Utilisateur:Philippe Kurlapski/Perrault/Griselidis

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GRISELIDIS


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A MADEMOISELLE ***

En vous offrant, jeune et sage beauté,
Ce modèle de patience,
Je ne me suis jamais flatté
Que par vous de tout point il seroit imité ;
C’en seroit trop, en conscience.

Mais Paris, où l’homme est poli,
Où le beau sexe né pour plaire
Trouve son bonheur accompli,
De tous costez est si rempli
D’exemples du vice contraire
Qu’on ne peut en toute saison,
Pour s’en garder ou s’en défaire,
Avoir trop de contre-poison.

Une dame aussi patiente
Que celle dont icy je releve le prix,
Seroit par tout une chose étonnante,
Mais ce seroit un prodige à Paris.
Les femmes y sont souveraines,
Tout s’y regle selon leurs vœux,
Enfin c’est un climat heureux
Qui n’est habité que de reynes.
Ainsi je voy que, de toutes façons,
Griselidis y sera peu prisée,
Et qu’elle y donnera matiere de risée
Par ses trop antiques leçons.

Ce n’est pas que la patience
Ne soit une vertu des dames de Paris,
Mais, par un long usage, elles ont la science
De la faire exercer par leurs propres maris.


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Au pié des celebres montagnes
Où le Po, s’échappant de dessous ses roseaux,
Va dans le sein des prochaines campagnes
Promener ses naissantes eaux,
Vivoit un jeune et vaillant prince,
Les délices de sa province.
Le Ciel, en le formant, sur luy tout à la fois
Versa ce qu’il a de plus rare,
Ce qu’entre ses amis d’ordinaire il separe,
Et qu’il ne donne qu’aux grands rois.

Comblé de tous les dons et du corps et de l’ame,
Il fut robuste, adroit, propre au mestier de Mars,
Et, par l’instinct secret d’une divine flâme,
Avec ardeur il aima les beaux-arts.

Il aima les combats, il aima la victoire,
Les grands projets, les actes valeureux,
Et tout ce qui fait vivre un beau nom dans l’histoire ;
Mais son cœur tendre et genereux
Fut encore plus sensible à la solide gloire
De rendre ses peuples heureux.

Ce temperament heroïque
Fut obscurci d’une sombre vapeur
Qui, chagrine et mélancolique,
Luy faisoit voir dans le fond de son cœur
Tout le beau sexe infidelle et trompeur.
Dans la femme où brilloit le plus rare merite,
Il voyoit une ame hypocrite,
Un esprit d’orgueil enyvré,
Un cruel ennemi qui sans cesse n’aspire
Qu’à prendre un souverain empire
Sur l’homme malheureux qui luy sera livré.

Le frequent usage du monde,
Où l’on ne voit qu’epoux subjuguez ou trahis,
Joint à l’air jaloux du païs,
Accrut encor cette haine profonde.
Il jura donc plus d’une fois
Que, quand mesme le

Ciel, pour luy plein de tendresse,
Formeroit une autre Lucrece,
Jamais de l’hymenée il ne suivroit les loix,
Ainsi, quand le matin, qu’il donnoit aux affaires,
Il avoit reglé sagement
Toutes les choses necessaires
Au bonheur du gouvernement ;
Que du foible orphelin, de la veuve oppressée,
Il avoit conservé les droits,
Ou banni quelque impost qu’une guerre forcée
A voit introduit autrefois,
L’autre moitié de la journée
A la chasse estoit destinée,
Où les sangliers et les ours,
Malgré leurs fureurs et leurs armes,
Luy donnoient encor moins d’alarmes
Que le sexe charmant qu’il évitoit toujours.

Cependant ses sujets, que leur interest presse
De s’asseurer d’un successeur
Qui les gouverne un jour avec mesme douceur,
A leur donner un fils le convioient sans cesse.
Un jour dans le palais ils vinrent tous en corps,
Pour faire leurs derniers efforts ;
Un orateur, d’une grave apparence,
Et le meilleur qui fust alors,
Dit tout ce qu’on peut dire en pareille occurence ;
Il marqua leur desir pressant
De voir sortir du prince une heureuse lignée
Qui rendist à jamais leur estat florissant ;
Illuy dit mesme, en finissant,
Qu’il voyoit un astre naissant
Issu de son chaste hymenée,
Qui faisoit pâlir le croissant.

D’un ton plus simple et d’une voix moins forte,
Le prince à ses sujets répondit de la sorte :

« Le zele ardent dont je vois qu’en ce jour
Vous me portez aux nœuds du mariage
Me fait plaisir, et m’est de vostre amour
Un agreable temoignage ;
J’en suis sensiblement touché,
Et voudrois dés demain pouvoir vous satisfaire ;
Mais, à mon sens, l’hymen est une affaire
Où plus l’homme est prudent, plus il est empesché.
Observez bien toutes les jeunes filles :
Tant qu’elles sont au sein de leurs familles,
Ce n’est que vertu, que bonté,
Que pudeur, que sincerité ;
Mais si-tost que le mariage
Au deguisement a mis fin,
Et qu’ayant fixé leur destin
Il n’importe plus d’estre sage,
Elles quittent leur personnage,
Non sans avoir beaucoup pâti,
Et chacune dans son menage
Selon son gré prend son parti.

« L’une, d’humeur chagrine, et que rien ne recrée,
Devient une devote outrée
Qui crie et gronde à tous momens ;
L’autre se façonne en coquette
Qui sans cesse écoute ou caquette
Et n’a jamais assez d’amans ;
Celle-cy, des beaux-arts follement curieuse,
De tout decide avec hauteur,
Et, critiquant le plus habile auteur,
Prend la forme de precieuse ;
Cette autre s’érige en joüeuse,
Perd tout, argent, bijoux, bagues, meubles de prix,
Et mesme jusqu’à ses habits.

« Dans la diversité des routes qu’elles tiennent,
Il n’est qu’une chose où je voy
Qu’enfin toutes elles conviennent,
C’est de vouloir donner la loy.
Or je suis convaincu que, dans le mariage,
On ne peut jamais vivre heureux
Quand on y commande tous deux.
Si donc vous souhaitez qu’à l’hymen je m’engage,
Cherchez une jeune beauté
Sans orgueil et sans vanité,
D’une obeïssance achevée,
D’une patience éprouvée,
Et qui n’ait point de volonté :
Je la prendray quand vous l’aurez trouvée ».

Le prince, ayant mis fin à ce discours moral,
Monte brusquement à cheval,
Et court joindre, à perte d’haleine,
Sa meutte, qui l’attend au milieu de la plaine.

Après avoir passé des prez et des guerets,
Il trouve ses chasseurs couchez sur l’herbe verte ;
Tous se levent, et tous alerte
Font trembler de leurs cors les hostes des forests.
Des chiens courans l’abboyante famille,
De çà, delà, parmi le chaume brille ;
Et les limiers à l’œil ardent,
Qui du fort de la beste à leur poste reviennent,
Entraisnent, en les regardant,
Les forts valets qui les retiennent.

S’estant instruit par un des siens
Si tout est prest, si l’on est sur la trace,
Il ordonne aussi-tost qu’on commence la chasse,
Et fait donner le cerf aux chiens.
Le son des cors qui retentissent,
Le bruit des chevaux qui hennissent,
Et des chiens animez les penetrans abbois,
Remplissent la forest de tumulte et de trouble,
Et, pendant que l’echo sans cesse les redouble,
S’enfoncent avec eux dans les plus creux du bois.

Le prince, par hazard, ou par sa destinée,
Prit une route détournée,
Où nul des chasseurs ne le suit ;
Plus il court, plus il s’en separe ;
Enfin, à tel point il s’égare
Que des chiens et des cors il n’entend plus le bruit.
L’endroit où le mena sa bizarre avanture,
Clair de ruisseaux et sombre de verdure,
Saisissoit les esprits d’une secrette horreur ;
La simple et naïve nature
S’y faisoit voir et si belle et si pure
Que mille fois il bénit son erreur.

Rempli des douces resveries
Qu’inspirent les grands bois, les eaux et les prairies,
Il sent soudain frapper et son cœur et ses yeux
Par l’objet le plus agreable,
Le plus doux et le plus aimable,
Qu’il eût jamais veu sous les cieux.
C’estoit une jeune bergere
Qui filoit au bord d’un ruisseau,
Et qui, conduisant un troupeau,
D’une main sage et menagere
Tournoit son agile fuseau.

Elle auroit pû dompter les cœurs les plus sauvages :
Des lys son teint a la blancheur,
Et sa naturelle fraîcheur
S’estoit toujours sauvée à l’ombre des bocages ;
Sa bouche de l’enfance avoit tout l’agrément,
Et ses yeux, qu’adoucit une brune paupiere,
Plus bleus que n’est le firmament,
A voient aussi plus de lumière.

Le prince, avec transport dans le bois se glissant,
Contemple les beautez dont son âme est émüe ;
Mais le bruit qu’il fait en passant
De la belle sur luy fit détourner la veüe ;
Dès qu’elle se vit apperceüe,
D’un brillant incarnat la prompte et vive ardeur
De son beau teint redoubla la splendeur,
Et, sur son visage épandüe,
Y fit triompher la pudeur.

Sous le voile innocent de cette honte aimable
Le prince découvrit une simplicité,
Une douceur, une sincerité,
Dont il croyoit le beau sexe incapable,
Et qu’il voit là dans toute leur beauté.

Saisi d’une frayeur pour luy toute nouvelle,
Il s’approche interdit, et, plus timide qu’elle,
Luy dit, d’une tremblante voix,
Que de tous ses veneurs il a perdu la trace,
Et luy demande si la chasse
N’a point passé quelque part dans le bois.
« Rien n’a paru, Seigneur, dans cette solitude,
Dit-elle, et nul icy que vous seul n’est venu ;
Mais n’ayez point d’inquietude,
Je remettray vos pas sur un chemin connu.

— De mon heureuse destinée
Je ne puis, luy dit-il, trop rendre grace aux dieux.
Depuis longtemps je frequente ces lieux,
Mais j’avois ignoré jusqu’à cette journée
Ce qu’ils ont de plus precieux ».

Dans ce temps, elle voit que le prince se baisse
Sur le moite bord du ruisseau
Pour étancher dans le cours de son eau
La soif ardente qui le presse :
« Seigneur, attendez un moment »,
Dit-elle, et, courant promptement
Vers sa cabane, elle y prend une tasse,
Qu’avec joye et de bonne grace
Elle presente à ce nouvel amant.

Les vases precieux de cristal et d’agathe,
Où l’or en mille endroits éclate,
Et qu’un art curieux avec soin façonna,
N’eurent jamais pour luy, dans leur pompe inutile,
Tant de beauté que le vase d’argile
Que la bergere luy donna.

Cependant, pour trouver une route facile
Qui mene le prince à la ville,
Ils traversent des bois, des rochers escarpez
Et de torrens entrecoupez.

Le prince n’entre point dans de route nouvelle
Sans en bien observer tous les lieux d’alentour,
Et son ingenieux amour,
Qui songeoit au retour,
En fit une carte fidelle.
Dans un bocage sombre et frais
Enfin la bergere le mene,
Où, de dessous ses branchages épais,
Il voit au loin, dans le sein de la plaine,
Les toits dorez de son riche palais.

S’estant separé de la belle,
Touché d’une vive douleur,
A pas lents il s’éloigne d’elle,
Chargé du trait qui lui perce le cœur ;
Le souvenir de sa tendre avanture
Avec plaisir le conduisit chez luy ;
Mais dés le lendemain il sentit sa blessure,
Et se vit accablé de tristesse et d’ennuy.

Dés qu’il le peut, il retourne à la chasse,
Où de sa suite adroitement
Il s’échappe et se debarrasse,
Pour s’égarer heureusement.
Des arbres et des monts les cimes élevées,
Qu’avec grand soin il avoit observées,
Et les avis secrets de son fidelle amour,
Le guiderent si bien que, malgré les traverses
De cent routes diverses,
De sa jeune bergere il trouva le sejour.

Il sçüt qu’elle n’a plus que son pere avec elle,
Que Griselidis on l’appelle,
Qu’ils vivent doucement du lait de leurs brebis,
Et que de leur toison, qu’elle seule elle file,
Sans avoir recours à la ville,
Ils font eux-mesmes leurs habits.

Plus il la voit, plus il s’enflâme
Des vives beautez de son âme ;
Il connoist, en voyant tant de dons precieux,
Que, si la bergere est si belle,
C’est qu’une legere étincelle
De l’esprit qui ranime a passé dans ses yeux.

Il ressent une joie extreme
D’avoir si bien placé ses premieres amours.
Ainsi, sans plus tarder, il fit, dés le jour mesme,
Assembler son conseil, et luy tint ce discours :

« Enfin aux lois de l’hymenée,
Suivant vos vœux, je me vais engager.
Je ne prens point ma femme en païs étranger :
Je la prens parmi vous, belle, sage, bien née,
Ainsi que mes ayeux ont fait plus d’une fois.
Mais j’attendray cette grande journée
A vous informer de mon choix ».

Dés que la nouvelle fut sçuë,
Partout elle fut répanduë.

On ne peut dire avec combien d’ardeur
L’allegresse publique
De tous costez s’explique.
Le plus content fut l’orateur
Qui, par son discours pathetique,
Croyoit d’un si grand bien estre l’unique auteur.
Qu’il se trouvoit homme de consequence !
« Rien ne peut resister à la grande éloquence »,
Disoit-il sans cesse en son cœur.

Le plaisir fut de voir le travail inutile
Des belles de toute la ville
Pour s’attirer et meriter le choix
Du prince leur seigneur, qu’un air chaste et modeste
Charmoit uniquement et plus que tout le reste,
Ainsi qu’il l’avoit dit cent fois.

D’habit et de maintien toutes elles changerent ;
D’un ton devot elles tousserent,
Elles radoucirent leurs voix ;
De demy-pied les coëffures baisserent,
La gorge se couvrit, les manches s’allongerent :
A peine on leur voyoit le petit bout des doigts.

Dans la ville avec diligence,
Pour l’hymen dont le jour s’avance,
On voit travailler tous les arts :
Icy se font de magnifiques chars
D’une forme toute nouvelle,
Si beaux et si bien inventez
Que l’or qui par tout étincelle
En fait la moindre des beautez.

Là, pour voir aisément et sans aucun obstacle
Toute la pompe du spectacle,
On dresse de longs échaffaux ;
Icy de grands arcs triomphaux,
Où du prince guerrier se celebre la gloire,
Et de l’amour sur luy l’éclatante victoire.

Là sont forgez, d’un art industrieux,
Ces feux qui, par les coups d’un innocent tonnerre
En effrayant la terre,
De mille astres nouveaux embellissent les cieux.
Là d’un ballet ingenieux
Se concerte avec soin l’agreable folie,
Et là d’un opera peuplé de mille dieux,
Le plus beau que jamais ait produit l’Italie,
On entend repeter les airs melodieux.

Enfin du fameux hymenée
Arriva la grande journée.

Sur le fond d’un ciel vif et pur,
A peine l’aurore vermeille
Confondoit l’or avec l’azur,
Que par tout en sursaut le beau sexe s’éveille.

Le peuple curieux s’épand de tous costez ;
En differens endroits des gardes sont postez
Pour contenir la populace
Et la contraindre à faire place ;
Tout le palais retentit de clairons,
De flutes, de hautbois, de rustiques musettes,
Et l’on n’entend aux environs
Que des tambours et des trompettes.

Enfin le prince sort entouré de sa Cour :
Il s’éleve un long cri de joye ;
Mais on est bien surpris quand, au premier détour,
De la forest prochaine on voit qu’il prend la voye,
Ainsi qu’il faisoit chaque jour.
« Voilà, dit-on, son penchant qui l’emporte,
Et de ses passions, en dépit de l’amour,
La chasse est toujours la plus forte. »

Il traverse rapidement
Les guerets de la plaine, et, gagnant la montagne,
Il entre dans le bois, au grand étonnement
De la troupe qui l’accompagne.
Aprés avoir passé par differens détours,
Que son cœur amoureux se plaist à reconnoistre,
Il trouve enfin la cabane champestre
Où logent ses tendres amours.

Griselidis, de l’hymen informée
Par la voix de la renommée,
En avoit pris son bel habillement,
Et, pour en aller voir la pompe magnifique,
De dessous sa case rustique
Sortoit en ce mesme moment.

« Où courez-vous si prompte et si legere ?
Luy dit le prince en l’abordant
Et tendrement la regardant.
Cessez de vous haster, trop aimable bergere :
La nopce où vous allez, et dont je suis l’époux,
Ne sçauroit se faire sans vous.
Ouy, je vous ayme, et je vous ay choisie,
Entre mille jeunes beautez,
Pour passer avec vous le reste de ma vie,
Si toutefois mes vœux ne sont pas rejettez.

— Ah ! dit-elle, Seigneur, je n’ay garde de croire
Que je sois destinée à ce comble de gloire :
Vous cherchez à vous divertir.
— Non, non, dit-il, je suis sincere.
J’ay déja pour moy vostre pere
(Le prince avoit eu soin de l’en faire avertir) ;
Daignez, bergere, y consentir :
C’est là tout ce qui reste à faire.
Mais, afin qu’entre nous une solide paix
Eternellement se maintienne,
Il faudroit me jurer que vous n’aurez jamais
D’autre volonté que la mienne.

— Je le jure, dit-elle, et je vous le promets.
Si j’avois épousé le moindre du village,
J’obéirois, son joug me serait doux :
Hélas ! combien donc davantage
Si je viens à trouver en vous
Et mon seigneur et mon époux ! »

Ainsi le prince se declare,
Et, pendant que la Cour applaudit à son choix,
Il porte la bergere à souffrir qu’on la pare
Des ornemens qu’on donne aux épouses des rois.

Celles qu’à cet employ leur devoir interesse
Entrent dans la cabane, et là, diligemment
Mettent tout leur sçavoir et toute leur adresse
A donner de la grace à chaque ajustement.

Dans cette hutte où l’on se presse,
Les dames admirent sans cesse
Avec quel art la pauvreté
S’y cache sous la propreté ;
Et cette rustique cabane,
Que couvre et rafraîchit un spacieux platane,
Leur semble un sejour enchanté.

Enfin, de ce reduit sort pompeuse et brillante
La bergere charmante :
Ce ne sont qu’applaudissemens
Sur sa beauté, sur ses habillemens ;
Mais, sous cette pompe étrangere,
Déja plus d’une fois le prince a regretté
Des ornemens de la bergere
L’innocente simplicité.

Sur un grand char d’or et d’ivoire
La bergere s’assied, pleine de majesté ;
Le prince y monte avec fierté,
Et ne trouve pas moins de gloire
A se voir comme amant assis à son costé
Qu’à marcher en triomphe aprés une victoire.
La Cour les suit, et tous gardent le rang
Que leur donne leur charge ou l’éclat de leur sang.

La ville, dans les champs presque toute sortie,
Couvroit les plaines d’alentour,
Et, du choix du prince avertie,
Avec impatience attendoit son retour.
Il paroist : on le joint.
Parmi l’épaisse foule
Du peuple, qui se fend, le char à peine roule ;
Par les longs cris de joye à tout coup redoublez
Les chevaux émus et troublez
Se cabrent, trepignent, s’élancent,
Et reculent plus qu’ils n’avancent.

Dans le temple on arrive enfin ;
Et là, par la chaîne éternelle
D’une promesse solemnelle,
Les deux époux unissent leur destin.
Ensuite au palais ils se rendent,
Où mille plaisirs les attendent,
Où la danse, les jeux, les courses, les tournois,
Répandent l’allegresse en differens endroits.
Sur le soir le blond Hymenée
De ses chastes douceurs couronna la journée.

Le lendemain, les differens estats
De toute la province
Accourent haranguer la princesse et le prince
Par la voix de leurs magistrats.

De ses dames environnée,
Griselidis, sans paroistre étonnée,
En princesse les entendit,
En princesse leur répondit.
Elle fit toute chose avec tant de prudence
Qu’il sembla que le Ciel eût versé ses thresors
Avec encor plus d’abondance
Sur son ame que sur son corps.
Par son esprit, par ses vives lumieres,
Du grand monde aussi-tost elle prit les manieres ;
Et mesme dés le premier jour,
Des talens, de l’humeur des dames de sa Cour,
Elle se fit si bien instruire
Que son bon sens, jamais embarrassé,
Eut moins de peine à les conduire
Que ses brebis du temps passé.

Avant la fin de l’an, des fruits de l’hymenée
Le Ciel benit leur couche fortunée.
Ce ne fut pas un prince.
On l’eust bien souhaité ;
Mais la jeune princesse avoit tant de beauté
Que l’on ne songea plus qu’à conserver sa vie.
Le pere, qui luy trouve un air doux et charmant,
La venoit voir de moment en moment,
Et la mere, encor plus ravie,
La regardoit incessamment.

Elle voulut la nourrir elle-mesme.
« Ah ! dit-elle, comment m’exempter de l’employ
Que ses cris demandent de moy,
Sans une ingratitude extreme ?
Par un motif de nature ennemi,
Pourrois-je bien vouloir de mon enfant que j’aime
N’estre la mere qu’à demi ? »

Soit que le prince eût rame un peu moins enflammée
Qu’aux premiers jours de son ardeur,
Soit que de sa maligne humeur
La masse se fust rallumée
Et de son épaisse fumée
Eust obscurci ses sens et corrompu son cœur,
Dans tout ce que fait la princesse
Il s’imagine voir peu de sincerité ;
Sa trop grande vertu le blesse :
C’est un piege qu’on tend à sa credulité ;
Son esprit, inquiet, et de trouble agité,
Croit tous les soupçons qu’il écoute,
Et prend plaisir à revoquer en doute
L’excés de sa felicité.

Pour guerir les chagrins dont son ame est atteinte,
Il la suit, il l’observe, il aime à la troubler
Par les ennuis de la contrainte,
Par les allarmes de la crainte,
Par tout ce qui peut demesler
La verité d’avec la feinte :
« C’est trop, dit-il, me laisser endormir.
Si ses vertus sont veritables,
Les traitemens les plus insupportables
Ne feront que les affermir. »

Dans son palais il la tient resserrée,
Loin de tous les plaisirs qui naissent à la Cour,
Et, dans sa chambre, où seule elle vit retirée,
A peine il laisse entrer le jour.
Persuadé que la parure
Et le superbe ajustement
Du sexe que pour plaire a formé la nature
Est le plus doux enchantement.
Il luy demande avec rudesse
Les perles, les rubis, les bagues, les bijoux,
Qu’il luy donna pour marque de tendresse,
Lorsque, de son amant, il devint son époux.

Elle, dont la vie est sans tache,
Et qui n’a jamais eu d’attache
Qu’à s’acquitter de son devoir,
Les luy donne sans s’émouvoir,
Et mesme, le voyant se plaire à les reprendre,
N’a pas moins de joye à les rendre
Qu’elle en eut à les recevoir.

« Pour m’éprouver mon époux me tourmente,
Dit-elle, et je voy bien qu’il ne me fait souffrir
Qu’afin de réveiller ma vertu languissante,
Qu’un doux et long repos pourroit faire perir.
S’il n’a pas ce dessein, du moins suis-je asseurée
Que telle est du Seigneur la conduite sur moy,
Et que de tant de maux l’ennuieuse durée
N’est que pour exercer ma constance et ma foy.
Pendant que tant de malheureuses
Errent, au gré de leurs desirs,
Par mille routes dangereuses,
Aprés de faux et vains plaisirs ;
Pendant que le Seigneur dans sa lente justice,
Les laisse aller au bord du precipice,
Sans prendre part à leur danger,
Par un pur mouvement de sa bonté supréme,
Il me choisit comme un enfant qu’il aime,
Et s’applique à me corriger.

« Aimons donc sa rigueur utilement cruelle :
On n’est heureux qu’autant qu’on a souffert.
Aimons sa bonté paternelle,
Et la main dont elle se sert. »

Le prince a beau la voir obéïr sans contrainte
A tous ses ordres absolus :
« Je voy le fondement de cette vertu feinte,
Dit-il, et ce qui rend tous mes coups superflus,
C’est qu’ils n’ont porté leur atteinte
Qu’à des endroits où son amour n’est plus.

« Dans son enfant, dans la jeune princesse,
Elle a mis toute sa tendresse.
A l’éprouver si je veux réüssir,
C’est là qu’il faut que je m’adresse,
C’est là que je puis m’éclaircir. »

Elle venoit de donner la mamelle
Au tendre objet de son amour ardent,
Qui, couché sur son sein, se joüoit avec elle,
Et rioit en la regardant :
« Je voy que vous l’aimez, luy dit-il ; cependant
Il faut que je vous l’oste, en cet âge encor tendre,
Pour luy former les mœurs et pour la preserver
De certains mauvais airs qu’avec vous l’on peut prendre.
Mon heureux sort m’a fait trouver
Une dame d’esprit qui sçaura l’élever
Dans toutes les vertus et dans la politesse
Que doit avoir une princesse.
Disposez-vous à la quitter :
On va venir pour l’emporter. »

Il la laisse à ces mots, n’ayant pas le courage
Ni les yeux assez inhumains
Pour voir arracher de ses mains
De leur amour l’unique gage.
Elle de mille pleurs se baigne le visage,
Et, dans un morne accablement,
Attend de son malheur le funeste moment.

Dés que d’une action si triste et si cruelle
Le ministre odieux à ses yeux se montra :
« Il faut obéïr », luy dit-elle ;
Puis, prenant son enfant, qu’elle considera,
Qu’elle baisa d’une ardeur maternelle,
Qui de ses petits bras tendrement la serra,
Toute en pleurs, elle le livra.
Ah ! que sa douleur fut amere !
Arracher l’enfant ou le cœur
Du sein d’une si tendre mere,

C’est la mesme douleur.

Prés de la ville étoit un monastere,
Fameux par son antiquité,
Où des vierges vivoient dans une regle austere,
Sous les yeux d’une abbesse illustre en pieté.
Ce fut là que, dans le silence
Et sans déclarer sa naissance,
On déposa l’enfant, et des bagues de prix,
Sous l’espoir d’une recompense
Digne des soins que l’on en auroit pris.

Le prince, qui tâchoit d’éloigner par la chasse
Le vif remords qui l’embarrasse
Sur l’excés de sa cruauté,
Craignoit de revoir la princesse,
Comme on craint de revoir une fiere tygresse
A qui son faon vient d’être osté.
Cependant il en fut traité
Avec douceur, avec caresse,
Et mesme avec cette tendresse
Qu’elle eut aux plus beaux jours de sa prosperité.

Par cette complaisance et si grande et si prompte,
Il fut touché de regret et de honte ;
Mais son chagrin demeura le plus fort :
Ainsi, deux jours aprés, avec des larmes feintes,
Pour luy porter encor de plus vives atteintes,
Il luy vint dire que la mort
De leur aimable enfant avoit fini le sort.
Ce coup inopiné mortellement la blesse :

Cependant, malgré sa tristesse,
Ayant vû son epoux qui changeoit de couleur,
Elle parut oublier son malheur,
Et n’avoir mesme de tendresse
Que pour le consoler de sa fausse douleur.

Cette bonté, cette ardeur sans égale
D’amitié conjugale,
Du prince tout à coup desarmant la rigueur,
Le touche, le penetre et luy change le cœur,
Jusques-là qu’il luy prend envie
De declarer que leur enfant
Jouit encore de la vie ;
Mais sa bile s’éleve, et, fiere, luy defend
De rien découvrir du mystere
Qu’il peut estre utile de taire.

Dés ce bien-heureux jour, telle des deux époux
Fut la mutuelle tendresse
Qu’elle n’est point plus vive aux momens les plus doux
Entre l’amant et la maistresse.

Quinze fois le soleil, pour former les saisons,
Habita tour à tour dans ses douze maisons,
Sans rien voir qui les desunisse.
Que si, quelquefois, par caprice,
Il prend plaisir à la fâcher,
C’est seulement pour empescher
Que l’amour ne se ralentisse :
Tel que le forgeron qui, pressant son labeur,
Répand un peu d’eau sur la braise
De sa languissante fournaise
Pour en redoubler la chaleur.

Cependant la jeune princesse
Croissoit en esprit, en sagesse.
A la douceur, à la naïveté,
Qu’elle tenoit de son aimable mere,
Elle joignit de son illustre pere
L’agreable et noble fierté.
L’amas de ce qui plaist dans chaque caractere
Fit une parfaite beauté.

Par tout comme un astre elle brille ;
Et, par hazard, un seigneur de la Cour,
Jeune, bien fait, et plus beau que le jour,
L’ayant vû paroistre à la grille,
Conceut pour elle un violent amour.
Par l’instinct qu’au beau sexe a donné la nature,
Et que toutes les beautez ont,
De voir l’invisible blessure
Que font leurs yeux, au moment qu’ils la font,
La princesse fut informée
Qu’elle estoit tendrement aimée.
Aprés avoir quelque temps resisté,
Comme on le doit avant que de se rendre,
D’un amour également tendre
Elle l’aima de son costé.

Dans cet amant rien n’estoit à reprendre :
Il estoit beau, vaillant, né d’illustres ayeux,
Et dés long-temps, pour en faire son gendre,
Sur luy le prince avoit jetté les yeux.
Ainsi donc avec joye il apprit la nouvelle
De l’ardeur tendre et mutuelle
Dont brûloient ces jeunes amans ;
Mais illuy prit une bizare envie
De leur faire acheter par de cruels tourmens
Le plus grand bonheur de leur vie.

« Je me plairay, dit-il, à les rendre contens ;
Mais il faut que l’inquietude.
Par tout ce qu’elle a de plus rude.
Rende encor leurs feux plus constans.
De mon épouse. en mesme temps.
r exerceray la patience.
Non point. comme jusqu’à ce jour.
Pour rassûrer ma folle defiance
(Je ne dois plus douter de son amour).
Mais pour faire éclater aux yeux de tout le monde
Sa bonté, sa douceur, sa sagesse profonde.
Afin que de ces dons si grands, si precieux.
La terre, se voyant parée.
En soit de respect penetrée.
Et, par reconnoissance, en rende grace aux cieux. »

Il déclare en public que, manquant de lignée
En qui l’Estat un jour retrouve son seigneur,
Que. la fille qu’il eust de son fol hymenée
Estant morte aussi-tost que née.
Il doit ailleurs chercher plus de bonheur ;
Que l’épouse qu’il prend est d’illustre naissance.
Qu’en un couvent on l’a jusqu’à ce jour
Fait élever dans l’innocence.
Et qu’il va par l’hymen couronner son amour.

On peut juger à quel point fut cruelle
Aux deux jeunes amans cette affreuse nouvelle.
Ensuite, sans marquer ny chagrin ny douleur,
Il avertit son épouse fidelle
Qu’il faut qu’il se separe d’elle
Pour éviter un extreme malheur ;
Que le peuple, indigné de sa basse naissance,
Le force à prendre ailleurs une digne alliance.

« Il faut, dit-il, vous retirer
Sous votre toit de chaume et de fougere,
Aprés avoir repris vos habitz de bergere,
Que je vous ay fait preparer. »

Avec une tranquille et muette constance
La princesse entendit prononcer sa sentence.
Sous les dehors d’un visage serain
Elle dévoroit son chagrin,
Et, sans que la douleur diminuast ses charmes,
De ses beaux yeux tomboient de grosses larmes,
Ainsi que quelquefois, au retour du printemps,
Il fait soleil et pleut en mes me temps.

« Vous estes mon époux, monseigneur et mon maistre,
Dit-elle en soupirant, preste à s’évanouïr,
Et, quelque affreux que soit ce que je viens d’ouïr,
Je sçauray vous faire connoistre
Que rien ne m’est si cher que de vous obeïr. »

Dans sa chambre aussi-tost seule elle se retire,
Et là, se dépouillant de ses riches habits,
Elle reprend, paisible et sans rien dire,
Pendant que son cœur en soupire,
Ceux qu’elle avoit en gardant ses brebis.

En cet humble et simple équipage,
Elle aborde le prince et lui tient ce langage :
« Je ne puis m’éloigner de vous
Sans le pardon d’avoir sçu vous déplaire.
Je puis souffrir le poids de ma misere,
Mais je ne puis, Seigneur, souffrir votre courroux.
Accordez cette grace à mon regret sincere,
Et je vivray contente en mon triste sejour,
Sans que jamais le temps altere
Ny mon humble respect, ny mon fidele amour. »

Tant de soumission et de grandeur d’ame,
Sous un si vil habillement,
Qui dans le cœur du prince, en ce mesme moment,
Réveilla tous les traits de sa premiere flâme,
Alloient casser l’arrest de son bannissement.
Emû par de si puissans charmes,
Et prest à répandre des larmes,
Il commençoit à s’avancer
Pour l’embrasser,
Quand tout à coup l’imperieuse gloire
D’estre ferme en son sentiment
Sur son amour remporta la victoire,
Et le fit en ces mots répondre durement :

« De tout le temps passé j’ay perdu la mémoire ;
Je suis content de vostre repentir.
Allez, il est temps de partir. »

Elle part aussi tost, et, regardant son pere,
Qu’on avoit revestu de son rustique habit,
Et qui, le cœur percé d’une douleur amere,
Pleuroit un changement si prompt et si subit :
« Retournons, lui dit-elle, en nos sombres bocages,
Retournons habiter nos demeures sauvages,
Et quittons sans regret la pompe des palais.
Nos cabanes n’ont pas tant de magnificence,
Mais on y trouve, avec plus d’innocence,
Un plus ferme repos, une plus douce paix. »

Dans son desert à grand peine arrivée,
Elle reprend et quenouille et fuseaux,
Et va mer au bord des mesmes eaux
Où le prince l’avoit trouvée.
Là son cœur, tranquille et sans fiel.
Cent fois le jour demande au Ciel
Qu’il comble son epoux de gloire, de richesses,
Et qu’à tous ses desirs il ne refuse rien.
Un amour nourri de caresses
N’est pas plus ardent que le sien.

Ce cher époux qu’elle regrette,
Voulant encore l’éprouver,
Luy fait dire dans sa retraite
Qu’elle ait à le venir trouver.

« Griselidis, dit-il dés qu’elle se presente,
Il faut que la princesse à qui je dois demain
Dans le temple donner la main
De vous et de moy soit contente.
Je vous demande icy tous vos soins, et je veux
Que vous m’aidiez à plaire à l’objet de mes vœux.
Vous sçavez de quel air il faut que l’on me serve :
Point d’épargne, point de reserve ;
Que tout sente le prince, et le prince amoureux.

« Employez toute vostre adresse
A parer son appartement :
Que l’abondance, la richesse,
La propreté, la politesse,
S’y fasse voir également ;
Enfin, songez incessamment
Que c’est une jeune princesse
Que j’aime tendrement.

« Pour vous faire entrer davantage
Dans les soins de vostre devoir,
Je veux icy vous faire voir
Celle qu’à bien servir mon ordre vous engage. »

Telle qu’aux portes du Levant
Se montre la naissante Aurore,
Telle parut en arrivant
La princesse, plus belle encore.
Griselidis, à son abord,
Dans le fond de son cœur sentit un doux transport
De la tendresse maternelle ;
Du temps passé, de ses jours bienheureux,
Le souvenir en son cœur se rappelle :
« Hélas ! ma fille, en soy-mesme dit-elle,
Si le Ciel favorable eust écouté mes vœux,
Seroit presque aussi grande, etpeut-estre aussi belle ! »

Pour la jeune princesse, en ce mesme moment,
Elle prit un amour si vif, si vehement,
Qu’aussi-tost qu’elle fut absente,
En cette sorte au prince elle parla,
Suivant, sans le sçavoir, l’instinct, qui s’en mêla :

« Souffrez, Seigneur, que je vous represente
Que cette princesse charmante,
Dont vous allez estre l’epoux,
Dans l’aise, dans l’éclat, dans la pourpre nourrie,
Ne pourra supporter, sans en perdre la vie,
Les mesmes traitements que j’ay reçûs de vous.
Le besoin, ma naissance obscure,
M’avoient endurcie aux travaux,
Et je pouvois souffrir toutes sortes de maux
Sans peine et mesme sans murmure ;
Mais elle, qui jamais n’a connu la douleur,
Elle mourra dés la moindre rigueur,
Dés la moindre parole un peu seche, un peu dure.
Hélas, Seigneur, je vous conjure,
De la traiter avec douceur.

— Songez, luy dit le prince avec un ton severe,
A me servir selon vostre pouvoir.
Il ne faut pas qu’une simple bergere
Fasse des leçons et s’ingere
De m’avertir de mon devoir. »
Griselidis, à ces mots, sans rien dire,
Baisse les yeux et se retire.

Cependant, pour l’hymen les seigneurs invitez
Arriverent de tous costez.
Dans une magnifique salle
Où le prince les assembla,
Avant que d’allumer la torche nuptiale,
En cette sorte il leur parla :

« Rien au monde, aprés l’esperance,
N’est plus trompeur que l’apparence ;
Icy l’on en peut voir un exemple éclatant.
Qui ne croiroit que ma jeune maistresse,
Que l’hymen va rendre princesse,
Ne soit heureuse et n’ait le cœur content ?
Il n’en est rien pourtant.
« Qui pourroit s’empescher de croire
Que ce jeune guerrier, amoureux de la gloire,
N’aime à voir cet hymen, luy qui, dans les tournois,
Va sur tous ses rivaux remporter la victoire ?
Cela n’est pas vray toutefois.

« Qui ne croiroit encor qu’en sa juste colere,
Griselidis ne pleure et ne se desespere ?
Elle ne se plaint point, elle consent à tout,
Et rien n’a pû pousser sa patience à bout.

« Qui ne croiroit enfin que de ma destinée
Rien ne peut égaler la course fortunée,
En voyant les appas de l’objet de mes vœux ?
« Cependant, si l’hymen me lioit de ses nœuds,
J’en concevrois une douleur profonde,
Et de tous les princes du monde
Je serois le plus malheureux.

« L’énigme vous paroist difficile à comprendre :
Deux mots vont vous la faire entendre,
Et ces deux mots feront évanouïr
Tous les malheurs que vous venez d’ouïr.

« Sçachez, poursuivit-il, que l’aimable personne
Que vous croyez m’avoir blessé le cœur
Est ma fille, et que je la donne
Pour femme à ce jeune seigneur,
Qui l’aime d’un amour extréme,
Et dont il est aimé de mesme.

« Sçachez encor que, touché vivement
De la patience et du zele
De l’épouse sage et fidelle
Que j’ay chassée indignement,
Je la reprens, afin que je repare,
Par tout ce que l’amour peut avoir de plus doux,
Le traitement dur et barbare
Qu’elle a reçû de mon esprit jaloux.

« Plus grande sera mon estude
A prevenir tous ses desirs
Qu’elle ne fut, dans mon inquiétude,
A l’accabler de déplaisirs ;
Et, si dans tous les temps doit vivre la memoire
Des ennuis dont son cœur ne fut point abattu,
Je veux que plus encore on parle de la gloire
Dont j’auray couronné sa supréme vertu. »

Comme quand un épais nuage
A le jour obscurci,
Et que le ciel, de toutes parts noirci,
Menace d’un affreux orage ;
Si, de ce voile obscur, par les vents écarté,
Un brillant rayon de clarté
Se répand sur le païsage,
Tout rit et reprend sa beauté,
Telle dans tous les yeux, où régnoit la tristesse,
Eclate tout à coup une vive allegresse.

Par ce prompt éclaircissement,
La jeune princesse, ravie
D’apprendre que du prince elle a reçû la vie,
Se jette à ses genoux, qu’elle embrasse ardemment.
Son pere, qu’attendrit une fille si chere,
La releve, la baise, et la mene à sa mere,
A qui trop de plaisir, en un mesme moment,
Ostoit presque tout sentiment.
Son cœur, qui, tant de fois en proye
Aux plus cuisans traits du malheur,
Supporta si bien la douleur,
Succombe au doux poids de la joye.
A peine de ses bras pouvoit_elle serrer
L’aimable enfant que le ciel lui renvoye :
Elle ne pouvoit que pleurer.

« Assez, dans d’autres temps, vous pourrez satisfaire,
Luy dit le prince, aux tendresses du sang ;
Reprenez les habits qu’exige vostre rang,
Nous avons des nopces à faire. »

Au temple on conduisit les deux jeunes amans,
Où la mutuelle promesse
De se cherir avec tendresse
Affermit pour jamais leurs doux engagemens.

Ce ne sont que plaisirs, que tournois magnifiques,
Que jeux, que danses, que musiques,
Et que festins délicieux,
Où sur Griselidis se tournent tous les yeux ;
Où sa patience éprouvée
Jusques au ciel est élevée
Par mille éloges glorieux.
Des peuples réjouïs la complaisance est telle
Pour leur prince capricieux
Qu’ils vont jusqu’à louër son épreuve cruelle,
A qui d’une vertu si belle,
Si seante au beau sexe, et si rare en tous lieux,
On doit un si parfait modelle.


Fichier:Perrault - Histoires ou Contes - 04.png


A MONSIEUR ***
EN LUI ENVOYANT GRISELIDIS


Si je m’estois rendu à tous les differens avis qui m’ont esté donnés sur l’ouvrage que je vous envoye, il n’y seroit rien demeuré que le conte tout sec et tout uni : et, en ce cas, j’aurois mieux fait de n’y pas toucher, et de le laisser dans son papier bleu, où il est depuis tant d’années. Je le lûs d’abord à deux de mes amis. « Pourquoy, dit l’un, s’étendre si fort sur le caractere de vostre heros ? Qu’a-t-on à faire de sçavoir ce qu’il faisoit le matin dans son conseil, et moins encore à quoy il se divertissoit l’apres-dînée ? Tout cela est bon à retrancher. — Ostez-moy, je vous prie. dit l’autre, la réponse enjoüée qu’il fait aux deputez de son peuple. qui le pressent de se marier : elle ne convient point à un prince grave et serieux. Vous voulez bien encore, poursuivit-il, que je vous conseille de supprimer la longue description de vostre chasse ? Qu’importe tout cela au fond de votre histoire ? Croyez-moy, ce sont de vains et ambitieux ornemens, qui appauvrissent vostre poëme au lieu de l’enrichir. Il en est de mesme, ajoûta-t-il, des preparatifs qu’on fait pour le mariage du prince : tout cela est oiseux et inutile. Pour vos dames. qui rabaissent leurs coëffures, qui couvrent leurs gorges et qui allongent leurs manches, froide plaisanterie, aussi-bien que celle de l’orateur qui s’applaudit de son éloquence. — Je demande encore, reprit celuy qui avoit parlé le premier, que vous ostiez les reflexions chrestiennes de Griselidis, qui dit que c’est Dieu qui veut réprouver : c’est un sermon hors de sa place. Je ne sçaurois encore souffrir les inhumanitez de vostre prince :ti hl elles me mettent en colere : je les supprimerois. Il est vray qu’elles sont de l’histoire : mais il n’importe. J’osterois encore l’épisode du jeune seigneur qui n’est là que pour épouser la jeune princesse : cela allonge trop vostre conte. — Mais, luy dis-je, le conte finiroit mal sans cela. — Je ne sçaurois que vous dire, répondit-il ; je ne laisserois pas que de l’oster.

A quelques jours de là, je fis la mesme lecture à deux autres de mes amis, qui ne me dirent pas un seul mot sur les endroits dont je viens de parler, mais qui en reprirent quantité d’autres. « Bien loin de me plaindre de la rigueur de vostre critique, leur dis-je, je me plains de ce qu’elle n’est pas assez severe : vous m’avez passé une infinité d’endroits que l’on trouve très dignes de censure. — Comme quoy ? dirent-ils. — On trouve, leur dis-je, que le caractere du prince est trop estendu, et qu’on n’a que faire de sçavoir ce qu’il faisoit le matin, et encore moins l’apresdînée. — On se mocque de vous, dirent-ils tous deux ensemble, quand on vous fait de semblables critiques. — On blâme, poursuivis-je, la réponse que fait le prince à ceux qui le pressent de se marier, comme trop enjoüée et indigne d’un prince grave et sérieux. — Bon ! reprit l’un d’eux; et où est l’inconvénient qu’un jeune prince d’Italie, païs où l’on estaccoutumé à voir les hommes les plus graves et les plus élevez en dignité dire des plaisanteries, et qui d’ailleurs fait profession de mal parler et des femmes et du mariage, matieres si sujettes à la raillerie, se soit un peu réjouï sur cet article ? Quoy qu’il en soit, je vous demande grace pour cet endroit, comme pour celuy de l’orateur qui croyoit avoir converti le prince, et pour 1e rabaissement des coëffures, car ceux qui n’ont pas aimé la réponse enjoüée du prince ont bien la mine d’avoir fait main basse sur ces deux endroits-là. — Vous l’avez deviné, lui dis-je. Mais, d’un autre costé, ceux qui n’aiment que les choses plaisantes n’ont pû souffrir les reflexions chrestiennes de la princesse, qui dit que c’est Dieu qui la veut éprouver : ils pretendent que c’est un sermon hors de propos. — Hors de propos ? reprit l’autre : non-seulement ces reflexions conviennent au sujet, mais elles y sont absolument necessaires. Vous aviez besoin de rendre croyable la patience de vostre héroïne : et quel autre moyen aviez-vous que de luy faire regarder les mauvais traitemens de son époux comme venans de la main de Dieu ? Sans cela, on la prendroit pour la plus stupide de toutes les femmes : ce qui ne feroit pas assurément un bon effet. — On blâme encore, leur dis-je, l’épisode du seigneur qui épouse la jeune princesse. — On a tort, reprit-il : comme votre ouvrage est un véritable poëme, quoyque vous luy donniez le titre de Nouvelle, il faut qu’il n’y ait rien à desirer quand il finit. Cependant si la jeune princesse s’en retournoit dans son couvent sans estre mariée, aprés s’y estre attenduë, elle ne seroit point contente, ny ceux qui liroient la nouvelle. »

Ensuite de cette conference, j’ay pris le parti de laisser mon ouvrage tel à peu prés qu’il a esté lû dans l’Académie. En un mot, j’ay eu soin de corriger les choses qu’on m’a fait voir estre mauvaises en elles-mesmes ; mais, à l’égard de celles que j’ay trouvé n’avoir pas d’autre defaut que de n’estre pas au goust de quelques personnes, peut-estre un peu trop delicates, j’ai cru n’y devoir pas toucher.


Est-ce une raison décisive
D’oster un bon mets d’un repas
Parce qu’il s’y trouve un convive
Qui, par malheur, ne l’aime pas ?
Il faut que tout le monde vive,
Et que les mets, pour plaire à tous,
Soient differens comme les gousts.


Quoy qu’il en soit, j’ay crû devoir m’en remettre au public. qui juge toujours bien. J’apprendray de luy ce que j’en dois croire, et je suivray exactement tous ses avis, s’il m’arrive jamais de faire une seconde édition de cet ouvrage.