

!( ;s rendra odieux dans la fociété ; & les philofophes 

même ne feront peut-être jamais affcz philolophes , pour éviter cet écueil univerfel. Aii refl :e , qu’on fafle attention que je ne traite ici que de l’hiftoire naturelle des corps animés , & que pour ce qui ne concerne en rien cette phyfique > il fuffit, ce me femble, qu’un philofophc chrétien fe foumetteaux lumières de la révélation y& renonce volontiers à toutes [es fpéculations , pour chérie une refiburce commune à tous les fidcîes. Oui , fans doute, cela doit fuffire , & par con^qiicnt rien ne peut nous empêcher de pouffer plus loin nos recherches phyfiques, & de confirmer cetce théorie àcs fenfations par des faits incontcftables.

DE l’Ame. aoi

CHAPITRE XV,

Hifîoires qui confirment que toutes les idées viennent desfens.

HISTOIRE PREMIERE.

D’un fourd de Chartres.

« IJjSi jeune homme , fils d’un artifan, foiird & » muet de naifîance, commença tout d’un coup à » parler, au grand étonnement de toute la ville. » On lut de lui que, trois ou quatre m.ois auparavant , il avoit entendu le fon des cloches , & » avoit été extrêmement furpris de cette fenfation » nouvelle & inconnue. Enfuite il lui étoit forti » comme une efpece d’eau de l’oreille gauche , & >j il avoit entendu parfaitement des deux oreilles. » Il fut ces trois ou quatre mois à écouter fans » rien dire, s’accoutumant à répéter tour bas les » paroles qu’il entendoit , & s’affcrmiffant dans la M prononciation (Se dans les idées attachées aux M mots. Enfin il le crut en état de rompre le filence , » & il déclara qu’il parloir , quoique ce ne fût » encore qu’imparfaitement, Aulîi-tôt des théologiens habilçs l’interrogèrent fur fon état pafle, » & leurs principales qucrtions roulèrent fur dieu.

202. Traité

» fi.ir l’ame, fur la bonté, ou la itialice moralç des M actions. Il ne parut pas avoir pcuffé les penfées » jufques-Ià. Quoiqu’il fût né de parcns catholi ques, qu’il a’îiiik a la meffe , qu’il fût initruit « à faire îe figne de la croix , & à f e mettre à » genoux dans la contenance d’un homme qui prie, )) il n’avoit jamais joint à cela aucune intention, » ni compris celks que les autres y joignoient : » il ne favoit pas bitn diitinclement ce que c’étoiç » que la mort , & n’y penfoit jamais. Il menoit » uTiC vie purement animale, toute occupée des » objets fenfibles & prcfens , & du peu d’idées » qu il recevoir par les yeux. Il ne tiroit pas même >-> de la comparaifon de ces ic’ées , tout ce qui »_ fembîc qu’il auroit pu en tirer. Ce n’elf pas qu’il >î..»’eùt naturellement de l’eforit , (i) mais 1-efpric » d’ui’i homme privé du commerce des autres , cil » fi peu cultivé , li peu exercé, qu’il ne penfoit » qu’autant qu’il étoit indifpenfablement forcé par » ks objets extérieurs. Le plus grand ( ;i) fond j> des i^iees des hommes ell dans leur commerce » réciproque ».

(i) Ou plutôt la faculté d’en avoir. (2) Tout le fond. M. de F. . . l’affirme fans y ’pen- 1er , lorfqu’il dit que ce fourd n avait que les iJces oui ! navoitpar les yf//r , car il s’enfuit qu’aveugle^ il eu été fans idées.

DE l’Ame. 103 Cette hifloire connue de toute la ville de Chartres, fe trouve dans celle de l’académie des fciences (i). HISTOIRE IL jy un homme fans idées morales. £ ? U I s plus de quinze ans il y a à l’hôtel de Conti un tourneur de broclie , qui n’ayant rien de lourd, fi ce neft refprit , répond qu’il a été au porager , lorfqu’on lui demande s’il a été à la melFe. Il n’a aucune idée acquife de la divinité, <S : iori^qu’on veut lavoir de lui s’il croit en dieu , le coquin dit que non , & qu’il n’y en a point. Ce fait pafTe dans cet hôtel pour le duplicata de celui de Chartres , auquel pour cette raifon je l’aï joint. HISTOIRE III. De favciLoîc de Chefcldcn. X O U U voir , il faut que les yeux foicnt , pour ainfi dire , à l’unifFon des objets. Mais fi les parties internes de cet admirable* organe n’ont pas lei^r pofition naturelle ," on ne voit que fort confufé- (3) 1703, p. I . de l’hift.

2o4 Traité

ment. M. de Voicaire , élcmcns de la phîlojbphie de Newton, chap. 6. rapporte que î’aveugle-né, âgé de 14 ans , auquel Chefelden abattit la cataracle , ne vit immédiatement après cette opération , qu’une lumière colorée , fans qu’il pût diftin ^uer un globe din cube , & qu’il n’eut aucune idée d’étendue , de diftance , de figure , &c. Je crois, i^. que faute d’une juiie position dans les parties de l’œil , la vilion devoit fe faire mal ; ( pojr qu’elle fe rétabliffe , il faut que le criftallin détrôné ait eu le tem.ps de fe fondre , car il n’eft pas néceffiiire à la vue. ) 2°. S’il vosit de la liimicre & des couleurs , il voit par conféquenc de l’étendue. 3°. Lts aveugles ont le taél fin , un fcns profite toujours du défaut d’un autre fens : les houppes nerveufcs , non perpendiculaires, comme par-tout ie corps ^ mais parallèles & longitudmcvlement étendues jufqu’à la pointe des doigts ^ comme pour mieux examiner un objet, ces houppes, dis -je , qui font l’organe du tad , ont un fentiment exquis dans les aveugles , qui par confequcnt acquièrent flicilement par le toucher les idées dt’i figures , des di fiances , &c. Of un globe attentivement confidéré par le toucher, clairement imaginé & : conçu , n’a qii’à fc montrer aux yeux ouverts ; il fera conforme à l’image ou à l’idée gravée dans le cerveau ; & confequemment il ne fera pas pofiible à l’ams de ne pas diftinguer cette DE L ’ x M E. 10^

figure de toute autre , i l’organe dioptriqiie a l’arrangement interne néceffaire à la vîfion. Ccft ainiî qu’il eft aulli inippUible aux doigts d’un très-habile anatomifte de ne pas reconnoître^les yeux fermes , tous les os du corps humain , de les emboîter enfemble , & d’en faire un fquelette , qu’à un parfait mulicien de ne pas refftrrrer fa glotte , au point précis peur prendre le vrai ton qu’on lui demmde. Les idées reçues par les veux fe retrouvent en touchaiit , & : celles du tad , en voyanr.

D’ailleurs en (icÀi prévenu pour ce qui avoit été décidé avant cette opération , par Locke , pag. 97. 98. fur le problème dy (avant Molineux ; c’elt pourquoi j’ofe mettre en fait de deux chofes l’une ; ou on n’a pas donné le temps à l’organe dioptrique ébranlé , de fe remettre dans fon alfiette naturelle- ; ou a force de tourmenter le nouveau voyant , on lui a fait dire ce qu’on étoit bien aife qu’il dit. Car on a , pour appuyer l’erreur, plus dadrcffe , que pour découvrir la vérité. Ces habiles théologiens qui interrogèrent le fourd de Chartres , s’attcndoient à trouver dans la nature de l’homme des jugemeiiS antérieurs à la première fenfation. Mais dieu qui ne fait rien d’inutile , ne nous a donné aucune idée primitive , même , comme on l’a dit tant de fois , de fes propres attributs ; & pour revenir à l’aveugle de Chefelden , ces jugemens lui 2o6 Traité

euirent été inutiles pour dillingueri la vce le globe d’un cube : il n’y avoir qu’à lui donner le temps d’ouvrir les yeux, & de regarder le tableau cornpofé de l’univers. Lorfque j’ouvre ma fcnctre , pui>je au premier indant difiinguer les objets ? De même le pouce peut paroitre grand comme une mai/on , lorCque c’ell la première fois q’i'on apperçoit la lumière. Ce qu il y auroit la d’étonnant , c’eft qu’u.i homme qui voit les chofes fi fort en grand , n’eût aucune perception de grandeur , comme on le dit contradicloirement. HISTOIRE IV.

Ou. méthode d^ Amman pour apprendre aux four d s à parler.

Voici la méthode félon laquelle Amman aprend à parler , en peu de temps , aux fourds & : muets de naiflance (i). l°. Le difciple touche le gofier du mairre qui parle , pour acquérir , par le tad , l’idée ou la perception du tiemblement (i) Celui qui devient fourd dans l’enfance avant que de iavoir parler, lire ôc écrire, devient muet peu-àpeu ; j’ai vérifié cette obfervation fur deux foeurs fourdcs & muettes que j’ai vues au Fort T.ouis.

DE l’Ame. 207

(les organes de la parole 20. 11 examine lui-mêi-né de la même manière Ion propre gofrcr , & tâche d’imiter les mêmes mouvcmens que le toucher lui a déjà fait appercevoir. 3^. Ses yeux lui fervent d’oreilles , ( félon l’idée d’Amman ) c’efl-àdire , il regarde attentivement les divers mouve. mens de la langue, de la mâchoire, & des lèvres, lorfque le maître (r) prononce une lerire. 4.°. 1} fait ks mêmes raouvemens devant un miroir & hs répète jufqu’à une parfaire exécution. <^o. Le maître ferre doucement ks mrines de fon écolier pour l’accoutiimer à ne faire paffer l’air que par la bouche. 6°. Il écrit la kttre qu’il fait prononcer, pour qu’on l’étudié , & qu’on la prononce fanscelîe en particulier.

Les fourds ne parlent pas , comme on le croit , défi qu’ils entendent ; autrtment nous parierions tous facilement une langue étrangère , qui ne s’apprend que par l’habitude des organes à la prononcer : ils ont cependant plus de facilité à parler ; c’eil pourquoi l’ouïe qu’Amman donne aux fourds , eit le grand myftere & la bafe de fon art. Sans doute à force d’agiter le fond de leur gorge, comme ils voient faire, ils fenrent à la faveur du canal d’Euftache un trembkment, (2) On commence par les voyelles.

2o8 Traité

une titillation , qui leur fait diflinguer l’air ’ fb-» îiore de celui qui ne l’eft pas , & leur apprend qu’ils parlent , quoique d’une voix rude & groifiere , qui ne s’adoucit que par l’exercice & : la répétition des mêmes fons. Voilà l’origine d’u ;ie fenfation qui leur étoit inconnue ; voiB le modèle de la fabrique de toutes nos idées. Nous n’apprenons nous-mêmes à parler , qu’à force d’imiter les fons d’autrui , de ]es comparer avec les nôtres , &c de les trouver enfin refilmblans. Les oiieaux , comme on l’a dit ailleurs , ont la même faculté que no’.is , le même rapport entre les deux organes, celui de la parole , & celui de l’ouïe.

Un fourd donne de la voix, qu’elle qu’elle foit , dès la première leçon d’Amman. Alors tandis que la voix fe forme dans le larinx,on lui apprend à tenir la bouche ouverte , autant , & non plus qu’il faut pour prononcer telle ou telle voyelle. Mais comme ces lettres ont toutes beaucoup d’affinité eritr’elles , & n’exigent pas dts mouvemens fore difFtrens, les fourds , & même ceux qui ne le font pas’ , ne tiennent pas la bouche précifement ouverte au point néceflaire ; c’ell pourquoi ils fe trompent dans la prononciation : mais il faut applaudir cette méprife , loin de la relever , parce qu’en tâchant de repeter la même faute ( qu’ils ne connoiiïent pas ) . ils en font une plus heurcufe & donnent enfin le fon qu’on demande. Une

DE l’Ame. 209

Une phyfionomie fpiriruelle, un âge tendre, (i) ks organes de la pardîe bien conditionnes , voilà ce qu’x'^mman exige de fon difciple , & il preTere Thyver aux autres faifons , parce que l’air , condçnfé par le froid , rend la parole des fourds beaucoup plus fenfible à eux-mêmes. Notre cerveau eft originairement une maiTe informe , fans nulle idée ; il a feulement la faculté d’en avoir, il les obtient de l’éducation , avec la puifTancc de les lier , & de les combiner enfcmble. Cette éducation conlifte dans un pur mécaniOiie , dans l’adion de la parole de l’un, fur l’ouïe de l’autre, qui rend les mêmes fons , & apprend les idées arbitraires qu’on a attachées à ces fons : ou pour ne pas quitter nos fourds , dans l’impreffion de l’air & des fons qu’on leur fait rendre à eux-mêmes machinalement , comme je lai dit , fur leur propre nerf acouftique , qui eft une des cordes, fi l’on me permet de m’exprimer ainfi , à la faveur defquelies ks fons & les idées vont fe graver dans la fubllance médullaire du cerveau , & jettent ainfi les premières femences de l’efprit & de la rai fon.

(i) Depuis huit ans jufqu’à quinze. Plus jeunes, ils font trop hardis , & ne Tentent pas l’utihté de ces leçons ; plus vieux , leurs organes font engourdis. Tomç L

2io Traité

Amman a tort de croire que le défaut de la luette empêche de parler. Mr. Aftruc, (i) & pîuiieurs autres auteurs (2) dignes de foi ont des obfervations contraires. Mais il faut d’ailleurs une parfaite organifation , & comme une communication (qui s’ouvre en quelque forte au moindre lignai ) du cerveau , aux nerfs des inftrumens qui fervent à parler. Sans cts organes , naturellement bien faits , les fourds inftruits par Amman pourroient bien un jour entendre les autres parler, & mettre leurs pen fées par écrit , mais ils ne pourroient jamais parler eux-mêmes. Il faut aufîi des organes bien conditionnés , lorfqu’on apprend à un animal à parler, ou qu’on l’inftruit pour divers ufages. Un fourd , & par conféquent muet de naiffance , peut apprendre à lire & à prononcer un grand nombre de mots dans deux mois. Amman en cite un , qui favoit lire & réciter par mémoire l’oraifon dominicale au bout de quinze jours. Il parle d’un autre enfant qui dans un mois apprit h bien prononcer les lettres , à lire , & à écrire paffablement : il favoit même aflez bien l’ortographe. Le plus court moyen de l’enfeigner aux fourds , & de leur faire retenir plus aifement les (i) De Morb. Vcncr.

(2) Bartholin, Hildanus , Fallope, &c.

DE LA M F, 2. II

ïidees des mots , c’eft de leur faire coudre , on joindre enfemble les lettres ( qu’ils entendent a leur manière & qu’ils répètent fort exadement ) dans leur tête, dans leur bouche , & fur le papier. La difficulté des Gombinailons doit être proportionnée à l’aptitude du difciple ; on mi^le des voyelles, àts confonnes, les unes & les autres , tantôt devant, tantôt derrière : mais dans le commencement on reculcroit , pour vouloir trop avancer. Les idées naiffantes de deuK ou trois lettres feroient troublées par un plus grand nombre ; Tefpritfc replongeroic dans fon chaos.

Apres les voyelles , on vient au demi-voyelles, & aux confonnes^ & aux lettres les plus faciles de ces dernières, enfin à leurs combinaifons les plus aifécs : & lorfqu’on fait prononcer toutes les lettres , on fait lire.

La lettre Af , féparée de ’E muet , qui tient a elle dans la prononciation , s’apprend, par la main que le fourd enfonce dans fon golier , & l’effort qu’il fait pour fermer la bouche , en parlant. La lettre N le prononce en regardant dans le miroir la fituation de la langue, & en portant une main au nez du maître , & l’autre au fond de fa bouche , pour fentir le tremblement du larinx , & comme l’air fonore fort des narines. Les fourds apprennent la lettre L en n’appliquant leur langue qu’aux dents fupérieures , incifives & z

211 Traité

canines , & : à la partie du palais voiline de cesf dents : cette adion étant faite , on ieiir fait figne avec la main de faire ibrtir leur voix par la bonche.

Dan^ la lettre R la voix s’cleve , fante en quelque forte & fe rompt. Il faut du tems pour acquérir la fouplefle & la mobilité néceffaire à cette prononciation. Cependant je commence , dit l’auteur, par mettre la m.ain du fourd dans ma bouche , pour qu’il touche en quelque forte ma prononciation , & apperçoive comme ce fon cft modifié , & en même temps , il fe doit regarder dans un miroir, pour examiner le ncmbkment & la fluduation de la langue.

C’cft encore dans le miroir , qu’en apprend à rendre fa langue convexe , autant qu’il le faut pour prononcer enfemble ch , fur - tout fi on examine avec la main comment l’air fort de la bouche.

Pour prononcer K, T, P, on fait attention aux mouvemens de la bouche ^ de la langue du maître, & on examine toujours avec les doigts le mouvement de fon gofier.

L’x fe prononce comme SK, Il faut donc favoir combiner deux confonnantes fimplcs , avant que de pafler aux confonnantes doubles. Tous les fourds prononcent aff,/. facilement les confonres fimples j & fur-tout la lettre H. Elles ne font D E L ’ A M E. 2.13

qu’un air muet , ou peu fonore, qui en ftrmant, ou en ouvrant les conduits, fort fucceffivement , ou tout-k-coup.

Lorlque le difciple fait prononcer feparémcnt chaque lettre de l’alphabet , il faut qu’il s’accoutume à prononcer , la bouche fort ouverte , les confoancs & les demi-voyeiles , pour que les lèvres & les dents ne l’empêchent pas de voir dans le miroir les mouvemens de la langue. Eu fuite il doit peu-à-peu s’exercer à les prononcer à toutes fortes d’ouvertures : & lorfqu’enfîn on a acquis cette faculté, on prend deux ou trois lettres qu’on tâche de prononcer de fuite, ou fans interruptioir, fuivant Thabilité qu’on a déjà. L’écolier ayant fait ces progrès , lit une ligne d’un livre & répète par cœur les mêmes mors., après que le maître , qu’il examine attentivement , les a prononcés. D’un coup d’œil par ce moyen , il imite feul les fons qu’il lit, comme s’il les entendoit , parce que l’idée lui en eli récente & bien gravée.

Amman remarque que c’^eft à-peu-près par le même diamètre de l’ouverture de la bouche qu’on prononce o,u,e,i,o,e,u,e :m,n,ng,p,t,k : ch, k. Toutes ces lettres forre.it du fend du gofier. Air.fi elles font fort difficiles à dillinguer par un fourd. Aufii prononce-r-il mal , jufvqu’à ce qu’il ait appris beaucoup de ir^ots : mais enfin il elt j

214 1 R A I T è

de fait qu’il répète avec le temps , & comprend fore bien les difcours d’autrui.

Les explofîves , p ^ ?, k^ ne fe prononcent pas fans quelque élévation apparente du larinx ; elles fe diftinguent par-là des nafalesm^ n , ng. La prononciation â€s lettres ch , eil fenfible à l’œil ; c’eit comme en îifant, qu’un fourd conçoit ce qu’on lui dit ; il efl bon de loi parler dans la bouche pour mieux fe faire entendre , lorfqu’il s’cft déjà entendu lui-même, comme on l’a dit ; mais on i’inflruit mieux par la vue & : le touiher, aurcsjiint in ociilis , dit fort bien l’auieur du traité dç loquclâ , p. 101.

Le difciple fait-il enfin lire & parler ? On commence par lui apprendre les noms àç.s chofes qui ont le plus d’ufages , & qui fe préfentent le plus familièrement , comme dans l’éducation de tous les enfans ; les fubftantifs, adjectifs, les verbes, les

idverbes , les ccnjonélions , les déclinaifons , q^

conjugaifons , & les contraclioils particulières de la langue qu’on enfeignc.

Amman finit fon petit , mais excellent traité , par donner l’art de corriger tous les défauts du lang :ige , mais je ne le fuivrai pas plus loin. Cette méthode eft d’autant plus au-dcffus du Bureau Typo-K graphique^ & du Quadrille des enfans , qu’un fourd^ né , plus animal qu’un enfant , a par fon fcul inftiaél déjà appris à parler. Le favant maître des D E L ’A M E 2I5

fourds apprend à la fois & en peu de tems à parler , à lire, & à écrire fuivant les règles de l’ortographe : & tout cela , comme vous voyez , machinalement, ou par des fignes fenlibles, qui font la voie de communication de toutes les idées. Voilà un de ces hommes dont il eft fâcheux que la vie ne foit pas proportionnée à l’utilité dont ck eft au public.

§• I

Réflexions fur V éducation.

Rien ne reiïemble plus aux difciples d’Amman , que les enfans ; il faut donc les traiter à-peu-prèy de la même manière. Si on veut imprimer trop de mouvement dais les mufcles , & trop d’idées , ou de fenfations dans le cetveau des fourds, la confufion fe met dans les uns & dans les autres. De même la mémoire d’un enfant , le difcernement qui ne fait que d’éclore , font fatigués de trop d’ouvrage. La foibleiïe âes fibres & des efprits exige un repos attentif. Il faut donc , i*’. ne pas devancer la raifon , mais profiter du premier moment qu’on la voit paroître , pour fixer dans l’efprit le fens des mots appris machinalement. 2°. Suivre à la pifte les progrès de famé , voir comment la raifon fe développe, en un mot obfer-^ ^

d.i6 Traité

ver exaflemement à quel degré on doit arrêter, pour ainli dire, le thermomètre du petit jugement des enfans , afin de proportionner à fa fphere , fucceffivenient augmentée, l’étendue desconnoiflancesdontil faut l’embellir & le fortifier ; & de ne faire travail-W fefprit, ni trop , ni trop peu. 3*^. De il tendres cerveaux font comme une cire molle dont les impreilions ne peuvent s’effacer , fans perdre toute îa fubflance qui les a reçues ; delà les idées fauffes , les mots vuides de fens : les préjugés demandent dans la fuite une refonte , dont peu d’efprits font fufceptibles , & qui dans l’âge turbulent des pafiions devient preil]ue impoflible. Ceux qui font chargés d’jnltruire un enfar.t , ne doivent donc jamais lui imprimer que des idées fi évidentes, que rien ne foit capable d’en êclipfer îa clarté. Mais pour cela il faut qu’ils en ayent eux-mêmes de femblables, ce qui eft fort rare. On enfeigne, comme on a été enfeigne , & delà cette infinie propagation d’abus & d’erreurs. La prévention pour les premières idées eft la fource de toutes ces maladies de fefprit. On lésa acquifes machinalement , & fans y prendre garde, en fe familiarifantavec elles on croit que ces notions font nées avec nous. Un célèbre abbé de mes amis , métaphyficien de la première force , croyoit que tous les hommes étoient muficiens nés ; parce qu’il ne fe fouvcnoit pas d’avoir appris les airs avec Icfquels fa nourrie ?

D E L ’ A M B. 117

rcndormoit. Tous les hommes font d :^ïs la même erreur ; & comme on leur a donné à tous le§ mJraes idées , s’ils ne parloient tous que françois , ils fcroient de leur langue le même phantôme que de leurs idées. Dans quel chaos , dans quel labyrinthe c’erreus & de préjugés , la mauvaife éducation nous plonge ! Ec qu’on a grand tort de })ermettre aux epfans des raifonnemens fur des chofcs doiit ils n’ont point d’idées , ou dont ils n’ont que des idées confufes !

HISTOIRE V.

D^un enfant trouvé parmi des ours^ j N jeune enf-int , âgé de dix ans, fut trouvé l’an 1694 parmi ua troupeau d’ours dans les forets qui font aux contins de la Lithuanie & de la Ri flie. Il étoit horrible à voir, il n’avoit ni l’ufage de la raifon . ni celui de la parole : fa voix & lui-même n’avoient rien d’humain , ii ce n’eil la figure extérieure du corps. Il marchoit fur les mains & fur les pieds comme les quadrupèdes : féparé des ours il fembloit les regretter ; Tennui & l’inquiétude étoient peints fur fa phyfionomie , lorfqu’il fut dans h fccicté dz^ hommes ; on eût dit un prifonnier, ( & il fe crcyoit tel ) qui ne cherchoit qu’a seiiiyir ,

uf^u’a ce qu’apnt appris à lever fes mains 21 8 Traité

contre un mur , & enfin à fe tenir debout fur fes pieds , comme un en£int , ou un petit chat, & s^étant peu-à-peu accoutumé aux aliments des hommes, il s’apprivoifa enfin après un long efpacede temps , & commença à profe’rer quelques mots d’une voix rauque, ôc telle que je l’ai de’peinte. Lorfqu’on l’interrogeoit fur fon état fauvage , fur le temps que cet état avoit duré, il n’en avoit pas plus de mémoire , que nous n’en avons de ce qui s’cfl palTé, pendant que nous étions au berceau. Conor, (i) qui raconte cette hiftoire arrivée en Pologne , pendant qu’il étoit à Varfcvie à la cour de Jean Sobicski , alors fur le trône , ajoute que le roi même , plufieurs fénateurs , & quantité d’autres habitans du pays dignes de foi , lui afliirerent comme un fait confiant , & dont perfonne ne doute en Pologne , que les enfans fcfnt quelquefois nourris par des ourfes , comme Rémus & Romulus le furent, dit-on, par une louve. Qu’un enfant foit à fa porte , ou proche d’une haie , ou laifTé par imprudence feul dans un champ , tandis qu’un ours affamé pâture dans le voilinage , il eft auifi- tôt dévore & mis en pièces ; mais s’il eft pris par une ourfe qui allaite , elle le porte où font ks petits, auxquels elle ne fert pas plus de mère & de {i) P- I33> 134 > 135- Evang. Med, DE l’Ame. 2.19

nourrice , qu’à l’enfant même , qui quelques années après eft quelquefois apperçu & pris .par les chaffeurs.

Conor cite une aventure femblable à celle dont il a été témoin , qui arriva dans le même lieu ( a Varfovie ) en 1669 , & qui k pafla fous les yeux de M. Wandcn nommé Brande de Cleverskcrk , ambafladeur en Angleterre l’an 1699. Il décrit ce cas , tel qu’il lui a été fidèlement raconté par cet ambafladeur , dans fon traite du gouvernement du royaume de Pologne.

J’ai dit que ce pauvre enfant dont parle Conor , ne jouiflbit d’aucunes lumières de la raifon ; la preuve en cil qu’il ignoroit la mifere de fon état ; & qu’au lieu de chercher le commerce des hommes , il les fuyoit, & ne defiroit que de retourner avec fçs ours. Ainfi , comme le remarque judicieufement notre hiflorieii , cet enfant vivoit machinalement , & ne penfoit pas plus qu’une bête , qu’un enfant nouveau-né, qu’un homme qui dort, qui eft en léthargie , ou en apoplexie.

220 Traite

CHAPITRE VI.

Des hommes fauvages , appelles satyres, J_jEs hommes fauvages , (i) afTcz communs aux .Indes & en Afrique, font appelles orang-outang par les. indiens, & Qiioias morroii par les afriquains.

Ils ne font ni gras ni maigres ; ils ont le corps quarré, les membres fi trapus & fi mufculeux , qu’ils font très-vîtes à la courfe , & ont une force incroyable. Au-devant du corps ils n’ont de poil en aucun endroit ; mais par derrière , on diroit voir une foret de crins noirs dont tout le dos eft couvert & hétifle. La face de ces animaux reffemble au vifage de l’homme : mais leurs narines font camufes &■ courbées , & leur bouche eft ridée & fans, dents.

Leurs oreilles ne différent en rien de celles ôxs hommes ni leur poitrine : car les fatyres femelles ont de fort gros tétons , & les mâles n’en ont p3s plus qu’on n’en voit communément aux hommes. Le nombril eft fort enfoncé, & les membres fupé> (i) Il y a deux ans qu’il parut à la foire Saint-Laurent un grand unge , femblable au fatyre de Tulpius^ DE l’ A M ï. 22,1

rieurs & inférieurs reiïlîniblenr à ceux de l’homme, comme deux gouttes d’eau, ou un œuf à un autre œuf

Le coude eft articulé comme le nôtre ; ils ont le même nombre de doigts , le pouce fait comme celui de l’homme, des mollets aux jambes - Se une bafe à la plante du pied , fur laquelle tout leur corps porte comme le nôtre , lorfqu’ils marchent à notre manière , ce qui leur arrive fou vent.

Pour boire , ils prennent fort bien d’une main l’anfe du gobelet, & portent l’autre au fond du vafe ; cnfuite ih effuyent leurs lèvres avec la plus grande propreté. Lorfqu’ils fe couchent , ils ont auffi beaucoup d’attention & de délicatefTc , ils fe fervent d’oreiller & de couverture dont ils fe couvrent avec un grand foin , lorfqu’ils font apprivoiiés. La force de leurs mufcles , de leur fang & de leurs cfprits, les rend braves &intrépides, comme nous-mêmes : mais tant de courage eft réfervé aux mâles , comme il arrive encore dans l’efpece humaine. Souvent ils fe jettent avec fureur fur les gens même armés , comme fur les femmes & les filles , auxquelles ils font à la vérité de plus douces violences. Rien de plus lafcif , de plus impudique & de plus porté à la fornication, que ces animaux. Les femmes de l’Iride ne font pas tentées deux fois d’aller les voir dans les cavernes, où ils il ! Traite

fe tiennent cachés. Ils y font nuds , & y font lamouravec aufli peu de préjugés que les chiens. Pline, S. Jérôme & autres nous ont donné d’après les anciens, des defcriptions fabuleufes de ces animaux îafcifs, comme on en peut juger, en les comparant avec celle ci. Nous la devons à Tulpius médecin d’Amfterdam. (i) Cet auteur ne parle du fatyre qu’il a vu , que comme d’un animal ; il n’ell occupé qu’à décrire les parties de fon corps , fans faire menrion s’il parloir & s’il avoit des idées. Mais cette parfaite reflcmblance qu’il reconnoît entre le corps du fatyre & celui des autres hommes , me fut croire que le cerveau de ce prétendu animal eft originairement fait pour fentir & pcnfer comme les nôtres. Les raifons d’analogie font chez eux beaucoup plus fortes que chez les autres animaux.

Plutarque parle d’un fatyre qui fut pris en dormant , & amené à Sylla : la voix de cet animal reffcmbloit au hennilfement des chevaux & au bêlement d^s boucs. Ceux qui dès l’enfance ont été égarés dans les forêts, n’ont pas la voix beaucoup plus claire & plus humaine ; ils n’ont pas une feule idée , comme on l’a vu dans le fait rapporté par (i) Obfcrvat. Mid. Ed, d.E/iev. L. m. C. LVI. p. 270.

DE l’Ame. 213

Conor, je ne dis pas de morale , mais de leur état , qui a palTé comme un fonge , ou plutôt , fuivant rexpreflîon proverbiale , comme un rêve à la fu !{re,qui pourroit durer cent ans fans nous donner une feule idée. Cependant ce font des hommes, & tout le monde en convient. Pourquoi donc les fatyres ne feroient-ils que des animaux ? S’ils ont les inftrumensde la parole bien organifés, il eft facile de les indruire à parler & à pcnfcr, comme les autres fauvages : je trouverois plus de difficulté à donner de Icdacation & : des idées aux fourds de naiiTance.

f Pour qu’un homme croie n’avoir jamais eu de commencement , il n’y a qu’à le féqueftrer de bonne-heure du commerce àcs hommes ; rien ne pouvant l’éclairer fur fon origine , il croira ncn- . feulement n’être point né , mais même ne jamais finir. Le fourd de Chartres qui voyoit mourir fes femblables, ne favoit pas ce que c’ctoit que la mort : car n’en pas avoir une perception bien difiinSe , comme M. de F. en convient, c’ell n’en avoir aucune idée. Comment donc fe pourroit-il faire qu’un fauvage qui ne verroit mourir perfonne , fur- tout de fon efpece, ne fe crût pas immortel ? Lorfqu’un homme fort de Ion état de bête , & qu’on l’a aflez inftruit, pour qu’il com.mence à réfléchir , comme il n’a point penfé durant le cours de fa vie fauvage , toutes les circonllances de cet 224- Traite

état font perdues pour lui : il les écoute , comme nous écoutons ce qu’on nous raconte de notre enfance, qui nous paroîtroit une vraie fable , fans l’exemple de tous les autres enfans. La naiflance & la mort , nous paroitroient également des chimères, fans ceux qu’on voit naître & mourir. Les fauvages , qui fc fouviennent de la variété des états , par ou ils ont paife , n’ont éic égarés qu’à un certain point ; aulfi les trouve-t-on marchant comme les autres- hommes iur les pieds feulement. Car ceux qui depuis leur origine ont longtemps vécu parmi les bêtes , ne ië fouviennent point d’avoir exifté dans la fociété d’autres êtres : leur vie fauvage , quelque longue qu’elle ait été , ne les a pas ennuyés, elle n’a dure pour eux qu’un infiant, comme on l’a déjà dit ; enfin ils ne peuvent fe perfuader qu’ils n’ont pas toujours été tels qu’ils fe trouvent au moment qu’on leur ouvre les yeux fur leur mifere , en leur procurant des fenfations inconnues , & l’occalion de fe replier fur CCS fenfations.

Toute la Hollande a eu le plaifant fpeélacle d’un enfant , abandonné dans je ne fais quel defert, élevé & trouvé enfin parmi des chèvres fauvages. Il fe traînoit & vivoit comme ces animaux ; il avoit les mêmes goûts , les mêmes inclinations , les mêmes fons de voix : la même imbécillité étoit peinte fur fa phyfionomie. M. JSoerhaave , qui nous faifoic

ï> E l’A m ë. 22^

faifoit cette hiftoire en 1723, l’a, je crois,, tirée du bourgmeftre Tulpius.

On parloir beaucoup à Paris, quand j’y publiai ja première édition de cet ouvrage , d’une fiile iauvage qui avoir mange fa fœur , & qui étoit alors au couvent à Châlons en Champagne. Mg-. le maréchal de Saxe m’a fait l’honueur de me raconter bien des particularités de l’hiUoire de cette fille. Mais elles font plus curieufes que néceffaires , pour comprendre 6c expliquer ce qu’il y a de plus furprenant dans tous ces faits. Un feul fuffit pour donner la clef de tous les autres ; au fond , ils fe reffemblent tous , comme toutes nos cbfervations de médecine fur un même fujet, dont une bonne théorie facilite beaucoup mieux l’intelligence , que tous les livres de ces docteurs ciniques (S : bornés. §. VIT.

Belle conjecture d’Arnobe,

qui vient à t appui de tous ces faits. J’ai rapporté plufieurs (i) fliits , que le hafard , ou un art admirable^ ont fourni aux Fonteneîle , (i) Je n’ai oublié que VaveugU-nt de la Motte le Vayer ; mais cet oubli n’eft pas de conlequence, parla raifon que j ’ai donnée.

2i5 Traité

aux Chefelden , aux Locke, aux Amman , aiiX Tulpius^, aux Boerhaave , aux Conor , &c. Je pafTe à préfent à ce qui m’a paru digne de les couronner ; c’efl une belle conjedure d’Arnobe, laquelle porte vifibleraent fur des obfervations qu’il avoit eu occafion de faire , quoiqu’il n’en dife qu’un mot en paiïant.

Faifons, dit-il, (i) un trou en forme de lit, dans la terre, qu’il foit entouré de murs , couvert d’un toit ; que ce lieu ne foit ni trop chaud , ni trop froid : qu’on n’y entende abfolument aucun bruit : imaginons les moyens de n’y faire entrer qu’une pâle lueur entrecoupée de ténèbres. Qu’on mette un enfant nouveau - né dans ce fof’^errain :■ quefesfens ne foient frappés d’aucuns objets ; qu’une nourrice nue, en filence , lui donne fon lait & fes foins. A-t-il belbin d’alimens plus folides ? qu’ils lui foient portés par la même femme : qu’ils foient toujours de même nature, tels que le pain & l’eau froide, bue dans le creux de la main. Que cet enfant , forti de la race de Platon ou de Pithagore, quitte enfin fa folitude à l’âge de vingt, trente ou quarante ans ; qu’il paroilTe dans l’aifcmblée des mortels : qu’on lui dema de , avant qu’il ait appris à penfer & à parier, ce qu’il eit lui-même , quel elT : fon père, ce qu’il a fait, ce qu’il a penfé, (i) ^dyerf. Gène. L, II,

DE L ’ A-M- Ei 12/

comment il a été noiu’ri & élevé jiirqua ce temps.^ Plus ftupide qu’une bête, il n’aura pas plus de fenti-’ ment que le bois ou le caillou ; il ne connbîrra’ni la^ terre, ni la nier, ni les allres, ni les météores ,_ ; ni les plarites , ni les animaux. S’il à faim,, faute dé^ fa nourriture ordinaire, ou plutôt faute de co^nno^^tré tout ce qui peut y fiippleer , il fe laiffera moiirir.’ Entouré de feu , ou de béces venimeufes , il fe^ jtttera au milieu du danger ,-pàrdê qu’il ne fait encore ce que c’eft que la crainte.’ S’il eft-forcé dti^ parler j. par l’impreliion de tous ces objets nouveau^, dont il eit frappe , il ne fortira de la bouchebéante , que des fons inarticulés , .comme plufmirs ont coutLimz de faire en pureU cas. Demandez-lui. non des idées abftraitcs & dîifidiîeS ae’ niétaphyiique , dc’il ?o#aîe ou de "géométrie Jiilais feulement la plus iimple qiieftion d’irittsmériqueyll rie comprend pas ce qu’il entend , ni qiié votre voix puiïTe fignifier quelque chofe, ni ménie fi ci’eft à lui , on a d’autres^ que vous parlez. Où ell donc cette. portqéiiriTftfrioftelle de la divinité .> Ou ^ft’ cette" ame, qurentre dans le corps’, fi dode & fi éclairée’ j*^ & qui par le fécours de Thifiruction ne fait que fë" rappeler les connoifTances qu’elle avoir infufes ? Eil-ce donc là cet être fi raifonnable & fi fort au-delTus àts autres êtres ? Kéhs ! oui, voilà Thomme ; il vivroit éternellement feparé de la fociété, faHS acquérir une fenle idée. Mais poliffons P i

228 Traité de l’Ame. ce diamant brut , envoyons ce vieux enfant à l’école , quatum mutât us ah illo ! l’animal devient homme , & homme dofté & prudent. N’eft-ce pas ainfi , que le bœuf, l’âne , le cheval, le chameau, le perroquet apprennent , les uns à rendre divers lervices aux hommes , & les autres à parler , & peut-être ( fi , comme Locke, on pouvoir croire le chevalier Temp’e ) à faire une converfation fuivie. , Jufqu’ici Arnobe, que j’ai librement traduit & abrégé. Que cette peinture eft admirable dans l’original î Ceft un àts plus beaux morceaux de l’antiquité. , ^ , , C ON c L ’Vsi. o"n de l’Ouvrage. ’Ml Point de lens, point d’idées. Moins on. a de fens , moins on a d’idées. Peu d’éducation , peu d’idées. .Point de fenfations reçues , point d’idées. Ces principes font les conféquences néceflaires de toutes les obfervations & : expériences, qui font la bafe inébranlable de cet ouvrage. Donc l’amc dépend effentiellement àts organes du corps , avec lefquels elle fe forme, croit, décroît Ergo parncipanleti quoque convenu tjjx. (i)o • >-il !>’ • ( I ) Lucret. de Nat. Rer.

ABRÈGE’ DES / S YSTÈMES. - ■ Mundum tradidit difputationibus eorum. (^5’ ) A B Pv È G È DES SYSTÈMES POUR FACILITER L’INTELLIGENCE DU TRAITÉ DE L’A M E. §. L DESCARTES. JL/ESCARTES a purgé la phiîofophie de toutes •ces exprefuons ontIioloç ;iqnes , par lefqu elles on s’imagine pouvoir rendre intelligibles les idéts abftraites de l’être. Il a diilipé ce cahos, & a donné le modèle de lart de raifonner avec plus de jullefTe , de clarté & de méthode. Quoiqu’il n’ait point fuivi ku-méme fa propre méthode , aous lui devons P4 2-32 Abrégé

l’cfprit philofophique qui va dans un moment remarquer toutes ks erreurs , & celui qu’on fait aujour-^ d’Iuii régner dans tous les livres. Que d’ouvrages bi :n faits depuis Defcartes ! Que d’heureux efforts depuis les fiens ! Ses plus frivoles conjectures ont fait naître l’idée de faire mille expériences , auxquelles on n’auroit peut -être jamais fongé. Il efl donc permis aux efprits vifs, ardens à inventer , de devancer par leurs fpéculations, quelque inutiles qu’elles foient en elles-mêmes , l’expérience même qui ks détruit. C’eft rifquer detre utile, du moins indirectement.

. Ceux qui difcnt que Defcartes ne fût pas un grand géomètre , peuvent, comme dit M. de Voltaire , ( lettre fur l’ame , 75. y 4.) fe reprocher de battre leur nourrice. Mais on voit , par ce que je dis plus loin au fujet de la géométrie, qu’il ne fuffic pas d’être un grand géomètre, pour être, à jufte titre, qualifié de génie.

. Après la méthode & : les ouvrages géométriques de cç philofophe , on ne trouve plus que des fyflcmes , c’ell-à-dire , des imaginations , àcs erreurs. Elles font fi connues, qu’il fufîira, ce me femble , de les cxpofer. Defcartes avoue , comme Locke , qu’il r.’a eu aucune idée de l’être & de la fubftance , < ?: cependant il la déHnit. {Déf. 6. de fis médita | ?{rp* aux -z, ohjcâ, à la z, des 7*^. & aux 4 ?. ) |l DES Systèmes. 133

fait confiibr i’eirence de la matière qu’il ne connoît pas, dans l’étendue folide ; & lorfqu’on lui demande ce que c elt que le corps , ou la fubftance étendue , il répond que c’eft une fubftance compoféc de plufieurs autres fublknces étendues , qui le font encore elles-mêmes de pluficurs autres femblabîes. Voint une définition bien claire & bien expliquée. Avec cette étendue , Defcartes n’admet que du mouvement dans les corps. Dieu eft la caufe première de ce mouvement ; comme Dcfcartes eft l’auteur de ces loix reconnues pour faufles , & que les Carté-r fiens même corrigent tous les jours dans leurs ouvrages. On explique tous les phénomènes par ces deux feules propriétés, l’étendue matérielle , & le mouvement communiqué fans cefîe immédiatement par la force diyme. On imagine non-^feulement qu’il n’y a que trois fortes de particules , ou de matière dans le monde ,fubnlis , glohulofa^ Jlriâa , mais on décide de quelle manière dieu a mis chacune d’elles en mouvement. Ces particules remplilTent tellement le monde , qu’il eft abfolument plein. Sans Newton, ou plutôt fans la phyfique , la mécanique & raftronoraie , adieu le vuide des anciens î On fabrique des tourbillons & âça cubes , qui expliquent tout , jufqu’à ce qui eft inexplicable , la création. Voilà le poifon , voici l’antidote. L’auteur avoue dans fon L. des princip. art. ^. que fon fyflême pourvoit bien n’être pas vrai , & qu’il ne 214 A 7. R É G é

lui parcît pas tel à lui-même. Que pouvoit-il donc penfer de fon riiible traité de form. fœt, . Dclcartes eil le premier qui ait admiç un principe moteur , différent de celui qui cil : dans la matière , connu , comme on l’a dit au commencement du T. de l’A , fous le nom de force motrice , ou de forme active. Mailebranche convient lui-même de ce que j’avance pour en faire honneur à Defcartes. Ariftote & : tous les anciens ( excepté les Epicuriens , qui par un intérêt hypothétique n’avoient garde d’admettre aucun principe moteur, ri matériel, ni immatériel) reconnurent la force motrice de la matière , fans Isquelle on ne peut compléter l’idée des corps. Mailebranche ( L. VI. p. 387. z/z-4^ léyS.) convient du fait, & à plus forte raifon Léibnitz, dont on parlera à fon article. Enfin fi vous lifez Goudin , p. 21. 16^-167. zSa. ôcc. tom. II. édit. Barbay , comment, in Anji.phyf, p. 121-113, & : autres fcholaftiques , vous verrezque la force motrice de la matière a été enfeignée dans tous les temps dans nos écoles chrétiennes. Ratio pi incipll acîlvi , dit Goudin, convenit fiibftantiis corporeis , & independcnt ajfccliones cot" ponim qiiœ cerniintur in modo.

. >). Defcartes écrit à la fameiife princeiTe palatine Elifabeth, qu’on n’a aucune alTurance du dcftin de l’ame après la mort : il définit la penfée , art. zj. toute connoifiance , tant fenlitive , qu’intelltcluellc.

DES -Système s. ^3^

Ainfi penfer-, leloii Defcaites , cd fentir , imagi^ lier, vouloir, Gompreiidre ; felorlqu’il fait confifter r.efTeoce.de l’ajme dans la peniëe, lorfqu’il dit c’eft une fubiïance qui penfe , il ne donne aucune ide’e de la nature de l’ame ; il ne fait que le dénombrement de fes propriétés, qui n’a rien de fi révoltant. Chez ce philofophe , iariîe fpiritueîle, inétendue, immortelle , font de vains fons pour endormir les Argus de Sorbonne. Tel a été encore fon but, lorfqu’il a fait venir l’origine de no^ idées de dieu même immédiatement. Qud qiiœfo ratianc^ dit le profeffl’ur en théologie que je viens de citer , Cartefius denionftravit ideas rçrum ejf’e immcdiato à dço nobis înditas & non à fenfihus acceptas , Jicuti doccnt Ariftotelcs , diviis Thomas , ac primates thcologi ac philojophi ? . . . . cur anima non ejfet corporeu licet jiipra Juam cogitationem rejîcclendo in ea corporeitatem non adverîeret ^ (^ quid non potejl ^ qui omnia potiût ? M. Goudin ne fe feroit point fi fort emporté contre Defcartes , s’il leût aufîi bien entendu que le médecin Lamy , qui le foup-> çonne avec raifon d’être un adroit matérialise : & : fî M. Deflandes ( hifioire de la philofophie , tom. II. à l’article de l’immortalité de famé ) eût auiîi folidement réfléchi qu’il a coutume de faire, il n’eût pas avancé témérairement que Defcartes fft le premier qui qit bien eclairci Us preuves de ce dogme qui ait bien fait dijlinguer Vame du corps ^ les fiihfianccs ffirituelUs ^ de celles qui nt 2.]5 Abrégé

U font pas il ne s’en feroit pas fié aux quatre propoiîtions qu’il rapporte , & qui loin de rien èclaircir ^ïowt aulîi obfcures que la qucftion même. Un être inétendu ne peut occuper aucun efpace, & Defcartes , qui convient de cette vérité , recherche férieufement le iiege de lame, 5è l’établit dans la glande pinéale. Si un être fans aucunes parties pouvoit être conçu exifler réellement quelque part, ce fcroit dans le vuide , & il eft banni de l’hypothefe Cartélienne. Enfin ce qui eft fans extenfion , ne peut agir fur ce qui en a une. A quoi fervent donc les caufes occafionnelles , par lefquelles on explique l’union de l’ame & du corps ? Il eft évident par-là que Defcartes n’a parlé de l’ame , que parce qu’il étoit forcé d’en parler , & d’en parler de la manière qu’il en a parlé , dans un temps où fon mérite même étoit plus capable de nuire à fa fortune , que de l’avancer, Defcartes n’avoit qu’à ne pas rejeter les propriétés frappantes dans la matière , & tranfporter à l’ame la définition qu’il a donnée de la matière , il eût évité mille erreurs ; & nous n’eulîions point été privés des grands progrès que cet excellent efprit tût pu faire , fi au lieu de fe livrer à de vains fyftcmes , il eût toujours tenu le fil de fa géométrie, & ne fe fût point écarté de fa propre méthode. Encore, hélas ! ce fil efl-il un bien mauvais guide. Il a égaré Spinofa , qui n’eil qu’un outr^ Carréfien.

DES Systèmes. 237

§. II.

MALLEBRANCHE.

ïo.IVIallebranche, après avoir diftingué la ftibltance de fes modifications , & défini ce dont il n’a point d’idée , l’efTence des chofes , ( V. rech. de la vérit. 1. 3. c. i. 2 part. c. 7. 8. ) fait confifter celle de la matière dans l’étendue, comme avoit fait Defcartes en habile Cartéiicn, il déploie toute fa force & fan eloquciice contre les fens ; qu’il imagine toujours trompeurs : il nie aiiffi le vitide, met l’elTence de l’ame dans h penfée ( L. 3. p. i. c. I. &c ) qui n’cft qu’un mo(ie. Z°. Quoiqu’il -admette dans l’homme deux fubftances diilindes , il explique les facnltés de l’amc par celles de la matière (L. r. c. i. l. 3. c. VIII. ) fur une idée faufle du mot penjée^ dont il fait une fubftance , il croit qu’on penfe toujours , & que Iprfque l’ame n’a pas confcieKce de ks penfécs, c’eft alors qu’elle penfe le plus, parce qu’on a toujours lidée de l’être en général. (L. 3.C. 2. p. i. c. 8. ) Il définit l’entendement , « la faculté de » recevoir différentes idées ; & la volonté , celle » de recevoir difFcrentes inclinations ( L. i. c. i.) ; ^ ou , fi l’on veut , une imprefîion naturelle qui ^ nous porte ver ? le bien en général , l’unique 233 A B R- É G è

» amour ( L. 4. c. i .) que dieu nous imprime : & » la liberté, eft la forcé quVl’efprit de déterminer » cette imprelîion divine vers les objets qui nous » plaifeht. Nous n’avons Cependant, ajoiite-t-il, » ni idée claire , ni même fentiment interieuF de » cette égalité de mouvement vers le bien >■> : ôi c’ctl de ce défaut d’idées qu’il part pour donn^eu les définitions que je viens de rapporter, auxquelles. on s’apperçoit eiîeélivement que. l’aucéur manqué d’idées.

^. Mallebranche eft le premier des philofophes qui ait mis fort en vogue les efprits animaux, mais comme une hypothefe, car il n’en prouve nullepart Texiitence d’une maniei’e invincible. Cela étoit réfervé aux médecins , & principalement à Boerhaave, le plus grand tbéoréticien de tous. «. Je viens au fond du ■.fyflcme principal du F* Mallebranche. Le voici : ^ - :’■. :" " Les objets que famé apperçoit j font dantflame, ou hors de lame ; les premiers Te voient :^dans le miroir de nos fenuimens ; & les autres’ » dans leurs idées ( L. 3. c. i. p. 2. ) ;c’e{l-à-dire, » non eux-mêmes , ni dans les idées , ou imageà » qui nous en viennent par les fens ( L. 3. c. 14.. » p. 2. c. IX) , mais d.m’i quelque chofequi étant » intimement uni a notre ame , nous repréfente’ » les corps externes. Cette chofe eft dieu. Il eft » très-étroitcment uni à nos âmes par fa préfencc : DES Systèmes. 239

» cette prélcnce claire, intime, néctlTaire de dieu » agit fortement fur l’erpric. On ne peut fe défaire » de ridée de dieu. Si lame confidere un ctre » en particulier , alors elle s’approche de quelques-unes des perfedions divines , en s’eloignant des M autres , qu’elle peut aller chercher le moment >) fuivant. (L. 3. p. 2. v. VI. )

» Les corps ne font vilibles que par le moyen de » l’étendue. Cette étendue ell infinie , fpirituelle , » néceflâire , imnmable ( fouvent M. en parle » comme d’une étendue compofee ) ; c’cli un à^s » attributs de dieu. Or tout ce qui eil en dieu efl » dieu ; c’ell donc en dieu que je vois les corps. Je » vois clairement l’infiiii , en ce fens que je vois » clairement qu’il n’a point de bout. Je ne puis jû voir l’infini dans les êtres finis ; donc, &c. Donc » ridée de dieu ne fe préfente à mon ame , que » par fou union intime avec elle. Donc il n’y a » que dieu qu’on connoifTe par lui-même , comme » on ne connoît tout que par lui.

» Comme tout ce qui eft en dieu eil très-fpirituel, très-intelligible & très-préfent à l’efprit ; » delà vient que nous voyons les corps fans peine, » dans cette idée que dieu renferme eh foi , & que » j’appelle Vétcndue , eu h monde intelligible. Ce w monde ne reprefente en foi les corps que comme » poflibles , avec toutes les idées des vérités ; & non » les vérités même qui ne font rien dg réel ( L. 3,. > 24Ô Abrégé

» c. o. p. 1.) Mais lès fentimens de luniiere &. de » couleurs , dont nous fommes afFecTtés par l’étendue , » nous font voir les corps exiitans. Ainfi dieu , les » corps poifibles , les corps exiftans , le voient dans » le monde intelligible, qui eft dieu, comme nous » nous voyons dans nous-mêmes. Les âmes des » autres hommes ne fe connoifTent que par conjec-Lures ; enfin il fuit que notre entendement reçoit » toutes les idées , non par l’union des deux fubftances (qui eft inutile dans g€ fyflême ), mais » par l’union feule du verbe, ou de la fagefTe dé )) dieu ; par ce monde immatériel qui renferme » l’idée , la reprcfentarion , & : comme l’image du » monde matériel ; par l’ecendue intelligible , qui « eft les corps poffibles, ou la fubltance divine 5> même en tant qu’elle peut être participée par les » corps , dont elle ell repréfentative ». C’cit jufqu’ici Mallebranche qui parle , ou que je fais parler confonivémcnt à ics principes : defquels il s’enfuit , comme on l’a remarqué il y a long-temps, que les corps font des modifications de dieu , que notre célèbre métaphyficien appelle tant de fois l’être en général , qu’il fembleroit n’en faire qu’un être idéal. Ainfi voilà notre dévot oratorien fpinofifte fans le favoir, quoiqu’il frt déjà Cartéfien , car, encore une fois, Spinofa l’étoit. Mais , comme dit fagement M. de S. Hyacinthe dans fes recherches ph’dojbphiqucsj c’ell une chcfe qu’il

DES Systèmes 141

qu’il ne faut pas chercher à approfondir, de peur" fans doute que les plus grands philofophts ne fuffent convaincus d’athéilnie.

De telles viiions ne méritent pas d’être férieufement refutées. Qui pourroit feulement imaginer ce qu’un cerveau brûlé par des méditations abitraites croit concevoir ? II cft certain que nous n’appercevons pas l’infini, & que nous ne connoiffons pas même le fini par l’infini : cette vérité fufïit pour ruiner le fyiléme du P. Malîebranche, qui porte tout entier fur une fuppofition contraire. D’ailleurs je n’ai point d’idée de dieu, ni des efprits : il m’efl donc impoliîblc de concevoir comment mon ame cfl unie à dieu.

Pafcal a bi’m raifon de dire qu’on ne peut concevoir un être penfantTans tête. C’eft là en eîfetque font nos idées ; elles ne font que des modifications de notre fubilance ; & : fi je n’en avois pas une parfaite convidion par nion feus int-me , je ferois également fur qiie mes idées des objets f>nt dans moi Se à moi ; & : non hors de moi , non dans dieu , ni à dieu ; puifaue c’efi : toujours dans moi que fe grave l’image qui repréfente les corps. D’où il s’enfuit que ces idées hors de mon ame , diftinguées de ma fubflance, quelque étroitement unies qu’on les fuppofe , font chimériques. Je croirai que je vois en dieu , quand une expérience fondée fur le fens intime , quand ma confcience me Tome /. O

241 A B R. É C É

l’aura appris. Mallebranche au reflc paroît avoir pris la magnifique imagination de fon monde intelligible , l^, dans Msrcel Fhtonicien , Zodiaq. Chant 7. où l’on trouve des rêves a - peu - près fcmblables ; 2^. dans le Parménide de Platon , qui croyoit que les idées étaient àts êtres réels , diftinds des créatures qui les appcrçoivent hors d’elles. Ce fubtil philofophe n’a donc pas même ici le mérite de l’invention , & encore ce mérite - là feîoit il peu d’honneur à l’efprit. Il vaut .mieux approfondir une vérité déjà découverte, que d’avoir la dangereufe gloire d’inventer le faux , & d’enfiler une hypothefc de nouvelles chimères. §. I I T.

L E J B N I T Z,

Xj E I B N I T z fait confifter l’efTence , l’être ou la fubftance, ( car tous cts noms font fynonymes ) dans les monades ; c’eft- à-dire , dans les corps fimples , immuables , indifTolublcs , folides , individuels, ayant toujours la même figure & : la même mafTe. Tout le monde connoît ces monades , depuis la brillante acquilition que les Leibnitiens ont fait de Me. la M. du Châtelet. Il n’y a pas, félon Leibnitz , deux, particules homogènes dans la matière ; elles lent toutes différentes les unes des autres. C’cfl cette confiante hétérogénéité de DES Systèmes. 245

chaque élément , qui forme & explique la diver lité de tous les corps. Nul erre penfant , & à plus Ziforte raifoii dieu, ne fait rien fans choix, fans motifs qui les déterminent. Or fi les atomes de -la matière étoient tous égaux , on ne pourroic -’Concevoir pourquoi dieu. eût préfère de créer, & de placer tel atome , ici .. plutôt que là ; ni comment une matière homogène eût pu former tant de différens corps. Dieu n’ayant aucuns motifs de préférence , ne pourroit créer deux êtres femblablés poflibles. Il eft donc neceiïaire qu’ils (oient tous hétérogènes. Voilà comme on combat l’homogénéité des élémens par le fameux prlnc’pc de, la rai/on Juffijantt. J’avoue qu’il n’eft pas prouve qu’un élément doive être fimilaire, comme le penfoit Mr. Boerhaave ; mais réciproquement , parce qu’on me dit que dieu ne fait rien fans une raifon qui le détermine , dois-je croire que rien n’eft égal, que rien ne fe reflemble dans la nature , & que toutes les monades, ou elTences, font diîîerenies ? Il eft évident que ce fyftême ne roule que fur la fuppofttion de ce qui fe paffe dans un être, qui ne nous a donne aucune notion de ’ics attributs. M. Clarkc & plufieurs autres philofophes admettent des cas de parfaite égalité, qui excluent toute raifon. Leib itienne ; elle feroit alors non fujji Junte, mais inutile , comme on le dit dans le Traité de VAnie. Comme on dit homme , & le monde de Def. 244 Abrégé

cartes , on dit les monades de. Lùhnif :^^^ c’eft-àdire , des imiginations. II tft pofîibie , je le veux , qu’elles fe trouvent conformes aux réalités. Mais nous n’avons aucun moyen de nous afTurer de cette conformité. 11 faudroit pour cela connoitrc h première déterminarion de l’être , comme on connoît celle de toute figure , ou .elfence géométrique , par exemple) d’un cercle ^ ! d’unî- triangle , &c. Mais de pareilles connoiffances ne pourroient s’acquérir qu’au premier inftant de la création des êtres, à laquelle perfonnc n’a alfiflé : & cette création même eft encore une hypotbefequi Ibuffre des difficultés infurmontables , lelquelles ont fait tant d’athées, & la moitié de la baie fondamentale du fpinolifme.

Puifque nous ne connoilTons pas hfiih-/IanC€, nous ne pouvons donc favoir , (i les élémens de la matière font fimilaires , ou non ; & fi véritablement le principe de la raifon fuffifunîe en eft un. A dire vrai , ce n’elt qu’iui principe de fyftême , & fort inutile dans la recherche de la vérité. Ceux qui n’en ont jamais entendu parler , favent par les idées qu’ils en ont acquiics, que le tout par exemple , eil plus grand que fa partit ; & quand ils connoîtroient ce principe , auroicntîls fait un pas de plus , pour dire que cela eft vrai , parce qu’il y a dans le tou : qiidij^uc cJiofc ’ ^ui fuit comprendra pourquoi il eji plus grand ^uç fa partie ?

DES Systèmes. 24* ;

la philorophic de M. Leibnicz porte encore fur un autre principe , mais moins , & encore plus inutile , c’eft celui de contradiclion. Tous ces prétendus premicts principes n’abrègent & n’éclairciffent rien ; ils ne font eftimables & commodes, qu’autant qu’ils font le reTultat de mille connoiffances particulières , qu’un général d’armée , un minière , négociateur , &c. peuvent rédiger en axiomes utiles & importans.

Ces êtres , qui féparés , font ô.ts monades ou la fahfuince ^ forment par leur afTemblage les corps, ou rétendue , étendue méuaphyfiquc , comme je l’ai dit ( chap. IV. ), pnifqu’elle elt formée par des êtres (impies , parmi lefquels on compte l’ame fen- (itive & raifonnable. Leibnitz a reconnu dans la matière, i^. non-feulement une force d’i/zcrrie *, mais une force motrice , un principe d action , autrement appelé N.iîLire 2. àts perceptions, & àds fenfations , femblables en petit à celles des corps animes. On ne peut en effet les refufer , du moins a tout ce qui n’efi ; pas inanimé. Leibnitz remarque 7^. que dans tous les temps on a reconnu la force motrice de la matière ; 4*^ . que la dodrine des philofophes fur cette propriété efTcnrielle , n’a commencé à être interrompue qu’au temps de Defcartes. f^". Il attribue la même opinion aux philofophes de fon temps. 6°. Il conclut que chaque être indépendamment de tout autre, Q 5

1^6 Abrégé

& : pir la force qui lui eic rronre , produit tous fes change.nei.s. 7^. Il voudroit cependant ^partager cet ourâge entre la caule première , & : la caule féconde , dieu & : la nature ; m^is il n’en vient à bouc que par des diùinciions inutiles , ou par de frivoles abltraâions.

Venons auhkéincde harmonie frréctahl :c ;c cù. une fuite des principes établis ci-devant. Ilconfiile en ce que tous les change mens du corps correfpoîident fi parfaitement aux changea^iens de la monade , appele’e *^jpru , ou amê , qu’il n’arrive pci ;t de mouveraens dans lune , auxquels ne coexiiie quelque idée dans fautre, «Se vice ve^fâ. dieu a préétabli cette harmonie , en faifant choix ÙQS fubllances , qui par leur propre fcrce produiroient de concert la fuite de leurs mutations , de forte que tour fe fait dans lame , comme s’il n’y avoit point de corps , «Se tout fe paiTe dans le corps , comme s’il ny avoit point d ame. Leibnitz convient que cette dépendance h ell pas réelle , mais métaphyiique , ou idéale. Or eft-ce par une fcâion qu’on peut découvrir & : expliquer les perceptio s ? Les moiificatioDS de nos organes fcmblent en erre la vraie caufe ; mais comment cette caufç produit - elle à^s idées ? réciproquement com.ment k corps obeit-il à la volonré ? Comment une monade fpirituellc , ou inetendue , peut-elle faire marcher à Ion gre toutes celles qui ccmDES S Y S T É .M E S. I47

imfent le corj.s, Se en gouverner tous les organes ? L’jiTie ordonne des m^^uvemens dont les mosens ]iii font ii.connus ; & dés qu’elle veut qu’ils foicnt , ils font aufli vite que la lumière fut. Quel plus bel apanage, quel tableau de h di’/inite, diront Platon î Qu’on me dife ce que ceft que la matière , & quel eft le mc’canifme de rorginilati’jn de mon corps , £ : je repondrai à ces qucftions. Ea attendant oii me rcrmettra de croire que nos idées, ou perceptions, ne font autre chofe que des modifrcations corporelles, quoique je ne corçoive pas CGHimeiit des modifications pcnfcnt , apperçoivenc , & :c.

§. IV.

W O L F.

J’ai donné une ide’c nxs-fuccinte des f^fi^mcs de trois graiids ’philofophes : je pafle à l’abrtgé de celui de W’olf , funtux commentateur de Leibrir / , & qui ne cède en rien ï ious les autres. Il defïiiic Ittre lout ce qui tjl fofJîbU ; & : la fubftance , un ftjct durable t^ modifiable. Ce qu’on eutend par îujct , ou fubpratun , comme parle Locke ,e{l uve chofe qui efl , ru exifte en e !Iemdme , & par elle-mcme ; ainfi elle peor être ronde , quarréc , &e. Au coutraire les accidens Q4

248 Abrégé

font des êtres qui ne fubfillent point par eux-mêmes , mais qui l’ont dans d’autres êtres , auxquels ils font inhérens , comme les trois côtés dans un triangle. Ce font donc des manières d’être, & par conféquent ils ne font point modifiables , quoiqu’en difent les Icholaftiques , dont la fubtiîité a été juiqu’a faire du cercle & de fa rondeur, deux êtres réellement dillinds, ce qui me furprend d’autant plus , qu’ils ont eux-mêmes le plus fouvent confondu la penfée avec le corps.

L’efTcnce , ou l’être , félon Wolf , eft formé par des déterminations efTentielles, qu’aucune autre ne détermine , ou qui ne préfuppofent rien par où on puiife concevoir leur cxiftence. Elles font la fublhnce, comipe les trois côtés font le triangle. Toutes les propriétés , ou tous les attributs de cette figure découlent de ces déterminations efTentielles ; & par conféquent , quoique les attributs foient des déterminations conltanies , ils fuppofent un fujet qui les déterminent ; quelque chofe qui foit premier , qui foit avant tout , qui foit le fujct , & n’en ait pas befoin. C’eft ainfi que Wolf croie marquer ce en quoi confifte la fubftance, contre Locke , philofophe beaucoup plus fage , qui avoue qu’on n’en a point d’idée. Je palfe fous iilence fcs déterminations variables ; ce ne font que des modifications. Tout cela ne nous donne pas la moindre notion de l’être , du fouticn , du fupport des DES Systèmes. 249

attributs, de ce fujet dont les modes varient fansceffe. Pour connoître l’eflènce de quelque chofc que ce Ibit , il faudra en avoir des idées qu’il ell impofîible à l’efprit humain d’acquérir. Les objets fur lefquels nos fens n’ont aucune prife , font pour nous , comme s’ils n’étoient point. Mais comment un philofophe entreprend-il de donner aux autres des idées qu’il n’a pas lui-même ? v. Wolf Infi. phyf. fur-tout chap. III.

« L’être fimple ou l’élément , n’eft ni étendu , » ni divifible, ni figuré, il ne peut remplir aucun » efpace. Les corps réfuirent de la multitude & » de la réunion de ces êtres fimples , dont ils » font compoiés,& comme on dit, àts agrégats, » L’imagination ne peut diilingner plufieurs choies » entr’elles , fans fe les repréfenter les unes hors » àts autres ; ce qui forme le phénomène de Fé- >) tendue , qui n’eil par coufequcnt que metaphyfique, & dans laquelle coniiilc l’efT^iince de la » matière ».

Non-feulement l’étendue n’cfl : qu’une apparence, félon Wolf ; mais h force motrice qu’il admet, la force d’inertie, font des phénomènes , ainfi que les couleurs mêmes, c’eu-à-dire, des perceptions confufes de la réalité àQ’i objets. Ceci roule fur une fauife & ridicule hypothefe des perceptions. Wolffuppofe «que nos fenfations font compofées

  • . d’un nombre infirii de perceptions partielles , qui 2 ?o Abrégé

» toutes fcparément repréfentent parfaitement les » écres limples, ou font femblables aux réalites ; » mais que toutes ces perceptions fe confondant w en une feule , reprefentent corfondues , d^s » chofes diiHndes ».

Il admet contre Locke des perceptions obfcures dans le fommcîl, dont l’ame n’a point confcience : ôc par conféquent il croit avec Mallebranche que l’ame penfe toujours, au moment qu’elle y pen(e le moins. Nous avons prouvé ailleurs le contraire. Mais , fuivant Wolf, toute fubftance fimple n’ell pas douée de perceptions ; il en dépouille les monades Leibnitiennes ; & il ne croit pas que la fenfation foit une fuite, & comme un développement nccelTaire de la force motrice. D’où il fuit , ( contre ks propres principes ) que les perceptions ne font qu’accidentelles à l’ame ; & par conféquent encore il eil audi contradiéloire , que gratuit, d’alTjrcr, comme fait Wolf , que l’ame eil un petit mondefcnlicif , un miroir vivant de l’univers , qu’elle fe repréfente par fa propre force, même en dormant. Pourquoi cela ? Ecoutez , "( car cela eft fort important pour expliquer l’origine & la génération des idées ) parce que l’objet qui donne la perception , eil : lié avec toutes les parties du monde-, & qu’ainli les fenfations tiennent à l’univers par nos organes.

îç ne parle point du fyftêmc de l’harmonie prééDES Systèmes.^ î.^i

tablie, ni des deux princi es fameux de Leibnitz, le principe de contradictLon , cy L principe de lu rai’ fon jiiffijante, C’eft une dodrine qu’on juge bien que Wolf a fait valoir avec cette iagacité, cette intelligencc , cette jufteiTe , & même cette clarté qui lui eft propre, ii ce n’eft lorfqu’elle vient quelquefois à fe couvrir àts nuages de l’onthologic ; exemple fi contagieux dans une fede qui s’accroit tous les jours, qu’il faudra bientôt qu’un nouveau Defcartes vienne purger la métahpyhqne de tous cts termes obfcurs dont Tefprit fe repaît trop fouvent. La philofophie Wolfienne ne pouvoir fe difpenfcr d’admettre ce qui f^rvoit de fondement a la Leibnitienne

mais je fuis fâché d’y trouver en ménietemps 

des traces du jargon inintelligible àcs écoles.

Je viens encore un moment à la force motrice. C’eft comme dit Wolf, « le refukat de diîîérenf.s w forces actives des eléme.is, confondues entre » elles ; c’eft un effort des ctrcs limples, qui tend à » changer fans cefle le mobile du lieu. Ces tfforfs » font feinblablcs à ceux que nous faifons pour » agir » ; Wolf en f lit lui- même de bien plus grands fans doute , pour que Dieu, témoin de cette adion de la nature, ( qui fait tour dans le fyiteme de ce fubtil philofophe ) ne relie pas oiiif , & pour ainfi dire , les bras croifes devant elle : ce qui tend ï Vaîhufme» Mais dans ce partage il n’eft pas plus 2^1 A B S. É G É

heureux que fon maître. Cd toujours la nature qui agit feule, qui produit & conierve tous les phénomènes. Le choc des fubdances les unes fur les autres, fait tout, quoiqu’il ne foit pas décidé, s’il eft réel , ou apparent : car en général les Leibnitiens fe contentent de dire que nous ne pouvons juger que fur des apparences , dont la caufe nous eft înconoue. Tant de modeftie a de quoi furprcndre dans des philofophes fi hardis, fi téméraires à s’élever aux premiers principes , qui , cependant, djins l’hypothclé des perceptions Wolfienncs , dévoient au premier coup d’œil paroître incompréhenfibles. -

Il étoit, ce me femble , curieux & utile d’obfcrvcr , par quelles voies les plus grands génies ont été conduits dans un labyrinthe d’erreurs, dont ils ont en vain cherché l’ilTue. La connoiiïance du point où ils ont commencé à s’égarer, a fe féparer, à fe rallier, peut feule nous faire éviter l’erreur, & découvrir la vérité, qui efl fouvcnt li près d’elle , qu’elles fe touchent prefque. Les faute ? d’autrui font comme une ombre qui augmente la lumière ; & par conféquent rien r’eft plus important dans la recherche de la vérité , que de s’afTarer de l’origiae de nos erreurs. Le premier antidote eft la connoiflancc du poifon.

Mais fi tant de beaux génies fe font laifTé aveugler par l’crprit de fyftéme, l’écucil des plus grands DES Systèmes. 253

hommes , rien doit-il nous inipirer plus de méfiance dans la recherche de la ve’rité ? Ne devons-nous pas.penfer que tous nos foins, nos projets,, doivent être de refter toujours attachés au char de la nature , & de nous en faire honneur , à Texemple de CCS vrais génies , les Newton <, les Boeiier-’haavc , cçs deux glorieux efclaves dont la nature ^a fi bien récompenfé les fervices , ( Boerh. de fion’ore med.fervît. ) Mais pour arriver à ce but , il ’"faut fe défaire courageufement de fes préjuges, de "fe :^ goûts les plus favoris pour telle ou telle leclc , ’■^[îbmme on quitte d’anciens amis dont on reconnoît "ia perfidie. Il efl aifez ordinaire aux plus grands •^^liiîofophes de fe vanter , comme les petits m.aîtrès ; ceux-ci ont fouvent obtenu des faveurs de •femmes qu’ils n’ont jam.iis ni vues ni connues ; ceux-là prétendent avoir pris la nature fur le fait , . c^mme’dit un fameux néologue ^ qu’elle leur a ré- ~-Vélé tous ks fecrets , & qu’ils ont , pour ainii dire , "tout vu , tout entendu, lors même que la nature ’gaTde encore plus de voiles , que jamais n’en eut ’ Ylfis des Egyptiens. Pour avancer dans le chemin de la vérité, qu’il faut fuivre une conduite diflé- • r-entc ? Il faut faire affidumcnt les mêmes pas avec - la nature , toujours aidé , comme dit madam^e la , marquife du Châtelet , du bâton de l’obfervation & & de l’expérience. Il faut en phyfique imiter la conduite qu’a tenue le fage Sydenhara en médecine.

2.J4 Abrégé

§. V.

LOCKE.

i*^. JloNSlEUK Locke fait l’aveu de foiç ignorance fur la nature de l’efTcnce àç :^ corps : en effet, pour avoir quelque idc’e de l’être ou de la fubP tance, (car tous ces m ts font fyiîonymes ) il faudroit favoir une géométrie , inacctflîble même aux l’ii-is (ublimes maahyficiens , celle.de la.. nature. Le f-ige anglois n’a donc pu fe faire une no* tion imaginaire de l’efTence descorps, commcWûIf le lui reproche fans affez de fondement. . •. :.•. °. Il preuve contre l’auteur de l’Art de pmfçr & tous les autres Logiciens , l’inutilité des Syllogifmes , & de ce qu’on appelle analyfes parfaites , par lefqiielles on a la puérilité de vouloir prouver les axiomes les plus évidents : miiujties qui nc,fe trouvent ni d^ns Euclide , ni dai^s Clairaut ( Voyez Locke, L. 4, c. 17, §. 10, p. 551 i ’)')2. ) ; mais qui abondent en Scholles dans Wolf. . Il a cru les principes geHéraux très-propres à enfeigncr aux autres les connoilTances qu’on a foimême. En quoi Je ne fuis pas de fon avis, ni par conféquent de celui de l’auteur de la logique trop ellimée que je viens de citer, chap. 4. c. 7. Le DES Systèmes. i-^^

grand étalage , cette multitude confufe d’axiomes , de propofitions générales fyftématiqiiement arrangées , ne font point un fit aflliré pour nous conduire dans le chemin de la vérité. Au contraire , cette méthode fynthétique , comme l’a fort bien fenti M. Clairaut , eft la plus mauvaife qu’il y ait pour inftruire. Je dis même qu’il n’efl : point de cas, ou de circonftances dans la vie, où il ne faille acquérir des idées particulières avant que de les rappeler à des généralités. Si nous n’avions acquis par les fens les idées de tout, & de partie, avec la notion de la différence qu’il y a enti’e l’un & l’autre faurions-nous que le tout eft plus grand que fa partie ? Il en eft ainfi de toutes ces vérités qu’on appelle éternelles , & que dieu même ne peut changer.

°. Locke a été le deftruéteur des idées innées, comme Newton l’a été du fyftême Cartéfien. Mais il a fait, ce me femble, trop d’honneur à cette ancienne chimère , de la réfuter par un fi grand nombre de folides réflexions. Selon ce philofophe & la vérité , rien n’eft plus certain que cet ancien axiome , mal reçu autrefois de Platon , de Timée , de Socrate , & de toute l’académie : Nihilejî in intelbcliL , qiiod prius non fncrit in Jenfu. Les idées .viennent par les fens , les fenfations font l’unique fource de nos covinoifTanccs. Locke explique par çlles toutes les opérations de l’ame.

5. $ é A -B vi -R C i

°. Il paroît avoir cru lame matérielle, quoique fa modeilie ne lui ait pas permis de le décider. « Nous ne ferions peut-être jamais , dit-il , capablés de décider fi un être pureraenr matériel ’» penfeou non, & parce que ne us ne concevons » ni la matière , ni refprir ». Cette fi nple réile’xion n’empêchera pas les fcholaftique^’argunienter en forme pour l’opinion contiaire , mài’s elle fera toU’ jours l’écueil de tous leurs vains raifonnemens. °. I’ renonce à la vanité de croire que l’âme penfc toujours ; il d’emontre par une foule de rai-Tons tirées du fdmmeil , de l’enfance, de l’apoplexie, &c. que l’homme peut exifter, fans avoir le ientiment de fon être : que non-feulement il n eft pas évident quel’ame penfe en tous ces états ; mais qu’au contraire, à en juger par l’obfervat’ion , elle paroît manquer d’idées, & même de fentiment. Eîy unmot,M. Locke nie que l’àme puifTe penfer & penfe réellement, fans avoir confcience d elle-même, c’efi-à-dire, fans favoir qu’elle penfe, fans avoir quelque notion, eu quelque fouvenir des chofes qui l’ont occupée. Ce qui ell : bien certain , c’eft que l’opinion de ce fubtil metanhfficien eft confirmée par les progrès & la décadence mutuelle de l’ame & du corps , & principalement par les phénomènes des maladies , qui démontrent clairement, à mon avis, contre Pafcal même, (c. 13, n. I. ) q’^ie l’homme p(îrur fort bien être conçu fans la

DES Systèmes. 257

ia penfée , & par conféquent qu elle ne fait point l’être de l’homme.

Quelle différence d’un philofophe aufîi fage, aufïï retenu, a ces préfomptueux metaphyiiciens, qui ne connoifTant ni la force, ni h foiblefle de l’elprit humain, s’imaginent pouvoir atteindre à tout, ou à ces pompeux deciamateurs, qui comme Abadie, ( dt la vérité de la religion chrétienne ^ aboient prefque pour perfuader ; & qui par le dévot enthouliafme d’une imagination echauffc’e , & prefque en courroux , font fuir la vérité , au moment même qu’elle auroit le plus de difpolition à fe lailTer, pour ainfi dire, apprivoiler ? Pour punir ces illuminés fanatiques, je les ai condamnés à écouter tranquillement, s’ils peuvent , Thiftoire des différens faits que le hafard a fournis dans tous les temps, comme pour confondre les préjugés.

°. Il eft donc vrai que Mr. Locke a le premier débrouillé le chaos de la métaphyfique, & nous en a le premier donné les vrais principes, en rappelant les chofes à leur première origine. La con-RoilTincc des égaremens d’autrui l’a mis dans la bonne voie. Comme il a pcnfé que les cbfervations fcaiibles font les feules qui méritent la confiance d’un bon efprit , il en a fait la bife de fes méditations ; par-tout où il fe fert du compas de la juftefle , ou du flambeau de l’expérience. Ses Tome I, R

2< ;8 A B E. É G É

raifbnnemens font aiilÏÏ feveres , qu’exempts de préjugés & de partialité ; on n’y remarque point aufii cette efpece de fanatifme d’irréligion , qu’on blâme dans quelques-uns. Eh ! ne peut on fans pafTîon remédier aux abus, & fecouer le joug des préjugés ? Il eft d’autant plus ridicule à u :i philofophe de déclamer contre les religionnaircs , qu’il trouve mauvaiié la repréfaille. §. V I.

B O E R H A V E.

i". JVl o N s I E u R Eoerhaave a penfé qu’il ttoit inutile de rechercher les attributs qui conviennent à l’ttre , comme à l’être ; c’eft ce qu’on nomme dernières caufes métaphyfiques. Il rejette ces caufes, & ne s’inquiète pas même des premières phyfiques , xéls que les elémens , l’origine de la première forme , des fcmences , & du mouvement ( Inft. med. XXVIII ).

zo, 11 divife l’homme en corps & en amc,& dit que la penfee ne peut être que l’opération de l’efprit pur ( XXVII ) ; cependant , non- feulement il ne donne jamais à lame les épithetes de fpirituelle & d’immortelle -, mais lorfqu’il vient à traiter de fais internes , on voit que cette fubftance n’cft point fi particulière , mais n’eft que , DES Systèmes. 2^9

je ne fais quel feus interne , comme tous les autres , dont elle femble être la réunion. ,

  • ^. Il explique par le leul mécanifme. toutes les

facultés de Tame railbnnable , & jufqu a la penfée la plus metaphyfique , la plus intelkduelle, la plus vraie de toute e’ternité , ce grand théoricien foumet tout aux loix du mouvement : de forte qu’il m’eil évident qu’il n’a connu dans l’homme qu’une ame fenfitive plus parfaite que celle des animaux. Voyez fes leçons données par M. Haller , & librement traduites en fi ;ançois : les Inf.itiitions qui en font le texte ; fur-tout de finjib, intern. & fts difcours dt honore. Medic, Scrviiut. de iiju ratiocinli MechanicL in medicinâ : de comparando certo in Phyf. àc.

’='. On fait ce qu’il en penfa coûter à ce grand philofophe , pour avoir femblé prendre le parti de Spinofa devant un inconnu , avec lequel il voyageoir. ( Vie de Bocrh, par M. de la M. Schultens , Or ut. in Eoerh. Laad, ) Mais au fond , autant qu’on en peut juger parles ouvrages ^ perfonne ne fut moins Spinofille ; par-tout il reconnoît l’invifible main de dieu , qui a tiflu , félon lui , jufqu’aux plus petits poils de notre corps d’où l’on voit , comme par tant d’autres endroits , combien ce médecin célèbre étoit différent de cts deux Epicuriens m.odernes, GalTendi & Lami , qui n’ont pas voulu croire que les inftrumens du R 2

2^0 Abrégé

corps humain fuffent faits pour produire certain’ ? mouvemcns déterminés , dès qu’il furviendroit une caufe mouvante ( Boerh. Infi. Msd. XL. ) , & qui enfin ont adopté à cet égard le fyfteme de Lucrèce (^e Natiirâ Rerum L. IV. ). S’agit-il d’expliquer la correfpondance mutuelle du corps & de l’ame ? Ou le Lavant profelTeur de Leyde tranche nettement la difficulté , en admettant au fond une feule & même fubftance : ou , quand il veut battre la campagne , comme un autre , il fuppofe des loix Gartéliennes établies par le créateur , félon lefquelles tel mouvement corporel donne à l’ame telle pcnfée , & vice verfâ , &c. avouant d’ailleurs , qu’il eil : abfolument inutile aux médecins deconnoitre ces loix,& impofïible aux plus grands génies de venir à bout de le ? découvrir. Je ne fuis ici que l’hiftorien des opinions voca/e» , ou lypognipliiques de mon illudrc maître , qui fut fans co’ tredit un parfiit déïfte. Qui peut fe flatter de connoître les opinions intimes du cœur ? Dcus Joins fcrutùtor cordium. §. V l L

S P I N O SA.’

Voici en peu de mors le fyflême de Spinofa. Il fouticnt i^’. qu’une fubftance ne peut produire DES Systèmes. 261

une autre lubibnce ; 2°. que rien ne peut être créé de rien , ielon ce vers de Lucrèce : Nullam rem è nihllo fieri divinitiis unqiiam, . Qu’il n’y a qu’une feule fubflance , parce ou’on ne peut appeler fublhnce , que ce qui eft éternel , indépendant de toute caufe fupérieure , que ce qui exifte par foi-méme & néceiïairemer.t. Il ajoute que cette fubflance unique, ni divifée, ni diviiïble , ed non-feulement douée d’une infinité de perfections , vcr% qu’elle fe modifie d’une innnicéde manières : en tant qu’étendue , les corps & tout ce qui occupe un efpace ; en tant que penfee, les âmes, & toutes les intelligences, font fes modifications. Le tout cependant reile immobile , & ne perd rien de fon effeace pour changer. Spinofa définit les fens conféquemment à (ts principes : des mouvcmcns de lame , cette partie penfante de V univers , produits par ceux des corps , (jui font des parties étendues de l’univers. Définition évidemment fauflé ; puifqu’il eft prouvé cent & cent fois, i*^. que la penfée n’eft qu’une modification accidentelle du principe fenfitif , qui par conféquent ne fait point partie penfante de V univers :

z^. que les chofes externes ne font point repréfentées 

k l’ame , mais feulement quelques propriétés différentes de ces chofes , toutes relatives R 3

262 Abrégé

& arbitraires ; & qu’enfin l"a plupart de nos fenfations, OLi de nos idées, dépendent tcllennent de nos organes , qu’elles changes^t fur-le-champ avec eux. îl fufïic de lire Bayle ( didionnaire critique, à l’article de Spïnofa ) pour voir que ce bon homme ( car quoiqiKt athée , il étoit doux & bon ) a tout confondu & tout embrouillé , en attachant de nouvelles idées aux mots xqws. Son athéifme reffemble alTez bien au labyrinthe de Dédale , tant il a de tours & : de détours tortueux. M. l’Abbé de Condillac a eu la patience de les parcourir tous , & leur a fait trop d’honneur. Dans le fyftême de Spinola , qui a été autrefois celui de Xénophancs, de MélilTus, de Parmenide , & : de tant d’autres , adieu la loi naturelle ! nos principes naturels ne font que nos principes accoutumés. Le traduéleur du traité de la vie heureufe de Senequc a poufTé fort loin cette idée, qui ne paroît pas avoir déplu à ce grand génie , Pafcal , lorfqu’il dit : qu’il craint bien que la nature ne foit une première coutume & que la. coutume ne foit une féconde nature. Suivant Spinofa encore, l’homme eft un véritable automate , une machine affujettie à la plus confiante néceîfité , entraînée par un impétueux fatalifme , comme un vaifTeau par le courant des eaux. L’auteur de Xhomme machine fcmble avoir fait fon livre txprès pour défendre cette trifte vérité. Les anciens Hébreux , alchimiftes , & auteurs » DES Systèmes. 1.53 sacrés ont mis dieu dans le feu pur , ( Boer. dt igfz, ) dans la matière ignée ou éthérée ; d’où , comme de (on trône , il lançoit des feux vivifians fur toute -la nature. Ceux qui voudront acquérir une plus grande connoifTance des fv^-ftémes, doivent lire l’excellent traité que M. l’abbé de Condilhc en a donné. 11 ne me refte plus qu’à parler de ceux qui ont pris parti , tantôt pour la mortalité , tantôt pour l’immortalité de l’ame. . VIII. De ceux qui ont cru l'ame mortelle & immortelle, Si nous n’avons pas de preuves philosophiques de l’immortalité de l’ame , ce n’est certainement pas que nous ne soyons pas bien aises qu’elles nous manquent. Nous sommes tous naturellement portés a croire ce que nous souhaitons. L’amour-propre trop humilié de se voir prêt d’être anéanti, se flatte, s’enchante de la riante perspeclive d’un bonheur éternel. J’avoue moi-même que toute ma philofophie ne m’empêche pas de regarder la mort comme la plus triste nécessité de la nature , dont je voudrois pour jamais perdre l’affligeante idée. Je puis dire avec l’aimable abbé de Chaulieu : Plus j'approche du terme , & moins je le redoute: 2^4 Abrégé

Par des principes fûrs ^ mon ifprit affirmi. Content , perfuadé , ne connaît plus U doute. Des fuites de ma fin je nai jamais frémi. Et plein dune douce efpei ancc , Je mourrai dans la confiance ;

Au fort ir de ce t rifle lieu ^ De trouver un afyle^ une retraite fûre’. Ou dans le jein de la nature ,

Ou bhcn dans les bras de gion dieu. Cependant je ceife d’érre en quelque forte , toutes les fois que je penfe que je ne ferai plus. Palfons en revue les opinions , ou les défirs des philofophes fur ce fujet. Parmi ceux qui ont fouhaité que l’âme fût immortelle , on compte i". Seneque ( Epift. 107 , ^c, Quœ/I, Nat. L, 7 , &c.) 2^. Socrate. 3°. Platon, qui donne à la vérité ■( in Phœd. ) une démondration ridicule de ce dogme , mais qui convient ailleurs qu^il ne le croit vrai , que parce quil l’a oui dire. 4". Ciccron , ( de Naturd Deorum , L. 2. ) quoiqu’il vacille , L. 3. dans fa propre doélrine , pour revenir à dire ailleurs qu’i/ affeclionne beaucoup le dogme de t immortalité ^ qno’que peu vraifemblable. ^ °. Pafcal , parmi les modernes ; mais fa manière de raifonner ( v. Penf fur la Relig. ) eft peu digne d’un philofophe. Ce grand homme s’imaginoit avoir de la foi , & il n’avoit qu’envie de croire , mais fur DES Systèmes. i6^

de légitimes motifs qu’il chcrchoit , & chercheroii encore , s iî vivoit. Croire , parce qu’on ne rifque rien, c’eft comme un enfant , parce qu’on ije fait rien de ce qui concerne l’objet de la croyance. Le parti le plus fige eft du moins de douter, pourvu que nos doutes fervent à re’gler nos adions , & : à nous conduire d’une manière irréprochable, félon la raifon «Se les loix. Le fage aime la vertu, pour la vertu même. Enfin les Stoïciens , les Celtes , les anciens Bretons , ôcc, dcliroient tous que l’ame ne s’éteignît point avec le corps. Tout le monde , dit plaifimment Pomponace , ( ^c immort. anim. ) fouhaite l’immortalhé , co’Ti :ne un mulet defire ia génération qu’il n’obtient pas. Ceux qui ont penfé fins balancer , que fanle étoit mortelle , font en bien plus grand nombre. Bion fe livre à toutes fortes de plaifanteries, en parlant de l’autre monde. Cefar s’en moque au milieu mcme du fénat , au lieu de chercher à dompter l’hydre du peuple , & cà l’accoutumer au ’frein néccfîaire des préjugés. Lucrèce , ( de Nat, rer. L.. 3. } Plutarcue , <S- :c. ne connoifîent d’autre enfer , que les remords. Je fais , dit l’auteur d’Eledre ,

» Jefù’iî que les r<^mo’ds d’un cœur ne vertueux , » Souvent pour les ( crimes } punir vont plus n loin auô les Dieux,

2^5 Abrégé Virgile ( Georg. ) fe moque du bruit (i) imaginaire de l’Acheron ; & il dit ( Eneid. L. 3. ) que les dieux ne fe mêlent point des afFiires des hommes. ScUicct is fuperls labor cjl , ea cura , qiiicios Sollic’uaî, Lucrèce dit la même chofe. Utqiu omnis par je divum natura necejfe ejl Jmmortall œvo fuimnd ciim pact fvuatur ^ S&mota à noflris rébus , fejitnclaque longé ; Nam privaîa dolore omnl , privata pcricUs , Ipfa fuis pollens opihus , nil indiga nojlri , Nec benê promcritis gaudet ^nec tanguur ira. En un mot tous les poètes de l’antiquité, Homère , Héfiode , Pindare , Callimaque , Ovide , Juvenal , Horace, Tibulle , Catulle, Manilius, Lucain , Pétrone , Perfe , &c. ont foulé aux pieds les craintes de l’autre vie. Moyle même n’en ( I ) Félix qui potuit rcrum cognofcere caufas , Atque metus omnes & inexorabile fatum Subjecit pedibus , firepitumque Acherontis / L’abbé de Chaulieu a très-bien paraphrafé ces vers* DES Systèmes. 267

parle pas , & les Juifs ne l’ont point connue ; ils attendent le Meflie , pour décider l’affaire. Hippocrate , Pline, Gaîien , en un mot tous les médecins Grecs , Latins & Arabes , n’ont point admis la diftinftion des deux riibfrances , & : la p’upart n’ont connu que la nature. Diogene , Leucippe , Démocrite , Epicure , Laclance , les Stoïciens , quoique d’avis difFerens enrr’eux fur !e concours des atôms, fe font tous réunis fur le point dont il s’agit ; & en général tous les anciens enflent volontiers adopté ces deux vers d’un poète français.

Une heure après ma mort ^ mon ame évanouie^ Sera ce quclU èioit une heure avant ma vie, Dic^earque , Afcîepiade, ont regardé Famé ccrr.me l’harmonie de toutes les parties du corps. Platon à la vérité fouticnt que lame elt incorporelle j mais c’eft comme faifant partie d’une chimère qu’il admet fous le nom à^ame du monde ; & félon le même philofophe , toutes les ame^ des animaux & des hommes- font de m.éme nature ; & la difficulté de leurs fonctions ne vient que de la différence des corps qu’elles habitent.

Ariiiote ditauln, que « ceux qui prétendent qu’il ii n’y a point d’ame fans corps , & que l’ame n’eft i6S Abrégé

» point un corps, ont raiibn ; car, ajoute-t-il , » l’ame n’eit point un corps, mais c’ell quelque » choie du corps. » Animani qui exiftlmant , ncqiic fine corporc , ntqiic corpus allquod, biné opinantur : corpus enim non cji y corporis autem ejl allquid. ( de anim. text. z6. c. 2. ) Il entend bonnement la forme, ou un accident, dont il fait un être féparé de la matière. D’où Ton voit qu’il n’y a qu’à bien éplucher ceux d’entre le^ anciens qui paroifl’ent avoir cru l’ame immatérielle, pour fe convaincre qu’ils [ne ditf’erent pas à^s autres. Nous avons vu d’ailleurs qu’ils penfoient que la fpititualité étoit auiïi bien un véritable attribut de la fubftance , que la matérialité merac ; ainfi ils fe relTcmblent tous.

Je ferai ici une réflexion. Platon définit l’ame, une eiTence fe mouvant d’elie-mcme , & Pythagore un nombre fe mouvant de lui-même. D’oii ils concluoient qu’elle étoit immortelle. Defcartes en tire une conféquence toute oppofee, tandis qu’Ariftote, qui vouloit combattre l’immortalité de l’ame, n’a cependant jamais fongé à nier la conclufion de ces anciens phiîofophes , & s’en eft tenu feulement à nier fortement le principe , pour plufieurs raifôns que nous fupprimons , & qui fcnt rapportées dans Macrohe. Ce qui fait voir avec quelle confiance on a tiré en diffcrens temps à^s mêmes principes , des conclufions contradidoirev. O dclirce hominum mentes !

DES Systèmes. 169

Le ryfléme de la fpiritualité de la matière e’noit encore fort en vogue dans les quatre premiers fiecles de leglife. On crut, jufqu’au concile de Latran, que l’âme de l’enfant ctoit la produdion moyenne de celles du père & de la mère. Ecoutons Tertullien : Anlmani corporaîcm prnfitemur , habenîem propriiim genus fukjlantlœ , foliditatls , pcr qitam quod & fendre & patl pojjiî .... qiiiddicls cœlejiem. quam unde cœhjlcm intelligas ^ non huhes ? . ... caro atqiu anima Jîmul fiunt fine calcula temporïs , atqiie finiul in utero etiam fgiiranîur minime dlvina rcs ejî^quoniam quidem mortalis.

Origene, St. Ircnée , St. Juflin martyr, Théophile d’Antioche , Arnobe, &c. ont penfé avec Tertullien que l’ame a une étendue formelle, comme depuis peu l’a écrit St. Hyacinthe. St. Auguftin penfe-t-il autrement ? lorsqu’il dit : D’im corpus animât , vitâque imhiiit , anima dicitiir : du m vult , animus : dum fcienîia ornata ejl , ac judicandi pcritiam cxcrccî , mens ; dum recolit , ac reminifcitur , mcmoria : dum raiiocinatur , ac fîngula difcernit, ratio : dum contem’ plationi infijîit , Jpiritus : dum fenîiendi vim ohtinet ^ fenfus ejî anima.

II dit dans le même ouvrage i^de anim.) I^ que l’arae habite dans le fann , parce qu’elle ne peut vivre dans le fec ; pourquoi ? (admirez la fagacité 270 A B Pv É G É

de ce grand homme, & comme en certains temps on peut devenir tel à peu de frais ! ) parce que ctjî un efprit. iP. Il avoue qu’il ignore fi les âmes font créées tous les jours, ou fi elles dcfcendent par propagation , des pères aux enfants. 3^. Il conclut qu’on ne peut rien refoudre fur lahiatore de l’ame* Pour traiter ce fujet , il ne faut être ni théologien , ni orateur : il faut être plus, philofophe. Mais pour revenir. encore à Tertullieu ; quoique les âmes s’éteignent avec les corps , tout éteintes qu’elles font, fuivant cet auteur, elles fe rallument, comme une bougie , au jugement dernier , & rentrent dans les corps reifufcités , fans Itfquels elles n’ont point fouffert , ad perficiendum^ & ad paticndiim focietatem carnis (anima) cxpojliilat ^ iLî tam plcnè per cam pati pojjît , quam fine ea ptenè agere non potuit. ( De rejhrr. L. i. 98. ) C’eft ainli que Tertullien imaginoit que l’ame pouvoit être tout cnfemble mortelle & immortelle, & qu’elle ne pouvoit être immortelle , qu’autant qu’elle feroir matérielle. Peut-on ajuller plus fingulierement la mortalité , f immortalité «S : la maté^- , rialité de l’ame , avec la réfurreâion àç :s corps ? Conor va plus loin ; ( Evangclinm Mcdlci ) ilpoufTc l’extravagance jufqu’à entreprendre d’expliquer phyliquement ce myllere.

l-Qs fcholailiques chrétiens n’ont pas pcnfé autrement que les anciens fur la nature de l’ame. Ils DES Systèmes. 271

difent tcus avec St. Thomas ; anima efi prinàplum qiio vivimus , movemur & Intclligimus, « Vouloir » & comprendre, dit Goudin, font aiifîi bien dés » mouvemens marérie’s , que vivre & végéter ». II ajoute un fait lingulier, qui eft , que dans un concile tenu à Vienne , fous Clément V, « l’autorité » de leglife ordonna de croire que lame n’efl que » la forme fubftantielle du corps , qu’il n’y a point y> d’idées innées, ( comme l’a penfé le même St. » Thomas) & déclara hérétiques tous ceux qui 3) n’admettoicnt pas la matérialité de l’ame ». Raoul Fornier, profeifeur en droit, enfeigne la même chofe dans Çts dïfcours académiques fur V origine de iame, imprimés à Paris en 161 9 avec une approbation & des éloges de plufieurs docteurs en théologie.

Qu’on life tous les fcholailiques , on verra qu’ils ont reconnu une force motrice dans la matière , & que l’ame n’eft que la forme fubftanticlîe du corps. Il eft vrai qu’ils ont dit qu’elle étoit une forme fubfiftante( Goudin,, tom. II. p. 93-94. ) ou qui fubfifte par elle-même, & vit indépendamment de la vie du corps. Delà ces eatités d{ïm6ïes , ces accidents ahfolus , ou plutôt abfolument inintelligibles. Mais c’eft une diftindion évidemment frivole.

car puifque les fcholaftiques conviennent

avec les anciens, i*’. que les formes, tant limples 272 A R’ R É G É

que compofées , ne font que de fimples attributs, ou de pures de’pendances des corps : 2®. que l’anie n’eft que la forme , ou t accident du corps , ils ajoutent en vain peur fe mafqucr , ou fe fauver de l’ennemi , les énithetes de fubjifhinte ^ on (tabfoiu : il falloit auparavant preiTentir les conféqucnces de la doctrine qu’ils embrafToicnt , & la rcj errer , s’il eut t’té poliible , plutôt que d’y faire de ridicules redriâiions. Car qui croira de bonne foi, que ce qui ell matériel dans tous les corps animes, ceiTe de fetre dans Thomme ? La contradidion eft trop révoltante. Mais les fcholaftiques l’ont eux-mêrr.es fentie , plus que les théologiens , à l’abri defquels ils n’ont que voulu fe mettre par ces détours & CQS vains fubterfuges.

Eayle dit dans fon dici’wnnalre , à l’article de Lucrèce , « que ceux qui nient que l’ame foit » dillincle de la matière , doivent croire tout » l’univers animé , ou plein d’ames :quc les plantes » & les pierres même font des fubflances penfautes ; des fubftances qui pxcuvent bien ne pas J5 fentir les odeurs, ne pas voir les couleurs, ne » pas entendre les fons ; mais qui doivent néceffairement avoir des connoiffances dans l’hypo- >» the/e des matérialises, ou des atomiftes ; parce » que les principes matériels fimpks, de quelque » nom qu’on les décore, n’ont rien de p’us précieux que ceux qui forment une pierre ; & qu’en » conféquence

DES Systèmes. 273

» confcquence ce qui penfe dans un corps, doit ? )î penfer dans un autre ».

Tel cft le fophifnne dç Bayle fur une prétendue fubflance , à laquelle il eft clair par cent & cent endroits de fes ouvrages , qu’il ne croyoit pas plus que la Motte leVayer,& tant d’autres thcologiquement perliffleurs. Il faudroit avoir l’efprit bien faux & bien bouché , pour ne pas découvrir l’erreur de ce mauvais raifonnement. Ce n’cft point la nature des principes folides des corps, qui en fait la variété , mais la diverfe configuration de leurs atdmes. Ainfi la diverfe difpofuion des fibres des corps animés , qui font faits d’élémens terreftres, cpllés fortement enfemble ; celle des vailTeaux qui font compofés de fibres ; dts membranes qui font vafculeufes , &c. produit tant d’cfprits différens dans le règne animal, pour ne rien dire de la variété qui fe trouve dans la confiftance & le cours des liqueurs dernière caufe qui entre ( pour fa moitié) dans la produftion âes divers efprits , ou iiiftinds dont je parle. Si les corps des autres règnes n’ont ni fentiraens , ni penfées ; ceft qu’ils ne font pas organifés pour cela , comme les hommes & les animaux : femblablcs à une eau qui tantôt croupit, tantôt coule, tantôt monte ^ defccnd, ou s’élance en jet d’eau, fuivant les caufcs phyfiques & inévitables qui agiflcnt fur elle. Un homme d’efprit eri •fait ; comme le cheval avec foa fer tire du feu du Tom^ /. S

2-74 Abrégé

caillou. Il n’en doit pas ctre plus orgueilleux que cet animal. Les montres à répétition font de plus grand prix , & non d’une autre nature que les plus fimples.

Je finirai par une remarque fur l’opinion que les anciens avoient de la fpiritualité & de la matérialité. Ils entendoient par l’une , un aflemblage de parties matérielles , légères & déliées , jufqu’à fembler en effet quelque chofc d’incorporel , ou d’immatériel ; &• par l’autre , ils concevoient des parties pefantes , grolîieres , vifibles , palpables. Ces parties matérielles , appercevables , forment tous les corps par leurs diverfes modifications tandis ijue les autres parties imperceptibles , quoique de même nature , conftituent toutes les âmes. Entre untfubfianccfpiruuelh&c une fubjlance matérielle , il n’y a donc d’autre différence que celle qu’on /net entre les modifications, ou les façons d’être (d une même fubllance : & félon la même idée , ce qui ei matériel , peut devenir infenfiblement fpirituel , & le devient en effet. Le blanc d’œuf |)eut ici fervir d’exemple ; lui , qui à force de s’atténuer & de s’affiner aux travers des filières Vâfcu|eufes infiniment étroites du poulet , forme tous les efprits nerveux de cet animal. Eh ! que l’analogie prouve bien que la lymphe fait la même çhofe dans l’homme ! Oferoit-on comparer Tame ^ux efprits animaux , & dire qu’elle ne ^i^evt des corps, que comme ceux-ci diffèrent des humeurs grossières, par le fin tissu & l’extrême agilité de ses atomes ?

C’en est assez, & plus qu’il ne faut sur l’immortalité de l’âme. Aujourd’hui c’est un dogme essentiel à la religion, autrefois c’étoit une question purement philosophique, comme le christianisme n’étoit qu’une secte. Quelque parti qu’on prît, on ne s’avançoit pas moins dans le sacerdoce. On pouvoit croire l’âme mortelle, quoique spirituelle ; ou immortelle, quoique matérielle. Aujourd’hui il est défendu de penser qu’elle n’est pas spirituelle, quoique cette spiritualité ne se trouve nulle part révélée. Et quand elle le seroit, il faudroit ensuite croire à la révélation, ce qui n’est pas une petite affaire pour un philosophe : hoc opus, hic labor est.


FIN du Tome premier.
TABLE


DES MATIÈRES.


Éloge de la Mettrie 
Discours préliminaire 
 1
Traité de l’Âme 
 65
Chap. I. Expoſition de l’ouvrage 
Chap. II. De la Matière 
 68
Chap. III. De l’étendue de la matière 
 70
Chap. IV. Des propriétés mécaniques paſſives de la matière, dépendantes de l’étendue 
 72
Chap. V. De la puiſſance motrice de la matière 
 75
Chap. VI. De la faculté ſenſitive de la matière 
 81
Chap. VII. Des formes ſubſtantielles 
 85
Chap. VIII. De l’ame végétative 
 89
Chap. IX. De l’ame ſenſitive des animaux 
 92
Chap. X. Des facultés du corps qui ſe rapportent à l’ame ſenſitive 
 99
§. I. Des sſens 
 100
§. II. Mécaniſme des ſenſations 
 102
§. III. Loix des ſenſations 
 106
§. IV. Que les ſensations ne font pas connoître la nature des corps, & qu’elles changent avec les organes 
 108
§. V. Raiſons anatomiques de la diverſité des ſenſations 
 111
§. VI. De la petiteſſe des idées 
 113
§. VII. Différens ſièges de l’ame 
 114
§. VIII. De l’étendue de l’ame 
 116
§. IX. Que l’être ſenſitif eſt par conſéquent matériel 
 120
§. X. De la mémoire 
 122
§. XI. De l’imagination 
 127
§. XII. Des paſſions 
 132
Chap. XI. Des facultés qui dépendent de l’habitude des organes ſenſitifs 
 140
§. I. Des inclinations & des appétits 
 141
§. II. De l’inſtinct 
 143
§. III. Que les animaux expriment leurs idées par les mêmes ſignes que nous 
 147
§. IV. De la pénétration & de la conception 
 150
Chap. XII. Des affections de l’âme ſenſitive 
 152
§. I. Les ſenſations, le diſcernement & les connoiſſances 
§. II. De la volonté 
 156
§. III. Du goût 
 160
§. IV. Du génie 
 162
§. V. Du sommeil & des rêves 
 171
§. V. Concluſion sur l’être ſenſitilf 
 175
Chap. XIII. Des facultés intellectuelles ou de l’ame raiſonnable
 178
§. I. Des perceptions 
§. II. De la liberté 
 180
§. III. De la réflexion, &c 
 184
§. IV. De l’arrangement des idées 
 185
§. V. De la méditation & de l’examen 
 186
§. VI. Du jugement 
 187
Chap. XIV. Que la foi seule peut fixer notre croyance sur la nature de l’âme raisonnable 
 192
Chap. XV. Histoires qui confirment que toutes nos idées viennent des sens 
 201
Hist. I. Du Sourd de Chartres 
Hist. II. D’un homme sans idées morales 
 203
Hist. III. De l’aveugle de Cheselden 
Hist. IV. Méthode d’Amman pour apprendre aux sourds à parler 
 206
Réflexions sur l’éducation
 215
Hist. V. D’un enfant trouvé parmi des ours 
Hist. VI. Des hommes sauvages appellés Satyres 
§. VII. Belle conjecture d’Arnobe, qui vient à l’appui de tous ces faits 
 225
Conclusion de l’ouvrage 
 228
Abrégé des Systêmes, pour faciliter l’intelligence du Traité de l’Âme 
 231
§. I. Descartes 
§. II. Mallebranche 
 237
§. III. Leibnitz 
 242
§. IV. Wolf 
 247
§. V. Locke 
 254
§. VI. Boerhaave 
 258
§. VII. Spinosa 
 260
§. VIII. De ceux qui ont cru l’âme mortelle & immortelle 
 263

Fin de la Table du Tome premier.
  1. Odium Theologicum.
  2. Quel ſi grand mal, quand il le croiroit ? Graces à la ſévérité des loix, il pourroit être Spinoſiſte ſans que la ſociété eût rien à craindre de la deſtruction des autels, où ſemble conduire ce hardi ſyſtême.
  3. Pour la plupart.
  4. TERTULLIEN de reſſurect.
  5. Voy. Amman, de loquelo. p. 81 & 103.
  6. Deux mois, Amman. 31.