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ADMINISTRATION
BAKER LIBRARY
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I
L'INVENTEUR
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PARIS. — IMPRIMERIE DE ROUGE FRERES, DUNON ET FRESNÉ,
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YVES GUYOT BIBLIOTL
L'INVENTEUR
PARIS
LIBRAIRIE ARMAND LE CHEVALIER
RUE DE RICIIELIEU, G .
1H0 7
Tout droit» réservés
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CHAMBRE de COMMERCE do PARIS
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INTRODUCTION
Certains hommes, plus optimistes que Pangloss, satisfaits
de l'état de choses actuel, se trouvant bien et croyant que
tout le monde jouit de leur bonheur, adversaires des ré-
formes et des progrès qui pourraient troubler leur béati-
tude, ne manquent pas de dire chaque fois qu'on parle
devant eux des misères de l inventeur : a À quoi bon
ces déclamations, ces lieux communs? nous les connais-
sons. Autrefois, sans doute, les inventeurs étaient persé-
cutés, honnis, condamnés le plus souvent à mourir de
misère. Mais, maintenant, il n'en est plus ainsi : ils
jouissent du droit commun, ils rencontrent môme de
nombreux encouragements. Pourquoi donc leur faire
une situation à part et plaider une cause qui n'existe
pas? »
Nous connaissons aussi, nous, ces raisons qu'à notre
tour nous pourrions traiter de lieux communs : ce sont
t
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2 i/lNVENTEUIl.
celles que nous répètent tous les gouvernants et tous les
satisfaits. En vain leur montre-t-on quelque plaie béante,
hideuse, gangrenée , ils répondent sans s'émouvoir : « Tout
est pour le mieux dans le meilleur des mondes possible. »
Nous nous permettrons de n'être pas de l'avis de ces
médecins Tant Mieux. Qu'ils nous prouvent tout d'abord
qu'il n'y a plus de misères à soulager, de chancres à extir-
per, de douleurs à guérir, et alors nous pourrons nous
montrer joyeux. Sans doute, le sort de l'inventeur s'est
amélioré depuis la Révolution; mais le sort de l'ouvrier s'est
aussi amélioré, le gouvernement aussi s'est amélioré. Est-ce
à dire pour cela que tout soit fait et que nous pouvons nous
reposer? Je crois que nous aurions tort de nous endormir
dans une sécurité trompeuse avant que l'état social soit
arrivé à la perfection absolue. « Il n'y a rien de fait, disait
César, tant qu'il reste quelque chose à faire. »
Du reste, la cause de l'inventeur n'est pas une cause
isolée : elle est celle de toutes les énergies brisées, broyées
par les puissances tyranniques de notre organisation so-
ciale. Dans notre société étroite où la place de chacun est
numérotée comme la case d'un bureau, où la caste égyp-
tienne vit encore avec son odieux despotisme, où tout
semble arrangé pour comprimer les forces de l'individu,
où l'air et la lumière sont parcimonieusement distribués à
chacun, où on craint les Hercules, où on a peur des Titans,
où on ne veut que des pygmées inoffensifs, malheur à celui
qui, se sentant plein de force et de vie, essaye de briser les
entraves qui le retiennent et veut prendre une autre route
que le sentier de la routine ! Notre société est effrayée par
les hommes forts et essaye de les amoindrir autant que pos-
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INTRODUCTION. 3
sible ; son idéal n'est pas le développement des forces indi-
viduelles, il est leur compression. Et ne se rendeut-ils pas
coupables du crime de lèse-humanité, ces gouvernants qui,
terrifiés par tout ce qui est grand et fort, voudraient arrêter
la séve, mêler l'eau au sang pour paralyser toute énergie ;
qui disent hautement que leur tache est de modérer l'essor
des individus, qui osent avouer que le présent est leur but,
qu'à leurs yeux l'avenir est le mal, et qui, pour ce motif,
présentent la plus grande résistance possible à tous ceux
qui veulent pousser l'humanité en avant, dans quelque
chemin que ce soit? Est-ce le rôle qu'ils doivent jouer? Le
mandat que leur donnent les peuples est-il un brevet de
geôlier? et s'il n'est au contraire qu'une simple procura-
tion, l'exécutent-ils en les enfermant dans des digues
étroites que ne peuvent briser que des colères amonce-
lées? Et alors, s'ils manquent à leur devoir, le leur n'est-il
pas de réclamer contre la manière dont ils remplissent
la mission qu'il leur a confiée? Ne doivent-ils pas élever la
voix pour toutes les énergies qu'ils oppriment, pour toutes
les forces qu'ils font se consumer et s'épuiser dans une
lutte stérile contre les mailles du filet avec lequel ils les
enserrent?
C'est pourquoi nous écrivons ce livre, car au nombre de
ceux qui souffrent le plus cruellement de ce système de
contrainte est l'inventeur, astre à courbe excentrique, se
heurtant sans cesse contre les planètes qui accomplissent
tranquillement leur course et brisent par leur puissance
d'inertie ceux qui viennent les choquer. Il a un grand
malheur : il est trop puissant pour s'astreindre à la vie de
mollusque qui semble l'idéal de la majorité des Français ;
4 l'inventeur.
et cependant le Français, peut-être plus que tout autre,
est remuant, actif, entreprenant. Pourquoi donc se con-
damne-t-il le plus souvent à végéter dans un bureau, à
pourrir dans une administration, et n'a-t-il d'autre but
que de se nourrir à l'auge du budget, au lieu d'aller,
comme l'Anglais, chercher au loin la richesse quand il ne
la trouve pas auprès de lui, ou de se lancer dans les gigan-
tesques et aventureuses entreprises dans lesquelles l'Amé-
ricain trouve si souvent une fortune inespérée? Ah 1 c'est
que nous manquons de liberté ; c'est que nous sommes
habitues à ne marcher que soutenus par bs lisières de
l'autorité ; c'est que nous invoquons sans cesse, et à propos
de tout, l'État comme notre ange tutélaire, parce qu'il
nous a forcés, depuis Napoléon, à ne pouvoir rien faire
sans lui. Nous voudrions voir disparaître cette funeste
tendance. Il faut que le souffle chaud et puissant qui ani-
mait nos pères sous la Révolution et leur faisait faire tant
de prodiges, remplisse encore nos poumons, si nous ne
voulons pas nous laisser dépasser par les peuples qui nous
entourent et qui déjà, sous bien des rapports, nous sont
supérieurs, quoi que puissent dire les chauvins. Et pour-
quoi nous dépassent-ils? pourquoi serons-nous bientôt
réduits à nous traîner à leur remorque, si ce n'est parce
que l'industrie prend chez eux des proportions colossales
qu'elle n'atteint nullement chez nous? N'est-ce pas elle qui
fait la supériorité de l'Angleterre et de l'Amérique? Car elle
est maintenant la seule puissance ; les autres sont passées au
second rang; ce n'est plus 1 epée qui fait la grandeur d'un
peuple, c'est la machine.
Ce u'est que d'hier qu'elle est née et que d'hier que
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INTRODUCTION. fi
nous connaissons sa force. La société antique l'ignorait
complètement : ses philosophes, perdus dans les nuages
d'une philosophie ergoteuse reposant sur des phénomènes
mal observés et mal interprétés, môme quand elle est le
plus intimement liée à la nature, comme l'épicurisme et
le péripatétisme ; ses citoyens absorbés tout entiers par les
préoccupations de la vie politique, les luttes de V Agora et du
Forum, le noble métier des armes, dédaignaient souveraine-
ment l'artisan, méprisaient même certains métiers, — les
tanneurs, par exemple, — regardaient le travail comme
chose vile, soin d'esclave, et l'abandonnaient à un être ni
bète ni homme, chargé (Je pourvoir aux besoins de la vraie
société. C'était fort juste. Le travail étant le devoir, le
besoin étant le droit, l'Athénien, le Spartiate ou le Romain,
peuples vainqueurs, peuples forts, s'arrogèrent le droit et
imposèrent le devoir au vaincu.
Aussi l'industrie n'existait- elle réellement pas : cette
mère nourrice était moins que la courtisane Laïs ou l'im-
pératrice Messaline. Au lieu d'avoir ses palais au milieu de
Rome, elle était condamnée à habiter quelque humble
échoppe ou une bouche d'égout. Elle était reléguée au
dernier rang, regardée comme infâme, et son seul contact
était une souillure.
Elle ne devait pas se relever au milieu de l'invasion des
barbares; elle devait encore moins se relever sous l'in-
fluence de l'esprit catholique et aristocratique qui dominait
le moyen âge. Le caractère entièrement spiritualiste du
catholicisme rejetait toute préoccupation matérielle : il
chassait Pan pour le remplacer par une divinité étrangère.
S'il soulageait le pauvre, s'il affranchissait l'esclave, il créait
6 l'inventeur.
le serf; pour lui, le salaire était au-dessous de l'aumône, la
mendicité au-dessus du travail.
Quelques congrégations religieuses, il est vrai, se livrèrent
à des occupations manuelles ; mais elles furent loin de laver
le travail de l'ignominie dont il était souillé. Elles ne le
considérèrent jamais comme le but de la vie humaine ; ce
n'était qu'un châtiment, une mortification.
Dans ces conditions, le travail devait rester et resta l'at-
tribution d'un être mi-parti esclave, mi-parti affranchi.
Le serf et le vilain durent pourvoir aux besoins de la société
guerrière et cléricale. « Travaille, vilain, travaille! » a dit
Rabelais.
Et voyez le Symbole, comme il se rapporte bien à cet
état de choses 1 La Bible raille le travail dans la figure de
Tubalcaïn et des constructeurs de la tour de Babel ; les
dieux poursuivent Hercule, le grand défricheur; Jupiter
enchaîne, sur un rocher, Prométhée, le créateur du feu ;
la nature, au moyen âge, est personnifiée en Satan.
Les artisans, livrés à toutes les exactions des seigneurs,
à tous leurs abus de pouvoir, un jour se levèrent, et, sui-
vant le grand mouvement communal du douzième siècle,
pour résister aux oppressions qui les accablaient ils s'uni-
rent entre eux et fondèrent les corporations, maîtrises et
jurandes, sortes de réminiscence des corps de métiers
romains.
Seulement, comme dans cette société tout était privilège,
comme ces corporations ne se formèrent elles-mêmes que
par privilège, elles gardèrent pendant toute leur durée un
caractère d'exclusion. Voulant avoir avant tout une forte
organisation , elles ne cherchèrent que les constitutions
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INTRODUCTION. 7
les plus fortes possible, sans se préoccuper de liberté. Elles
se constituèrent, sur le modèle de l'organisation sociale au
milieu de laquelle elles se trouvaient, en véritables aristo-
craties. Chacune d'elles prit d'abord soin de s'isoler dans
son coin, bien agglomérée, bien unie, de manière qu'il ne
pût y avoir de désertion ni d'intrusion dans son sein. Elles
apportèrent dans leurs statuts cet esprit exclusif et orgueil-
leux qui était alors le maître du monde ; elles formèrent,
elles aussi, de petites féodalités sur lesquelles régnaient
les maîtres. Ceux-ci cherchèrent, autant que possible, à
restreindre leur nombre et à faire de la maîtrise une caste
héréditaire en obligeant celui qui n'était pas de leur sang
à remplir, pour y arriver, une foule de conditions à peu
près insurmontables. Chacun des maîtres voulut devenir
un petit baron; l'artisan fut un serf à leurs yeux.
Aussi quelles difficultés entassées à plaisir pour décou-
rager le malheureux qui avait la haute ambition de vouloir
faire partie de cette noblesse 1 11 devait d'abord faire un
apprentissage de cinq ans chez un seul maître et ensuite
travailler pendant cinq ans comme compagnon. Dans cer-
taines corporations, un maître ne pouvait avoir plus d'un ap-
prenti ; les perruquiers ne devaient en prendre un que tous
les trois ans. Enfin, ces dix ans de noviciat sont subis; mais
tout n'est pas terminé : le candidat doit passer au moins un
an à faire un chef-d'œuvre que doivent juger des jurés
choisis parmi les maîtres.
Ceux-ci, voulant restreindre autant que possible leur
nombre, naturellement trouvaient son chef-d'œuvre détes-
table et le brisaient impitoyablement, à moins que le pauvre
ouvrier n'adoucît leur rigueur à l'aide] « de présents et de
8 l'inventeur.
banquets. » Mais si ses ressources étaient épuisées par l'ar-
gent qu'il avait dépensé pour construire ce chef-d'œuvre
et le temps qu'il y avait consacré, il se voyait condamné
sans retour. Voulant fuir la tyrannie des maîtres, il essayait
de s'isoler, de travailler à son compte. Alors, malheur à
lui s'il était trouvé I Tourmenté par ses tyrans, il devait
se soumettre à leur despotisme; et il voyait, le malheu-
reux, arriver au degré de maîtrise des hommes incapables,
sans nul effort, mais à qui leur naissance ou leur argent
donnait ce droit.
Si cet esprit exclusif dominait à l'intérieur de ces petites
sociétés, il devait encore se manifester au dehors. Elles
avaient leurs guerres privées, comme les autres seigneuries :
par leurs luttes perpétuelles, elles troublaient tout ordre,
arrêtaient tout essor, toute production, suspendaient tout à
coup les travaux, apportaient les plus grandes perturbations
dans l'industrie et en même temps comprimaient tout élan,
toujours prêtes qu'elles étaient à se révolter contre toute in-
novation qu'eût essayé de faire une rivale.
Voici, entre autres, un exemple assez remarquable et
assez curieux de cet esprit de jalousie qui existait entre
chacune d'elles.
C'est le procès des poulaillers et des rôtisseurs. Dans le
quatorzième siècle, ces derniers tentèrent de mettre la vo-
laille et le gibier à la broche, comme les viandes de bou-
cherie. Les premiers réclamèrent contre cet abus. Louis XII,
croyant que du moment que les rôtisseurs rôtissaient un
bœuf, ils pouvaient tout aussi bien rôtir un poulet, leur ac-
corda en Io09 le privilège de vendre toutes sortes de viandes,
en poil et en plume, habillées, lardëes et rôties. Mais les
INTRODUCTION. 9
poulaillers ne se tinrent pas pour battus : ils pensèrent que
le roi avait outre-passé ses pouvoirs et ils en appelèrent au
Parlement. Louis XII mourut avant le combat; les poulail-
lers auraient pu dire que c'était de peur. François I er , prince
héroïque et chevaleresque, ne craignit pas les broches des
poulaillers et soutint de nouveau celles des rôtisseurs en
leur accordant des lettres patentes. En 1578, le Parlement
jugea enfin la cause; les rôtisseurs triomphèrent et purent
enfin rôtir à leur aise, mais ils ne jouirent de leur bonheur
que pendant soixante ans. En 1628, les poulaillers parvin-
rent à faire rendre un arrêt qui interdisait aux rôtisseurs
de faire nopces et festins, et de vendre, ailleurs que chez
eux, plus de trois plats de viande bouillie et trois plats de
fricassée.
On comprendra facilement combien devaient être vivaccs
et nombreuses ces querelles, quand on saura que six corpo-
rations contribuaient à l'équipement d'un cheval : les cha-
puisiers faisaient le fond de la selle ; les bourreliers, les
troussequins ; les peintres selliers, les ornements ; les bla-
sonniers, les armoiries; les lormiers, le mors, les gour-
mettes et les étriers ; enfin venaient les éperonniers. Les
lormiers firent aux bourreliers un procès qui dura un demi-
siècle, pour les empêcher d'exposer en vente mors, gour-
mettes et chanfreins.
Le naturalisme réagit enfin contre le spiritualisme du
moyen Age. Roger Bacon célèbre la puissance de l'homme
sur la matière. François Bacon trace à la science l'itiné-
raire qu'elle doit suivre : des têtes immenses, encyclopédi-
ques sondent, mesurent, étudient la matière dans toutes
se$ formes, dans toutes ses manifestations ; les artistes sont
10 l'inventeur.
savants comme Léon Batista Alberti, comme Léonard de
Vinci, comme Michel-Ange ; les savants sont artistes comme
Bernard Palissy. Tous se jettent sur cette nouvelle proie,
trop longtemps dédaignée, et livrée maintenant à l'activité
humaine. Rabelais proclame un nouveau dieu : Gaster, le
grand inventeur.
L'industrie, poussée et pressée par la science, fait quel-
ques pas en avant : elle se dégage de la routine du moyen
Age; elle commence, sous l'influence de l'individualism.e que
proclame Luther, à vouloir rompre avec le passé.
Mais c'est en vain : elle se brise contre les mille liens qui
la retiennent; les corporations subissent les diverses phases
que parcourt la royauté, mais ne sont pas abolies : d'abord
aristocratiques, isolées,' soumises à une classe privilégiée,
formant de petits corps séparés, petites sociétés féodales dans
une société toute féodale , elles changèrent de caractère
quand la royauté voulut renverser toutes les puissances ri-
vales qui se partageaient la France, et substituer au désordre
qui régnait partout l'unité monarchique.
Voulant détruire les libertés communales, les associa-
tions de bourgeois, comme elle voulait détruire les grandes
seigneuries, pour remplacer les franchises municipales et
l'indépendance féodale par le pouvoir royal, elle attaqua
toutes les castes; et les maîtrises durent subir le sort com-
mun.
Pour y parvenir, Henri III promulgua, en 1581, un édit
dont le préambule développe fort bien le but qu'il se pro-
pose : appliquer une législation uniforme à toutes les corpo-
rations de la France, c'est-à-dire substituer à l'aristocratie
de la maîtrise le privilège royal, en protégeant l'artisan
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INTRODUCTION. 11
contre la tyrannie des maîtres et en lui permettant d'obtenir
plus facilement le degré de maîtrise.
Mais cet édit n'apporta aucun remède au mal; il déplaça
le pouvoir, et ce fut fout : il arracha l'ouvrier au despotisme
• du maître, non pour l'affranchir, mais pour le soumettre à
la domination royale. Celle-ci s'empara de la police du tra-
vail, tenant enfermés dans ses règlements les individus et
les corporations. Au lieu de laisser les maîtrises former une
petite caste héréditaire, elle s'arrogea la prérogative de les
créer. Elles ne furent plus, il est vrai, un privilège de nais-
sance; elles devinrent une faveur royale. Si l'artisan qui
voulait arriver au degré de maîtrise n'eut plus à l'obtenir
des maîtres, il n'en dut pas moins l'acheter; payer à ceux-ci
ou payer à la royauté n'était pas une grande amélioration
dans son sort; maître pour maître, qu'importe? C'est tou-
jours l'histoire de l'ane et des voleurs. Il n'y eut réellement
à profiter de ce déplacement de pouvoir que la monarchie,
pour laquelle le trafic et la création des maîtrises devinrent
une excellente exploitation financière dont on ne se faisait
faute. Avènement à la couronne, mariages, naissances de
princes, de princesses, et ceci et cela, autant de prétextes
pour en créer de nouvelles, toutes de faveur, pour les-
quelles on n'exigeait pas môme le chef-d'œuvre et autres
preuves demandées de la capacité du candidat.
Henri IV, par un édit de 1608, sous prétexte de mettre
un terme à cet abus, révoqua toutes les créations de maî-
trises antérieures à son avènement, et fit fermer les bouti-
ques et ouvroirs de ceux qui en étaient pourvus. C'était une
excellente spéculation ; les anciennes maîtrises étant dé-
truites, il fallait en créer de nouvelles : cette exploitation
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12 l'inventeur.
fiscale, il est vrai, amenait quelques perturbations dans
l'industrie et était d'une injustice assez flagrante, puisqu'elle
dépossédait des gens qui avaient acheté des maîtrises de
bonne foi, croyant que le privilège royal était une sûre ga-
rantie; mais tout cela n'était que misères de détail; en ce
bon temps on n'y regardait pas de si près : le Minotaure
royal avait faim, il fallait le nourrir.
Aussi fut ce en vain que le tiers état, dans les cahiers si
remarquables qu'il présenta aux états généraux de 1614,
demanda que « toutes maîtrises de métiers érigées depuis
les états tenus dans la ville de Blois, en l'an 1576, fussent
éteintes, sans que, par ci-après, elles pussent être remises,
ni aucunes autres nouvelles établies ; et fût l'exercice des-
dits métiers laissé libre aux pauvres sujets , sans Visita-
tion de leurs ouvrages et marchandises par experts et pru-
d'hommes qui à ce seraient commis par les juges de la
police. »
C'était demander la liberté du travail. Le cri s'élevait
encore trop tôt pour être compris.
Car alors le travail n'était pas regardé' comme un droit
que l'homme apporte en naissant.
Si l'idée du travail s'était transformée depuis l'antiquité,
ce n'était nullement dans l'intérêt individuel ou social ;
ce n'était que dans l'intérêt du principe qui dominait tous
les autres, du principe monarchique. Le travail, en effet,
avait été regardé comme un droit attaché à la royauté, que
le roi pouvait vendre, et que ses sujets devaient acheter.
Ceux-là donc qui, sans permission, sans privilège ou sans
charte, voulaient employer leurs forces étaient coupables,
comme ceux qui ne voulaient pas payer la gabelle. Ils por-
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INTRODUCTION. 13
taient atteinte aux droits de la couronne et devaient être
punis rigoureusement.
Ayant grandi avec la royauté, cette idée domina le siècle
si despotique de Louis XIV. Le grand roi, qui eût voulu
être la seule puissance du monde , voulait conduire l'in-
dustrie comme il conduisait sa cour. Il l'enserra donc, par
la main de Colbert, dans un réseau de règlements d'où elle
ne pouvait s'échapper. Toute initiative personnelle, en
dehors des choses permises, dut être sévèrement réprimée,
et on essaya, par toutes les entraves possibles, d'arrêter les
tentatives novatrices.
Colbert donna certains procédés qui devaient être em-
ployés à l'exclusion de tous autres, et dans lesquels toute
innovation était une contravention. Par exemple, le 18 mars
1671 , il publia une instruction en trois cent dix-sept ar-
ticles, pour composer toutes les couleurs, et plus tard, une
autre en soixante -quatorze articles pour composer les
drogues.
Ici je vais citer les plus remarquables règlements de
Colbert, pour montrer à quel régime tyrannique l'indus-
trie était soumise.
Ses règlements concernant le tissage entrent dans les
détails les plus minutieux. Les laines doivent être visitées
avant d'être mises en vente; elles ne doivent pas être te-
nues dans un lieu humide, ni être mouillées, ni être mê-
lées de différentes qualités, sous peine de 100 livres d'a-
mende. L'ordonnance du mois d'août 1GG9 prescrit les lon-
gueurs et largeurs que doivent avoir les draps, serges
rases, façons de Chartres, de Châlons, de Reims; les ca-
melots, bouracans, étaraines, fracs, droguets, tiretaines.
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\\ l'inventeur.
Elle accorde, pour son exécution, un délai de quatre mois,
après lesquels tous les anciens métiers seront brisés.
Tous les draps devaient être visités ou marqués au retour
du foulon, et confisqués, s'ils n'étaient pas conformes aux
règlements.
Le nombre des fils à la chaîne, la largeur du peigne, la
qualité de la laine étaient déterminés.
L'ordonnance du 16 octobre (717 prescrit un poids de
quatre onces pour les bas d'homme, ni plus ni moins. Ce-
pendant elle fait une petite concession : elle permet de fa-
briquer des bas de moindre poids pour l'étranger; elle ac-
corde, en outre, à la ville de Lyon la permission de fabriquer
des bas avec de la soie teinte; mais elle maintient la prohi-
bition pour les autres villes de fabrique. Un arrêt du 22 no-
vembre 1720 autorise la fabrication de bas à deux fils pour
l'Italie et autres pays du Midi. Une nouvelle ordonnance
du 6 mars 1769 augmente le poids des bas : les bas de filo-
selle pour hommes pèseront cinq onces; pour femmes,
trois onces.
En 1676 paraît un règlement pour les fabriques de toile
de Normandie, prescrivant la qualité du lin ou du chanvre,
le nombre de fils pour les toiles blancardes, fleurets et ré-
formées; la largeur et la longueur qu'elles doivent avoir;
défendant de les blanchir et de les acheter sans qu'elles
soient marquées. L'ordonnance de 1711 impose l'obliga-
tion de porter, à cette fin, à la halle de Rouen, toutes les
toiles de métier.
Cependant, jusqu'au 23 octobre 1699, la chapellerie avait
échappé aux règlements; alors elle tombe aussi sous leurs
coups. Les chapeaux de pure laine, de castor et de quelques
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INTRODUCTION.
15
autres poils, sont permis; mais l'emploi du poil de lièvre
est rigoureusement prohibe. Vous devinez pourquoi? Le
lièvre, étant un instrument de plaisir, ne pouvait être utile.
D'autres chapeliers s'avisent un beau jour de mêler du
poil de vigogne au poil de castor; cette innovation rendait
les chapeaux plus solides, ce qui ne faisait nullement l'af-
faire de la corporation. Aussi demanda-t-elle un édit qui
prohibât cette nouvelle manière de fabriquer. Elle l'obtint;
mais quel fut le résultat? Les chapeliers étrangers adop-
tèrent les chapeaux de vigogne, dont l'usage était meilleur;
et les Anglais et les Allemands, qui auparavant venaient
chercher chez nous leurs couvre-chefs, préférèrent les nou-
veaux chapeaux et renoncèrent aux nôtres. Du reste, ce
fait se représentait chaque fois qu'un besoin nouveau se
faisait sentir; nos fabricants, ne pouvant le satisfaire, ne
pouvaient écouler leurs produits. Le gouvernement s'aper-
cevant alors qu'un règlement nuisait au commerce, il le ré-
voquait? Pas le moins du monde. Au lieu d'essayer d'ap-
porter remède à cet état de choses par la liberté, il modifiait
le règlement en en faisant un nouveau.
Ainsi , en 1669, prescriptions de largeur pour draps du
Levant: arrêt du conseil du 22 octobre 1697, modifiant ces
largeurs. Le 20 novembre 1708, autre arrêt apportant de
nouvelles modifications; 20 janvier 1743, arrêt réglant
les largeurs des draps de Sedan; 12 janvier 1744, prescrip-
tions de nouvelles largeurs.
Quelles entraves! quelles gênes! Il fallait sans cesse faire
et défaire. Aujourd'hui le fabricant tissait une étoffe que,
le lendemain, un règlement lui défendait de vendre.
Une ordonnance de 1669 fixe à une aune la largeur des
46 l'inventeur.
serges et ratines du Dauphiné. Les étrangers refusent de
les prendre. Ce ne fut qu'en 1698 qu'on permit aux fabri-
cants de revenir à l'ancienne largeur. Pendant vingt-neuf
ans, cette industrie avait donc été condamnée à perdre tout
ce qu'elle exportait auparavant.
Mais ce n'est pas tout encore : l'homme est aussi régle-
menté que la chose 1 Avaient seuls droit de fabriquer et de
vendre tels, et non tels autres, dans tels lieux, et non ail-
leurs. Hors les sergiers et drapiers, nul ne pouvait tisser
des étoffes, sous peine de 450 livres d'amende.
Défense aux teinturiers en laine de teindre la soie et le
fil , et vice versa. Cordonniers et savetiers, libraires et bou-
quinistes, bouchers et charcutiers, barbiers, chirurgiens
et barbiers vulgaires, fripiers et tailleurs, clc, etc., étaient
perpétuellement en guerre, sous prétexte qu'ils empiétaient
les uns sur les autres.
La religion s'en mêle : nul ne peut être apprenti s il n'est
catholique...
L'âge est réglé de même.
L'homme marié ne peut apprendre un état.
Défense aux étrangers d'importer leur industrie en
France. Bien plus même, pour la fabrication de Lyon, par
exemple, l'apprenti devait être né à Lyon, dans le Forez,
le Beaujolais, le Bourbonnais, la Bresse, le Bugey, l'Au-
vergne ou le Vivarais, et non ailleurs.
De môme, chaque industrie a des villes assignée?, hors
desquelles elle ne peut s'établir. Le compagnon ne peut
arriver à la maîtrise dans ui autre ville que celle où il a
fait son apprentissage.
Le temps du travail est limité. Défense à certaines
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INTRODUCTION. 17
fabriques de travailler en telle saison. Par ordonnance
du 28 juin 1723, toutes manufactures de toiles à car-
reaux et rayées, siamoises, fichus, steinkerque, à l'ex-
ception de celles de la ville de Rouen, cesseront, chaque
année, toute fabrication , depuis le 1 er juillet jusqu'au
15 septembre. L'ordonnance du 20 février 1717 défend
de blanchir les toiles et linons avant le 15 mars et
après le 10 octobre, sous peine d'une amende de 500 livres,
portée, par l'arrêt du 24 août de la même année, à
1 ,500 livres.
Que pouvait faire, au milieu de tout cela, un pauvre
protestant comme Denis Papin? S'exiler, aller chercher
ailleurs un pays où il pût travailler et trouver une pro-
tection.
Ce pays était l'Angleterre.
D'abord elle fut remplie aussi, elle, de corporations dont
l'établissement était considéré comme une prérogative royale
et un revenu du fisc. Elles avaient le môme esprit d'exclu-
sion qu'en France. Quand Édouard III appela les ouvriers
flamands pour établir des fabriques de draps fins, ce ne
fut pas sans peine qu'il parvint à les protéger. Rien de plus
tyrannique que les statuts de ces corporations Sous Eli-
sabeth, il fut ordonné que nul ne pourrait exercer un
métier avant d'avoir fait un apprentissage de sept années;
heureusement que les villages furent exceptés de cette ri-
gueur, le règlement n'étant applicable qu'aux villes àe
marc/té. L'ouvrier ne devait faire qu'une chose, il était
condamné perpétuellement à toujours tourner la môme
meule. Que les spécialistes doivent regretter le bon vieux
temps où un ouvrier en carrosses ne pouvait faire faire les
2
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18 l'inventeur.
roues par un de se9 ouvriers, mais était obligé de s'adresser
à un ouvrier en roues I
Qu'importait? La reine Anne avait besoin d'argent, et,
comme elle n'aimait pas à s'adresser au Parlement, elle ex-
ploitait la veine que lui ouvrait cette concession de mono-
poles. Le roi Charles 1 er essaya de l'imiter ; mais l edit de 1623
vint l'arrêter, en faisant , dans un long et prolixe préam-
bule, une sorte de déclaration de la propriété industrielle,
qu'il était réservé à notre légUlation de 1791 de formuler
dans son style bref et ferme. Ils ne devraient pas oublier,
lord Granville et les autres chefs de l'école actuelle qui es-
père anéantir le brevet, que l'Angleterre doit, en grande
partie, sa prospérité industrielle à la proclamation d'un
principe que ne soupçonnaient alors nullement les autres
peuples.
Il est vrai que, quelquefois, en France, l'inventeur trou-
vait une petite protection à la cour : quand le roi avait
suffisamment écouté ses courtisans, était ennuyé de ses
courtisanes, avait donné à déjeuner à ses levrettes, il
daignait jeter un regard sur un pauvre diable qui passait
sa vie en face d'un four, et alors il nommait Bernard
Palissy son faiseur de figurines royales.
Plus tard nous voyons accorder quelques privilèges,
privilèges révocables à volonté, variables dans les motifs
de leur octroi, dans leurs circonscriptions, dans leurs
clauses, dans leur sanction pénale; œuvres de faveur, non
de justice.
Privilège, en 1665, accordé par Golbert, pour l'importa-
tion de l'art de souffler les glaces, qui n'avait été pratiqué
qu'à Venise.
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INTRODUCTION. 19
Un second, en 1668, pour les glaces coulées.
Deux privilèges réunis par le successeur de Colbert,
en 1695.
En 1720, à Anthus, privilège de vingt ans pour manu-
facture de ferblanc.
En 1725, nouveau privilège à une compagnie connue
sous le nom d'Ant. d'Azincourt.
En 175*5, privilège de vingt ans à Charles Renard, pour
fabrication de la porcelaine de Saxe.
En 1757, Louis Renard en obtint un.
Mais qu'importait? Ces privilèges, tout de faveur, ne
constituaient pas un droit, et, par conséquent, ne pouvaient
donner de sécurité à personne.
En outre, on voit que ces privilèges ne sont guère donnés
que pour des objets d'importation ; il n'y a rien dans ce fait
qui doive nous étonner : la liberté du travail n'existant pas
en France, l'artisan était soumis à tous les règlements
royaux; il n'y avait pas possibilité de devenir inventeur.
Voyez, en effet, à quels tourments, à quelles misères
étaient soumis les hommes hardis, les hommes d'initiative
et de progrès qui tentaient d'apporter quelque modification
aux procèdes ou aux productions de l'industrie, gardés pré-
cieusement par la routine 1
Les chefs des toiliers, des merciers, des fabricants de soie
de Lyon, de Tours et de Rouen, parvinrent à arrêter com-
plètement l'industrie des toiles peintes en criant bien haut :
« que la fabrication des toiles peintes ruinerait le royaume
et réduirait à la mendicité la population ouvrière; que tout
était perdu si l'administration ne s'opposait à l'établissement
de la nouvelle industrie. »
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20 L'INVENTEUR.
Des fabricants de Nantes et de Rennes voulurent établir
des manufactures d'étoffes de laine, fil et coton ; ils avaient
fait de nombreuses préparations qui leur garantissaient une
bonne et solide couleur ; mais à peine cet établissement
était-il formé, que la compagnie des sergiers lui contesta le
droit de fabriquer l'étoffe, et la corporation des teinturiers
le droit de la teindre. Procès alors à n'en plus finir ; les
capitaux destinés à l'exploitation de la nouvelle industrie
y furent mangés. L'arrêt fut enfin rendu en 16G0, leur don-
nant raison, vu que ce genre de fabrication n'était pas com-
pris dans les règlements antérieurs; mais ils avaient épuisé
leurs ressources et étaient incapables d'exploiter leurs ma-
nufactures.
Quand Argant eut inventé les lampes à double courant,
ferblantiers, serruriers, taillandiers, maréchaux grossiers,
poussèrent une immense clameur, prétendant que les sta-
tuts réservaient aux membres de leurs communautés le droit
de fabriquer des lampes. Il fut obligé de plaider contre eux.
Réveillon ne put parvenir à fabriquer en paix les papiers
peints, les premiers qu'on ait faits en France, qu'après
avoir obtenu le titre de Manufacture royale. Ce titre était
lui-môme un privilège très-abusif. Mais il en est ainsi dans
toutes les sociétés reposant sur l'arbitraire et la contrainte;
on est sans cesse obligé de leur appliquer le régime homœo-
pathique : similia similibus. Pour corriger un vice, il faut
créer un autre vice.
L'an 1761, on trouva le moyen de vernir et d'emboutir
la tôle. Mais, pour exploiter cette invention, il fallait em-
ployer des outils et des ouvriers appartenant à diverses pro-
fessions. L'inventeur, n'étant pas riche, ne pouvait pas
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INTRODUCTION. 21
payer les droits exigés pour être admis dans les corporations
dont ces professions dépendaient. Aussi alla-t-il s'établir à
l'étranger, et son invention ne fut rendue à la France
qu'on 1793.
Lenoir avait besoin d'un petit fourneau pour préparer les
métaux : il en construisit un ; les syndics de la corporation
des fondeurs vinrent eux-mêmes le démolir. Nouvelle ten-
tative, nouvelle exécution; il lui fallut enfin, pour être
tranquille, avoir une autorisation du roi, qui lui fut accor-
dée par exception extraordinaire.
Gomment veut-on que l'inventeur pût se produire, en-
serré dans le réseau des rivalités jalouses, consacrées par la
loi? Puis ce n'était pas tout : en admettant qu'il pût, à
force de volonté, de courage et de bonheur, surmonter tous
les obstacles, il lui restait à triompher encore de la grande
difficulté et de la plus insurmontable, des entraves mises par
l'administration à la production et au débouché des produits.
En effet, sans cesse la maréchaussée, les inspecteurs
tombaient dans les ateliers, bouleversant tout, s'appropriant
les procédés secrets, les dévoilant, suspendant le travail,
ruinant souvent le crédit par une fausse ou mauvaise inter-
prétation de l'état des affaires : « coupant, dit Roland, sou-
vent quatre-vingts, quatre-vingt-dix, cent pièces d'étoffes
dans une seule matinée, en confisquant un nombre
énorme, frappant en même temps le fabricant de lourdes
amendes, brûlant les objets de contravention en place pu-
blique, les jours du marché, les attachant au carcan avec le
nom du fabricant, et menaçant de l'y attacher lui-même en
cas de récidive. Et pourquoi toutes ces sévérités, toutes ces
inquisitions? Uniquement pour une matière inégale, ou
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22 L'INVENTEUR.
pour un tissage irrégulier, ou pour le défaut de quelque fil
en chaîne, ou pour celui de l'application d'un nom, quoique
cela provînt d'inattention, ou pour une couleur de faux
teint, quoique donnée pour telle... »
«J'ai vu faire, continue Roland, des descentes chez des
fabricants, avec une bande de satellites, bouleverser leurs
ateliers, répandre l'effroi dans leur famille, couper des
chaînes sur le métier, les enlever, les saisir, assigner, ajour-
ner, faire subir des interrogatoires, confisquer, amender
les sentences affichées, et tout ce qui s'ensuit : tourments,
disgrâces, la honte, frais, discrédit. Et pourquoi? pour avoir
fait des pannes en laine qu'on faisait en Angleterre, et que
les Anglais vendaient partout, môme en France; et cela,
parce que les règlements de France ne faisaient mention
que de pannes en poil ! »
Veuillez bien remarquer que ceci se passait à la fin
du dix-huitième siècle ; que devait-ce donc être aupara-
vant ?
Quand on considère cet assemblage de règlements con-
tradictoires, ce tohu-bohu d'ordonnances, ce galimatias
d'arrêts en tous sens, on se demande comment notre indus-
trie n'a pas succombé.
Cependant la grande école philosophique, s'occupant de
tout ce qui concernait l'homme, vint appeler l'attention du
monde sur le travail.
Une des plus belles œuvres et des plus grandes qui aient
été conçues et exécutées apparaît alors. Diderot sent l'im-
portance des arts mécaniques ; il voit l'indifférence avec la-
quelle ils sont traités , et alors il se met au métier de
l'ouvrier, il se fait son apprenti, il construit des modèles, il
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INTRODUCTION. 23
scrute tous les procédas industriels, il devine les secrets de
fabrique, et il fait de la description des divers moyens em-
ployés par l'homme pour dompter la matière la partie la
plus neuve et la plus importante de l'Encyclopédie; il voit
en môme temps la gêne que lui imposent tout l'échafaudage
des corporations, le despotisme des maîtrises, les difficultés
de l'apprentissage, les démarcations ridicules qui existent
entre chaque métier; et il termine son travail en poussant
ce cri d'avenir : « Affranchissons le travailleur! » La voix
puissante de Diderot est entendue; elle pénètre jusque dans
les provinces les plus reculées; tout le monde se préoccupe
de ces travaux qui jusqu'alors étaient demeurés inaperçus.
Les économistes traitent ces questions de production, et
viennent à leur tour demander la liberté du travail.
Sous l'impulsion de ce mouvement, une déclaration du
roi , du 24 décembre 1762, essaya de régulariser les privi-
lèges.
Mais, chose étrange, chose qui prouve l'aveuglement,
l'esprit de restriction, de contrainte de tout l'ancien système
monarchique, en essayant de régler cette matière, cette or-
donnance attribue le mal, non pas à l'absence de loi protec-
trice et bienfaitrice, changeant le privilège en droit, non
pas au peu de garanties données aux inventeurs, non pas à
l'arbitraire, mais bien à l'étendue des privilèges et à leur
durée!
La première loi, véritable loi ayant pour but la protection
des inventeurs, est donc une loi de restriction; elle fixe
pour limite ce fameux terme de quinze ans qu'en un siècle
nous n'avons pas encore pu parvenir à doubler.
Enfin cette loi existait, c'était quelque chose ; mais à qui
■
24 l'inventeur.
l'appliquer, l'inventeur étant un phénomène à peu près
inconnu.
Pour qu'il pût naître, se manifester, il fallait que la li-
berté de l'industrie fût proclamée.
Un homme, Turbot, imbu des idées de perfectibilité
qu'entrevoyait ce siècle, réformateur par tempérament, li-
béral par principes, l'essaya en 1776.
Voici le préambule de l'édit de Turgot :
« Dans presque toutes les villes, l'exercice des différents
arts et métiers est concentré dans les mains d'un petit
nombre de maîtres, réunis en communauté, qui peuvent
seuls, à l'exclusion de tous les autres citoyens, fabriquer
ou vendre les objets du commerce particulier dont ils ont
le privilège exclusif; en sorte que ceux de nos sujets qui,
par goût ou par nécessité, se destinent à l'exercice des arts
et métiers ne peuvent y parvenir qu'en acquérant la maî-
trise, à laquelle ils ne sont reçus qu'après des épreuves aussi
longues et aussi nuisibles que superflues, et après avoir sa-
tisfait à des droits et à des exactions multipliés, par lesquels
une partie des fonds dont ils auraient eu besoin pour mon-
ter leur commerce, ou leur atelier, ou même pour subsister,
se trouve consommée en pure perte.
« Ceux dont la fortune ne peut suffire à ces pertes sont
réduits à n'avoir qu'une existence précaire sous l'empire
des maîtres, à languir dans l'indigence ou à porter hors de
leur patrie une industrie qu'ils auraient pu rendre utile à
l'État.
« Toutes les classes de citoyens sont privées du droit de
choisir les ouvriers qu'ils voudraient employer et des avan-
tages que leur donnerait la concurrence, par le bas prix et
INTRODUCTION. 25
la perfection du travail. On ne peut souvent exécuter l'ou-
vrage le plus simple sans recourir à plusieurs ouvriers de
communautés différentes, sans essuyer les lenteurs, les in-
fidélités, les exactions que nécessitent et favorisent les pré-
tentions de ces différentes communautés et des caprices de
leur régime arbitraire et intéressé. »
Dans le préambule de Tédit, Turgot se trompait en attri-
buant le mal à la faculté même de l'association, et en ne
trouvant d'autre remède pour affranchir le travail que
d'étouffer cette liberté.
Non, ce n'était pas cette liberté qui était la cause du mal :
c'étaient les privilèges attachés à ces corporations, c'étaient
les pouvoirs abusifs qui leur étaient donnés.
A côté de cette erreur, il affirmait une idée véritablement
révolutionnaire; il arrachait un des fleurons de la couronne
royale pour le rendre au peuple, en condamnant la préro-
gative que s'arrogeait la monarchie sur le travail.
« Nous nous hâtons, dit-il, de rejeter une pareille
maxime. Dieu , en donnant à l'homme des besoins, en lui
rendant nécessaire la ressource du travail, a fait du droit
de travailler la propriété de tous, et la première, la plus
sacrée, la plus imprescriptible de toutes. »
Mais un simple édit ne pouvait changer toute l'ancienne
organisation industrielle, qui était liée à tous les vices de la
société de l'époque.
Il fallait, pour proclamer un principe nouveau, que ces
vices fussent expurgés.
Pour aplanir les montagnes, il faut la poudre : pour
briser un ordre social, il faut des révolutions; les entraves
ne devaient être brisées qu'avec le trône; cette liberté,
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26 l'inventeur.
comme les autres, ne pouvait être proclamée que sur les
ruines de la Bastille.
Aussi, les corporations détruites par Turgot en 1776
étaient-elles rétablies la même année.
Cependant jamais une tentative, si infructueuse qu'elle
soit, n'a échoué entièrement : elle laisse toujours un sou-
venir. Cette idée de la liberté du travail, si effrayante tout
d'abord pour cette société qui ne vivait que de contrainte et
avait soif de règlements, préoccupait les esprits et, en 1778,
Necker faisait une enquête à son sujet.
Mais les vrais principes économiques étaient si peu con-
nus, que ce furent des fabricants qui s'opposèrent à l'abro-
gation de ces règlements : presque tous conclurent au
régime prohibitif. Il est vrai que chacun ne demandait pas
mieux qu'il lui fût le plus favorable possible et le plus défa-
vorable à ses rivaux. Mais même ceux qui avaient eu à s'en
plaindre, comme les fabricants de Roubaix, par exemple,
espérant sans doute qu'il pourrait leur servir un jour, l'ap-
puyèrent, alléguant les plus étranges raisons pour le sou-
tenir.
Cependant les lettres patentes données à Marly, le
5 mai 1779, renouvelèrent la tentative d'affranchissement
de l'industrie :
« 11 sera désormais, dit l'article 1 er , permis à tous les
fabricants et manufacturiers de suivre, dans la fabrica-
tion de leurs étoffes, telles dimensions et combinaisons
qu'ils jugeront à propos, et de s'assujettir à l'exécution des
règlements. »
Et, dit le préambule :
« Nous avons remarqué que si les règlements sont utiles
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IMTRODUCTION. 27
pour servir de frein à la rapidité mal entendue et pour as-
surer la confiance publique, ces institutions ne devaient pas
s'étendre jusqu'au point de circonscrire l'imagination et le
génie d'un homme industrieux, et encore moins jusqu'à
résister à la succession des modes et à la diversité des
goûts. »
On le voit, cela ne suffit pas : on veut bien donner un
peu de liberté, mais le règlement reste toujours utile; les
lettres patentes ne sont donc qu'une sorte de compromis,
non la proclamation d'un droit.
Les déclarations de principes n'appartiennent qu'aux
violentes commotions sociales : il faut qu'elles jaillissent
de ces volcans comme la lave incandescente, brûlant et
détruisant tout ce qu'elle touche, se figeant ensuite et de-
venant rocher.
Et il faut que ce soit une commotion immense, ébranlant
tout un monde. L'avénement des Etats-Unis à l'indépen-
dance ne fut même pas assez fort pour transformer les prin-
cipes qui régissaient l'industrie. Ce peuple, jeune et re-
mueur d'idées, toucha bien à ce sujet. Il plaça dans sa
Constitution, parmi les matières s'appliquant à tous les
états, celte déclaration concernant les droits des inven-
teurs : a Afin d'exciter les progrès des arts et des sciences
utiles, est assuré, pour des espaces de temps limités, aux
auteurs et aux inventeurs, un droit exclusif sur leurs écrits
et sur leurs œuvres. »
C'était bien : la tendance était bonne, c'était un témoi-
gnage de sympathie pour les travailleurs ; mais ce n'était
pas non plus une déclaration formelle; on assurait un droit,
on ne le proclamait pas.
28 l'inventeur.
II fallait la Révolution française pour affirmer au monde
les deux grands droits du travailleur, sans lesquels il ne
peut être qu'un esclave ou un serf : ces droits devaient être
formulés par des hommes affamés de justice, dont le but
était de combattre toutes les anciennes iniquités, d'arracher
toutes les entraves qui enserraient l'homme, et de le livrer
enfin à lui-même et à sa propre initiative, en lui disant :
« Marche! maintenant nulle barrière ne t'arrêtera plus; tu
es ce que tu dois être : ton maître 1 tu ne dépends plus du
bon plaisir d'un seigneur ou d'un roi; tu peux travailler où
bon te semblera, à ce qu'il te plaira, sans craindre la tyrannie
des maîtres, les persécutions du fisc ; fabriquer ce que tu
voudras, sans être forcé de faire marquer tes produits du
sceau royal ; tu t'appartiens; en un mot, tu es libre : il n'y
a plus de privilèges! »
Séance mémorable que cette séance de la nuit du 4 au S
août 4789, qui vit s'écrouler, sous le souffle de quelques
orateurs, tout l'édifice des privilèges, corporations et ju-
randes, s'appuyant d'un côté sur le trône, de l'autre sur la
Bastille.
La trombe révolutionnaire, emportant tout sur sa route,
entraîna aussi dans la débâcle les privilèges accordés aux
inventeurs, parce qu'ils étaient privilèges.
Mais ensuite, lorsque l'Assemblée nationale, voyant la
place nette, fonda sur tous ces débris les grands principes
de la société moderne, elle rétablit comme droit ce qu'elle
avait anéanti comme privilège et formula cette déclaration
dans son bref et ferme langage : « Toute découverte ou
toute invention dans tous les genres d'industrie est la pro-
priété de son auteur. »
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INTRODUCTION 29
Vous entendez : ils sont enfin proclamés, les deux droits
imprescriptibles du travailleur, sans lesquels il ne peut
vivre, il ne peut produire, il ne peut innover, inventer,
créer; principes dérivant l'un de l'autre, liés intimement,
dont on ne peut supprimer l'un sans supprimer l'autre.
Maintenant, l'œuvre dont la Révolution avait jeté la base
est-elle complète? C'est ce que nous examinons dans ce
livre.
D'abord, nous sommes revenus en arrière en ce qui con-
cerne la propriété industrielle; nos législateurs de 1843
n'ont pas osé maintenir ce principe absolu ; de ce droit ils
ont fait un privilège, assujetti par conséquent à tout l'ar-
bitraire auquel forcément est soumise toute concession de
cette nature.
Or, en voyant les maux qu'entraîne cet arbitraire, con-
vaincu que la propriété industrielle n'est pas un vain mot,
comme nous espérons le démontrer contre certains écono -
mistes qui, sous prétexte de liberté, la repoussent, comme
s'il y avait un motif assez puissant pour faire nier un droit,
nous demandons à nos législateurs de revenir à la déclara-
tion pure et simple de l'Assemblée nationale et d'en suivre
toutes les conséquences.
Ce sera juste et en outre ce sera un immense bienfait
pour l'humanité entière. Nous ne devons pas oublier quelle
importance a prise l'industrie en notre siècle, non-seulement
parce qu'elle a eu la science pour la soutenir et la féconder,
mais encore parce qu'un semblant de droit est venu la pro-
téger. Que sera-ce donc* quand l'inventeur jouira d'un droit
réel, débarrassé de toutes les restrictions qui en ce moment
en font un leurre?
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30 l'inventeur.
Est-il nécessaire de prouver qu'en utilisant toutes les
forces de la nature, tous les agents gratuits, l'industrie di-
minue l'effort qui nous est nécessaire pour la satisfaction
de nos besoins et par conséquent perfectionne l'individu en
augmentant sa puissance et en allongeant sa vie, tandis
qu'en facilitant les relations entre les peuples, elle tue la
guerre et perfectionne l'être social? Ceux qui nient ses bien-
faits prouvent simplement qu'ils sont aveugles.
Mais qu'est-ce que l'industrie sans l'inventeur? n'est-elle
pas un cloaque, un bourbier, un marais stagnant? Le bloc
est là, inutile, sans vie; il faut que la main de l'homme
vienne l'animer ; c'est le rôle de l'inventeur : il est créateur
comme l'artiste. Sans lui la production est étroite, insuffi-
sante, n'est pas en rapport avec les besoins ; c'est lui qui
vient l'agrandir et, en diminuant son prix, favoriser le
progrès.
Nous avons vu à quoi avaient abouti les efforts faits sous
l'ancien régime pour favoriser l'industrie, en l'enserrant
dans mille entraves, sous prétexte de la protéger. Nous ne
pouvons demander pareille chose. Bien loin de là, nous ne
croyons pas que l'intervention de l'État soit jamais utile, et
nous ne lui réclamons aucune prime d'encouragement.
Pour nous, l'énergie humaine ne se développe que par la
liberté; c'est elle que nous invoquons et elle seule. Le meil-
leur gouvernement est celui qui gouverne le moins et qui
laisse le plus d'initiative à l'individu. Nous sommes donc
partisan de la liberté la plus large possible, persuadé
qu'elle seule doit enfanter les merveilles qu'on attendait
autrefois des règlements de Colbertet que nous avons encore
trop l'habitude d'attendre de l'État. Etquel'on ne vienne pas
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INTRODUCTION. 31
nous objecter les dangers de l'individualisme; l'exemple de
l'Amérique a prouvé qu'ils étaient chimériques : l'indivi-
dualisme ne mène pas à l'isolement; il mène au contraire
à l'association. Cette nouvelle puissance ne fait qu'apparaître
en France. Nous la connaissons mal encore et nous en
avons peur. Des lois vexatoires, en compriment l'essor
et en arrêtent le développement. Nous-mêmes ne sommes-
nous pas coupables? Habituis par la longue tutelle à
laquelle nous avons été soumis à ne pas compter sur nous-
mêmes et à compter toujours sur la protection du gouver-
nement, nous n'osons encore marcher sans son appui.
Or il faut, si nous voulons parvenir au but auquel nous
devons tous tendre, réagir contre cette habitude. Il faut
que nous n'ayons foi qu'en nos propres forces; et alors
nous deviendrons puissants, parce que nous voudrons beau-
coup. Nous nous accoutumerons à compter sur nous, sur
nous seuls ou sur nos égaux, et non plus sur le Pouvoir. Les
hommes énergiques et indépendants ne seront plus broyés
par le laminoir de l'État, n'étoufferont plus dans le moule
où ils sont enfermés. Les individualités se développe-
ront à l'aise. Comme rien ne gênera plus leur essor,
elles trouveront à employer des forces qu'elles consument
dans une inaction forcée ou en roulant un rocher de Sisyphe
qui retombe perpétuellement sur elles. Nul n'aura plus
peur de l'excès de la production, parce que la consommation
sera immense. On ne cherchera plus l'égalité de la médio-
crité, on cherchera l'égalité de la grandeur. L'inventeur ne
sera plus un être persécuté, parce qu'il ne ressemble pas à
tous les autres, parce qu'il innove et que nos esprits tran*
quilles ont peur de toute innovation; parce qu'il ne suit
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32 l'inventeur.
pas la ligne assignée à chacun de nous et qu'il dérange
beaucoup de gens. Il aura assez d'espace pour s'étendre. La
liberté, la liberté dans sa plus large expression : voilà donc
ce que nous demandons. L'association, voilà ce que nous
conseillons.
De l'association, nous n'en doutons pas, doivent naître
les plus grands bienfaits pour l'inventeur. Les quelques so-
ciétés qui se sont élevées le prouvent déjà, malgré les limites
forcément imposées à leur développement. Elles créent la
tradition de l'esprit humain, elles réunissent, coordonnent
mille matériaux, insignifiants quand ils sont isolés, très-
importants quand ils sont groupés ; elles épargnent à l'in-
venteur une multitude de travaux préparatoires, quantité de
recherches, de démarches fatigantes et rebutantes : elles lui
créent mille ressources, lui permettent mille essais, et, en
unissant les hommes de talents différents, elles les complè-
tent souvent l'un par l'autre ; elles doivent, en outre, exercer
la plus heureuse influence sur le sort matériel de l'inventeur
en lui venant en aide, pendant ses travaux préparatoires,
puis en facilitant l'exploitation de son invention par la pu-
blicité, par les recommandations, par les relations qu'elles
lui feront contracter, en le mettant surtout en rapport
direct avec le public et en l'arrachant aux griffes desloups-
cerviers toujours à la piste du malheureux qui a du génie et
qui n'a pas de capital.
Mais pour que l'association puisse, en se développant sur
une large échelle, arriver à ces résultats, il est nécessaire
que la législation devienne plus libérale qu'elle ne l'est. Il
est impossible d'agir avec puissance quand, à chaque in-
stant, on est arrêté par un article du Gode ou un règlement
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INTRODUCTION. 33
de police. Que la liberté vienne, et tous les maux qui écra-
sent l'inventeur disparaîtront : nous n'en doutons pas. Alors
s'évanouiront les vieux préjugés du passé qui l'oppriment,
parce qu'il veut être libre au milieu d'êtres qui sacrifient la
liberté à leur tranquillité; alors l'éducation étroite, mesquine,
routinière, fausse, que nous recevons maintenant avec tant
de parcimonie, se transformera en éducation pratique et
universelle qui ira donner aux génies bruts, non dégrossis,
le choc nécessaire pour en faire jaillir la flamme ; alors s'é-
vanouira cette vieille science officielle, représentée par ces
vieux savants, hommes arrivés et satisfaits qui, au lieu de
penser à l'avenir, ne pensent qu'au passé. Alors s'éteindront
ces honteuses demandes sans cesse adressées à l'État, cette
quête perpétuelle, cette mendicité organisée abaissant ceux-
là mêmes qui y ont recours ; alors changera complètement
notre esprit public encore si bas, si petit, si aveugle, si
routinier, si étroit : la liberté rend dignes d'elle ceux qui
en jouissent.
YVES GUYOT.
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L'INVENTEUR
CHAPITRE I
Développement de» forces individuelle*.
§ 1. — La véritable richesse. — Des hommes ! des hommes ! — La peur
du feu. — Les Ignorants. — L'instruction comme en Turquie.
§ II. — Définitions diverses de l'instruction. — Les grands hommes que
veut faire l'État. — M. Dupanloup et l'éducation. — Les réformes de
M. Duruy. — Le baccalauréat. — La préparation do l'examen. — Veut-
on avoir des hommes* ou des perroquets? — De la mémoire, p?is de
raison. — L'Université et Uelvélius. — La vocation. — Les mauvais
sujets. — Arago, le grec et le latin. — La circulaire du fi avril. —
M. Leneveux et M. Emile de Girardin. — Autres opiuions. — Les
moutons de Panurge.
§ III. — L'enseignement supérieur. — Les Facultés des sciences. — En-
seignement officiel et enseignement libre. — Enseignement uniforme
et enseignement universel. — Facultés de médecine. — Docteurs et
officiers de santé. — Ecoles spéciales. — L'Ecole navale et les marins
du commerce. — L'École polytechnique. — Opinion d'Auguste Comte :
Propres k tout et vous à rien. — Balzac. — Les occupations d'un ingé-
nieur. — Les damnés de Dante. — Ce que devient un vieil ingénieur.
— Les concours. — Les officiers d'artillerie. — École centrale des arts
et manufactures. — Les grands hommes se forment seuls. — Les inven-
teurs ne sont pas des savants. — L'enseignement professionnel. —
M. Corbon. — Une école d'inventeurs. — La ligue de l'enseignement.
— Le budget de l'instruction publique.
§ IV. — Musées, bibliothèques. — Le colportage.
i
, Le» économistes et les gouvernements cherchent par tous
les moyens possibles à augmenter la richesse sociale ; mais
les moyens dont ils se sont servis jusqu'à présent sont mau-
vais, parce qu'ils n'ont jamais reposé sur des principes ab-
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l'inventeur
solus et immuables. Ce n'est pas le système protectioniste
qui empêchera notre industrie d'être en souffrance, non
plus que les autres lois, décrets ou règlements du môme
genre. Pour créer la richesse sociale, il n'y a qu'un moyen :
c'est d'empêcher toute force de se perdre. Malheureusement,
jusqu'à ce jour, la plupart des gouvernements n'ont pas
voulu comprendre cette vérité si simple : ils font venir du
guano du Pérou à grands frais, ils donnent des privilèges
aux navires qui l'apportent, mais ils se gardent bien d'uti-
liser tout l'engrais qui s'échappe parles égouts de nos villes,
va empoisonner nos fleuves et se perdre dans la mer. Lisez
les admirables pages de Victor Hugo sur ce sujet. Si l'en-
grais est le plus puissant moyen de culture, si Olivier de
Serres a dit : « En agriculture, que faut-il? de l'engrais,
toujours de l'engrais et encore de l'engrais! » il n'est pas
moins vrai qu'avant tout, pour qu'un peuple soit grand, il
faut des hommes.
Des hommes ! des hommes! voilà ce que nous demandons.
Je ne désire pas, en poussant ce cri, une grande augmen-
tation de la population ; je prends le chiffre d'hommes que
nous possédons, et je pose alors cette question : « Ces
hommes emploient-ils toutes les forces dont la nature a
doué chacun d'eux?»
Eh bienl non évidemment. Sur dix millions d'hommes,
il n'y en pas dix mille qui usent de toute leur énergie et de
toute leur intelligence. Quelle terreur ne doit pas inspirer
à l'homme qui pense et à l'homme qui calcule cette im-
mense perte de richesses naturelles? La société actuelle est
une machine à vapeur dont le foyer est disposé de telle
sorte, que le combustible employé ne produit pas un pour
cent d'effet utile. Quel est le mécanicien qui ne condam-
nerait pas une semblable machine? Pourtant notre ordre
social actuel n'est pas meilleur, et il se trouve des gens qui
se vantent, qui sont contents du statu quo y qui ne veulent
pas qu'on y touche, qui poussent des rugissements de co-
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DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES 37
1ère chaque fois qu'un esprit mal fait ne partage pas leur
optimisme. C'est cette immense perte de calorique qui
explique la lenteur du progrès.
Il faut donc que nous nous attachions à améliorer le
foyer de notre machine. Il faut que nous lui donnions
une nouvelle disposition et do meilleurs combustibles.
Il faut que sa flamme ait une surface immense comme
dans la chaudière tubulaire, et que passant et repassant en
mille tours au milieu de la masse à échauffer, elle produise
cette force irrésistible qui brise tous les obstacles.
ChaufTons donc les cerveaux ; allumons partout de vastes
foyers ; jetons-y les combustibles qui s'enflamment le plus
facilement, qui produisent le plus de chaleur, afin qu'il n'y
ait plus nul ôtre à mourir de froid.
Mais les gouvernements ont peur des incendies et des
explosions; et, au lieu de chercher à faire des foyers qui
produisent le plus de chaleur possible, ils s'ingénient à en
construire qui ne donnent qu'une toute petite chaleur,
juste assez pour ne pas laisser geler ceux qui peuvent s'en
approcher...
Ceux qui peuvent s'en approcher, car bien peu sont ad-
mis à venir réchauffer à leur flamme leurs pauvres mem-
bres grelottants.
Et cependant, si vous leur donniez, à ces pauvres déshé-
rités, la chaleur dont ils ont besoin, quelle force et quelle
énergie n'auraient-ils pas? qui vous dit que le casseur de
pierres, que le balayeur des rues, que le manœuvre, ne fût
pas devenu un homme de génie, si son cerveau avait reçu
le choc qui fait jaillir l'étincelle du silex? et alors, s'ils sont
dix mille dans cette triste position, quel crime de lèse-hu-
manité n'avez-vous pas commis ! J'ai connu un meunier
qui a opéré d'immenses travaux de dessèchement, lesquels
eussent fait honneur à plus d'un ingénieur, et qui ne savait
ni lire ni écrire ; j'ai vu un paysan faire de la trigonométrie,
sans le savoir.
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38 l'inventeur.
==* ==
Que seraient devenus ces hommes, s'ils avaient reçu une
éducation proportionnée à leurs facultés? Chacun d'eux
avait peut-être 1 étoffe d'un Riquet ou d'un Pascal ; et, faute
d'éducation pour leur révéler leur force, leur permettre
d'agrandir le théâtre sur lequel ils travaillaient, d'employer
leurs facultés, ils se sont bopojés, l'un à diriger son moulin,
l'autre à. bêcher la terre.
Il faut remédier à un pareil état de choses. Une partie
de la société ne doit pas demeurer dans l'obscurité, tandis
que l'autre absorbe la lumière. Quand donc ne seront plus
vraies ces douloureuses paroles de Voltaire : « Il y a plus
de différence entre Descartes et un paysan , qu'entre ce
dernier et un cochon. » On lui a reproché ces paroles. Le
reproche est injuste , car elles sont vraies. Si jamais vous
vous êtes trouvé dans le fond de quelque campagne, vous
avez dû être épouvanté de l'absence d'idées, de l'ignorance
des moindres choses qui y règne, comme si vous vous
trouviez dans le vide et que vous cherchiez en vain quelque
aspérité où vous accrocher.
Les hommes qui vivent dans leur cabinet, qui sans cesse
remuent des idées, qui apprennent continuellement et ont
chaque jour une nouvelle soif d'apprendre, sont bien terri-
fiés quand ils voient sur une statistique que la proportion
des hommes sachant lire est de 28 à 100; que la propor-
tion des enfants fréquentant d'une manière assidue l'école
est de 46,4 à 400; mais ils ne peuvent se figurer, s'ils ne
les ont vues, palpées en quelque sorte, les sinistres consé-
quences de cette ignorance qui s'étend sur près de la moitié
de la population française.
Et les gouvernements, qui ont autre chose à faire, qui ont
à entretenir une armée, à envoyer des expéditions en Chine
ou au Mexique « pour créer des débouchés à nos produits »
ne sont pas ému3 par ce spectacle ! Tranquilles, ils dai-
gnent à peine répondre à ceux qui les pressent de faire
cesser celte épouvantable disette d'instruction. Ils parlent,
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DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 39
à ceux qui leur demandent des réformes, de la prospérité
nationale; ils disent qu'ils cherchent à l'augmenter par
tous les moyens possibles, violents ou pacifiques; ils don-
nent un prix de quelques milliers de francs à un inventeur
quelconque ; ils le gratifient d'une décoration ; et ils croient
avoir tout fait !... Ils n'ont rien fait, car ils n'augmenteront
la prospérité publique, ils n'enrichiront réellement la na-
tion, ils ne feront naître des inventions que par l'instruc-
tion. C'est ce qu'ont admirablement compris tous les dépar-
tements où l'industrie a atteint un haut développement.
Les manufacturiers intelligents ont môme fondé des écoles
dans leurs usines, sachant que le seul moyen de lutter avec
des nations rivales, surtout avec l'Angleterre, depuis le
traité de commerce, était non pas de se plaindre et de de-
mander l'ancien régime, mais de préparer des ouvriers qui
pussent égaler les ouvriers étrangers ou les surpasser.
Il faut donc que l'instruction soit répandue à foison ; il
faut qu'elle inonde, qu'elle envahisse tout, degré ou de force.
Il faut forcer le père à donner l'éducation à son enfant; il
faut lui offrir toutes les ressources possibles pour qu'il ac-
complisse ce devoir.
Je ne viendrai pas, dans un ouvrage où je ne traite cette
question qu'incidemment, répéter ce qu'ont déjà si bien
dit MM. J. Simon et Duruy sur cette question. Je ne citerai
que les chiffres de la dernière statistique, qui prouvent sura-
bondamment la nécessité des réformes que demandent tous
ceux, de quelque parti qu'ils soient, qui veulent hâter la
marche de la civilisation.
27,642 écoles sont installées dans des maisons apparte-
nant aux communes; 10,465 sont louées parles communes,
509 sont prêtées par des particuliers, 70 appartiennent à
des associations religieuses.
20,585 maisons affectées à des écoles laïques et 2,! 67 af-
fectées à des écoles congréganistes sont convenables. 1 5,634
ne sont pas convenablement disposées, parmi lesquelles
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l'inventeur.
44,762 sont affectées aux écoles laïques et 872 aux écoles
congréganistes.
Les communes ont donc à faire construire 10,744 mai-
sons dont elles ne sont pas propriétaires, et à faire appro-
prier 8,245 maisons qui ne conviennent pas à leur destina-
tion. La dépense à faire est évaluée à 134,422,693 fr.
Le mobilier doit être complété dans 16,659 écoles et re-
nouvelé dans 11,700 écoles. Les dépenses ont été fixées à
3,648,703 fr. ; ajoutés aux 134 millions 122,693 fr. néces-
saires pour l'appropriation ou la construction des écoles,
ils forment un total de 137,741,396 fr. qui représentent la
somme que les communes, les départements et l'État ont
encore à s'imposer pour la bonne installation des écoles
spéciales aux garçons ou mixtes.
Les écoles publiques de garçons ou mixtes ont été fré-
quentées, en 1863, par 2,399,293 enfants. Les écoles laï-
ques ont reçu 1,986,441 élèves; les écoles congréganistes,
412,852 élèves .
Les élèves payants sont au nombre de 1 million 553,762
(64 p. 100); les élèves gratuits, au nombre de 845,531
(36 p. 100). Le nombre des écoles absolument gratuites est
de 1 ,886 pour les laïques et de 866 pour les congréganistes.
Sur les 2,399,293 enfants, 831,258 ont fréquenté l'école
d'un à six mois; le nombre d'élèves qui ont fréquenté l'école
d'un à neuf mois est de 1,286,744. Il n'y a donc que
1,122,549 enfants (46 p. 100) qui fréquentent l'école plus
de neuf mois ou toute l'année.
519,185 enfants sont sortis des écoles en 1863. 70,386
ne savaient ni lire ni écrire; 133,850 ne savaient que lire
et écrire; 234,255 savaient lire, écrire et compter; 80,794
possédaient quelques connaissances accessoires. En somme,
204,236 élèves n'ont emporté de l'école que des connais-
sances insignifiantes.
Le nombre des écoles publiques ayant plus de 80 élèves
est de 8,480.
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DÉVELOPPEMENT DES FORCES* INDIVIDUELLES. 41
D'après le dernier recencement, sur une population de
37,382,225 habitants, on compte 4,018,427 enfants de 7
à 13 ans. Les enfants recevant l'instruction dans les écoles
primaires étant au nombre de 3,143,540, il en resterait
874,887 qui n'auraient fréquenté aucune école ; mais il faut
en retrancher les enfants qui reçoivent l'enseignement à
domicile et dans les établissements d'instruction secondaire.
Ce chifTre peut être fixé approximativement à 180,000. On
peut évaluer à 692,678 les enfants qui ne reçoivent l'in-
struction ni dans l'école primaire, ni dans un autre établis-
sement, ni dans la famille.
Tels sont les résultats que produit l'instruction primaire
d'après les documents officiels. Or, en voyant plus de la
moitié des enfants n'aller à l'école que d'une manière in-
suffisante, en voyant 204,236 élèves n'emporter de l'école
que « des connaissances insignifiantes », il faut bien en
arriver à reconnaître que l'instruction obligatoire est néces-
saire. Tout en admettant en principe que l'instruction obli-
gatoire pouvait être imposée aux parents par la loi, rien ne
me répugnait plus qu'une pareille nécessité : mais les chif-
fres de la statistique sont là; mais j'ai vu par expérience
la nonchalance, l'indifférence du paysan pour l'instruction
de ses enfants ; j'ai même vu l'aversion que témoignaient
contre l'école de riches fermiers, parce qu'ils prétendaient
que leurs enfants pouvaient leur être utiles en leur écono-
misant un pâtour; et, en adversaire de bonne foi, malgré
les plaidoyers de MM. Laboulaye et Louis Reybaud contre
l'instruction obligatoire, j'en suis arrivé à penser que l'état
actuel des choses la réclamait absolument. En la procla-
mant, vous n'attaquez pas le droit du père, vous défendez
celui du fils ; vous protégez l'avenir contre le passé. L'année
dernière, M. Pelletan demandait la liberté de la presse
comme en Turquie; je demande l'instruction comme en
Turquie: 4 ou 5 individus sur 100, au maximum, n'ont
pas fréquenté l'école; tandis qu'à Paris nous trouvons
42
l'inventeur.
\2 ouvriers sur 100 ne sachant ni lire ni écrire; tandis que,
dans la Vendée, 44 jeunes gens sur 400, dans le Mor-
bihan 53, dans les Côtes-du-Nord 56, dans le Finistère 60,
sont absolument privés d'instruction. Et nous prétendons
être le peuple le plus éclairé de la terre 1
Il faut donc, et le plus vite possible et par les moyens les
plus énergiques, changer complètement le système actuel
de l'instruction primaire, afin que, tous ayant les moyens
d'apprendre, nul ne soit plus condamné, par sa naissance,
à rester plongé toute sa vie dans l'ignorance. Alors, quand
ces réformes seront accomplies, quand toutes les intelli-
gences aujourd'hui engourdies pourront se réveiller, il sor-
tira du fond de ces ateliers et de ces campagnes où ils dor-
ment une légion de génies qui, venant se joindre à ceux qui
existent déjà, apporteront à l'œuvre de la civilisation leur
puissant secours.
II
A côté de cette œuvre sur laquelle il n'est pas besoin
d'insister, parce que tout le monde maintenant, sauf
certains esprits rétrogrades qui ont peur du mouvement et
de la lumière, comprend la nécessité de cette réforme, il y
en a une autre dont on s'occupe moins et qui est tout aussi
importante.
Jadis, sous Louis XIV, on déGnissait l'instruction : «l'art
de manier et de façonner les esprits ».
Cette définition est encore restée celle du ministère de
l'instruction publique. Il ne l'a pas encore changée pour
celle que donne Kant : « Développer chaque individu dans
toute la perfection dont il est susceptible » ; il n'a pas
compris que le développement de toutes les forces et de
toutes les énergies individuelles est le but que doit pour-
suivre la société dans l'éducation. Elle ne peut l'atteindre
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DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. '43
qu'en donnant à l'homme nue bonne nutrition et en le dé-
barrassant de tous les langes qui l'enserrent.
Mais ministres, professeurs et autres fonctionnaires croient
qu'il est, au contraire, de leur devoir de comprimer autant
que possible ce développement; ils ficellent chaque homme
comme une momie ou le chargent de fers comme Latude.
Ils cherchent bien à augmenter la richesse sociale, ils
veulent rendre leur pays grand et puissant, ils ont le désir
d'avoir de grands hommes et de faire de grandes choses ;
mais, de peur que la chaudière n'éclate, ils ont supprimé
le feu; de peur qu'il n'y ait des incendies, ils ont défendu les
allumettes; de peur que le vin ne fermente, ils y ont mis de
l'eau ; de peur que le canon ne crève, ils ont mouillé la
poudre.
Ah! ils auraient bien voulu des grands hommes, mais ils
auraient voulu des hommes qui se pliassent à toutes leurs
volontés, qui fussent malléables comme de la cire, souples
comme des gants. Et comme les grands hommes ordinaire-
ment ne sont pas si flexibles, ils ont encore mieux aimé s'en
passer que risquer de trouver en face d'eux des Hercules,
marchant droit, ne se dérangeant devant personne et abat-
tant à coups de massue ceux qui voudraient les empêcher
de parcourir librement leur chemin.
Les Hercules effrayent singulièrement les pygraées gou-
vernementaux.
Cela se conçoit : avec eux, impossible de rester tranquille;
les hommes de haute stature et de forte encolure occupent
un grand espace et ils veulent en jouir librement; ils ont
besoin d'air pour leurs vastes poumons, et ils veulent res-
pirer à leur aise, et tant qu'ils n'ont pas conquis l'espace
dont ils ont besoin, tant qu'ils n'ont pas la quantité d'air
qui est nécessaire à leur vie, ils s'agitent, se remuent et
ébranlent tout à chacun de leurs mouvements.
Dans une société bien constituée, bien réglementée, où
chacun a sa petite place déterminée par l'autorité et d'où
44 l'inventeur.
il ne doit pas sortir, les Hercules sont fort gênants.
Aussi faut-il les empocher de se produire, donc il faut
les prendre dès leur naissance, les emmaillotter étroitement,
comprimer chacun de leurs membres, arrêter le vaste dé-
veloppement de leur poitrine, et puis les passer ensuite
au laminoir du collège. Il faut changer la barre de fer in-
flexible en souple ûl de fer.
Il n'y aura peut-être pas de grands hommes, mais il n'y
aura pas d'hommes dangereux.
Il est vrai que Napoléon I" s'étonnera que, sous son
règne, n'ait pu se produire aucun chef-d'œuvre, malgré les
prix et les encouragements qu'il donnait à la littérature.
Naïveté des despotes 1 ils voudraient que le palmier qui est
coupé par le pied donnât encore des fruits; ils prennent à
tache d'arrêter tout développement individuel, ils cherchent
à paralyser toutes les forces à l'aide de narcotiques; ils font
tous leurs efforts pour arrêter toutes les énergies ; ils veulent
changer les lions en moutons, ils veulent n'avoir à gouver-
ner que des Lilliputiens, ils veulent ne régner que sur des
pygmées : et ils s'étonnent qu'à leur voix, quand ils en
éprouvent le besoin, les pygmées ne soient pas des Titans,
que les Lilliputiens ne soient pas forts comme des Milon
de Crotone, que les moutons n'aient pas la puissance des
lions. Ils ont fait un peuple impuissant et ils voudraient que
ces eunuques procréassent 1
Quelle indignation ne doit-on pas éprouver quand on voit
le système de dégradation qu'emploient certains gouverne-
ments sur les peuples I Au lieu d'élever des hommes, ce qui
serait leur devoir, de développer leurs facultés, ils les atro-
phient 1 Il n'y a pas de paroles qui répondent à la colère
que doit soulever un tel spectacle.
Pour les despotes, l'éducation est toujours l'art de manier
et de façonner les esprits ; quand donc comprendront-ils
qu'elle est l'art d'élever les hommes ?
Il faut que ce soient des prélats, comme M. Dupanloup,
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DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 45
c'est-à-dire des hommes qui luttent contre le progrès et la
civilisation moderne, qui viennent donner ces définitions,
que des gouvernements prétendus civilisateurs ne veulènt
pas admettre.
Je viens de vanter le rapport de M. Duruy sur l'instruc-
tion primaire; mais je ne partage pas la môme admiration
pour les réformes qu'il a faites dans l'éducation secondaire,
et j'ai été profondément étonné que la plupart des journaux
s'accordassent à les louer : car ces réformes, au lieu d'être
progressives, d'essayer de s'accorder avec le mouvement ac-
tuel, de vouloir faire mieux qu'autrefois, nous ramènent en
arrière.
En effet, qu'a voulu faire M. Duruy? augmenter le cadre
du baccalauréat et supprimer graduellement la scission des
études.
Eh bienl le cadre du baccalauréat n'est-il pas déjà trop
vaste? Voyez ce qu'en dit M. Dupanloup dans son ouvrage
sur l'éducation, et lisez l'éloquent passage dans lequel il le
flétrit.
Savez-vousce qu'est le baccalauréat? C'est un examen de
perroquets, excellent pour les jeunes gens doués de peu
d'intelligence et doués d'une grande mémoire, d'une grande
facilité, comme disent les parents et les professeurs. C'est
une pure affaire de mnémotechnie, où la palme appartient à
celui qui sait le plus de mots et connaît le moins de choses.
Le baccalauréat n'est pas destiné, comme on pourrait le
croire, à peser le bagage de connaissances qu'a pu acquérir
un jeune homme; pas le moins du monde: des bacheliers
excellents qui ont passé leur examen avec le plus grand succès,
qui ont reçu les félicitations de l'Université, dont le nom
même a été publié par les journaux, ne savent rien.
Toute leur science est une vessie : si on la presse, elle
s'évanouit.
Ce sont des jeunes gens à brillantes facettes. Us ont été
bien taillés par leurs professeurs, bien polis par dix ans de
46
l'inventeur.
frottement sur les bancs du collège; vus de loin, ils font un
certain effet : ils citent des dates précises ; ils savent en quelle
année Mérovée est mort; ils vous réciteront tous les noms
des rois d'Égypte; ils placeront à propos un vers latin, et
même un vers grec... Eprouvez le diamant, vous trouverez
du stras.
Le baccalauréat ne travaille qu'en faux ; les jeunes gens
énergiques, vigoureux ne peuvent pas entrer dans son
moule.
Pour lui la surface est tout, peu lui importe le fond. Il ne
demande au jeune homme que de la mémoire ; il ne lui de-
mande pas d'idées; il regarde l'homme comme une de ces
tablettes de cire dont se servaient les Romains ; l'homme est
une machine à apprendre ; quant à la raison, il peut s'en
passer.
Les aspirants au baccalauréat connaissent bien les opi-
nions de leurs examinateurs, et ils en profitent.
Savez-vous comment se prépare cet examen ? on achète
un Manuel, celui de Lefranc, par exemple, et, deux ou trois
mois avant 1 examen, on se met à peu près à l'apprendre
par cœur. Rien de plus commode que ce Manuel; M. Le-
franc est un homme intelligent : il a compris les nécessités
du baccalauréat. Ancien membre de l'Université, il les
connaît par expérience. Aussi a-t-il rédigé son Manuel dans
le sens demandé par les professeurs, c'est-à-dire que ce
Manuel ne contient qu'une masse de faits, de formules, de
dates sans liaison entre eux, n'apprenant rien, ne disant
rien à l'intelligence. Mais qu'on le sache par cœur, qu'on
le récite à peu prôs, et on passe un examen triomphal. 11
est vrai qu'on est si abruti par cette étude, qu'il faut au
moins un mois pour s'en remettre. Au bout d'un mois on
a oublié tout cela, on s'est débarrassé le cerveau de tout ce
fatras inutile, on redevient soi-même et on recouvre l'intel-
ligence quand on a oublié la dernière ligne du Manuel.
Alors, les deux ou trois mois qui ont précédé ou suivi le
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:
DÉVELOPPEMENT DBS FORCES INDIVIDUELLES. Al
baccalauréat vous apparaissent comme un mauvais rêve,
comme un cauchemar qui vous a rempli le cerveau et a
manqué de vous reodre idiot.
Est-il nécessaire de demander si c'est à cet examen que
devraient aboutir dix années de collège? Un examen, oui
ou non, doit-il avoir pour but la récitation d'un Manuel, et
la palme doit-elle être donnée à celui qui Ta le mieux récité?
Est-ce à l'intelligence ou à la mémoire qu'il faut s'adresser?
Veut-on avoir des hommes ou des perroquets?
Et n'est-ce pas une chose triste réellement qu'après avoir
passé cet examen, on soit obligé de s'en purger à peu près
complètement pour redevenir homme?
Voilà donc le résultat donné par le baccalauréat : vous
faites perdre à l'homme les dix plus belles années de sa vie
pour aboutir à un examen qu'il devra oublier aussitôt après
l'avoir passé!
Chose facile, du reste, car le bachelier n'a rien appris. Je
me rappelle qu'un bachelier ès sciences ne savait pas, le
jour même où il avait été reçu à son examen, la différence
qu'il y a entre une pompe foulante et une pompe as-
pirante !
Et cependant, grâce à une heureuse mémoire, un certain
brio, il avait eu beaucoup de succès : il est vrai que tout
était fort confus dans sa tête et dans ses paroles; mais il
avait récité imperturbablement sans s'arrêter et sans cher-
cher à comprendre ce qu'il récitait. Précieuse chose que
cet aplomb, dont les examinateurs se contentent le plus
souvent!
Aussi voit-on tous les jours des jeunes gens bien plus
faibles, pour me servir du terme consacré, que d'autres,
dans leurs classes, passer un examen triomphal. Us ont
plus de blague, plus de surface, moins de fond : là est
leur avantage.
Eh bien ! est-ce la surface des jeunes gens qu'on doit dé-
velopper? Veut-on donc des jeunes gens qui puissent citer
48
l'inventeur.
des dates sans savoir un mot d'histoire, se servir de termes
scientifiques sans en connaître la valeur, parler de philo-
sophie sans y rien comprendre, et formuler hardiment des
jugements d'après le Manuel Lefranc?
Veut-on obtenir de petits pédants, qui parlent de tout, se
mêlent de tout, connaissent tout? Et c'est là un des ca-
ractères des bacheliers. Ils ont un amour-propre immense,
infini ; comme en deux mois, ils ont appris l'histoire uni-
verselle, la logique, la physique, la géométrie, etc., dans
le Manuel Lefranc, ils se figurent posséder la science uni-
verselle.
Aussi dit-on : l'outre cuidance d'un bachelier, comme :
la pédanterie d'un professeur.
Et il faut de sévères leçons pour les faire rentrer un peu
en cux-môraes et leur montrer la nullité de leur savoir. Et
cependant ce ne sont pas eux qui devraient les recevoir, car
ils ne sont pas responsables de l'esprit qu'on leur a donné;
la punition devrait frapper le professeur qui les a gonflés et
bouffis comme de petits ballons.
Il faut bien les presser un peu pour faire sortir la bêtise
et l'orgueil qu'ils ont amassés.
Tel est le beau résultat qu'obtient notre éducation uni-
versitaire.
Il n'est pas nécessaire de prouver qu'il est mauvais. Vous
ne pouvez m'accuscr de charger les faits que je viens d'ex-
poser, vous ne pouvez nier que les examens ne se passent
ainsi. Que ceux qui douteraient de la réalité de ce que
j'avance interrogent tous les professeurs, et ils en rece-
vront la confirmation. Qu'ils interrogent les jeunes gens qui
viennent de passer les Fourches Caudines avec le plus de
succès, ceux que Ton appelle de « bons sujets », et ils
verront qu'ils n'ont rien gardé de leur examen , qu'ils ne
savent rien.
Cela pourra les étonner, et cependant ce fait n'a rien
d'étonnant.
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DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 49
Tout le monde sait qu'il y a deux mémoires : la mémoire
des mots, et la mémoire des faits et des idées. Les deux
mémoires s'excluent réciproquement. Laquelle faut-il déve-
lopper? Est-il nécessaire de répondre à cette question ? La
mémoire des mots n'est-elle pas une chose toute secondaire,
qui ne peut servir à l'homme, qui ne le forme pas?
La mémoire des faits et des idées, au contraire, n'est-elle
pas une des bases les plus solides sur lesquelles puisse s'as-
seoir la raison? N'est-elle pas l'élément le plus indispensable
du jugement humain? Juger, en effet, c'est comparer; et
pour comparer, il faut savoir.
Par conséquent c'est donc celle-là qu'il faut s'attacher à
développer, nourrir, remplir de manière que les jeunes gens
deviennent des hommes.
Et c'est celle-là précisément que l'Université ne connaît
pas. Elle a une sorte de haine contre elle. On dirait qu'elle
voudrait l'étouffer.
Et cela se comprend.
« Napoléon, a dit Edouard Laboulaye, fait de l'Univer-
sité une sorte de couvent laïque et lui donne à administrer
l'âme de ses sujets. »
Aussi regarde-t-elle la raison comme son ennemie, et
s'acharne-t-elle à en détruire tous les germes dans l'esprit
des jeunes gens qui lui sont confiés. Au lieu de développer
les facultés qui se montrent chez eux, elle les combat; au
lieu d'essayer de rendre plus puissantes les forces na-
turelles dont la nature a doué chacun d'eux, elle les an-
nihile.
Elle cultive l'esprit humain : soit; mais aveuglément.
Elle veut exiger des sols les plus différents les mômes pro-
duits; et pour cela elle ordonne le même engrais et le même
labour, et elle croit avoir bien rempli sa tâche; et elle re-
garde comme mauvais le terrain qui ne rapporte pas des
récoltes qui sont contraires à sa nature.
Si un agriculteur en faisait autant, on lui rirait au nez ;
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l'inventeur
mais ici, il ne s'agit pas du sol, il s'agit de l'homme, et
c'est bien différent !
Le baccalauréat est comme l'anneau dont on se sert pour
mesurer le macadam; toutes les pierres qui sont trop
grosses pour passer à travers doivent être brisées de nou-
veau : ce qui prouve que l'éducation des jeunes gens est
aussi mal faite que possible, puis ju'au lieu de développer
leurs forces on cherche à les anéantir.
« Nos lycées d'internes, dit Edouard Laboulaye, lycées
impériaux ou municipaux, demi-séminaires et demi-caser-
nes, ne sont pas meilleurs pour l'esprit que pour le corps. S'il
y manque d'air et de place, il y manque plus encore de cetle
liberté qui, dés l'enfance, apprend à l'individu à se con-
duire... L'obéissance passive fait des soldats et des prêtres;
elle ne fait pas des citoyens. »
Et n'cst-il pas vraiment atroce, ce lit de Procuste sur
lequel on étend toutes les intelligences?
Ah I on rit des bacheliers! on ne leur porte nul in-
térêt; les parents les traitent de paresseux; les hommes
sérieux sont tentés de ne pas trouver les examinateurs
assez sévères... Ah! si on savait toutes les tortures aux-
quelles le baccalauréat soumet les intelligences, on fré-
mirait...
Heureusement que les jeunes gens le passent à un âge où
leur intelligence est encore malléable; alors la souffrance
est moins vive pour eux ; mais \,o\ir ceux dont le cerveau a
déjà acquis la dureté qu'il doit avoir plus tard, c'est un
supplice atroce.
Et à ceux dont le cerveau est encore une cire molle, le
baccalauréat laisse une empreinte funeste qui ne s'efface
pas toujours, et fait d'hommes qui auraient pu devenir re-
marquables, de simples crétins.
Ne doit-on donc pas réagir contre cette violence? N'est-ce
pas en la détruisant qu'on peut faire faire des progrès à
l'instruction publique ? Développer les forces individuelles
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DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 51
au lieu de les comprimer, voilà le but qu'on doit se pro-
poser; ce sera par lui qu'on arrivera à élever le niveau
moral et intellectuel du genre humain.
Eh bien ! puisque jusqu'à présent on a fait précisément
le contraire de ce qu'on eût dû faire, il faut changer com-
plètement de méthode.
Jusqu'ici, l'Université a suivi l'idée d'Helvétius, qui pré-
tend que tous les hommes naissent avec des facultés égales
et qu'ils ne diffèrent que par l'éducation. Alors, comme elle
est bonne logicienne, elle a voulu être conséquente avec
elle-même.
Il faut chercher l'égalité, a-t-elle dit; et puisque les
hommes ne diffèrent que par l'éducation, il faut leur donner
une éducation égale, leur faire subir le môme examen pour
les rendre égaux.
Certes, l'égalité est une très-bonne et très-belle chose ;
mais elle n'existe pas plus entre les intelligences qu'entre
les tailles; et il y a des enfants de génie comme il y a des
enfants idiots.
Or la même éducation, les mêmes méthodes ne conve-
nant pas à ces enfants, on ne peut exiger d'eux les mêmes
résultats.
Par conséquent, il ne faut pas donner la même éducation
à tous, aboutissant au même examen.
Car les enfants sont loin de n'avoir pas de vocation : en
voyant les différences qui existent entre le caractère de
deux enfants du même âge, on s'en convainc parfaite-
ment. En voici un qui est rêveur, en voici un autre qui est
gai, celui-ci est emporté par sun imagination, celui-là ré-
fléchit; l'un sera artiste, l'autre mathématicien.
On ne peut pas nier ces différences : il suffit d'avoir re-
gardé une fois deux enfants pour les avoir reconnues. Il
n'y a pas besoin de se livrer à de grandes spéculations
philosophiques pour l'établir. C'est un fait.
Maintenant, la vocation n'est pas quelquefois très-bien
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L'INVENTEUR.
marquée. C'est vrai ; mais elle n'en existe pas moins et elle
se montre tôt ou tard.
Les parents, les hommes sérieux ne l'admettent pas.
Joseph Prudhomme est au-dessus de cela.
Tàtez-donc un peu les bosses de vos enfants et voyez
quelles sont celles qui sont le plus développées chez eux.
Quel haro on pousserait contre moi si j'allais émettre
cette idée dans le sein de quelque honorable famille.
Non, non, ce n'est pas ainsi que cela doit se faire.
Je prends un père entre cent mille ; il dit, en reniflant une
prise de tabac :
— J'ai été reçu bachelier, mon ûls le sera.
De plus le fils prendra du tabac, aura un gros ventre et
un fils auquel il répétera les mômes paroles , si le bacca-
lauréat existe encore. Et voilà comment se font les éduca-
tions. Si le fils a de l'énergie, et s'il ne peut plier ses facultés
au niveau universitaire, et si un penchant violent l'emporte
vers certaines études et l'éloigné des autres, eh bienl il
passera pour un mauvais élève. Et si enfin, ne pouvant
contraindre plus longtemps sa nature, il rompt avec cette
éducation qui veut l'atrophier et sous laquelle il ne veut pas
se courber, il est repoussé par toute sa famille, mis à l'index
et reçoit cette terrible épithète :
— C'est un mauvais sujet !
Voilà l'histoire de mille jeunes gens.
Et ces jeunes gens, en général, sont les meilleurs de la
société, ceux qui sont les plus forts, ceux qui pourraient
lui rendre Je plus de services. Ceux qui, ne succombant
pas dans la lutte, malgré le lycée et leur famille, parvien-
nent à s'élever, le prouvent bien.
Voyez tous nos artistes, tous nos littérateurs, tous nos
inventeurs, à bien peu d'exceptions près, ils se sont formés
seuls, en dépit du lycée, en dépit de leurs parents.
Qu'est-ce donc qu'une éducation qui est en lutte conti-
nuelle avec les natures énergiques, au lieu de les développer
DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 53
dans leur sens le plus favorable? N'est-ce pas réellement
une chose atroce que ce combat qu'entreprennent la famille
et le collège pour étouffer la plante quand elle veut s'élever;
pour atrophier le jeune homme, le dessécher, comme un
jockey anglais, afin qu'il ne dépasse pas le poids régle-
. nientaire?
Pour remédier à cet état de choses, il ne faut pas vouloir
soumettre toutes les intelligences au môme joug; il faut va-
rier les études selon les aptitudes, laisser à chaque jeune
homme le choix d'une spécialité qu'il devra cultiver princi-
palement.
Il y a longtemps qu'Arago a demandé, à la Chambre des
députés, la liberté entière pour chaque collège et pour
chaque élève de varier ses études selon les lieux et les capa-
cités, chose qui comportait par conséquent l'abolition du
baccalauréat.
« Dans nos écoles modernes, taillées du nord au midi,
de l'est à l'ouest, exactement sur le même patron ; soumises
à des règles communes, à une discipline uniforme ; où les
enfants n'arrivent d'ailleurs qu'à l'âge de neuf à dix ans,
pour n'en sortir qu'à dix-huit ou vingt, les individualités
s'effacent, disparaissent ou se couvrent d'un masque de
convention. »
Et quand on lui objectait qu'il pourrait arriver que l'étude
du grec et du latin en souffrît, il disait simplement :
« Messieurs, c'est peut-être un malheur, mais je m'y rési-
gnerais sans un très-grand chagrin. »
« L'instruction de Bayonne doit-elle être la même que
celle du Havre ? » demandait-il.
Non sans doute. Eh bien! l'instruction de Paul, qui a
de l'imagination, de l'enthousiasme, doit-elle être la même
que celle de Pierre qui est froid et calculateur? — Non.
On ne peut pas plus les soumettre tous les deux à digérer
Ja même dose de latin, de grec, d'histoire, de géographie,
de logique, qu'on ne peut donner la même dose de jalap ou
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l'inventeur
de rhubarbe à doux hommes d'un tempérament différent.
La scission qui avait lieu au sortir de la quatrième était
mauvaise, parce qu'elle était insuffisante ; mais elle était un
acheminement à diversifier les études. Déjà on avait créé
des cours spéciaux poui la marine et pour le commerce.
On pouvait espérer que le ministère de l'instruction pu-
blique suivrait celte tendance, qu'il irait en restreignant
de cadre du baccalauréat qui était beaucoup trop vaste.
Mais M. Duruy est venu rétablir un baccalauréat unique.
N'est-ce donc pas rétrograder complètement et ne doit-on
pas s'élever contre cette réforme, comme contre toutes les
tendances rétrogrades?
Si avec la scission, à partir de la classe de troisième, le
baccalauréat était rempli de tous les inconvénients que j'ai
montrés plus haut, s'il ne développait que la mémoire des
mots sans rien apprendre, s'il ne donnait que de la surface
sans donner aucune profondeur, s'il laissait au bout de dix ans
de collège les jeunes gens complètement nus, s'il n'était qu'un
exercice mnémotechnique dont le cerveau ne gardait nulle
trace, nulle impression durable, nul germe qui pût fructifier,
que sera-ce donc maintenant, quand il n'y aura plus qu'un
baccalauréat qui augmentera encore les vices du système?
Il faut donc réagir contre cette tendance déplorable; il
faut demander qu'on multiplie les études spéciales, qu'on
diminue les études générales, si l'on veut empêcher la jeu-
nesse de perdre ses plus belles années au collège sans nul
profit, si l'on veut avoir des hommes forts et vigoureux qui
augmenteront la puissance et la gloire de la France.
Tous les penseurs sont unanimes pour demander un
remaniement de notre système d'éducation.
Le grec et le latin sont de vieux préjugés qu'il faut se-
couer. Lisez l'excellente critique qu'Edmond About en a
faite dans le Progrès, lui qui est un homme d'esprit en dépit
du prix de philosophie qu'il a gagné au concours.
Il est vrai que M. Duruy a fondé, ou du moins encouragé
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DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 55
renseignement spécial industriel dans les lycées. Mais ce
n'est qu'une branche greffée sur l'autre; c'est un accessoire
au lieu d'ôtre une chose principale ; c'est une espèce d'au-
mône faite aux enfants « qui ne peuvent disposer d'un gros
capital de temps et d'argent » (circulaire du 6 avril 1860);
et encore, dans cet enseignement industriel, M. le ministre
a-t-il soin de faire remarquer que les études littéraires y
occupent une très-grande place. « En môme temps que les
scissions appliquées mettront son esprit dans une voie pra-
tique, les cours de littérature, d'histoire et de morale lui
donneront le goût de s'élever au-dessus des réalités du
monde physique pour arriver beau, au au bien et à Dieu,
d'où viennent et en qui se confondent toutes les perfec-
tions. » Pauvre science I elle ne sufOt pas par elle-même
pour développer l'intelligence, ou plutôt non, on a encore
peur d'elle. Sans cesse Dieu doit ôtre mis en face d'elle !
« La matière éternelle comme son étemel auteur! » dit
M. Costc.
Cet enseignement n'est qu'une transaction bien timide :
cependant nous devons la louer c'est plus qu'autrefois, mais
ce n'est pas assez. Il a le défaut de tous les compromis et
demi-mesures. Ce que nous demandons, c'est une réforme
entière, universelle.
Permettez-moi de citer le programme d'éducation posé
par M. Leneveux :
« Le grec et le latin ne seraient enseignés qu'à ceux qui
auraient quelque chance de s'en servir dans les lettres ou
dans les sciences.
« Des langues étrangères pourraient ôtre réservées pour
les voyageurs et les commerçants futurs.
« Les enfants ne seraient plus surchargés, comme ils le
sont encore, de travaux écrasants pour leur jeune intelli-
gence: « L'enfance de l'homme, dit Michelet, comme celle
« des plantes et de toute chose, a besoin de repos, d'air, de
« douce liberté. Tout semble combiné pour étouffer les en-
30
l'inventeur
« fants. Les aimons-nous? oui, sans doute... et cependant
v nous les tuons. »
« Les vocations artistiques ne seraient plus vouées à tant
de souffrances et de luttes, puisque des écoles spéciales
leur seraient ouvertes et les moyens de se perfectionner mis
à leur portée.
« Les aptitudes industrielles diverses trouveraient, à leur
tour, des écoles professionnelles où l'instruction scientiCque
se combinerait avec l'apprentissage des métiers.
« Le temps de la jeunesse ne serait plus gaspillé comme
il l'est aujourd'hui ; l'industriel et le négociant ne regrette-
raient pas d'avoir perdu de longues années à apprendre ce
dont ils n'avaient nullement besoin et à ignorer ce qui leur
aurait été si utile. »
M. Emile de Girardin veut, de son côté, que l'instruction
commune se borne aux limites suivantes : lecture, écriture,
orthographe, géographie, calcul, dessin linéaire, comptabi-
lité. Voilà le tronc : ce que chacun doit savoir; au delà,
chacun pourra apprendre ce qu'il voudra, selon ses apti-
tudes.
« Instruction universelle , dit-il, n'est pas ici une expres-
sion employée pour dire : la même instruction donnée à
tous. Loin de làl Telle que je l'entends, instruction univer-
selle signifie instruction nécessaire, et rien de plus; consé-
quemment instruction graduée et variée selon le niveau et
la diversité des aptitudes. Certes, ce n'est pas moi qui vou-
drais prendre pour exemple cette instruction uniforme que
l'Université exige sous le nom de baccalauréat ès lettres et
baccalauréat ès sciences, véritable lit de Procuste dans lequel
elle mesure indistinctement les mémoires les plus inégales,
étend impitoyablement les aptitudes les plus diverses. Un
tel enseignement est le pire de tous les communismes, la
pire de toutes les promiscuités, car c'est le communisme et
la promiscuité des intelligences. Aussi, quels n'en sont pas
les tristes résultats au double point de vue de la société et
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DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 57
de l'individu ! Quels hommes forme cette instruction com-
muniste ! Ne semble-t-il pas qu'en eux tout ressort soit
brisé, toute spontanéité éteinte I Hors du chemin battu,
quand il est obstrué, et il l'est souvent, ils sont incapables
de s'en frayer aucun autre. Il ne semble pas que ce soient
des hommes se dirigeant par la force qui leur est propre,
il semble que ce soient des machines se mouvant en raison de
l'impulsion reçue.
« A l'exception du parc de Versailles et d'une allée des
Tuileries, où cette barbarie est restée en usage et en hon-
neur, on a renoncé à tailler et à rogner les arbres comme
on les taillait et rognait sous Louis XIV, qui ne permettait
ni à une branche ni à une feuille de dépasser une autre
feuille et une autre branche : branches et feuilles ont re-
couvré leur liberté. Un jour aussi, je l'espère, les intelli-
gences recouvreront la leur; elles cesseront d'être assu-
jetties à cette uniformité d'études que l'Université leur
inflige, et dont celle-ci semble avoir emprunté l'idée aux
jardins dessinés par Le Nôtre... Si l'élève, qui saura lire et
écrire, a une aptitude exclusive pour la littérature, celui-là
ne sera pas contraint de perdre son temps à pâlir sur les
livres de géométrie; il ne sera pas contraint de faire à sa
nature une violence qui, le plus souvent, n'aboutit qu'à
émousser en lui le goût de l'étude, qu'à l'éteindre; se dé-
veloppant toujours dans le sens naturel de ses dispositions,
tout progrès qu'il fera le stimulera d'autant plus qu'il aura
moins coûté. Si, au contraire, l'élève qui aura appris le
calcul et le dessin linéaire a une aptitude marquée pour la
géométrie et les mathématiques, celui-ci ne sera pas con-
traint de perdre son temps à graver machinalement et péni-
blement dans sa mémoire rebelle force mots latins et grecs
dont plus tard il ne saura que faire et qui cependant lui
auront coûté à retenir infiniment plus de peine qu'il ne lui
en eût fallu pour s'élever à la hauteur des théorèmes les
plus difficiles à démontrer, les plus difficiles à résoudre.
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l'inventeur
« Chacun n'apprenant ainsi que ce qu'il préférera ap-
prendre et que ce qu'il sera utile qu'il sache, il y aura plus
d'hommes spéciaux, et il y aura moins d'hommes superficiels
qui, ayant la prétention d'être aptes à tout, ne sont en
réalité aptes à rien : ce sera un double progrès.
« D'un élève qui, naturellement et sans efforts, eût pu
devenir un bon littérateur, que gagne-t-on à en faire un
mauvais géomètre? et d'un élève qui, naturellement et
sans efforts, eût pu devenir un bon géomètre, que gagne-t-on
à en faire un mauvais littérateur? On y gagne d'en faire
chèrement et laborieusement deux hommes médiocres.
C'est donc à cela qu'aboutit la violence intellectuelle exercée
sur la liberté des vocations parla tyrannie universitaire!
Mais y a-t-il lieu de s'étonner que, fabrique de médiocrité,
l'Université ne produise que médiocrité? la logique des
causes s'atteste par leurs effets. »
Depuis longtemps déjà, d'autres penseurs ont condamné
les mauvaises tendances de l'éducation dont on sature les
jeunes gens.
Montaigne dit : « Nous ne travaillons qu'à remplir la
mémoire et laissons l'entendement et la conscience vides. •
Érasme : « Les premiers qui se présentent sont les véné-
rables docteurs en grammaire, autrement les pédants... ils
se croient les premiers hommes du monde. Ce qui les rend
principalement heureux, c'est la haute idée qu'ils ont de
leur érudition; ils ne sèment que des impertinences, que
des sottises dans l'esprit des enfants... Ils passent ainsi
chez les parents de leurs sujets pour des hommes d'une
science profonde, ces sots croyant bonnement tout ce que
nos pédants leur disent. »
Voltaire : « Vous m'avez donné là une plaisante éduca-
tion... Lorsque j'entrai dans le monde, je voulus m'aviser
de parler et on se moqua de moi... Le pays môme où je suis
né était ignoré de moi ; je ne connaissais ni les lois princi-
pales, ni les intérêts de ma patrie... Je savais du latin et
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:
DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 59
des sottises... Il faut que chacun apprenne de bonne heure
tout ce qui peut le faire réussir dans la profession à laquelle
il est destiné... La plupart de nos éducations sont ridicules
et celles que l'on reçoit dans les arts et métiers sont infini-
ment meilleures. »
Vauvenargues : « On instruit les enfants à craindre et à
obéir. On les excite encore à être copistes, à quoi ils ne
sont déjà que trop enclins; nul ne songe à les rendre origi-
naux, entreprenants, indépendants. »
Spurzheim : « La môme sorte d'éducation convient-elle à
tous les individus? La réponse est négative sous beaucoup
de rapports. »
Laurentic : « En apprenant les mêmes choses à tous les
enfants, on ne prépare aucune disposition particulière, on
n'a compris aucune vocation, on ne favorise aucun génie
pour l'avenir.
« Les études modernes arrivent principalement à ce ré-
sultat, qu'elles multiplient les esprits sans vocation : et il
n'y a pas de pire fléau. »
Basti «t : « Les grades universitaires ont le triple incon-
vénient ^uniformiser l'enseignement et de l'immobiliser,
après lui avoir imprimé la désertion la plus funeste.,,
« Si encore les connaissances exigées pour le baccalau-
réat avaient quelques rapports avec les besoins et les inté-
rêts de notre époque I Si, du moins, elles n'étaient qu'inu-
tiles 1 mais elles sont déplorablement funestes. Fausser
l'esprit humain, c'est le problème que semble s'être posé
et qu'ont résolu les corps auxquels a été livré le monopole
de l'enseignement.
« Les Grecs, qui n'apprenaient pas le latin , ne man-
quaient pas d'intelligence, et nous ne voyons pas que les
femmes françaises en soient dépourvues, non plus que de
bon sens. »
Rousseau : « Vos enfants ignoreront jusqu'à leur propre
langue, mais ils en parleront d'autres qui ne sont en usage
■
60 l'inventeur.
nulle part; ils sauront composer des vers qu'à peine ils
pourront comprendre ; sans savoir démêler l'erreur de la
vérité, ils posséderont l'art de les rendre méconnaissables
par des arguments spéciaux... »
Lamartine : « J'ai souvent déploré moi-même ces persis-
tances de la routine, qui donnent à une époque l'éducation
d'une autre époque, qui enseignent à des Français la langue
des Latins et des Grecs. »
Bernardin de Saint-Pierre : « Sept années d'humanités,
deux de philosophie, trois de théologie, douze ans d'ennui,
d'ambition et de sufGsance, sans compter les années que
de bons parents font doubler à leurs enfants, pour les ren-
forcer, disent-ils; à quoi donc tout cela sert-il à la plupart
des hommes? Quelle utilité le plus grand nombre en tire-t-il
dans le monde pour la perfection de ses propres lumières
et pour la pureté de sa diction ? »
Charles Dunoyer : « Que l'étude des lettres grecques et
latines soit un complément très-désirable pour certaines
éducations spéciales, celle des érudits notamment, pour celle
encore des hommes qui ont une éducation véritablement
littéraire, on ne peut sûrement le nier. Mais qu'elle doive
former en général le fond môme de l'éducation, et servir de
base pour tout le monde à ce qu'on appelle les humanités ;
que les peuples modernes les plus cultivés ne puissent faire
leurs humanités dans leur propre langue et dans celles des
nations voisines qui méritent le plus d'être cultivées, c'est
infiniment plus contestable assurément... Au fond, rien ne
semble plus stupide et plus fou, au moins de la part du très-
grand nombre, que de consacrer de longues années, prises
sur la partie la plus précieuse de la vie humaine, unique-
ment à apprendre deux langues que le plus grand nombre
n'a pas le moindre intéfôt à savoir ; deux langues que l'uni-
versalité des personnes qui les étudient apprennent d'ail-
leurs fort mal, que presque tout le monde se hate d'oublier
dès aussitôt et après les avoir apprises, et dont l'étude, que
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DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 61
son défaut d'objet, sa durée, et probablement aussi le vice
des méthodes employées, tendent à rendre si rebutante,
n'a souvent d'autre résultat que de faire prendre en aver-
sion toute espèce de travail intellectuel. Quelle singularité
n'est-ce point que de donner à l'étude de ces langues une
importance si follement exagérée 1 d'en faire, sinon l'objet
unique, au moins l'objet le plus fondamental et de beau-
coup le plus considérable de toute l'éducation!... Quoi de
plus bizarre encore que de préparer les hommes aux pro-
fessions les plus diverses par un seul genre de travail, et
par un travail qui n'a de rapport bien direct avec aucune
de ces professions ! Nous avons dans l'Inde, observe un
écrivain anglais, cent mille de nos compatriotes qui s'étaient
préparés à ce voyage en faisant des vers barbares sur Apol-
lon, Mars, Mercure, et qui, du reste, n'avaient appris au-
cune des langues que parlent les cent millions d'individus
sur lesquels s'exerce leur domination. A notre tour, nous
pourrions dire : Nous avons dans nos champs, dans nos
ateliers, dans nos comptoirs, dans nos études, dans nos la-
boratoires, des milliers d'individus qui se sont préparés à
la pratique de l'art agricole, de la fabrication, du com-
merce et d'une multitude de professions, en employant de
longues années à faire des versions et des thèmes, ou à en-
filer dans un certain ordre des ïambes, des dactyles et des
spondées. »
Alphonse Karr : « J'ai fait sans cesse une guerre acharnée
h cette instruction sans éducation, à ces études exclusive-
ment littéraires qui vous laissent désarmé et ignorant aux
portes de la vie, et, en 1850, à Paris, très-propre à vivre à
Rome soixante-dix ans avant Jésus-Christ, conformément
aux lois romaines, dussent les lois françaises vous envoyer
aux galères. »
J.-B. Say : « De la manière dont l'instruction publique
est organisée en France et, je le crois, dans la plupart des
États de l'Europe, elle tend à multiplier dans les professions
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l'inventeur.
lettrées plus d'individus que ces professions n'en peuvent
nourrir ; ce n'est pas seulement un mal pour eux-mêmes ,
c'en est un pour la société. Beaucoup d'entre eux, ne pou-
vant subsister de leur état, n'ont d'autre ressource que de
vivre aux dépens du public. »
Je pourrais multiplier ces citations à l'inflni : celles-ci
suffisent pour condammer l'éducation actuelle.
Dans un ouvrage qui a pour but la revendication des
droits de l'homme, je ne pouvais manquer de m'appesaiitir
sur cette question. Il est d'un intérêt constant, flagrant,
immédiat de réformer au plus tôt cette éducation vicieuse
qu'on donne à la jeunesse.
A ceux qui ne reçoivent maintenant nulle instruction,
donnez-en ; à ceux qui en reçoivent une fausse, erronée,
donnez-en une autre. L'homme ne doit plus perdre dix ans
de sa vie à recevoir une éducation qui ne lui servira jamais
à rien, qu'il oubliera le lendemain du jour où il aura quitté
les bancs du collège et qu'il sera obligé de refaire et de re-
commencer complètement pour pouvoir être un homme.
Que de génies qui meurent étouffés dès leur enfance par
cette horrible étreinte à laquelle ils sont soumis au mo-
ment de leur développement ! Il faut supprimer cet étau
qui les serre, ce lamiuoir qui les brise. Il faut que le jeune
arbre puisse pousser en toute liberté, ayant un libre es-
pace pour étendre à droite et à gauche ses branches touf-
fues. Il n'y a pas de végétation vigoureuse saus air et sans
liberté.
Et avouons-le, le clergé, malgré son esprit de rou-
tine, est supérieur aux prétendus esprits libéraux parti-
sans de l'Université. Les jésuites donnent une meilleure édu-
cation que les lycées. Le collège de Sorrèze, qu'a fondé La-
cordaire, a été, pendant tout le temps qu'il a plié à son
inspiration, un modèle d'établissement d'instruction. Il
avait supprimé cette effrayante obligation de douze heures
de travail à laquelle sont soumis les enfants, et à laquelle les
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DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 63
hommes faits ne peuvent pas résister. Au lieu d'êtres étiolés,
chétifs, que l'ennui livre aux plus pernicieuses et aux plus
funestes habitudes, il s'attachait à former des esprits sains
dans un corps sain en multipliant les exercices corporels,
en plein air. Il variait les études selon les facultés de chaque
élève. Et enfin, disons-le, pour montrer l'esprit libéral qui
avait présidé à sa fondation, les (.lèves de religions dissi-
dentes n'en étaient pas exclus. Malheureusement, le direc-
teur actuel n'a pas eu le talent nécessaire pour perpétuer ces
traditions et il a commencé par en faire un établissement
exclusivement catholique.
Quand donc l'esprit libéral pénétrcra-t-il dans l'édu-
cation ? Quand donc parents et professeurs cesseront-ils de
combattre le développement intellectuel qu'ils devraient fa-
voriser de toute leur puissance?
Les hommes qui sont à la téte du gouvernement ne con-
naissent jamais les causes intimes qui amènent les cfFets les
plus pernicieux. Ils ne tiennent jamais compte des individus.
Us n'eut confiance qu'en leurs lois et leurs règlements. Ils
croient qu'en publiant un décret, ils ont tout fait. Ils sont
convaincus qu'on doit marteler l'homme comme une barre
de fer et que plus il est forgé, meilleur il est.
S'ils connaissaient les souffrances inlimes qu'occasionnent
leurs lois et règlements ; s'ils savaient quelle perte de force
immense résulte de la lutte qu'ils obligent tous les hommes
à engager contre leurs institutions; s'ils savaient quelles
entraves ils mettent au progrès en empêchant les fortes
personnalités de se produire, en leur faisant perdre la plus
grande partie de leur énergie dans des combats stériles;
s'ils savaient quelle immense lacune ils creusent dans
l'existence de chaque homme, en le faisant se livrer pen-
dant douze ans à des travaux inutile?, et en le forçant de
passer autant de temps à combler cette lacune : certes, il
n'est pas à douter qu'à moins qu'ils ne fussent plus rétifs que
tous les mulets du monde, ils ne se hâtassent de changer
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l'inventeur.
l'éducation administrative qu'ils ont infiltrée dans l'esprit
et dans le caractère français.
Car voici le résultat qu'amène chez le peuple le plus in-
dépendant du monde la consécration de cet enseignement
par l'autorité : Le père voit que tous les parents font rece-
voir leurs fils bacheliers ; il s'empresse de faire à son tour
recevoir son fils bachelier. Pourquoi? parce que tout le
monde le fait, parce que le baccalauréat est une affaire de
bon genre. Un chapelier dont le fils doit faire des chapeaux
fera recevoir, son fils bachelier, s'il est à l'aise ; un agricul-
teur dont le fils doit cultiver la terre fera recevoir son fils
bachelier, s'il en a le moyen. Un peu de latin ne fait pas de
mal, dit-il; cela pose un homme, ça développe son intelli-
gencé. Et tous les moutons de Panurge se suivent l'un
l'autre, condamnant leurs fils à passer tous dans le même
moule.
Et vous voulez que votre industrie soit prospère ! et vous
voulez que le monde marche ! et vous prétendez que vous
êtes les apôtres du progrès !...
Commencez donc par faire des hommes du présent afin
qu'ils soient les hommes de l'avenir, au lieu d'être les
hommes du passé !
111
Voilà donc l'éducation que donne le lycée aux jeunes
gens. Quand ils en sont sortis, quel enseignement trouvent-
ils? un seul et unique, celui du gouvernement. Pour-
quoi le gouvernement garde-t-il ainsi l'enseignement su-
périeur? Voici la réponse que fait un homme qui y
occupe une chaire, M. Edouard Laboulaye : « Il n'y a
aucune raison scientifique qui puisse autoriser l'État à
garder pour lui l'enseignement des lettres, des sciences,
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DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 05
du droit, de la médecine. Toutes les études vivent de
liberté. »
Laissons de côté les lettres et le droit, qui ne touchent
pas directement à notre sujet. Commençons par l'ensei-
gnement des sciences.
Et d'abord, quelle est la protection que lui donne l'État?
Pour juger cette protection, lisez la préface dont M. Du-
jardin, professeur à la Faculté des sciences de Rennes, fai-
sait précéder son Histoire des helminthes, et vous verrez
que, pendant tout le temps qu'a duré ce travail, privé de
tout secours, obligé de se livrer seul à des travaux qui
eussent nécessité des préparateurs, il n'a trouvé nul en-
couragement.
Et puis, à quoi servent la plupart des cours qui y ont
lieu? Il y a un cours de mathématiques pures : le plus sou-
vent, le professeur ne le fait que pour son appariteur. Le
cours de physique obtient, en général, un assez grand
nombre d'auditeurs; mais quels sont ces auditeurs? Des
vieux soldats retraités qui trouvent là des expériences qui
les amusent, du feu et de la lumière; des dames, faisant plus
ou moins les bas-bleus , qui n'écoutent pas un mot des
démonstrations, mais qui s'intéressent extrêmement, sans
y rien comprendre, au ludion et aux phénomènes élec-
triques que produit l'appareil Rumkorf. — Nulle sympa-
thie entre le professeur et ses auditeurs : il ne les connaît
pas de nom, pas plus à Paris qu'en province. Fourcroy ne
pourrait plus maintenant découvrir, parmi ses élèves, le
garçon apothicaire qui devint Vauquelin.
Est-ce pour ce résultat que l'État entretient des labora-
toires et paye ces professeurs ? Son ambition est alors
modeste. Si ses prétentions sont plus hautes, et il serait de
toute justice qu'elles le fussent, alors il doit changer complè-
tement l'esprit qui préside à l'organisation de ces Facultés.
Mais comment le changer? Quel est le vice fondamental
de ces établissements?
5
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l'inventeur.
Le voici : Ces établissements sont, avant tout, adminis-
tratifs; dépendant du ministère de l'instruction publique, ils
sont condamnés à ne faire que de la science orthodoxe.
Leurs professeurs n'ont nulle initiative. Ils doivent se traî-
ner dans l'ornière, sans pouvoir en sortir. De plus, ils
n'ont aucun motif d'émulation, carie public qui les entend
n'est pas le plus souvent capable d'apprécier leur mérite.
Il faut commencer par affranchir ces établissements du
joug auquel ils sont soumis. Si le gouvernement veut qu'ils
soient réellement utiles, que leur rôle soit efficace, que leur
influence soit réelle, il doit les délivrer de la centralisation
qui les enchaîne complètement, leur faire perdre la déplo-
rable uniformité qui les distingue : et pour qu'il y arrive, il
ne doit plus se mêler de l'enseignement qui s'y professe.
Les cours doivent se changer en conférences, dans les-
quelles des esprits indépendants viendront tour à tour faire
part de leurs lumières et de leurs travaux. Si l'État veut en-
core s'intéresser à ces Facultés, il doit borner son rôle à un
rôle de subvention : qu'il entretienne des laboratoires, ou-
verts à tous ceux qui voudront y travailler, qu'il ait des
monuments dans lesquels chacun pourra venir exposer la
somme de ses connaissances, et alors cet enseignement, au-
jourd hui inutile, deviendra réellement ce qu'il doit être. Les
savants ne resteront plus confinés à Paris. Quand l'un d'eux
aura lait une découverte importante, il se mettra en route
et, grâce à la rapidité actuelle de nos voies de communica-
tion, il fera profiter de sa science tous les centres scienti-
fiques de la France. Comme le public ne sera plus éternel-
lement condamné à entendre le même professeur, à
recommencer tous les ans le môme cours, il se précipitera
en masse sur la pâture nouvelle que lui offriront les nova-
teurs qui viendront l'instruire. Un choc d'idées résultera
toujours de ce tournoi qui éveillera les esprits, tandis que
maintenant l'enseignement suit tranquillement son cours,
comme un fleuve bien élevé, et est encore plus souvent stag-
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DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 67
nant, comme un étang. Que faut-il pour que ce résultat
arrive? Bien peu de chose : il faut que l'État s'efface et
donne à chacun le droit de tout dire ; il faut qu'il recon-
naisse le droit le plus sacré, le plus inné dans l'homme :
la liberté absolue de la parole. Alors, quand ce droit sera
reconnu, tout cet enseignement des Facultés aujourd'hui si
raide, si guindé, si pédant, fait tout entier par des hommes
de second ordre, sera grand, large et puissant, fait par des
hommes de premier mérite : à l'enseignement officiel
succédera l'enseignement individuel.
Que le gouvernement donne la liberté d'association et la
liberté de parole, qu'il ne fasse plus traîner pendant deux ou
trois mois la moindre autorisation de Société scientifique,
qu'il n'arrête pas sans cesse les chercheurs, et alors aura lieu
cette puissante émancipation intellectuelle dont la libre
Amérique nous donne maintenant un si magnifique exem-
ple. En effet, la liberté d'association obtenue, la décentrali-
sation s'opère avec rapidité. Si le siège d'un grand nombre
d'associations, du plus grand nombre môme, est à Paris,
elles auront cependant de nombreuses ramifications en
province. Racines et branches, couvrant toute la France,
viendront se réunir au tronc. Il y aura une unité vraie, et
non plus une unité factice comme celle qui existe en ce mo-
ment; l'uniformité n'est pas l'universalité; à l'enseigne-
ment uniforme succédera l'enseignement universel.
Les travailleurs provinciaux trouveront de sérieux et de
précieux encouragements. Les associations mettront à leur
disposition les moyens de réaliser leurs conceptions ou de
poursuivre leurs études, et leur donneront des secours et des
encouragements efficaces. Les intelligences subiront alors
ce frottement si nécessaire pour les électriser, et qui
n'existera, ne pourra jamais exister tant qu'un enseigne-
ment officiel comprimera toutes les tentatives novatrices et
ne donnera que des secours insuffisants aux chercheurs.
Enfin, du moment que la liberté d'association et de parole
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>
m L'KNVENTEIH.
existera, l'inventeur pourra rapidement divulguer son in-
vention. 11 pourra aller de ville en ville faire appel aux sous-
criptions, comme quelques-uns l'ont déjà fait ; il pourra
aller exposer sa découverte partout où il y aura une chaire
pour parler, un public pour l'entendre. Ce fut ainsi que
Franklin, en Amérique, rendit populaires ses expériences
sur l'électricité et put trouver des ressources pour en pour-
suivre de nouvelles. Car cette liberté de parole est le plus
puissant moyen de divulgation qui existe : et c'est elle
seule qui manque, tous à l'en\i la demandent et n'atten-
dent qu'elle; que demain l'autorisation soit donnée à tous
de se faire entendre, et tous les hommes actifs, tous ceux
qui savent, répandront des connaissances de tout ordre et
de tout genre aussi bien dans le fond de nos campagnes que
dans nos villes. Il n'y aura pas un médecin de village
qui n'apprendra l'hygiène aux paysans et pas un vétéri-
naire qui ne leur enseignera les principes de zootechnie
dont ils ne se doutent pas.
Après les Facultés des sciences viennent les Facultés de
médecine. Rien de plus étroit encore que leur organisation,
rien de plus aristocratique que l'esprit qui les régit.
N'est pas médecin qui veut. 11 faut être très-riche pour
obtenir un diplôme de docteur. Il faut pouvoir vivre pen-
dant plusieurs années à Paris ; il faut payer des examens
qui sont d'un prix très-élevé.
•De plus, on a trouvé bon d'obliger les médecins à passer
un double examen de baccalauréat, baccalauréat ès lettres
et baccalauréat ès sciences, sous prétexte que « le médecin
doit être lettré afin de ne pas être inférieur à son client ».
Cette nouvelle obligation, combinée avec la difficulté,
bien plus, l'impossibilité de vivre à Paris avec peu d'argent,
a fait diminuer de près d'un tiers le nombre des étudiants
en médecine, aspirant au doctorat. De deux mille sept
cents qu'ils étaient en 1835, ils sont tombés à quinze cents
ou dix-huit cents.
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DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. G9
Cette disette de médecins est une plaie pour le pays : et
que déjeunes gens souffrent de ne pouvoir continuer des
études vers lesquelles ils se sentent poussés par une puis-
sante vocation, mais auxquelles ils sont obligés de renoncer
parce qu'ils n'ont pas le moyen de les poursuivre! Ils sont
condamnés à n'être qu'officiers de santé. Pourquoi ce titre
est-il, en quelque sorte, un brevet d'incapacité? Un séna-
teur, M. DumaSj convient qu'ils peuvent être aussi bons
médecins que les autres. Pourquoi sont-ils condamnés à
une infériorité blessante? Que de grands avocats qui ne sont
pas reçus docteurs en droit I II n'y a pas de distinction
offensante entre la licence et le doctorat. Pourquoi n'en
est-il pas de môme dans la médecine? Pourquoi les offi-
ciers de santé ne peuvent-ils exercer leur profession que
dans le département pour lequel ils sont désignés? Pour-
quoi, s'ils habitent sur la frontière de deux départements,
ne peuvent-ils guérir que d'un côté de la limite? Toutes ces
choses ne sont-elles pas vexatoires? Ces distinctions, ces
délimitations ne sont-elles pas ridicules?
Que d'énergies comprimées, que de jeunes gens qui au-
raient pu devenir de grands médecins ont été enlevés à la
science, parce que leur fortune ne leur permettait pas de
se faire docteurs et de pouvoir, grâce à ce titre, exercer leur
profession dans toute la France. Si le hasard n'avait pas fa-
vorisé Dupuytren, ne l'avait pas arraché de son village,
aurions-nous donc eu le célèbre chirurgien? Le destin ne
sourit pas ainsi à tous, et beaucoup sont condamnés,
par l'insuffisance de leurs ressources, à aller enterrer leur
talent dans le fond d'une campagne, parce qu'un officier de
santé ne peut exercer dans une ville ; là, ils sont dénués de
moyens pour poursuivre leurs études, continuer leurs tra-
vaux, acquérir de nouvelles connaissances. Ils peuvent à
peine, à l'aide des journaux scientifiques, se maintenir
au courant de la science. Découragés, fatigués, désillu-
sionnés, renonçant à touto ambition, ils 6e contentent
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L'INVENTEUR.
de suivre leur routine, se marient, ont des enfants, font
valoir un petit coin de terre que leur a apporté leur femme
en dot, s'occupent de leurs affaires, fument, boivent et
s'abrutissent en un mot...
Encore autant d'hommes enlevés à la science et à la
cause de la civilisation 1
Et le Muséum d'histoire naturelle? Et le Collège de
France? Et la Sorbonne? Entrons dans un de ces établisse-
ments et nous connaîtrons immédiatement les professeurs
des autres, vu que la plupart des savants, qui sont arrivés
à occuper une de leurs chaires, débordés tout à coup d'ac-
tivité, font tous les efforts possibles pour occuper les autres.
Il est vrai qu'Auguste Laurent, Gherardt, Gratiolet, meurent
dans des places infimes, acceptées par désespoir; mais
M. Balard a deux chaires, M. Valenciennes et M. Milne
Edward en ont chacun quatre : tout est pour le mieux; de
plus leurs fils, s'ils en ont, leur succéderont certainement;
car les chaires créent ni plus ni moins que des majorats
scientifiques. Le Muséum est la propriété de ses membres.
Ils y sont chez eux et nul ne peut les en extirper, eux et
leur génération. Aussi en usent-ils à leur aise avec les col-
lections, qui sont mal tenues et dispersées, que nul inven-
taire ne garantit. Du reste, c'est par cet ordre que brillent
tous nos établissements scientifiques. Le 25 février 1858,
n'a-t-on pas découvert, par hasard, dans des décombres,
parmi de vieilles ferrailles, à l'Observatoire, l'étalon du
mètre? Sous prétexte de réparation, n'a-l-on pas abîmé le
mètre de Borda?
Voilà des faits qui prouvent la curieuse organisation
qui place sans contrôle, dans la main de quelques auto-
crates, nos grands établissements scientifiques.
De plus, les professeurs y sont privés de toute indépen-
dance parce qu'ils dépendent entièrement de quelques gros
messieurs qui peuvent les tuer ou les faire avancer, à leur
gré. M. Tom Richard, au Conservatoire des arts et mé-
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DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 71
tiers, n'a-t-il pas été destitué parce qu'il avait refusé de con-
sacrer cinq ou six leçons aux appareils du général Morin?
Que dire des Écoles spéciales du gouvernement? Saint-
Cyr n'a pour but que de préparer des sous-lieutenants, qui,
une fois ce grade atteint, s'empressent d'oublier tout ce
qu'ils ont appris.
Vient ensuite l'École de la marine. Elle forme de bons
officiers, soit. Mais pourquoi tenir dans une position si
inférieure vis-à-vis de ces messieurs de la marine impé-
riale les marins du commerce? Parmi ceux-ci se trouvent
souvent des hommes très-distingués ; dans tous les cas, ils
sont plus utiles que les marins de l'État. Cependant ils
n'ont pas de grades : à bord des vaisseaux de l'État, ils se
trouvent dans une position inférieure; ils sont mal vus
par leurs collègues et même par l'équipage ; et cependant
un grand nombre de baleiniers pourraient faire des voyages
de découvertes avec une supériorité marquée sur les offi-
ciers de la marine impériale ; des pêcheurs, des capitaines
de navires de commerce connaissent admirablement cer-
taines côtes et certaines plages qu'ils ont l'habitude de
fréquenter, et pourraient, s'ils y étaient appelés, faire d'excel-
lents travaux d'hydrographie; des hommes de mer, des
capitaines de stearnboats, qui ont d'excellentes notions et
d'excellentes idées sur la navigation, ne demandent que les
moyens de les appliquer. La marine de l'État, tout le monde
le signale, est dans un état de malaise extrême. Beaucoup
d'officiers donnent leur démission : on ne trouve plus le
nombre de candidats nécessaires à l'École navale. La marine
est tuée par le régime administratif auquel elle est soumise.
Maintenant arrivons à l'École polytechnique. C'est l'École
par excellence, le peuple français est fier de l'avoir; c'est
un honneur d'y être admis, c'est un honneur d'en être
sorti.
Très-bien. Mais quels bienfaits rapporte-t-elle au pays?
Auguste Comte, reçu le premier à cette École à l'âge de seize
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l'inventeur.
ans, professeur de mathématiques à vingt-cinq, disait à An-
toine Etex : « que cette École avait produit ce qu'elle devait
produire ; que s'il avait eu un fils, il aurait préféré le voir
entrer à l'École des arts et métiers de Châlons qu'à l'École
polytechnique; qu'aux Écoles des arts et métiers, du moins,
un élève pouvait sortir avec des connaissances réelles et
d'un futur praticien, au lieu que dans l'École célèbre, ses
élèves, sortant même des premiers, n'étaient le plus souvent
que des bons à rien et propres à tout. »
Bons à rien et propres à tout , voilà ce qui caractérise
universellement toute notre éducation secondaire et supé-
rieure. On entasse connaissances sur connaissances dans la
tête des jeunes gens, matières sur matières; on leur farcit le
cerveau d'une gigantesque macédoine ; on y jette un vaste
tohu-bohu de sciences de toutes sortes ; puis on leur dit :
« Tirez-vous de là comme vous pourrez. » Et ce qui le
prouve, c'est que les spécialités puissantes n'ont aucune
chance d'être admis à cette École ; Evariste Galois, le prodi-
gieux mathématicien, mort à vingt et un ans, y fut refusé,
alors qu'il résolvait les plus formidables questions dans son
cabinet.
De plus, rien de pratique, rien qui puisse servir. Des
mathématiques pures, voilà ce qu'on leur donne. Quand il
s'agit de les appliquer, ils éprouvent un étrange embarras.
Us savent, savent beaucoup, mais ils ne savent rien d'utile.
Leurs cerveaux sont fatigués par l'effroyable travail auquel
ils ont été soumis; ils sont si pleins qu'on n'y peut plus y
rien mettre ; ils sont desséchés par le feu auquel on les a li-
vrés sans interruption, dans le four où on les a mis.
Arago a fait suivre sa Biographie de Gay-Lussac d'une
longue liste, aussi détaillée que possible, des divers travaux
qu'ont exécutés les anciens élèves de l'École polytechnique,
afin de justifier cette École des accusations portées plusieurs
fois contre elle.
Mais que prouve-t-il? Il prouve que quelques»uns de ces
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DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 73
messieurs ont fait, quelque chose. Personne n'a jamais dit
le contraire; on a toujours reconnu que tous les anciens
élèves de la célèbre École n'étaient pas des nullités. Mais
il ne prouve pas, il ne peut pas prouver que tous ceux
qui en sortent soient de grands hommes. Certes, nous ne
demandons pas l'impossible, mais nous demandons que les
résultats soient eu raison de l'effort. Quod est demons-
trandum.
Lisez cette confession d'un ingénieur que nous révèle
Balzac, dans le Curé de village:
« Je frémis aujourd'hui, quand je pense à l'effroyable
conscription de cerveaux livrés chaque année à l'État
par l'amhition des familles qui, plaçant de si cruelles études
au temps où l'adulte achève ses diverses croissances, doit
produire des malheurs inconnus, en livrant à la lueur des
lampes certaines facultés précieuses qui, plus tard, se se-
raient développées grandes et fortes...
« L'Etat, en France, est sans entrailles ni paternité; il
semble faire ses expériences in anima vili. Jamais il n'a
demandé l'horrible statistique des souffrances qu'il a cau-
sées; il ne s'est pas enquis, depuis trente-six ans, du nombre
de fièvres cérébrales qui se déclarent, ni des désespoirs qui
éclatent au milieu de cette jeunesse, ni des destructions
morales qui la déciment.
« Tels sont les efforts que la France demande aux jeunes
gens qui sortent de cette École (polytechnique). Voyons
maintenant les destinées de ces hommes triés avec tant de
soin dans toute la génération ?
« On entre à l'École des ponts et chaussées ; on en sort à
vingt-quatre ans ; on est alors ingénieur aspirant aux ap-
pointements de 150 francs par mois.
« Par un bonheur inouï, peut-être à cause de la distinc-
tion que mes études m'avaient value, je fus nommé à vingt-
cinq ans, en 1828, ingénieur ordinaire ; on m'envoya dans
Une 6ous-préfocture, à 2,500 francs d'appointements* Quel
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l'inventeur.
est le garçon épicier qui, jeté dans une boutique à seize ans,
ne se trouverait pas à vingt-six sur le chemin d'une fortune
indépendante? J'appris alors à quoi tendaient ces terribles
déplacements de l'intelligence, ces efforts gigantesques de-
mandés par l'État. L'État m'a fait mesurer des pavés ou des
tas de cailloux sur les routes. J'ai eu à entretenir, réparer
et quelquefois construire des cassis, des ponceaux, et à faire
régler des accotements, à curer ou bien ouvrir des fossés.
Dans le cabinet, j'avais à répondre à des demandes d'aligne-
ment ou de plantation et d'abatage d'arbres. Telles sont,
en effet, les principales et souvent les uniques occupations
des ingénieurs ordinaires, en y joignant de temps en temps
quelques opérations de nivellement qu'on nous oblige à faire
nous-mêmes, et que le moindre de nos conducteurs, avec
son expérience seule, fait toujours beaucoup mieux que nous,
malgré toute notre science. Nous sommes près de quatre
cents ingénieurs ou élèves ingénieurs, et comme il n'y a
que cent et quelques ingénieurs en chef, tous les ingénieurs
ordinaires ne peuvent pas atteindre à ce grade supérieur;
d'ailleurs, au-dessus de l'ingénieur en chef, il n'existe pas
de chef absorbant , car il ne faut pas compter comme
moyen d'absorption douze ou quinze places d'inspecteurs
généraux ou divisionnaires, places à peu près aussi inutiles
dans notre corps que celles des colonels dans l'artillerie,
où la batterie est l'unité. »
Lisez aussi, dans l'Éloge de Fresnel, la peinture que trace
Arago des misérables occupations auxquelles est soumis tout
jeune ingénieur. « Combien, dit-il, un esprit de cette portée
ne devait pas être péniblement affecté, quand il comparait
l'usage qu'il aurait pu faire de ces heures qui passent
si vite, avec la manière dont il les dépensait I »
Voilà donc où on arrive avec cette gigantesque École :
à former des mesureurs de cailloux, des constructeurs de
ponceaux 1
N'est-ce pas un (beau résultat , et la dépense de force
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DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 75
qui a eu lieu pour y arriver est-elle en rapport avec lui 1
En outre, rien de plus aristocratique que cette École :
il faut être riche pour y entrer; l'éducation que néces-
site son admission coûte cher, et le prix de la pension
est élevé.
Ensuite, vous en sortez ingénieur tout jeune, bourré de
mathématiques, mais incapable de faire le moindre travail .
A côté de vous, — non, — sous vos ordres, il y a un con-
ducteur des ponts et chaussées, plus intelligent que vous,
sachant mieux dresser un plan, concevoir et exécuter un
projet. Il est depuis vingt ans dans le métier; il l'a étudié,
il Ta pratiqué. Il peut avoir une profonde intelligence; mais
il n'a pas eu le moyen d'aller à l'École polytechnique; il a
été obligé pour soutenir sa vieille mère de se hâter d'entrer
dans cette administration, où il a dû déposer l'espoir à la
porte, comme les damnés de Dante : car il est condamné à
ne jamais dépasser son grade, il doit mourir conducteur
des ponts et chaussées, il lui est interdit d'avoir une am-
bition plus élevée ; toute sa vie, malgré le talent qu'il pourra
avoir, le génie qui pourra l'inspirer, il sera soumis à un
ingénieur qu'il n'égalera jamais. Maintenant, tout soldat
porte dans sa giberne le bâton de maréchal : pourquoi donc
n'en est-il pas partout ainsi?
Croyez-vous donc que, dans cette pépinière déjeunes con-
ducteurs, ne se trouvent pas des hommes de mérite et qui
n'attendent que des encouragements et de l'indépendance
pour se distinguer. Le corps des ponts et chaussées ob-
tient-il donc, avec son organisation actuelle, des succès si
brillants qu'il faille le maintenir à toute force? Voyez la
critique qui en a été faite à la dernière cession du Corps
législatif : ((Les ponts et chaussées emploient quelques mil-
liers de francs partout où un agent voyer en dépense quel-
ques centaines, et ce n'est pas mieux. » Donc, puisque
vous ne pouvez invoquer cette considération, mettez fin, et
le plus tôt possible, à cet état de choses. Vous ferez un acte
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76 l'inventeur.
de justice, et en même temps vous ouvrirez toute une riche
mine d'intelligences qui jusqu'à présent a été cachée par
l'orgueil pédant de MM. les ingénieurs.
Cette réforme opérée, il ne faut pas laisser tant de talents
se consumer dans des occupations stupides. Il n'y a pas de
pays comme la France qui sache occuper les gens dans un
travail inutile et improductif. Avoir des armées d'employés
pour ne rien faire est le problème que semble sans cesse se
poser l'État. Au lieu d'essayer de simplifier les rouages
et de supprimer toutes les pièces inutiles, il les augmente
chaque jour. Aussi les bureaux d'ingénieurs regorgent-ils
d'employés qui passent leur vie à ne rien faire et à se
plaindre du gouvernement qui leur donne des appointe-
ments trop faibles. Si l'État ne veut pas diminuer le
nombre de ses salariés, qu'il les occupe ; qu'il envoie les
ingénieurs en mission, qu'il leur fasse exécuter de grands
travaux, mais qu'au moins il se serve des gens qu'il paye,
quitte à les payer plus cher. N'y a-t-il donc plus rien à
faire? n'y a-t-il plus de canaux à creuser, de routes à
ouvrir, de ponts à construire, de chemins de fer à tracer?
Qu'on y travaille, et, si l'on dépense quelques centaines
de millions dans ces travaux, au moins rapporteront-
Us plus que la somme, si minime qu'elle soit, qu'on perd
aujourd'hui complètement, grâce à l'apathie dans laquelle
on laisse pourrir tout le corps des ponts et chaussées.
Mais pourquoi donc garder ce corps? Pourquoi, quand il
s'agit d'une grande entreprise, ne pas la mettre au con-
cours? Pourquoi l'État ne veut-il se servir que des lumières
de ses employés, au lieu d'utiliser les lumières de tous?
On connaît les hauts faits de MM. les ingénieurs en
chef des ponts et chaussées. Je ne me permettrai de citer
que l'histoire du pont des Invalides, de peur qu'on ne m'ac-
cuse de diffamation ou d'attaques envers un corps constitué;
mais il y a d'autres et de nombreux exemples du môme
genre.
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DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 77
La plupart des ingénieurs se rouillent, comme les offi-
ciers en garnison. N'ayant rien à faire , ou n'ayant à
remplir que des fonctions insigniflantes, ils s'abrutissent :
ils se marient, se font leur petite vie, se donnent leurs pe-
tites habitudes et prennent des plaisirs en proportion du
temps qu'ils ont passé, enfoncés dans les mathématiques jus-
qu'au cou. Ils ne manquent pas un bal du préfet ni du re-
ceveur général. Ils tracassent leurs employés; n'ayant
nulle émulation, n'étant excités par rien, ils oublient ce
qu'ils ont pu apprendre.
Je connais un brave ingénieur en chef qui passe sa vie à
préparer un ouvrage sur les voies romaines. Voici com-
ment il le prépare. Un des employés de son bureau, jeune
homme fort instruit et fort capable, mais qui, n'étant pas
sorti de l'École polytechnique, ne pourra jamais franchir la
modeste condition dans laquelle il est entré, emploie le
temps qui lui est payé par le gouvernement à courir à
droite et à gauche, toujours aux frais du gouvernement,
pour amasser les matériaux de cet ouvrage; puis revient,
les coordonue et les remet à son ingénieur en chef.
Celui-ci les prend, les lit, ne les comprend pas toujours,
et les transmet alors aux employés de son bureau afin
qu'ils les recopient en magnifique écriture, avec entêtes
en lettres romaines, notes en italique et titres en go-
thique. Quand l'ouvrage sera fini, il y mettra son nom et
s'imaginera l'avoir fait.
Et voilà comment les choses se passent 1 et voilà comment
les fonds de l'État sont dilapidés 1 et voilà comment nous
sommes écrasés sous les impôts I et voilà comment notre
richesse publique reste stationnai re et pourquoi nous nous
traînons à la remorque de l'Angleterre I
Pourquoi conserver une administration qui rapporte de
semblables fruits, une machine qui produit des effets d'une
telle valeur? Pourquoi ne pas la supprimer?
Qu'on mette au concours les grands travaux à exécuter;
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78
l'inventeur
que tous puissent y participer, et que le plus habile rem-
porte la palme: n'est-ce pas de toute justice? Déjà les con-
cours ont lieu pour les monuments à édifier. Pourquoi n'en
serait-il pas de môme pour la construction des voies ferrées,
des canaux, des vaisseaux? Croit-on que l'émulation qui
en naîtrait, qui pousserait vingt, trente, quarante, cinquante
hommes de talent à étudier la môme question avec achar-
nement, avec passion, parce que chacun d'eux aurait l'es-
poir du succès, ne produirait rien? Est-ce que de ces études
multipliées, faites avec soin, ne jailliraient pas mille idées
lumineuses? est-ce que tous ces travaux ne fourniraient pas
d'immenses matériaux à l'aide desquels s'élèveraient de
grands monuments? Nul doute que cette émulation ne
donne un développement considérable aux efforts indivi-
duels. Qui nierait que le génie humain, ainsi encouragé,
ne prît un gigantesque essor? La société n'aurait-elle pas
d'immenses avantages à ce qu'on procédât ainsi : avantage
individuel, en ouvrant une arène à tous ceux qui se senti-
raient assez forts pour y descendre et y venir disputer la
victoire; qui donnerait, à celui qui la remporterait, gloire
et richesse; avantage collectif, en assurant une discussion
plus sévère pour l'adoption des divers plans qui seraient
présentés : discussion qui pourrait être faite par un jury
nommé ad hoc. Ce ne sont pas des ingénieurs, pas plus
que des savants, qui ont fait les grands travaux : Watt,
Brunei, Stephenson, Erikson n'étaient pas sortis de l'École
polytechnique ni d'aucun établissement qui y ressem-
blât; c'est Windsor qui a apporté l'éclairage en France,
Whcastone qui a apporté le télégraphe électrique; et, pas
plus que Jacquard, Philippe de Girard, Sauvage et tant d'au-
tres inventeurs de notre siècle, ils n'étaient sortis de l'Ecole
polytechnique ni n'appartenaient au grand corps des ponts
et chaussées.
Après les ingénieurs viennent les officiers d'artillerie que
forme aussi cette École. Quel est le sortkle ceux-ci? Ils sortent
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DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 79
de l'École tout bourrés de mathématiques. A quoi sont-ils
destinés? A surveiller le pansage des chevaux, le fourniment
des équipages et des soldats et à faire de temps en temps tirer
quelques coups de canon. Belle occupation vraiment 1 Aussi
l'officier qui, le plus souvent, avait aspiré à entrer dans le
corps des ingénieurs, en est-il vite dégoûté. Il profite de sa
liberté pour s'amuser, et comme, en général, il a une cer-
taine fortune, parce qu'on ne sort guère de l'École polytech-
nique si on n'a pas d'argent, il trouve toutes les facilités
désirables pour jeter ses gourmes. Il est si heureux de
n'avoir plus de cours à suivre ni d'examens à passer; il a
pris en telle aversion l'étude, parce qu'il en est saturé et
qu'il ne peut plus en absorber, qu'il jette toute espèce de
livres de côté, ne quitte pas le café, où il fume et boit sans
cesse, etc. — A trente ans, me disait l'un d'eux, nous
sommes fatalement perdus.
Pourquoi donc, si vous tenez à conserver une armée per-
manente, dirai-je encore à l'État, ne créez-vous pas,t impuissant, il le déclare lui-même; cessons de solli-
citer; c'est un débiteur qui n'a pas le sou; contentons-nous
de lui envoyer un protêt... Ou plutôt faisons-nous mêmes.
Pourquoi tous les professeurs ne suivent-ils pas l'exemple
de M. Frémy qui, avec l'aide de quelques coopérateurs, a
fondé une école de chimie pratique, à laquelle il doit joindre
un laboratoire de découvertes?
Il veut que les jeunes gens qui, au sortir de leurs études,
se livrent à la culture des sciences ne soient plus réduits à
consumer leur temps dans de vaines luttes contre les né-
cessités de la vie, et aient à leur disposition ces moyens qui
manquent à tant de chercheurs.
Mais ce n'est pas à l'État que M. Frémy s'adresse : il le
connaît bien ; c'est à l'initiative privée; il est du devoir des
industriels qui ont profité de la science de la remercier en ap-
portant leur concours à ce projet, dont la réalisation est d'une
absolue nécessité. « On ne concevrait pas, dit M. Claude
Bernard, un chimiste sans laboratoire... Le laboratoire est
la condition sine quâ non du développement de toutes les
sciences expérimentales. » Sans lui, nulle découverte n'est
possible. Si donc nous voulons que la science progresse,
ouvrons des laboratoires, et agissons, nous qui avons intérêt
à son progrès. Laissons l'État jouir tranquillement de son
repos, faisons par nous-mêmes.
Cependant, puisque, d'accord avec les municipalités, il
l'inventeur.
dirige les musées, ne pourrait-il pas les multiplier et les
compléter. La plupart des villes de province n'ont pas le
plus petit établissement ressemblant au Conservatoire des
arts et métiers.
Les Facultés de province ont des cabinets de physique,
mais ces cabinets sont parfaitement invisibles...
Les bibliothèques publiques ont une administration dé-
plorable. Elles ne contiennent, en province, que très-peu
d'ouvrages scientifiques : ce sont les derniers qu'elles
achètent. Elles aiment bien mieux faire l'acquisition d'un
vieil in-folio que d'ouvrages savants et utiles.
Il y a encore à s'élever contre le désordre qui y règne
presque toujours, et dont la Bibliothèque impériale présente
un magnifique exemple.
Je ne parle pas du temps que font perdre aux travailleurs
les recherches qui s'y font et dont ils sont obligés d'attendre
le résultat; on est bien heureux quand on ne renvoie pas
votre bulletin d'une salle dans une autre et quand vous ne
passez pas une demi-heure avant d'avoir obtenu le volume
demandé, quand on l'obtient (I).
Tous les jours on vous répond : « Monsieur, nous avons
tel ouvrage, mais il est égaré, et vous comprenez que nous
ne pouvons le faire chercher dans les deux millions de vo-
lumes que nous possédons! »
M. Chassin demande une brochure à la Bibliothèque. On
lui répond qu'elle est au cartonnage. Au bout de six mois,
il renouvelle sa demande ; on lui fait la même réponse !
Et que d'exemples semblables! Il n'est pas un travailleur
qui n'ait maudit mille fois l'administration de la Biblio-
thèque!
Autre question : Pourquoi la bibliothèque du Conserva-
(!) Je ne parle pas de mille autre? petits ennuis. Pourquoi la Biblio-
thèque ne s'organiserail-ellc pas sur le plan de celle du Britisli Muséum ?
Serait-ce par amour-propre national ?
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DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 93
-
toire des arts et métiers n'est-elle ouverte au public que
trois fois par semaine? Pourquoi la Bibliothèque impériale
n'est-elle ouverte que de dix heures à quatre heures?
Et si j'ai un travail pressé à faire 1 et si je ne peux pas
venir à ces heures-là 1 vous m'enlevez donc les moyens de
travailler; votre bibliothèque n'est qu'une illusion pour moi.
Dans la vieille Bibliothèque royale, il y avait trente chan-
deliers et une lampe d'argent, allumés sans cesse, pour
qu'on pût y travailler à toute heure. Pourquoi n'en est-il
plus de même maintenant? pourquoi? pourquoi?
Mais comme l'État ou l'administration ont réponse à tout,
il faut que l'initiative privée fasse tous ses efforts pour n'en
avoir pas besoin et constitue en aussi grand nombre qu'elle
le pourra les bibliothèques populaires, sur le plan de celles
que Franklin a fondées en 1730 en Amérique, où elles ont
atteint un si beau développement. Elles commencent à
peine à paraître à Paris, et encore quels livres les com-
posent I elles sont surveillées et elles ne sont pas libres. Que
voulez-vous faire avec un pareil régime? La meilleure vo-
lonté, la plus acharnée, pourra-t-elle former une bonne
bibliothèque sous le régime de Vindexî Espérons que la
Société que préside M. Boussingault parviendra à sur-
monter ces difficultés et à atteindre le but qu'elle se pro-
pose.
En dehors de Paris, si j'en excepte quelques villes qui,
grâce à la persévérance de quelques hommes de bien, de-
viennent des villes modèles, nous ne trouverons nulle ten-
tative analogue.
Le gouvernement, il est vrai , a voulu fonder des Biblio-
thèques communales : seulement, à voir le choix des ou-
vrages dont il les compose, on dirait qu'il voudrait écouler
des rossignols de librairie. Un exemple de l'intelligence
qui préside à cette distribution de livres : il envoie des
traités d'esthétique aux paysans bas-bretons!
Mais comme les bibliothèques publiques, quelque grandes
9-1
l'inventeur
que soient les ressources quelles offrent, ne sont jamais aussi
commodes que les bibliothèques particulières, il faut que
celles-ci puissent se multiplier à bas prix. La librairie fait
de louables efforts dans ce sens. La Bibliothèque natio-
nale , la Bibliothèque utile, et quelques autres publica-
tions du môme genre, doivent donner d'excellents résul-
tats. Que la liberté devienne plus grande, que les jour-
naux ne soient plus soumis à l'impôt écrasant du timbre, et
alors une foule de connaissances variées, diverses, pourront
être plus facilement répandues. Chaque Français aura son
journal, chaque commune son organe, comme en Amérique.
La lumière brillera pour tous.
La plus nécessaire des libertés de ce genre est la liberté
du colportage. Eu ce moment, seuls peuvent circuler les ou-
vrages les plus faux et les plus arriérés. Pour recevoir la
bienheureuse estampille, il faut qu'un livre ne parle que du
bon Dieu, de ses saints, etc., et condamne le progrès. La
Clef des songes, voilà un ouvrage précieux et inoffensif qui
peut passer partout; mais la Science du bonhomme Richard
est dangereuse. Les membres de la commission du colpor-
tage sont faciles à effaroucher. Ils ont sans cesse peur que l'es-
prit révolutionnaire ne vienne troubler la tranquillité dans
laquelle sont plongées les classes inférieures. Ils posent leur
éteignoir sur tout livre qui contient les aspirations de l'es-
prit moderne. Ils ne laissent passer que les bons livres,
c'est-à-dire des ouvrages ennuyeux et niais qui , au lieu
de répandre dans les populations le goût de l'instruc-
tion, le désir d'apprendre, ne font au contraire que les en
éloigner.
Il est urgent, il est nécessaire, vous voyez, que notre
éducation soit changée profondément; il ne faut plus
qu'il y ait un homme à ne pas savoir écrire; il ne faut plus
que nos lycées soient des étouffoirs, que nos écoles ne pro-
duisent que des bons à tout et propres à rien; il ne faut
plus que nos ouvriers soient encore soumis à l'apprentissage
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DÉVELOPPEMENT DES FORCES INDIVIDUELLES. 95
routinier ; il faut que chaque homme puisse développer ses
facultés à Taise, il faut que nul obstacle ne soit plus mis à
ce développement, il faut qu'il puisse employer toutes ses
forces et toute son énergie; il faut que l'enfant et l'adulte
puissent avoir toutes les ressources nécessaires à leurs
travaux.
Elevons l'homme, grandissons-le, augmentons-le, ren-
forçons-le!
CHAPITRE II
I/Inventeur.
§ I. — Comment on devient inventeur. — Bernard Palissy. — Hasard
et révélation; Colomb; Pedro; Alvarez Cabrai; Galilée; les ouvriers
foutainicrs de Florence; Jeûner; Galv.nii ; Niepcc; Hargreaves; Scne-
felder; Grey; Daguerre; Newcomen ; Amontons; Bcaiidouin et l'esprit
du monde; manomètre Bourdon; une voile déchirée et un matelot ivre.
— L'inspiration; la filiation de l'idée; la tradition; lampe des mineurs;
du Vervey et Galvani; Villiam Lee; le caoutchouc; les ballons; la
phrénologie ; l'inoculation; Habaut-Pommier et la vaccine; Charles
Brise et l'artillerie légère; Gaétan et Coock ; l'Amérique; gravure à
l'eau-fortu; le thermomètre; l'abbé de l'Kpée, Pierre Ponce, Vallis,
Amman, Bonnet, Pereira; le potassium; Deîisle et Ballery ; la pisci-
culture ; le* allumettes ; les ponts suspendus ; les tunnels ; presse
hydraulique; fusées de guerre; fusils; blutoir mécanique ; sondes; for-
ceps; spéculum; scarificateur; anesthésiques; cartons; stuc; emploi du
fer dans les constructions; télescope; machine électrique; alchimie et
astrologie; écluses; télégraphe; méthode prosthaphérétique ; paraton-
nerre; télégraphie électrique; locomotives; rails; machine Jacquard ;
life-boats; lampes ; éclairage au gaz. — L'idée dans l'air; la plauète de
M. Le Verrier; l'ovariotomie ; Spencer et Jaeobi; Scheele et Priestley;
Franklin et Bévis; l'imprimerie. — La Révolution; sa force génératrice.
— Idée commune; Olivier Ewans; la vaccine. — Les satisfaits; les dé-
daigneux; les routiniers; la timbale; la clarinette basse; l'œuf de
Colomb. — Naissance de l'idée; que conclure? quel est l'inventeur?
sans manifestation, néant; la théorie du succès; les créanciers de la
société; inventeurs et perfectionneurs ; l'association; son but; la cité
de l'intelligence.
§ IL — Caractère de l'inventeur. — Vie errante. — La tyrannie de l'idée.
— Aveuglement de l'inventeur. — Dix inventions par jour. — L'enfan-
tement de l'idée; Otto de Guéricke ; Bernard Palissy; lutte contre la
nature et contre la misère. — Courage. — Le char de Jaggernaut. —
Misère. — L'inventeur amateur. — Le génie, et les circonstances; Sax;
Conté, etc. — Suppression du hasard dans la société.
I
« Sache qu'il y a vin^t-cinq ans passés, dit Bernard
Palissy, qu'il me fut montré une coupe de terre, tournée et
esmaillée, d'une telle beauté, que dès lorsj'entray en dispute
l'inventeur.
07
avec ma propre pensée, en me remémorant plusieurs pro-
pos, qu'aucuns m'avaient tenus, en se mocquant de moy,
lorsque je peindois les images. Or, voyant que l'on com-
mençoit à les délaisser au pays de mon habitation, aussi que
la vitrerie n'avoit pas grande requeste, je vay penser que
si j'avois trouvé l'invention de faire des esmaux je pourrois
faire des vaisseaux de terre et autre chose de belle ordon-
nance, parce que Dieu m'avoit donné quelque chose d'en-
tendre de la pourtraiture, et dès lors sans avoir aucun
esgard que je n'avois nulle connoissance des terres argi-
leuses, je me mis à chercher les esmaux, comme un homme
qui taste en ténèbres. »
Et le voilà qui' tout en exerçant son métier de géomètre,
se met à étudier la nature, la géologie qui n'existait pas
encore, à ramasser des échantillons, à broyer, combiner,
mélanger toutes sortes de substances, et à fondre tous ces
mélanges pour parvenir à son but.
Colomb croit qu'en allant toujours à l'ouest il rencontrera
l'Asie ; il fait des démarches auprès de toutes les cours de
l'Europe; il court de ville en ville, annonçant sa nouvelle
foi ; il plaide sa cause devant tous les tribunaux ; il s'em-
barque enfin; un de ses matelots crie un matin : Terre 1
Colomb aborde sur une île qu'il croit être le Japon et qui
est l'île de Cuba ; suppose que les côtes de Veragua sont
près de l'embouchure du Gange, donne aux naturels le nom
de Chinois qu'emploient encore les Espagnols pour désigner
les Indiens et découvre l'Amérique.
Un coup de vent jette le portugais Pedro Alvarez Cabrai
sur les côtes du Brésil, et lui ouvre ce magnifique pays.
Galilée voit osciller une lampe, suspendue à un pla-
fond : ces oscillalions lui révèlent la théorie du pen-
dule.
Des ouvriers fontainiers s'aperçoivent que l'eau ne peut
A'icver dans un corps de pompe au dessus de trente-deux
pieds; Torricelli découvre la pesanteur de l'air.
7
08
L 1S VKNTfclR.
Un jour Jenner voit traire une vache et découvre la vac-
cine.
Galvani dissèque une grenouille dans son laboratoire;
un de ses amis Taisait en ce moment quelques expé-
riences de physique au moyen d'une machine électrique
ordinaire; un de ses aides-anatomistes touche avec la pointe
d'un scalpel les nerfs cruraux de la grenouille, dont les
membres inférieurs se contractent ; et ce fait donne lieu à
d'immenses découvertes.
Qui suivra les voies ténébreuses par lesquelles Niepce fut
amené, à la suite de quelques essais ayant pour but de rem-
placer la pierre par l'étain dans la lithographie, à se poser
ce gigantesque problème qui eût fait reculer tous les sa-
vants : fixer les objets par la lumière.
Une boule de cire tombe dans l'essence de térébenthine.
Bachelier retrouve la peinture sur cire.
En 1767, Har^reaves voit un rouet qui, renversé par acci-
dent, continue de tourner en s'éloignant à une assez grande
distance de la fileuse, et il invente le métier dit Jean-
nette.
Un jour Senefclder écrit un mémoire de blanchisseuse
sur le coin d'une pierre, il lave avec de l'eau forte, étendue
d'eau, ces caractères tracés avec une encre composée de
cire, de savon et de noir de fumée : le principe de la litho-
graphie est trouvé.
Grey s'aperçoit qu'un duvet de plume qui était dans le
voisinage d'un tube élcctrisé, fermé par des bouchons,
est attiré vers l'un d'eux, puis repoussé; il découvrealors le
transport de l'électricité à distance.
Continuant ses expériences, il emploie une corde de
chanvre pour servir de conducteur à l'électricité; cette
corde était très-lourde, ayant quatre-vingts pieds de lon-
gueur. Il la soutient avec des cordons de soie, parce qu'ils
lui présentaient plus de garanties de solidité que ceux de
toute autre matière, et il s'aperçoit qu'il faut distinguer
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l'INVEiN'TEL'R
yy
entre les corps conducteurs et les corps non conducteurs
de l'électricité.
Une cuiller d'argent est laissée par mégarde sur une
plaque d'argent iodée. Par l'action de la lumière ambiante,
elle y marque son empreinte. Daguerre substitue l'iode aux
substances résineuses dont on s'était servi jusqu'alors. « Ce
fut le premier pas vers la solution d'un problème qui avait
coûté vingt ans de recherches. »
Newcomen trouve ce passage dans un livre : a Si Papin
pouvait faire le vide sous le piston, la machine à vapeur se-
rait trouvée. » Il est frappé de cette idée et la réalise.
L'eau froide tombe un jour, à travers un trou survenu
par accident dans le piston, dans la partie inférieure du cy-
lindre et opère rapidement la condensation de la vapeur ;
les machines à double pression sont inventées.
Araontons est sourd, cette infirmité lui fait inventer le
télégraphe.
A Grossenhayn, en Saxe, vivait jadis un savant bailli ap-
pelé Baudouin qui, avec le docteur Fltiben, avait cherché le
moyen de recueillir l'esprit du monde, spiritum mundi. Un
jour Baudouin, à la suite d'une expérience sur cet impor-
tant objet, cassa une cornue dans laquelle il avait calciné
de la craie et de l'esprit de nitre ; il remarqua que le produit
qui y restait brillait dans l'obscurité ; le phosphore était
découvert.
Le manomètre Bourdon est inventé en redressant un
serpentin.
Je m'arrête ici : à quoi bon poursuivre plus loin cette
^numération? N'est-ce pas toujours la répétition de cette
histoire que raconte Diderot : « L 'Écossais nous dit : « Ima-
ginez que nos voiles étaient déchirées, nos mûts rompus^
nus matelots épuisés de fatigue, le vaisseau sans gouvernail,
abandonné aux flots, le vent nous portant avec fureur droit
contre les rochers; douze autres et moi assis en silence
dans la chambre du capitaine, la téte baissée, les bras
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100
l'inventeur
croisés, les yeux fermés, en attendant à chaque minute le
naufrage et la mort. On est bien vieux quand on a passé
une entière journée dans ces transes-là. Ce fut un matelot
ivre qui nous sauva. Il y avait à fond de cale une vieille
voile pourrie et criblée de trous ; il alla la chercher et la
tendit comme il put. Les voiles neuves qui recevaient la
masse du vent, avaient été déchirées comme du papier.
Celle-ci en arrêtant et en faisant échapper une partie, il
rasa le pied des rochers terribles, mais n'y toucha pas... »
Inspiration d'ivrogne, inspiration de génie; c'est tout
un. Le génie n'est-il pas une névrose? N'est-ce pas un îlot
baigné par la folie, comme dit M. Emile Augier? Quel est
le premier germe d'une invention? Où aller chercher son
point de départ? Dans quelles profondeurs était cachée la
première idée d'une œuvre ? Comment en a-t-elle été arra-
chée? Quelle torche a éclairé les ténèbres qui l'envelop-
paient? Où était-elle? Quels sentiers a parcourus le premier
qui la trouva? Où a-t-elle germé pour la première fois?
Qu'est-elle devenue depuis le jour où elle naquit dans un
cerveau jusqu'au jour où elle se manifesta à l'univers tout
entier? Comment a-t-elle pu rester pendant si longtemps
cachée, enfouie, latente? Comment un jour a-t-elle passé
dans l'air, a-t-elle germé dans dix cerveaux à la fois?
Comment un courant l'a-t-il apportée à une génération et
l'a-t-il déposée dans ces dix cerveaux? Comment suivre
cette tradition de l'invention ? Quel d'Hozier pourrait
dresser sa généalogie? Qui pourrait exposer sa filiation?
Quel historien pourrait pénétrer ses origines?... Nul : on
voit parfois quand on remonte dans le passé, quand on s'en-
fouit dans les vieux bouquins auxquels personne ne songe,
et dont la poussière n'est essuyée que bien rarement par la
manche de quelque érudit, curieux et chercheur, une inven-
tion apparaître, il y a deux, trois, quatre, cinq siècles avant
le moment où elle est entrée réellement dans la vie sociale.
Avec de la bonne volonté môme, on peut trouver que toutes
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L'iN VENTEUIl.
101
les inventions remontent à l'antiquité. Lisez Duttens, Coste,
le Vieux Neuf d'Édouard Fournier, l'ouvrage de M. Saint-
Germain le Duc, et vous verrez que les latrines anglaises
étaient connues en France en 1769; que Kuncket avait dé-
couvert un siècle et demi avant Davy la lampe des mineurs
(Davy même est précédé par Stephenson) ; qu'en 1700, Du
Vervey avait produit sciemment les mêmes" phénomènes,
que plus tard Galvani observa par hasard; que, sous
Henri IV, William Lee établit en France une machine à
fabriquer des bas; qu'en 1713, Beaumer prévoyait le caout-
chouc; que la lithographie était inventée dès 1580. D'après
Nodier, de Bergerac aurait inventé les ballons. Gavallo,
h Londres, passe aussi pour avoir précédé Montgolfler.
On dit encore que la phrénologie était connue des Brah-
rnes; que l'inoculation était connue en Géorgie, et que ce
fut Rabaut Pommier qui le premier eut l'idée d'inoculer
aux hommes la picote des vaches pour les préserver de la
petite vérole ; que ce fut Charles Brise qui inventa, à Arques,
l'artillerie légère et non pas Frédéric le Grand; que les Is-
landais, les Scandinaves, Cabot, les Basques auraient dé-
couvert l'Amérique avant Colomb; que Gaétan aurait
abordé aux îles Sandwich vers le milieu du seizième siècle,
bien avant Cook par conséquent. Sont-ce les Italiens ou les
Allemands qui ont inventé la gravure à l'eau forte? La
découverte du thermomètre a été successivement attribuée
à Bacon, à Fludd, à Drebbel, à Sanctorius, à Scarpi, à
Galilée. La découverte de la pisciculture est attribuée aux
Chinois, au comte de Goldstein, à Rémy et à Gchin.
L'abbé del'Épée passe en général pour être le premier in-
stituteur des sourds-muets, mais le père Feijoo réclame en
faveur du bénédictin Pierre Ponce l'honneur de cette décou-
verte; les Anglais interviennent dans le débat en faveur de
Vallis ; les Hollandais en faveur d'Amman; d'aucuns font
honneur de cette découverte a Jean-Paul Bonnet. Coste im-
mole l'abbé de l'Épée à Pereira.
102
l'inventeur.
Quand Davy parvint à produire le potassium, on sup-
posa que les alchimistes d'Orient en faisaient usage pour
la composition du fe ; grégeois. — Delisle, en 1823, pro-
pose l'hélice qu'avait déjà inventée Dallery. — Ce furent les
frères Havart de Rouen qui, en 1740, eurent la première
idée du velours de coton. — Les allumettes étaient connues
dès le dix-septième siècle; il a fallu près de deux siècles
pour les rendre d'un usage pratique. — Les Chinois, dhv
on, ont connu de tout temps les ponts suspendus; les
Assyriens, les tunnels; les prêtres étruriens, le paraton-
nerre; ceci est difficile à croire, mais enfin!...
Ce qui est plus sûr, c'est que la presse hydraulique a été
inventée par Pascal, mais exécutée par l'Anglais Bramah.
Les Indiens ont inventé les fusées de guerre ; au seizième
siècle, on connaissait les fusils se chargeant par la culasse.
Cardan parle d'un blutoir mécanique.
Les sondes, attribuées à Décan, sont décrites dans le
Traité de la passion calculeuse de Ant. Guéner.
On a trouvé un forceps à Pompeï.
Un spéculum a été décrit et figuré par Ambroise Paré.
Un scarificateur est gravé dans l'Officine d'Ésaïe Lelièvre,
publiée en 1583.
En 4681, Papin avait écrit un traité des opérations sans
douleur, et au moyen âge on avait le vin de mandragore.
Dès le dix-huitième siècle, on avait des cartons incom-
bustibles et indestructibles. On en faisait des voitures, des
maisons, des vaisseaux.
Le stuc était connu au seizième siècle.
Dès le dix-huitième siècle, on employait le fer dans les
constructions.
Roger Bacon eut l'idée du télescope.
On tâtonne d'abord; on prend un morceau d'ambre; puis
Otto de Guericke fait une sphère de soufre ; Haukshee rem-
place cette sphère de soufre par un cylindre de verre; et on
a la machine électrique.
■
l'inybnteur
103
Toujours la même histoire : l'alchimie a préparé la chi-
mie ; l'astrologie a préparé l'astronomie.
Pendant le moyen âge, on trouva l'usage des pertuis ré-
pandu en France. Au commencement du quinzième siècle,
ils sont convertis en écluses. On attribue cette innovation à
deux ingénieurs deViterbe. Delà elle passa en Hollande.
Léonard de Vinci appliqua ce système sur les canaux de
l'Adda et du Tessin, dans les États de Venise, en le perfec-
tionnant. Dans les premières années du seizième siècle, il
l'importa en France, et ce motif le fait passer généralement
pour en être l'auteur.
Le télégraphe est connu de toute antiquité; on en trouve
Fiilée dans l'Iliade, dans Eschyle ; les Gaulois, les Espa-
gnols, correspondaient à l'aide de signaux; Tamerlan se
servait de drapeaux pour manifester ses intentions aux villes
assiégées. Araontons invente un télégraphe qui est oublié ;
l'abbé Chappe renouvelle ses expériences. D'après Robert-
son, il en emprunte l'idée à son oncle. Pour l'un et pour
l'autre, était-ce une réinvention ou un plagiat?
On dit que l'idée du canal de Languedoc appartient au
jardinier de Riquet, qui s'en serait emparé pour la fé-
conder.
Avant la découverte des logarithmes, on se servait pour
réduire les calculs de la trigonométrie rectiligne ou sphéri-
que à de simples additions et soustractions, de la méthode
prosthaphérétique. On la trouve d'abord décrite dans un
ouvrage de Werner de Nuremberg; elle fut imaginée de
nouveau, vers 1582, par Tycho et Wittichius; Juste Byrge
l'étendit ensuite à tous les cas de la trigonométrie rectiligne
et sphérique.
Ils sont dix, ils sont vingt, ils sont cinquante, ils sont
mille qui par leurs travaux, par leurs efforts, par leurs
idées, ont amené un résultat trouvé un jour par un seul
homme.
Est-ce Wall, est-ce Franklin, est-ce Nollet, est-ce Ho-
un
l'inventeur.
mas qui ont découvert l'analogie physique de la foudre et
de l'électricité. Non, on ne peut pas dire : c'est celui-ci,
c'est celui-là; Romas avait fait ses expériences avant Fran-
klin ; c'est aux efforts collectifs de tous les physiciens du
dix-huitième siècle qu'on doit la découverte du paratonerre;
et c'est à un seul homme qu'en reviendrait la gloire ! quelle
injustice I
Non, car toutes ces idées étaient vagues, étaient confuses;
elles étaient sans application, il leur manquait quelque
chose, et ce quelque chose était tout; c'était la connaissance
du pouvoir des pointes.
Mais d'abord Franklin qui en eut l'intuition n'en vit pas
toute la portée; il ne parle que d'une expérience à exécuter;
— soit.
Quel est le père de la télégraphie électrique? nous la trou-
vons indiquée dans un poPme latin de Strada, paru en 1617 :
naturellement cela ne suffît pas; mais ensuite une lettre
publiée dans le Scots Magazine, datée du 1" février 1753,
et signée des deux initiales C. M., décrit un appareil;
en 1760, Lesage de Genève en construit un; en 1787, Lo-
mond en fait un autre à Paris ; puis viennent les essais de
Reiser, de Bettancourt, de François Salva.
Cela est parfaitement vrai, nous avons des documents qui
le prouvent; mais de là à la télégraphie électrique utile,
avec toutes ses applications, il y a loin ; car à cette époque
on ne connaissait que l'électricité statique, et l'électricité
dynamique pouvait seule fonder la télégraphie.
Mais alors Volta serait-il donc l'inventeur du télégraphe?
ue devrait-ce pas être à lui qu'appartiendrait le brevet?
Mais Arago et Ampère ont découvert un phénomène ca-
pital, l'aimantation temporaire; mais qui l'a utilisée?
M. Wheastone disait, en 1838, qu'il avait compté soixante-
deux prétendants à l'invention de cette application de
l'électricité î
Rien de plus curieux, et en môme temps de plus em-
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L*IW YENTEUR.
105
brouillé, de plus obscur que ces traditions scientifiques.
Trevithick et Vivian font d'abord une voiture à vapeur à
haute pression, selon le système d'Evans, mais en en
perfectionnant beaucoup de détails. Us essaient de l'ap-
pliquer au transport sur les routes; mais elle était trop
pesante.
Alors, pour ne pas perdre tout le fruit de leurs travaux,
ils la placent sur des rails, qui servaient dans les mines au
transport de la houille.
Ce n'était qu'un pis aller, dont ils n'espéraient guère,
grâce au préjugé qui soutenait que les roues devaient pa-
tiner sans avancer sur les rails.
Voilà comment arriva la réalisation des chemins de fer.
Les rails eux-mêmes étaient connus depuis longtemps.
Au dix-septième siècle on s'était servi d'ornières pour
faciliter la traction ; puis étaient venus les rails en bois ; on
les avait ensuite revêtus de bandes de fer; en 1738 pour la
première fois on avait appliqué des rails de fonte ; on sup-
prima ensuite les rebords qui donnaient trop de frottement,
pour les remplacer par de simples bandes de fer. Pour em-
pêcher alors les roues de quitter la voie, on les arma d'une
saillie intérieure.
Voyons la généalogie des divers métiers qui ont engendré
le métier Jacquart : — le métier de Jean Calabrais, importé
en France au quinzième siècle; — en 1620, Dagon invente
le métier à la grande tire ; — en 1687, Galantier et Blache
inventent le métier à la petite tire ; — en 1723, Basile Bou-
chon invente le métier pour petit façonné ; — 1728, métier
à grand façonné; — en 1744, Vaucanson crée le métier
avec cylindres ronds; — en 1766, Ponçon invente le métier
pour faire plusieurs armures; — en 1798, Vezier invente
le métier petit façonné, dit ligature ; et ce n'est qu'en 1804
que Jacquart, appliquant le carton de Falcon à la machine
de Vaucanson et y substituant le cylindre carré, crée la ma-
chine qui porte son nom et qui n'arrive à sa perfection
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106 l'inventeue.
qu'en 1812, grâce à un ouvrier nommé Breton qui invente
l'étui du battant, la presse et la pièce coudée.
LionelLukin, carrossier de Londres, mort en 1834, a pour
épitaphe sur son tombeau, dans le cimetière de Hythe : « A
la mémoire de Lionel Lukin, le premier qui ait construit
un lifr-boat; il fut inventeur de re principe de sauvetage
par lequel tant de personnes ont échappé sur mer à une
mort certaine; il reçut du roi un brevet d'invention en
178;>. »
Or, voici ce qu'on répond : il est vrai qu'il avait fait le
plan et construit le modèle d'un canot, avec chambres à
air; niais le canot a-t-il été éprouvé? N'est-ce pas plutôt
à M. Greathead qu'on doit accorder la priorité de cette in-
vention si utile.
En 1789 un navire appelé Y Aventure sombrait à l'em-
bouchure de la Tyne. On ne put. lui porter secours. Cet
événement donna lieu à une souscription en faveur de
celui qui inventerait un canot de sauvetage.
Wouldave et Greathead en présentèrent chacun un. Ce
dernier remporta le prix. On se servit de canots de son
système jusqu'en 1849. Cette année, l'un d'eux chavira et
noya vingt personnes. Le duc de Northumberland offrit un
prix de 100 guinées à l'inventeur d'un bateau qui se redres-
serait toujours par sa propre force.
Deux cent quatre-vingts plans furent présentés. Ce fut
M. Beuhing qui remporta le prix.
En 1783, la mèche circulaire des lampes est inventée
par Argand ; Carcel remonte les lampes au moyen d'un
mouvement d'horlogerie; et M. Franchot vient régler l'af-
fluence de l'huile.
Un jour Philippe Lebon se trouvait à la campagne chez
son père. Il étudiait les propriétés chimiques de la fumée
qui s'échappait d'une fiole remplie de sciure de bois et
placée sur des charbons ardents. Tout à coup cette fumée
prend feu en jetant une vive lumière.
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l'inventeur.
107
Ce fut une révélation pour Lebon. Les chimistes de
l'époque connaissaient ce phénomène, mais ils n'en pré-
voyaient pas l'application. Lebon comprit l'immense avenir
qui était réservé à l'utilisation de cette propriété. Il se mit
aussitôt à faire des essais en grand, dans lesquels il dé-
pensa beaucoup d'argent. Il put bientôt présenter au public
des thermolampes, cela n'empêche pas qu'on lit sur une
tombe du père Lachaise : « Windsor, inventeur de l'éclai-
rage au gaz. »
Continuons rénumération de ces faits, nous tirerons la
conclusion ensuite : conclusion excessivement importante
comme vous le verrez.
Par moments un souffle passe dans l'air ; tout était calme,
tout était paisible; nul ne songeait à l'avenir, ni au passé;
l'humanité semblait dormir d'un sommeil profond; et voilà
que ce souffle agite les tètes, remue les cerveaux, leur ap-
porte une influence magnétique, établit entre dix, entre
quinze, entre vingt hommes une correspondance électrique;
et voilà que ces dix hommes, que ces quinze, que ces vingt
hommes, sans avoir échangé, sans avoir communiqué leurs
idées, sans se connaître personnellement et sans connaître
leurs travaux respectifs, se mettent, comme s'ils obéissaient
à un mot d'ordre, à étudier la même question, à suivre les
mômes phénomènes, et arrivent presque en même temps
aux mômes résultats : c'est ainsi que M. Leverrier, un An-
glais, un Américain, et un autre Français produisent leurs
titres à la même découverte, faite en môme temps ; c'est
ainsi que cette merveille chirurgicale qu'on nomme l'ova-
riotomie est découverte à peu près à la même heure en
Angleterre et à Strasbourg; c'est ainsi que Spencer et Ja-
cobi découvrent en môme temps la galvanoplastie ; c'est
ainsi que Scheele et Priestley arrivent chacun de leur côté,
presque au môme instant, à la découverte de l'oxygène ;
c'est ainsi que Francklin et Bevis construisent en même
temps des batteries électriques; que Hugon produit sa
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l'iNVENTEt'Il.
machine en môme temps que M. Lenoir ; c'est ainsi que
l'intelligence humaine, demandant un plus rapide moyen
que la main des scribes pour se répandre, fait naître à
la même époque plusieurs tentatives pour réaliser la mul-
tiplication des écrits, tentatives qui enfantent la xylogra-
phie, la chalcographie et enfin la typographie.
Ou bien, il faut qu'une crise vienne tout à coup faire
surgir les inventions ; quand le monde ne sent pas le besoin
direct d'une chose nouvelle, quand ce besoin ne s'impose
pas, tout dort, la science se préoccupe de chimères ; les sa-
vants passent leur vie dans leur laboratoire, comme un
employé de bureau passe sa vie dans son bureau, c'est-à-
dire à ne rien faire ; tout est calme, tout est tranquille et le
progrès est stagnant. Mais vienne une secousse qui ébranle
tous les cerveaux, qui change tout un ordre social et qui, en
transformant la société, transforme ses besoins, alors appa-
raissent Monge, Berthollet, Conti, Lebon, Ghaptal, qui en
un an font plus d'inventions qu'un siècle, en temps ordi-
naire, n'en eût produit; aussi voyez pendant la révolution
quel magnifique essor prend l'industrie française 1 On in-
nove, on invente, on s'habitue à tout utiliser, à ne rien
perdre, on apprend à faire de la poudre, à fondre les canons,
la science refait son éducation ; il ne s'agit plus en ce
moment de copier le passé, de se traîner à la remorque des
anciens, de respecter les traditions ; il s'agit, au contraire,
de créer tout dans de nouvelles conditions. Alors savants et
ouvriers, pris de la fièvre qui fait battre le pouls à tout un
peuple, transportent dans leurs travaux l'ardeur que mon-
trent nos volontaires à la frontière, l'omniscience que mon-
trent nos hommes à la Convention; et la révolution est
non-seulement une révolution sociale, mais encore une
révolution scientifique et industrielle.
Ou bien, il y a une idée qui court les rues, un vieux
proverbe, un jouet avec lequel s'amusent les enfants.
Tout le monde connaît l'idée; tout le monde connaît le
l'inventeur.
109
jouet; mais ni l'un ni l'autre n'ont fixé l'attention de per-
sonne; à quoi bon? ne sont-ils pas trop communs? Tout à
coup cette idée ou ce jouet frappent un homme ; il les con-
sidère, les tourne et les retourne, il aperçoit des horizons
nouveaux ; partant de ce point si simple, si petit, si infime,
il se lance dans une voie immense ; il a pris un caillou que
tous foulaient au pied ; il le taille, il le polit, il le passe
à la meule de son intelligence et il en fait un diamant.
En Amérique les enfants s'amusent à un jeu appelé pé-
tards de Noël ; ils bouchent la lumière du fusil avec une
cheville, introduisent de l'eau dans le canon, sur laquelle
ils mettent une forte bourre et le font chauffer. La vapeur
d'eau chasse la cheville avec une violente détonation. Oli-
vier Evans, âgé de 18 ans, simple ouvrier charron, voit
ce jeu, s'aperçoit delà puissance expansive de la vapeur,
comprend qu'elle peut être utilisée comme force motrice,
s'étonne qu'on n'ait jusqu'alors employé la vapeur que pour
faire le vide, elle, dont la puissance est si grande, et aussitôt
combine les machines dans lesquelles elle agit par sa seule
élasticité, puis est jetée ensuite dans l'atmosphère! C'est
la transformation de la machine de Papin ; c'est la grande
conception de nos machines actuelles.
La vaccine aussi était un fait' populaire, connu des
pâtres des environs de Montpellier et des pâtres du comté
de Glocester; mais sans Rabaut-Pommier et sans Jeûner ce
fait si important serait peut-être encore enfoui dans ces pays.
Bah 1 toutes ces choses sont trop communes, qui donc pen-
serait à aller les ramasser et à les appliquer? Traditions
et croyances populaires! chimères! rêves! folies! supersti-
tions! arrière donc! crient tous les savants et autres gens
entendus ; et alors les remèdes contre la rage, contre le
croup, contre les brûlures, qui se conservent dans les cam-
pagnes et guérissent, quoi qu'on en dise, restent le secret
de quelques gens et ne dépassent pas le canton, où encore
l'officier de santé, qui se croit un grand personnage et ré-
110
L IN VENTE UR.
pondrait comme Pic de la Mirandole (le omni re scibili^ les
poursuit à outrance.
Et puis tout n 'est-il pas pour le mieux dans le meilleur
des mondes possibles? A quoi bon innover, chercher du
nouveau? Restons tranquillement enveloppés dans notre
robe de chambre, assis dans un bon fauteuil, au coin du
feu, au lieu de courir à travers rochers et précipices à
quelque découverte nouvelle. Oh 1 le fameux cri : conten-
tons-nous de ce que nous avons ; ce cri qui arrête tout élan,
engourdit toute énergie, le cri du fumeur d'opium, le cri
du fatalisme turc, le cri de l indolence orientale, qui donc
la proféré? Contentons-nous de ce que nous avons; res-
tons dans le statu quo : que de gens qui repètent ces mon-
struosités, qui se gardent bien d'essayer d'améliorer ce
qu'ils ont, qui font tous leurs efforts pour arrêter ceux-là
qui voient au delà du présenti Le perfectionnement à ap-
porter est peut-être bien simple; il saute aux yeux; maïs
à quoi bon?
Cela me rappelle la réponse que flrent à un voyageur
français des ouvriers de carrières de marbre en Italie.
Sur son observation, qu'ils feraient mieux d'employer des
brouettes pour transporter les débris, que de se servir de pe-
tits paniers gênants, mal commodes et ne contenant rien, ils
lui dirent : — Pourquoi?... tout le monde lait comme cela.
Il y a un instrument de musique qui paraît exister depuis
que le monde existe : c'est la timbale. La timbale s'est
composée de tout temps d'une peau tendue sur un chau-
dron ; le chaudron était bien gênant ; il coûtait cher, il
était encombrant au possible, de sorte qu'on ne pouvait pas
mettre plus de deux timbales dans un orchestre, ce qui
était assez pauvre; munie de cet appendice, elle était du
transport le plus difficile, il fallait deux hommes pour la
porter avec toules les précautions possibles, de peur de la
bossuer; compositeurs et musiciens faisaient bien des do-
léances sur le malheureux chaudron; mais quant à changer
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l'inventeur.
11!
la forme de la timbale, nul n'y songeait. Comprenez donc,
la timbale avait toujours existé telle qu elle était; il fallait
se résigner, et on s'était résigné jusqu'à ce que Sax, un
homme qui ne respecte pas positivement une chose parce
qu elle est vieille, s'aperçut un beau jour que la timbale
pouvait parfaitement exister sans le chaudron, bien plus
même, que le chaudron n'était qu'un accessoire nuisible,
parce qu'il rendait le son confus.
Et le voilà qui se met à faire d'excellentes timbales, sans
chaudron, plus faciles à fabriquer, beaucoup moins chères,
solides, légères et permettant la superposition de tout un
jeu de cet instrument.
11 y avait jadis une clarinette basse si défectueuse qu'on
avait été forcé de l'abandonner à peu près complètement;
« il a suffi à Sax d'ouvrir un petit trou, grand comme la
tête d'une épingle, à un certain endroit qu'il lallait trouver,
pour faire parler admirablement le haut de l'instrument,
devenu aujourd'hui le mentor de nos orchestres. »
Et voilà tout ! l'histoire de l'œuf de Colomb I éternel
svmbole I
Qu'est-ce donc que la première idée d'une invention? Qui
peut suivre sa trace sur cette pâte molle que l'on appelle le
cerveau humain? Elle naît, rayon lumineux; elle traverse
l'obscurité, perce les ténèbres sans qu'on sache sa généa-
logie, sans qu'on puisse expliquer les gradations par les-
quelles elle a passé pour arriver à se formuler complète,
vive et claire. Hier, nul ne la voyait, entourée de ténèbres
qu'elle était ; elle n'était accessible à aucun œil, et aujour-
d'hui la voici qui illumine tout un monde nouveau.
Que conclure? que conclure ?
— Vous dites vous-mêmes, me dira-t-on, que l'inven-
tion n'est qu'une affaire de tradition et de hasard ; qu'il
est impossible de déterminer précisément dans quel cerveau
naquit la première idée, quelles phases elle a suivies de-
puis, par quelles filières elle a passé, avant d'apparaître au
U2
l'inventeur
jour, de se manifester hautement, de devenir un fait pra-
tique. A qui donc sont dues la gloire et la propriété d'une
nouvelle invention? Cette gloire que demain un homme
pourra venir vous disputer, cette propriété dont il est im-
possible de suivre la tradition, peuvent-elles exister?
Question immense, sous ses apparences subtiles, que
celte filiation de l'idée, car c'est d'elle que dépendent les
droits des inventeurs ; et il m'est impossible de ne pas
l'aborder en finissant ce paragraphe, quoique j'y revienne
dans le chapitre consacré spécialement à la propriété in-
dustrielle.
Que nous disent tous ces faits? que l'idée est d'abord
un avorton, qui ne peut marcher, qui ne peut se sou-
tenir, mal bâti, tortu et bossu comme Quasimodo : cette
idée est un embryon. Elle périt, si un homme profitant de
l'expérience de ses devanciers, fort de la science actuelle,
ne vient pas à son secours, ne la pétrit pas, ne la remanie
pas, ne la fait pas passer par le corset de fer de son cer-
veau, ne l'emboîte pas dans un brodequin inflexible, ne la
redresse pas envers et contre tous, et un jour ne la tire du
coin où il l'avait cachée, par honte de sa faiblesse, de ses
difformités, pour la présenter au monde, droite, grande,
belle et forte, en disant :
— Voilà mon enfant, et cet enfant est un messie 1
Mais au lieu d'être deux, ils ont pu être vingt à la redres-
ser successivement. A qui sera la gloire? à qui sera le
profit?
Sans manifestation, néant. A celui qui l'a tenue dans
bon coin, qui n'a pu encore la faire assez belle pour la
produire, à celui qui l'a travaillée en silence, sans rien
dire à personne, à celui-là : Rien 1 — à peine un sou-
venir.
Rien î ai-je dit. J'entends d'ici les clameurs qui accueil-
lent ce mot. Rien î mais n'est-ce pas une indigne et une
odieuse spoliation ; mais en refusant tout bénéfice à celui
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l'inventeur.
qui ne réussit pas ou qui ne réussit qu'à moitié, vous rail-
lez tous les martyrs, vous découragez tous les enthou-
siastes, vous émettez une infâme doctrine, vous formulez
une infâme théorie, la théorie du succès.
A ces accusations, je réponds hautement : oui, je formule
la théorie du succès : réfutez-la si vous le pouvez : la société
ne doit de reconnaissance morale ou de reconnaissance
matérielle qu'à celui qui la fait profiter directement d'une
œuvre quelconque. Elle ne doit absolument rien à l'écri-
vain qui garde ses ouvrages dans son cabinet, à l'inventeur
qui conserve précieusement ses projets dans ses cartons;
ils ne sont ses créanciers que ceux-là qui lui apportent une
certaine somme; ceux qui ne lui fournissent rien, ne peu-
vent rien exiger d'elle : cela est de bonne économie ; vous
ne pouvez rien répondre à cela.
Mais vous m'arrêtez et vous dites : Il est vrai que direc-
tement les hommes chez lesquels a germé la première idée
n'ont rien apporté à la société ; mais indirectement, n'est-
ce pas eux qui ont tout fait? Si Papin n'avait pas inventé
sa marmite, aurions-nous maintenant nos steamboats et nos
locomotives?... etc. Et parce que Papin aura été malheu-
reux, parce qu'il n'aura pu exécuter son œuvre, parce que
cette œuvre même, en admettant qu'il pût l'exécuter, n'eût
été dans ce moment que de peu d'utilité à la société, faudra-
t-il donc ne lui accorder qu'un peu de gloire et ne lui don-
ner qu'un petit bénéfice ? Si vous adoptez cette doctrine,
vous placerez alors le perfectionneur au-dessus de l'inven-
teur : Watt sera supérieur à Papin !
Vous le voyez, je ne recule devant aucun argument ; je
mets en avant ceux qui paraissent devoir être les plus forts ;
je ne dissimule rien, je ne recule devant aucun d'eux.
Eh bien! oui, il faut en arriver à cette conclusion : oui,
l'inventeur tant qu'il n'a pu rendre son œuvre pratique ne
peut rien demander à la société en retour de ses efforts :
oui, il faut l'avouer, quelque triste que ce soit, la société ne
8
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lli
LllN VKNTKUR
peut pas prélever sur sa fortuue une récompense pour celui
dont les œuvres ne se sont pas encore manifestées d'une
manière profitable pour elle, ne lui ont pas apporté les bé-
néûces immédiats.
C'est triste, je l'avoue; mais il ne peut en être autrement,
cette situation est forcée.
Mais ne vous épouvantez pas tout d'abord, et ne croyez
pas que, pour ces raisons, je condamne le premier inventeur
à ne pouvoir réclamer aucun droit. Au contraire, j'espère
que, plus tard, lui ou ses descendants pourront profiter am-
plement de la première idée qu'il aura conçue. Si autrefois
Papin eût été condamné à ne percevoir nul bétuficc de son
invention, si en ce moment-ci, il serait encore condamné à
périr dans la misère auprès de son œuvre, il n'en sera pas
de même dans l'avenir. Quand les inventeurs se seront or-
ganisés, se seront réunis en associations, alors chacun d'eux
percevra une part de gloire et d'argent, proportionnelle à
la part d'utilité qu'il aura eue dans l'enfantement de la
nouvelle œuvre: alors disparaîtront les monstruosités dont
nous traçons en ce moment le tableau.
Mais, déplus, l'inventeur aura toujours la certitude de
pouvoir employer toutes ses forces, d'amener son œuvre
à la limite extrême imposée à son p r énie. Il ne sera plus,
comme Sauvage, vingt ans sans pouvoir faire un essai
sur une échelle suflisante; il n'échouera plus comme au-
trefois, faute de secours et d encouragements ; il ne sera
plus empêché de faire produire à son œuvre les résultats
qu'on en peut attendre ; si son idée est complète, il pourra
l'appliquer immédiatement et en recueillir les bénéfices :
si son idée est incomplète, mais cependant a été utile à la
question, l'association qui poursuivra son œuvre, lui don-
nera une part de bénéfices en raison de sa valeur, ou s'il est
mort, en gratifiera ses descendants. Alors, nulle injustice
envers l'inventeur ne se produira plus ; la société remplira
son devoir, payera sa dette et ne lui fera plus banqueroute.
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l'inventeur.
L'inventeur ne travaillera plus pour le roi de Prusse; il re-
cevra un juste salaire de ses efforts, et si, en mourant, il
n'a pas le bonheur de voir son invention triompher com-
plètement, il emportera du moins dans la tombe la conso-
lation de penser que ses enfants ne seront pas dépouillés de
son héritage et que son œuvre ne périra pas, que d'autres
la Lcondrontet qu'elle vivra.
L'association! ai-je dit; grand motet grande chose. L'as-
sociation seule pourra assurer et équilibrer les droits de
l'inventeur : seule elle pourra leur rendre une complète
justice ; seule elle pourra hâter la marche du progrès.
Que fera-t-elle en effet? Elle recueillera les traditions, elle
établira des rapports entre les hommes qui poursuivront la
môme œuvre; elle empêchera les idées de se perdre, en
concentrant les forces disséminées, éparses, sans lien entre
elles; elle économisera le temps; elle arrêtera cette déper-
dition immense d'efforts dans lesquels se consument tant
d'inventeurs, parce qu'isolés ils ignorent souvent les tra-
vaux faits sur la môme matière, travaux dont la connaissance
supprimerait mille obstacles, résoudrait mille questions dont
ils ne voient pas eux-mêmes la solution, soit que la nature
de leur esprit s'y oppose, soit que le manque d'observations
ou de documents sur ce point les arrête; elle recueillera les
idées et les faits, elle les groupera ; elle en portera rapide-
ment la connaissance à tous ceux qui s'intéressent à la ques-
tion; elle sauvera de l'oubli les efforts antérieurs; elle en
tiendra compte; elle déterminera le rôle qu'aura joué cha-
que pionnier; elle biffera le hasard qui a eu une si grande
influence sur la vie et les œuvres de la plupart des inven-
teurs ; elle permettra à chacun d'utiliser toutes ses forces,
d'employer tout son talent et toute son énergie; elle sup-
primera les chances aléatoires auxquelles l'inventeur a été
soumis jusqu'alors et les changera en certitude.
Voilà ce que l'association devra faire et voilà ce qu'elle
fera le jour où elle pourra prendre une libre expansion et
116
l'IH VENTEUIl.
où tous les inventeurs, au lieu d'être défiants, de s'isoler,
s'uniront pour arriver à la réalisation de l'œuvre.
L'association, de même qu'elle sera le plus grand moteur
social, de même qu'elle fera cesser toutes les tyrannies par-
ticulières, toutes les injustices qui, appliquées à des indi-
vidus, restent impunies, de même qu'elle mettra une borne
à toutes ces oppressions contre lesquelles l'être isolé ne peut
réclamer, de même qu'elle doit être le levier social, de même
l'association sera le plus grand moteur scientifique.
Vas soli! Malheur à celui qui marche seul ! a dit la Bible.
Nul ne peut rien isolé. Le progrès naît de l'association des
idées et des faits. C'est le frottement qui produit l'électri-
cité; c'est le frottement des hommes entre eux qui électrise
les cerveaux. Il y a une tradition évidente entre chaque
siècle; tout siècle est la synthèse du siècle précédent : il
absorbe tout ce qu'il a produit, et c'est cette nourriture qui
le rend fort et vigoureux, qui le rend plus puissant que
l'autre siècle ; nous sommes fils de Voltaire, de Rousseau,
de Montesquieu, de Diderot, de Turgot, de tous les ency-
clopédistes, de Mirabeau, de Danton, de Robespierre, de
tous les révolutionnaires, en croyances politiques et philo-
sophiques; nous sommes fils de Newton, de Lavoisier, de
d'Alembert, de Clairaut, de Bayen, de Galvani, de Volta,
de Franklin, de Hatiy, de Geoffroi Saint-Hilaire, de Watt,
de Jouffroy, de tous les savants, inventeurs et découvreurs
en matière scientifique ; mais jusqu'à présent la chaîne qui
nous a unis à nos pères a été souvent brisée, ressoudée, rom-
pue encore, réunie de nouveau, au prix d'efforts individuels
immenses ; notre but doit être de supprimer ces efforts, en
ayant soin que cette chaîne ne se rompe jamais. Mais en
même temps qu'il y aura sécurité et garantie pour l'inven •
teur précédent, il y aura aplanissement de mille obstacles
pour son successeur; l'invention ne demandera plus de si
prodigieux efforts ; elle naîtra presque d'elle-même par la
force des choses. Quand une idée sera dans l'air, il n'y aura
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l'inventeur, 117
plus choc comme entre Le verrier et les autres compéti-
teurs de sa planète, entre Spencer et Jacobi, etc.
Les hommes qui poursuivront cette idée se reconnaî-
tront, s'uniront et iront de concert au but qu'elle doit
atteindre. Quand viendra une de ces crises qui précipitent
l'activité humaine, qui obligent de faire sortir les inven-
tions du sol en le frappant du pied, alors tous seront prêts
pour la lutte , les matériaux seront préparés, la tâche de
l'homme se réduira à les édiûer.
Helvétius a dit avec raison : « Les idées qu'on appelle à
tort neuves ne proviennent jamais d'un homme, elles ré-
sultent d'une association de pensées et non d'une unique
pensée.
« On en retrouve en outre le germe plus ou moins lon-
guement indiqué dans les générations et aux époques pré-
cédentes, môme les plus éloignées. Comme un arbre, l'idée
subit l'état de graine, de développement et de force avant
d'atteindre la maturité. »
Associons-nous pour ne laisser se perdre aucune idée, pour
assurer les droits à tous, pour sauver les droits des inven-
teurs en même temps que pour assurer ceux de la société,
pour supprimer le hasard I Et alors quand de vastes associa-
tions de chaque art, de chaque métier, de chaque branche de
la science rempliront le monde, l'inventeur trouvera partout
aide et soutien, lumière et force ; et nul ne sera plus, sous
quelque prétexte que ce soit, dépouillé du fruit de ses u\i •
vaux ; le premier qui conçut l'idée nouvelle aura sa part de
droit comme celui qui venant le dernier s'inspira de l'es-
quisse, mais acheva l'œuvre. Chaque ouvrier aura son sa-
laire de gloire et d'argent : toutes les injustices dont le
tableau est si hideux seront supprimées; l'inventeur ne
sera plus un misérable paria, n'ayant nulle espèce de droit
pour le protéger. Les associations formeront une nouvelle
cité ; il ne sera plus permis à nul d'ignorer qu'elle existe;
elle réunira dans son sein tous ces enfants perdus, tous ces
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l/lNVKNTErn.
tirailleurs do l'idée, dispersés à la surface du monde ; elle
en formera un peuple imposant qui aura son budget et son
armée. Tous ceux que Romulus appela à lui quand il traça
l'enceinte de sa ville étaient proscrits, sans asile et sans
patrie; bientôt en se groupant, ils purent prendre le
titre qui devint le plus beau qui existât, celui de citoyens
Romains, et marcher a la conquête du monde ; de même
tous les artistes, écrivains, inventeurs, aujourd'hui sépa-
rés, sans lien entre eux, formeront, en se réunissant, la
cité de l'intelligence et feront eux aussi la conquête de
l'univers.
II
En attendant qu'unis et serrés les uns contre les autres,
les inventeurs forment une phalange indissoluble, ils vont,
disséminés par le monde, ils errent inquiets, cherchint la
vérité et un asile. Ils n'ont pas de toit où abriter leur tête,
car ils effrayent tous les timides; et comme Hercule et
comme Esus, ils obéissent à cette voix du progrès qui leur
crie sans cesse : Marche ! marche !
Un prince cesse-t-il de les protéger, ils vont à une autre
cour chercher quelque asile; une université leur ôte leur
chaire, ils vont chercher une autre tribune ; et quand ils ne
peuvent la trouver, ils se retirent, comme Abeilard, dans le
désert et y portent la vie !
Ils comprennent, avant tous les autres, la grande union
des hommes ; ils ne s'inquiètent pas de la pitrie de leurs
auditeurs : que leur importe? pourvu que leur voix soit en-
tendue et forme des disciples. Jadis les apôtres parcouraient
le monde pour répandre leur foi ; ils étaient pauvres et per-
sécutés, et finissaient par le martyre. Plus tard les portes,
comme Camoëns, Cervantès et Dante étaient chassés d exil
en exil ; puis ce sont les inventeurs qui errent ainsi :
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L'i N VENTE l* R.
11!)
c'est Colomb qui parcourt pendant 40 ans les mers, va
de Venise en Portugal, de Portugal en Espagne plaidant
sa cause devant tous; c'est Kepler, c'est Tycho-Brahé
errant en Allemagne; c'est Papin exilé de France à cause
de sa foi, se réfugiant en Angleterre, puis en Allema-
gne et revenant mourir dans la misère à Londres : c'est
Fulton venant d'Amérique en Angleterre, d'Angleterre en
France et retournant dans sa patrie; c'est Fairnbnirn par-
courant toute l'Angleterre avant de s'arrêter; c'est Brunei
qui, destiné à l'état ecclésiastique, part à 17 ans comme
volontaire sur une corvette, visite rAmérique et revient en
Angleterre.
C'est Senefelder courant l'Allemagne comme auteur,
comme acteur et venant enfin inventer la lithographie à
Vienne ; e'est Erikson, abandonné en Suède, apportant ses
locomotives et ses bateaux à hélice à l'Angleterre, et, s'y
voyant repoussé, va construire aux Etats-Unis son terrible
Monitor.
Ce besoin de mouvement, de nouveauté, est dans leur
sang : ils errent parce qu'ils ne trouvent pas d'asile; mais
ils errent aussi par passion, par goût, ils ne peuvent pat
rester en place; Paracelse est un voyageur infatigable;
Montgolfier se sauve du collège à l'âge de 13 ans et va vivre
en ermite sur les bords de la Méditerranée; Kennedy par-
court toute l'Angleterre avant de s'établir. Esprits indé-
pendants, altérés d'air, ayant besoin d'espace, eux qui
aspirent sans cesse l'avenir, ils ne peuvent rester enfermés!
Ah! s'ils se tenaient tranquilles! Ah! s'ils étaient bons
privs de famille, bons époux. Ahl s'ils faisaient deux parts
de leur vie, l'une consacrée à la satisfaction des besoins
matériels, au gain nécessaire pour entretenir leur existence
et l'autre à la réalisation de leur œuvre, comme ils sont en
L'énérai gens adroits et intelligents, ils pourraient vivre heu-
reux. Les bonnes gens qui raisonnent ainsi 1 gens calmes,
gens tranquilles, qui rangent notre vie en partie double !
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l'inventeur.
Faites de votre cœur un registre et de votre cerveau une case
de bureau, certes vous pourrez vivre heureux, certes vous
pourrez faire fortune, gagner une jolie aisance, mais vous
ne créerez jamais rien. Il vous est aisé de dire avec calme
que tel est un fou qui mange son argent tandis qu'il pour -
rait en gagner; car vous ne connaissez pas l'empire d'une
idée fixe, vous ne savez pas ce que c'est que cette fonte dé-
vorante qui brûle le sang, s'infiltre dans chaque veine,
remplit tout l'être et brûle dans le cerveau toute idée qui
tomberait dedans. Si autrefois le monde n'avait pas été une
fournaise, aurait-il le granit? vous ne pouvez demander à
l'homme de génie la froideur de Thomme médiocre. Niepce
est sans doute un mauvais citoyen, un égoïste, parce qu'il
n'entend pas le canon, les pas des chevaux, le choc des ar-
mées, les écroulements de trône qui ébranlent le monde en
4814. Ce que vous blâmez en lui est ce qui fait sa force.
Vous connaissez l'œuvre de Richter : Pégase est enchatné,
on lui lie les ailes, il est attelé à la charrette, il est accou-
plé au bœuf: il se débat, il essaye de briser ses entraves, il
renverse le tombereau, il tue le charretier, il écrase tout ce
qui se présente à lui, jusqu'à ce qu'épuisé par les privations,
succombant sous les coups, il tombe !... Il en est de même
de l'inventeur : ce n'est pas son idée qui est à lui; c'est lui
qui appartient à son idée. Dès qu'elle s'est emparée de son
esprit, il ne s'appartient plus ; il doit la suivre, s'y soumet-
tre, subir tous ses caprices et toutes ses fantaisies.
Il ne sait pas toujours où elle le mène. Pas plus que
Shakespeare, pas plus que Michel-Ange, il ne connaît la
portée de son œuvre : comme nous l'avons déjà vu, Colomb
croit aller en Asie et il découvre l'Amérique; Senefelder
veut graver sur pierre et il découvre la lithographie; Papin
veut cuire des légumes et il invente la machine à vapeur;
Beaudouin veut faire de Y esprit du monde et il trouve le
phosphore; Arkwright s'occupe du mouvement perpétuel
et arrive à construire son ingénieux métier; Niepce veut
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l'inventeur.
121
Hthographier sur métaux et il photographie; Gifffard cherche
la direction des ballons et trouve l'injecteur auquel il a
donné son nom, etc.
Qu'importent leurs erreurs? qu'importent leurs chi-
mères? ils marchent toujours. Pour faire le moins, il faut
vouloir le plus : ce n'est qu'en pensant ainsi qu'on arrive à
faire de grandes choses. Aussi l'inventeur n'écoute-t-il pas
tous ceux qui lui crient qu'il est insensé et qu'il doit s'ar-
rêter : il va toujours, sans reculer devant nul obstacle. Ce
qui fait sa force c'est son entêtement. Il n'y a pas de grands
hpmmes sans une grande volonté. Ceux-là qui manquent
de persistance, qui se rebutent au premier échec, sont des
caractères faibles, sans énergie. Pour arriver au but, il ne
faut pas craindre le danger ni la fatigue. Il faut avoir un
cœur de bronze dans un corps de fer.
Ah! c'est qu'on ne réussit pas tout à coup; c'est que la
route n'est pas tracée, belle, bien propre et bien ratissée ;
c'est qu'elle est semée d'ornières dans lesquelles on verse,
de bourbiers qui vous retiennent, de rochers qui vous ar-
rêtent, de broussailles qui vous déchirent et qui vous cin-
glent : c'est qu'on ne peut y avancer que pas à pas, la
hache d'une main, la torche de l'autre, comme dans les fo-
rêts d'Amérique ; et il faut de hardis et vigoureux pion-
niers pour oser s'aventurer dans ces solitudes sans fin et
sans issue, qui engloutissent, sans en laisser nulle trace,
l'imprudent qui a eu plus d'audace que de force.
Il y a des gens qui croient que les inventions viennent
toutes faites au monde, qu'on les trouve sous une feuille
de chou comme les petits enfants. Allez donc parler de
l'enfantement d'une œuvre à ces gens ; ils vous riront au
nez. « Mais rien n'est plus facile que d'inventer, disent-ils.
Il me semble que si je voulais m'en occuper, je ferais dix
inventions par jour. »
J'ai connu un homme fort ignorant, cela va sans dire,
qui disait un jour :
122
l/l N YENTEUIl.
«Je m'étais r.ssocié avec un jeune homme. Il médisait,
en me promenant : — Tiens tu devrais bien inventer telle
chose. Et le soir je lui donnai* son invention !... »
J'en ai connu un autre qui faisait des inventions en s'ha-
billant, en déjeurant, en se promenant, en causant, en dî-
nant, chez lui, dans la rue, au spectacle, le jour, la nuit et
plus fort que feu le marquis de Boissy, qui ne bénissait
l'empereur que quand il ne dormait pas, il en faisait en
dormant.
C'est absolument comme ces petits commis greffiers,
clercs de notaires, calicots et autres qui disent en lisaDt
Molière ou Voltaire : « Mais ce n'est pas si malin d'écrire 1
quand on a un peu d'idées î... j'en ferais bien autant, moi!»
Malheur ! malheur à ceux-là, car leur sot amour-propre
les condamne d'avance; ils ne feront jamais rien, car ils
n'ont jamais pensé.
Oh 1 que le langage de celui qui a connu les luttes de
l'idée est différent. Allez demander à l'écrivain quelle filière
ont suivie ses idées avant qu'il ait pu les transporter sur le
papier et les faire vivre I Suivez les luttes de la pensée, son
cours si divers, parfois si calme, d'autres fois si tempétueux,
rompu souvent, terrible et dévorant jusque dans sa tran-
quillité, et alors vous serez effrayé et vous ne croirez plus h
la facilité que vous prêtez au cerveau d'engendrer les gran-
des choses; vous aurez plus de respect pour les hommes
qui sont si supérieurs à vous : apprenez à les connaître pour
apprendre ce que vous leur devez, ne contemplez pas seu-
Iemer.t les résultats et ne les trouvez pas tout simples ; suivez
la marche qu'a été obligé de parcourir celui qui les a ob-
tenus , et alors vous ne vous effrayerez plus de la fortune
qu'il pourra faire si on lui reconnaît la propriété de son
œuvre.
Le voyez-vous seul avec sa pensée, la nuit, à la lueur de
sa lampe, combinant, calculant, cherchant à harmoniser
toutes les parties de son invention, demandant à l'observa-
l'inventeur
123
tion, à toute la science passée et présente, des matériaux,
obligé de faire cinquante découvertes, cent inventions
pour produire son œuvre, appelant à son secours la chi-
mie, la physique, la géologie, la zoologie, tout ce qui est
inconnu et ce qui est à connaître, leur appliquant, à toutes
ces connaissances immenses, la règle des mathémati-
ques; — le jour, forcé d'être technologue, mécanicien,
de connaître la trempe de l'acier, le maniement du for, de
savoir la résistance de tous les matériaux, leurs propriétés
diverses, de travailler lui-même de ses mains, de faire
passer sa pensée dans la pensée de ses aides, de faire corn -
prendre par intuition une chose qui n'existe pas encore? Le
voyez-vous se heurtant à mille obstacles, aux accidents or-
dinaires qui surviennent dans toute fabrication et de plus
à toutes les chances imprévues de la création; forcé d'aller
partout, de voir tout, de consulter mille hommes, de lire
mille ouvrages, de multiplier les pas et les démarches pour
puiser di s renseignements , vérifier des faits, faire de nou-
velles observations? Si vous vous figurez alors l'inventeur,
méditant la nuit, courant et travaillant le jour, vous serez,
effrayé en songeant à l'immense dépense (îe force et d'ac-
tivité qu'il est obligé de faire; vous ne croirez plus qu'une
invention n'est rien a produire; vous aurez le vertige en
comprenant son existence fiévreuse, et vous ne lui ména-
gerez plus ni gloire ni récompenses.
Si l'écrivain est obligé à une immense dépense de force,
d'activité, d'énergie, s'il est soumis à un immense travail
de cerveau; si le peintre est obligé à de longues études, à
de longs tâtonnements, nul cependant n'est condamné à
toutes les tortures que doit subir la pensée de l'inventeur,
car nul, comme lui, n'est forcé de lutter, avec la même
force, en même temps avec sa pensée et les obstncles ma-
tériels.
II est non-seulement, en effet, condamné à marcher dans
ses idées, à suivre leur cours,à les faire passer de l'état d'em-
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i2i l'inventeur.
brvon, à l'état de fœtus, à les former, à les nourrir; mais
il doit encore les enfanter, et nul enfantement, je vous le
dis, n'est aussi terrible que celui-là. Il ne peut aller que par
des tâtonnements. Ce qu'il a fait hier, il faut qu'il le dé-
truise demain. Il s'aperçoit aujourd'hui que le calcul qu'il
croyait vrai est faux. Ici c'est une loi scientifique qui lui
a fait commettre une erreur; là c'est un de ses matériaux
qui n'a pas les qualités qu'il lui attribuait. Puis c'est un
ouvrier qui a mal compris et mal exécuté son plan ; c'est le
plan lui-même qui est erroné en certains endroits, chose
dont il ne peut s'apercevoir qu'en le traduisant. Il faut qu'il
le corrige, et la lutte recommence terrible, acharnée entre
sa pensée et la matière.
Qui donc peindra cette lutte si passionnée, si ardente, si
dévorante que si peu de gens soupçonnent?
Je ne vais pas suivre les essais qu'a faits chaque inventeur
pour accomplir son œuvre. Souvent ils ont été retracés,
mais ils ne l'ont peut-être pas été assez intimement. Les
dernières histoires des inventions et découvertes qui ont été
publiées jusqu'à ce jour n'ont pas suffisamment pénétré
dans le drame de l'enfantement qui a précédé toute œuvre,
drame émouvant et terrible, mais impossible à suivre dans
toutes ses phases.
Je vais seulement ici citer un fait, qui vous prouvera les
difficultés qui se rencontrent dans l'exécution de la moindre
invention.
Un jour, un bourgmestre de Magdebourg conçoit la ma-
gnifique idée de faire le vide.
D'abord, pour la réaliser, Otto de Guericke essaye de se
servir d'un tonneau fermé de toutes parts. Il applique
à sa partie inférieure un tuyau de pompe à incendie. Il
fait jouer la pompe ; mais, môme avant que toute l'eau
fût évacuée, la pression atmosphérique brisait le tonneau.
Otto de Guericke ne se décourage pas, il en relie les
douves avec des cercles plus forts.
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l'inventeur.
Mais alors, à mesure que l'eau est expulsée, on entend
un sifflement : c'est l'air qui pénètre dans le tonneau à
travers les pores du bois.
Otto de Guericke recommence encore.
Il enferme un plus petit tonneau dans un tonneau plus
grand, tous les deux étant également remplis d'eau. Le
tuyau de la pompe s'adapte à la partie inférieure du petit
tonneau.
On fait jouer la pompe. L'opération va bien. Mais un
léger gargouillement annonce que l'air s'est encore fait
jour à travers les deux tonneaux et quand, au bout de trois
jours, on retira le petit tonneau, on le trouva à moitié
plein d'eau.
Otto de Guericke recommence. Seulement il apporte
deux modifications à sa machine. Au lieu de tonneaux, il
se sert de sphères de cuivre. Il ne les remplit plus d'eau
et fait agir la pompe directement sur l'air.
L'opération réussit parfaitement d'abord, mais quand
une partie de l'air fut chassée, on ne put soulever le piston
qu'avec les plus grands efforts, et il arriva un moment où,
au grand effroi des assistants, la sphère vola en éclats.
Otto de Guericke comprit de suite la cause de cet acci-
dent: la sphère n'était pas parfaitement ronde.
Il recommence de nouveau : cette fois il réussit.
Vous voyez quelle lutte contre la nature est obligé de
soutenir Otto de Guericke, par quels tâtonnements il est
obligé de passer. Mais il est riche, mais il peut faire facile-
ment des expériences ; qu'eût-ce donc été, si, non-seule-
ment il avait eu à dompter ces difficultés, mais encore à
vaincre la misère I
Il est un homme que vous connaissez tous, qui est de-
venu en quelque sorte légendaire, non pas tant par ce
qu'il a fait, quoique son œuvre soit merveilleuse, que
par le récit simple) naïf, mais intime des souffrances qu'il
a endurées pour parvenir à réaliser cette œuvre; cet
L'i.Wt.NTEL'ft.
homme, est-il besoin de le dire, est Bernard de Palk>y.
Il veut faire dos émaux. Il n'a nulle connaissance des
terres argileuses. Il se met à les éludier pendant ûngl-
cinq ans, les mêlant, les déposant sur des tessons de
poterie, les taisant cuire aux fourneaux de tous les po-
tiers voisins, puia aux fourneaux des verriers, et enfin
à un fourneau de sa propre invention. Après plusieurs
années de travaux et de luttes il parvient à découvrir
l'émail blanc. Mais ce n'est encore que le premier pas. 11
lui reste encore à découvrir les émaux coloriés. Il hésite
tout d'abord à poursuivre son œuvre, en voyant les efforts
qu elle lui a déjà coûtés et ceux qu'elle doit encore exiger de
lui. Mais cette incertitude ne dure qu'un moment; il se
relève, il reprend courage ; il se livre de nouveau à ses tra-
vaux; pendant six mois, il fait de nouvelles poterie», puis
il construit un four avec les débris d'un autre qui lui a\ait
déjà servi. « Or parce que le dit four avoit si fort chauffé
l'espace de six jours et nuits, le mortier et la brique du
dit four s'estoient liquéfiés et vitrifiés de telle sorte, qu'en
desunçonnant j eus les doigts coupés et incisés en tant
d'endroits que je fus contraint à manger mon potage ayant
les doigts enveloppés de drapeaux. Quand j'eusse deflbit
le dit four, il fallut ériger l'autre, ce qui ne fut pas sans
grand peine : d'autant qu'il me falloit aller quérir l'eau,
le mortier et la pierre, sans aucun avde et sans aucun repos,
le fait, je fis cuire, l'œuvre susdite en première cuisson et
puis, par emprunt ou autrement, je trouvay moyen d'avoir
des eatoffes pour faire des esmaux, pour couvrir la dite be-
sogne, s'estant bien portée en première cuisson. Mais
quand j'eus acheté les dites étoffes, il me survint un labeur
qui nie cuida faire rendre l'esprit. Car après que par plu-
sieurs jours je me fus lassé à piler et calciner mes matières,
il me les convint broyer, sans aucun aide, à un moulin à
bras auquel il falloit ordinairement deux puissants hommes
[mur le virer; le désir que j'avois de parvenir à mon entre*
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L'iN VENTEUIl. [27
prise me faisoît faire dos choses que j'eusse estimées impos-
sibles. Quand les dites couleurs furent broyées, je couvris
tous mes vaisseaux et médailles du dit esmail, puis ayant
le tout mis et arrange de dans le fourneau, je commençay
à faire du feu, pensant retirer de ma fournée trois ou quatre
cents livres, et continuay le dit feu, jusques à ce que j'eus
quelques indice et espérance que mes esmaux fussent
fondus et que ma fournée se portoit bien. Le lendemain
quand je vins à tirer mon œuvre, ayant premièrement osté
le feu, mes tristesses et douleurs furent augmentées si
abondamment que je perdis toute contenance. Car com-
bien que mes esmaux fussent bons et ma besogne bonne,
néantmoins deux accidents estoient survenus à la dite
fournée, lesquels avoient tout çasté. Et, alin que tu t'en
donnes de garde, je te dirai quels ils sont. Aussi après
ceux-là je t'en diroi un nombre d'autres, afln que mon mal-
heur te serve de bonheur, et que ma perte te serve de
gain. C'est parce que le mortier de quoy j'avois maçonné
mon four estoit plein de cailloux, lesquels sentant la véhé-
mence du feu (lorsque mes esmaux comraençoient à liqué-
fier), se crevèrent en plusieurs pièces, faisant plusieurs pets
et tonnerres dans le dit four. Or ainsi que les esclats des dits
cailloux sautoient contre ma besogne, l'esmail, qui estoit
déjà liquéfié et rendu en matière glueuse, print les dits
eailloux et se les attacha par toutes les parties de mes vais-
seaux et médailles, qui sans cela ^e fussent trouvés beaux.
Ainsi connoissant que mon fourneau estoit assez chaut, je
le laissai se refroidir jusqu'au lendemain. Quand j'eus de-
meuré quelque temps au lit et que j'eus considéré en moy
inesme qu'un homme qui seioit tombé dans un fossé, son
devoir seroit de tascherà se relever, en cas pareil, je me
mis à faire quelques peintures, et par plusieurs moyens je
repris peine de recouvrer un peu d'argent : puis je disois
en moy même que toutes mes pertes et hazards étoient
passés et qu'il n'y avait rien de plus qui nu peust empêcher
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128
l'inventeur
que je ne fisse de bonnes pièces; et me prins comme au-
paravant à travailler au dit art.
« Mais en cuisant une autre fournée, il me vint un acci-
dent duquel je ne me doutois pas ; car la véhémence de la
flambe du feu avoit porté quantité de cendres contre mes
pièces, de sorte que par tous les endroits où la dite cendre
avoit touché, mes vaisseaux estoient rudes et mal polis, à
cause que l'esmail estant liquéfié s'estait joint avec les dites
cendres. Nonobstant toutes ces pertes, je demeuroy en es-
pérance de me remonter par le moyen dudit art ; car je fis
faire grand nombre de lanternes de terre à certains potiers
pour enfermer mes vaisseaux quand je les mettois au four,
afin que par le moyen des dites lanternes mes vaisseaux fus-
sent garantis de la cendre. L'invention se trouva bonne et
m'a servi jusques aujourd'huy.
« Mais ayant obvié au hazard de la cendre, il me survint
d'autres fautes et accidents tels, que quand j'a vois fait une
fournée, elle se trouvoit trop cuite et aucunes fois trop peu,
et tout perdu par ce moyen. J 'estais si nouveau que je ne
pouvois discerner du trop ou du peu. Aucune fois ma be-
sogne estait cuitte sur le devant et point cuitte à la partie de
derrière ; l'autre après que je voulois obvier à tel accident,
je faisois brûler le derrière, et le devant n'estoit point cuit.
Aucune fois mes esmaux estoient mis trop clairs et autre
fois trop épais, qui me causoit de grandes pertes. Aucune
fois que j'a vois dedans le four diverses couleurs d'esmaux,
les uns estoient brûlés premier que les autres fussent fon-
dus. Bref j'ai ainsi tasteté l'espace de quinze ou seize ans;
quand j'avois appris à me donner garde d'un danger, il
m'en survenoit un autre, duquel je n'eusse jamais pensé.
Durant ces temps-là je fis plusieurs fourneaux lesquels
m'engendroient de grandes pertes auparavant que j'eusse
connoissance du moyen pour les eschauûer également. En-
fin je trouvai moyen de faire quelques vaisseaux de quelques
esmaux entremêlés en manière de jaspe. Cela m'a nourri
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l'invente un»
129
quelques ans; mais en me nourrissant de ces choses, je
cherchois toujours à passer plus outre avec frais et misère,
comme tu sais que je fais encore à prosent.
« Quand j'eus inventé le moyen de faire des pièces rusti-
ques, je fus en plus grande peine et en plus d'ennuy qu'au-
paravant. Car ayant fait un certain nombre de bassins rus-
tiques et les ayant fait cuire, mes esmaux se trouvoient les
uns beaux et bien fondus, autres mal fondus, autres estoient
brûlés, à cause qu'ils estoient composés de plusieurs ma-
tières qui estoient fusibles à plusieurs degrés. Le verd des lé-
zards estoit brûlé premier que la couleur des serpens fut
fondue ; aussi la couleur des serpens, écré\isses, tortues et
cancres, estoit fondue auparavant que le blanc eust reçu au-
cune beauté. Toutes ces fautes m'ont causé un tel labeur et
tristesse d'esprit qu'auparavant que j'aye eu mes esmaux
fusibles à un mesme degré de feu, j'ay cuidé entrer jusqu es
à la porte du scpulcbre. Aussi en me travaillant à telles af-
faires je me suis trouvé l'espace de plus de dix ans si fort
escoulé en ma personne, qu'il « y avoit aucune forme ny
apparence de bosse aux bras ny aux jambes : ainsi estoient
mesdites jambes toutes d'une venue ; de sorte que les liens
de quoi j'attachois mes bas de chausses estoient, soudain
que je cheminois, sur les talons avec le résidu des chausses. »
Quelle vie pendant vingt-cinq ansl quel labeur de tous
les jours, de tous les instants! que d'études I que de tenta-
tives 1 et quand vous voyez le fruit de tant de travaux échouer
tout d'un coup, quand vous voyez des essais tentés avec tant
de .peines ne pas réussir, ne vous sentez-vous pas le cœur
serré, et pris d'une sorte d'effroi? Ces échecs successifs me
font éprouver une sorte de désespoir agacé du genre de celui
que produit sur moi le cousin Pons livré sans secours à son in-
fâme portière : n'est-ce pas toujours le fond du même drame?
un homme se débattant contre d'insaisissables ennemis,
luttant contre un Protée qui se dérobe à chacun de ses coups,
combattant un Antée qui prend de nouvelles forces chaque
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130
l'inventeur
fois qu'il touche la terre, essayant de remplir le tonneau des
Danaïdes ou de rouler le rocher de Sisyphe. Effrayant ta-
bleau que celui de l'inventeur travaillant et travaillant en-
core, échouant et recommençant ses tentatives le lendemain.
Ne sont-elles pas épouvantables les alternatives d'espoir et
de désespoir, qui aujourd'hui vous portent au ciel et demain
vous plongent en enfer. La vie d'un homme s'use vite dans
ces luttes : bien étonnés sont des gens en apprenant qu'un
écrivain, un artiste, qu'un inventeur meurent de l'enfante-
ment de leur œuvre comme une femme meurt en mettant
au monde un nouvel être. Pour vaincre toutes les difficultés
qui s'entassent, qui redoublent, qui renaissent d'elles-
mêmes, qui se multiplient à chaque pas, qui poussent,
quand elles sont vaincues, plus abondantes et plus touffues,
comme les branches d'un chêne émondé, l'homme doit être
fort comme une barre de fer, flexible comme l'acier. Il doit
résister à la tempête, ne se laisser ébranler par rien, sup-
porter sans plier tous les fardeaux, et puis, quand ils sont
trop lourds, quand ils vont le briser, il doit s'incliner pour
se redresser avec plus de force, comme un ressort qu'on
débande. Rien ne doit le rebuter : il faut qu'il ne recule
devant aucune difficulté, aucune répugnance, aucune dou-
leur : l'idée est là, impérieuse, qui commande et à la-
quelle il doit obéir.
Alors il grimpera, comme Vésale, aux gibets pour déta-
cher les cadavres et s'en faire des squelettes ; il se privera
pendant une disette d'eau à bord de son bâtiment, d'une
partie de sa ration pour arroser son plant de café comme
Déclieux; esclave pendant le jour, il triomphera du som-
meil et passera ses nuits à construire son métier, comme
Jacquard.
Il éprouvera, comme Stephenson, une lampe de sûreté
pour les mineurs, dans une mine remplie de gaz qui pourra
faire explosion au moindre contact de la flamme; menacé à
chaque instant d'être foudroyé, mais prêt à sacrifier sa vie
l'inventeur
131
à la science, il approchera, comme Homas, son excitateur du
conducteur ; il se livrera, comme Galvani, aux expériences
qui avaient coûté la vie à Richmann, pour éprouver les
effets du choc en retour; il s'enlèvera lY'piderme avec des
vésicatoires, comme Humboldt, pour faire des expériences
sur l'électricité animale. Pas plus que le voyageur, l'inventeur
ne craint les dangers. Les souffrances de Mungo-Park n'ont
fait reculer aucun explorateur de l'Afrique. Plus une reli-
gion a de martyrs, plus elle trouve de fidèles. Qu'importent,
qu'importent quelques vies humaines dans la grande mêlée
du progrès?
Ils sont mille qui ont échoué, qui sont morts à la peine,
que le stupide public a attachés au pilori avec le stigmate
de fou ; et cependant cet exemple ne décourage ni les uns
ni les autre». D'autres et d'autres encore viennent s'offrir
chaque jour en holocauste. Le martyre de leurs prédéces-
seurs ne les effraye pas. Leur sang au contraire les enivre.
En avant I en avant! et ils se jettent dans la mêlée; ils
voient tomber autour d'eux et de beaux jeunes gens et de
vigoureux vieillards ; qu'importe? Ils marchent toujours,
sans regarder en arrière, sans entendre les cris de douleur
qui s'élèvent autour d'eux ; ils franchissent les cadavres de
leurs prédécesseurs, ils repoussent les timides qui vou-
draient les retenir et ils vont la tête haute, les regards fixés
sur le but qu'ils se proposent; ils vont jusqu'à ce qu'ils
tombent ou qu'ils arrivent.
Quand le char de Jaggernaut se met en mouvement, la
multitude se précipite, et tous, à l'envi, se jettent sous les
roues du dieu ; ils entendent les hurlements de douleur de
ceux qui, brisés par le char, vivent encore et se tordent
dans les convulsions de l'agonie , ils entendent le craque-
ment des os sous les roues ; ils sentent le sang chaud dont
elles sont couvertes : c'est horrible, et cependant nul ne re-
cule ; les victimes attirent les victimes, et on s'en étonne I
Ah ! ceux-là qui s'en étonnent, c'est qu'ils n'ont jamais été
l'inventeur.
dominés par une foi ardente; sinon, ils sauraient que la
foi éteint la douleur dans le corps et la crainte dans le
cœur.
Mais leur foi, à eux, à tous ces malheureux qui se font
broyer par le char, est une foi étroite : ils ne se tuent que
dans l'espoir d'une autre vie plus heureuse ; leur mort est
égoïste.
L'inventeur se jette sous les roues d'un char ; mais ce
n'est pas dans le vain espoir d'une autre vie : s'il se fait
broyer, c'est pour faire avancer la machine humaine.
En avant 1 en avant 1 qu'il meure, mais qu'il réussisse I
que rien ne l'arrête ! qu'il s'attende à tout souffrir, mais
qu'il marche ! Il donnera pour réussir sa vie dans ce monde
et son salut dans l'autre ; quand épuisé par le travail, il
désespérera, il appellera, comme Faust, Méphistophelès à
son secours.
Quelle lutte que celle de l'inventeur, lutte contre sa pen-
sée, contre les obstacles matériels que présente la réalisation
de son idée et le plus souvent encore contre la misère! Il est
seul, et s'il abaisse un moment son orgueil, pour demander
un morceau de pain moins encore pour lui que pour son œu-
vre, on lui répond ce qu'on disait à Bernard de Palissy :
« 11 lui appartient bien de mourir de faim, parce qu'il dé-
laisse son métier. » Mais évidemment et bien fou celui qui
s'en étonnerait 1 pourquoi délaisse-t-il son métier, cet in-
sensé? Il pourrait vivre heureux et gagner de l'argent I
Oui, oui, c'est un fou, il est indigne de toute pitié, on ne
doit pas le secourir. Qu'il crève comme un chien ! ce sera
bien fait! Et un cri de réprobation unanime s'élève! Mais,
ne pourrait-il pas, disent les modérés, ne se livrer à sa folie
que le dimanche ! au lieu d'aller au café comme les uns,
pécher à la ligne comme les autres, il pourrait s'occuper
de sa toquade ; mais au moins qu'il travaille le reste de la
semaine L
C'est cela: ces bonnes gens veulent qu'on soit inventeur
L'ilf VENTEUIl.
433
amateur, comme certaines gens veulent être peintres, mu-
siciens, écrivains amateurs ! Aussi voyez les œuvres de ces
messieurs! elles sont ridicules et rien déplus. La science
pas plus que l'art ne souffre de partage. Il faut se livrer
tout entier à elle, s'abandonner à ses caprices, subir com-
plètement son joug, dût-elle vous conduire à l'hôpital, en
retour de votre obéissance.
Écoutez encore Bernard Palissy : que l'exemple de ses
souffrances apprenne à la foule, aux indifférents, à ceux
qui ne se doutent pas du sort de l'inventeur, quelle consi-
dération ils doivent avoir pour l'homme qui se soumet à de
telles extrémités, sans regret, afin d'arriver à doter le
monde d'une création nouvelle.
« J'étois endetté en plusieurs lieux, dit-il, et j'avois or-
dinairement deux enfants aux nourrices, ne pouvant payer
leurs salaires. Personne ne me secouroit... mon esprit di-
soit.,, tu n'as rien de quoy poursuivre ton affaire; comment
pourras-tu nourrir ta famille et acheter les choses requises
pour passer le temps de quatre ou cinq mois qu'il faut au-
paravant que tu puisses jouir de ton labeur?... »
11 prend un potier « commun » pour économiser le
temps :
« Mais c'estoit une chose pitoyable ; car j'estois contraint
de nourrir ledit potier en une taverne à crédit, parce que
je n'avois nul moyen en ma maison... 11 fallut donner con-
gé au potier auquel, par faute d'argent, je fus contraint
de donner mes vestements pour son salaire...»
Puis ce sont les matériaux qui lui manquent pour faire
un four... 11 emploie les débris de celui qui lui avait déjà
servi ; mais ils se trouvent de mauvaise qualité et lui font
perdre sa fournée, et cette fournée lui avait coûté six vingts
écus.
« J'avois emprunté le bois et les estoffes (matériaux), et
si avois emprunté partie de ma nourriture en faisant la dite
besongne, j'avois tenu en espérance mes créditeurs qu'ils
L'IN YENTBUR.
seroient payés de l'argent qui proviendrait des pièces de la
dite fournée, qui fut cause que plusieurs accoururent dès le
matin quand je comraençois à désenfourner. Dont par ce
moyen furent redoublées mes tristesses... J'ay été plusieurs
années que n'ayant rien de quoy faire couvrir mes four-
neaux, j'estois toutes les nuits à la merci des pluies et vents,
sans avoir aucun secours, aide, ny consolation, sinon des
chats -huants qui chantoyent d'un côté et les chiens qui hur-
loient de l'autre . Parfois il se le voit des vents et tempêtes
de telle sorte le dessus et le dessous de mes fourneaux
que j'eslois contraint de quitter là tout, avec perte de mon
labeur; et je me suis trouvé plusieurs fois qu'ayant tout
quitté, n'ayant rien de sec sur moy, à cause des pluyes qui
estoient tombées, je m'en allois coucher à la minuit ou au
point du jour, accoustré de telle sorte comme un homme
qu'on auroit traîné par tous les bourbiers de la ville, et en
m'en allant ainsi retirer, j 'allois bricolant sans chandelle,
et tombant d'un costé et d'autre, comme un homme qui se-
roityvre de vin, rempli de grandes tristesses; d'autant
qu'après avoir longuement travaillé, je voyois mon labeur
perdu... »
Méditez ces paroles, vous qui êtes toujours prêts à railler
la misère de l'inventeur; méditez-les, vous qui dites que
c'est lui qui la cause ; méditez-les, vous qui voulez vous lan-
cer sur la même voie. Si vous ne vous sentez pas le diable
au corps, elles vous décourageront : si, au contraire, vous
avez une énergique volonté, elles seront le coup de fouet qui
décide le cheval à franchir la barrière.
Àvez-vous vu au salon de 1864 le tableau de Deho-
dencq? Il fait partie de ces toiles qui devraient être placées
dans le vestibule de tout corps législatif, sénat, chambre
du conseil, académie, etc. Au lieu de délibérer devant de
grandes figures qui ne disent rien, des gloires bien con-
nues, bien joufflues, bien portantes, bien nourries, bien
roses et bien blanches, en pleine santé, ils devraient être
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l'irvinteur. 435
entourés de tout ce qui rappelle les douleurs de l'humanité,
les sombres luttes qui la torturent, les cruelles misères
qu'elle subit.
Ce tableau de Dehodencq représente un homme en effet
qui est un des saints et un des martyrs des idées nouvelles :
cet homme est Christophe Colomb; mais ici il n'a encore
découvert l'Amérique que dans son cerveau ; il n'a pas en-
core accompli son voyage et rapporté à la reine d'Espagne
de l'or, des diamants et des sauvages ; il est regardé comme
un fou et traité comme tel, repoussé partout, méprisé, hon-
ni, bafoué, réduit à demander l'aumône, un morceau de
pain pour vivre !
Méditez, o législateurs qui vous attachez à comprimer
toutes les facultés de l'homme au lieu de les développer;
méditez, ô corps savants qui avez réduit tant d'inventeurs
et de découvreurs au désespoir, cette phase de la vie de
Colomb. Je voudrais que ce spectacle frappât sans cesse vos
yeux afin que vous l'ayez toujours présent à la mémoire.
Ah ! elle est sombre et triste cette légende de l'inventeur ;
ici elle nous montre Charles Avisseau de Tours, jetant
dans son creuset l'anneau nuptial de sa femme pour trouver
l'alliage de l'or et des métaux; ailleurs Aloys Senefelder,
aîné de neuf enfants, forcé de les soutenir avec un maigre
talent d'auteur et d'acteur, ne pouvant pas même se faire
soldat, car la Bavière ne veut pas d'un étranger dans son
armée; Delambre, vivant de pain et d'eau; Davy, misérable
garçon apothicaire; Denis Papin, traînant une existence
de misère; Robert, en mourant; Lee et Hargreaves, subis-
sant le même sort; Adam de Crappone, forcé d'abandonner
son entreprise à ses créanciers avant d'avoir pu l'achever ;
Philippe Lebon se ruinant dans les essais de gaz à éclai-
rage et périssant dans l'oubli; Vidal, auteur de l'ébullios-
cope, mourant à la peine, après avoir épuisé toutes ses
ressources; Dallery, brisant son bateau faute de 30,000 fr.
pour l'achever; M. Ruolz, passant un an, dans une sorte
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136
l'inventeur.
de grenier de la rue du Colombier, ouvert à tous les vents,
à essayer toutes les substances chimiques qui pouvaient
l'amener au résultat qu'il poursuivait.
11 ne suffit donc pas d'avoir du génie et d'en user, dit
Quinola avec raison, il faut encore des circonstances... Le
hasard ! un fameux misérable.
Écoutez ce que raconte M. 0. Comettant de Sax :
Sax était à bout de ressources ; il y avait trois jours qu'il
vivait avec un sou de pain par jour. Il allait mourir d'ina-
nition, quand il rencontra un ami, M. D...
— Viens avec moi, lui dit-il, je crois avoir trouvé un em-
placement qui peut servir à ton installation.
C'était une sorte de remise, un piètre local, qu'eussent
dédaigné bien des gens ; Sax se serait trouvé très-heureux
de le posséder; mais il fallait de l'argent pour le louer et
s'installer ; et il n'en avait pas. Il s'en expliqua franchement
avec le propriétaire. Heureusement que celui-ci le comprit,
et lui dit :
— Eh bien! monsieur Sax, je vous laisse mon loge-
ment; et comme vous réussirez, dans un an, j'espère vous
me payerez.
Pour comble de bonheur, D... dit encore à Sax :
— J'ai 4,000 francs, c'est tout mon avoir; je les mets
à ta disposition ; j'ai confiance en toi comme homme et
artiste.
Et si Sax n'avait pas trouvé cette confiance dans le pro-
priétaire, n'avait pas rencontré cet ami, que serait-il de-
venu?
Cette question fait dresser les cheveux sur la tête; car il
y en a d'autres qui n'ont pas eu ce bonheur.
Que seraient devenus Dupuytren, Davy, si le hasard ne
les avait pas favorisés de môme. Cugnot, sans une dame,
mourait de misère à Bruxelles.
Si Conté n'eût trouvé des protecteurs il serait resté tran-
quillement à cultiver son champ.
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i,*IH YENTEUH
137
Quelle est donc l'organisation de cette société dans la-
quelle il faut que le hasard fasse presque tout, môme pour
les hommes les plus puissants. Ces exemples ne sont-ils pas
sa condamnation la plus terrible? Voilà des hommes qui
ont passé dans le monde laissant après eux un sillon lumi-
neux; et si un jour une circonstance toute fortuite n'était
pas venue les arracher de l'obscurité où ils étaient, ils y se-
raient restés toute leur vie.
Dans une société bien organisée, doit-il donc y avoir de
ces hasards?
Mais remarquez bien que je ne demande pas que l'inter-
vention de l'État les prévienne : j'ai horreur de cette inter-
vention ; c'est le despotisme.
Ce que je demande, c'est que l'éducation librement et
largement départie à tous aille chercher jusque dans le
fond des campagnes les diverses aptitudes, les révèle à
ceux qui les ont et qui souvent, faute de lumière pour voir
clair en eux-mêmes, ne les aperçoivent pas; c'est que l'as-
sociation, établissant de nombreux rapports et concentrant
les études et les facultés de môme ordre sur chaque point
de la science, permette à chacun de venir trouver tous ses
frères en croyance, de chercher en eux, mais au grand
jour et en plein soleil, l'assistance que se donnent les francs-
maçons entre eux et de diriger ses travaux sur le point où
le pousse sa vocation.
Maintenant un utilise tout, depuis l'écaillé d'huître jus-
qu'aux chiffons ; il n'y a plus de déchets. L'association em-
pêchera aussi de se perdre tant de richesses intellectuelles
qui sont les déchets du monde, et de la valeur desquels on
commence seulement en ce moment à sentir l'importance.
Allez demander à la Seine combien ses eaux vertes et
sombres emportent chaque année de millions de kilogram-
mes d'engrais à la mer : allez lui demander aussi à combien
d'inventeurs elle a servi de linceul , et l'inventeur est
l'homme-engrais de la civilisation.
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138
L'INVENTEUR
L'association doit s'attacher à provenir ces immenses hé-
catombes du désespoir, cette immense déperdition de forces
qui restent ignorées, impuissantes et inoccupées , parce
qu'isolées elles ne peuvent servir à rien ; elles sont comme
une machine à vapeur sans eau et sans charbon ; elles se
rouillent, elles s'oxydent, elles s'usent par leur inactivité,
plus que si elles étaient employées tous les jours ; elles
sont dans la société un poids inutile et gênant.
A l'association de leur fournir l'eau et le charbon, de les
mettre en mouvement et de leur faire dépenser tout ce
qu'elles ont d'énergie et de puissance; à l'association de les
empêcher de se consumer en tant de pas, de démarches,
d'efforts isolés et si souvent infructueux, en tant d'études
étrangères, éparses, isolées, qu'il faut aller puiser aux
sources les plus diverses, en groupant tous les faits de
môme ordre, toutes les observations qui les relatent, toutes
les idées qui les éclairent, tous les hommes qui les con-
naissent. A l'association de séparer l'inventeur de sa vieille
compagne, la misère, en lui prodiguant les ressources dont
il a besoin, pour l'arracher aux préoccupations étrangères
au but qu'il poursuit, pour lui fournir tous les éléments qui
peuvent assurer son succès. Voilà le rôle qu elle doit jouer,
rôle immense, comme on le voit. Je ne dirai pas avec
M. Taylor : « L'association est le mariage de la Providence
avec la liaison. » Mais je dirai, l'association, c'est la sup-
pression du destin, du hasard , de la fatalité, c'est la vie
de l'homme devenant mathématique, allant du point A au
point B sans détour et sans station; c'est l'avènement de
la certitude.
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CHAPITRE III
1/lnventenr et la famille.
La femme. — NoutcIIc» luttes. — Nécessite- de changer l'éducation de la
femme. — La femme ne comprend pas l'homme. — Elle ne comprend
pus le travail. — Opinions de MM. Jules Simon, Kdmond Texier,
Daniel Stern, Rigault, Féneton. — La mère. — Influence de la femme.
— La Temme de l'industriel.
%
Voilà les premières luttes qu'a à subir l'inventeur. Ne
sont-elles pas déjà effrayantes? Au moins doivent-elles
s'arrêter là? Non, au contraire, elles ne sont que le prélude
du combat. L'inventeur trouvera des ennemis partout, il ne
fera pas un pas dans la voie douloureuse qu'il doit par-
courir sans en rencontrer, et les premiers qu'il rencon-
trera sont ceux-là qui devraient l'encourager, le soutenir, le
consoler dans ses échecs; ce sont les membres de sa famille.
Comment en serait-il autrement? il néglige ses affaires, il
ne s'occupe plus de ses enfants, il n'embrasse plus sa
femme, il est distrait à table, il reste enfermé seul dans sa
chambre des heures entières, la tete dans ses mains, en
ayant l'air de ne penser à rien, ou bien tout à coup il se met
à griffonner, à tracer des pattes de mouche, des chiffres et
des lignes en tout sens, qu'on ne peut déchiffrer.
La femme peut môme dire à l'homme :
« J'ai montré cela à un homme capable... et il m'a dit
qu'on n'y pouvait rien comprendre. »
Alors comme les affaires sont négligées, bientôt la femme
commence à faire des reproches à l'homme; les scènes de
ménage surgissent, les enfants pleurent aux oreilles de
leur papa, la femme l'appelle mauvais père, et lui, lui qui
poiie en germe dans son cerveau l'avenir de l'humanité,
no
LIN VENTE K R.
est obligé d'entendre les étroites et égoïstes observations
d'une femme qui ne veut ni ne peut comprendre son génie;
là où il voudrait chercher des consolations après les luttes
solitaires de sa pensée en travail, il ne trouve que dédains
et paroles amôres. C'est en vain qu'il voudrait se reposer
sur le sein de sa femme, puiser des encouragements dans
son sourire, s'entendre dire :
— Oh! oui, tu as raison, tu es un grand homme, jo
t'admire et je t'aime!
Non, au lieu de ces paroles, il n'entend que reproches;
lui qui aurait tant besoin d'encouragements quand il doute,
de consolations quand il désespère, il est condamné à
s'isoler ; il voudrait trouver quelqu'un qui le comprit, à qui
il pût ouvrir son cœur et son cerveau, à qui il pût faire
partager son culte et son enthousiasme, et il est condamné
à se renfermer seul à seul avec sa pensée. Il voudrait com-
muniquer son feu sacré à sa femme pour qu'elle l'aidât, si
ce n'est avec sa tôte, du moins avec son cœur, et quand il
veut montrer le nouveau venu, cette femme en est jalouse,
le repousse comme un intrus, et alors l'inventeur entend
ces dures paroles :
— Tu n'es qu'un mauvais père, tu foules aux pieds tes
devoirs, tu ne m'aimes plus, tu oublies tes enfants, on a
raison de dire que tu es un fou.
Et alors, s'il redresse la téte et s'écrie :
— Mais malheureuse, tu ne comprends donc pas que cet
enfant est le plus beau que je puisse procréer, qu'il est ap-
pelé à faire plus dans le monde qu'Alexandre, César ou
Napoléon?. . .
— Laisse-moi avec tes folies... tais-toi, tu n'es qu'un
égoïste, lui répond-elle.
Ah ! oui, il est égoïste ce hardi pionnier de la civilisation
qui veut féconder le monde. Il est égoïste Bernard de Pa-
lissy quand, au Heu de faire servir ses talents au bien-être
de sa famille, il brise ses meubles pour alimenter son
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l'inventeur et la famille,
m
four. Aussi comme on le punit bien. Il a échoué, un
accident a détruit le prix de six mois de travail. Il rentre
chez lui las, abattu, désespéré, découragé. Trouve-t-il un
visage souriant qui l'accueille, qui l'embrasse, qui lui
donne de nouveau du courage ? Voici ce qu'il trouvait, il
le dit lui-même :
a Je n'avois en ma maison que reproches; au lieu de me
consoler, l'on me donnoit des malédictions. »
Sa femme, une autre Xantippe, le faisait fuir de chez
lui.
« Je m'allois souvent pourmener dans la prairie de
Xaintes, en considérant mes misères et mes ennuys; et
sur toutes choses de ce qu'en ma maison même je ne pou-
vois avoir nulle patience, ny faire rien qui fût trouvé
bon. »
Et la nuit quand la pluie ou le froid le forcent d'a-
bandonner son four et qu'il rentre chez lui dans le plus
pitoyable état, il trouve « en sa chambre une seconde per-
sécution pire que la première, qui me fait à présent esmer-
veille que je ne suis consumé de tristesse. »
Oui, en effet, il y a de quoi s'esmerveiller. Quel enfer
que cette vie ! au dehors déceptions, labeurs continus, fati-
gues, moqueries; au dedans misère et gronderies. N'est-ce
pas à s'arracher les cheveux, à se déchirer la poitrine de
rage et de désespoir? et l'inventeur ainsi persécuté ne doit-il
pas plus d'une fois se poser cette question :
— En admettant que mon idée soit bonne, dois-je la
poursuivre? Quel est mon devoir ou de m 'acharner après
elle, ou bien d'y renoncer; de ne m'occuper que de ma
femme et de mes enfants, d'être bon flls, bon père et
bon époux comme tous les autres hommes qui m'en-
tourent?
Et alors quelles luttes terribles allument ces réflexions
dans son sein ! Quels désespoirs le prennent et le plongent
dans l'abîme! Quel combat a lieu dans ce cerveau entre
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142
L15 TEHTECR.
l'idée lumineuse, l'idée d'avenir et la réalité sombre; entre
l'idéal qu'il rêve et le morceau de pain que lui demandent
ses enfants!
Quelle lutte! Où est le devoir? quel chemin suivre?
Quelle situation! quelles pressions exercent sur un homme
ces divers sentiments î comme elles écrasent, comme elles
courbent son corps! comme les soucis qu'elles allument ri-
dent son front, font blanchir ses cheveux !
Ah l quand donc la femme comprendra-t-elle son rôle
d'ange gardien ? quand donc sera-t-elle muse ? quand donc
servira-t-elle de divinité inspiratrice et consolatrice au
génie ?
Quand? le jour où son éducation sera changée ; le jour,
où au lieu de chercher par tous les moyens possibles à
l'empêcher d'apprendre, sous prétexte de morale, on la li-
vrera à elle-même ; où, au lieu de la forcer à rester la femme
du XVII e siècle, on en fera la femme dn XIX e siècle; le jour
où on renoncera aux idées du bonhomme Chrysale pour
l'émanciper; le jour où le père dira : J'aime mieux que ma
fille soit Aspasie que Mlle Prud'homme.
Jusqu'à ce moment, et je crois malheureusement que
nous en sommes loin, nous pourrons admettre que les
femmes auront toujours de la prédilection pour les sots,
comme le dit irrévérencieusement un petit traité paru dans
le XVIII* siècle, sur l'amour des femmes pour les sots ; jus-
qu'à ce moment sera vraie la maxime de Chamfort que «les
femmes sont faites pour commercer avec nos faiblesses, nos
folies, mais non avec notre raison » ; jusqu'à ce moment
Balzac pourra dire : « Avez-vous remarqué que les femmes
n'aiment en général que les imbéciles? »
Et comment, en serait-il autrement? La femme ne sait
rien, ne comprend rien, est étrangère à tout ce qui occupe
l'homme. La société pour elle est une énigme qu'elle ne
cherche môme pas à déchiffrer. La politique est un grimoire
qu'elle ne peut épeler; toutes les grandes questions vitales
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l'inventeur et la famille.
qui passionnent l'humanité n'ont pas de sens pour elle; elle
ne comprend pas le progrès, elle ne sait ce que signifie le
mot de liberté, pas plus qu'elle ne comprend celui de civi-
lisation : elle se demande à quoi servent les débats parle-
mentaires qui émeuvent tant les hommes ; elle a pitié de
son mari qui en parle avec chaleur et discute les discours de
Jules Favre et de M. Rouher.
Là est une des plus grandes plaies de notre société :
M. Jtdes Simon l'a parfaitement signalée dans son livre de
l'École en disant : « La femme est du XVII e siècle...»
Mais est-ce parce que la femme est moins intelligente que
l'homme, est-ce parce qu'elle est plus enfant que lui,
qu'elle reste ainsi en retard ?
Non, évidemment. Si la femme n'est pas de notre siècle,
c'est parce que l'éducation qu'on lui a donnée est fausse et
mauvaise.
Le Voltairien de 1830, le libéral bâtard qui représentait
le Constitutionnel de l'époque, rejetait tout culte catholique
et traitait les prêtres de calotins ; mais il n'en voulait pas
moins que son enfant fût baptisé, communiât, suivît son
catéchisme, et exigeait que sa femme pratiquât les exer-
cices du culte et élevât pieusement sa fille; il envoyait même
celle-ci passer trois ou quatre ans dans un couvent.
Alors qu'en résultait-il, c'est que cette fille voyant la
conduite de son père donner un tel démenti à ses paioles,
tiraillée parles maximes de son confesseur, ne comprenait
rien au mouvement social et ne pensait que par permission
de son directeur.
De là éducation incomplète et fausse ; de là scission entre
l'homme et la femme.
Ce n'est ni le cigare, ni la garde nationale qui ont amené
cet effet. La cause est plus grande.
L'homme ne trouve pas dans sa femme la compagne
qu'il cherchait : aucun lien sympathique ne les unit l'un à
l'autre ; si l'homme veut parler à la femme de politique,
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l'inventeur
d'affaires, de sciences, la femme lui répond : — Tu m'en-
nuies!
Et c'est vrai, il l'ennuie; et pour lui plaire, il faut qu'il
se mette l'esprit à la torture ; et comme cette contrainte le
lasse, il laisse sa femme aller où bon lui semble, prend sa
canne et va de son côté.
Les deux époux ne se voient que le moins souvent possi-
ble. Leur vie est séparée. Monsieur fait demander à madame
si elle peut le recevoir. Chacun vit à part. Nul lien com-
mun. Madame demande de l'argent à son mari quand*
elle en a besoin. Si celui-ci lui explique qu'il ne peut lui en
donner, lui parle de ses affaires, elle le boude, et si ces re-
fus se renouvellent souvent, elle en arrivera à le haïr. Elle
ne voudra entendre à rien et fera peser sur son mari les
plus injustes soupçons. En vain celui-ci fera-t-il tous ses
efforts pour lui être agréable, jamais elle ne trouvera qu'il
remplit tous ses devoirs à son égard. S'il refuse de la mener
à un théâtre parce qu'il a besoin de travailler, elle ne
pourra jamais se figurer que cette raison soit autre chose
qu'un prétexte. Ce n'est pas sa faute, elle ne comprend
rien.
w On parle du cœur de la femme, de ses charmes physi-
ques, des vertus de son âme ; mais de son intelligence, il
n'en est pas question, disait il y a quelque temps un rédac-
teur de la Vie Parisienne. Il semble que cette intelligence
est une laideur, un obstacle, une espèce de champignon
moral contre lequel on lutte dès l'enfance... La mieux éle-
vée est celle qui ignore le plus de choses... On l'a élevée à
l'étouffée, on la fait vivre sous cloche, on l'entortille dans
les bandelettes aux mille tours de la niaiserie... »
<(Je voudrais, dit le même M. Ed. Texier, qu'on les ho-
norât plus en les flattant moins, qu'on pût leur parler
comme à des êtres raisonnables et qu'on ne se crût pas
obligé de préparer à leur usage une sorte de conversation
fade, douceâtre, écœurante à force de niaiserie, qu'on les
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l'inventeur et la famille.
traitât en un mot, — non comme de jolis enfants, — mais
comme des intelligences. »
« Vous laissez, dit Daniel Stern, nos petils esprits tout en-
tiers entre nous à nos petites idées, à nos petites médita-
tions, à nos petites médisances, à nos petits chiffons, et res-
tez à l'écart comme des demi-dieux dans le monde des
grands intérêts, des grandes affaires, des grandes pensées. »
H. Rigault a dit :
« Nous qui nous vantons du progrès de nos lumières,
nous en sommes restés, pour la plupart, aux idées du bon-
homme Chrysale sur l'éducation des femmes. Le dé, le fil
et les aiguilles sont le fond de leur bibliothèque. Nous
coupons les ailes à leur esprit... »
« On accuse l'esprit des femmes d : ôtre frivole, c'est l'édu-
cation qu'on leur donne qui est frivole, » ajoute Jules Si-
mon. Est-ce que Sophie Germain, en 1816, n'obtint pas le
grand prix de mécanique?
« L'éducation donnée aux femmes est fausse, impré-
voyante, superficielle, mal dirigée,» reprend Daniel Stern.
Fénelon dès le XVII e siècle réclamait en faveur de l'ins-
truction desiilles, instruction qui, encore à l'heure actuelle,
est à créer aussi bien pour les familles riches que pour les
familles pauvres.
Pour les familles riches, nous venons de voir où aboutis-
sait l'éducation donnée aux filles.
Pour les familles pauvres, tout est à faire. Si en France
en 4863, sur 100 hommes, 29,27 ne savent pas signer; sur
100 femmes, il y en a, dans les villes, 44,16, à la campagne
48,09 privées d'instruction.
Qu'y a-t-il d'étonnant à ce que presque la moitié des
filles ne sache pas signer en France? Notre pays se compose
de 37,766 communes. Combien y a-t-il d'écoles publiques
de filles? 14,059. N'est-ce pas monstrueux?
Ajoutez que sur 13,766 écoles, 7,861 sont dirigées par
des religieuses.
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l'inventeur.
Et nous nous plaignons, et nous accusons la femme de
ne pas connaître ses desoirs. N'est-ce donc pas cette >ock té
qui fait preuve d'une telle incurie que nous devons maudire ?
Tout s'enchaîne dans le monde : il vous semble à vous
que l'éducation des femmes importe peu; et cependant vous
venez de voir quelle influence elle a à tout moment sur l'a-
venir de la société. Sans vouloir la faire inspiratrice de tous
les sentiments, on ne peut nier que son appui soit puissant
pour l'homme, que son influence soit grande sur son en-
fant, a Si vous voulez faire des hommes, formez d'abord
des mères, a dit Ch. Sauvestre. » Lisez les belles pages que
Michelet a consacrées à cette cause.
La femme s'enthousiasme facilement, parce qu'elle est
moins prudente et plus impressionnable que l'homme : elle
croit bien ce qu elle croit : comme elle a toujours un peu
de vanité orgueilleuse, elle emploie tous les moyens pour
faire prévaloir son avis; elle aime à causer, elle est un ex-
cellent moyen de publicité : soignez l'éducation de la femme
et alors au lieu de la trouver sans cesse contre vous, vous la
trouverez à vos côtés et elle vous servira puissamment:
elle partagera vos travaux comme madame Gay Lussac par-
tageait ceu\ de son mari, comme la femme d'Euler prenait
part aux siens.
Voyez quelle influence a toujours eue la femme, et plus
les peuples ont été civilisés, plus elle a été reconnue. Péri-
clès demandait des conseils à Aspasie; Socrate l'aimait ; la
nymphe Egérie n'est pas une fable; c'est Ninon de Lenclos
qui a formé Voltaire ; c'est Mme de Warens qui a fait Rous-
seau. Il n'y a pas un grand homme qui n'ait subi l'influence
d'une femme, que cette femme fût sa mère ou sa maîtresse.
Il a fallu l'enthousiasme d'une icm.ne pour découvrir l'A-
mérique : Oberkampf quitte son père, encouragé par sa
mère, femme d'une grande force de caractère, qui l'envoie
en France perfectionner son instruction : c'est sa mère qui
a élevé Fairbairn et l'a fait ce qu'il est devenu.
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l'inventeur et la famille.
U7
Voilà le rôle de la femme : — encourager, consoler, sou-
tenir sou mari dans les diverses épreuves qu'il a à subir,
dans les travaux qu'il poursuit; — élever dignement ses
enfants comme Cornélie élevait les Gracqucs.
Alors on ne verra plus la femme être sans cesse en lutte
contre l'homme et être un nouveau souci joint à ses autres
soucis.
Je connais six inventeurs qui sont en possession de fem-
mes. Les malheureux I vous ne vous figurez pas quels tour-
ments ils éprouvent. Il ne reçoivent pas une lettre que leur
femme ne jette sur eux un regard soupçonneux; ils ne re-
çoivent pas une visite, sans que leur femme leur fasse une
scène quand l'étranger est parti. Défense à eux de sortir.
S'ils veulent aller où leurs travaux les appellent, ils doivent
se sauver furtivement.
Ces hommes sont, ils est vrai, dans l'industrie. C'est ce
qui rend leur position si pénible. La femme ici est non-
seulement ennemie du progrès par principe, elle l'est encore
par intérêt. Elle a apporté en efTet un certain capital à son
mari en se mariant avec lui. Elle s'occupe de ses affaires.
Elle est non-seulement sa femme, mais encore son associée;
et alors elle regarde avec épouvante tous les projets qui
pourraient compromettre leur sécurité commerciale. Son
mari lui dira en vain qu'il y a une fortune à gagner avec
son invention, elle n'y croira pas; elle ne voit que le présent
qui est sûr et solide, parce qu'elle est ignorante; elle ne
peut pas comprendre ses plans, et par conséquent, comme
elle ne voit que des épures, des dessins, des calculs qui ne
lui représentent rien de sensible, comme la réalisation de
ces plans coûtera de l'argent et du temps, elle ne veut rien
risquer. Elle n'a pas de confiance dans le génie de son
mari.
Bizarre chose que la femme ne croit pas dans la force de
l'homme qu'elle aime; qu'elle doute sans cesse de sa puis-
sance.
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H8 l'inventeur.
Vous avez lu les Ressources de Qii'mola :
Là, l'inventeur trouve cette femme dévouée, qui a foi en
lui et est prête à se sacrifier pour son œuvre et sa gloire;
qui admire son génie comme un soleil et veut se réchauffer
à lui ; qui, si elle ne comprend pas sa pensée, essaye du
moins de s'y initier.
Et cependant cette femme, assourdie par le concert de
dénégations qui s'élève autour d'elle, entendant tous les
gens sérieux regarder Fontanarès sinon comme un fou, du
moins comme un orgueilleux qui devrait se laisser guider
par Don Ramon, en vient aussi, elle, à douter de lui !
Apprenons à la femme à comprendre, pour que ces doutes
terribles ne se représentent plus; donnotib-Jui une forte et
solide éducation pour qu'elle soit la digne mère de nos en-
fants; élevons-là, comme le voulail la Convention, pour la
liberté et non pour l'esclavage, pour l'avenir et non pour le
passé 1
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CHAPITRE IV
I^es négations.
§ I. — Les amis; les bons conseils. — Les idéologues; réponse de
M. Rooss; la valeur d'une idée; les hommes d'expérience; pouvoir do
la sottise.
§ II. — La peur du ridicule. — Les rétrogrades. — Les conservateurs. —
A quoi servent les manches coudés et les soufflets. — Obstacles opposés
h la science par les religions ; André Vésale ; défense aux vipères
d'avoir du venin, à la foudre de tomber sur les églises; hérésies;
anathèmcs aux chemins de fer; Romas accusé de sorcellerie. — Le
paratonnerre interdit de par la loi ; Olivier Ewans et la législature de
Pensylvanie; Fulton hué. — Les chemins de fer et les paysans duLan-
cashire; la ville do Saint-Amand et Versailles. — La politique et le
télégraphe; Charles Nodier et le gaz h éclairage. — Le wagon do
M. Leprovost. — Nécessité pour les inventeurs d'aller en Angleterre;
inventions rejetées par l'Angleterre; Erikson; Medhurst. — Les hommes
pratiques; Caton et Olivier de Serres; les fumiers pailleux et les tau-
pinières. — Triomphe du faux sur le vrai.
§ III. — Haines suscitées par l'intérêt contre l'inventeur; Arkwright;
Jouve; Ilargreaves; Jacquard; dévastation des chemins de fer en 1848;
M.Robinson et les ouvriers irlandais; Papin et les bateliers du Weser;
Fulton; Parmentier; Riquet; l'abbé Chappe; cherche-fuites Maccaud;
Sax; la calomnie. — L'amour-propre; William Lee et les dames de
Marie de Médicis; Hergstrasser et le télégraphe de l'abbé Chappe;
l'abbé Nollet et le paratonnerre. — Le patriotisme; les Anglais et
Franklin; les Anglais et Papin; escamotage d'un document important;
apaisement des haines nationales.
I
L'inventeur est uni à son œuvre, il ne peut plus la quit-
ter; il l'aime d'un amour immense; il ne vit que par elle;
il ne pense qu'à elle.
Mais en même temps, il la cache, il n'en fait part à per-
sonne. Il en est jaloux et il lui semble qu'il commet une
mauvaise action.
Bientôt ses amis s'aperçoivent des changements qui sont
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150
l'inventeur.
survenus dans ses manières et dans son existence. Ils se
disent :
— Que diable a donc un tel?... L'autre jour je l'ai trouvé,
marchant la tête basse, comme s'il avait commis un crime,
et il ne m'a même pas répondu quand je lui ai dit bonjour.
— Ah 1 tu ne sais pas? répond l'autre, il est inventeur!...
Il ne me l'a pas dit... mais je l'ai compris... il faudra l'en-
voyer à Charenton.
Et les deux amis rient d'un air de pitié dédaigneuse, en
haussant les épaules, du pauvre diable qui s'en va la tête
basse et ne rend pas les saluts, parce qu'il ne voit, n'entend,
ne comprend qu'une chose : l'idée qui est devant lui.
Ou bien ils font une plaisanterie dans le genre de celle
que l'on faisait à la cour sur le marquis de Jouffroy.
— « Connaissez-vous, disait-on, ce gentilhomme de la
Franche-Comté qui embarque des pompes à feu sur les ri-
vières et qui prétend faire accorder l'eau avec le feu.
— C'est un idéologue , disait Bonaparte ; et quand il
avait dit ce mot, il avait condamné un homme.
Aux yeux des trois quarts des gens, l'inventeur aussi n'est
qu'un idéologue, un homme à idée, c'est-à-dire un fou.
Dans les difficiles et longs procès qu'eut à soutenir James
Watt, les avocats de ses adversaires lui reprochaient aussi
de n'avoir inventé que des idées.
— Allez, leur dit M. Rooss, allez vous frotter à ces com-
binaisons intangibles, ainsi qu'il vous platt d'appeler les
machines de Watt, et ces prétendues idées abstraites vous
écraseront comme des moucherons, vous lanceront dans les
airs, à perte de vue. »
Que de gens on trouve qui ne comprennent pas la valeur
d'une idée !
Pour eux, et par cela même qu'ils n'ont pas d'idées, ils
trouvent que ce sont choses toutes naturelles, qui viennent
simplement dans la tête, qu'on acquiert sans travail.
Ils admireront bien, ces gens, un hercule qui enlèvera un
zed by G
LES NÉGATIONS
151
tonneau avec ses dents ou qui, comme M. Paul, résistera à
des chevaux.
Mais quant à admirer ces rêveurs, ces utopistes, ces cer-
veaux brûlés, ces visionnaires, ces originaux qui ne pensent
pas, ne vivent pas, n'agissent pas comme tous les autres
mortels, oh! ils sont bien au-dessus de celai Ce ne sont pas
eux qui se laissent prendre à ces chimères et à ces lubies,
eux hommes d'expérience 1
Et le malheureux inventeur, déjà écrasé par ses propres
luttes avec son invention, voit arriver vers lui ses amis,
ces Joseph Prudhomme, ces hommes d'expérience qui lui
lui disent d'un air contristé :
— Mon cher, vraiment je suis désolé de vous voir vous
enfoncer dans la voie où vous êtes lancé. Croyez-en mon
expérience : tous les inventeurs se ruinent ; ce sont des
têtes fêlées. Renoncez donc à toutes ces folies-là. Je vous ai
connu raisonnable dans un temps, redevenez-le.
Et puis, il donne, cet homme d'expérience, une petite
tape d'amitié sur l'épaule de l'inventeur qui reste, la tête
basse, et sent par ces paroles, dites d'un ton de bienveil-
lance et d'intérêt, toutes ses luttes morales se réveiller.
Les tourments recommencent plus vivaces que jamais;
les morsures sont empoisonnées.
Ohl qu'elle est dangereuse la piqûre d'un homme d'ex-
périence 1 Oh I quand un homme, tout brûlant d'enthou-
siasme, va se lancer à la recherche d'une idée, va se faire
tuer pour une noble cause, va se ruiner pour sauver un
ami, quand un cœur chaud bat dans une poitrine à tous les
nobles sentiments, quand tout votre être est en feu, y a-t-il
rien de plus douloureux que cette douche avec laquelle vient
vous glacer un homme tranquille, à la conscience calme,
en puisant une prise de tabac dans sa tabatière.
— Vous êtes fou, croyez-en mon expérience 1
Oh! «Dieu vous garde des hommes d'expérience! » dit
Alexandre Dumas ; car ce sont les égoïstes, les Sganarelle,
152 l'inventeur.
les Sancho Pança, le laid dans la nature humaine; et il
\aut mieux, croyez-moi bien, être Don Quichotte, chercher
la justice partout , dût-on s'escrimer parfois contre des
moulins à vent, secourir tous les malheurs et briser toutes
les tyrannies, recevoir toutes les ignominies, toutes les rail-
leries, tous les outrages, être abreuvé de toutes les amer-
tumes, être roué de coups, être broyé par toutes les forces
brutales, que de se plonger tranquillement dans un lit de
plumes bien douillet, de se retrancher du mouvement hu-
main dans un égoïsrae bien claquemuré, contre toutes les
folles idées qui pourraient faire battre le cœur ou bouillon-
ner le cerveau, que de devenir un homme d'expérience.
Les hommes d'expérience ! que de cerveaux ils brisent 1
que de flammes ils éteignent! que de généreux élans ils
arrêtent! que de battements de cœur ils compriment!
C'étaient des hommes d'expérience qui disaient à Ber-
nard Palissy, quand celui-ci avait déjà le cœur brisé par
les gémissements de sa femme et de ses enfants :
« Il lui appartient bien de mourir de faim, parce qu'il
délaisse son mestier. »
C'était d'eux qu'il « ne reeevoit que honte et confusion, n
en retirant sa fournée.
C'étaient eux qui le traitaient « de fol » parce qu'il avait
bris ' ses émaux manques, tandis que s'il avait voulu les
vendre, h en eût eu « pius de huit francs. »
C'était deux qu'il pouvait dire : « J'estois méprisé et
moequé de tous. »
Ils le méprisaient! ils le raillaient dans leur sagesse : et
cependant lui était le grand homme et eux étaient des im-
béciles ! Oh ! le pouvoir de la bêtise !
Pouvoir si grand, que parfois l'inventeur le subit et, met-
tant la tête dans ses mains, se dit :
— Allons! encore un qui vient traiter mes idées de
folies!... Serait-ce donc vrai?... Tout !e temps que j'ai dé-
pensé à mes travaux, toutes les souffrances que j'ai subies,
LES R KG AT IONS.
i r>3
toutes les veilles qui ont brisé mon corps, toutes ces luttes
qui ont voûte mon dos et blanchi mes cheveux ; tout cela
serait chimère et vanité !...
Et alors parfois à force d'entendre répéter sans cesse cela
par les hommes positifs qui ont bien fait leur chemin dans
le inonde, que l'on regarde universellement comme des
hommes dans l'avis desquels on peut avoir toute confiance,
qui sont les oracles de la localité, le malheureux finit par
croire que tant de gens ne peuvent se tromper, qu'il a tort,
qu'il doit renoncer à ses folies, et il brûle ses plans et brise
ses modèles l
Mais s'il réagit bientôt contre ce découragement, si la
vigueur de son caractère l'empêche de se laisser étouffer
par cet amas de stupidités qu'on entasse sur lui, s'il se relève
comme Galilée et s'écrie : Et pourtant elle tourne!... S'il
ose s'indigner contre ses ineptes contradicteurs, abattre
sous des paroles de mépris leurs honteuses théories, châtier
d'un coup de fouet sanglant ces lâches égoïstes, marquer
au fer rouge ces idiots, alors, on ne le plaint plus, on ne
lui adresse plus de ces douces paroles, vraies jattes de lait
empoisonnées, qui font bouillir le sang, de ces consola-
tions mensongères, de ce* encouragements méchants qui
commencent de la manière la plus amicale possible, mais
qui se terminent par un seulement!!!... comme dans les
Faux Bonshommes.
Au moins l'inventeur est débarrassé de ces pilules dorées
qui brûlent la gorge.
On l'attaque ouvertement avec un mélange de pitié et de
dédain; on lance sur lui des bruits calomnieux ; ces hom-
mes disent d'un air satisfait en se frottant les mains :
— J'ai essayé de le rotirer du gouffre dans lequel il
s'enfonce; mais il n'a pas compris mes bontés; il m'a re-
poussé comme si je voulais autre chose que son bien t ...
cV»t un pauvre fou à qui il faut bien laisser suivre sa des-
tinée, puisqu'il ne veut rien entendre.
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154
l'inventeur
Et puis concert d'acclamations sur ce brave homme si
sage et si généreux ; ovation complète !
Et puis colère et mépris contre ce fou qui n'a pas écouté
décemment des conseils si sages.
Et alors les railleries pleuvent, les traits arrivent de toutes
parts ; on parle de l'interdire, le moyen est proposé sérieu-
sement à sa famille.
Et puis on appelle le marquis de Jouffroy, Jouffroy la
pompe, le bateau de Fulton, la folie Fulton ; on traite Papin
de charlatan, etc.
Toutes ces criailleries, tous ce* croassements de corbeaux,
tous ces bourdonnements de frelons, agitent les nerf»,
écorchent les oreilles, agacent continuellement l'homme
d une grande sensibilité nerveuse que fait bondir la moin-
dre piqûre.
Voltaire n'a-t-il pas passé sa vie dans une colère perpé-
tuelle contre Palissot, l'abbé Desfontaines et Fréron en par-
ticulier, colère qui les a sauvés de l'oubli ?
Mirabeau ne rugissait- il pas, à la tribune, quand il
était atteint par le moindre pygmée et , pour l'écraser, ■
n'ébranlait-il pas le monde entier?
C'est toujours la fable du lion et du moucheron.
Et quelque stoïcisme et quelque indifférence qu'ait un
homme pour toutes ces petites misères, il n'en arrive pas
moins qu'il se trouve toujours à un certain moment une
parole envenimée qui le fait bondir.
Comprenez-vous l'atroce position de l'homme qui se
débat au milieu de toute cette meute.
Il se sent fort et vigoureux, il écraserait entre ses dix
doigt le plus robuste d'entre eux ; et, cependant comme
Guliver enchaîné par les Lilliputiens, il ne peut bouger et,
immobile, il est condamné à recevoir toutes les aiguilles
qu'ils lui lancent.
Il est comme le lion, pris dans un Clet, qu'il ne peut
briser. Il rugit, il étouffe de rage, impuissant, parfois il
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LES NÉGATIONS. 455
fait une pointe, un vigoureux effort; il croit qu'il va tout
briser, le filet cède mais ne se déchire pas.
II
L'inventeur produit son œuvre au dehors, il espère que
dans un cercle plus large, il ne trouvera pas les mêmes ti-
raillements; il pense que, de par le monde, il y a des hom-
mes intelligents qui l'appuieront.
Vain espoir I au loin il trouve la même incrédulité qu'au-
près de lui; partout les sots élèvent la voix contre son œuvre
ou, chose pire encore, la dédaignent et l'étouffent sous leur
indifférence.
«L'un me raille, l'autre m'injurie; un troisième m'invite
à écrire un poème épique, travail aussi utile que la mise en
marche d'une machine; j'écoute sans répondre. Dieu sait ce
qu'il me faut pour persister quand je m'entends appeler
fanfaron, charlatan, trompeur, homme avide. »
George Stephenson à son fils.
Ces paroles que disait Pascal au dix-septième siècle sont
encore profondément vraies:
« Ceux qui sont capables d'inventer sont rares, ceux
qui n'inventent point sont en plus grand nombre, et par
conséquent les plus forts, et l'on voit que pour l'ordinaire,
ils refusent aux inventeurs In gloire qu'ils cherchent et
qu'ils méritent par leurs inventions. S'ils s'obstinent à la
vouloir et à traiter avec mépris ceux qui n'inventent pas,
tout ce qu'ils y gagnent, c'est qu'on leur donne des noms
ridicules, et qu'on les traite de visionnaires. »
Il est vrai que quelques hommes se trouvent qui savent
l'apprécier et en voient toute la grandeur, tous les avan-
tages. Mais ils sont en si petit nombre qu'osassent-ils parler,
ils ne pourraient se faire entendre. Et puis ils ont peur, ils
n'osent soutenir trop hautement la nouvelle invention par
•
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156
l'inventeur.
crainte du ridicule. La plupart sont atteints d'une maladie
que M. de la Lantlellc a appelée la poltronnerie française,
maladie que nous avons en effet au plus haut degré, mais
que nous ne sommes pas, il faut le dire, les seuls à ressentir.
Aussi l'invention n 'est-elle accueillie que par l'indifférence
ou les huées et les sifflets.
Les deux grandes classes des rétrogrades et des consena-
teurs l'arrêtent.
Curieux sont les hommes qui les composent, et ils valent
bien la peine qu'on les considère un moment.
Les rétrogrades invoquent sans cesse le bon vieux temps;
les plus hardis remontent jusqu'au temps où l'on avait le
bonheur de manger des glands, ce qui devait les constiper
effroyablement, et de vivre tout nus ; mais ceux-ci sont des
exceptions; il faut être Baudelaire pour le soutenir sérieuse-
ment et se fâcher si on le contredit. Le vrai rétrograde re-
monte à deux ou trois cents ans; il évoque le beau siècle de
Louis XIV ; il parle de ses bonnes mœurs, et en les compa-
rant aux nôtres, il s'écrie : ô temporal ô mores ! Il aime
mieux la chandelle que le gaz, sans cependant suivre l'exem-
ple de la Meilleraye ; il préfère les vieilles routes décrites par
madame de Sévigné et Young aux chemins de fer, les cour-
riers au télégraphe; la révocation de ledit de Nantes à la li-
berté de conscience; la roue à la guillotine.
C'est un misanthrope haïssant tout ce qu'il voit, pleurant
sur les misères du présent et vantant le bonheur passé ; un
Timon du moderne, un Pangloss du vieux temps.
Il y a de vieux marins qui déplorent l'invention de la va-
peur, sous prétexte qu'elle tue le vrai matelot, qu'elle em-
pêche toutes ces savantes manœuvres qui constituaient la
vraie habileté du métier.
Il y a de vieux officiers qui ont lu tous les mémoires des
grands capitaines du passé ; ils les admirent et avec raison;
mais leur admiration n'a pas de bornes; ils ont sans cesse
les noms de Turenne ou de Condé à la bouche, voire môme
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LES NÉGATIONS
157
ceux de César ou d'Alexandre, et ils blâment Napoléon de
n'avoir pas suivi la môme tactique qu'eux dans certaines
circonstances.
Le conservateur a dix mille livres de rentes, un gros ven-
tre, une figure réjouie: il ne regrette pas le passé, on est
mieux de son temps et où pourrait-on être mieux? C'est un
optimiste à qui tout apparaît couleur de rose; il se trouve
bien où il est et ne voudrait jamais changer de place; il
peut aimer les voyages, mais au coin de son feu, et en se di-
sant à chaque pays : Diderot avait profondément raison de pré-
tendre que le voyageur est un homme qui, ayant un superbe
palais, passerait savie à courir de la cave au grenier sans en
jouir; il peut approuver la révolution, mais à la condition
qu'elle ne recommence pas; il admire le chemin de fer,
pourvu qu'on ne cherche pas la navigation aérienne; il
trouve le télégraphe électrique fort agréable, mais tiès-suf-
lisant; pour lui ce qui a été est mal, ce qui sera sera mal,
ce qui est est bien. A force d'aller, il prétend qu'on se cas-
sera les jambes, et comme il tient essentiellement aux sien-
nes, il ne veut pas marcher. Il se réfugie dans son époque
comme une huître dans sa coquille. Tout mouvement le
trouble; les journaux lui donnent le cauchemar; les nou-
velles découvertes lui font peur; qu'on fasse ce qu'on voudra
après moi, mais au moins qu'on respecte ma quiétude. Il
crie à l'insatiable ambition de l'homme; il accepte le pro-
grès à la condition qu'il s'arrête où il c>t; il veut bien de la
liberté de la presse, mais elle doit être sage; il invoquera
l'exemple de JoufTroy ou de Fulton pour le passé ; mais il
traitera de fou ou de charlatan tout homme qui se présen-
tera dans les mômes conditions; pour lui, vivre c'est jouir;
jouir demande le repos ; il faut donc se reposer : il passe sa
vie à dormir et à manger; il est très-heureux ; il ne com-
prend pas que ceux qui n'ont pas de lit ou de pain veuil-
lent en avoir ; il crie à l'inconduitc des ouvriers ; il prétend
que tous les écrivains sont vendus ; il ne voit qu'un mobile:
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l'inviktbur.
l'égoïsme ; il ne peut comprendre ceux qui sont prêts à
verser leur sang ou à se ruiner pour une noble cause; il dit
d'eux : ils cachent quelque chose ; bien entendu que ce
quelque chose est, selon lui, quelque vilenie!
Il voudrait briser le mouvement de l'horloge des siè-
cles à l'heure où il se trouve.
Il paraît du reste que l'homme de tout temps a eu une
grande aversion pour les innovations, à en croire cette
vieille histoire, et que ce n'est pas seulement en France
qu'on a peur des inventions.
Timothée le Milésien avait essayé d'introduire dans
Sparte une nouvelle lyre plus perfectionnée que l'ancienne.
Les Spartiates rendirent un décret ainsi conçu : « Attendu
que Timothée le Milésien... ayant changé la lyre heptacorde
et introduit dans cet instrument plusieurs sons, corrompt
les oreilles de notre jeunesse, etc. , en conséquence nous
voulons que nos rois et nos éphores réprimandent ledit Ti-
mothée, lui enjoignant de couper les quatre cordes super-
flues de son instrument. »
Pourquoi aussi ces nouvelles cordes? Autrefois on ne fai-
sait pas ainsi, on s'en passait bien et les choses allaient
cahin-caha, tant bien que mal.
Nous ne vivons que de progrès et nous faisons encore
comme les Spartiates.
Écoutez cette petite anecdote que je trouve dans le Ma-
gasin pittoresque, t. 34 : « En 1844, dit l'auteur d'un ar-
ticle sur l'emmanchement des outils, je voulus faire faire
l'essai des manches cambrés, par un entrepreneur de tra-
vaux publics dans le Vivarais. Ce brave homme se décida à
grand'peine à emmancher une seule pelle suivant le tracé
que je lui avais dessiné sur un mur. Cette pelle excita d'a-
bord une grande risée, il fallut la donner à un garçon de
quinze ans, souffre-douleur de son métier, qui gagnait dix
sous quand les bons terrassiers étaient payés dix francs;
puis le souffre-douleur faisant, avec la pelle ù manche cam-
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LES NÉGATIONS. 159
bré, plus d'ouvrage que les plus forts, ceux-ci la lui enle-
vèrent, et, comme il n'y en avait qu'une, ils se battirent
pour l'avoir. La première fois que je revis ce chantier, l'en-
trepreneur me dit :
— Voyez, monsieur, à quoi servent les manches cam-
brés? cela ne sert qu'à faire battre les ouvriers. »
Quelle magnifique réponse I et que de réponses pareilles
sont faites tous les jours. Quel malheur qu'on ne les enre-
gistre pas! ce serait un beau répertoire de la bôtise hu-
maine.
En attendant qu'on le fasse d'une manière complète, ap-
portons-y notre petit contingent.
J'ai lu je ne sais où une fort jolie histoire : les soufflets
étaient inconnus au Chili : un voyageur croit faire une ex-
cellente spéculation en y important une cargaison complète,
il fait des expériences publiques pour montrer tous les
avantages de cet instrument; il en distribue, voyant qu'on
n'en achetait pas; quelques gens, il est vrai, s'en servirent
pour allumer leur feu... en guise de bois sec.
« On a dû dire de la première lampe carcel, dit Roque-
plan : cela éclaire trop! On a dû le dire du premier bec de
gaz ! On a dit certainement, en Kgypte, en voyant la pre-
mière pyramide : « C'est trop haut! » On disait de Rossini
que sa musique faisait trop de bruit; on dit lors de la pre-
mière représentation du Juif errant que les saxtuba déchi-
raient les oreilles, crevaient le tympan.
Évidemment ! M. Roqueplan était bien bon de dire : « on
a dû le dire ; » il eût pu affirmer qu'on l'a dit.
H en a été de môme pour le canon. Machiavel, dont Na-
poléon admirait le traité sur la guerre, trouve que les armes
à feu sont de si peu d'effet qu'il espère qu'on en abandon-
nera bientôt l'usage. Montaigne est du même avis.
Et maintenant c'est bien pis; l'homme tel que l'a con-
struit notre société, commence toujours par avoir peur de
ce qui est nouveau. Ce n'est qu'à la longue qu'il s'y habitue
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UH) l'inventeur.
==* ==
•et pour qu'il s'y habitue, il faut un laps de temps d'une cer-
taine étendue.
Ici c'est la religion qui s'en mêle : les Arabes s'occu-
pèrent énormément des sciences naturelles; mais ils ne
firent faire aucun pas à i'anatomie, parce ce que le prophète
avait taxé d'impureté quiconque approche des cadavres.
Si une religion matérialiste comme l'islamisme faisait
une pareille défense, une religion spiritualité, comme le
catholicisme, devait encore se montrer plus intolérante
pour les chercheurs qui iraient demander à la mort les se-
crets de la vie. Aussi Vésale, qui avait osé braver ce préjugé,
cxpia-t-il son courage de sa vie. On prétendit, pour le
perdre, qu'ayant ouvert un cadavre, on avait vu palpiter son
cœur sous le tranchant du scalpel, crime que la mort de-
vait expier. « Chose inouïe, dit Richerand, la postérité,
comme les contemporains, n'a élevé aucun doute sur la réa-
lité du fait qui donna lieu à cette accusation absurde. Quels
témoins en déposèrent? Pour mettre le cœur à découvert, il
faut ouvrir la puitrine, couper les cartilages, scier les côtes,
enlever le sternum, faire en un mot des incisions longues,
profondes et bien capables de ranimer la vie, avant que le
cœur puisse être aperçu par la division du péricarde, son
enveloppe. Afin de donner quelque vraisemblance à l'accu-
sation, on peut supposer que l'un des spectateurs, penché
et s'appuyant sur le cadavre, aura fait refluer le sang vei-
neux dans les oreillettes ; un frémissement obscur , un
mouvement ondulatoire en résultant, on aura vu dans cet
effet mécanique quelque signe de vie et jeté un cri d'effroi,
répété par les ennemis de Vésale, trop heureux de cette
occasion pour le perdre.
« Bientôt l'ignorance, l'envie et la mauvaise foi dénatu-
rèrent le fait eu l'exagérant, l'inquisition demanda la mort
du coupable, et les prières de Philippe II obtinrent difficile-
ment, dit-on, que la peine fût commuée en un pèlerinage à
la'ïerre Sainte. Vésale s'achemina donc vers Jérusalem, de
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LES NÉGATIONS.
161.
compagnie avec un Malatesta, général des troupes de Ve-
nise. Ballotté par des fortunes diverses durant ce périlleux
voyage, il fut à son tour jeté par la tempête sur les côtes de
l'île de Zante, où il mourut de faim le 15 octobre 1564. »
C'était bien fait, pourquoi ne s'en était-il pas tenu à
l'anatomie de Galien? pourquoi avait-il voulu innover?
pourquoi était-il un chercheur?
Charas, en Espagne, exerça la profession de médecin.
Ses confrères cherchaient un moyen de le perdre. Or, un
archevêque de Tolède meurt juste à point et est canonisé
saint. Son successeur annonce que toutes les vipères de son
diocèse ont perdu leur venin. Charas devant une nombreuse
assistance fait mordre deux poulets par une vipère... Les
deux poulets meurent. Poursuivi pour ce fait, il est pris,
et languit quatre mois et demi dans les cachots de l'in-
quisition d'où il ne sort qu'à grand'peine.
Quand on inventa en Angleterre les vanneries, les paysans
prétendirent qu'il était contre la volonté de la Provdence
de produire ainsi un vent factice au lieu de demander
au ciel, par une ardente prière, le vent nécessaire pour
vanner le blé et d'attendre le moment marqué par le
Dieu d'Israël.
La tour de la cathédrale de Sienne était souvent fou-
droyée : en 1776 on voulut y mettre un paratonnerre. Ce
ne fut pas sans peine, on l'appelait la bayuette hérétique;
et on pensait que mettre le clocher sous sa protection
était faire injure au ciel.
Dans la province de Beyra, en Portugal, une famille
allemande vient exploiter des pyrites cuivreuses. Comme elle
emploie beaucoup d'ouvriers et fait augmenter le salaire
des autres, on accuse tout d'abord la fumée de l'usine de
détruire la végétation; cela ne suffit pas, on accuse cette
famille d'hérésie et un jour de procession on brise tout.
Nos évêques se servent bien des chemins de fer pour aller
voir le pape et ils paraissent même trouver ce mode de
ifrl
L'JN VEMfcUR.
locomotion as»ez commode; ils bénissent les chemins de
fer, — leur position officielle les y oblige, — mais ils s'en
vengent en prêchant hardiment contre eux. N'avons-nous
pas entendu l'archevêque de Rennes leur lancer ana-
thème à Sainte-Anne et les appeler les chemins d'enfer?
Ou appelle le chemin de fer chemin d'enfer. On traite
Ilomas de >orcier. Étant venu à Rordeaux, où de Nérac
sa réputation l'avait précédé, pour faire des expériences,
il déposa son cerf-volant chez un cafetier en atteudant
un orage. La foudre tomba précisément sur cette mai-
son. On accusa le malheureux cerf-volant d'avoir attiré
le tonnerre; le peuple te porta en foule à la maison,
menaçant de tout dévaster, si on ne lui livrait pas la cause
de cet accident. On fut obligé do la lui jeter et il s'em-
pressa de la mettre en pièces. Quand Homas, depuis ce
jour, passait dans les rues de Bordeaux , on s'écartait
sur son pacage, en le montrant avec terreur.
Ou reste, quoi dV tonnant que cette merveilleuse inun-
tion frappât le peuple de stupéfaction et de terreur su-
perstitieuse? 11 était ignorant et des gens qui auraient
dû être plus instruits que lui, au lieu de l'éclairer, fai-
saient cau.se commune avec lui. En 1783, M. Vissery,
élève, à Siiut-Omer, un paratonnerre sur sa demeure.
Aussitôt grande inquiétude dans les esprits ; d'étranges
rumeurs circulent dans la ville. La foule se réunit mena-
çante autour de la maison, (pie dominait l'appareil suspect.
La municipalité de Saint-Omer, au lieu de dissiper le ras-
semblement et d'expliquer qu'il n'y avait pas lieu à se fâ-
cher, intima l'ordre à M. de Vissery d'abattre son paraton-
nerre. Celui-ci protesta et il fallut un jugement du tribunal
d'Arras, en date du 31 mai 1783, provoqué par une bril-
lante plaidoierie de Robespierre, pour permettre à M. Vis-
sery de protéger son habitation contre la foudre.
L'inventeur n'est pas seulement traité de fou par 1c
peuple. La masse accepterait plus facilement les choses
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■I i
»
LES NÉGATIONS. 163
nouvelles si elle était éclairée; mais ce sont les ignorants
pédants qui croient savoir quelque chose qui repoussent les
nouveautés; ce sont 1 os conservateurs.
Avec quel dédain la législation de l'État de Pensylvanie
accueille, en 1786, le privilège que demande Olivier
Evans pour ses voitures à vapeur. Les voyez-vous, d'ici, ces
braves magistrats, souriant d'un air protecteur et se disant,
en refusant à l'inventeur de mentionner sa demande :
« Entre nous, le pauvre Olivier n'a pas la téte saine. » Il
est vrai que la législation de l'État de Maryland ne fui pas
si difficile : elle lui donna le privilège demande, a vu, avait-
elle soin de mettre dans ses considérants, que cela ne peut
nuire à personne. » Puisque cela ne pouvait faire ni bien
ni mal, pourquoi refuser de faire plaisir à un pauvre diable?
Ou bien on rit, on pousse des huées et des sifflets. Quand
Fulton monta sur son bateau, il fut accueilli ainsi : il est
vrai que quelques moments après ils se changeaient en ap-
plaudissements et en acclamations!
Mais une invention a-t-clle réussi, ce n'est pas une raison
pour qu'on l'adopte.
Je ne parle pas en ce moment des gouvernements qui ont
rejeté successivement les bateaux à vapeur, les chemins de
fer et les télégraphes électriques, je traite cette question
ailleurs; je parle seulement ici du public.
Quand Labarraque dér infecta les boyauderies avec du
chlore, les ouvriers s'en plaignaient très-fort : ils regret-
taient l'ancienne puanteur au milieu de laquelle ils vi-
vaient.
On appelait par dérision le chariot à support de Mands-
lay, la glissoire.
Quand le petit Renaut construisit ses galiotcs à bombes,
on le traita de fou. Une fois construites, on prétendit qu'elles
ne tiendraient pas la mer. Il répondit a ces négations en
bravant un orage.
Quand, il y a dix-huit ans, un journaliste proposa défaire
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i64 l'inventeur.
de la place dcCharing-Cross le centre de toules les lignes
britanniques, on cria au vandalisme, à l'anarchie... main-
tenant le projet se réalise.
Quand Franklin voulut introduire en agriculture le sul-
fate de chaux comme engrais, les possesseurs de salines le
combattirent de toutes leurs forces, craignant de ne plus
vendre le schlot. Ils cherchaient un argument : les routi-
niers le trouvèrent : ils prétendirent que le plâtre attirait
la foudre. On sait comment Franklin répondit à ces atta-
ques. Il écrivit sur un champ en lettres gigantesques :
« Ceci a été couvert de plâtre, » et dans cet endroit l'herbe
certifia elle-même sa puissante influence.
Les paysans du Lancashire se levèrent en armes contre le
premier chemin de fer.
Il y a vingt ans la ville de Saint- Amand (Nord) était en
fête, faisait gronder son bourdon et illuminait tous ses
murs. Elle avait remporté une grande victoire : le chemin
de fer ne passerait pas près de la ville 1 il n'enlèverait pas
ses vivres! il n'augmenterait pas la consommation !
« A l'ouverture du chemin de fer de Versailles , dit
M. Perdonnet, il y a vingt-quatre ans, personne, pas môme
le maire de la ville, ne vint recevoir le train d'inauguration :
les administrateurs arrivés seuls se rendirent à l'auberge où
ils dînèrent à leurs frais, avant de repartir toujours seuls
pour Paris. Il y a deux ans on inaugurait un petit embran-
chement de Troyes à Bar-sur-Seine : à l'arrivée du train on
tirait le canon; les administrateurs, escortés par une haie
de pompiers, étaient reçus par le maire qui leur faisait un
discours auquel répondait le président du conseil : ils
étaient solennellement conduits à un banquet offert par la
ville; ils avaient pour convives le préfet, le sous-préfet ;
des toasts étaient portés; le soir il y avait bal et feu d'arti-
fice. Comparez cette réception et celle d'il y a vingt-quatre
ans! »
Voilà le progrès, mais il n'a pas de railway à sa disposi-
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LES NÉGATIONS.
105
tion; il n'a encore que l'allure de la tortue ; quand ira-t-il
plus vite?
D'autrefois on n'accuse plus les inventeurs de sortilèges ;
mais on fait peser sur eux d'autres accusations aussi graves
et aussi stupides. Les préjugés se modifient avec le temps,
mais ils restent.
Sous la Révolution, le peuple qui ne croyait plus à Dion
ni au diable n'avait plus garde de fulminer des accusations
de sorcellerie.
Mais les frères Ghappe ayant établi dans le parc de Le-
pelletier Saint-Fargeau à Ménilmontant, un autre télégra-
phe, après la destruction de celui qu'ils avaient élevé à la
barrière de l'Etoile, la foule croit que cet appareil cache
quelque machination avec le roi et les prisonniers du Tem-
ple, et il y met le feu, menaçant de jeter aussi les mécani-
ciens dans les flammes.
La politique s'en mêlait sous la Révolution ; elle s'en môla
de même sous la Restauration. Quand le gaza éclairage eut
fait son tour en Angleterre et revint en France, le parti li-
béral le soutenait. Il fallait entendre les reproches que lui
adressait le drapeau blanc à ce sujet! Charles Nodier se met
de la partie ; il publie un ouvrage contre ce nouveau mode
d'éclairage, dans lequel il se livre à toutes sortes de jeux
de mots et de plaisanteries sur les anciennes lumières et le
progrès des lumières. Que n'invoquc-t-il pas contre le gaz?
Il le regarde comme le feu grisou et il s'écrie : « Quelle au-
dace que celle qui l'appliquerait, par une fausse bravade ou
par une fausse économie à des usages inutiles et perni-
cieux ! m
Après la question des dangers vient celle des indus-
tries qu'il compromet. « Il ruine une branche de com-
merce 1» dit-il; il semble à M. Nodier qu'on ne peut rien
répondre à cet argument. Les habitants du faubourg Pois-
sonnière firent un mémoire contre l'éclairage au gaz. On
alla jusqu'à prétendre qu'il était nuisible à la végétation ;
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100
l'inventeur.
et c'est encore une opinion qui a coups aujourd'hui parmi
beaucoup de gens.
Môme les machine? d'une utilité immédiate, évidente,
dont chacun peut constater les effets par ses yeux, éprouvent
la plus grande difficulté à être acceptées par le public; quant
à espérer qu'elles seront estimées à leur valeur, il n'y faut
pas songer. Ce fut ce qui arriva à la machine d'Arkwright
dont tous pouvaient cependant apprécier facilement les
résultats.
Voici un fait tout récent qui fait bien le pendant de ce-
lui-là.
M. Leprovost a construit de ses deniers un wagon de
première classe présentant toutes les améliorations deman-
dées par le public, tous les jours, avec tant d'instance. Il ne
coûte pas plus cher que les autres wagons. On s'en est servi
avec succès sur la ligne de l'Est, ce qui ne Ta pas fait adop-
ter. M. Leprovost n'a eu d'autre ressource que d'en appeler
au jugement de tous, en l'exposant dans les ateliers de la
maison Godillot, puis dans la rue Saint-Ho oré,
Mais pourquoi ne l'a-t on pas adopté ? Mystère des mys-
tères I
Peut-être que s'il allait quelque temps en Angleterre, il
aurait chance d'être mieux accueilli ensuite par nous. Il
faut que les inventions fassent leur tour d'Angleterre
comme les ouvriers font leur tour de France. Les chemins
bruneaux étaient connus, il y a trois siècles en France, le
Mac-Adam nous est revenu d'Angleterre avec un nom an-
glais. C'est incroyable combien nous sommes Anglais. Le
nom môme donné à notre bilan social est anglais : budget
vient de bougette, vieux mot donné par nous à l'Angleterre
et qui nous est revenu métamorphosé. Denis Papin trouve
la puissance motrice de la vapeur; mais il a fallu qu'elle
fût appliquée par Newcomen, Savery, Watt, Stephenson,
après quoi, non sans peine, les bateaux à vapeur et les lo-
comotives reviennent en France. J. Lebon conçoit le projet
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LES NÉGATIONS.
de nous éclairer avec du gaz : on le traite de fou et on le
laisse se ruiner tranquillement. Il faut que Windsor nous
rapporte cette invention. Le métier à bas est tout d'abord
inventé à Nîmes d'où il va en Angleterre. La teinture du
coton en rouge, un nouveau métier à gaz ont pris succes-
sivement le même chemin. Nicolas Briot invente un balan-
cier pour frapper les monnaies; il passe aussi la Manche
d'où il revient en France, non sans peine, par la protec-
tion du chancelier Séguier.
« La plupart des inventeurs français sont morts dans la
misère, ou ils n ont trouvé à appliquer leurs idées que sur
le sol étranger, » dit Arago.
Et cependant l'Angleterre est bien loin d'adopter facile-
ment aussi, elle, une nouvelle invention. Seulement nous
sommes aveugles et elle n'est que borgne. Mais elle
rejette le bateau de Fulton, celui d'Erickson ; elle a aussi,
elle, son bon petit contingent de négations; et je ne la
ménage pas dans d'autres chapitres. Je ne cite ici que
ce fait :
M. Medhurst, ingénieur danois, propose d'utiliser la
pression de l'air pour le transport des lettres et marchan-
dises. Le public ne s'y intéresse nullement. Brochures,
plans, modèles furent dédaignés. Quelques années après
un M. Vallance prend un brevet pour cette môme inven-
tion : il n'a pas plus de succès. M. Medhurst reprend ses
projets et propose un système entièrement nouveau. En
1838 MM. Glegg et Samuda, constructeurs anglais, le per-
fectionnent. Ils font leurs premiers essais en France, à
Chaillot et au Havre. Inutile de dire qu'ils n'obtinrent au-
cun succès : tous les hommes pratiques s'en moquèrent.
Cependant, comme ils avaient réussi, ils établirent en grand
leur appareil à la porte môme de leurs ateliers. Qu'im-
porte? Des hommes sérieux, des hommes d'un grand nom,
que j'aimerais assez a pouvoir citer, s'en moquèrent, haus-
sèrent les épaules, traitèrent le projet de fantaisiste, et il fut
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168 L'iN VKNTEUR.
impossible à MM. Clegg et Samuda de trouver le plus faible
appui à Londres.
Oh ! les hommes pratiques, les hommes positifs, qui n'ont
plus de cœur, jusques à quand donc seront-ils les obstacles
du progrès? C'était Gaton qui conseillait d'abandonner les
vieux esclaves et de les laisser mourir de faim; Caton qui
formulait ce dicton qui a servi de texte au théâtre d'agri-
culture d'Olivier de Serres: « ne change point de soc, ayant
pour suspecte toute nouvelleté. » Ces paroles sont encore
en profonde vénération auprès de tous les laboureurs. Fran-
klin est forcé d'écrire sur un champ ensemencé le mot plâ-
tre pour donner un témoignage manifeste de sa puis-
sance ; la charrue Dombasle est encore rejetée par bon
nombre de paysans; ils ne font pas de moyettes; ils objec-
tent contre les piocheuses, le fumier trop pailleux et contre
les faucheuses, les taupinières. Ne riez pas; j'ai entendu
de mes propres oreilles deux braves gens les repousser pour
ces raisons. Mais faites donc pourrir vos fumiers 1 mais dé-
truisez donc vos taupinières!
Voyez-vous la terrible position de l'inventeur trouvant
ces réponses hôtes, recevant ces pavés à chaque pas qu'il
fait. Que devient son œuvre au milieu de cette légion d'im-
béciles acharnés après elle? Comment peut-il l'imposer à
tous les gens qui ne veulent même pas l'examiner, la voir et
qui la condamnent d'avance. Quelle prise peut-il avoir sur
les hommes, qui même après avoir vu des résultats prati-
ques, avoir palpé en quelque sorte ses avantages, ne la con-
damnent pas moins parce qu'elle est une chose nouvelle?
Quel courage ne faut-il pas qu'il ait pour soutenir contre
tous une vérité que tous renient? Quelle persévérance doit-
il employer pour la faire comprendre à ces hommes qui ne
veulent pas l'écouter, qui condamnent son œuvre sans l'en-
tendre, qui sont tous pleins de préventions contre elle, qui
sont ses ennemis systématiques, et qui, s'il veut monter à
la tribune, sifflent et poussent des huées pour couvrir sa voix.
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LES NÉGATIONS.
1G9
Quel désespoir doit-il ressentir en voyant souvent triom-
pher le faux sur le vrai I Quels sentiments durent remuer le
cœur de Jouffroy quand, jeune et inconnu, il présente con-
curremment avec Perrier, appuyé par Ducrest, gentilhomme
très répandu à la cour de Louis XVI et dont le nom fait au-
torité, un projet de machine à vapeur appliquée à un ba-
teau; et quand il voit, lui qui est seul dans le vrai sous le
rapport du mécanisme et du calcul de la force à employer,
adopter le projet de Perrier, et quand à la suite de l'échec
qui résulte de cet essai, la compagnie aux frais de laquelle
il s'était fait, se dissout, refusant de recommencer une nou-
velle expérience et le condamnant ainsi à agir seul, livré à
ses propres forces !
Ce doit être un désespoir dans le genre de celui qu'é-
prouverait Brunelleschi si, sortant de sa tombe, il voyait la
manière dont ses continuateurs ont achevé son dôme à Flo-
rence ; ce doit être une rage impuissante telle que l'a repré-
sentée le Puget, ce grand artiste, aussi lui dédaigné et in-
compris, dans son Milon de Crotone qui plein de force et
de vie ne peut cependant ouvrir l'arbre qui s'est refermé
sur ses doigts et se voit dévoré vivant par les loups.
Les loups pour l'inventeur ce sont les routiniers de
toutes sortes : Roger Bacon va en prison, Galilée est
soumis aux tortures de l'inquisition, et son fils poussé
par la superstition brûle ses papiers ; Colomb est chargé
de fers, Bernard de Palissy est une des victimes de
la Saint - Barthélémy , Sauvage est emprisonné pour
dettes, Jouffroy meurt aux Invalides, Lebon est assas-
siné.
Quel effrayant martyrologe, et que M. Laboulaye fait bien
de s'écrier : « L'histoire de l'humanité, c'est l'histoire des
martyrs ! » Ils sont tous chassés, poursuivis, traqués comme
des bétes fauves, jetés dans des fosses comme des animaux
dangereux, abattus comme des chiens enragés , tous ceux
qui apportent une nouvelle foi au monde. Ici ce sont des
HO L'FNVPÎITEUn.
échifauds, là des bûchers qui se drossent contre eoi. Il faut
que le progrès soit arrosé avec du sang.
III
Après les obstacles que la stupidité humaine a dressés
devant la nouvelle invention, viennent ceux que suscitent
la jalousie, les rivalités, l'amour-propre ou l'intérêt; ceux
qui éprouvent l'un ou l'autre de ces sentiments ne reculent
devant aucun moyen pour parvenir à leurs fins. Ici c'est le
peuple, la foule, la masse qui ne croit pas à l'utilité des ma-
chines, qui se voit menacée par leur emploi de manquer de
travail et qui, alors furieuse, aveugle, n'écoutant rien, se
rue sur la nouvelle invention et son auteur, brise ses appa-
reils et menace de le tuer lui-môme.
Les ouvriers du Lancashire se précipitent en armes con-
tre le premier chemin de fer ; Arkwright est obligé de quit-
ter Preston, parce que le bruit se répand qu'il veut dimi-
nuer la main-d'œuvre.
Les ouvriers tournaisiens tentent d'assommer Jouve ; le
même préjugé fait briser le métier de Hargreaves ; de
môme l'invention de Jacquard supprimant deux ou trois
hommes par métier , on détruit ses premières machines et
sa vie est menacée.
Il faut le dire, à la honte de notre siècle, en 1848 des
mariniers, des < elusiers, des conducteurs de voitures incen-
dièrent la station de Saint-Denis, détruisirent le pont du
chemin de fer à Asnières, ses bâtiments à Saint-Germain et
brûlèrent le pont de Bi game, sur la ligne de Rouen.
Les imprimeurs eux-mêmes brisèrent, il y a quinze ans,
les presses mécaniques I
M. Robinson, à Dublin, veut construire une machine à
clous, en voyant que la fabrication à la main, seule en usage
en Irlande, ne pouvait rivaliser avec la fabrication mécani-
LES NÉGATIONS
171
que dont se servait l'Angleterre. Mais quand il essaya d'en
faire usage, les ouvriers s'y opposèrent de la manière la plu»
violente. Malgré toute l'énergie qu'il déploya, il ne put
triompher de leur résistance. Ils croyaient avoir remporté
une grande victoire : Qu'en résulta-t-il ? c'est que bientôt
l'établissement de M. Robinson tomba, qu'ils furent privés
entièrement d'ouvrage et que l'Irlande fut dépouillée de ce
genre d'industrie.
Qui ne connaît le triste sort du bateau de Papin?
Quand celui-ci eut visité la machine de Savery, il songea
à appliquer cette force motrice à un bateau. On avait cru
jusqu'en 18S1 que cette machine n'était pas sortie du do-
maine delà théorie. Mais une correspondance de Papin avec
Leibnitz, retrouvée par M. Kuhlmann et communiquée à
F Académie des sciences, a prouvé que cette machine avait
été appliquée à un bateau construit sur la Fulda.
Malheureusement Papin avait à Marbour** des ennemis
puissants; les dissentiments qui s'étaient élévés entre lui et
eux le forcèrent de quitter l'Allemagne, et il prit la résolu-
tion de faire transporter son bateau en Angleterre.
Il demande alors, 7 juillet 1707, la permission de faire
passer son bate:iu delà Fulda dans le Weser; mais il paraît
que les administrations de cette époque étaient aussi lentes
que celles de nos jours; car nous avons une nouvelle lettre
en date du 1 er août, où il se plaint du temps qu'on met à lui
répondre.
Dans cette nouvelle lettre, il est enchanté de son bateau :
il le montre triomphant du courant avec une telle force
qu'on avait de la peine à reconnaître s'il y avait une diffé-
rence dans sa vitesse en le remontant .
Mais dans le post-scriptum de cette lettre, dans laquelle il
s'enivre de son succès et montre tant d'espérance, il se
plaint de nouveaux tirnillements, de nouveaux échecs. Les
bateliers ne veulent pas permettre h son bateau de passer
dans le Weser ; il faudrait une permission de Son Alteme
172
l'inventeur.
l'Électeur de Hanovre, et s'il la refuse, alors que deviendra
le fruit de tant d'efforts et de travaux ? Il ne lui restera plus
qu'à abandonner et à détruire l'œuvre commencée ; cette
nouvelle invention, appelée à révolutionner le monde, devra
périr en son enfance faute d'une permission.
La permission n'arrivait pas cependant. Alors Papin, ré-
duit au désespoir, tourmenté par cette idée dévorante, croit
pouvoir s'en passer. Le 25 septembre il s'embarque sur la
Fulda et arrive à Brème où, en se réunissant, la Fuldaet
la Wera forment le Weser.
Là il veut faire entrer son bateau dans les eaux du Weser.
Mais les mariniers s'y opposent. Et comme lui, le grand
homme, l'homme de génie, s'indignait contre l'imbécillité
de ces gens qui ne comprenaient pas son œuvre, et par une
stupide jalousie voulaient l'arrêter, faute d'une malheureuse
formule administrative; eh bien! ces gens mirent sa ma-
chine en pièces!
Ah! dites-le moi, en voyant l'ignorance et une stupide
jalousie détruire ainsi le premier bateau à vapeur, ne sentez-
vous pas passer dans vos nerfs le frisson d'indignation qui
arrête la parole sur vos lèvres, vous étreint la gorge et le
crâne et ne laisse échapper qu'un blasphème contre la sot-
tise humaine ! qu'une plainte pour le génie !
Et lui, Papin, déjà vieux, faible, malade, qui comptait sur
son bateau pour s'introduire auprès de la reine d'Angleterre,
pour obtenir du pain et un asile pour sa vieillesse, pour voir
triompher enfin, en grand, dans la pratique, son invention,
se trouve privé de toutes ressources, jeté dans la misère!
Il n'a plus de patrie : l'édit de Nantes le condamne à errer
hors de France. Il lui reste l'Angleterre ; mais Robert Boyle,
son ami, est mort ; les savants avec lesquels il avait des re-
lations sont disparus ou l'ont oublié ; et s'il obtient de la
Société royale de Londres quelques secours qui, en l'empê-
chant de mourir de faim, ne l'en laissent pas moins dans
la misère, il ne peut avoir les ressources qu'il lui faudrait
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LES NÉGATIONS
173
pour recommencer ses expériences, remplacer son bateau
détruit sur le Weser !
L'histoire de Papin se renouvelle pour Fulton. Quand il
a réussi, on objecte que le système de navigation à vapeur
est préjudiciable au pays, qu'il nuit aux constructions na-
vales. On répète les vieilles erreurs qui tendent à arrêter
tout nouvel élan. Des paroles ne suffisant pas, on en vient
aux faits. Des bâtiments à voile heurtèrent souvent à dessein
son bateau et l'endommagèrent. La législation de l'Etat de
New- York fut obligée de réprimer ces tentatives par la pri-
son et l'amende.
Ce n'est pas seulement le peuple qui se livre à ces manœu-
vres insensées ; ce sont tous les hommes qui ont intérêt à ce
que le nouveau progrès ne se manifeste pas. Singulier aveu-
glement que celui qui leur fait croire qu'ils pourront faire
dérailler l'humanité en mettant une plume sur la voie.
Parmentier était traité non-seulement de fou, de mono-
mane, mais encore d'homme dangereux. Il donnait au peu-
ple des espérances chimériques et subversives de l'ordre pu-
blic, en voulant que tout le monde mangeât. Et que d'accu-
sations contre la pomme de terre étaient fulminées et par la
cour, et par la ville, et par le clergé, et par les routiniers et
par les accapareurs que protégeait Louis XV et qui avaient
tout intérêt à arrêter cette nouvelle source de bien-être pour
le peuple.
Les seigneurs de Saxe combattirent avec acharnement
Schubart pour maintenir leurs privilèges de vainc pâture,
de jachère, etc. Ils allèrent jusqu'à le dénoncer comme un
démagogue dangereux. Les Sociétés d'agriculture, fidèles à
leur rôle, le combattirent de toutes leurs forces.
Quand Riquet construisait son canal, tous les braves gens
dont les terres expropriées n'avaient pas été payées assez
cher à leur gré, faisaient de même tous leurs efforts pour
entraver ses opérations et les discréditer.
Qui expliquera le fait suivant?
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171
L'l.\ YËATfiL'R
L'abbé Chappe venait d'obtenir, à force d'insistance et de
démarches, l'autorisation d'élever un de ses télégraphes sur
le petit pavillon de gauche de la barrière de l'Étoile. Une
nuit, des hommes ma&qués enlevèrent ce télégraphe.
M. Maccaud invente un cherche-fuites fort commode,
d'un usage très-facile. Vous croyez qu'on va le mettre im-
médiatement en usage. Erreur! il e.^t de l'intérêt des com-
pagnies de laisser les tissures s'entretenir, car, quand elles
sont bien bouchées, le consommateur réalise immédiate-
ment une économie de 20 à 30 0/0. Il est de l'intérêt des
appareilleurs de gaz de prolonger éternellement leurs tra-
vaux de réparation; et alors on n'adopte pas l'appareil Mac-
caud. On ne s'en sert que dans les cas difficiles et on le
contrefait.
Et puis quelles jolies petites perfidies, quelles insinua-
tions :
Sax joue de sa clarinette par devant les membres du
jury de l'Exposition de 1844 et enlève leur admiration :
— Ne voyez-vous pas, dit Habeneck, que Sax est un
exécutant hors ligne? Il jouerait aussi bien sur un manche à
balai.
Or ce compliment enlevait au facteur ce qu'il accordait
au virtuose.
M. Oscar Comettant, sous le titre d'un inventeur an dix-
neuvième siècle y nous a raconté la très-curieuse biogra-
phie du célèbre facteur d'instruments de cuivre; elle est
pleine de faits instructifs. (Juand Sax voulut renouveler la
musique militaire, il n'y eut pas d'injures qu'on ne lui
lançât. Je compris bien, les facteurs se croyaient menacés
dans leurs plus chers intérêts.
Aussi comme les injures ne suffisent pas quand on veut
prouver quelque chose, attaquaient-ils la réforme tentée
par Sax avec les plus curieux arguments, dont voici quel-
ques-uns :
et Avec les instruments de Sax, dit {'Europe musicale du
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LES NKUATIIJNS. 173
21 avril 1845, les musiciens seront bientôt sur les dents et
une partie sera constamment à l'hôpital.
« On réduira les musiques militaires à un déplorable
état d'uniformité.
a On sait que le système S;ix consiste eu une combi-
naison de bugles de tout calibre. Ces instruments sont gé-
néralement sourds, et en tète d'un régiment on ne les en-
tendrait pas. »
Et puis vient enfin cette fameuse question morale qui se
reproduit devant toute nouvelle invention : « Voyez-vous la
ruine de milliers de familles qu'apporte le nouveau système.
Dix mille maîtres, contre-maîtres, ouvriers, femmes et en-
fants seront réduits à la misère; plus de dix mille musi-
ciens seront forcés de recommencer leur éducation instru-
mentale. Les marchands de musique militaire seront éga-
lement ruinés, car la musique qu'ils ont gravée deviendra
désormais inutile : tout le répertoire musical de l'armée,
composé et arrangé* pour notre système, ne sera plus bon
qu'à être livré aux flammes ou vendu au poids. Cette perte
peut être estimée à un million. Car chaque régiment pos-
sède des archives musicales, dont le prix d'achat seul est
évalué à 12,000 francs. »
Voilà ce que disait la protestation des facteurs : « Il faut
avouer, dit Oscar Comettant, que si messieurs les facteurs
étaient sincères en attribuant aux instruments de Sax une
si funeste influence, ils se sont montrés bien coupables,
puisqu'à une certaine époque ils ont laissé les anciens ins-
trumenU pour contrefaire les nouveaux, avec une touchante
unanimité, au mépris de tout le mal qu'ils en avaient
dit... »
Et puis à leur intérêt si touchant pour eux-mêmes, pour
les ouvriers, pour les musiciens, ne pouvait-on pas ré-
pondre :
Et les marchands de cuivre? et les ouvriers graveurs? et
les marchands de papier?
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17G
L'iN VENTEUn.
Sax venait en France précédé d'une réputation non pas
seulement d'habile facteur, mais d'inventeur. Le premier
titre eût été jusqu'à un certain point une bonne recomman-
dation : on eût bien pu l'envier, être jaloux de lui, mais on
eût cherché à l'employer ; il y avait des ressources avec lui
dans ce cas.
Mais il était inventeur 1 chose grave, tort impardonnable
pour les facteurs et les ouvriers et qui devait immédiate-
ment les animer de toute la malveillance possible à son
égard : car il substituait les chemins de fer aux routes et,
par conséquent, il devait avoir contre lui tous les maîtres de
poste et les postillons.
Cela ne manqua pas d'arriver : c'était un homme dange-
reux qui fabriquait les instruments de bois et les instru-
ments de cuivre à la fois, — choses que se partageaient
auparavant les maisons spéciales; — qui faisait entièrement
fabriquer tous les instruments chez lui, au lieu de les faire
passer par trente-six ateliers; — qui, enfin, apportait des
instruments tels qu'on n'en avait jamais vu.
Haro sur lui donc ! Et alors voici qu'une vaste conspira-
tion s'ourdit; une ligue avec président, délégués, trésoriers,
s'organise savamment et fait des appels de fonds pour l'ac-
cabler sous le poids des procès; on le ruine, on le vole, on
abuse de sa confiance, on brise ses outils, on le force à se
soumettre à la main des usuriers, on le discrédite, on
l'empêche d'avoir des fonds, on lui enlève ceux qu'il a:
il lutte énergiquement, alors on a recours aux grands
moyciis : un jour on essaye de l'assassiner !
Donizetti veut employer ses instruments; on le force d'y
renoncer.
Quand on a tout épuisé, on arrive à la calomnie, arme
commode qui ne coûte rien, et dont il est impossible de pa-
rer les blessures : la calomnie, cet excellent moyen dont
parle Beaumarchais :
« La calomnie, monsieur! vous ne savez guère ce que
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LES NÉGATIONS.
177
vous dédaignez : j'ai vu les plus honnêtes gens près d'en
être accablés. Croyez qu'il n'y a pas de plate méchanceté,
pas d'horreurs, pas de conte absurde qu'on ne fasse adopter
aux oisifs d'une grande ville eu s'y prenant bien ; et nous
avons ici des gens d'une adresse... d'abord un bruit léger,
rasant le sol comme l'hirondelle avant l'orage, pianis ? imo,
murmure, file et sème en courant le trait empoisonné. Telle
bouche le recueille et piano, piano aussi le glisse dans l'o-
reille adroitement. Le mal est fait : il germe, il rampe, il
chemine et rinforzando de bouche en bouche, il va le diable;
puis tout à coup, ne sais comment, vous voyez la calom-
nie se dresser, siffler, s'enfler, grandir à vue d'œil. Elle
s'élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache,
entraine, éclate et tonne, et devient, grâce au ciel, un cri
général, un crescendo public, un chorus universel de haine
et de proscription. Qui diable y résisterait?»
Avec elle on fait perdre le crédit; on dit qu'un billet que
veut négocier Sax est un billet de complaisance qui ne sera
jamais soldé, et on l'empêche de le négocier; on discrédite
des actions qu'il émet.
L'absurdité n'arrête pas; au contraire, la calomnie est
crue en raison de sa stupidité. On accuse Bernard Palissy
de fabriquer de la fausse monnaie, et on renouvelle cette
accusation <tupide contre Sax.
On comprend tous ces faits, à la rigueur, en y mettant
de la bonne volonté, il est vrai, mais enfin on les comprend;
l'intérêt est une influence si grande sur nous autres pau-
vres mortels l Mais on ne comprendrait certainement, pas
les faits suivants, si on ne savait que l'amour p opre sur
certains esprits a une non moins grande influence. Est-ce
lui ou l'intérêt qui a dicté aux dames de la cour la petite
méchanceté suivante? Gomme il me semble assez difficile
de juger l'intention, je place ici le fait comme transition
naturelle entre ceux que je viens d'exposer et ceux qui
vont suivre.
12
178
Les dames de la cour étaient chargées de tricoter les bas
de laine que portait Marie de Médicis. C était un grand
honneur et dont elles étaient fort jalouses. Aussi quand
William Lee menaça de les remplacer dans cette fonction
par son métier, décousirent-elles clandestinement les bas de
la reine qui lurent jugi s mauvais. Le crédit de l'inventeur
fut perdu et il mourut de chagrin.
Quand le télégraphe de l'abbé Ghappe eut enfin triom-
phé, Bergstrasser qui s'en était aussi occupé le mutila, et
plaida tant qu'il put auprès de ses compatriotes, pour
prouver qu'il ne valait rien et n'était bon qu'à amuser les
badauds.
Mais voici un fait pour lequel le doute n'est pas possible;
il ne relève que de l'amour-propre. Quand parut le paraton-
nerre, l'abbé Nollet avait à Paris le monopole de l'électricité ;
il s'en était fait sa chose à lui. Malheureusement il avait eu
beau s'en occuper toute sa vie, soit qu'il lui manquât cette
étinrelle qui doit s'allumer dans le ceneau pour qu'il y ait
invention, soit que le hasard se fût refusé à lui fournir une
occasion de faire une invention, il n'avait pu rien apporter
de nouveau h la science. Cela le chagrinait fort et le rendait
fort envieux des hommes qui, comme Franklin, sans s'oc-
cuper entièrement de cette question, l'éclipsaient complète-
ment par l'éclat de leurs découvertes. Aussi l'abbé Nollet
était-il l'adversaire systématique de l'Américain, et quand
une traduction des lettres de Franklin parut, il prétendit
qu'elles ne venaient pas d'Amérique, mais qu'elles avaient
été fabriquées à Paris par ses ennemis. Puis ne pouvant
plus se flatter de cette illusion, il se mit en devoir de les
réfuter, l'homme troublant le physicien, et le faisant par
conséquent aller un peu à tort et à travers. Je détache le
passage suivant contre le p iratonnerre, qui le prouve suffi-
samment.
« Quelle apparence y a-t-il que la matière fulminante
contenue daus un nuage capable de couvrir une grande
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LES NÉGATIONS.
179
ville se filtre dans l'espace de quelques minutes par une
aiguille grosse comme le doigt ou par un fil de métal qui
servirait à la prolongerl À quiconque aurait assez de crédu-
lité pour se prêter à une pareille idée, ne pourrait-on pas
aussi dire d'ajuster de petits tubes le long des torrents pour
prévenir les désordres de l'inondation? S'il ne fallait que des
corps pointus ou éminents pour nous garantir des coups
de tonnerre, les flèches des clochers ne su fïi raient-elles pas
pour nous procurer cet avantage ? car, outre que la plupart
ont une croix dont les bras sont presque toujours terminés
en poiote, ce que l'on met au bout est si peu de chose, par
rapport à la grandeur des objets, que ces édifices sont plus
pointus vis à vis un nuage, qu'une aiguille a coudre ne peut
l'être a l'égard d une barre électrisée. Cependant on sait de
tout temps que la foudre ne les i éjecte guère, non plus
que la cime la plus aiguôdes moutagm feriunt... summos
fulmina montes, »
Et voilà cependant par quels arguments, dont il est inutile
de démontrer la fausseté aujourd'hui, il engageait la plupart
des physiciens français à combattre le paratonnerre. Quel-
ques-uns même dépassèrent son ardeur belliqueuse : lui
se contentait d'appeler le paratonnerre un petit écart de
M. Franklin, fort à déplorer. Un de ses disciples, l'abbé
Poncelet, voulait qu'un règlement de police défendit de ter-
miner les édifices en pointe, et ordonnât de leur donner
des surfaces convexes; bien plus encore, on devait, dans un
intérêt public, interdire de planter des arbres de haute îige
auprès des habitations. Il reprend pour motiver son arJeur
les arguments de l'abbé Nollet, en essayant de les rendre
plus forts par les hyperboles avec lesquelles il les couvre.
Essayer d'éviter les accidents du tonnerre avec une petite
barre de fer, u c'est comme si, disait-il, je voyais un char-
latan, muni d'un vase contenant environ une pinte, entre-
prendre dévider l'immense bassin de l'Océan, pour pa^er
à pied sec eu Angleterre. »
l'inyestegr.
Et tous tant qu'ils étaient honnirent si bien le paraton-
nerre, qu'ils en arrivèrent à en faire un objet d'exécration
publique.
Et à l'amour-propre de Nollet se joignit sans doute un
peu d'amour-propre national. Quand donc les hommes
comprendront-ils qu'ils sont tous solidaires et que peu im-
porte que telle chose vienne d'Asie ou d'Afrique, pourvu
qu'elle soit bonne? Malheureusement jusqu'à présent chaque
peuple a regardé les autres pcuples"comme ennemis. Long-
temps on a cru qu'une nation ne pouvait prospérer que si
ses voisines étaient pauvres. Montesquieu est allé jusqu'à
dire qu'il était de bonne politique de les attaquer si on
voyait qu'elles étaient trop puissantes. Au lieu de grouper
les intérêts communs, on a cherché à les diviser. Jadis, un
peuple se privait de sel parce qu'il ne pouvait en obtenir
que de ses voisins. L'Angleterre, par esprit national, a
voulu se servir de paratonnerres à boule, parce que les pa-
ratonnerres pointus venaient d'un Américain. Les Anglais
sont des types eu ce genre. Leur orgueil ne souffre pas
qu'une autre nation les dépasse en quoi que ce soit. Ils
sont à la piste de toute- les revendications. A les entendre,
ce sont eux qui ont tout découvert et tout inventé.
Ainsi le docteur Hobison dit : « Papin n'était ni physicien
ni mécanicien. » Mais en revanche Robert Stuart célèbre
leolipyle de l'évéque Wiikins; le docteur Hobison, le
D r Uees, MM. Millington, Nkholson, Lardner, Alderson,
Tregdod, Tuomas Young, Paidington, font dater l'histoire
de la machine à vapeur du marquis de Worcester.
Mais il y avait un document qui gênait singulièrement
ce système historique.
En lG9o, Denis Papin avait publié un ouvrage inti-
tulé : Recueil de diverses pièces touchant quelques machines.
Les écrivains anglais ont feint d'ignorer l'existence de cet
ouvrage dans lequel étaient développées les idées de Papin,
el qui établissait d'une manière certaine ses droits à l in-
4
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LES NÉGATIONS.
181
vention de la machine à vapeur : cela ne suffisait pas; il
n'existait à Paris, en 1830, qu'un exemplaire de cet ou-
vrage appartenant à M. Molard. Cet exemplaire passa en-
suite à la Bibliothèque royale.
Eh bien I il y fut volé par un Anglais!
Il n'y a pas de fait, vous voyez, devant lequel recule un
Anglais pour satisfaire sa vanité nationale. Il n'y a pas de
stupidité qui lui fasse peur quand ce sentiment le domine.
Aniger a fait un long plaidoyer tendant à prouver qu'Héron
d'Alexandrie était inventeur de la machine à vapeur, pour
enlever cette gloire à Papin.
Les télégraphes employés en Angleterre sont tous d'orir
gine anglaise. Il est vrai qu'en France, au lieu de nous
servir des télégraphes américains et anglais, nous avons
voulu tout d'abord appliquer à la télégraphie électrique le
système de signaux des télégraphes aériens.
Les Américains rendent aux Anglais l'exclusion dont ces
derniers les frappent : la taxe pour l'obtention des patentes
est, aux Etats-Unis, de 300 dollars pour les étrangers, et
de 500 dollars pour les Anglais.
Tous les peuples partagent plus ou moins ce faux esprit
national : Que de nations ne veulent pas adopter le système
métrique parce qu'il est né en France!
A coté de ces faits, plaçons-en un qui fait honneur à la
France, et que l'on est heureux de pouvoir citer au milieu
de toutes ces petitesses, que j'irais môme jusqu'à appeler
des infamies, car ce sont des crimes de lèse-humanité.
Un prix avait été fondé par l'empereur, destiné au physi-
cien qui ferait la plus importante découverte sur l'électri-
cité. C'était Davy qui le méritait : En 1808, au milieu de
nos guerres contre l'Angleterre, on eut le courage de le lui
décerner. Il est vrai qu'on ne lui donna pas le prix de
60,000 fr., auquel il avait droit, et qu'on ne lui octroya
que 3,000 fr.; mais il n'en fut pas moins beau et noble à
nous de reconnaître ainsi sa supériorité.
182 l'inventeur.
Maintenant les jalousies, les haines nationales, sont de
plus en plus en voie d'apaisement. Les rapports des délé-
gués des ouvriers à l'exposition de Londres, de 1862, les
discours tenus au congrès de Genève, le prouvent. Ils ne
parlent plus de la perfide Albion ; ils rendent justice à ses
produits; ils se montrent impartiaux. Tous commencent
à comprendre qu'au delà de la patrie, il y a l'humanité.
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CHAPITRE V
L'Inventeur et la science officielle.
§ I. — Littérature et science officielle. — Le respect de l'autorité. — Un
coup de boutoir. — La meute. — Un examen dan» l'ancienne Faculté
de Pnri9. — Je hais lo sexe en gros; je l'adore en détail. — L'amour
du repos.— La moralité de M. Pouchet. — Trop jeunes ! pas de. bruit!
— La béte noire de l'académicien. — Démon et bouc-émissaire. — Un
calembour scientifique. — Napoléon et la marquise de Monldéjar. —
« Écrasons l'infâme! » — La noblesse des corps savants; arbres généa-
logiques; la Faculté de Montpellier et Adam; la Faculté du Paris et
Charlomagne; l'Université et le pape. — Uobertson, Biot et Gay-Lussac.
— Trop vieux! trop vieux! — «Si on les écoutait tous, il n'y en aurait
pas un de mort! » — Bertrand et Cuvier. — Les communications. —
M. Élie de Beaumont. — Les commissions. — Les jurys; les pompiers
de Lille; vaches bretonnes et vaches Durharn; la peigneuse llcilmaun.
— L'amour du beau. — L'administration de la science. — Français et
latin. — Charité, s'il vous plaît.
§ IL — L'orthodoxie scientifique. — Josué et Cuvier. — Colomb et les
Pères de l'Église. — L'infaillibilité. — Renaudot; Hippocrate et Guy-
Patio. — Galien et l'anatomie. — La mort du foie. — Les charlatans.
— Adam et l'antimoine. — Le parlement et la médecine. — « Le corps
humain est une bonne fonUine.» — Docteurs et chirurgiens. — Hydro-
phobie et rage. — « La science, c'est moi! » — Sous bénéfice d'inven-
taire. — A bas les fétiches!
§ III. — Négations. — La vie est courte et l'éternité est longue. — Para-
tonneres en pointe et paratonnerres en boule. — Papin. — Ewans. —
Oberkampf. — Lardner et les bateaux a vapeur. — Life-boats. — Les
navires cuirassés. — Fulton. — Locomotives. — « La santé des voya-
geurs.» — Une locomotive en plein champ. — Télégraphie électrique.
— La Condamine et le caoutchouc. — Le gaz à éclairage. — L'épicier
Garus. — Autres négations, — L'utilité de la douleur. — Le docteur
Velpeau et le docteur Noir.
§ IV. — Les prodiges. — La médecine niée par les médecins; tohu-bohu.
— Allopathes et homœopathes. — L'eau de goudron. — La gélatine.—
Le magnétisme. — L'homme fossile. — L'empirisme. — Un chimiste
et un chapelier. — Philippe de Paracelse. — « Cela n'est pas! » —
« C'est contraire h un principe de Pascal.» — La nature et la théorie.
— Les rails. — Euler et Doliand. — Bonnet et l'organogénie. — Le
bélier hydraulique. — Opinions vulgaires dédaignées par les savants.
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181
L'INVENTEUR.
§ V. — Le syllogisme et les mathématiques. — Les coniques et la salu*
brité dos hôpitaux. — Faux comme une statistique. — Le pont des
Invalides. — Mauperluis. — M. Lalannc et les chemins do fer. — « De
linfluence des mathématiques sur l'esprit humain. »> — La force du
cygne et du martinet. — Le despotisme des mathématiciens. — Opinions
dt* d'AIcmbert, Biot, Poisson, sur les mathématiques.
§ VI. — « Facile est in exprriunfio decipi. n — Verres de France et verres
d'Allemagne. — Cochons et moines. — Windsor. — Photographie. —
Le sucre et les chiens. — Une poudre de salon.
§ VII. — La science pure. — Biot. — M. Duruy. — César Birotteau et
Vaiiquel'm. — Antagonisme. — Les utilitaires. — Les savants et les
grands hommes.
§ VIII. — L'esprit académique; opinion de Balzac. — Bornes et cal-
vaires. - L'F.tat. — La centralisation. — Les sociétés scientiliques do
province. — Société des amis des sciences. — Les encouragements aca-
démiques.— La science libre.
I
On a tout dit de l'Académie française : les chiffres l'ont
jugée depuis longtemps. — Combien d'hommes remar-
quables, combien d'hommes nuls? Faites le bilan, il est
facile à établir: tout est dit.
Mais il y a à côté d'elle d'autres académies peu connues
du public ; elles vivent à l'ombre et on ne sait ce qui se passe
dans leur sein. Elles font et défont à leur aise, ne craignant
guère la publicité que peuvent donner à leurs actes quel-
ques hommes spéciaux. Tranquilles et en sécurité, elles
se disent : « Est-ce que le public s'inquiète de nous?
Est-ce qu'il écoute les quelques voix isolées et rares qui s'é-
lèvent contre nous? Que lui importe qu'un pauvre diable
ait été évincé par nous? Il ne comprend rien à ce que nous
faisons, et comme nous avons un brevet de savants, il nous
croit sur parole. »
Et sur ce, ils vivent pleins de quiétude, croyant être à
l'abri de toute espèce d'éventualités fâcheuses. Ils sont gar-
dés par quatre honnêtes lions verts qui montrent les dénis,
et ils dorment leur sommeil. Quel est donc le téméraire
qui sera assez hardi pour affronter les terribles colères de
L*INY ENTEUR ET LA SCIENCE OFFICIELLE. 485
ces gardiens? Bien fou qui viendra s'y exposer. Les plus
hardis même et les plus batailleurs ne se permettent
que quelques escarmouches. Ils lancent un petit trait de
temps en temps; quand ils trouvent une occasion trop
belle, ils ne peuvent échapper à la tentation. Mais une fois
le trait lancé ils se repentent; ils ont tous plus ou moins
d'ambition. Qui ne caresse l'espoir d'aller s'asseoir dans le
vieux temple du sommeil? On y est si bien et si douillette-
ment. Ils comprennent que s'ils troublent la tranquillité
de leurs aînés, ils ne peuvent aspirer à devenir leurs
cadets.
Us rentrent donc dents et griffes, môme et surtout alors
qu'ils devraient les sortir. Pour être ami de la vérité, on
n'en est pas moins homme; et l'homme fait taire le publi-
ciste, parce qu'il considère que places et sinécures aident à
faire bouillir la marmite, et que décorations ornent bien
l'habit. Or dans le giron scientifique nul ne peut rien s'il
n'est appuyé par quelques grosses têtes de l'Institut : donc,
chapeau bas devant elle; fût-elle ornée comme celle de Mi-
das, il faut crier : Oh ! la belle tête, oh I la bonne tête, oh !
la forte têtel II faut donc être politique et connaître l'éco-
nomie de parole telle que la délinit Voltaire. Si parfois tu
fais semblant d'être en colère, ce n'est que pour brûler de
plus fins encens. Tu te donnes un air indépendant, et tu
n'en es que plus souple. Il y a longtemps que La Bruyère a
dépeint ce caractère. La belle chose et la belle vertu que le
désintéressementl Mais qui donc en France ne court pas à la
grande curée? Où sont les philosophes qui, comme ceux de
Couture, regardent l'orgie sans s'y mêler? Et voilà pour-
quoi le bon public croit que tout est pour le mieux dans le
meilleur des mondes possibles, et que l'Académie des
sciences est le premier corps savant du monde, et qu'elle
est infaillible, et que toutes ses paroles sont paroles d'Evan-
gile, et qu'une fois qu'elle a prononcé, est insensé et per-
vers qui en appelle de son jugement. Le bon public res-
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486
l'inventeur
semble donc encore aux moutons de Panurge, il est toujours
naïf et crédule; ce qu'on lui dit, il le croit; s'il voit un gros
bonnet, vite il met chapeau bas : il est fier d'être dominé
par ce bonnet ; la servitude a son orgueil, et l'inventeur qui
est repoussé tous les lundis par l'Académie des sciences
chante quand même les louanges de cette Académie. Qui
n'est un peu Chauvin ? L'Anglais est tout aussi ûer de la
Société royale de Londres. Pour lui, c'est aussi le premier
corps savant du monde. Le Bas-Breton est fier du jury de
Landernau qui a déclaré que sa vache était mauvaise. Tout
le monde savant, et à tous les degrés, exerce une pression
effrayante sur la société, grâce à cette entente universelle,
et de ceux à qui il fait du bien et de ceux qu'il blesse et
qui ne veulent pas montrer leur blessure. Académiciens et
jurys, Français et étrangers, tous corps constitués payés
par l'Etat, s'abritant à l'ombre du pouvoir, administrations
de la science, chargées de faire les comptes de la lumière
et de la mettre en coupe réglée, vivent ainsi protégés par
les cadavres de leurs victimes. Allons! un coup de boutoir
sur toute cette meute de savants braillarde et couarde, fai-
néante et vorace. *
Ecoutez-la cette meute. Elle hurle ainsi depuis qu'il y
a un corps savant. Entrez dans l'ancienne faculté. Quel
tapage I Vous vous bouchez les oreilles: qu'y a t-il donc?
Ah 1 c'est un pauvre diable qui passe son examen du bac-
calauréat Il est sur la sellette depuis cinq heures du matin,
et il est près de midi. La meute aboie, gronde, le mord, le
déchire avec dents et griffes. C'est h qui en emportera un
petit morceau, l'abattra, le piquera, l'écorchera; c'est môme
une obligation pour chacun des bacheliers déjà reçus de
courir sus à lui. 11 est le blanc sur lequel chacun doit tirer.
Le voyez-vous, le pauvre hère, pendant sept heures de suite,
accablé sous les traits, les lourds arguments, les subtiles
arguties de toute cette foule acharnée après lui? 11 est là
seul contre tous et chacun, et tous sont sans pitié. Ils ont
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l'invebteur et la science officielle. 187
passé par les mômes épreuves, il les lui font subir à son
tour. C'est à qui brillera à ses dépens. Le bachelier, c'est
l'âne de la fable! Malheur à lui s'il perd un moment la
tête, s'il se laisse emporter ou abattre ! 11 doit faire face à
tout, il faut qu'il n'oublie rien, ne hasarde rien. Une omis-
sion, et dix adversaires vont la relever; un mol imprudent,
et aussitôt ils vont le retourner contre lui.
Pour comble de dérision le candidat doit fournir à ses
ennemis les moyens de réparer leurs forces. Dans une salle
attenant à la salle d'examens, on leur sert à ses frais du vin
et des rafraîchissements. Là, ils peuvent aller chercher de
nouveaux arguments ou de nouveaux traits d'esprit au fond
du verre. Ils peuvent rafraîchir leur gosier desséché par le
feu de la dispute, — le candidat seul ne doit puiser ses
forces qu'en lui-môme.
A quoi bon cette citation et quel rapport peut-il y avoir
entre ce pauvre hère et l'inventeur qui se présente devant
l'Académie. Le rapport? Il est bien simple à établir. L'in-
venteur n'a non plus à faire devant l'Académie qu'à des en-
nemis prévenus contre son œuvre, antipathiques à son in-
vention.
Certes, je ne saurais médire de chacun des membres de
l'Académie pris en particulier, mais que de choses à dire
sur l'Académie considérée dans son ensemble?
Je hais le sexe en gros, je l'adore en détail. L'Académie
ressemble à tout collège, à toute congrégation. Un homme
qui, en dehors de son enceinte, conserve sa verve, son ori-
ginalité, sa personnalité, devient académicien des qu'il s'as-
seoit dans son fauteuil ; et l'académicien, envisagé ainsi, est
un assez laid personnage; une sorte de Sganarelle ou de
Joseph Prud'homme, craignant toute grande chose, trem-
blant devant toute révolution, n'ayant qu'un amour, celui
du repos. Bien convaincu que son fauteuil lui a été donné
pour se délasser de ses fatigues, il est ennemi de toute nou-
veauté qui peut troubler ses loisirs. Avant tout, une séance
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l'inventeur.
académique est destinée à servir d'opium à ses assistants,
procurant un sommeil paisible et une bonne digestion.
Vous n'avez qu'à lire tous les discours et éloges académi-
ques passés et présents, pour vous convaincre que tout nou-
vel arrivant est si bien frappé de cette vérité que, dès qu'il
est élu, il commence parsemer des pavots sur la tôte de ses
confrères.
Et la preuve de cet amour de la tranquillité est la mora-
lité caduque qu'affichent les académiciens; car les acadé-
mies sont excessivement morales. Elles sont, ce semble, les
gardiennes des bonnes mœurs. Jules Janin ne pourra ja-
mais faire un discours académique qu' « à la porte de l'Aca-
démie française, » à cause de certains tableaux de Y Ane
mort et la femme guillotinée; Théophile Gautier, qui a
commis mademoiselle de Maupin, ne doit pas avoir plus
d'espoir; M. Villrmain a parfaitement prouvé à M. Taine
qu'il ne pouvait prétendre, avec les principes religieux
qu'il professe, à aucun prix ; qu'ils ne s'étonnent donc pas
de se voir préférer MM. tels et tels.
De même pour l'Académie des sciences. Les théories de
M. Pouchet pouvant avoir leurs dangers, il a fallu que la
vie privée de leur auteur garantît leur innocence. M. FJou-
rens a eu soin de dégager la responsabilité de l'Académie,
en motivant les raisons qui faisaient admettre, nonobstant,
l'insertion d'un mémoire de M. Pouchet au compte rendu :
d Voici une réponse de M. Pouchet à M. Coste. Je consi-
dère sa théorie comme très-aventurée : mais M. Pouchet est
un homme très-entendu et aussi très-moral. M. Pouchet a
autant de moralité que de talent. J'ai lu sa réponse et je
suis d'avis de l'insérer au compte rendu. »
Avis aux inventeurs et à tous ceux qui veulent soumettre
quelqu'idée à l'Académie. Qu'ils aient soin de joindre à
leurs communications un certificat de bonnes vie et mœurs;
un billet de confession ne saurait non plus leur faire de
mal.
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l'inventeur et la science officielle. 189
Aussi, comme la jeunesse est l'âge des violentes passions
qui peuvent parfois rompre l'équilibre si nécessaire aux
bonnes mœurs, les Académies se défient-elles énormément
des jeunes gens.
Ils sont si fols ! Et sait-on où ils vont? Il faut qu'ils aient
des précédents pour garantir leur moralité. Sinon, que ca-
chent les idées et les inventions qu'ils apportent : Timeo Da-
naos... Prenons garde !
Qu'on ne m'accuse pas de charger le tableau. Voici ce
que dit M. Aymar Bression : « La jeunesse d'un inventeur
est passée à l'état de principe pour le jury. Un inventeur
aura beau débuter par un coup de maître... on semble se
défier de lui... il faut qu'il attende, qu'il combatte, qu'il
souffre, qu'il se ruine souvent, et qu'il force la porte de
l'enceinte sacrée. »
Et puis il y a encore un autre danger à décerner des
prix à des inventeurs trop jeunes. Je ne parle pas de l'or-
gueil que pourraient leur inspirer les encouragements pré-
maturés, danger cependant qui dans l'intérêt religieux et
moral doit être fort à considérer, l'orgueil étant un péché
capital.
De plus l'expérience a instruit MM. les académiciens et
jurés, — j'ai déjàdit que je mettais tous ces messieurs dans
le même sac, — et ils sont hommes de prévoyance : ils pen-
sent à l'avenir. Aussi disent-ils à Sax qui avait mérité la
médaille d honneur par neuf inventions, toutes remarqua-
bles, présentées à l'Exposition belge de 1841 : « Il vA trop
jeune (!) et on n'aurait plus rien à lui offrir l'année sui-
vante. » Ce sont les propres termes du rapport.
Mais cette raison ne pourrait bien être qu'un prétexte.
Le vrai motif est que les jeunes gens sont turbulents; les
académiciens sont en général gens mariés ; — la morale
l'exige, — et pères de famille. Or, ils savent par expérience
que s'ils achètent un tambour à leur fils, leur fils leur cas-
sera la tête avec le jouet. Aussi, eux, amoureux du repos,
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!!><>
l'iîiventmur.
se gardent-ils de leur offrir pour étrennesdes instruments
si bruyants. Une médaille ou toute autre récompense pour
un inventeur jeune est un tambour avec lequel il troublera
leur repos. Or, voulant dormir avant tout, il leur est désa-
gréable qu'on vienne battre la charge au pied du lit sur
lequel ils dorment mollement enfoncés jusqu'au cou dans
une litière de pensées toutes faites. Ils sont si bien, faisant
leur ron-ron comme un chat dans la cendre 1 Rien ne les
agite, leur chemin est fait; ils sont arrivés, ils n'ont plus
qu'à se maintenir au roc académique, comme l'huître à son
rocher, et, en broutant des X, à attendre tranquillement le
jugement dernier.
Comment ne détesteraient-ils pas tous ces brouillons,
tous ces gens à idées novatrices, gens remuants, bouillants,
turbulents, qui viennent troubler leur repos! Comme il est
bien facile du s'en débarrasser en leur disant : « Vous m'ap-
portez quelque chose de nouveau, c'est absurde. » Réponse
qui dispense de toutes sortes d'études et de travail ; c'est si
vite dit, c'est bien plus commode que de chercher conscien-
cieusement ce qu'il peut y avoir de bon et de mauvais dans
un projet présenté. Les académiciens n'y suffiraient pas, les
malheureux I s'ils devaient accomplir le devoir qu'ils sont
censés remplir.
— a Si je m'occupais des affaires des autres, aurais-je le
temps de faire les miennes? disait tranquillement l'un
d'eux à un inventeur, qui, pour la millième fois, lui deman-
dait qu'il voulût bien examiner son projet.
Quel ennemi pour eux que l'inventeur! quelle tête de
Méduse! Le débiteur ne voit pas arriver de plus mauvais
œil son créancier. C'est un perturbateur de leur repos par-
ticulier ; et comme ils croient que leur amour du repos est
généralement partagé, ils le regardent comme un pertur-
bateur du repos public, et je suis persuadé qu'en leur Ame
et conscience, ils s'imaginent rendre un vrai service à la
société, eu même temps qu ils s'en rendent un à eux-mêmes
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l'inventeur et la science officielle. 101
en forçant de se tenir tranquille ret homme qui roule dans
sa tête l'horrible pensée de vouloir bouleverser le monde.
Ils ne sont pas loin de le regarder comme un démon évoqué
par Gallot, et de se mettre à la place de saint Antoine.
Aussi n'y a-t-il rien d'étonnant à ce que la Faculté de
médecine jadis déduisit gravement en plein conseil « de ce
que Renaudot étant né à Loudun, lieu affectionné par les
démons, de ce que Tertullien ayant montré dans son Apo-
hffétique que, pour se mettre en crédit, le diable avait re-
cours au débit des nouvelles et à celui des recettes pour les
maladies, qu'il était quelque chose comme le diable, » et sé-
rieusement le proclamât.
Quel diable en effet que l'inventeur 1 C'était Satan pour
le moyen âge qui se séparait de la terre et ne voulait vivre
que dans le ciel. Actuellement c'est le troublv-joie de l'aca-
démicien, c'est le démon qui vient tourmenter ses veilles,
c'est le cauchemar qui trouble son sommeil, c'est le lutin
qui l'assiège à sa table, à son feu, au chevet de son lit; c'est
le goutTre que Pascal voyait toujours à ses pieds, le follet
qui suit le Breton attardé dans les marais.
Il n'y a pas d'académicien qui ne s'anirne en parlant de
ce monstre. Il le voue à la mort, aux furies, et supplie tous
les soirs Proserpine ou madame Satan de lui préparer de
bons supplices pour l'avenir. Quel malheur qu'ils n'existent
pas pour le présent. Ahl si les juifs avaient eu une Acadé-
mie des sciences chargée de juger les inventeurs, nul doute
qu'ils n'eussent remplacé le bouc émissaire, — qui n'en pou-
vait mais, — par cet animal appelé inventeur qui ramasse
en lui toutes sortes d'élucubrations pour en forger un
monstre.
Mais nous ne sommes plus au temps de Moïse ; il n'y a
plus de bouc émissaire consacré par la loi, cependant tout
n'est pas perdu. Il y a encore moyen de se débarrasser
d'un homme. Notre dictionnaire possède certaines épithètes
qui, lancées par certaines doctes et imposantes bouches,
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102 l'inventeur.
impriment un stigmate indélébile sur certains fronts et
font fuir de celui qui le porte, comme d'un pestiféré, tous les
honnêtes et braves gens. La marque supprimée pour les ga-
lériens est ressuscitée de toutes manières. Il est vrai qu'elle
est quelquefois dangereuse à appliquer. Le bourreau peut
se brûleries doigts, s'il n'y prend bien garde, avec le fer
rouge dont il se sert. L'ancienne Faculté avait appelé Har-
vey circulator, sous prétexte qu'il avait découvert la circu-
lation du sang, mais circidator veut aussi dire charlatan.
De là, tirez la conclusion, elle est facile. Mais qui a été
marqué par ce mot, je vous prie? est-ce Harvey ou la Fa-
culté?
Mais l'effet est produit; la calomnie a fait son chemin,
voilà un homme mort et enterré, chantons son De profun-
dis d une voix joyeuse 1
Parbleu! enterrons-en le plus possible. Si on les écou-
tait tous, où en serait-on? Décidément Napoléon le Grand
est un grand homme. Comme il avait raison de dire de Fui-
ton: «N'ya-t-il pas dans chaque capitale une foule d'a-
venturiers qui prétendent toujours avoir fait mille inven-
tions, et qui ne cherchent qu'à faire des dupes?» Chassons-
les donc, renvoyons-les dans leurs pays. La marquise de
Montdéjar était une femme d'esprit; bien mieux, — une
femme de bon sens ; bien plus, — une femme de tête. La
preuve en est qu'elle a su faire son chemin, puisqu'elle était
maîtresse royale. Aussi pouvez-vous vous fier en toute sû-
reté à ce qu'elle disait : « Depuis que Colomb a donné le
Nouveau-Monde à l'Espagne, on nous en offre un tous les
quinze jours. »
Que faire, je vous le demande, d'une pareille quantité de
mondes? Il faut bien les mettre en réserve. A quoi s'occu-
peraient, nos enfants si nous faisions tout? Laissons-leur
donc de l'ouvrage.
Voici encore une vérité qu'il faut avouer. Tout inventeur
qui se présente à un académicien lui fait une grosse injure ;
l'inventeur bt la science officielle. 193
ne lui dit-il pas en effet : — Gomment? vous êtes un des
soixante-cinq hommes les plus savants de France, et vous
n'avez pas su in\enter ce que j'ai inventé, moil simple ou-
vrier, qui ne suis pas même sorti de l'Ecole polytechnique
dont vous êtes examinateur?
Dire pareilles choses aux académiciens, quelle audace I
Ne dépasse-t-elle pas toute limite? Aussi est-il facile de
comprendre qu'ils regardent tout inventeur comme un en-
nemi, et qu'ils partagent entièrement le sentiment que
Guy-Patin manifestait en ces termes, contre Renaudot:
« Je voudrais le voir dans un tombereau avec le bour-
reau ! »
Renaudot n'était pas inventeur. 11 était surtout novateur.
Les novateurs sont encore peut-être plus en exécration aux
académiciens que les inventeurs, car ils apportent avec eux
un nouveau danger, et par suite un nouveau motif de
haine.
Le novateur est plus qu'un trouble-fête, plus qu'un im-
portun, plus qu'un créancier, plus qu'un ennemi pour l'a-
cadémicien : c'est un successeur! qui peut ruiner ses théo-
ries et ses affirmations, qui fait ombre à sa gloire, tache à
son soleil. C'est donc un duel entre eux, un duel acharné,
car l'un a la vérité pour mobile, et l'autre a l'amour-pro-
pre. Aussi l'académicien cmploic-t-il tout ce qui lui reste de
forces pour écraser t infâme. Mais pour lui Y infâme n'est
pas le passé, c'est l'avenir. Les académiciens ont retourné le
mot de Voltaire pour leur usage personnel. Cette interpré-
tation pour nous, pour la société, pour le monde entier, ca-
che quelque chose de très-grave. Au dix-huitième siècle, ce
mot « écrasons l'infâme » était inscrit sur la bannière de la
philosophie, et signifiait : « Guerre au passé avec tout son
cortège de traditions, de superstitions, de préjugés, d'er-
reurs, d'infamies et de crimes 1 » Or les académiciens se
vantent de représenter le passé, et par conséquent retour-
nent ce mot contre l'avenir. Us donnent à l'Académie la
13
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L'iltVRNTEUR.
vieille devise de la Faculté de Paris ; ils l'intitulent : Veteris
disciplines retinentissima , — gardienne des mœurs an-
tiques. — C'est probablement ce motif qui a inspiré à
M. Flourens la jolie petite phrase sur la moralité de
M. Pouchet, que nous avons signalée plus haut.
Gomme ils aiment le passé, tous ces corps vénérables,
tous ces corps savants! C'est à qui aura la plus haute no-
blesse. La grande douleur de l'Académie des sciences est
de n'avoir qu'une origine de deux siècles. Parlez-moi de la
noblesse de la Faculté de Montpellier t celle-là compte.
Quelques gens modestement attribuent sa fondation à Mè-
rovée. Mais fi donc 1 Ce n'est pas assez pour Courtaud. Cour-
taud, lui, remonte directement à la source. Il la fait descen-
dre d'Adam, en droite ligne. La Faculté de Paris n'osa pas
élever si haut ses prétentions; elle se contenta de procla-
mer qu'elle datait de Charlemagne. Et il faut voir Guy-
Patin, ce défenseur acharné de toutes les bonnes traditions
(car il est doyen), plaider pour l'antiquité de la noble Fa-
culté. Ohl comme ils sont bien nobles I ils ont raison de le
prétendre, les aristocrates 1 Ils en ont tous les vices, despo-
tisme et ignorance. En se vantant de remonter à Charle-
magne, pourquoi n'ajouteraient-ils pas, comme les barons
du moyen âge : « Avons déclaré ne pas savoir signer, en
notre qualité de nobles. »
Et l'Université ! Elle ne pouvait prétendre à une pareille
ancienneté, les Établissements de Saint-Louis étaient là.
Mais comme elle était heureuse de pouvoir s'intituler « fille
aînée des rois de France! » Un beau jour ce titre ne lui
suffit môme plus. Elle tint à faire remonter au saint-siége
ses privilèges et sa constitution.
Trop vieux, trop vieux! J'en suis f&ché, mais vous êtes
usés, ensemble et séparément, institution et membres! Que
voulez- vous ? tout passe en ce monde, — même les théories
scientifiques. Celles-ci, d'après M. Dumas, n'ont pas la vie
dure, les pauvrettes ! Dix ans, c'est le terme fatal de leur
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L'INVENTEUR ET LA SCIENCE OFFICIELLE. 195
durée. Aussi qu'en résulte-t-il? C'est que le malheureux qui
devient académicien voit un jour sombrer sa théorie de-
vant une autre, ou bien s'engloutir à tout jamais sous quel-
que fait nouveau. Or c'est à l'académicien à juger le nou-
veau fait ou la nouvelle théorie. C'est cruel, il faut l'avouer.
La position est embarrassante, ou plutôt non, — il prend
rapidement son parti, il ne peut donner tort à l'œuvre par
laquelle il est tout; il ne peut renier une fille qui lui a ap-
porté en naissant un chapeau à claque, une épée et les
plumes vertes. Il faut qu'il maintienne son système, qu'il
le suive quand môme, sous peine de se dire à lui-même :
« Je suis ici à tort, j'ai volé ma place. »
Que diable! on a beau avoir soixante ou soixante-dix ans,
ne plus rien faire, savoir qu'on est un vieil arriéré, — on
ne se dit pas de ces choses-là soi-même, — demandez plu-
tôt à Bridoison.
Alors quoi d'étonnant dans la haine des académiciens
pour les nouveautés ? « L'Université, dit Renan, fermait ses
portes à l'étude du grec, parce que les bons docteurs n'a-
vaient pas connu cette langue. » Nos académiciens vou-
draient faire dévorer par leurs lions verts tout homme qui
apporte quelque vérité nouvelle. Ils vivent de l'erreur,
n'est-il pas naturel qu'ils essayent d'anéantir le vrai?
Aussi comme ils détestent tous les remueurs d'idées;
comme ils sont effrayés qu'ils ne les distancent, comme ils
craignent qu'ils n'apportent un flambeau dans toutes les
vieilles boiseries qui supportent l'Institut et qu'ils ne brû-
lent et le temple et ses prêtres! On ne doit porter de lu-
mière dans le sanctuaire qu'entourée de toile métallique
comme une lampe de Davy. Il est vrai que cet appareil n'é-
claire que faiblement, mais n'y voit-on pas toujours assez?
Si un profane veut venir leur disputer quelque chose,
comme ils s'acharnent après lui, comme ils l'écrasent dans
leurs chaires, où nul ne peut les contredire. Comme ils se
servent de leur titre d'académiciens en guise de massue 1
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1%
l'inventeur.
Quel bouclier assez fort, en effet, pour résister à une pareille
arme? En France, nous aimons l'autorité tout en deman-
dant à grands cris la liberté, et nous donnons toujours rai-
son à l'homme riche, à l'homme titre, contre le pauvre dia-
ble qui n'a pour lui que la raison et le droit.
Lisez les mémoires de Robertson, vous y verrez des choses
curieuses. Robertson était un prestidigitateur, un faiseur
de tours, un entrepreneur de spectacles, un saltimbanque.
Il était très-savant, à la vérité; ce fut lui qui apporta en
France la découverte du galvanisme. 11 s'en occupait ar-
demment alors que l'Académie n'en savait pas un mot.
Mais qu'importe 1 Quand le galvanisme eut fait son chemin
et eut montré, en dépit de tout, qu'il était une immense
chose, vite Delalande, qui n'avait fait nulle expérience, n'a-
v lit jeté qu'un coup d'œil sur cette découverte, puis ne s'en
était plus occupé, réclama la priorité de l'importation par
quelques lignes insérées dans le Journal de Paris. Ces quel-
ques lignes ont suffi pour qu'elle lui soit reconnue.
Robertson était un aéronaute très-hardi, très-habile, très-
ingénieux. Ce fut lui qui le premier s'éleva à une hauteur
qui n'a jamais été dépassée. Mais MM. Biot et Gay-Lussac,
académiciens, ayant une chaire, répétèrent chaque fois
qu'ils en trouvèrent l'occasion, que c'étaient eux qui avaient
atteint la plus grande altitude. 11 se trouva des gens dispo-
sés à le répéter, des professeurs qui le redirent chaque jour
aux quatre coins de la France, et Robertson fut proprement
enterré et oublié. Ils se gardèrent bien de mentionner aussi
les expériences qu'il avait faites et pour lesquelles il avait
entrepris le voyage. Le môme Robertson refait le miroir
d'Archimède. Il présente son modèle à l'Académie, il est
applaudi, — puis oublié. M. Trouillet fait une révolution
dans la manière de cultiver la vigne. Il est inaperçu de
tous, excepté des vignerons. Il est vrai que c'est eux que
cela regarde ; les académiciens n'aiment en celte matière
que le résultat.
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L*IN VINTEU R ET LA SCIENCE OFFICIELLE. 497
Enterrer les gens, c'est le fort de l'Académie. L'Académie
est l'administration .des pompes funèbres de l'idée. Elle sait
faire les choses proprement, elle engloutit dans ses cartons
les projets, les plans, les mémoires, tout ce qui lui est pré-
senté, comme on jette les pauvres diables dans la fosse
commune. Impossible de reconnaître ensuite un seul de
ces morls. Pour plus de précautions, elle voudrait les en-
voyer ad patres en silence, sans tambour ni trompette, la
nuit, dans une salle bien clause, en petit comité. Ce n'est
pas sans peine qu'elle voit certaines gens toujours prêts à
lui dire : « Tu as bien ou mal conduit ce décès, » ou à lui
crier: « Mais, malheureuse, il vit encore! » L'Académie
répète alors ce mot d'un fossoyeur : « Bah! si on les écou-
tait tous, il n'y en aurait pas un de mort. » Cependant de
pareils mots font mauvais effet, répétés au dehors. Aussi
est-ce avec une visible répugnance que l'Académie permet
aux journalistes de rendre compte de ses séances. Elle est
de l'avis de Naudé : « La presse fait les peuples trop savants,
tant en leurs propres affaires qu'en celles de leurs voisins... ;
et pour moi, il ne me semble pas à propos que la menue
populace sache tant de nouvelles. »
Il ne fallait rien moins qu'un homme entêté comme un
Breton qu'il était pour parvenir à pénétrer tous les lundis
dans le sanctuaire et dire au public ce que faisaient les
dieux. Ceux-ci, — en véritables dieux, — voulaient vivre loin
du jour, loin de la foule, cachés à tous les regards, comme
les empereurs d'Orient. Ils pensaient, non sans quel-
que raison, que quand le public serait initié à leurs occu-
pations, ils perdraient quelque considération. Aussi quand
Bertrand et les fondateurs du Globe voulurent les mettre en
présence du public, s'en défendirent-ils tant qu'ils purent.
Cuvier, qui, pour plus d'une raison, ne devait pas aimer le
grand jour, lit voter contre les intrus des lois draconiennes.
Heureusement qu'ils ne s'en effrayèrent pas et que, malgré
les cerbères, ils entrèrent. Mais quelle étroite publicité, et
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it)8 l'inventeur.
accordée encore comme à regret! Les travaux sont reçus,
mais à peine indiqués, encore moins analysés. La corres-
pondance est un fardeau pour le secrétaire (M. Élie de Beau-
mont) qui s'en débarrasse le plus vite possible. Elle est dé-
pouillée au commencement de la séance, au milieu du bruit
de ceux qui entrent, de ceux qui saluent, de ceux que l'air
poussiéreux et sépulcral de l'Institut prend à la gorge et
force à éternuer, — si bien qu'on n'entend rien, tandis
qu'en Angleterre, dans une réunion de deux mille person-
nes, pas un mot ne se perd. Le compte rendu officiel ne
fait nullement mention de ces communications qui, aussitôt
signalées, sont enfouies à perpétuité dans les cartons où nul
ne peut aller les retrouver. Quant aux journalistes, le moyen
de les signaler alors qu'ils ont affaire à un secrétaire dont
M. Cazin a pu dire : « La voix lui manque quand il s'agit
de nous faire connattre ces mémoires, ces notes, ces lettres,
traitant de toutes les sciences, renfermant souvent de pré-
cieux renseignements sur leur application. Les noms de
leurs auteurs arrivent à peine à nos oreilles, et rarement il
nous est possible de savoir les sujets de ces communications
qui ont demandé beaucoup d'études, de soins et de peine.»
Quant aux mémoires, plans, projets, etc., que l'Acadé-
mie est en quelque sorte forcée d'analyser, c'est bien pis.
L'Académie nomme une commission ad hoc. Cette commis-
sion, loin des regards du public, fonctionne tranquillement,
sans se presser,^ quand elle fonctionne: — « Les inven-
teurs, dit Vacquerie, qui soumettent une idée à l'Institut,
sont livrés sans garantie à un tribunal secret et irresponsa-
ble, dont aucun public ne juge le jugement. Les découvertes
sont jugées à huis-clos, comme les procès indécents. La
pensée est une obscénité. »
Aussi, quand après avoir tardé bien longtemps à donner
une solution, elles se décident cependant à formuler une
opinion, elles trouvent tout simple de rendre un jugement
de non-lieu. Puis, comme elles ont les pièces en main, et
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l'inventeur et la science officielle. 499
ne les communiquent pas, le procès est bien et dûment ju-
gé; l'inventeur est condamne avec toute raison, en toute
justice. C'est pis que l'instruction criminelle secrète qui
nous indigne tous.
Ce n'est point pour dire du mal de l'Académie, mail
quelquefois la manière dont sont composées les commissions
ne présente pas toutes les garanties désirables. Rousseau
lui ayant présenté son système de notation musicale, troig
académiciens fort savants, mais ne sachant pas déchiffrer
une note, furent nommés pour l'examiner.
Le marquis de Jouffroy voulant fonder une Compagnie
pour exploiter son système de navigation par la vapeur, s'a-
dresse pour obtenir un privilège à M. de Calonne. Celui-ci
en référa à l'Académie des sciences. Elle nomma, selon l'u-
sage antique et (solennel, une commission, mais en ayant
soin de mettre parmi ses membres le même Perrier qui
avait été autrefois le rival de Jouffroy. Être juge et partie
dans une question a toujours paru incompatible avec le
bon droit; mais la jurisprudence académique a des li-
cences.
Le jugement h porter sur la valeur de l'invention de •
Jouffroy était simple. Il avait fait une expérience devant
des milliers de spectateurs, elle refusa d'ajouter foi à cette
voix publique qui proclamait le succès, elle exigea que
l'expérience fût renouvelée à Paris. Mais le marquis de
Jouffroy avait été ruiné par la construction de sou bateau,
et .*on œuvre fut perdue, parce que l'Académie n'avait pas
môme accepte la signature du notaire juré et des quatre
témoins que voulait imposer Voltaire aux théories du pro-
fesseur Kœnig.
La manière de procéder n'a pas changé. On nomme une
commission pour décerner un prix à l'auteur du meilleur
traité sur la génération spontanée. Elle se compose de six
membres : quatre sont des adversaires convaincus de l'hé-
térogénie. M. Geoffroy Saint-Hilaire et M. Serres seuls
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200
l'inventeur
n'avaient pas de parti pris. Le premier meurt, le second est
remplacé : MM. Coste et Cl. Bernard leur succèdent. Dé-
sormais la commission ne compte plus un juge; elle ne
compte que des ennemis de l'hétérogénie. M. Miine Ed-
wards dit ouvertement à M. Pouchet : — Je donne le prix
à M. Pasteur. Les hétérogénistes n'ont plus qu'un parti à
prendre : se retirer du concours. C'est ce qu'ils font, et
M. Pasteur resté seul, triomphe sinon sans gloire, du moins
sans péril.
En 4864, une nouvelle commission est chargée a de faire
répéter en sa présence les expériences dont les résultats sont
invoqués comme favorables ou comme contraires à la doc-
trine des générations spontanées. » M. le général Morin,
président de l'Académie, nomme ses membres : ce sont
MM. Flourens, Dumas, Milne Edwards, Brongniart et Ba-
lard, tous des adversaires de l'hétérogénie. Noble impartia-
lité ! Cette commission a soin de tracer d'avance le pro-
gramme des expériences qui devront être faites. Des expé-
riences! je me trompe. La commission ne veut voir que la
seule expérience de M. Pasteur : deux réunions ont lieu; la
commission persiste et n'admet l'examen d'aucune des étu-
des auxquelles voulaient la faire se livrer MM. Pouchet,
Musset et Fleury pour s'éclairer complètement sur la ques-
tion. Ces messieurs sont encore obligés de se retirer sans
avoir rien fait.
Mais au moins, il y avait eu une commission; il y eut
môme un rapport : or les hétérogénistes avaient joui d'une
grande faveur, à en croire du moins M. Velpeau (séance
du 28 mai 60).
Un savant étranger demande un rapport sur une commu-
nication, on demande les raisons qui auraient empêché la
commission de le faire. M. Velpeau plein d'étonnement ré-
pond : — Mais si les commissions s'acquittaient de leur de-
voir, des séances de vingt-quatre heures ne suffiraient
pas .'
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l'invehteur et la science officielle. 201
Mais tout marche, tout fonctionne : voyons ce qui arrive,
laissons un moment de côté l'Académie des sciences, et
parlons des jurys; et comme leur organisation repose sur
les mêmes principes que celle de l'Académie, je les cite à
l'appui de la thèse que je soutiens.
Dans un concours de musique qui eut lieu à Fontaine-
bleau, et où figurait la grande harmonie de Paris fondée
par Sax, le jury était présidé par M. Garafa qui avait été
vaincu par l'inventeur, au Champ de Mars 1845. Consé-
quence naturelle : la grande harmonie que Meyerbeer avait
déclaré être la première musique de l'Europe, n'obtint
qu'une seconde mention, et la médaille d'or fut donnée à
la musique des pompiers de Lille.
Heureux pompiers de Lille! C'est triste, mais il en est
ainsi, et non-seulement pour cela, mais encore pour bien
d'autres choses. Aussi comment compose-t-on les jurys?
J'aurais peut-être bien des choses à dire des jurys des ex-
positions des beaux-arts; mais de ceux-là je ne parle pas.
Restons dans notre sujet, ne nous occupons que des choses
industrielles. Voyez les commissions agricoles qui sont
chargées dans les départements de décerner le prix quin-
quennal et la coupe d'honneur aux fermes les mieux tenues.
Leurs membres sont tous étrangers au pays; ils ne connais-
sent pas, ou s'ils le connaissent, c'est vaguement, comme
toute chose que l'on apprend dans les livres, ou par ouï dire, •
mais qu'on n'a ni vue ni pratiquée, les procédés de culture
particuliers à la région, les améliorations qui sont le plus à dé-
sirer pour le pays, les races qui conviennent particulièrement
au sol et aux débouchés, etc. Ils sont forcés de décider sur un
examen très-rapide, sans se rendre compte des nécessités
locales. Aussi, qu'en résulte-t-il? C'est que souvent ils don-
nent la plus mauvaise direction aux cultivateurs de la con-
trée, en encourageant les choses bonnes en elles-mêmes,"
mais non appropriées au pays. En Bretagne par exemple, au
concours régional de Hennés, j'ai vu le fait suivant : les va-
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t
202 l'iïiventktjr.
ches du pays, mi-b retonnes, mi-normandes, bonnes lai-
tières avant tout, sont la gloire et la richesse de l'Ille-et-
Vilaine. Tout le monde connaît le beurre de la Prévalaye.
Or le durham, excellente race à viande, ne produit pas de
lait. Mais les animaux de cette race sont beaux, ont de jolies
formes, élégantes, fines, séduisantes : croisés avec les va-
ches de notre pays, ils donnent des produits très-beaux, il
est vrai, mais qui ont un malheur : c'est qu'ils ne produi-
sent pas de lait. Cette considération n'a nullement empêché
le jury de primer, de préférence aux autres, les vaches de
cette catégorie. Que voulez-vous! les jurys aiment ce qui
flatte l'œil,
Ainsi, en 1846, une nouvelle peigneuse fut inventée par
Heilman : depuis les découvertes de Philippe de Girard,
c'était l'invention la plus importante qui eût paru. Mais la
pauvre machine, n'ayant pas un aspect imposant, n'eut pas
l'honneur ni le bonheur d'attirer les regards du jury.
Revenons à l'Académie. Elle est l'administration de la
science, chargée de l'aligner, de la balayer, de la nettoyer,
de la niveler, comme l'administration des ponts et chaus-
sées balaye, aligne, nivelle et nettoie les routes. De temps à
autre elle met la science en coupe réglée, comme l'admi-
nistration des eaux et forêts met les bois. Quoi d'étonnant
que l'Académie ait le goût des règlements? Ne date-t-elle
pas du règne de Colbert, l 'homme-règlement. Elle perdrait
entièrement son caractère si elle ne partageait pas cette mo-
nomanie toute française. 11 faut bien qu'elle s'occupe à les
faire, à défaut d'autre occupation. Et puis quoi de plus com-
mode qu'un bon article pour se débarrasser d'un opportun?
Vous présentez un projet, vite on vous présente un ar-
ticle. M. Béchamp apportait l'année dernière à l'Académie
le résumé d'un mémoire, comptant sur son insertion au
compte rendu. M. de Beaumont lui répondit que « les
usages de l'Académie, relativement aux travaux qui ont été
rendus par la voix de l'impression, ne lui permettaient pas
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l'inventeur et la science officielle. 203
d'accéder à ses désirs. » Un mémoire est envoyé d'Athènes,
écrit en grec moderne, le secrétaire répond qu'on fera sa-
voir à l'auteur que sa communication est comme non ave-
nue, « les mémoires adressés à l'Académie devant être
écrits en latin ou en français. »
Que dire d'un corps savant qui n'a pas le moyen de faire
traduire un mémoire en langue étrangère? N'aimez-vous
pas la clause qui exige que le mémoire soit écrit en latin au
moins! Ces messieurs le comprendraient-ils, d'abord? Et
puis, en quel latin, je vous prie, peut-on exprimer les termes
(le la science actuelle? Vapeur, électricité, télégraphe, com-
ment dire toutes ces choses? Et les pièces mécaniques? Et
les instruments, et les lois physiques? Gomment? comment ?
Je vous le demande.
Autre question. Pourquoi les comptes rendus de l'Acadé-
mie des sciences sont-ils limités? L'article 1 er du règlement
qui les concerne est ainsi conçu : u Les extraits des mé-
moires lus par les membres comprendront au plus huit
pages par numéro, et un membre ne pourra donner aux
comptes rendus plus de cinquante pages par numéro. »
Pourquoi cette limite? Mais, en France, nous avons l'es-
prit de restriction. Nous avons toujours peur de faire trop
en grand. Aussi, qu'arrive-t-il? C'est que si l'Académie se
trouve encombrée, — ce qui serait toujours à désirer, —
elle est obligée de supprimer des choses utiles et intéres-
santes. Du reste, il faut reconnaître qu'elle viole quelque-
fois cette règle quand il s'agit d'un des ses membres aimés,
comme M. Pasteur, par exemple.
Et ce corps prétend être le premier corps savant du
monde ! Ses membres le proclament et on le publie au de-
hors. Puisqu'il est si grand, que ne peut-il agrandir un peu,
selon le besoin, le format de ses comptes rendus ? Est-ce son
imprimeur qui le gône ? N'a-t-il pas assez d'argent pour
payer quelques pages de plus par numéro? Alors, mes
sieurs, charité, s'il vous plaît 1
l'inventeur.
II
Molière a attaqué la Faculté de Paris comme un reste de
la féodalité; nous, nous attaquons l'Académie comme un
reste de despotisme.
L'Académie est despote, parce qu'elle est une assemblée
de prêtres chargés de conserver le dogme scientifique. Ses
membres ont la mission de veiller à ce qu'on ne 1 attaque
pas. Leur rôle est tout entier dans le passé. S'ils se lancent
vers l'avenir, ils manquent à leur devoir. Leur symbole est
autorité. Leur formule est celle de l'ancienne Faculté. Le
progrès pour eux n'existe pas; ils n'admettent que ce qui
est fait. L'esprit de leur constitution le leur ordonne.
Ils doivent veiller à ce qu'on ne fasse rien de contraire aux
lois scientifiques promulgées antérieurement. Leur premier
principe est l'immobilité. Ils sont conservateurs par essence.
Ils sont prêtres : c'est tout dire. On peut leur appliquer en
toute sécurité, et bien entendu en tout bien tout honneur,
ce que Garnier Pagès dit des Jésuites :
«Ah! c'est qu'ils représentent une idée î le passé! Le
passé dans son intérêt, ses préjugés, ses privilèges, ses
abus, ses oppressions, ses crimes. A toutes les époques, il
y aura des jésuites, quoi qu'on fasse : et il n'y aura pour les
vaincre qu'une puissance plus forte, plus colossale encore,
les peuples qui représentent l'idée contraire : l'avenir! l'ave-
nir avec ses lumières, ses améliorations, ses dévouements,
ses sacrifices. Telle est la croyance des peuples! Telle est la
loi de l'humanité!... »
Josué arrêtant le soleil est, en effet, le symbole qui se
perpétue partout où il y a des prêtres, quelque culte qu'ils
professent.
C'est un roi pontife qui a, le premier, formulé la néga-
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l'inventeur et la science officielle. 205
tion du progrès : c'est Salomon qui a dit : « Rien de nou-
veau sous le soleil. »
Il avait raison à son point de vue. Les religions doivent
renier tout progrès. L'Académie est le temple d'une reli-
gion, de la religion scientifique. Un de ses pontifes, Guvier
aussi, a nié le progrès. Quoi d'étonnant à cela? Il est dans
son rôle. Toute religion repose sur le principe d'autorité;
tous ceux qui l'attaquent, parce qu'il enchaîne l'homme,
parce qu'il arrête son essor, parce qu'il lui défend de s'é-
carter de la voie qu'ont suivie ses pères, de sortir de l'or-
nière creusée par l'infime chariot antique pour s'élancer
sur la voie de fer, parce que c'est en son nom que le tyran
s'écrie : « Tu n'iras pas plus loin! » tous ceux qui protestent
contre lui, qui n'admettent pas de dogme scientifique, qui
ne veulent être guidés que par le libre examen, sont-ils des
révolutionnaires traités par tous les conservateurs du passé,
d'insurgés, de rebelles, de révoltés.
En effet, pendant le moyen âge et à la Renaissance, quel
est l'apôtre du progrès? C'est Satan ; sa femme est la sor-
cière. Le prêtre les attaquait avec acharnement, invoquant
contre eux l'autorité biblique.
C'est cette autorité qui livre Galilée à l'Inquisition et
jette Roger Bacon en prison.
C'est devant cette autorité que Colomb est forcé d'exposer
ses projets. Or, voyez-vous Colomb, un révolutionnaire, un
homme s'affranchissant des vieilles entraves, des préjugés,
être obligé de plaider l'avenir devant ces hommes du passé!
Le voyez-vous comparaissant devant ce tribunal ecclésias-
tique qui l'écrase par les textes tirés de la Genèse, des
psaumes, des prophètes, de l'Evangile, des épîtres, accompa-
gnés des commentaires de saint Chrysostome, de saint Au-
gustin, de saint Jérôme, de saint Basile, de saint Gré-
goire, de saint Ambroise, tous ennemis de la rotondité de
la terre; par saint Augustin qui déclare la doctrine des
antipodes incompatible avec les fondements delà foi; par
L IN VRffTEUR.
Lactanre, qui s'écrie : « Est-il rien de plus absurde que de
croire qu'il y a des antipodes ayant les pieds opposés âux
nôtres; des gens qui marchent la tête en bas et les talons
en l'air? » Voyez-vous Colomb obligé devant ses juges d'in-
voquer non pas la raison, mais des textes bibliques con-
traires à ceux-là 1 Pitoyable comédie!
Mais un jour l'autorité, la tradition religieuse perdit sa
cause devant la raison. A la Sorbonne succédèrent la Fa-
culté de Paris et l'Université; mais si la tradition changea,
l'autorité resta. A l'infaillibilité papale succéda l'infailli-
bilité des anciens. Les savants n'invoquèrent plus les textes
bibliques, ils invoquèrent Aristote et constituèrent ce que
plus tard on a appelé sa docte cabale. La science se consti-
tue une tradition d'où il est défendu de s'écarter. La Fa-
culté de médecine dit par la bouche de Perreau : « Il faut
rejeter toutes ces nouveautés autant dangereuses en reli-
gion qu'en notre art. » S'écarter de la règle devient un
parjure : le récipiendaire devait s'engager par serment à
ne jamais suivre d'autre doctrine que celle du maître.
La môme comédie qui se joue maintenant devant l'Aca-
démie, au nom de Pascal, de Newton, de Lavoisier, etc.,
se jouait au nom d' Aristote : on apportait un fait nouveau,
il était réfuté par Aristote. On alléguait... « Il n'y a pas de
fait qui tienne, disait un brave docteur d'un air rogue,
devant deux mots d'Aristote. »
C'était Aristote pour les uns : les organogénistes n'ont
longtemps juré que par lui, comme d'autres médecins ne
juraient que par Galien ou Hippocrate. Galien par-ci, Ga-
lien par-là, Galien toujours; rien qu'il n'eût prédit, prouvé,
montré, indiqué. Quant à Hippocrate, c'était un dieu inat-
taquable, c'était au dix-septième siècle sa théorie seule
qu'on devait prendre pour guide dans l'observation. Voye«
ce que valent à Renaudot de la part de Guy-Patin, quelques
légères paroles sur luil II a commis un sacrilège ni plus ni
moins.
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i/lNVENTEUR ET LA SCIENCE OFFICIELLE.
20?
« Qui eût jamais cru qu'un docteur de Paris eût osé
parler si légèrement de ce souverain dictateur de la mé-
decine? Proh! Dexun immortalium fidem! Où est la foi,
l'honneur, la conscience de cet écrivain? »
Quant à Galien, voici quelques faits qui prouvent le res-
pect qu'on lui portait. Dans l'antiquité, on ne connaissait
qu'un squelette humain. Il était conservé à la bibliothèque
d'Alexandrie et on faisait des voyages considérables pour
aller le voir. Galion ne parait pas avoir connu d autres
squelettes que celui-là. Il est à supposer que les descrip-
tions anatomiques qu'il nous a laissées ont été faites d'après
des singes. Qu'importe? Jusqu'à ce que Sylvius, Mondini et
Vésale osassent faire des dissections, on ne connut l'orga-
nisation humaine que sur la fui du maître et on ne mit pas
un seul instant en doute l'excellence de ses principes,
malgré cependant quelques erreurs assez jolies qui devaient
se manifester de temps à autre. Mais ce n'est pas tout.
Les hommes même qui voulurent expérimenter par eux-
mêmes, disséquer des cadavres, les premiers anatoinistes
n'en restèrent pas moins sous le joug de Galien. Dubois
d'Amiens, par exemple, plus connu sous le nom latin de
Sylvius, le seul anatomiste dont les descriptions, bien que
trop abrégées, puissent être citées avec éloge, avant Vésale,
plutôt que de révoquer en doute l'infaillibilité de Galien,
prétendit que la nature s'était livrée à de capricieux écarts.
Et tous, tous sont ainsi; ils ne peuvent se débarrasser des
lisières dans lesquelles ils sont enserrés. Ils ont une mo-
destie admirable; ils aiment mieux croire Galien que se
laisser diriger par leurs propres observations. Van Hel-
mont avoue lui-môme naïvement qu'il ne comprend pas
ce qu'il enseigne, mais il l'enseigne. Aquapendente a en-
trevu le développement centripète. S'il avait osé poursuivre
la voie dans laquelle il s'était engagé, nul doute qu'il
n'eût posé ses véritables bases; mais Galien est là! et par
vénération pour Galien il lâche la proie pour l'ombre.
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l'inventeur
Riolan s'identifie avec Galien et ne le quitte pas. Il eut
peur pour les affections de toute sa vie quand parurent les
innovations médicales qui signalèrent le dix-septième siècle.
Pour lui c'était le renversement de toutes les bonnes doc-
trines et il dépensa sa science et son talent à se tromper
lui-même pour éviter cet épouvantable malheur.
Gaspard Aselli découvre l'existence des veines lactées.
Mais il est disciple de Galien, et par conséquent il fait
aboutir au foie les vaisseaux chylifères. Pecquet attaqua
cette doctrine et montra que le chyle se jetait directement
dans le sang sans passer par le foie. Et Galien ? Quid de
nostrà fiet medicinâ? s'écria avec désespoir un docteur de
la Faculté de Montpellier. Et le foie, que devenait-il le mal-
heureux? 11 était détruit, il était mort. Bartholin lui fit une
épitaphe, et plus tard si on lui objectait des arguments
tirés des fonctions du foie, il s'écriait : « C'est impossible,
puisqu'il est mort 1 • Bartholin était hardi, il aimait les
places nettes : voilà pourtant où pousse le respect de l'au-
torité 1
Une fois qu'il s'empare d'un esprit, il l'absorbe tout en-
tier, il le métamorphose, le retourne comme un gant.
Guy-Patin hait Descartes parce qu'il doute, il lui croit
l'arrièrc-pensée de faire prévaloir de nouveaux principes en
médecine. Et cependant Guy-Patin est un esprit très-irrévé-
rencieux pour les prêtres et pour les cardinaux, et môme
pour le roi, et aussi pour la Providence. Mais il est doyen 1
Titre oblige I
En cette qualité il poursuivit avec acharnement tous les
hommes qui apportèrent quelque innovation dans la méde-
cine du dix-septième siècle; il poursuivit Henaudotde toutes
ses fureurs, il essaya de le clouer à terre avec toutes les
flèches de son esprit, de le réduire en poudre à l'aide des
foudres de son éloquence. Malheureux Renaudot quelles co-
lères il attira sur sa tête! Nous avons déjà vu qu'il avait été
démon et sacrilège. Ajoutons à ces faits quelques autres
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l'inventeur et la science officielle. 209
faits instructifs, qui donneront une idée de la tyrannie
qu'exercent les savants quand ils se mettent à être tyrans.
Renaudot est déclaré traître et fils de traître, parce qu'il
soutient l'antimoine. La Faculté de médecine ne le regarde
que comme un vil charlatan. Charlatanisme sont ses re-
mèdes et consultations donnés gratuitement aux pauvres !
Infâme usure sont ses prêts sur gage aux pauvres, qui sont
l'origine du Mon t-de- Piété 1 Infâme trafic sont ses essais
pour faciliter les transactions commerciales ! Mais il y avait
un moyen de se débarrasser de lui : fut bien avisé et mé-
rita les remerciements unanimes de la part de la Faculté,
celui qui y songea le premier. Renaudot n'avait pas pris
ses grades dans la Faculté de Paris. Par conséquent il exer-
çait illégalement la médecine dans cette ville. On joignit à
cette accusation celle d'usure, et il fut traduit devant
le parlement. Les braves conseillers se montrèrent aussi
bêtes que ses accusateurs : ils le condamnèrent. La Faculté
même voulut étendre cette exclusion à toute sa race. Il fal-
lut un autre arrêt du parlement pour la forcer à recevoir
ses fils docteurs.
Du reste, quand pour ou contre, les docteurs avaient usé
toutès leurs plumes à écrire pamphlets, brochures, in-folios,
avaient épuisé toute leur érudition à invoquer Hippo-
crate et les Saintes Écritures, l'histoire et les Pères, l'ex-
périence et l'autorité; quand ils étaient à bout de res-
sources et à bout de force, l'un d'eux finissait par présenter
une requête au parlement qui décidait de la valeur de la
théorie par un bon arrêt : ce fut ce qui arriva pour l'anti-
moine. Quel nom Adam a-t-il donné dans le Paradis ter-
restre à l'antimoine? demandaient les uns. — Vin éraé-
tique, vin hérétique, criaient les autres. — La plus
belle promesse que Dieu pût faire à son peuple était de le
loger dans un palais d'antimoine, proclamaient les parti-
sans. — Tel en est mort, répondaient les adversaires. —
Non, c'est faux, il est mort de telle chose. Comment se
H
210
L'iKYERTEia.
reconnaître au milieu d'une pareille cacophonie? Alors le
parlement calme et digne intervenait et assurait, de par
arrêt, que tel remède guérissait et que telle autre drogue
tuait. C'est ainsi que les arrêts de 4566 et 1615 proscri-
vent l'antimoine. Us restent en vigueur jusqu'en 1665.
Mais la plupart des médecins les violaient impunément.
Alors le 10 décembre 1665, Jacques Thé\art présenta au
parlement une requête tendant à obtenir l'existence légale
de l'antimoine; François Blondel en présenta une autre
demandant le contraire. Ce fut ce dernier qui triompha.
Mais Le Vignois, le doyen en fonctions, forma à son tour
opposition. La procédure, une procédure gigantesque,
commença alors.
Enfin, avis pris de la Faculté, quatre-vingt-douze doc-
teurs sur cent deux finirent par se prononcer en faveur de
l'antimoine.
Ce n'était pas sans peine.
Encore Blondel, fidèle à sa haine, poursuit-il le procès
avec un tel acharnement qu'il se ruine et vend ses meu-
bles en 1668.
Rien d'étonnant que l'antimoine ait soulevé tant de co-
lères, car c'était un remède chimique, et la Faculté avait
en grande aversion tout ce qui avait rapport à la chimie. Ce
n'est pas qu'elle lui eût donné la définition de Nadar : « La
chimie est ce qui pue. » Mais elle la regardait comme une
invention diabolique, ne servant qu'à empoisonner les gens.
Or elle voulait bien les tuer à force de saignées ; elle s'en
glorifiait même : « N'avons-nous pas découvert la fréquente
saignée ? disait la bonne Faculté. Le corps contient vingt-
quatre livres de sang ; on peut en perdre vingt sans mou-
rir ; donc... et on répétait avec Botat : Le sang dans le corps
humain est comme l'eau dans une bonne fontaine : plus on
en tire, plus il s'en trouve. »
Guy-Patin est un saigneur enragé; il fait saigner sa
femme douze fois pour une fluxion de poitrine, son fils
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l'inventeur et la science officielle. 2H
vingt fois pour une fièvre continue. Il saigne les enfants de
trois jours et les vieillards de quatre-vingts ans. Il appelle
fourbe et athée un médecin qui a refusé d'être saigné, et il
souhaite que le diable le saigne. Mais si on pouvait tuer les
gens impunément par ce moyen, défense de leur admi-
nistrer des drogues qui pussent les empoisonner; les nova-
teurs même se séparent des chimistes qu'ils regardent
comme ennemis de la Faculté : ils se défendent comme des
enragés de faire alliance avec eux. Pierre Ozan soutient une
thèse en faveur de l'antimoine ; mais remarquez bien que
c'est Hippocrate qui a découvert ses vertus purgatives, si-
non... il se garderait bien de les vanter. Ahl si Hippocrate
avait découvert aussi la circulation du sang, certes la bonne
Faculté s'en ferait le champion et la soutiendrait envers et
contre tous. Mais c'était Harvey qui avait fait cette décou-
verte. Pourquoi donc refaire la science pour le plaisir d'un
médecin étranger ? De même pouvait-on admettre l'anti-
moine, qui venait de Montpellier, et le quinquina qui venait
d'Amérique ?
L'orgueil de la Faculté le lui défendait. Elle n'était peut-
être pas absolument ennemie du progrès, dit M. Maurice
Reynaud, auquel nous empruntons presque tous ces détails,
mais elle voulait que le progrès vînt d'elle et non d'ailleurs;
car rien de plus orgueilleux et de plus exclusif qu'un corps
savant. La grande prétention des médecins au dix-septième
siècle était d'être nobles : aussi quel dédain pour les chi-
rurgiens qui n'étaient que des manœuvres aux yeux des
docteurs.
Si un candidat au doctorat avait exercé la chirurgie, il
devait s'engager sur serment et par acte passé devant no-
taire, à renoncer à l'exercice d'un art aussi infime; « car,
disent les statuts, il convenait de garder dans toute sa di-
gnité et son intégrité, la dignité du corps médical. »
En vertu de ce principe, le docteur ne devait pas se souil-
ler les mains en touchant un cadavre. U ne devait pas
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212
L'INVENTEUR
descendre à une fonction aussi basse. C'était un exercice
bon pour un manœuvre, un chirurgien barbier. Le maître
restait dans sa chaire, tandis que l'autre fouillait le cadavre
avec son scalpel. Il en savait, le barbier, souvent bien plus
que le docteur; mais il lui était interdit, de parla loi, d'être
savant. Il devait se taire et ne point montrer sa science.
« Doclor non sinat dissectorem divagari y sed continent in
offtcio disscctandi. » Plus tard, le professeur Bourdelin ter-
minait chacune de ses leçons par ces mots : « Tels sont,
messieurs, les principes et la théorie de cette opération,
ainsi que monsieur va vous le prouver par ses expériences. »
Alors arrivait Rouelle qui prouvait tout le contraire.
Comme c'est bien digne de ces bons professeurs qui du
costinne faisaient une afïaire d'État. « Nous jurons et pro-
mettons solennellement de faire nos leçons en robe longue
à grandes manches, ayant le bonnet carré sur la tète et la
chausse d'écarlate h l'épaule... »
Nos médecins actuellement, il est vrai, endossent assez
difficilement la robe ; ils ne sont pas si pédants, — dans le
costume, — mais ils n'en gardent pas moins le même esprit
d'exclusion. Voyez le fait qui a eu lieu en 1864, et où, je
vous prie? Dans la Société de chirurgie. Ahl ses membres
ont oublié l'infime position dans laquelle ils étaient tenus
jadis. Mais il s'agissait de M. Ozanam , et M. Ozanam est
médecin homœopathe : donc sus contre lui! — Mais dans la
communication qu'il demandait à faire, il ne s'agissait pas
d'homeeopathie ; il n'était question que d'une opération chi-
rurgicale : c'était ce que faisait observer M. Larrey. Qu'im-
porte? s'écrie un membre. M. Ozanam ne doit pas souiller
cette salle de sa présence, et les murs rougiraient d'être les
échos de sa voix ! Et on refusa à M. Ozanam l'autorisation
de faire sa communication.
Quelle pitié ! et comme on rirait de pareils faits s'ils n'a-
vaient pas des conséquences si grave?.
C'est sans doute ce sentiment d'aristocratie qui fait re-
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l'inventeur et la science officielle. 213
pousser tous les noms populaires donnés aux choses pour les
remplacer par des termes scientifiques qui ne signifient
rien, — bien plus môme, — qui sont erronés.
Ainsi pourquoi avoir donné à la rage le nom d'hydro-
phobie? Oh ! c'est parce que le terme rage est trop commun,
est un mot français, est un mot populaire. Le mot d'hydro-
phobie, au contraire, est composé de deux mots grecs. C'est
bien plus beau, il est vrai ; mais quel avantage autre que
celui-là présente-t-il, en admettant toutefois que ce soit un
avantage? Il n'exprime pas plus que l'autre la cause de la
maladie. Au lieu d'une série d'effets, il n'en exprime qu'un,
et encore cet effet est erroné, car les animaux enragés n'ont
pas cette fameuse haine de l'eau qu'on a voulu leur attribuer.
Pourquoi alors le maintenir? parce que son étymologie
ne peut être comprise de tout le monde ! Puissante raison !
Je me suis appesanti et non sans motif sur le respect que
professaient les vieux savants pour l'autorité de l'Église ou
des anciens. Nous rions maintenant de leurs vieilles er-
reurs, de leurs vieux préjugés, des sottises qu'ils leur fai-
saient commettre. Nous nous indignerons bientôt des sot-
tises que font nos académiciens et autres savants patentés
actuels non plus au nom des mêmes dieux, mais en vertu
des mômes principes. Il ne faut pas oublier que le pro-
testant n'est qu'un catholique perfectionné : c'est pour ce
motif que le clergé anglican s'oppose à l'étude du sanscrit
comme le clergé catholique s'opposait à l'étude de la Bible.
C'est toujours l'autorité demandant l'obscurité. Les acadé-
miciens modernes raillent les docteurs de la vieille Faculté
comme les protestants se moquent des catholiques du trei-
zième siècle. Mais ils suivent les mômes errements. Du
reste, voici une citation curieuse, empruntée à une confé-
rence faite par quelqu'un qui tient de bien près à l'Aca-
démie, et chose étonnante I qui a un esprit fort libéral.
a Avec l'autorité, disait, il y a quelque temps M. G. Flou-
rens à Bruxelles, il était impossible de découvrir aucune
2U
l'inventeur.
vérité, de supprimer aucune erreur : tout ce que te maître
avait dit était loi. En vain les sens afiirm lient un fait, ea
vain la raison l'admettait. S'il était contraire à la révélation
d'Aristote, on le réputait faux et non avenu. Toute la
science consistait à démontrer plus ou moins mal ce que
l'on avait appris. On pouvait môme, grâce aux syllogismes,
le démontrer sans y rien comprendre. »
Dans trois siècles d'ici, n'en dira-t-on pas autant de
l'Académie?
L'autorité! toujours l'autorité, c'est le symbole qui a pré-
sidé à sa naissance et qu'elle gardera jusqu'à sa mort.
Un jour, en eEfet, Louis XIV trouva bon de favoriser les
sciences, il donna ordre à Golbert de fonder l'Académie et
de donner des pensions à quelques adulateurs.
Maintenant pourquoi s'étonner qu'elle soit si régle-
mentée émanant de l'homme qui avait la passion du règle-
ment? qu'elle soit si despote, devant sa naissance à l'homme
qui a dit : «L'État c'est moi! • Prenant cette célèbre phrase
et la changeant pour son usage personnel, chacun de ses
membres dit de môme : « La science c'est moi ! » Donc
guerre à tous ceux qui veuleut s'élever auprès de moi; je
n'admets pas d'égaux, je n'admets pas de rivaux, je n'ad-
mets que des aïeux. De ce sentiment vient le respect que
professent nos savants pour la tradition.
Certes nous sommes bien loin de vouloir, avec Des-
cartes, isoler l'homme, l'enfermer seul avec lui-même
dans un poôle, et lui faire oublier tout ce qui a été fait
avant lui.
Non, nous accoptons la tradition, — nous recevons avec
plaisir cet héritage de nos pères, — mais sous bénéfice
d'inventaire.
La loi scientifique ne peut pas être plus absolue que la
loi civile.
Ce que nous ne voulons pas, c'est qu'à la place de l'au-
torité biblique ou de l'autorité des anciens, on mette l'au-
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l'inventeur et la science officielle. 215
torité de la tradition scientifique; ce que nous ne voulons
pas, c'est qu'à l'autorité rétrograde qu'invoquaient la Sor-
bonne, la Faculté de Paris ou l'Université, on substitue une
autorité tout aussi rétive à aller de l'avant; qu'une immo-
bilité entêtée, essence de tout despotisme, arrête le pro-
grès; qu'on se serve du nom de Pascal comme on se ser-
vait du nom d'Aristote pour assommer les novateurs. La
science vit de liberté, elle est incompatible avec l'autorité.
Que dire d'un corps savant qui se traîne à la remorque de
tout pouvoir, qui dans Je dix-septième siècle ne s'occupe
pas de Papin, parce qu'il est protestant, n'ose même pas
inscrire une fois son nom dans le volumineux recueil de ses
travaux, qui ne mentionne pas une seule de ses tentatives,
au moment où elles occupaient l'Angleterre et l'Allemagne
tout entières ? Quel respect doit-on professer pour un
corps qui vient de montrer dernièrement tant d'hésitation
pour admettre dans son sein M. Léon Foucault? Que
pensez-vous de savants qui prétendent que les ingénieurs
Watt, Brunei, Stephenson, étaient des ignorants parce
qu'ils s'étaient faits tout seuls ?
Vous devez penser que si on admet la définition que
donna de l'écrevisse le dictionnaire de l'Académie française:
a l'écrevisse est un petit poisson rouge qui marche à recu-
lons, » les académiciens sont des écrevisses. De plus ils ont
quelque chose des moutons de Panurge, car ils suivent
tous la même voie.
Janus est la plus splendide personnification de la société :
les jeunes, les ardents, les forts, les travailleurs, les indé-
pendants, les courageux, regardent en avant; les vieux, les
ambitieux de croix, do places et de titres, les timides, les
poltrons, les paresseux, regardent en arrière.
S'ils ne faisaient encore que regarder, ils seraient inof-
fensifs. Mais ils ne se contentent pas seulement d'être les
amants platoniques du passé ; ils veulent forcer bon gré
mal gré tous les autres à partager leur amour.
210
l'inventeur
Ne pourrait-on pas appliquer à l'Académie ces paroles
d'Eugène Pelletan ?
« Vous maudissez, je le sais, ce gigantesque accroisse-
ment de vie, qui puise sans cesse dans la nature une force
incommensurable, une infatigable destinée. Vous regrettez
que la voix humaine parle au delà des horizons visibles pourle
regard, à des siècles encore à naître, qui, du fond de leurs
ténèbres, l'entendent déjà. Plus l'homme se rapproche de
Dieu par une participation de plus en plus grande à l'in-
fini, plus vous êtes tentés de le croire déchu. Vous jetez
encore l'anathème à l'arbre de la science, vous déplorez le
moyen de l'imprimerie, l'invention de l'imprimerie. Vous
imitez l'exemple de Platon. Le sublime rêveur écrivit un
|our contre l'écriture, »
Vous, académiciens et autres savants jurés, vous com-
battez de même au nom de la science. Aussi est-ce en de-
hors de vous, dans le passé comme dans le présent, que se
fait tout progrès. • La vraie et grande renaissance, celle
que l'Italie a la gloire éternelle d'avoir fondée, dit Renan,
s'est faite complètement en dehors des universités. Bien
plus, elle compta dans les universités ses ennemis les plus
acharnés, elle ameuta les docteurs de toute espèce. Elle fut
l'œuvre de Florence, non de Padoue, dos gens du monde,
non des professeurs, ni Pétrarque, ni Boccace, ni Bacon, ni
Descartes ne sont des hommes d'Université. L'Université de
Paris en premier, au seizième siècle, atteignit le dernier
degré du ridicule et de l'odieux, par sa sottise, son intolé-
rance, son parti pris de repousser toutes les études nou-
velles. »>
Académiciens, on en dira autant de vous dans trois siè-
cles d'ici, vous pouvez en être certains; mais vous voudriez
en vain éviter ce malheur; vous ne le pouvez pas, vous êtes
condamnés à le subir, parce que vous êtes la science offi-
cielle, la science réglementée, la science privilégiée, la
science bureaucratique, et la science ne peut vivre dans l'at-
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I
l'inventeur et la science officielle. 2H
mosphère d'un bureau. 11 lui faut à elle les vastes horizons
dans lesquels elle peut s'étendre librement. Quand on essayo
de la renfermer dans un palais, elle étouffe et elle meurt.
Elle ne peut vivre qu'avec de l'air et de la lumière.
Aussi sont-ils tous des esprits libres et indépendants
ceux-là qui ont fait avancer la science, des révolutionnaires
de l'idée. « L'esprit d'examen, a dit avec raison Jules Simon,
a renversé l'ancien régime par les encyclopédistes, il a
transformé l'industrie par la science, et la société par l'in-
dustrie. » Il n'a pu se manifester que chez des hommes
maîtres d'eux-mêmes, maîtres de leurs doctrines ; il n'a pas
pu naître, il ne pourra jamais naître chez des hommes en-
régimentés. Académiciens, traduisez : impuissants I
Qu'est-ce qui a fait la grandeur de Bacon, de Vésale, de
Descartes? c'est qu'ils ont osé regarder l'autorité de l'église
et l'autorité des anciens en face et qu'ils ont osé la renverser.
Qu'est-ce qui a fait la grandeur de Pascal? — C'est qu'il a
réduit à néant la prétendue loi de l'horreur du vide que
les physiciens de son époque tenaient pour sacrée.
Qu'est-ce qui a fait la grandeur de Boërhaave? c'est qu'il
a abandonné les vains systèmes des médecins ses prédé-
cesseurs et contemporains pour ne suivre que l'observation.
Il est immortel le nom de Bayen parce qu'il a eu l'audace
d'éteindre le phlogistique de Stahl qui domina toute la
chimie du dix -huitième siècle, auquel Lavoisier n'osa tou-
cher que timidement et qui était un obstacle immense au
progrès de la chimie.
Suivons l'exemple de ces hommes hardis, si nous vou-
lons faire de grandes choses. Vénérons certains noms, mais
ne nous laissons pas intimider par eux. Certes Pascal,
Newton, Descartes, Lavoisier, Arago, etc., étaient de grands
hommes comme Aristote, Hippocrate et Galien, mais ils ne
sont pas, ils ne doivent pas être des fétiches auxquels
nous ne devons pas toucher. Les lois qu'ils ont formulées ne
sont pas immuables. Chacune de leurs paroles n'est pas un
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L'INVENTEUR
oracle. Nous avons appris à faire bon marché de l'infailli-
bilité humaine ; à force d'avoir été trompés, nous ne croyons
plus tout sur parole; nous voulons discuter et examiner li-
brement toutes les affirmations et nous ne reconnaissons
plus maintenant à nul le droit de condamner l'avenir au
nom du passé.
III
Gomment, en effet, reconnattrons-nous ce droit à qui
que ce soit, quand nous avons vu les savants nier successi-
vement toutes les grandes découvertes modernes qui sont
maintenant des faits accomplis? Il n'y a qu'une chose qui
m'étonne, c'est que tant de soufflets donnés coup sur coup
aux dénégateurs n'aient pas corrigé leurs successeurs de
cette manie; c'est qu'il se trouve encore des gens assez
hardis pour dire et répéter tous les jours : ■ Gela n'est pas,
cela ne peut pas être. » N'ont-ils pas présentes à l'esprit
tant de découvertes dont on a parlé de même et qui cependant
existent et sont même très-vivaces? C'est une preuve que
la sagesse des nations est mille fois sage quand elle dit :
a L'exemple du prochain ne corrige personne. » Mais la
paresse est une si bonne chose et qu'on a tant de peine à
quitter l Qui ne sacrifie toujours l'avenir au moment pré-
sent? Qu'importe que dans vingt-cinq ans on se moque de
moi ou qu'on s'indigne contre moi, dit chaque académicien,
si une machine, un nouveau fait scientifique, une loi nou-
velle que j'aurai niés, viennent à réussir? Je préfère et de
beaucoup ce petit malheur posthume à la fatigue présente.
Au diable un examen sérieux ; la vie est courte et l'éternité
est longue.
Aussi l'académicien, fort de son titre et de sa position
inexpugnable, répète-t-il au sujet des novateurs et des no-
vations ces paroles de Guizot : « Je les honore de mon dé-
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l'inventeur et la science opfici ell e. 219
dain. » Il caresse avec amour cette phrase de Renan : « Le
dédain est une fine et délicieuse volupté qu on savoure à
soi seul. 11 est discret, car il se suffit... » Et il en accable
toute novation! Quel excellent moyen en effet pour tuer un
homme ou supprimer une chose 1 Gomme il est sûr et tran-
quille 1 Aussi est-il le mot d'ordre généralement admis par
. MM. les académiciens.
Et, partant de ce principe, que n'ont-ils pas dédaigné?
Que n'onUls pas nié? Que n'ont-ils pas condamné? Est-il
une seule découverte ou invention qui n'ait pas été traitée
d'erreur par un savant juré? Et pourquoi cette invention
était-elle une fausseté? Oh! par une raison p^remptoire,
ils disaient à priori : Gela n'est pas parce que cela n'est pas.
Que répondre à cet argument? Ne soulève-t-il pas toutes
les difficultés ?
Vous apportez une communication et vous la lisez : une
explosion d'hilarité l'accueille; comme c'est facile 1 comme
c'est commode! comme ça vous démonte un homme! Ne
vous déconcertez pas, cela ne vaut pas la peine. Rappelez-
vous Franklin et vous rirez des rieurs.
Quand Gollinson lut à la Société royale de Londres les
lettres de l'illustre Américain dans lesquelles il exposait sa
théorie du pouvoir des pointes, quelle bonne cause grasse
pour la digne société ! p )intes d'esprit, contre-pointes de
fer; oh! les bonnes huées! oh! les bonnes risées! et les
pauvres lettres ne furent point jugées dignes d'être men-
tionnées parmi les communications adressées h la société,
ni d'être insérées dans les Transactions philosophiques. Elles
furent alors publiées à part et en dépit de la fin de non re-
cevoir qu'on leur avait opposée, elles obtinrent un immense
succès qui força, en quelque sorte, la digne société d'en
prendre connaissance. Mais elle voulut sauver les appa-
rences et avoir les honneurs de la guerre; le passage qui
traitait du paratonnerre fut supprimé à la lecture. Il est
vrai que les savants anglais avaient une raison pour rejeter
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l'ixyesteur.
cette belle invention ; Franklin était Américain et le pa-
triotisme existe, môme parmi les savants. Ils poussèrent
ce noble sentiment jusqu'au dévouement. Franklin, par
exemple, répond aux huées des membres de la société
royale de Londres en réalisant l'idée du paratonnerre,
bientôt il est impossible de nier son utilité. Une Société de
savants ne peut s'avouer vaincue ; or la Société royale a nié
le pouvoir des pointes, donc Wilson et autres savants,
malgré les faits, prétendent que sa forme le rend dangereux.
De nombreux mémoires sont publiés pour le démontrer; le
roi Georges, en bon Anglais et par conséquent en ennemi
des Américains, fait élever sur son palais des paratonnerres
terminés en boule! Il voulait se faire foudroyer par patrio-
tisme.
Gela n'est pas, parce que cela n'est pas. M. Pouchet est
Français : il n'y a pas de question patriotique en jeu. Mais
M. Pouchet est novateur, cela suffît pour le faire condamner
quand il relève la génération spontanée de l'oubli dans lequel
les rigueurs de la science officielle l'avaient ensevelie. Ce fut
fort heureux, et pour lui et pour la science qu'il ne fût pas
tout à fait le premier venu, car si des titres ne l'eussent
soutenu, le secrétaire perpétuel eût négligé de parler de
sa communication, les comptes rendus n'en eussent pas
fait mention et la presse n'en eût eu connaissance. 11
est facile de le .préjuger en voyant l'explosion de colère
qu'elle souleva. Tous les membres de la docte assemblée se
levèrent en masse pour protester contre cette témérité.
M. Milne Edwards s'excuse de discuter une pareille ques-
tion, bien indigne d'occuper les moments précieux de ce
corps si occupé. Tous ces cadavres scientifiques secouèrent
le linceul sous lequel ils dormaient si paisiblement et
trouvèrent de la voix ; nier la vie : c'était dans leur rôle.
Enfin, le novateur put se faire entendre. Il balaya en
quelques mots toutes les vieilles objections qu'on lui oppo-
sait comme des obstacles indestructibles, et l'Académie
l'inventeur et la science OFFICIELLE. 221
ébranlée finit par mettre au concours cette question : « Es-
sayer des expériences bien faites pour jeter un jour nou-
veau sur la génération spontanée.» Que ne commençait-elle
par là? Mais son premier mouvement l'emporta : il est tou-
jours le môme : « Chassez le naturel, il revient au galop. »
M. Poucbet publie au bout de cinq mois un grand ouvrage
intitulé : Hétérogénic ou génération spontanée basée sur de
nouvelles expériences. Que fait l'Académie? Elle n'en dit
mot. Toutes les expériences qu'elle avait invoquées étaient
victorieusement réfutées. Son embarras explique donc faci-
lement son silence. Heureusement qu'arrive M. Pasteur.
C'est un auxiliaire pour combattre les nouvelles doctrines,
et le docte corps, pour le récompenser du secours qu'il
lui donne, s'empresse de se l'adjoindre et de lui dé-
cerner le prix qu'elle avait proposé sur la génération spon-
tanée.
Voilà un fait qui montre assez bien l'esprit de routine et
d'aversion qu'ont les corps savants pour le progrès. Ce n'est
que le commencement. Voulez -vous des exemples de néga-
tions? Consultez l'histoire des inventions; vous n'avez qu'à
vous baisser et à en prendre.
A-t-on nié et a-t-on nié le pouvoir de la vapeur! Que
n'a-t-on pas dit contre elle et contre ceux qui s'en occu-
paient!
Un régent de collège traitait Papin de hâbleur et d'aven-
turier, et la preuve, disait le bon régent de collège, qu'il
n'est que cela et pas autre chose, « c'est qu'il prétend na-
viguer avec un vaisseau sans voiles ni rames, et pourvu
seulement de roues, et encore sur la haute mer. »
Un régent est un embryon de savant : au tour des sa-
vants faits.
On ne trouve pas le nom de Papin mentionné une seule
fois dans le recueil des Mémoires de l'Académie des sciences.
Il est vrai qu'il était protestant, et que sous Louis XIV les
protestants n'étaient pas en odeur de sainteté, et que les
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l'inventeur.
savants tenaient à passer pour bons catholiques : c'est une
raison à alléguer.
Mais les corps savants, qui n'avaient pas le même motif
de garder le silence sur la machine de Papin, n'en tinrent
pas plus compte. Son mémoire, publié dans les actes de
l'Académie de Leipsick, ne fut reproduit par aucun recueil
scientifique. A la vérité le physicien Hooke en parla à la
Société royale de Londres ; mais il se garda bien de montrer
le germe contenu dans cette machine; il ne s'attacha qu'à
en faire voir les défauts.
Plus tard le même Robert Hooke essayait de dissuader
Newcomen de tenter d'appliquer la marmite de Papin à la
construction d'une machine.
Et partout de même.
Quand Olivier Ewans put construire une voiture à vapeur
du fruit de ses épargnes, toutes les fortes têtes, les gens sé-
rieux de Philadelphie venaient la voir pour s'en moquer.
Un ingénieur, jouissant d'un certain renom scientifique,
prouva, clair comme deux et deux font quatre, qu'une voi-
ture ne pourrait jamais rouler par l'action de la vapeur.
Quand Oberkampf importa en France l'art d'imprimer le
coton, douze savants croisèrent contre lui leurs plumes et
écrivirent douze mémoires.
Mais vous croyez naïvement que dès qu'une chose a
réussi, les dénégateurs se taisent devant le succès. Erreur I
Quand ils ne peuvent plus nier l'invention tout entière, ils
en nient l'application. Ainsi quand des bateaux à vapeur eu-
rent accompli avec succès des voyages aux Indes, les sa-
vants et les vieux marins n'en niaient pas moins qu'on pût
faire régulièrement, avec ces navires, le voyage d'Améri-
que, prétendant qu'ils ne pourraient franchir une distance de
mille quatre cents lieues sans trouver un point de relâche.
Un savant de Londres, Lardner, apprenant que malgré
toutes ces négations on allait tenter l'expérience, se mit en
fureur; il accourut à Bristol, donna des conférences, se
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l'inventeur et la science officielle. 223
livra à des séries de calcul, et écrivit un livre pour prouver
« qu'essayer de traverser l'Atlantique avec des bateaux à
vapeur, c'était prétendre aller dans la lune. »
Quelque temps après le Great Western traversait l'Océan
en quinze jours et le Sirius faisait le même trajet en dix-
huit jours.
Autres négations : en voici une faite par les officiers de
marine, corps scientifique et constitué et rétif. Jusqu'en
1852, ils accusaient de chasser des fantômes ceux qui cher-
chaient à animer les bateaux d'une force en quelque sorte
personnelle de redressement, de self-return.
Ils pouvaient voir tous les jours un jouet de saltim-
banque, le turabler, se relever obstinément dans quelque
position qu'on le plaçât. Mais c'était trop simple, il fallait
bien mieux déclarer que ce qui se faisait tous les jours était
impossible ; le système qu'on voulait appliquer aux bateaux
était aussi, lui, sans doute trop simple, c'est pour ce motif
qu'on ne le voyait pas.
Les officiers prétendaient aussi que les navires cuirassés
n'avaient pas de hauteur de batteries suffisante ; la moindre
agitation de la mer devait éteindre leur feu; les poids
énormes qu'ils portaient sur leurs flancs devaient les faire
rouler considérablement ; ils devaient gouverner mal à
cause de leur longueur; ils ne devaient pas pouvoir s'élever
à la lame ; le poids de leur coque, l'action réciproque du
fer et du bois, les courants galvaniques qui devaient s'éta-
blir entre le fer des plaques et le cuivre du doublage de-
vaient les user rapidement.
Que d'accusations 1 Non-seulement l'expérience les a faci-
lement réduites à néant, mais encore elle a donné un ré-
sultat que n'attendaient pas les plus chauds partisans de
ces navires. On n'avait jamais osé espérer qu'ils fussent
bons voiliers; et quand on a essayé de les faire naviguer
sous voile, sans l'aide de leurs machines, quand on leur a
fait exécuter les manœuvres les plus difficiles, et de jour et
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224
L'lNVMT£UR.
de nuit, dans le canal qui sépare les Açores des Canaries,
ils ont viré vent debout, vent arrière, suivi toutes les al-
lures, y compris celle au plus près.
Fulton après avoir poursuivi une foule d'études mécani-
ques et d'inventions, en Angleterre où il avait reçu une
foule de médailles et de lettres de remercîments, mais peu
ou prou d'argent, vint en France pour essayer d'en tirer
parti. Au mois de décembre 4797, les ressources lui man-
quant pour tenter des expériences, il proposa au directoire
un système de bateaux sous-marins pour faire sauter les
vaisseaux. Son projet fut, comme tous les projets doivent
l'être, renvoyé à une commission qui en bonne commission
qu'elle était, commença par le déclarer impraticable.
Quelque temps après, ses expériences réussissaient par-
faitement.
J'aime ces démentis donnés par les faits aux'savants asser-
mentés. Quel malheur qu'ils ne les corrigent pas un peu !
Revenons aux chemins de fer.
Que n'a-t-on pas dit contre eux? Les ingénieurs Walker
et Rastrick, chargés d'une enquête sur les locomotives et les
machines fixes, préféraient ces dernières. C'est naturel! Les
locomotives étaient si dangereuses! Si une vache venait à
se trouver devant le train au moment où il était en marche!
Quel affreux malheur!... pour la vache! Et puis les voya-
geurs! transportés avec cette vitesse, n'étoufferaient-ils pas?
Ne riez pas, ce n'est pas une charge que je fais, c'est un
tableau. Voyez à quelle aberration peut arriver un savant
tel qu'Arago. Il s'opposait et très-sérieusement à l'intro-
duction des chemins de fer en France : « Les souterrains,
disait-il, seront nuisibles à la santé des voyageurs.»
Et plein de sollicitude pour cette question hygiénique, il
aimait mieux qu'on étouffât en diligence.
Même depuis l'établissement des chemins de fer, que de
choses niées et bafouées qui en étaient une conséquence
toute naturelle. M. Charles Lavollée connaît bien le carac-
l'inventeur et la science officielle. 225
tère des jurés quand il dit : « Il y a quinze ans... l'idée
d'une locomotive en plein champ eût été certainement
taxée de folie. Quelle figure ébahie et moqueuse aurait faite
un comice rural devant lequel un inventeur serait venu
proposer de creuser des sillons à la vapeur I »
Sont-elles assez jolies toutes ces négations ? Nous venons
de voir nier toutes les grandes inventions modernes,
la vapeur, le paratonnerre, les navires cuirassés : au tour
maintenant de la télégraphie électrique.
En 1842, M. Pouillet forcé de parler de la télégraphie
électrique, à propos d'un système d'éclairage pour la télé-
graphie aérienne proposé par M. Jules Guyot, déclara
qu'eile n'était qu'une utopie d'une réalisation impossible.
Le grand génie d'Arago reparut ici, il prouva le contraire.
Malheureusement il ne put lui non plus se dégager entière-
ment des préjugés. Quand M. Wheastone vint à Paris,
mandé par le gouvernement pour établir un télégraphe,
Arago lui-même et les autres savants français prétendirent
à priori que les communications entre deux villes éloi-
gnées ne pourraient se faire sans station intermédiaire. En
vain M. Wheastone prouva le contraire, des difficultés sans
nombre s'élevèrent; l'inventeur fut blessé et rompit. On
crut qu'on pouvait parfaitement se passer de lui.
Orgueil! jalousie! dédain! toujours les mômes senti-
ments! ils sont la dominante des savants.
Continuons cette triste liste des infamies qu'ils ont com-
mises, des stupidités qu'ils ont faites. Accablons-les sous
le nombre; ne craignons pas de multiplier les exemples; il
faut que le poids soit si lourd qu'ils ne puissent le porter;
il faut les écraser sous lui. Que chacun apporte sa pierre,
la jette au tas commun, de manière qu'ils ne puissent ja-
mais se relever sous la masse accumulée sur eux.
Continuons : il n'y a pas une seule des applications mo-
dernes du caoutchouc que Fresneau n'ait annoncée. L'Aca-
démie ne fit pas attention à son mémoire et ne le publia pas.
15
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l'inventeur
La Condamine seul essaya d'en montrer le mérite. Mais La
Condamine était un voyageur, un hémme qui n'était pas
tout entier absorbé par de vaines hypothèses, aussi sa voix
n'était-elle guère écoutée. De plus ou ne l avait admis dans
le temple qu'avec la plus grande difficulté, sous prétexte
qu'il était devenu sourd au service de la science. Ils ne
veulent pas, les bous académiciens, que 1 Institut soit un
hôtel des invalides de la science; malheureusement il est
situé sur la rive gauche et il a un dôme, et ceux qui ha-
bitent les deux palais ont le même respect pour le passé, la
même aversion pour le pri sent.
Gomme tous ces vieux hommes sont ennemis des lu-
mières 1 Quand Windsor proclamait les avantages de
l'éclairage au gaz et voulait le faire adopter, les savants se
liguaient contre lui. Il avait d'abord trouvé cet esprit d'op-
position en Angleterre; après en avoir triomphé là, il le
retrouva en France. Que ne prétendait-on pas? les houilles
du continent seraient impropres à produire le gaz; les
tuyaux souterrains qui le conduiraient pourraient faire sau-
ter Paris; il empêcherait la végétation... Le câble transatlan-
tique met en communication le nouveau monde et l'ancien,
en dépit des négations : M. Cabinet, furieux de ce succès,
s'écrie vite qu'il ne durera pas six mois 1
Passons maintenant aux négations des docteurs de la
docte Faculté. Nous avons déjà parlé de leur orgueil, de leur
esprit d'exclusion dans le paragraphe précédent. Voyons
maintenant quelles conséquences en récitent.
Voici une histoire assez curieuse que raconte M. Edouard
Fournier. L'épicier Garus débitait sous la régence la grande
panacée qui n'était autre que l'élixir de propriété de Para-
celse. « La duchesse de Berry, fille du régent, tomba ma-
lade et fut bientôt à toute extrémité. Le> médecins en déses-
péraient, mais, selon l'usage, ne voulaient, laisser approcher
de la malade aucun vendeur de panacée. Toutes étaient,
comme aujourd'hui, proscrites sans examen.
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==* ==
l'inventeur et la science officielle. 227
« On n'en tint pas compte et Garus fut mandé. Il ne ré-
pondit de rien, car, disait-il, on l'avait fait venir trop tard.
Cependant, sur les instances du régent, on administra son
élixirqui fit merveille; il doubla la dose et la guérison parut
à peu près assurée. Chirac, cependant, qui était le médecin
ordinaire, remuait ciel et terre pour être rappelé ; il y par-
vint, et une nuit pendant que Garus dormait sur un ca-
napé, dans une chambre voisine de celle de la princesse, il
se glissa près d'elle et lui présenta un julep de sa façon.
C'était un affreux purgatif qui la tua.
« La princesse était morte, mais la forme était sauvée.
Ne vaut-il pas mieux mourir avec la permission de la Fa-
culté qu'avoir l'audace de s'en passer pour guérir!
« Ajoutons qu'aujourd'hui l'élixir de Garus est recom-
mandé par tous les médecins, »
Et que de remèdes ont eu le môme sorti Ils sont d'abord
rejetés par les médecins, comme d'infâmes poisons : puis
ils font malgré tout leur chemin peu à peu, quoique obligés
de se cacher, quoique ne pouvant guérir au grand jour.
Et n'est-ce pas de même qu'a dû, jusqu'à ce jour, agir
toute vérité. Les pamphlets du dix-huitième siècle n'étaient-
ils pas aussi, eux, imprimés sournoisement dans les caves,
et distribués la nuit, en cachette? C'est l'histoire de tout le
progrès.
Nous avons déjà vu qu'au dix-septième siècle, la Faculté
traitait 1 emétique d'hérétique. Le mercure fut de même
repoussé par tous les médecins du seizième siècle, et au
dix-huitième la vaccine était unanimement condamnée. Il
fallut près de trois cents ans au quinquina pour être adopté
par les savants, et encore n'eut-il le bonheur de trouver
place dans le codex que, parce que Louis XIV, atteint
d'une fièvre inlrrmittente qui faisait perdre leur latin aux
docteurs, voulut bieu>c livrer à un charlatan qui lui admi-
nistra la poudre d'Amérique et le guérit, malgré les cla-
meurs de la Faculté. La lithotritie a trouvé un adversaire
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L'JNVENTEUH.
acharné en M. Vclpeau qui la pratique maintenant. Piorry
invente la plessimétrie et est traité de fou. Le traitement
de l'angine par la glace, malgré tous les succès qu'il a rem-
portés, n'a été adopté qu'avec les plus grandes difficultés,
par les médecins français.
En 1828, une lettre de M. Hickman, médecin anglais,
annonçant qu'il avait trouvé le moyen d'obtenir l'insensibi-
lité chez les opérés, ayant été communiquée à l'Académie
de médecine, fut, malgré l'opinion de Larrey, fort mal ac-
cueillie, eton refusa d'y prêter un seul moment d'attention.
Il fallait que les malades se résignassent à souffrir; voilà
l'avis unanime. Tous ceux qui vouaient arracher l'huma-
nité à la douleur étaient condamnés d'avance. On ne les
traitait plus de sorciers; le temps en est passé, on les trai-
tait de charlatans et de fous. M. Vclpeau, qui est habitué à
regarder les nouveautés comme des chimères, n'avait garde
de faire grâce à celle-ci. Quand les expériences de Jobert
et de Malgaignc eurent réussi, il invoqua contre l'éthérisa-
tion l'effet stupéfiant qu'elle pourrait produire sur les ma-
lades. Il finit cependant par se convertir; mais Magendie,
qu'on eût pu appeler le bourreau des chiens, n'était pas plus
tendre pour les hommes; il protesta « contre dos essais im-
prudents au nom de la morale et de la sécurité publique »
et vanta « futilité de la douleur. »
Il faut être médecin pour se figurer que le mal est bien
et que le malheureux à qui on coupe une jambe doit se ré-
jouir de sentir tailler ses chairs et scier ses os.
N'est-elle pas magnifique cette unanimité de médecins,
moins un, pour repousser un des plus grands bienfaits qui
aient été donnés par notre siècle à l'humanité. La sup-
pression de la douleur! Admirez la splendeur de l'argu-
mentation qu'on dirige contre elle.
Qui sait, si, il y a quelques années, l'Académie fie méde-
cine, en faisant condamner le docteur Vriès comme un char-
latan, n'a pas commis un autre crime de lèse-humanité? Du
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L'INVENTEUR ET LA SCIENCE OFFICIELLE. 229
moins tout semble le prouver jusqu'à présent, j'ose le dire,
car le rapport que M. Velpeau a lu devant l'Académie
n'est qu'un réquisitoire basé sur l'autorité de son auteur,
non sur des faits. Ce que les médecins ne peuvent nier,
c'est leur caractère. Cagliostro le savait bien lui qui, ayant
fait de nombreuses guérisons, s'était aliéné le corps mé-
dical. Aussi répondait-il à deux étudiants qui étaient venus
le consulter : « Surabondance de bile cbez MM. les mem-
bres de la Faculté. » Toujours la même maladie : la con-
versation suivante que rapporte M. Os. Comettant le prouve
bien.
« Je vous ai dit, mon cher Desnoyers, que certains mé-
decins font, dans je ne sais quel but, tous les efforts pour
insinuer à Sax qu'il n'est pas guéri. Sax les écoute avec
une bienveillance et un sang-froid qui m 'étonnent toujours.
Il est vrai que le célèbre Hufeland dit quelque part qu'un
des meilleurs moyens de vivre longtemps est de donner à
son imagination une direction agréable.
« L'autre jour arrive chez le facteur un médecin (il en
vient cinquante par jour). J'entre au moment où ce mon-
sieur dont ln physionomie était souriante, dont la voix était
douce et persuasive, disait à Sax : « Je vous assure, mon-
sieur Sax, que vous n'êtes pas guéri.
« — Pourtant je dors bien, je mange bien, je suis fort,
j'ai l'esprit lucide, je ne souffre nulle part, et je ne me suis
jamais senti si plein de vie.
« — Ça ne fait rien, monsieur Sax, vous n'êtes pas guéri :
je vous assure, foi d'honnête homme, que vous n'êtes pas
guéri. Ça ne vous fait rien, n'est-ce pas, que je vous dise ça?
« — Non, répondit Sax, vous pouvez continuer, car je ne
demande qu'à être longtemps malade, comme je le suis en
ce moment.
« — Ah ! tant mieux que ça ne vous fasse rien, ce que je
vous dis. Eh bien, croyez-le bien, le cancer, voyez-vous, ne
pardonne jamais. Ah! monsieur Sax, je n'ai pas l'honneur
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L'iN VBNTE OR.
d'être connu de vous, mais aussi vrai qu'il y a un Dieu, la
tumeur reviendra.
«À ce moment Sax appela son commis pour lui donner un
ordre et lui remettre quelques papiers. L'ordre donné et les
papiers remis, l'inventeur se retourna du côté du médecin
étranger et lui dit :
« — Je vous demande pirdon, monsieur, de vous avoir
interrompu, veuillez reprendre vos observations.
« — Ça ne vous fait rien, bien sûr, monsieur Sax?
« — Ça ne me fait rien, dit Sax.
« — Je vous disais donc que la tumeur reviendrait un
beau jour au moment où vous vous y attendrez le moins : les
ganglions repousseront avec une nouvelle force, et, cette
fois, monsieur Sax, aucune médecine, pas plus la médecine
européenne que la médecine indienne, pas plus les grands
docteurs que les empiriques ne vous sortiront de là! Ah!
croyez-le bien, je vous en prie, je vous en supplie même,
croyez-le, vous n'êtes pas guéri et vous êtes plus près de
la crise fatale que jamais.
« — Et que voulez-vous que j'y fasse? demanda Sax.
« — Malheureusement, il n'y' a rien à faire : il n'y a qu'à
vous résigner... Ça ne vous fait rien, n'est-ce pas, que
je vous dise ça?
« — Ça ne me fait rien, répondit Sax sur le même ton
de voix et avec la même insouciance.
« — Ah ! que vous nie faites plaisir en me répétant cela !
j'aurais été si malheureux de vous faire de la peine!
« Et le médecin se retira lentement en disant encore,
mais à demi-voix : « Ah ! oui, je suis bien heureux que
ça ne vous fasse rien, ce que je vous dis là. »
«Et entre autres personnes qui assistaient à cette scène
d'un comique si funèbre, nous citerons MM. Viel, Mareuse,
et notre savant compositeur, Georges Kastner.
« Une autre fuis, Sax reçut la visite de trois médecins, qui,
sans doute, s'étaient réunis (l'union fait la force) pour bien
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l'inventeur et la sctence officielle. 23!
constater la guérison du facteur, à laquelle ils ne voulaient
pas croire. Ces hommes de l'art étaient d'un caractère vio-
lent. Ils furent si surpris et on aurait presque dit si désap-
pointés, de trouver Sax vivant et bien vivant, qu'ils
s'emportèrent en invectives contre le médecin javanais,
crièrent à perdre haleine, et oubliant, ou faisant semblant
d'oublier la présence chez lui du maître de la maison, frap-
pèrent à coups de poing sur la table en jurant qu'on n'avait
jamais guéri de cancer et qu'on n'en guérirait jamais
«Quand ils furent partis, Sax, se tournant du côté de
Berlioz, lui dit avec le plus grand sang -froid : « Je ne pou-
vais pourtant pas me laisser mourir pour être agréable aux
médecins ! »
Il eut grand tort, vraiment, car tel était le désir de ces
Messieurs; mourir dans les règles, c'est toujours la même
histoire, et jamais ils ne pardonnent aux imprudents qui
ne veulent pas suivre cette loi, et à leurs confrères qui
sont assez hardis et assez forts pour les dispenser de
cet acte toujours très-ennuyeux à remplir. Malheur, en
eCfet, à ceux-là qui osent gu rir sans être patentés, ou qui
étant patentés, guérissent par d'autres moyens que ceux
reconnus et préconisés par la Faculté. Malheur à Raspail
pour avoir essayé d'innover et de combattre les erreurs que
se plaisent à répandre et à entretenir les chefs de la science.
C'est le même cri d'orgueil et de jalousie insensée qu'a
poussé la Faculté au dix-septième siècle contre Renaudot,
qui retentit encore au milieu du dix-neuvième. Malheur
au docteur Vriès qui s'avise d'apporter un remède des
Indes et de guérir les cancers, sans avoir recours aux opé-
rations dangereuses, douloureuses et insuffisantes dont on
s'est servi jusqu'à ce jourl
On veut bien, il est vrai, après le retentissement causé
par la guérison de Sax, donner une petite satisfaction à
l'opinion publique. Sax est guéri, la presse le répète; les
médecins le nient en vain : le fait est là; lutter contre lui
232
L*IH VENTEU R.
est impossible. Alors, M. Velpeau fait une petite conces-
sion : il permet à M. Vriès de franchir le seuil de l'hôpital
de la Charité dont il est dictateur; il lui livre 16 cancéreux
dont les médecins ont désespéré ; M. Vriès les accepte et
répond de leur guérison au bout de six mois; là, Velpeau
proclame lui-même « qu'il lui paraît loyal et convenable de
n'en rien dire avant de les avoir suivis jusqu'au bout, »
Et au bout de deux mois, M. Velpeau, manquant à l'en-
gagement qu'il a pris, manquant de loyauté et de conve-
nance^ c'est lui-même qui le constate, chasse honteusement
M. Vriès de l'hôpital, et rend un ukase académique par
leque il déclare qu'il est sûr que le médecin noir ne peut
guérir les malades qui lui ont été confiés, qu'il n'est qu'un
charlatan et un fou, passible maintenant des tribunaux et
indigne de l'attention de la science. Et comment M. Vel-
peau pouvait-il être sûr que M. Vriès ne pouvait guérir
ses malades, puisqu'ill'a arrêté au milieu de son traitement?
Et n'est-ce pas avec raison que M. Vriès lui disait : « Vous
m'avez manqué deux fois de parole, monsieur : une pre-
mière fois en me promettant six mois et en ne m'en accor-
dant que deux ; une seconde fois en vous engageant solen-
nellement en plein amphithéâtre, à ne pas chercher à
connaître mon secret et même à ne pas me le demander,
tandis que vous avez fait analyser mes pilules, comme si
vous aviez pu croire qu'un homme de ma race ne prendrait
pas ses précautions et vous laisserait autre chose que l'ac-
cessoire de son moyen. »
Ce sont des soufflets dont l'empreinte reste sur la joue
qui les a reçus. Certes, cette lutte du docteur noir contre
l'Académie de médecine sera aussi curieuse que la lutte
de Renaudot contre la Faculté.
A côté des questions spéciales se trouvent les questions
d'honneur, qu'il est permis à tout le monde déjuger; et,
en face de ces faits, je ne crois pas qu'il soit difficile de
deviner de quel côté est la loyauté. Faut-il avoir foi aux
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l'inventeur et la science officielle. 233
médecins qui nient: la guérison de Sax ou à celui qui a
accompli cette guérison? Que supposer de l'homme qui
s'est servi de l'influence de son nom et de sa puissance
pour terrasser un adversaire, non pas loyalement, non pas
à armes égales, mais en manquant à deux engagements
sacrés? Et pourquoi avez-vous manqué à ces engagements,
monsieur Velpeau? — Par humanité? Mais vous dites vous-
même que vous désespériez des malades confiés à M. Vriès;
vous avouez que de toutes manières vous étiez impuissant
devant leur mal, qu'ils étaient condamnés ; et vous leur fer-
mez la seule porte de salut qui leur restait, après l'avoir
entr'ouverte î Vous devez un terrible compte à l'humanité,
monsieur Velpeau; vous lui devez compte de ces seize ma-
lades qu'il aurait peut-être sauvés; vous lui devez compte en
outre de tous les malheureux qui succombent aujourd'hui,
qui succomberont demain à cette redoutable maladie.
— Mais étes-vous sûr qu'il eût guéri? me dira-t-on.
— Non, évidemment, quoiqu'il y ait un préjugé en sa
faveur, puisqu'il a guéri Sax. Mais vous ne pouvez pas me
prouver que son remède était chimérique, puisque vous
n'avez pas tenu vos engagements avec lui; puisque vous ne
lui avez pas donné le laps de temps qu'il demandait : il lui
a fallu sept mois pour guérir Sax ; évidemment, si on le
lui avait enlevé au bout de deux mois, il ne l'eût pas sauvé.
Enfin, disons que les considérants sur lesquels s'appuie
la partie scientifique de son rapport n'ont pas paru très-
concluants à tous les médecins. M. H. Castelnau, dans le
Moniteur des hôpitaux, disait :
« Au nombre des parce que qui laissent à désirer, nous
nous contenterons de citer les suivants :
a M. Velpeau dit qu'il ne croyait pas au spécifique du
cancer : 1° Parce qu'il n'est pas vraisemblable qu'une lésion
aussi matérielle, aussi réfractaire que les cancers, se laisse
atteindre par une atteinte végétale donnée à l'intérieur et
qui ne produit aucun effet appréciable.
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234
l'inventeur.
« Dans un sens qu'on ne peut pas prêter à M. Velpeau,
mais qui ressortirait évidemment de cette phrase malveil-
lamraent interprétée, un remè le qui ne produirait auctm
effet ne pourrait évidemment guérir le cancer, mais il est
possible et rien ne démontre que si l'antidote du cancer est
jamais trouvé, ce ne soit parmi les substances végétales;
quant à l'effet produit, le quinquin;t n'en produit souvent
pas d'autres que de guérir la fièvre et de faire diminuer la
rate, c'est-à-dire qu'il fait ce que M. Velpeau considère
comme impossible.
« Sur dix-huit parce que, il y en a au moins six qui n'ont
guère plus de valeur que le précédent, et qui ne peuvent,
par conséquent, que nuire aux intérêts que M. Velpeau a
voulu défendre. »
En effet, que disent ces dix-huit parce que? Ils disent :
je suis infaillible, nous sommes infaillibles.
Mais nous l'avons déjà dit : nous ne croyons plus à l'in-
faillibilité humaine, tant de fois démentie par les faits, et
que M. Velpeau se rappelle qu'au delà du tribunal acadé-
mique, au delà du tribunal de police correctionnelle, il y a
le tribunal de la postérité qui pourra bien un jour le tra-
duire à sa barre!
Quel malheur que toutes les académies ne puissent
cacher leur injustice comme le fît, en HGi , l'Académie des
beaux-arts qui, ayant donné injustement le prix de Rome à
un sculpteur qui ne l'avait pas mérité, fît briser tous les
bas-reliefs du concours.
M. Velpeau, dont nous venons de parler assez longtemps,
terminait son rapport par ces mots :
« Ce que je voyais et ce que j'entendais était contraire à
l'ordre logique des choses. »
Comme cette phrase sent bien son académicien ! Comme
IV
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l'inventeur et la science officielle. 235
elle est digne de ces messieurs! Cela est contraire à l'ordre Io-
nique des choses; donc... cela n'est pas, — ou plutôt cela est
contraire à nos affirmations, à nos théories; donc cela n'est
pas. Gens naïfs qui croyez que les théories sont faites pour
expliquer la nature : erreur 1 La nature est faite pour les
théories, c'est leur très-humble vassale. Vous vous imaginez
que la théorie est déduite des faits : folie ! Ce sont les faits
qui sont adaptés à la théorie.
Quand les anciens étaient embarrassés pour expliquer un
phénomène, ils le plaçaient au rang des prodiges : exemples :
Le cheval de l'e ipereur Tibère, du corps duquel jaillissaient
des étincelles quand on le frottait avec la main ; les javelots
des soldats romains qui, pendant la nuit qui précéda la
victoire que Posthumius remporta sur les Sahins, brillaient
comme des flambeaux; de môme un verset du Coran décla-
rant que la femme peut porter trois ans, les musulmans
crient au prodige! Prodige! mot absurde, qui n'a pas de
sens, puisqu'il signifie qu'il ne peut pas être ; mais mot
commode pour expliquer ce qu'on ne peut comprendre.
Maintenant nos savants, quand ils se trouvent en présence
d'un fait dont ils ne peuvent donner nulle explication, au-
quel ils ne peuvent adapter nulle théorie, s'en tirent d une
autre manière.
Ainsi de nombreux paysans voient tomber une pierre à
Lucé. Lavoisier, Cadet et Fougeroux terminent ainsi un
rapport sur ce fait :
« L'opinion qui nous paraît la plus probable, celle qui
cadre le mieux avec les principes reçus en physique, avec
les faits rapportés par M. Bachelay, et avec nos propres
expériences, c'est que cette pierre, qui peut-être était cou-
verte d'une petite couche de verre ou de gazon, aura été
frappée par la foudre et aura été ainsi mise en évidence. »
Les principes défendaient à la pierre de tomber. 11 fallut
qu'un académicien, M. Lhot, vît des aérolithes de ses propres
yeux pour que les principes acquis leur permissent d'exister.
236
l'invebteur
J'aimais encore mieux le système des anciens. Au moins
eux ne rejetaient pas le fait sous prétexte qu'il était contre
les règles imposées par eux à la nature.
Des démentis nombreux, dans le genre de celui que je
viens de signaler, donnés aux savants par la nature qui
n'avait pas tenu compte de leurs négations, ne les em-
pêchent pas de poursuivre le même système.
Cependant on pourrait leur adresser une toute petite
question, avec toute l'humilité qu'un pauvre mortel doit
éprouver devant les immortels :
— Pourquoi, Messieurs, puisque vous êtes infaillibles,
vous envoyez-vous donc chaque jour de lourds pavés à la
tête et vous adressez-vous réciproquement les démentis les
plus formels?
Commençons par vous, Messieurs les médecins, qui êtes
les plus exclusifs de tous, les plus orgueilleux et qui, de
plus, non-seulement avez le privilège de nier une invention
et une découverte, mais encore celui de la faire déclarer
pernicieuse de par les tribunaux, et de faire condamner
ceux-là qui l'apportent, à quelques années de prison. Etes-
vous bien sûrs de ne jamais vous tromper? N'avez-vous
jamais erré? Etes-vous toujours d'accord entre vous? Et
voyons un peu ce que pensent de votre science ceux de vos
confrères qui ont eu le courage de dire la vérité.
Commençons par Bichat, qui, pour n'être pas docteur,
n'en était pas moins savant :
<( La matière médicale est, de toutes les sciences, celle
où se peignent le mieux les travers de l'esprit humain. Que
dis-je? ce n'est point une science... C'est un mélange in-
fâme d'idées inexactes, d'observations souvent puériles, de
moyens illusoires, de formules aussi bizarrement conçues
que fastidieusement assemblées. On dit que la pratique de
la médecine est rebutante, je dis plus : elle n'est pas, le plus
souvent, celle d'un homme raisonnable, t quand on èn puise
les principes dans la plupart de nos matières médicales. »
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L*IN VEKTEUR BT LA SCIENCE OFFICIELLE. 237
A un autre : le docteur Guyard raconte cette anecdote :
a Une dame de nos amies disait un jour à son médecin :
« — Dites-moi donc un peu, docteur, par quel secret vous
autres, médecins, vous n'êtes jamais malades.
u — C'est, répondit le naïf docteur, parce que nous dînons
confortablement du produitdenos ordonnances, sans jamais
rien prendre des drogues que nous ordonnons. »
Boërhaave dit : « Si l'on vient à peser le bien qu'a pro-
curé une poignée de vrais fils d'Esculape, et le mal que
Timmense quantité de médecins a fait au genre humain,
depuis l'origine de l'art jusqu'à ce jour, on pensera sans
doute qu'il serait plus avantageux qu'il n'y eût jamais eu
de médecins dans le monde. »
Continuons : c'est Stahl qui parle :
« Je voudrais qu'une main hardie entreprît de nettoyer
cette étable d'Augias. J'ose pénétrer dans cette science
peuplée d'erreurs, où la langue est aussi défectueuse que
la pensée, où tout est à refondre, les principes et la ma-
tière. »
Young disait que la médecine était une loterie; d'après
lui le docteur RadcUffe n'avait acquis sa réputation et
n'avait obtenu ses succès qu'en administrant des remèdes
k contre-temps.
Le docteur Brown reconnut que les fièvres abandonnées
a leur cours naturel n'étaient ni plus longues ni plus graves
que lorsqu'on les coupait par les meilleures méthodes.
Frappart s'écriait douloureusement : « Médecine, pauvre
science! Médecins, pauvres savants I Malades, pauvres vic-
times! »
Guy-Patin, ce féroce médecin, appelait aussi la médecine
l'art de deviner; Barthez n'y croyait pas; Broussais se po-
sait cette question : « La médecine a-t-elle été plus nuisible
qu'utile à la société?» Corvisart a lancé cette boutade contre
elle : « Bah! elle ne sert à. rien; » Foda lui a donné un
rôle consolateur : « Si elle ne fait aucun bien, elle soulage
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238
l'inventeur.
par la magie de l'espérance. » Rostan a proclamé que
« chacune de ses formules était une erreur; » Sydenham a
avancé que « ce qu'un qualifie d'art médical est bien plutôt
l'art de faire la conversation et de babiller que l'art de
guérir; » Sprengel affirme « que le scepticisme en médecine
est le comble de la science et que le principe le plus sage
consiste à regarder toutes les opinions avec l'œil de l'indif-
férence, sans en adopter aucune. » Magendie avouait, lui :
« Sachez-le bien, la maladie suit le plus habituellement sa
marche sans être influencée par la médication dirigée
contre elle. Si même je disais toute ma pensée, je dirais
que c'est surtout dans les services où la médication est la
plus active que la mortalité est la plus considérable. »
M.Chomeldit : «Les ténèbres enveloppent encore la branche
la plus importante de la médecine. » Bouchardat déclare
enfin que « la science médicale n'est pas faite. »
Certes, nous n'aurions pas besoin de I autorité de si
savants médecins pour le voir. Les querelles des allopathos
et des homœopalhes ne nous le prouvent-elles pas suffisam-
ment? Si ces Messieurs étaient si sûrs de leur science, ^e
diraient-ils donc des injures comme ils s'en jettent à la
figure?
« Les allopatbes, crient les homœopathes, sont des assas-
sins : le fond- de la médecine allopathique est complétr-
ment faux et absurde. Li s médecins allô,. allies tuent les
malades en les soignant, et les empoisonnent en les pur-
geant. Menteurs insignes, fourbes ! 1 Les allopathes, à leur
tour, n'ont garde de demeurer en reste et décrient : «On
ne peut appliquer la méthode d'Hahncmanu sans être un
ignorant abject, un pauvre illuminé, un mi-érable char-
latan. L'homœopathie est le comble de la folie et de l im-
pudence. Il y a à Berlin troi- médecins homœopathes, un
fripon et deux L mirants... » Et c'est devant les tribunaux
que ces Messieurs invoquent, comme jadis la Faculté de
Paris invoquait le Parlement, que se disaient ces jolies
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L'iNVENTELR ET LA SCIENCE OFFICIELLE. 23\)
choses, il y a quelques aimées. E^t-ce que ces épithètes ne
valent pas bien les traîtres, fils de traîtres, hérétiques, sa-
crilèges, que se lançaient à la face les bons médecins du
XVII" siècle? Décidément la médecine vieillit, mais le mé-
decin ne change pas.
Et ce sont ces Messieurs, qui ne sont pas plus sûrs de
leur science, qui viennent invoquer V ordre logique des
choses, et, au nom de la théorie, interrompre les expériences
de M. Vriés. Messieurs, un peu de modestie; et pour es-
sayer de vous guérir du péché d'orgueil, permettez-moi de
vous raconter cette petite anecdote :
Les membres de la Société royale de Lonflres, sous l'in-
fluence de Berkeley, ne voyaient que l'eau de goudron et
croyaient que tout lui était possible. Un jour, un médecin
de province leur adresse une lettre dans laquelle il leur an-
nonce qu'un matelot, tombé du grand mât de son navire,
s'était cassé la jambe en mille morceaux, mais qu'en rap-
prochant les parties fracturées, en liant et en versant sur
le tout de l'eau de goudron chaude et épaisse, on avait
raccommodé parfaitement la fracture.
Là-dessus, grande discussion : mais l'eau de goudron
avait tant de puissance I
Huit jours se passent : le doute chez les uns, la foi chez
les autres ; enfin une lettre arrive dans laquelle le médecin
provincial s'excusait fort d'avoir omis un tout petit détail :
la jambe du matelot était une jambe de bois.
C'était Hill, qui, par vengeance, avait fait cette mystifi-
cation au savant corps.
Votre doctrine n'est pas immuable, ce qu'elle devrait
être si elle était infaillible. Tour à tour vous rejetez un re-
mède que vous adopoz le lendemain. Vous êtes connue les
jolies femmes: aujourd'hui les nez en trompette, demain
les nez droits : hier les tailles courtes, dans huit jours les
tailles longues; c'est la mode. Hâtez -vous tant qu'il guérit,
disait Mme de Séviyné eu parlant du café. L'huile de co-
240 l'inventeur.
pahu, au XVII* siècle, était un baume universel; mainte-
nant elle a perdu une partie de ses vertus.
Au XVII* siècle la saignée est à la mode ; vous avez vu
quel soigneur enragé élait Guy- Patin. Broussais met de
nouveau en avant un autre moyen de tirer du sang du corps
humain; ce sont les sangsues : il préconise ensuite les
émollients ; et vite tous les médecins se servent de ces deux
remèdes. Plus tard viennent l'huile de foie de morue et
l'iode ; maintenant le moyen de guérir est l'expectation.
Demain il en .paraîtra un autre qui changera à son tour.
Et vos négations! et vos discussions! Aujourd'hui vous
rejetez l'antimoine, l'éraétique, la circulation du sang, que
vous serez forcés d'adopter demain. Un jour, M. Darcet in-
vente un nouveau système alimentaire composé de la gé-
latine extraite des os. Pendant trois mois, à l'hôpital de la
Charité, il y soumet malades, convalescents, gens de ser-
vice. L'expérience semble a\oir parf «itement réussi, et tous
les établissements de charité s'empressent de suivre ce
mode d'alimentation. Ce fut une sorte de fureur : à Reims,
par exemple, de 1830 à 1832, l'appareil destiné à faire des
tablettes de gélatine avait fourni plus de deux cent mille
rations.
Mais ce qui réussissait à la Charité ne réussissait pas,
paraît-il, à l'Hôtel-Dieu, et en 1836, M. le docteur Donne
lut tout d'un coup un mémoire à l'Institut, dans lequel
il niait toute espèce de propriété nutritive à la gélatine.
C'était déclarer que tous les médecins qui avaient, pendant
sept ans, conseillé l'emploi de la gélatine, étaient des Anes :
et alors quelle responsabilité! Eh quoi! ils auraient nourri
pendant sept ans des malheureux avec une matière nou
nourrissante, et par conséquent ils les auraient fait
lentement mourir de faim. MM. Julia Fontenelîe, Gan-
nal, Edwards et Balzac étudièrent de nouveau cette
question. M. Gannal conclut d'un côté que la gélatine est
nourrissante tant qu'elle existe à son premier état de disso-
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l'inventeur et la science officielle. 241
lution dans le bouillon ordinaire, mais qu'elle perd toute
espèce de propriété nutritive dès qu'elle est convertie en
gelée; M. Julia Fontenelle déclare au contraire qu'elle est
un excellent adjuvant de nutrition. — Je ne parle pas des
débats postérieurs : cet exemple ne montre-t-il pas combien
la médecine peut errer; de quel engouement elle est prise
tout d'un coup pour telle chose qui à ses yeux devient su-
périeure à tout? — La Faculté déclarait que les soupes de
gélatine « étaient préférables pour les malades aux bouil-
lons de bœuf ordinaire. » Et c'est vous, noble Faculté, qui
errez ainsi, qui faites de pareilles sottises, qui osez procla-
mer que vous êtes infaillible î Et de vos discussions sur le ma-
gnétisme, qu'est-il résulté? Quand Bertrand, le premier,
apporta cette question devant vous et vous força de vous
prononcer, votre commission se déclara pour le magné-
tisme : de nombreux débats en résultèrent, mais n'appor-
tèrent aucun jour sur cette question : et c'est vous, igno-
rants comme les autres quand il s'agit d'une nouvelle ques-
tion, qui osez parler avec cette autorité, au nom de la science
passée. Vous êtes bien fiers, messieurs les savants, quand
il s'agit d'écraser un pauvre novateur ou inventeur : à vous
entendre, vous n'auriez jamais commis d'erreurs; vous eus-
siez toujours nagé dans un océan de lumière; la nature
n'aurait plus de secrets pour vous; vous auriez porté le
flambeau de votre science dans ses coim les plus reculés. Il
est donc bon de vous remettre devant les yeux certaines
petites anecdotes dans le genre de celle-ci, qui ne prouvent
pas toujours en faveur de votre pénétration.
En 1863, à propos de l'homme fossile, auquel je crois
du reste, M. Desnoyers, ayant examiné les ossements de
divers pachydermes dont la race est éteinte, avait conclu,
d'après leurs stries, leurs incisions et leurs coupures, que
l'homme avait dû être contemporain de ces animaux.
Or, M. Eugène Robert répond quelque temps après à
M. Desnoyers : « M'étant rendu à l'École des mines pour
16
2-42
l'inventeur
y étudier les indices signalés par M. Desnoyers, la personne
qui prépare les ossements fossiles de cet établissement inc
déclara formellement que les blessures d'ossements des en-
virons de Chartres, résultaient de sa maladresse à les débar-
rasser de la terre qui les enveloppait et qu'il ne fallait y
voir que des coups du burin ou du ciseau employés par elle
dans leur nettoyage.
Et vous, messieurs les académiciens, qui, pour soutenir
une théorie, commettez des naïvetés semblables, vous vien-
drez tenir une conversation dans le genre de celle-ci :
— Vous prétendez guérir, allez, vous n'êtes qu'un mi-
sérable charlatan, car nous qui sommes des gens sérieux,
nous ne guérissons pas. Nous avons fait nos preuves.
— Mais le malade que vous disiez incurable se porte
bien.
— Ce n'est pas vrai.
— L'avez-vous vu?
— Non.
— Voulez-vous le voir?
— Non, mon temps est trop précieux pour me déranger
gratis.
Et puis on le traite d'empirique, comme si ce terme était
une injure, et on le fait traduire en police correctionnelle
pour exercice illégal de la médecine.
C'est l'histoire du docteur Vriès.
Empirique ! je réclame ce titre comme un honneur. Em-
pirique, c'est l'homme qui observe, qui compare, qni cher-
che, qui trouve ; et l'autre qui, la tête bourrée de formules
toutes faites, ne cherche qu'à les appliquer au hasard, sans
regarder si elles sont vraies ou fausses, c'est le médecin de
Molière !
N'est-ce pas l'empirisme qui amena Gilbert, Otto de
Guerick, Grey, Wehler, Mussenbroek, Nollet, Dufay lui-
môme, Lemonnier, Devis, à constater les divers faits pro-
duits par la machine électrique et qui devaient donner de
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,
L'INVENTEUR et la science officielle. 343
si merveilleux résultats, quand, se basant sur eux, on ferait
une théorie générale des propriétés de ce fluide?
Et qu'est-ce que la médecine? si ce n'est un art d'expéri-
mentation. Est-ce qu'elle peut procéder autrement que par
l'empirisme ?
« Nous médecins, écrit modestement un des rédacteurs
de Y Union médicale, nous avouons humblement notre
ignorance; nous nous bornons à constater les propriétés
des médicaments quand le hasard nous les révèle, quand
l'expérimentation nous les démontre ; et nous n'allons pas
plus loin. » — « Empirisme partout, voilà l'état de la méde-
cine, » disait Malgaigne.
N'est-ce pas l'empirisme qui a découvert l'éthérisation ?
N'est-ce pas l'empirisme qui est le père de toute science?
N'est-ce pas l'empirisme qui a révélé à Torricelli et à Pascal
la pesanteur de l'air? N'est-ce pas l'empirisme qui a révélé
aux académiciens de Florence la porosité des métaux?
N'est-ce pas l'empirisme qui a conduit Lavoisier à trouver
la composition de l'air? N'est-ce pas l'empirisme ?
Mais à quoi bon vous citer certaines découvertes ou inven-
tions comme nées de l'empirisme, quand toutes, absolu-
ment toutes, en sont le produit, la théorie ne pouvant pas
être faite d'une manière certaine, avant que l'expérience
l'ait justifiée. Expérimenter, il faut toujours que vous en
veniez là : car la science acquise est négative et le fait contre
lequel vous l'invoquez peut venir le lendemain la renverser.
« La vérité, dit M. Dunoyer, est que tous les arts ont
commencé d'une manière empirique. » En principe c'est là
la bonne manière d'aller. Je ne crois pas qu'il y ait de meil-
leure preuve de ce que j'avance ici que l'histoire suivante :
Piallat me racontait qu'un jour un fabricant de chapeaux
de paille était allé le trouver en sa qualité de chimiste,
en le priant de lui indiquer un procédé pour blanchir
les chapeaux de paille de la meilleure manière possible. On
les frotta d'abord avec une brosse de chiendent imprégnée
244
l'inventeur.
de potasse d'Amérique ; ensuite on les badigeonna avec un
enduit composé d'acide sulfureux, d'amidon de blé et de
carbonate de plomb. Cependant le fabricant n'était pas ar-
rivé au résultat qu'il voulait atteindre. Ses divers essais
avaient échoué.
— Si nous remettions le chapeau dans l'acide sulfureux,
dit-il.
Piallat, bon chimiste, s'y opposa en lui prouvant que son
chapeau deviendrait noir au lieu de blanchir. Cependant il
n'avait pas convaincu le fabricant, et celui-ci n'en fit pas
moins à sa téte.
Eh bien! que résulta-t-il de cet essai? C'est que le cha-
peau qui devait scientifiquement devenir noir, acquit une
magnifique blancheur !
Et c'est au nom de cette science acquise qui reçoit de pa-
reils démentis que vous niez le progrès! Aussi, quand on
voit ces faits se renouveler chaque jour, comment ne parta-
gerait-on pas l'indignation de Paracelse contre les apôtres
de ces doctrines :
« Ce qui fait un médecin ce sont les cures, et non pas les
empereurs, les papes, les facultés, les privilèges, les acadé-
mies... Vous me traînez dans la boue ! vous êtes de la race
des vipères et je ne dois attendre de vous que du venin...
Imposteurs! vous ignorez même ces simples... je ne vous
confierais pas un chien... Vous me reprochez de perdre
aussi des malades... est-ce que je puis rappeler de la mort
ceux que vous avez déjà tués? Quand vous avez donné
à un tel une demi-livre de vif-argent, à tel autre une
livre, quand ce vif-argent est dans la moelle, qu'il coule
dans les veines, qu'il adhère aux articulations, comment
réparer le mal?... Vous parlez d'anatomie, vous disséquez
des pendus... plût à Dieu que vous vissiez des malades!
Devant le mal, vous restez comme un veau devant un
charlatan ! »
Mais bah ! est-ce que les médecins patentés et jurés tuent
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l'inventeur et la SCIENCE OFFICIELLE. 243
des malades? Ne les guérissent-ils pas tous au contraire?
Ils ne doivent jamais avoir tort, pas plus que les autres aca-
démiciens. L'Académie n'est-elle pas un clergé, et un
clergé ne désavoue jamais un de ses membres ; un curé fait
une sottise dans sa paroisse, l'évôque le gronde, et l'envoie
dans un autre endroit, le plus souvent avec avancement,
afin de prouver au public qu'il avait raison. Un ingénieur
construit le pont des Invalides, le pont s'écroule, l'ingé-
nieur est appelé au conseil général des ponts et chaussées.
Tous sont prêts à agir envers lui comme les Romains à
l'égard de Varron; à le remercier de sa défaite.
Il le faut bien : que deviendrait la science, s'ils ne se
soutenaient réciproquement? Aussi croyez-le bien, leur plus
grand désir, nous l'avons déjà vu, serait de laver leur linge
sale en famille. Que la publicité est chose ennuyeuse quand
elle vient révéler des aventures comme celle arrivée à
M. Desnoyers, commenter le rapport de M. Velpeau, mon-
trer M. Le Verrier et Delaunay se traitant réciproquement
d'ânes, et M. A. Pontécoulant accusant ce dernier de dé-
loyauté et de plagiat, et faire assister les profanes aux
discussions qui s'élèvent dans le sein de la docte assem-
blée. Dans toute discussion, évidemment, il y a un des
adversaires qui fait erreur, à moins qu'ils ne se trom-
pent tous les deux à la fois, ce qui arrive encore assez sou-
vent. Toute discussion prouve donc une chose à coup sûr,
c'est la faillibilitc des académiciens, chose que le public de-
vait ignorer : malheureusement, il le sait toujours tôt ou
tard, et il apprend à donner à leurs négations leur juste
valeur, ce qui n'empêche pas messieurs les académiciens de
continuer à nier avec acharnement toutes les choses nou-
velles en vertu des lois préexistantes.
Le courageux directeur du Musée de l'Industrie belge,
feu Jobard, est l'inventeur du gaz à éclairage extrait de
l'eau. En 1833, en ayant fait part à M. Thénard, il reçut
pour répense : « Cela n'est pas vrai , car cela n'est pas
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L'INVENTEUR.
possible. » Au nom de cette vérité scientifique, l'Académie
des sciences repousse le calcul infinitésimal. L'Académie a
refusé d'admettre les observations de Pevssonel, sur l'ani-
malité des coraux et des madrépores, celles du général
d'Aboville sur la génération des marsupiaux, celles de Cha-
miso sur la génération alternante de la salpa pinnata.
Les savants disent au moins crûment les choses : si dans
leur monde, le duel était en usage pour venger tous les dé-
mentis, quelle moisson de savants !
Vol ta du reste a fait encore mieux ; il voit une expérience
et dit : « J'ai vu, mais je n'y crois pas.» Un savant est plus
incrédule que saint Thomas quand la théorie le lui ordonne.
Voici une conversation que rapporte M. Vict. Meunier,
qui vous édifiera complètement à ce sujet. Cette conversa-
tion eut lieu entre lui et M. Dupuis, au sujet d'un mémoire
que ce dernier avait déposé à l'Académie et portant ce titre :
Discussion du paradoxe hydrostatique et expérience faite à
cette occasion.
(C'est M. Dupuis qui parle.) « Une commission fut
nommée, elle se composait de MM. Cauchy, Poncelet, Pouillet
et Despretz. J'allai voir M. Cauchy. Dès que je lui eus ex-
posé l'objet de ma visite : — Le fait que vous annoncez est
impossible, me dit-il. — J'ignore s'il est impossible, ré-
pondisse, mais je sais qu'il est vrai. — Non, cela ne se
peut. Vous êtes en contradiction avec un principe établi
par Pascal. — Du moins venez voir l'expérience. — Je
n'irai pas. Cherchez des gens qui aient le temps de se do-
ranger. D'ailleurs j'ai remis votre note à M. Despretz.
«J'arrive chez M. Despretz. Il me regarde d'un air mo-
queur. Je lui dis : — Ah ! je sais ce que vous allez me ré-
pondre, mais je ne vous demande qu'une chose, veuillez
examiner le fait. — Nous verrons, dit M. Despretz. Cela
n'est pas pressé, nous avons bien le temps. » Je le quittai
sans avoir pu obtenir un rendez-vous. .
C'est bien cela : il y a deux siècles un homme proclame
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l'inventeur et la. science officielle. Ml
une loi. Il se trouve que la science ayant marché depuis ce
temps-là, un fait vient prouver qu'elle est fausse. Le fait
existe et est -patent; mais la loi existe antérieurement, le
fait est donc contre les règles et est déclaré impossible.
Ou bien, rien ne presse. Pourquoi donc aller si vite
Allons doucement, ne nous pressons pas.
Enfin M. Dupuis, s'apercevant qu'on ne voulait pas aller
voir son appareil, force en quelque sorte M. Despretz à
l'examiner.
L'appareil fonctionne bien et prouve ce que M. Despretz
avait avancé.
Impossible de nier ! mais il y a alors un autre moyen de
sauver la loi tout en admettant le fait. L'appareil ne vaut
rien, dit-on.
— C'est votre enveloppe qui fléchit, et vous n'auriez pas
de résultat si l'appareil était en verre.
M. Dupuis établit alors un appareil en verre.
— Ce sont vos ajustages en caoutchouc qui fléchissent :
Aussitôt ils sont remplacés par des ajustages en cuivre.
M. Despretz ne dit plus rien alors. M. Dupuis le prie du
moins d'en faire un rapport à l'Académie.
— C'est toujours le même effet... la chose n'en vaut pas
la peine, je suis sûr de moi. ,
M. Dupuis s'adresse alors de nouveau à l'Académie.
Que fait l'Académie ? Elle le renvoie à la commis-
sion !
N'est-ce pas une scène de haute comédie dans le genre
de celle que nous avons rapportée à propos de la guérison
de Sax. Mais M. Despretz me permettra-t-il de lui demander
si Pascal, au nom duquel il condamne M. Dupuis, avait eu
le même respect pour les lois scientifiques de son temps,
pour l'horreur du vide par exemple, qui faisait foi dans le
dix-septième siècle, il eût fait la révolution d'où a daté
réellement la physique moderne?
Qu'importe? Bon pour ce temps-là, répondra le physicien
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l'inventeur
du dix-neuvième siècle. Oui certainement à cette époque, il
y avait des absurdités qu'il était bon de détruire: mais
maintenant la science repose sur des principes certains et
ne peut errer.
C'est l'histoire des esprits rétrogrades et conservateurs
de tous les temps ; je ne dis pas qu'autrefois, il n'ait été
nécessaire de faire une petite révolution... Mais mainte-
nant tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes
possibles. Toujours la doctrine de Pangloss.
Aussi nie-t-on comme on niait autrefois, au nom des
théories préalables. Il est bien fâcheux que le passé ne
puisse instruire ces routiniers obstinés ; mais l'histoire ne
les corrige pas plus que la comédie ne corrige les mœurs.
Chacun reconnaît son voisin dans l'être vicieux ou ridicule
que le poète flagelle devant les yeux et livre au mépris du
public, mais n'a garde de se reconnaître lui-même. Les
médecins de nos jours reconnaissent bien la stupidité des
docteurs en bonnet carré : ils sont les premiers à en rire,
mais ils n'ont garde d'avouer qu'ils les imitent. Ainsi tout
marche en ce monde. Mais qu'importe? L'auteur drama-
tique a raison de poursuivre sa tâche, quelque petit que
soit le bien qu'il puisse faire; poursuivons donc la nôtre
aussi, nous, et espérons qu'en montrant la non-valeur des
négations qui ont été si nombreuses jusqu'à ce jour, nous
pourrons changer en affirmations quelques-unes de celles
qui se seraient produites demain, ou du moins détruire la
confiance que tant de gens ont encore en celles qui se pro-
duisent appuyées par l'autorité d'un nom académique. C'est
toujours le môme principe ; nier un fait s'il n'y a pas de
théorie qui puisse l'expliquer : c'est lui qui poussa les phy-
siciens à refuser longtemps d'admettre que l'électricité
pouvait exister dans une atmosphère sereine. C'est cet
amour de la théorie qui a poussé Volta à passer sous silence
la diminution d'intensité qu'éprouve au bout de quelques
instants,le courant électrique produit par une pile, l'altéra-
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l'inventeur et la science officielle. 24<J
tion d'un des métaux du couple; le changement qu'intro-
duit dans la nature de l'électricité le renversement des
pôles; les décompositions chimiques qui ont lieu pen-
dant le travail des piles; — parce que ces faits étaient
en désaccord avec sa doctrine. C'est bien mesquin ,
certainement, niais voilà où pousse l'amour des sys-
tèmes.
Voyez donc encore une fois ce que sont les lois anté-
rieures des physiciens.
Longtemps ils ont cru, et il y en a qui le croient encore,
que le son obéit aux mômes lois que l'air qui lui sert de
véhicule, or Jobard dit: « Il n'y a pas de son dans le vide
et, chose extraordinaire, on ne s'entend pas parler dans la
cloche à plongeur, dans l'air comprimé à une ou deux at-
mosphères.
« Il n'est pas vrai que l'air se réfléchisse comme le son,
car la lumière, en faisant l'angle de réflexion égal à l'angle
d'incidence, nous avons étrangement surpris le célèbre
Datton en lui démontrant, dans son cabinet de Manchester,
que le vent suit les parois des corps sur lesquels il est lancé.
On éteint aisément de la sorte une bougie placée derrière
une bouteille sur laquelle on souffle avec un tube... On
confond mal à-propos les vibrations de l'air avec celles du
son. »
Et non-seulement au nom des théories antérieures, les
savants nient, mais encore créent des difficultés qui n'exis-
tent pas. Nous en avons eu un exemple qui ne saurait être
trop répété, dans la peino que se donnaient les théoriciens
pour chercher par quel moyen on pourrait rendre les
roues des locomotives assez adhérentes aux rails , pour
qu'elles ne se bornassent pas à tourner sur place sans
avancer, tandis qu'il eût été si simple de commencer par
expérimenter afin de se rendre compte d'une manière cer-
taine, des modifications qu'il fallait faire. Mais ce moyeu
était bien trop simple, il fallait bien mieux mettre la charrue
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l'inventeur.
avant les bœufs et s'évertuer à résoudre un problème qui
n'avait pas lieu d'être posé.
Que d'efforts pour arriver à sa solution 1 Trevithick et
Vivian s, pour augmenter le frottement, proposaient de
mettre une cheville ou griffe ayant prise sur le sol. Ce ne
fut pas la seule invention destinée à tourner cet obstacle
qui n'existait pas. M. Blenkinsop construisit, d'après ces
données, une locomotive dont les roues ne servaient que de
supports à la machine; l'appareil destiné à donner le mou-
vement était une roue dentée mise en mouvement par la
vapeur et venant s'engrener dans un rail fait en forme de
crémaillère. On comprend quelle perte de force devait ré-
sulter de l'application de ce système. Cependant on s'en
servit pendant plus de douze ans au transport de la houille.
En 1812, parut un autre appareil du môme genre, tout
aussi vicieux, destiné à triompher de la mérne chimère : la
locomotive était remorquée sur divers points fixes à l'aide
d'une corde qui s'enroulait sur une espèce de tambour.
Puis vient M. Brunton qui arme sa locomotive de bé-
quilles, s'abaissant, se relevant alternativement, prenant
un point d'appui sur le sol et poussant la machine.
Enfin, M. Blackettsc décida à finir par où on aurait dû
commencer. Il rechercha à l'aide d'expériences sur le chemin
de fer de Wylam, quel degré d'adhérence existait entre les
rails et les roues.
Et que vit-il? Il vit que l'obstacle contre lequel on luttait
depuis dix ans n'existait pas ; il vit que cette théorie contre
aquelle venaient se briser tous les efforts était fausse.
Grâce à cette expérience un an après, Stephcnson lan-
çait sur une voie de fer la Fusrc. Et elle marcha h l'ébahis-
sement général.
Qu'est ce donc quand la théorie est appuyée d'un grand
nom? Alors on raisonne et on calcule avec acharnement et
on ne se décide qu'à la dernière extrémité à faire une ex-
périence directe.
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l'inventeur et la sgibnge officielle. 251
Lorsqu'en 1747 Euler eut l'idée de rendre les lunettes
achromatiques, à l'aide d'objectifs formés de verre et d'eau,
Dolland, célèbre opticien anglais, s'appuyant sur une loi
que Newton avait établie dans son optique sur la dispersion
de la lumière, soutint longtemps, d'après cette autorité, que
les recherches d'Euler étaient vaines, et se donna beaucoup
de mal pour le prouver, au lieu de vérifier tout de suite les
appareils du géomètre allemand. Il est vrai que quand il
tenta l'expérience, celle-ci ayant réussi, il eut la bonne foi
de convenir que Newton avait pu se tromper, et de chercher
à réaliser l'idée primitive.
Pourquoi donc s'acharner tant à combattre par la théorie
des choses qu'il serait si facile d'expérimenter? Mais la
théorie est là, et il faut qu'on s'en serve. L'horreur du vide
était aussi jadis une théorie que les faits avaient plus d'une
fois dû combattre; mais s'il ne s'était pas trouvé un esprit
hardi pour se demander en vertu de quel principe l'eau ne
pouvait pas s'élever à plus de 32 pieds dans un corps de
pompe, elle eût encore longtemps régné en souveraine. Un
autre savantl'eût expliquée d'une autre manière : n'explique-
t-on pas tout ce qu'on veut? Il y a tant de moyens de
tourner la difficulté : il y a des procédés si simples pour
rendre compte de ce qu'on ne peut comprendre. Bonnet
loue hautement les physiologistes d'avoir abandonnné la
science de Torganogénie, en leur montrant avec quelle faci-
lité le système des préexistences expliquait des choses re-
connues inexplicables dans la voie positive et expérimen-
tale. Aquapendentc saisit la comparaison de la construc-
tion d'un navire dont Galieu se sert pour expliquer le
développement du poulet, il prouve que la nature ne
peut pas agir autrement que l'art, et il en conclut que la
nature commence par bâtir la charpente, pour former #
les os !
Oh! éternelle stupidité de l'homme qui veut que la na-
ture suive les lois qu'il lui platt de tracer, lui obéisse, soit
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l'ikvektiur.
môme si sympathique pour lui, qu elle ne puisse agir au-
trement qu'il ne fait.
Mais l'homme ne voit-il donc pas que les choses les plus
simples sont le plus souvent en contradiction avec ses théo-
ries : Posez ce problème, par exemple :
a Étant donnée une source courant au bas d'une hau-
teur, sans autre appareil qu'un tuyau de conduite garni de
deux soupapes, forcer les eaux à s'élever d'elles-mêmes jus-
qu'au sommet. »
Eh bien ! au premier regard, n'est-il pas absurde, chi-
mérique; n'est-il pas contraire à une des lois fondamen-
tales de la mécanique, l'égalité du niveau des liquides placés
dans deux vases communiquants? Certes.
Et cependant les deux soupapes que vous ajoutez à ce
tuyau renversent cette loi, et vous avez, grâce à elles, le bé-
lier hydraulique.
Pourquoi donc être si fiers de ce que nous savons, quand
chaque jour nous découvrons quelque chose qui vient ren-
verser nos assertions précédentes?
C'était un fait bien avéré et bien reconnu que tous les
poissons étaient ovipares. Or voici que M. Jakson pèche, en
Californie, un poisson vivipare. Il l'envoie à M. Agassiz, et
celui-ci confirme complètement sa découverte.
Mais il faut voir l'acharnement des savants contre ces
faits que tout le monde connaît, qui sont pour les bonnes
femmes un article de foi et que les ignorants répètent; leur
orgueil leur défend de les admettre, et il faut l'autorité d'un
grand nom pour oser glisser jusque dans l'Académie que la
voix du peuple pourrait bien être dans ce cas la voix de
Dieu. Ainsi à propos des aérolithes, appelés pierres du
tonnerre, que l'on niait, dont on riait, voici ce qu'un jour
Arago a fini par dire :
« Sans vouloir assurément réveiller les idées surannées
touchant les pierres de tonnerre, je dirai qu'il n'est point
prouvé qu'on doive rejeter comme mensongères toutes les
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l'inventeur et la science officielle. 253
relations où il est parlé de coups de foudre accompagnes
d'une chute de matière. Sur quoi se fonderait-on pour s'in-
scrire en faux contre ce fait?... (Suit la citation d'un passage
de Bayle.)
Puis les expériences de Fusinieri viennent montrer l'étin-
celle électrique chargée de particules pondérables.
« C'était encore, dit M. Meunier, une chose admise par
tous les physiciens que la lune en son plein n'exerce sur
notre atmosphère aucune action calorifique ; en un j&ur le
résultat négatif de tant d'expériences délicates a été renversé
par la conclusion positive d'une expérience de M. Melloni,
bientôt confirmée par celle de MM. Knox, Zantedcschi, etc.
« Qui nierait que les physiciens sont d'autant plus portés
à restreindre le rôle météorolique de la lune, que le public
est porté à lui en attribuer un plus grand, ne connaîtrait
ni le cœur humain en général, ni le cœur des savants en
particulier. »
Ils donnent une puissance énorme à la science qu'ils pos-
sèdent, puisqu'ils la mettent au-dessus de la nature : ils
restreignent, ils nient la science à venir. Il y a dix ans,
tous les savants niaient qu'on pût jamais prédire le temps.
Arago, seul, faisait cettte restriction « dans l'état de nos
connaissances actuelles; » les autres disaient : toujours.
Maintenant M. Le Verrier admet que l'on peut réaliser cette
chimère. C'est une immense concession : aussi a-t-il im-
médiatement soin d'ajouter : k Jamais la prévision du temps
ne dépassera vingt-quatre heures.» Dans le même moment,
il est vrai, M. Coulvier-Gravier prétend qu'il peut s'étendre
à quatre jours, et à bien moins de frais que M. Le Verrier
pour ses vingt-quatre heurs. Mais M. Le Verrier le traite
d'ignorant, parce que lui directeur de l'Observatoire ne
s'est occupé qu'incidemment de météorologie, tandis que
l'autre savant s'en est occupé toute sa vie.
Qui peut sonder les abîmes du cœur d'un savant, surtout
quand il est rempli par un système ?
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l'inventeur.
Oh! les systèmes! les systèmes! Que Voltaire avait bien
raison d'être furieux contre eux! Dès qu'un homme s'at-
tache à un système, il devient aveugle. Il a peut-être tout
d'abord été guidé par la raison. Mais le système s'empare
ensuite en maître de cette raison, il ne la laisse plus libre
un seul moment; elle ne peut plus secouer son joug; elle
doit plier, se faire petite, rampante, ne croire que ce qu'il
veut, ne voir que ce qu'il voit, rejeter môme l'évidence, fût-
clle frappante, s'il l'ordonne.
Que les savants feraient bien de méditer profondément
ces paroles de Harvey, qui sont si vraies :
« La science des réalités n'est-elle pas assez difficile?
n'est-elle pas a^sez longue? Faut-il y ajouter l'étude de nos
rêves et la contradiction de nos suppositions? »
Je livre encore cette maxime d'Ed. Laboulayc à leurs mé-
ditations :
« Les paradoxes de la veille sont les vérités du lende-
main. »
« Celui qui s'enorgueillit dans une négation cynique est
insensé ou pervers, » a dit G. Sand.
Cessez donc, savants, de croire vos systèmes infaillibles
et en leur nom d'arrêter le progrès : cessez d'entraver la
marche du monde, de rebuter, de décourager, de persécu-
ter les inventeurs pour satisfaire un vain amour-propre;
craignez que le lendemain du jour où vous aurez rejeté une
invention parce qu'elle est en contradiction avec un de vos
systèmes, on ne dise : Non-seulement il s'était trompé,
mais encore il fut de mauvaise foi...
Autrefois, l'école avait le syllogisme; vous savez à quelles
belles absurdités on arrivait avec le syllogisme ; vous con-
naissez tous celle-ci, qui, quoique non scientifique, n'en
V
l'inventeur et la science officielle. 255
est pas moins belle : — Un cheval rare est cher. — Or, un
bon cheval à bon marché est rare. — Donc, un bon cheval
à bon marché est cher ; ou encore celle-ci : — Le manger
salé fait boire beaucoup. Or, boire beaucoup fait passer la
soif. Donc, le manger salé fait passer la soif.
L'abbé Guibald raconte à son correspondant Manegoldus,
mayister scho/œ, le bon syllogisme qu'il fit à l'empereur
d'Allemagne Conrad III : « Unum,inquam,habetis oculum !
quod cum dedisset; duos, inquam, oculos habetisl quod
cum absolutè annuisset; unus, inquam, et duo très sunt;
ergo très oculos habetis. »
C'est une des gloires de François Bacon d'avoir détruit
ce tyran de l'esprit humain; d'avoir posé comme bases de la
science l'examen et l'expérimentation sur la nature.
Maintenant, l'Académie a remplacé le syllogisme par les
calculs préalables à toute expérience et à toute observation.
Elle s'en nourrit comme ses ancêtres se nourrissaient de
l'autre affection de l'esprit humain. Elle en mange comme
Eugène Sue mangeait du homard. Elle en est arrivée à ne
plus pouvoir vivre sans eux et à tout leur sacrifier.
Dans la séance du l Cr août 1864, M. Chasles a lu un
mémoire contenant des formules et des théorèmes relatifs
aux coniques qui doivent toucher des courbes d'ordre quel-
conque ; le mémoire occupe huit pages et demi du compte
rendu. Dans le môme numéro, il y a en outre : une lettre
adressée à M. Chasles par M. Cayley, sur le même sujet,
occupant deux pages ; trois pages de remarques de M. Dar-
boux sur la théorie des surfaces orthogonales; une page
d'une lettre de M. Moutard sur les lignes de courbure d'une
classe de surfaces du 4 e ordre ; une note de six pages de
M. Nicolas Aléxéeff, sur la réduction d'une intégrale con-
tenant un radical de second degré d'un polynôme de qua-
trième, à la forme conique d'une intégrale elliptique» et
sur le calcul du module.
Tous ces travaux sont fort remarquables, soit ; ils méri-
256 l'inventeur.
taient parfaitement d'occuper les dix-neuf pages du compte
rendu ; mais ces raisons ne me font pas trouver bonne cette
mention : « Le mémoire de M. Batailhé (sur l'insalubrité
des hôpitaux), trop étendu pour être reproduit intégrale-
ment au compte rendu, et, par sa nature, peu susceptible
d'analyse, est renvoyé à l'examen d une commission com-
posée de MM. Rayer, Velpeau et J. Cloquet. »
Les coniques, les surfaces orthogonales et autres choses
de ce genre, sont bien plus importantes que la question de
la salubrité des hôpitaux, au moment où on bâtit un hôpital
aussi insalubre que possible. Donc, place aux coniques, aux
surfaces orthogonales, lignes de courbure, intégrales,
choses qui pressent, qui sont à l'ordre du jour, dont la société
ne peut pas se passer un seul moment, dont les lecteurs du
compte rendu sont excessivement affamés. Quant aux ma-
lades, on aura toujours le temps de s'en occuper.
Je ne saurais trop m'associera ces paroles de M. Jeunesse:
« 11 faudrait ne pas être de son siècle pour ne pas aimer
les mathématiques... Et, cependant, nous l'avouons sans
détour, c'est avec un véritable effroi que nous voyons les
solutions des questions géométriques absorber une vaste
étendue des comptes rendus de l'Académie des sciences,
alors que les solutions ne sont pas accompagnées d'appli-
cations pratiques. »
Mais que voulez-vous? les académiciens ont cette pas-
sion ; je la leur pardonnerais encore s'ils ne l'employaient
pas comme ils appliquent les lois scientifiques, pour com-
battre le progrès.
L'académicien triomphe complètement quand il vous
écrase sous une masse de calculs^ de chiffres, de formules al-
gébriques. Il est sûr de lui : jamais on ne pourra dire qu'il
s'est trompé; il est infaillible.
— Je vais vous prouver par les chiffres que cela ne peut
avoir lieu, dit-il.
— Est-ce bien sûr? peut-on lui demander.
l'inventeur et la science officielle. 257
— Comment, répond-il, qui peut nier l'évidence des
chiffres? y a-t-il quelque chose de plus certain? est-ce que
deux et deux ne font pas quatre?
Très-bien, tout cela; loin de moi de nier que deux
et deux font quatre ; mais cette vérité ne me prouve pas
l'évidence de tous les calculs passés, présents et à venir;
les chiffres se trompent comme tout le monde, de bonne
ou de mauvaise foi.
Vous connaissez tous le proverbe : faux comme une sta-
tistique. Qu'est-ce pourtant, si ce n'est un calcul? Eh
bien I grâce à elle, voici à quel résultat on arrive. Si vous
voulez, je vais vous faire trois pages de calcul pour vous
démontrer vous avez peur et j'arrive tout droit au
résultat.
L'illusion statistique dont je vous parle a été signalée par
M. Tourret, k la Chambre des députés, en 1841; les parti-
sans du passé l'invoquaient pour prouver qu'il y avait di-
minution dans la consommation de la viande et crier :
— <( Vantez donc le progrès ! voyez à quel résultat il ar-
rive! La consommation moyenne de la viande est diminuée;
Je peuple en mange moins qu'autrefois 1 Vive le bon vieux
temps 1 voilà un argument que vous ne pouvez pas réfuter :
ce sont des chiffres, cela! »
Le fait prouve comme quoi un calcul très-juste par lui-
môme, qui présente un aspect invincible, peut être faux
en réalité. Et cependant sur les lois antérieures et sur les
calculs se basent tous les savants; voilà par quels moyens ils
réfutent toutes les inventions. Il faut entendre les mathéma-
ticiens, les élèves de l'École polytechnique vous démontrer
par A +B que telle chose ne peut pas être : la chose a eu
lieu la veille; qu'importe? c'est la nature qui est dans son
tort, mais pas le calcul.
Tout dépend de la différence des points de vue.
« Les mathématiques, dit M. G. Flourens, ne possèdent
point, comme on le suppose, la vérité infuse; si elles n'é-
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l'imventbur
taient redressées par l'expérience, elles se tromperaient; la
vérité absolue est dans le lait, non dans le chiffre. Elles
n'ont aucun moyen supérieur de discerner le faux du vrai,
elles mènent également à l'un et à l'autre; le chiffre,
comme le syllogisme, est un instrument qui fonctionne
bien, s'il est dirigé par un bon jugement. »
Bernard Palissy l'avait dit depuis longtemps dans une
discussion à laquelle il fait se livrer des instruments de
géométrie et des arts. C'est à qui triomphera du compas ou
de la règle : puis l'aplomb et le niveau viennent rabaisser
l'orgueil des premiers. Palissy s'évertue alors à leur prouver
qu'ils peuvent certainement être excellents, que leur mérite
personnel peut être immense; mais qu'avant toutes choses,
ils dépendent de la main qui les emploie, et que si celle-ci
est maladroite, ils ne feront rien de bien.
Que les mathématiciens se le disent I qu'ils réfléchissent
aussi à ces paroles de M. de la Landelle :
a En fait de mécanique, je me défle fort des calculs qui
ne sont pas fondés sur des expériences préalables. Les ob-
servations astronomiques ont précédé de fort loin les calculs
sur la mécanique céleste. Et cependant, que d'erreurs ont,
de siècle en siècle, relevées les astronomes en basant des
calculs nouveaux sur des observations nouvelles. Et en fait
d'applications industrielles, lorsque l'expérimentateur qui
voit et qui observe seul est sujet à mal voir et à conclure
au rebours de la réalité, faute d'avoir tenu compte d'un dé-
tail, comment un mathématicien raisonnant par hypo-
thèse et par inductions, n'omettrait-il pas quelque coeffi-
cient qui, multipliant ou divisant le résultat déGnitif, le
rendra beaucoup trop fort ou trop faible, beaucoup moins
favorable ou radicalement faux. »
C'est pour le même motif que Robertson dit : « Nulle
évidence mathématique. »
Bacon avait dit aussi, longtemps avant lui :
« Je ne sais en effet par quel hasard les mathématiques
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l'inventeur et la science officielle. 259
et la logique, qui ne devraient se comporter à l'égard de la
physique que comme de simples savants, se targuant au
contraire d'une supériorité de certitude, s'ingèrent d'exer-
cer sur elle leur domination. »
Voici une page fort remarquable de Diderot sur la même
question :
« Michel-Ange cherche la forme qu'il donnera au dôme
de l'église Saint-Pierre de Rome. C'est une des plus belles
formes qu'il fût possible de choisir. Quelle raison avait-il de
donner sa préférence, entre tant de figures successives qu'il
dessinait sur son papier, à celle-ci plutôt qu'à celle-là? Pour
résoudre les difficultés, je me rappelai que M. de la Hire,
grand géomètre de l'Académie des sciences, arrivé à Rome
dans un voyage d'Italie qu'il fit, fut touché comme tout le
monde de la beauté du dôme de Saint-Pierre. Mais son ad-
miration ne fut pas stérile : il voulut avoir la courbe qui
formait ce dôme ; il la fit prendre et il en chercha les pro-
priétés parla géométrie. Quelle ne fut pas sa surprise lors-
qu'il vit que c'était celle de la plus grande résistance.
Michel-Ange, cherchant à donner à son dôme la figure la
plus belle et la plus élégante, après avoir bien tâtonné, était
tombé sur celle qu il fallait lui donner, s'il eût cherché à
lui donner le plus de résistance et le plus de solidité. A ce
propos deux questions : comment se fait-il que la courbe
de plus grande résistance dans un dôme, dans une voûte,
soit la courbe d'élégance et de beauté? comment se fait-il
que Michel-Ange ait été conduit à cette courbe de la plus
grande résistance. Gela ne se conçoit pas, disait-on; c'est
une affaire d'instinct. Et qu'est-ce que l'instinct? Oh! cela
s'entend de reste. Je dis à cela que Michel-Ange, polisson
au collège, avait joué avec ses camarades; qu'en luttant, en
poussant de l'épaule, il avait bientôt senti quelle inclinaison
il fallait qu'il donnât à son corps pour résister le plus for-
tement à son antagoniste ; que cent fois dans sa vie, il n'eût
pas été dans le cas d'étayer des choses qui chancelaient, et
260 l'inventeur.
de chercher l'inclinaison de l'étai la plus avantageuse ; qu'il
avait quelquefois pose des livres les uns sur les autres, que
tous se débordaient et qu'il avait fallu en contre-balancer
les efforts, sans quoi la pile se serait renversée; et qu'il avait
appris de cette manière à faire le dôme de Saint-Pierre de
Home sur la courbe de la plus grande résistance. Un mur
est sur le point de se renverser, envoyez chercher un char-
pentier; lorsque le charpentier aura posé les étais, envoyez
chercher d'Alembert ou Glairaut; et l'inclinaison du mur
étant donnée, proposez à l'un ou à l'autre de ces géomètres
de trouver l'inclinaison selon laquelle l'étai appuiera le plus
fortement, vous verrez que l'angle du charpentier et du géo-
mètre sera le même. Vous avez pu remarquer que les ailes
des moulins à vent sont de biais, et forment un angle avec
Taxe qui les soutient; sans cela elles ne tourneraient pas:
cet angle a une quantité telle que l'aile tournera le plus sou-
vent dans un angle de cette quantité. Gomment se fait-il
que quand le géomètre eut examiné celui que l'habitude,
l'usage avaient déterminé, ils ont su que c'était précisément
celui que la plus haute géométrie aurait préféré? Affaire de
calcul d'un côté, affaire d'expérience de l'autre. »
Mais les mathématiciens n'admettent pas que ce puisse
être affaire' d'expérience.
Ils veulent que le chiffre soit tout : — Expériences! —
chimères! — Observations! — erreurs! Ils n'admettent
pas que les mathématiques ne doivent jouer que le rôle
d'un instrument de précision : être par exemple ce que
le niveau est à l'œil. Ils veulent que les mathématiques
soient à la fois l'œil et le niveau.
Aussi dégoûtent-ils tous les hommes pratiques de se ser-
vir de cet instrument qui, cependant, leur serait si utile;
à force de vouloir trop bien faire, ils ne parviennent à rien
faire ; ils ont la manie de simplifier leurs formules quand
même, et, devant les problèmes complexes, il faut toujours
se méfier des formules simples.
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l'inventelti et la science officielle. 201
Voici ce que disait Jobard, en 1841, à propos des instru-
ments de Sax dans un rapport sur l'exposition de l'industrie
française :
« II a découvert des lois qu'aucun traité d'acoustique n'a
pu lui enseigner : car, il faut l'avouer, les savants n'ont été
que de peu d'utilité en la facture. Leurs théories du son et
leurs calculs n'ont jamais pu les guider dans le percement
des tubes extracylindriques. Les facteurs préfèrent s'en
rapporter aux tâtonnements répétés et à leur instinct plus
ou moins développé, que de pâlir en vain sur des équations
algébriques auxquelles il manque tant d'éléments indispen-
sables. »
Mettez, en effet, un mathématicien en face d'une ques-
tion pratique et vous verrez comment il s'en tirera. Il con-
naît la résistance des matériaux, il consulte les tables,
il a appliqué toutes les mathématiques pures et transcen-
dantes au calcul des équilibres. Ainsi préparé, on lui donne
un pont à construire et il se met à l'œuvre. Son pont
s'écroule : c'est l'histoire du pont'des Invalides.
Voici ce que me racontait, il y a quelque temps, un en-
trepreneur.
Il est chargé de la construction d'un grand établissement
public. Les ingénieurs lui donnent telles et telles données.
Il connaît son métier, ne les contredit pas, mais se garde
bien de suivre leurs plans. Il arrive à. une réussite complète
et les autres n'y voient que du feu.
Une sérieuse étude et qui n'a guère été faite, c'est celle
de l'influence des mathématiques sur l'esprit humain.
a Béte comme un mathématicien, » c'est un vieux pro-
verbe connu de tout le monde, et si jamais proverbe fut
vrai, ce fut celui-là.
Un des plus vieux exemples de cette influence nous est
offert par Maupertuis.
Maupertuis, de calcul en calcul, en arriva à proposer
une ville où on ne parlât que latin, — à vouloir endormir
262
l'inventeur.
à l'aide de l'opium et disséquer pendant leur sommeil les
Patagons, hauts de douze pieds, pour connaître la nature
de l'âme, — à vouloir percer un trou jusqu'au noyau de la
terre, — à vouloir boucher les pores et les conduits de la
respiration, ce qui, d'après lui, aurait permis aux hommes
d'atteindre l'âge de Mathusalem, — à prétendre qu'un
corps attiré vers un centre par des forces qui accélèrent
continuellement son mouvement, s'arrêtera au plus fort de
sa volée, et que, parfois môme, il retournera immédiate-
ment en arrière, sans aucune cause.
Et cela n'a rien d'étonnant.
Voltaire n'a-t-il pas raison de faire dire dans son abjura-
tion au docteur Akakia : « Il n'emploiera plus 60 pages de
calcul pour arriver à une conclusion qu'on peut établir par
un raisonnement de 10 lignes; item, toutes les fois qu'il
retroussera ses bras pour calculer trois jours et trois nuits
de suite, il se donnera la patience de raisonner auparavant
pendant un quart d'heure sur le choix des principes qu'il
conviendra d'employer ; et s'il trouve, comme on l'en as-
sure, qu'il pourra se passer d'une bonne partie de son calcul,
il nous gratiflera de ce qu'il a de trop et dont il sait bien que
nous avons grand besoin. »
N'a-t-il pas raison de lui conseiller d'essayer l'usage de
l'ellébore, dont la dose serait réglée par M. Licberkuhn.
J'adresserai la môme prière à M. Lalanne que Voltaire à
Maupertuis, et en échange du service que je lui demande,
je lui donnerai le môme conseil.
M. Lalanne, dans un essai de théorie de réseaux des che-
mins de fer, fondée sur l'observation des faits et sur les lois
primordiales qui président au groupement dçs populations,
proclame une loi qu'il appelle équilatérée et dont voici le
principe: «Trois agglomérations de population de môme
ordre tendent à occuper las sommets d'un triangle équila-
téral. » Partant de là, il en arrive à formuler cette autre loi :
«La distance entre deux agglomérations de population d'un
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l'invbrteor bt la science officielle. 263
môme ordre et voisines, doit être un multiple exact de la
distance entre deux agglomérations d'un ordre inférieur. »
Et si on applique ces règles aux 89 préfectures, 368 sous-
préfectures, 2,876 cantons, 37,157 communes de la
France, la distance des deux préfectures est égale à deux
fois celle de deux sous-préfectures, à six fois celle de deux
cantons, à vingt-quatre fois celle de deux communes.
M. Lalanne applique ensuite ces lois aui chemins de fer :
4° Les mailles d'un réseau tendent, en se multipliant,
vers la forme triangulaire;
2* Ces triangles tendent à se grouper, six par six, au-
tour d'un môme point central , foyer d'un hexagone et
de six rayonnements dirigés vers les sommets de l'hexagone ;
3° S'il y a dans un réseau des pointements quintuples,
par compensation, il y a des pointements sextuples en
nombre à peu près égal, dont la moyenne est six;
4° Dans certains centres de converge exceptionnels, le
nombre des rayonnements peut s'élever à 12; c'est ordinai-
rement dans la capitale des États
Que ne peut prouver le calcul? Oh! le bon instrument
inaltérable, s'appliquant à tout et faisant tout ce qu'on
veut. Fiez-vous donc encore aux méthématiques, quand on
obtient avec elles des résultats semblables. Vous avez fait
un calcul et ce calcul vous satisfait pleinement. N'espérez
pas trop; vous pourriez bien avoir une déception. Oh 1 le
bon billet qu'a la Châtre.
Mais le mathématicien y croit, lui 1 il est si naïf.
C'est quelque chose de splendide que sa naïveté. Ca-
lino devait avoir quelque part une petite bosse mathéma-
ticienne; Joseph Prudhomme ne dirait pas mieux que cer-
tains de ces messieurs.
Ainsi n'est-elle pas digne de ces deux illustres person-
nages, cette réflexion d'un mathématicien, amenée par une
série de calculs, de formules algé briques, en parlant de la
locomotion aérienne ?
2G4 l'inventeur.
« Du reste on ne peut pas prétendre atteindre à une
grande vitesse ; elle ne sera que trois ou quatre fois plus
grande que celle d'une locomotive 1 » (Landur.)
Rien d'audacieux comme un mathématicien dans l'ab-
' surdité : il la voit, il la sent, qu'importe? il ferme les yeux,
il va en avant, sans crainte, sans peur, avec une superbe
indifférence pour le résultat auquel il arrive. Tous sont
prêts à répéter avec Maupertuis : Uoc quidem verùaîi vi-
detur minus consentaneam. Quidquid verosit huic calculo
potius quam nostro judicio est fidendum. « Gela ne paraît
pas pouvoir être vrai. Mais quoi qu'il en puisse être, il faut
mieux en croire le calcul que notre jugement. »
Garnot veut connaître les chances diverses qu'on a de
toucher une cible. Le calcul lui révélant que la plus grande
est pour une balle tombant au hasard, il prescrit aux soldats
de tirer en l'air.
M. Foucou a publié dans la Revue parisienne un travail
sur le vol des oiseaux. Ce travail est très-étudié, il repose
sur des calculs, et il arrive à des résultats dans ce genre :
soixante-quinze martinets ont la force d'un cheval vapeur.
Soixante-quinze martinets avoir la force d'un cheval va-
peur I Le moindre moutard qui aura observé ces oiseaux, qui
en aura tenu dans ses mains, qui aura résisté à leurs efforts
pour se sauver, comprendra parfaitement que chacun d'eux
n'a pas la force d'un soixante-quinzième de cheval vapeur.
Mais M. Foucou est encore bien modeste : Navier et au-
tres savants prétendent que l'aigle est de la force de vingt-
six chevaux (i). Borelli a calculé que les muscles de l'oiseau
excédaient dix mille fois son poids; M. André prouvait,
il y a quelque temps, que le cygne avait la force de dix che-
vaux de trait. Mais qu'importe? les mathématiques l'ont
dit, il faut le croire.
(1) M. d'Esterno, se fondant sur des observations, a calculé que
son erreur était de 38 p. 100.
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L'iN VENTEUIl ET LA SCIENCE OFFICIELLE. 205
Maupertuis est encore bien raisonnable, en disant qu'il
vaut mieux croire le calcul que notre jugement; il aurait
pu dire, il vaut mieux ajouter foi aux chiffres qu'à nos yeux.,
Un jour un élève de l'École polytechnique me démontra
par A plus B qu'une expérience que j'avais vue n'avait pas
pu avoir lieu.
Voilà de jolies petites bévues de savants, basées sur le
calcul et qui devraient les corriger à tout jamais de recom-
mencer.
Mais ils recommenceront toujours et quand même : les
gens à système et particulièrement les médecins et les ma-
thématiciens sont intraitables ; comme Néron ils tueraient
leur mère si elle ne les applaudissait pas.
Les mathématiques sont ennemies de toutes sortes de li-
bertés. C'est peut-être pour cela que je leur déclare la
guerre.
Voyez Galilée : il ne dit pas positivement : Croyez ou
mourez, mais après avoir énoncé le principe des vitesses
virtuelles, il déclare pour toute démonstration, que, « qui-
conque niera le théorème ou conservera le plus léger doute
prouvera qu'il est stupide et ignare. »
Il en est de môme pour M. Foucault, comme le fait fort
bien remarquer un autre mathématicien, M. Bertrand :
« 11 marche en avant, il affirme, et s'il trouve un contra-
dicteur sur son passage, il le jette de côté en lui disant
qu'il est aveugle. »
Et M. Bertrand, — nul ne contestera sa compétence —
ajoute :
a Les géomètres purs en embrassant avec une savante
monotonie l'infinie variété des détails connus dans l'ap-
plication des formules, en vantant l'élégance et l'unifor-
mité de leurs méthode?, en y pliant peu à peu l'enseigne-
ment tout entier de la science dans tous les pays, ont
acquis à leurs procédés préférés une autorité, je dirai
presque une tyrannie, sous laquelle les méthodes opposées,
266
L INVENTEUR
plonges dans un sommeil que nul ne troublait plus, sem-
blaient mourir faute d'aliments. »
Vous voyez, je prends contre les calculs et les mathéma-
ticiens des armes, mAme chez des mathématiciens. Quel-
ques-uns ont la bonne foi de dire un peu la vérité sur leur
compte et de mettre en doute leur infaillibilité. Au moins
on ne pourra pas me dire : qui attaque les mathémati-
ques? des ignorants, des gens qui ne les savent pas et qui
alors en parlent comme un aveugle des couleurs.
Ahl vous voulez des autorités, eh bien en voici :
M. Biot. Admettez-vous celle-là? Eh bien, voici ce qu'il
dit des mathématiques :
« On ne ferait presque jamais de nouveaux pas dans les
sciences physiques, on n'oserait jamais y pressentir de
lointains rapports, s'il fallait n'essayer de rapprocher les
faits que lorsque le calcul peut s'y appliquer rigoureuse-
ment. »
Poinsot réagissant contre les géomètres purs, « avait
montré que, dans la mécanique, rien ne dispense de con-
sidérer les choses en elles-mêmes, sans jamais les perdre
de vue dans le coin du raisonnement. »
« Maintenant, dit M. Bertrand, nul n'oserait contester
l'importance et la hauteur des travaux mécaniques de
Poinsot; il semble évident déjà que la postérité doit placer
l'illustre auteur de la statique bien au-dessus des contem-
porains, jadis plus célèbres, qui l'ont si longtemps mé-
connu. »
Mais Poisson disait au sein du bureau des longitudes :
« Si Poinsot se présentait à l'Ecole polytechnique, ma con-
science ne me permettrait pas de l'y admettre 1 »
Pourquoi? parce que sa science était pratique ; parce que,
sans duute, il avait dît « que le calcul n'était qu'un instru-
ment; » que ses résultats avaient toujours besoin d'être
vériflés d'un autre côté par quelque raisonnement simple
ou par l'expérience ; qu'enlin il ne faut pas croire que les
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l'inventeur et la science officielle. 267
lois de l'équilibre, par exemple, soient subordonnées aux
formules de l'algorithmie.
Et d'Alembert n'a-t-il pas dit aussi :
« Il faut avouer pourtant que les géomètres abusent quel-
quefois de cette application de l'algèbre à la physique. Au
défaut d'expériences propres à servir de bases à leur calcul,
ils se permettent des hypothèses, les plus commodes à la
vérité qu'il leur est possible, mais souvent très-éloignées de
ce qui est réellement dans la nature. On a voulu réduire en
calcul jusqu'à l'art de guérir, et le corps humain, cette ma-
chine si compliquée, a été traité, par nos médecins algé-
bristes, comme le serait la machine la plus simple ou la
plus facile à décomposer. »
Et après ces faits, après ces citations émanant de ces
mathématiciens, dont vous ne pourriez nier l'autorité,
croyez-vous donc que parce qu'un académicien viendra me
dire : cela est impossible, parce que le calcul ne l'admet
pas, je croirai qu'il a profondément raison, je m'inclinerai
devant lui et je renoncerai à tout jamais à mon invention
en soupirant : il paraît qu'elle est absurde puisque le calcul
ne l'admet pas. Non, je ne me soumettrai pas parce que je
serai en contradiction avec un chiffre; bien plus môme, je
ne renoncerai pas à mon invention parce qu'une ou plu-
sieurs expériences auront échoué.
VI
J'ai terminé le paragraphe précédent en disant que l'in-
succès d'une ou plusieurs expériences ne me ferait môme
pas renoncer à mon invention, car je me souviendrai de
l'axiome de Galvani :« Facile est in experiundo decipi; » de
ce que dit Herschel des appareils auxquels presque toujours
on est forcé de recourir pour les faire. « Quant aux erreurs
de fabrication et d'ajustement, on en doit regarder l'exis-
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268
L'INVENTEUR.
tence non pas comme probable, mais comme certaine,
quelles que soient la forme et l'espèce de l'instrument. » Je
me rappellerai enfin les faits suivants qui prouvent que un.
deux, trois... dix échecs ne doivent pat.- vous décourager.
Des expériences laites par MM. Loest et Robertson, à
Hambourg, répétées par M. Sacharof, à Saint-Pétersbourg,
ne réussirent pas quand elles furent faites par MM. Biotet
Gay-Lussacà Paris.
M. Molet, ayant écrit à l'Académie qu'ayant appris d'un
ouvrier armurier que, par une forte compression de l'air
dans le canon d'un fusil, le chiffon qui bouchait le canon
s'était allumé, il avait constamment obtenu le môme ré-
sultat.
M. Biot fut chargé de répéter l'expérience. Il ne réussit
pas. Il fut décidé que M. Molet s'était fait illusion.
Quelque temps après, on vendait sur le Pont-Neuf des
briquets pneumatiques.
Lorsque M. de Humboldt fit des expériences sur les
gymnotes, il ne réussit point à en obtenir l'étincelle et il
ne parvint à constater aucune action sur les électrora êtres
les plus sensibles, toutes choses tant de fois obtenues et
constatées depuis.
Quand M. de Humboldt annonça à l'Académie le résultat
d'une expérience capitale de M. du Bois-Rcymond, savoir,
qu'une contraction musculaire produit un courant suscep-
tible de dévier Paipuille du galvanomètre, on s'empressa de
répéter l'expérience; maison n'obtint aucun des résultats
annoncés et il fallut que l'auteur vint lui-môme les produire
à Paris.
La première fois que M. Jobert de Lamballe essaya
d'éthériser un malade, il n'obtint aucun succès par suite
de la mauvaise disposition de l'appareil. Deux jours après,
il réussissait complètement.
Dans la première expérience que Horace Wels fit avec le
protoxyde d'azote, à Boston, devant Charles Warera, il
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l'inventeur et la science officielle. 269
échoua et fut couvert de huées et de sifflets. Il en fit une
maladie, s'abandonna et se donna la mort au moment
où Féthérisation triomphait partout, après avoir en vain
réclamé la priorité à Londres et à Paris où il avait été
éconduit partout; au moment où on donnait le prix Mon-
thyon à Jackson, et où Maorton palpait l'argent que lui avait
rapporté son brevet.
Quand Mussenbroek découvrit la bouteille de Leyde, il
écrivit à Réaurnur :
« Quand on fait cette expérience avec du verre d'Angle-
terre, l'effet est nul et presque nul ; il faut que le verre soit
d'Allemagne, il ne suffirait pas môme qu'il fût de Hollande.»
Nollet voulut répéter l'expérience ; mais il n'avait pas de
verre d'Allemagne; alors, sans compter sur un résultat, il
se résigna à tenter l'épreuve avec du verre de France; l'é-
preuve réussit, même au delà de ses désirs, à son grand
étonnement ; car il ressentit une secousse terrible. Pourquoi
donc les verres de France réussirent-ils à Paris tandis que
Mussenbroek avait échoué avec eux; tout simplement de ce
que les verres allemands dont il s'était servi étaient bien
secs, tandis que les parois externes des autres étaient hu-
mides.
Et voilà comment, faute d'un point, Martin perdit son
âneî
Quand les théories de Galvani se répandirent en Europe
par la publication de son mémoire, fruit de onze ans de re-
cherches, elles produisirent un effet immense; aussitôt, de
toutes parts on se mit à répéter ses expériences, mais les
contradicteurs survinrent aussitôt : Reil s'éleva d'abord
contre ses théories; Pfaff, professeur à Stuttgard, le com-
battit ensuite : enfin Volta vint engager la fameuse lutte
qui dura six ans et qui est une des plus belles et des plus
intéressantes que nous montre l'histoire de la science, et
dont Galvani devait sortir vainqueur; cela prouve qu'en ex-
périences comme en mathématiques tout dépend du point
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270
l'ihv jentbur.
de vue et que ce qui est coacluant pour l'uu ne Test pas
pour l'autre.
Vous le voyez : il ne suffit pas qu'une expérience soit in-
suffisante pour que vous la condamniez avec raison; vous
ne pouvez exiger, et malheureusement c'est ce que vous
faites, que du premier coup on arrive à la perfection; la
moindre erreur de détail peut compromettre tout succè> ; et
le lendemain, quand elle sera corrigée, l'épreuve peut être
victorieuse.
Bien plus : on peut aller jusqu'à dire : l'insuccès d'une
expérience, insuccès complet, absolu, ne peut pas prouver
à priori contre elle. .
Mais en France nous allons plus vite.
Une expérience mal faite, et voilà une chose jugée. Basile
Valentin isole un métal. Il a l'idée de l'appliquer à l'art de
guérir. Il en fait prendre à «les porcs ; les porcs engraissent
à vue d'œil, et se trouvent fort bien de ce régime. Encou-
ragé par ce succès, il eu fait prendre à des moines. Les
moines s'en trouvent fort mal. Donc le remède est fait pour
les porcs, non pour les moines, et Valentin baptise son
métal du nom d'antimoine.
Windsor, persévérant, remuant, convaincu, obtient en
Angleterre un capital de 1,250,000 fr. pour appliquer le
gaz à éclairage. Il le dépense tout entier dans des expé-
riences. En France, il eût été perdu : on l'eût traité de vo-
leur; on l'eût mis à Clichy ; en Angleterre on lui confie de
de nouveau 480,000 fr. Il en a été de môme pour le cable
transatlantique? Après quatre échecs successifs, eussent été
bien fous ceux qui eussent tenté une cinquième épreuve 1
Mais si les spéculateurs anglais ont cette audace, les sa-
vants de cette nation ressemblent aux autres, et quand ils
n'ont pu résoudre un problème, ils le déclarent insoluble.
— ilumphry Davy et Welgewood avaient fait mille essais
infructueux de photographie , puis les avaient abandonnes
en déclarant toute tentative de ce genre inutile. Un savant,
Diaitized k
3VC
l'inventeur et la science officielle. 271
plein de respect pour l'autorité de ces deux grands noms,
n'eût jamais tenté de les reprendre. Niepce et Daguerre,
demi-savants, osèrent s'attaquer à ce problème et réussirent.
Audaces fortuna juvat. Rien ne doit décourager l'inventeur :
iléchoueaujourd'hui, qu'il recommence demain. Dût-il toute
sa vie rouler le rocher de Sisyphe, qu'il ne se désespère pas;
un jour peut-être parviendra-t-il à l'empêcher de retomber.
Dût-il faire le travail des Danaîdes, qu'il recommence
chaque jour, avec l'espoir de remplir enfin son tonneau. Si
l'un jette le manche après la cognée, qu'un autre ramasse
manche et cognée et continue le labeur abandonné. Il n'y
a pas de résultat auquel la volonté, la persévérance et le
génie ne puissent arriver.
Mais revenons aux expériences et à la manière dont les
académiciens les font. Voici deux faits que je n'hésite pas à
qualiûer d'odieux.
Quelquefois les savants, quand il s'agit de faire triompher
leur théorie, n'y apportent pas toujours peut-être, je n'irai
pas jusqu'à dire la bonne foi, mais le soin, l'exactitude
nécessaires, de sorte qu'ils arrivent à des conclusions dans
le genre de celles de Magendie à propos du sucre. Il lui
niait toutes sortes de propriétés nutritives; il soumit des
chiens à son régime absolu. Les chiens crevèrent au bout
de quelques semaines; et victorieusement il écrivit : « Vous
voyez bien que j'avais raison l »
Cela ne prouvait cependant pas grand'chose, les chiens
étant des animaux essentiellement carnivores et auxquels
une pareille nourriture, donnée sans aucun mélange, ne
peut suffire.
Voici encore un fait du même genre et qui n'est pas
vieux. Quand la poudre coton parut, si elle t rouva un grand
succès auprès du public, elle ne trouva que le plus complet
dédain auprès des savants. Ils l'appelaient poudre de salon,
et pour prouver leur dire, ils faisaient des essais sur des
matières mal préparées, et le colonel Piobert et le colonel
272
L INVENTEUR.
Morin apportaient, tous les lundis à l'Académie des
sciences, des résultats accablants pour la nouvelle décou-
verte : du reste, en voici un spécimen qui se trouve dans les
comptes rendus de l'Académie. (1846. 2 e semestre, p. 811.)
« Malgré le vague des renseignements transrais jusqu'à
ce jour sur les effets de la poudre coton ou coton azoté,
ainsi que le désigne M. Pelouze, auquel on doit la connais-
sance de cette matière vague, qui ferait même douter de
ses propriétés balistiques, l'artillerie n'en a pas moins
étudié cette substance. Des essais qui ont été faits ont
montré que ce coton, contrairement à ce qui avait été an-
noncé, donnait ordinairement un résidu d'eau et de char-
bon; que la combustion ne donnait pas lieu à un très-grand
développement de chaleur; qu'elle a produisait peu de gaz,
à tel point qu'il s'échappait quelquefois en totalité par la
lumière et par le vent du projectile sans le déplacer, que le
volume des charges les plus faibles était en général très-
considérable et excédait celui qu'il est convenable d'affecter
à la charge des armes à feu. »
Les auteurs concluent que cette singulière substance ne
paraît nullement propre à remplacer la poudre à canon.
En effet, elle n'est pas propre, du moins en ce moment,
à remplacer la poudre a canon, parce que son inflammation
est trop rapide, parce que son explosion est trop violente,
parce que non-seulement elle lance le projectile, mais brise
la pièce.
Certes, voilà des raisons tout autres que celles de
MM. Piobert et Morin.
Ne doit-on pas s'indigner contre ces Messieurs, qui, au
lieu d'accueillir une invention nouvelle avec la présomption
qu'elle est réelle et utile, font au contraire tous leurs efforts
pour prouver qu'elle est mauvaise? Est-ce agir de bonne foi?
Cette manière de se comporter envers les nouveautés n'est-
elle pas entièrement contraire à ce que devrait être l'esprit
de l'Académie? Quand on vient apporter une invention, ne
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l'inventeur bt la science officielle. 273
devraient-ils pas être favorables au progrès qu'elle repré-
sente, au lieu de lui opposer négations obstinées, théories
préalables, calculs faussés, expériences au moins douteuses?
Malheureusement, on ne pourra pas plus changer l'esprit
des académiciens que celui des avocats généraux ; pour
ceux-ci, l'accusé sera toujours un coupable; pour ceux-là,
^ tout inventeur sera un fou; et ils ne songeront pas, dans
leur rage de condamner, qu'une condamnation injuste est
un stigmate éternel appliqué sur le nom de celui qui l'a
provoquée.
VII
Mais qu'importe à ces Messieurs? Ils se soucient bien de
l'utilité, des applications de la science, du progrès de l'in-
dustrie, du développement de richesse quelle donne, des
bienfaits matériels qu'elle apporte. Tout cela aux yeux des
académiciens n'est qu'affaire de commerçants, d'ouvriers,
d'hommes pratiques; et eux ne sont pas des homme spra-
tiques; ils s'en font gloire; ils n'admettent que la théorie
pure; elle seule est digne de fixer leur attention, d'attirer
leurs regards, de préoccuper leur intelligence. Le reste, à
leurs yeux, est bon pour les êtres grossiers qui s'occupent
de ce qui se fait sur la terre; mais eux sont des esprits qui
ne mangent que des logarithmes et se nourrissent unique-
ment de mathématiques ; ce sont des esprits éthcrés qui ne
vivent que dans les étoiles situées à quelques millions de
lieues; ce sont des esprits pour lesquels les gaz valent
mieux qu'un beafteck. Comment voulez-vous que des
hommes spiritualisés à ce degré, qui alignent des chiffres
représentant des milliards et des milliards, puissent s'a-
baisser à s'occuper de quelques misérables centaines de
millions que produira une nouvelle invention; qui sont ha-
bitués à voler de monde en monde sans difficulté, ne soient
pas remplis de dédain pour un homme qui s'évertuera à
18
i>7-4
l'inventeur.
chercher le moyen de rapprocher les peuples, de faciliter
les communications et d'augmenter la vie humaine en
diminuant les distances? On ne peut exiger d'eux, évidem-
ment, de se préoccuper de ces infîmes détails. La science
pure est la seule qu'on doive adorer dans le temple de l'Ins-
titut. Jeunes gens, vous devez \ous f lire ses disciples; si vous
avez le malheur de l'abandonner un seul moment pour
vous occuper de sa rivale, vous serez repoussés par l'acadé-
micien comme par un père à qui vous demanderiez sa fille
en mariage et qui vous verrait faire la cour à sa servante.
Ecoutez donc les conseils de M. Biot sous peine de vous
abaisser, de vous dégrader, de perdre votre avenir, de re-
noncer aux palmes académiques et aux traitements qui en
sont les conséquences et envers lesquels les immortels
agissent comme de simples mortels : « Continuons, dit
M. Biot, à étudier la nature dans ses secrets intimes, à
découvrir, mesurer, calculer, les forces qu'elle met en
œuvre, nullement préoccupés des applications profitables
que fon pourra /aire. * Sans doute qu'avec son ami Gay-
Lussac, il a reproché à Pellegrini-Savigny d'avoir dégradé
la science en s'occupant des questions d'alimentation.
Et ce qui fait voir le respect que nous avons en France
pour l'autorité, c'est que les journaux qui, de leur nature,
doivent se préoccuper avant tout, des choses pratiques, di-
rectement utiles, qui ont une influence immédiate sur la
richesse sociale, la répartition des produits et des forces,
l'équilibre des besoins et des ressources des populations,
les rapports des peuples entre eux, ont presque tous ap-
plaudi ce discours. C'est une contradiction ; mais l'homme
est ainsi fait que M. Duruy, ministre de l'instruction pu-
blique, se préoccupant aussi, lui, par mission, par devoir
et par politique, des améliorations à faire au bien-être des
populations, a dit de son coté dans le discours qu'il a pro-
noncé, en 18G4, a la Sorbonne :
« La science véritable est la théorie. Avec elle seulement}
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l'inventeur et la science officielle. 275
on fait de ces hommes qui, de temps à autre, laissent
tomber du haut de leurs études austères quelques vérités
pratiques que l'industrie ramasse comme celles qui se
sont échappées des mains de Papin, d'Ampère et de Che-
vreul. »
Je crois que le lieu influençait peut-être un peu les idées
de M. Duruy, car autrement comment expliquer ce dédain
pour l'industrie? Voyez-vous l'homme pratique aux pieds du
savant, ramassant les miettes qu'il laisse tomber de sa table.
D'après M. Duruy tous les hommes pratiques seraient des
César Birotteau à qui des Vauquelin daigneraient parfois
donner des recettes dont ils pussent se servir. Qu'ils ne
s'avisent donc pas de se présenter dans le temple de la
science ; ils en seraient honteusement chassés comme Ile-
naudot était repoussé du sein de la Faculté de Paris, sous
prétexte qu'il guérissait les malades, — ce qui est pratique;
— qu'il favorisait les transactions commerciales, les em-
prunts, en fondant une sorte de bourse et de banque, — ce
qui sentait le marchand; — qu'il avait une pharmacie, —
ce qui sentait l'apothicaire; — qu'il avait fondé une gazette,
— innovation très-commode, très-utile, organe de publicité,
arme contre l'ignorance des masses, moyen de diffusion
des lumières, — toutes choses fort criminelles aux yeux des
braves docteurs. Ah ! au lieu de s'occuper de tout cela, il
eût bien mieux fait de passer sa vie à mesurer le saut des
puces, comme faisait Socrate selon Aristophane. C'est bien
plus beau et bien plus digne de l'esprit humain. Il ne doit
s'appliquer qu'à des problèmes de cette espèce dans lesquels
il peut trouver une magnifique pâture et une grande satis-
faction. Quels beaux travaux on peut faire sur des ques-
tions de ce genre 1
« On entend lire à l'Institut des rapports d'une clarté
remarquable et d'une trè-;-hauîe portée, dit M. Lucien Platt.
Les comptes rendus témni.j lient de l'activité et de la per-
sévérance de plusieurs académiciens; mais les rapports ont
270
i/lH VEUT EUR
pour objet une découverte scientifique et exclusivement
scientifique; l'Académie semble tenir à honneur de ne ré-
gner que sur la théorie pure; elle dédaigne la pratique. »
C'est l'histoire des alchimistes dont on s'est tant moqué;
il y a eu des alchimistes dans tous les siècles, il y en aura
toujours, leur point de vue change : voilà tout.
Que cherchaient les alchimistes? non la matière, mais
l'absolu. Ils idéalisaient la science, la spiritualisaient et, à
force de s'absorber dans leurs déductions, ils arrivaient à un
point extrême, où il n y avait rien. Il en est de même
maintenant. Qu'y a-t-il au bout de certains problèmes
mathématiques? N'est-ce pas avec une haute raison que
M. Littrù dit :
« A une époque toute récente on a fait de Part pour
l'art; avec quel profit? Le résultat est là pour en témoigner.
Aujourd'hui on fait de la science pour la science, stérile
exercice dont le public favorablement prévenu par de glo-
rieux et récents services, et d'ailleurs juge encore peu com-
pétent, appréciera bientôt sévèrement la vanité, m
En voyant cette indifférence, bien plus même cette anti-
pathie de ceux-là qui s'intitulent savants, comment n'arrive-
rait-ou pas à se demander quelle est en définitive l'utilité de
ces messieurs, qui eux-mêmes se proclament des inutilités?
Quel est lu but que nous devons poursuivre en ce siècle, si
ce n'est l'alliance de la théorie et de la pratique? C'est en
vain que les savants le nieraient; qu'ils jettent un regard
autour d'eux et ils verront que c'est là où tendent les efforts
de tous les travailleurs ; les métaphysiciens purs sont main-
tenant relégués au second plan ; on ne chicane plus sur les
mots ; la critique s'est métamorphosée ; nul ne s'amuse plus
à relever dans un ouvrage les tournures de phrases qui ne
plaisent pas; on s'occupe avant tout de l'ensemble, des
tendances de toute œuvre d'art; la philosophie de l'histoire
ne consiste plus à chercher le plus ou moins de validité
d'un document historique, l'exactitude précise d'une date:
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L 'inventeur et la science officielle. 277
qu'importe pour elle si tel prince est né à une heure cin-
quante-cinq minutes ou à deux heures dix minutes? Ce
qu'elle cherche, c'est la tradition humaine, le développe-
ment parallèle de l'individu et de la société ; ce qu'elle con-
state, c'est le mouvement social et elle juge l'importance du
fait d'après la part d'influence qu'il a eue sur le progrès. Le
progrès! — Ce grand mot créé depuis un siècle seulement
et qui explique cette grande chose, existant dcpuTS J Çue le
monde est monde, mais niée ou non connue avant que
des hommes profondément humains vissent que la seule
science digne de l'homme est celle qui s'occupe [d'amé-
liorer l'individu et d'amener la société au point où le
citoyen jouisse de tous ses droits en satisfaisant tous ses
besoins. — Le progrès maintenant est la seule divinité
à laquelle les penseurs rendent un culte; et nous pou-
vons dire hautement qu'il ne tardera pas à renverser
les autels de ces dieux obscurs et mystiques dans l'ado-
ration desquels se consumaient de vigoureux esprits.
Aussi arrière maintenant à tous ces gens qui voudraient
les rétablir ! arrière à ces savants qui cherchent encore
une pierre philosophale quelconque! ce ne sont pas des
hommes.
Le mot est dur, mais il est vrai, ils sont dignes seulement
du titre d'homme, ceux-là qui, se serrant les uns contre les
autres en rang pressé, forment la légion qui a écrit sur sa
bannière le grand mot : « Humanité. • Et ils sont nom-
breux ceux-là, travailleurs de toutes sortes et à tous les de-
grés : ouvriers qui n'ont que leurs bras, ouvriers qui n'ont
que leur cerveau; et les idées sont les chaînes qui unissent
leur phalange. Mais que dire de ceux-là qui devraient les
forger et qui au contraire les dessoudent ; qui se séparent de
la masse, s'isolent, s'en écartent avec dédain, en disant aux
autres : Vous êtes indignes de combattre avec nous, vous
Êtes des vilains dont le cœur ne doit pas battre près du
nôtre; allez seuls et isolés, en avant, armés comme vous
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278
l'invïnteub.
pourrez; nous autres nous sommes cuirassés; faites-nous un
rempart de votre corps, et quand vous aurez comblé le
fossé avec vos cadavres, nous passerons sur eux ; quand
vous aurez été étreints par ce [terrible combattant que Ton
appelle la nature, et que vous aurez été brisés dans cette
étreinte, vos corps nous serviront de piédestal pour arriver
jusqu'aux lauriers qui nous décoreront ; les honneurs et la •
gloire seront pour nous ; combattants de la première heure,
allez pleins de confiance, nous, nous sommes les moisson*
neurs du champ que vous aurez engraissé avec votre sang.
Honte à ceux-là qui devraient être chefs et qui au lieu de
marcher en tête se couvrent, comme le duc d'Aiguillon pen-
dant la'bataille de Saint-Cast, « de farine et de gloire (I).»
Mais qu'importe aux savants 1 Comme Louis XIV, leur
grandeur les retient au rivage , leur dignité les empêche de
s'engager dans la mêlée; le soin de leur immortalité leur
fait craindre les horions. Oh 1 que la science pure vaut
mieux! elle ne ruine pas, elle ne blesse pas, elle ne tue
pasl Elle est toujours digne et solennelle et n'expose
pas aux railleries du vulgaire ! Seulement elle ne sert à
rien, c'est une arme dont la poignée est parfaitement ci-
selée, mais dont la lame est de plomb et non d'acier. Or,
nous préférons maintenant à ces joujoux les choses réelles ;
nous nous moquons des fantaisies pour n'estimer que les
vérités; un bûcheur d'idées comme Proudhon vaut mieux
à nos yeux qu'un ciseleur de phrases comme Théophile
Gautier.
Gela n'empêche pas que l'homme qui réunit les deux qua-
lités ne soit un très-grand homme, mais il ne faut pas que
l'homme qui se contente de tailler des phrases et de faire
brillerdes mots se croie supérieur au premier et le méprise;
s'imagine qu'il peut parfaitement se passer de ces qua-
lités et qu'il n'a pas besoin de penser pour écrire. Malheu-
(1) Paroles de U Chalotais.
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I
l'inventeur et la science officielle. 279
reusement c'est ce qui a lieu. Le penseur ne demanderait
pa3 mieux que de savoir s'exprimer, persuader et con-
vaincre; il recherche même ces qualités; mais le littérateur
pur, lui, fait de l'art pour l'art et affecte de dédaigner le
penseur. Il vient alors un moment où il y a nécessairement
antagonisme entre ces deux tendances; ceux qui suivent
chacune d'elles ne se comprennent plus entre eux, et ils se
haïssent. Le penseur se demande ce que lui veut celui-là
qui le rebute par le vent qui remplit ses phrases, et se dit
un beau jour : « Si le talent d'écrire ne conduit qu'à ce
résultat, à quoi bon?... » A quoi bon'?... Voilà aussi ce
que se répète l'industriel, l'ingénieur pratique en voyant la
nullité des travaux des savants purs. 11 les repousse et, ren-
dant dédain pour dédain, il les rejette. De là naît aussi an-
tagonisme entre la science et l'industrie; elles se séparent
l'une de l'autre, au lieu de s'unir tellement qu'elles ne for-
meraient plus qu'une seule chose poursuivant un seul but;
elles ignorent mutuellement leurs ressources et leurs besoins;
au lieu de se soutenir, elles luttent ensemble. L'industriel
manque de connaissances théoriques, il le comprend; il
sentie besoin qu'il en aurait, mais il ne sait où les prendre;
il les voit si éloignées de lui, atteignant un but si contraire
au sien, qu'il se rebute et essaye de s'en passer. Le savant,
lui, ne fait rien de son côté pour venir en aide à l'inventeur,
et s'il le voit se noyer, au lieu de lui tendre la main, il lui fait
une longue démonstration pour lui prouver que s'il avait
connu le cours de la rivière, il n'aurait pas perdu pied : —
La fable du Maître d'École et de l'Enfant qui se noie.
M. Transon dit : « Gomment la science connaîtra-t-elle les
besoins de l'industrie et comment l'industrie connaîtra-
t-elle les ressources de la science, aussi longtemps que ces
deux ordres de travaux, science et industrie, seront parti-
culièrement affectés à des classes de la société si distincte!
l'une de l autrc? »
Il n'y a plus de classes maintenant dans la société, ou
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280 l'inventeur.
plutôt il ne devrait plus y en avoir. Nul ne devrait être ex-
clusivement savant ou exclusivement industriel ; pour être
véritablement l'un des deux il faut réunir les connaissances
que doivent avoir les deux. Malheureusement le savant ne
veut pas être un homme pratique et de plus il décourage, il
empêche môme l'homme pratique de devenir savant.
Oh î pourquoi donc, savants, ôtes-vous les seuls hommes
parmi ceux qui véritablement comptent dans le monde in-
tellectuel qui regardez ce titre d'utilitaires, le plus beau
qu'un homme puisse mériter, comme une injure? Pourquoi
donc vouloir vous enfermer dans de pures abstractions, sans
jamais songer à les appliquer!
Aussi qu'en résulte-t-il pour vous? C'est que vous qui
regardez les inventeurs et les découvreurs comme des ou-
vriers ; vous qui montrez un si parfait dédain pour eux,
vous êtes dédaignés à votre tour. La popularité est toute
pour eux et s'éloigne de vous. Ce sont eux qui absorbent
toute la gloire et, à vous, il ne reste que les louanges et
les flatteries de quelques disciples.
Au lieu de vous associer au mouvement social, vous vous
en séparez. Vous formez une coterie, vous vous enfermez
dans votre couvent qui s'appelle l'Académie. Aussi ne vous
étonnez pas quand les amis du progrès, tous ceux-là qui as-
pirent au noble titre d'utilitaires, s'indignent contre vous.
Vous pouvez, vous drapant dans votre morgue, affecter
du dédain pour eux ; mais vous, vous serez couverts du dé-
dain de l'humanité tout entière. Voyez parmi vos confrères :
il n'y a que ceux qui, joignant la pratique à la théorie, ont
voulu soulager les misères de leur siècle, aider à l'avance-
ment des peuples qui ont conquis une gloire et une popula-
rité durables.
On se souvient de Berthollet, moins pour ses travaux de
chimie distincte, que pour l'application de ses produits, au
blanchiment des toiles, pour la production du salpêtre.
Il en est de môme de Monge, cet énergique savant qui,
tized by G
L'iH YEN TEUB ET LA SGI ElfGE OFFICIELLE. 281
alors que la Convention décrétait que la patrie était en dan-
ger, consacrait toutes les ressources de la science à lui pro-
curer de nouvelles armes.
N'en est-il pas de môme de Ghaptal, de Conté, dont les
travaux furent sans cesse dirigés vers un but utile?
Ah ! c'est qu'alors le titre de savant n'était pas une siné-
cure et que la Convention n'admettait pas que l'Académie
fût un lieu de repos. C'est sous cette impulsion que Delam-
bre, mesurant les deux fameuses bases de Melun et de Per-
pignan, et devenant ainsi un des fondateurs du système
métrique, a laissé son nom à la postérité.
Si d'Alembert s'était renfermé dans ses études géométri-
ques, qui les connaîtrait maintenant? Mais il devient un des
créateurs de l' Encyclopédie , et alors son nom est conquis à
l'immortalité.
A quoi Franklin doit-il sa gloire, comme savant? A ce
que tandis que les autres se lançaient dans des théories sur
l'électricité météorologique, lui dédaigna ce sujet qui ne de-
vaitapporter aucune conséquence utile pour réaliser l'idée du
paratonnerre, objet pratique, devant rendre de grands ser-
vices à l'humanité : et c'est pour cela que lui, Franklin,
ancien apprenti, pauvre diable s'il en fut, ignorant si vous
voulez, vous éclipse.
Geoffroy Saint-Hilaire ne doit la popularité de son nom
qu'à ses travaux, ses efforts, ses tentatives pour organiser
sur de larges bases l'acclimatation des animaux et végétaux
étrangers.
Croyez-vous donc que je ne préfère pas le colonel Siebold
qui a passé quarante ans dans de continuels efforts pour
propager en Europe les merveilles végétales de l'Orient à
quelque savant bourré d'X?
Qui a rendu les grands noms de médecins si célèbres,
c'est que partout à leur science s'est jointe la pratique : c'est
que non-seulement on les a vus dans leur chaire, majs en-
core à l'hôpital.
282
l'invbntkur
Qui a fait la grandeur d'Arago? Ce ne sont pas, croyez-le
bien, ses savants calculs, ses hautes spéculations scientifi-
ques : ce sont ses tendances à populariser la science, à la
répandre, à la faire comprendre par tous, à montrer quelle
utilité elle peut avoir dans la pratique ; c'est son ardeur
à soutenir le progrès, quoique quelquefois lui-môme ait été
atteint du mal caduc épidémique parmi les académi-
ciens.
Mais quantà vous, savants, qui avez passé votre vie à faire
des logarithmes, à résoudre des problèmes, à vous lancer
dans des spéculations abstraites, qui vous connaît? qui vous
aime? qui vous salue avec vénération quand vous passez?
qui vous presse la main? qui vient vous accompagner jus-
qu'à la tomhe, en disant:
Ce fut un grand homme !
Et cela est de toute justice : vous avez voulu vous séparer
du monde; vous avez oublié que dans la science comme en
tout, le vrai n'est rien sans l'utile; vous avez cru que la
théorie de l'art pour l'art existait encore, tandis que le plus
grand de ses apôtres, Victor Hugo lui-même, a proclamé sa
mort ; vous vous êtes entourés de nuages et vous n'avez pas
voulu montrer votre visage, quoi d'étonnant à ce que per-
sonne ne vousconniisse? Vous vous êtes enfermés dans un
cloître, où vous avez végété sans avoir nul rapport avec nous,
pourquoi donc aurions-nous de la sympathie pour vous?
Vousn'ôtes pas un de nos frères, nous ne vous connaissons
pas; vous n'avez pas combattu avec nous. Quand Geoffroy
Saint-Hilaire a dit à l'Académie des sciences : « La question
sociale est la première dont il soit nécessaire de s'occuper
aujourd'hui ; » il n'a éveillé nul écho sous les voûtes de l'Ins-
titut. Sa phrase même n'a pas été comprise, le mathémati-
cien haussant les épaules quand on vient lui parler de pro-
grès, de liberté et d'humanité, choses qui nous font battre
le cœur, à nous autres ignorants, qui sommes des hommes.
Quand donc les savants comprendront-ils que « la science
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l'inventeur et la science officielle. 283
ne doit pas être une satisfaction Égoïste de l'âme qui l'ac-
quiert et s'élève pnr là au -dessus de la foule? dès qu'elle
n'est point profitable a cette foule, elle est fausse » (G. Flou-
rens) ; — que le savant qui n'est que savant, ne sait que faire
de sa science, qu'elle ne peut lui servir à rien I (Dunoyer.)
Mais môme quand il veut faire un effort pour la propager,
il a tellement l'habitude de la voir sous un point de vue
étroit, qu'il ne peut l'élargir. Il continue son système de
pédantisme et d'inutilité, et il mérite que M. Texier lui
adresse cette boutade : « Vous voulez servir la science? en-
fermez-vous dans son sanctuaire et ne travaillez que pour
vous, et fermez bien les portes. Vous voulez faire un jour-
nal savant? prenez un titre grec, pirlez latin, entourez -
vous d'à et de formule* algébriques, mais gardez-vous bien
d'écrire en français. » Restez donc ce que vous êtes, ô dieux
delà science, ne vous humanisez pas; mus permettez-moi
de vous jauger à votre mesure et de ne pas avoir plus de
respect pour vous que nous n'en avons pour les fétiches des
nègres de Guinée : comme eux, vous n'êtes que des idoles
inutiles ; vous ne comprenez pas votre siècle, vous ne vous
mêlez pas à la vie de l'humanité, vous ne vous incarnez pas
dans votre époque, vous ne vous identiGez pas avec ses be-
soins et ses aspirations, vous dédaignez vos contemporains
et la postérité pour vous plonger dans des spéculations
égoïstes, vous vous enfermez dans une sphère d'où ne jaillit
nul rayon. Soyez donc livrés au mépris de l'humanité et aux
railleries de Rabelais, de Molière et de Voltaire, ces hommes
si profondément humains 1
VIII
Mais on découvrira plus facilement la quadrature du
cercle, le mouvement perpétuel ou la direction des ballons,
qu'on ne changera l'esprit de l'Académie.
I
28i l'ikverteue.
Cet esprit tient à sa nature, à sa composition, à son orga-
nisation.
Tant que l'Académie restera une sorte de chambre sou-
veraine, s'inquiétant peu du public, jugeant en grand ap-
pareil, revêtue d'une espèce d'infaillibilité, ayant fort peu de
membres aptes à se prononcer sur chacune des nombreuses
questions qui lui sont soumises; tant qu'elle sera une chamhre
haute au lieu d'être une assemblée démocratique, une cour
et non un jury, elle gardera tous ses vices, et ses vices
sont ceux de tout corps constitué, de toute administration,
et l'Académie est l'administration de la lumière.
On n'administre pas un corps impondérable; les acadé-
mies sont donc parfaitement inutiles : si elles n'étaient en-
core qu'inutiles I Mais elles sont nuisibles : rappelons les
• réflexions de Balzac au sujet des ingénieurs des ponts et
chaussées :
« La hiérarchie en de pareils corps a pour effet de subor-
donner des capacités actives à d'anciennes capacités éteintes
qui, tout en croyant mieux faire, altèrent ou dénaturent
ordinairement les conceptions qui leur sont soumises, peut-
être dans le seul but de ne pas voir mettre leur existence
en question; et telle me semble être l'unique influence
qu'exerça sur les travaux publics, en France, le conseil gé-
néral des ponts et chaussées. Supposez néanmoins qu'entre
trente et quarante ans, je sois ingénieur de première classe.
Hélas! je vois mon avenir; il est écrit à mes yeux. Mon in-
génieur en chef a soixante ans, il est sorti avec honneur,
comme moi, de cette fameuse école; il a blanchi dans deux
départements à faire ce que je fais; il y est devenu l'homme
le plus ordinaire qu'il est possible d'imaginer. Il est retombé
de toute la hauteur à laquelle il s'était élevé ; bien plus, il
n'est pas au niveau de la science, la science a marché, il est
resté stationnaire, il a oublié ce qu'il savait I D'abord spé-
cialement tourné vers les sciences exactes et les -mathéma-
tiques par son éducation, il a négligé tout ce qui n'était pas
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L'INVENTEUR EL LA SCIENCE OFFICIELLE. 285
sa partie. Aussi ne sauriez-vous vous imaginer jusqu'où va
sa nullité dans les autres branches des connaissances hu-
maines. Le calcul lui a desséché le cœur et le cerveau...
l'extinction de ses talents l'a conduit à faire dépenser un
million au lieu de 200,000 fr. au département. J'ai voulu
protester, éclairer le préfet, mais un ingénieur de mes amis
m'a cité l'un de nos camarades devenu la béle noire de l'ad-
ministration pour un fuit de ce genre... Dès qu'un des
nôtres commet une lourde faute, l'administration, qui ne
doit jamais avoir tort, le retire du service actif en le faisant
inspecteur. »
Ajoutons aussi que l'État est mesquin dans la manière
dont il rétribue la science ; ihie donne pas au savant des ré-
compenses en rapport avec ses travaux; il lui donne des
charges, des fonctions qui l'usent, l'abrutissent comme l'in-
génieur en chef. 11 charge un homme de génie d'aller faire
faire des additions à des moutards et il tue Ampère en l'as-
sujettissant à des devoirs, incompatibles avec sa nature
distraite, pour lesquels il n'était assurément pas besoin
d'un homme supérieur, et qu'il remplissait fort mal.
Est-ce donc en envoyant des hommes de génie inspecter
des enfants qu'on prétend honorer et encourager la science?
Y a-t-il besoin d'être Le Verrier pour bien apprécier si les
élèves de troisième connaissent suffisamment les éléments
de la géométrie? N'est-ce pas ridicule? De plus, sous pré-
texte de donner une récompense, n'infligez-vous pas une
torture? Le savant, le vrai savant regarde le temps comme
le plus précieux de ses biens. Si vous prenez ce temps, si
vous prenez sa pensée, vous le frappez par cela môme
d'impuissance, vous le réduisez à l'inertie; si, à un Age
déjà avancé et où la pensée a pris un pli qu'elle ne peut plus
perdre, vous le forcez de se livrer à des travaux qui lui sont
antipathiques, vous le tuez. Et vous appelez cela encourager
la science! Quant à moi je me défierai toujours des sénateurs
qui auront nom Dumas, Le Verrier, etc. Il faut qu'ils né-
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2fifi
l'inventbub
gligcnt une chose sur deux. C'est impossible autrement. On
ne peut pas courir deux lièvres à la fois, dit sagement le pro-
verbe. Le savant, en endossant l'habit de sénateur, devient
un autre homme; il se métamorphose; ou bien, s'il n'est
que savant, comment peut-il devenir un homme politique?
Pour avoir découvert sa planète, M. Le Verrier sait-il mieux
ce qui se passe sur la nôtre?
Que veut-on que suit un corps se composant de pareils
membres, si ce n'est un corps caduque, arriéré, routinier,
inintelligent, sans initiative, sans puissance, s'écriant sans
cesse : O temporal ô mores! regrettant le passé et haïssant
le présent, encore plus l'avenir.
« S'attachant surtout à conserver le dogme scientifique
le plus généralement accepté, a dit fort bien M. L. Figuier,
les académies ne peuvent représenter l'idée de l'avenir, ni
celle du progrès. »
L'Académie n'a-t-elle pas perpétuellement menti à sa
devise : lneenit et perfeeit?
Pourquoi donc garder cette borne qui ne peut servir
qu'à briser les audacieux qui viendront se heurter témérai-
rement contre elle sans savoir la tourner? Pourquoi ne pas
l'arracher comme on s'est décidé à arracher les vieux cal-
vaires placés dans les carrefours auxquels venaient se heur-
ter les charrettes, mais que la superstition maintenait?
Apprenons donc à nous passer de l'Académie.
Malheureusement, nous autres Français, nous sommes
do véritables plantes parasites : on croirait que nous ne
pourrions nous tenir seuls debout; il faut toujours que nous
cherchions un tuteur quelconque sur lequel nous appuyer.
Nous manquons de l'esprit d'initiative : nous avons été >i
longtemps soumis à tous les despotismes que nous nous en
sommes fait une habitude; nous cro\onsque nous ne pou-
vons rien faire en dehors du gouvernement; dès qu'une
question se présente, vite, il faut s'adresser à l'état. Ahl si
l'État voulait! Ah! si l'État savait l Ah! si l'État par-ci, si
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l'inventeur et la science officielle. 287
TÉtat par-là! Et comme si rien ne nous regardait, nous,
membres de l'État, nous attendons placidement, en nous
permettant à peine quelques murmures, que l'État veuille
bien s'occuper de la chose qui nous intéresse. Or le gou-
vernement, dans les matières scientifiques, est représenté
par l'Académie : c'est donc vers l' Académie que se tournent
tous les regards.
Et cela précisément parce que l'Académie est dans la
complète dépendance du pouvoir exécutif. Ce n'est pas au
corps savant qu'on s'adresse; c'est au corps composé de
savants qui sont devenus depuis des .personnages dans
l'Etat. La grande autorité de M. Dumas, le chimiste l —
NonI La grande autorité de M. Dumas, sénateur. — La
grande autorité de M. Le Verrier, l'astronome. — Nonl —
— La grande autorité de M. Le Verrier, sénateur 1 C'est
parce qu'ils sont sénateurs, qu'ils régissent souverainement
la science, non pour un autre motif. Ils sont puissants : ils
disposent de mille grâces, ils peuvent dispenser mille fa-
veurs; donc, tendons les mains vers eux! Dans un pays
indépendant, cette situation politique en dehors de la
science ferait faire peu de cas de leurs appréciations par
des savants. En France, il en est tout autrement. La
science y est centralisée comme toute chose. L'État a une
science officielle comme il a un enseignement officiel. Tous
les deux ne doivent admettre que de bonnes doctrines, non
susceptibles de troubler lu société. C'est pour ce motif que
M. Pasteur invoquait contre les hétérogénistes le matéria-
lisme et l'athéisme auxquels leur doctrine les conduisait.
Les savants arrivés dépendent du pouvoir et les autres dé-
pendent d'eux; tous sont employés comme pour les autres
fonctions ; et malheur à eux si leurs doctrines ne sont pas
orthodoxes. L'Angleterre, l'Allemagne, l'Italie, les États-
Unis ont de nombreux rentres scientifiques indépendants.
Il n'en est pas de même chez nous. L'Académie des sciences
ne peut rien innover sans l'approbation de l'Etat : l'Etat
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288 l'inyeïiteub.
peut tout innover sans son approbation; il peut changer le
nombre des sections et le nombre des membres de chacune
sans même la consulter. Voilà ce qui explique la souplesse
de tous les savants qui n ont pas assez de caractère pour
sacrifier leurs avantages personnels à la vérité; voilà ce qui
explique en même temps l'inimitié qui accueille tous ceux
qui sont indépendants. Mais ce n'en est pas moins parfait
ainsi. L'Académie est un des bureaux du ministère de
l'Instruction publique. Il faut la vénérer dans chacun de ses
membres, et dire à l'un : — Vous êtes le soleil de la phy-
siologie ; — à l'autre : — Vous êtes le soleil de la chimie;
— à un troisième : — Vous êtes le soleil de l'astronomie;
— ce à quoi ils vous répondent comme M. Flourens : —
Comme vous me comprenez bien!
Et nous, moutons de Panurge, courbés sous le joug de la
tradition, nous essayons de nous rapprocher autant que
possible des rayons de ces soleils; et nous n'osons rien
faire si nous ne sommes éclairés par eux.
C'est à ce point que Thénard fonde une société de se-
cours des amis des sciences : mais quels seront les Amis des
sciences ayant droit d'être secourus? 11 n'y aura que ceux
« qui auront présenté à l'Académie un mémoire jugé digne
au moins de recevoir son approbation. » Que vous semble
de cette définition? N'est-elle pas passablement arbitraire
et étroite? Nous avons vu que quelquefois ce ne sont pas
les plus mauvaises choses qui ne paraissent pas dans les
comptes rendus. Leurs auteurs pourront donc être frustrés
des secours auxquels ils devraient avoir droit en faveur
de gens beaucoup moins méritants, mais plus favorisés du
sort? Pourquoi donc, puisque cette société est indépendante
de l'Institut, prendre ses jugements, dont il serait quelque-
fois assez embarrassé de rendre compte, pour critérium?
Malheur à ceux qui auront attaqué quelque erreur acadé-
mique : ils ne seront pas considérés comme savants ! N'est-
ce donc pas à la société de juger elle-même quels seront les
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l'invbntbur et la science officielle. 289
hommes dignes de sa sympathie, puisqu'elle est basée sur
le libre concours du public?
Apprenons donc à secouer ce joug autoritaire.
L'Académie est impuissante de sa nature : si elle peut don-
ner quelques rares conseils aux inventeurs, elle ne peut di-
riger activement leurs travaux, les aider d'une manière
efficace, leur accorder des secours réels, employer leurs
forces dans un but déterminé. Quelques encouragements 1
voilà où se borne son rôle; rôle étroit, que la Convention eût
voulu, avec sa puissante unité, rendre immense; mais rôle
qu'elle ne peut prendre désormais, le gouvernement, si
riche pour l'armée, si pauvre pour la science, lui donnât-il
des millions. Le lendemain du jour où M. Dumas avait
fait un magnifique rapport sur la découverte deRuolz,
celui-ci ne pouvait pas trouver cent écus pour l'exploiter.
Qu'on cesse de s'adresser à l'Académie, que des sociétés
libres la remplacent. Vous présentez un mémoire à ce corps
vénérable; combien parmi ses membres sont en état de le
comprendre ? L'Académie des sciences est composée d'élé-
ments hétérogènes... « Les sciences inorganiques et les
sciences organiques s'y regardent sans se comprendre et
s'y parlent sans s'écouter.» (Littré.) Vous croyez vous adres-
ser aux soixante-cinq hommes les plus savants de France ;
vous ne vous adressez en réalité qu'à cinq ou six auxquels
vous décernez un brevet d'infaillibilité. Pourquoi donc, au
lieu d'agir ainsi, ne portez-vous pas vos travaux à une so-
ciété spéciale ? Croyez-vous qu'ils ne seront pas mieux ap-
préciés, mieux discutés par des centaines d'hommes s'y
intéressant, que par quelques hommes parlant devant des
gens complètement étrangers au sujet que vous traitez. Les
sociétés botanique, zoologique, géologique, biologique, an-
thropologique, géographique, des ingénieurs civils, existent
déjà. Allez, savants et inventeurs, leur porter vos travaux ;
réunissez-vous à elles; cessez d'aller à l'Académie. Ah! il
est vrai que ce conseil est difficile à suivre, les privilèges
19
l'inventeur
dont elle est investie, le prestige dont les pnjugés l'entou-
rent, les ressources pécuniaires qu'elle possède, l'influence
qu'elle peut avoir sont autant de chaînes qui vous y lient.
Brisez-les, puisque vous n'avez qu'à vous plaindre d'elle et
que rarement vous pouvez vous louer de ses arrêts. Du jour
où nul ne s'adressera plus à elle, elle tombera comme un
vieil édifice pourri que rien ne soutient plus, et les sociétés
qui, en ce moment, languissent auront l'influence quelles
doivent avoir. Ce seront elles qui seront les véritables véhi-
cules du progrès et qui le feront atteindre le but auquel il
veut parvenir. Que les ressources particulières se réunissent
et elles compenseront facilement la maigre pâture que livre
TÉtat à l'Académie. Mais quand ces résultats arriveront-ils?
Quand? quand des hommes complètement indépendants,
sans souci du pouvoir et des faveurs, dégagés de tout esprit
d'intrigue, libres de toutes places officielles, se trouveront à
leur tête. Malheureusement c'est ce qui n'a pas lieu. Une
société veut se fonder. Aussitôt elle se met à la recherche
de gros bonnets auxquels elle doit se rallier comme au plumet
de Henri IV. Elle ne sait quels termes serviles employer à
leur égard; elle s'en sert comme enseigne et en même
temps elle leur fait une réclame ; au lieu de n'agir sévère-
ment que selon les principes de la vérité, elle s'avilit pour
mériter leur faveur. Toute société en France, qui se déclare
indépendante, n'a rien de plus pressé que de chercher à
perdre son indépendance. Les fondateurs se mettent en
quête de membres de l'Académie qui veuillent bien en faire
partie, parce que ce titre en impose aux badauds ; parce que
ce titre y amène beaucoup de gens qui, par ce moyen, es-
sayent de se rapprocher de ces dispensateurs de faveur : ils
ne font rien, ces gros personnages; ils n'apparaissent ja-
mais aux séances; mais dans les bulletins, on les comble
de louanges; un mot d'eux: c'est une parole d'évangile;
on leur rendrait le môme honneur que les Thibétains ren-
dent à leur Lama. Loin de nous, ces fétiches 1 ne cesserai-je
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L'INVENTEUR ET LA SCIENCE OFFICIELLE. 291
de répéter. Vuus voulez faire une œuvre indépendante!
Proclamez tout d'abord votre indépendance et dégagez-
vous de ce honteux servilisme. Ne vous inquiétez pas des
hommes, inquiétez-vous des choses; n'attachez pas votre
fortune à un nom, attachez-la à vos œuvres. Toute société
qui se fonde est grosse de son avenir; d'elle dépend son
succès : qu'elle soit sérieuse et intéressante; que réellement
elle soit à la hauteur du progrès scientifique; qu elle l'ac-
célère, et elle réussira en dépit des entraves et des mauvais
vouloirs. Quand donc nous déshabituerons-nous du respect
de l'autorité? Ne cherchons pas de centralisation, c'est elle
qui l'amène; je ne suis pas partisan de l'unité que les chi-
mistes, dans le congrès de Garlsruhe, voulaient donner à
la science ; je crois que M. Vict. Meunier, dans son projet
d'association scientifique, veut aussi trop unifier et unifor-
miser; j'adresse le même reproche au projet d'Institut
de Progrès social de M. Ch. Duveyrier. Que chaque bran-
che des connaissances crée son centre à elle; qu'elle
réunisse dans un groupe tous ses travailleurs; qu'elle ait
son journal pour disséminer partout leurs travaux; qu'elle
ait môme ses concours; cela suffit. Ce qu'il faut surtout,
c'est que rien ne se perde. Diderot voulait qu'une académie
des arts mécaniques se fondât et publiât cinquante volumes
in-4 résumant toutes les observations réunies jusqu'à ce
jour et tenant compte de toutes celles qui se produiraient.
Il était dans le vrai : mais au lieu d'une académie unique
qu'il y en ait plusieurs; si je veux savoir dans quel état se
trouve l'anthropologie, je consulte les bulletins de la
société qui s'occupe de cette science; si je veux connaître
le passé et l'avenir de la locomotion aérienne, je consulte
YAcronaute, etc. Si j'ai quelque fait nouveau à apporter,
c'est à ces centres divers que je m'adresse. Ce seront eux
qui me donneront de véritables encouragements et de
véritables moyens de poursuivre mon œuvre.
Dans beaucoup de provinces se sont fondées des sociétés
292
l'inventeur.
savantes. Ces sociétés tiennent chaque année un congrès;
mais sont-elles indépendantes? Leur congrès se réunit sous
la présidence de M. Le Verrier ou de M. Milne Edwards.
Leur ordre du jour est réglé d'avance. C'est l'Académie
qui dirige leurs travaux ou plutôt les arrête. Le président
essaye de se faire applaudir et baille sur son siège ; quand les
applaudissements sont terminés pour lui : — Abrégez 1
abrégez ! ne cesse-t-il de dire à chacun.
Leurs membres ont fait deux cents lieues pour se voir
quelques heures et pour ne rien dire. Du reste, ils devaient
s'y attendre. Du moment que toutes ces sociétés sont sous
la dépendance du pouvoir central, il leur est encore plus
impossible d'être indépendantes à Paris que dans leur pro-
vince. « Elles sont trop placées sous la discipline de MM. les
membres des comités établis auprès du ministère de l'ins-
truction publique, disait M. Gatien Arnoult avec raison, on
dépouille les académies de province de leur dignité, en leur
donnant des juges officiels, vis-à-vis desquels on les met po-
sitivement et ostensiblement en situation d'infériorité. »
C'est-à-dire qu'on regarde leurs membres comme des en-
fants : on les dirige comme s'ils étaient en classe ; et puis
s'ils ont été bien sages et s'ils ont fait un bon devoir, on
leur donne des prix.
Que sont donc ces prix de l'Académie? A l'Académie
française le prix de poésie en un demi-siècle a révélé le
poëte Bornier : elle a trois ans pour trouver un jeune
homme hors ligne ; après avoir mûrement réfléchi, elle
trouve dans son sein un jeune homme né en 1797. Comme
c'est encourageant 1 Et l'Académie des sciences? Elle a un
malheureux prix de quatre cent cinquante francs à donner
à une invention mécanique quelconque : depuis plusieurs
années, elle n'a pas trouvé une invention qui valût ce prix.
Et dans le procès que M. le docteur Guillon a intenté à l'A-
cadémie, Tannée dernière, à propos du prix fondé par
M. d'Argenteuil sur les maladies des voies urinaires, n'a-t-il
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l'inventeur et la science oppiciille. 293
pas montré que les procédés employés à l'égard des concur-
rents ne sont pas toujours tels qu'ils devraient être, que
ce prix ne serait jamais accordé à aucun chirurgien de Pa-
ris pouvant porter ombrage à certains membres, que pour
ce motif on avait déprécié les travaux d'un autre chirurgien
distingué, à qui on a alloué une récompense insignifiante ?
Il y a un prix fondé par M. de Tremont, un prix annuel
de mille francs « pour aider un savant sans fortune dans les
frais de travaux et d'expérience, etc. »
En 1859, l'Académie le décerne pour trois ans et à qui?
à M. Ruhmkorff « qui est l'ingénieur de prédilection des
savants de tous les pays.» C'est M. le rapporteur lui-môme
qui le dit.
Il faut avouer aussi que ce n'est pas toujours de sa faute si
l'Académie des sciences ne trouve pas à décerner ses prix ou
ne les décerne pas au plus digne. Le mouvement scientifi-
que ne reçoit plus d'elle son impulsion ; il le reçoit de la so-
ciété entière. Ce sont les besoins nouveaux qui l'enfantent.
L'Académie n'a nulle initiative en cette matière : elle peut
tout au plus le suivre : il lui est aussi impossible qu'à l'Etat
d'être à la tête du progrès : tous les deux ne peuvent que se
mettre à sa remorque; l'un et l'autre sont impuissants à
l'engendrer : ce sont les forces individuelles qui le consti-
tuent et non des corps politiques ou savants. Mais non-seu-
lement ils ne l'engendrent pas, mais encore le plus souvent
ils lui résistent parce qu'ils ne le comprennent pas. Gens
parvenus, ils ne cherchent qu'à conserver, au lieu de cher-
cher à avancer. Aussi de même que nous voyons l'Etat met-
tre obstacle à l'œuvre de la civilisation, voyons-nous l'Aca-
démie se mettre en dehors du mouvement scientifique, et
au lieu de le pousser en avant, chercher à le retenir. Les
prix qu'elle décerne, au lieu d'être en rapport avec les études
du moment, sont en dehors d'elle. Le travailleur qui n'a
plus besoin qu'on lui impose de tâche, qui est assez grand et
assez raisonnable pour savoir ce qu'il doit faire, ne s'en in-
2)4
L*IN V E!îTEDB.
quiète guère et ne se distrait pas de ses études pour cou-
rir après ce vain fantôme.
Il ne tourne plus uniquement des regards vers cette as-
semblée, attendant qu'elle lui dicte une composition ; il tra-
vaille tout seul, ne demandant d'inspiration qu'au mouve-
ment social tout entier. C'est à lui qu'appartient maintenant
l'initiative et non à MM. tel et tel.
Du reste, je l'ai déjà dit ailleurs : récompenses, prix, etc.,
ne sont que des hochets : l'inventeur n'a droit qu'à un prix,
à la rémunération que lui donnera le public de son inven-
tion. Hors de là tout est faux; nous ne sommes plus des en-
fants pour nous contenter de ces vaines satisfactions; nous
rions de ces encouragements qui n'en sont pas, qui n'aident
en rien l'inventeur dans l'accomplissement de sa tâche, qui
ne le récompensent pas de ses efforts d'une manière propor-
tionnelle aux services qu'il rend à la société, et dont le refus
souvent le décourage et l'empêche de trouver des capitalistes.
Pourquoi donc continuer a regarder les arrêts de ce corps
comme des oracles et à les solliciter humblement, quand
tous les inventeurs connaissent leur valeur. Ils savent que
l'Académie ne peut rien, que son rôle n'est qu'un rôle né-
gatif; pourquoi s'empressent-ils donc, comme des moutons
de Panurge, de lui demander son opinion sur leurs travaux?
S'ils veulent avancer rapidement, qu'ils perdent cette éter-
nelle préoccupation de ses jugements, qu'ils agissent sans
s'en plus soucier que si elle n'existait pas, qu'ils ne mettent
plus leur espoir en elle, mais qu'ils tournent ailleurs leurs
regards.
La formule de l'Académie est autorité ; la formule de la
science est liberté.
Ces deux formules ne peuvent s'accorder. « La science
sans liberté est une contradiction dans les termes, a dit Jules
Simon. »
Donc l'inventeur doit chercher des encouragements et des
ressources en dehors d'elle.
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l'inventeur et la science officielle. 295
Mais où?
Dans le siècle où les grands principes de souveraineté du
peuple, de suffrage universel, de liberté ont été proclamés,
est née une nouvelle puissance : cette puissance est l'asso-
ciation.
C'est elle maintenant qui résume toutes les forces actives
de la société, qui apprend à chacun à ne plus compter sans
cesse sur le pouvoir et à compter sur soi, qui importe le
grand principe de self governmeni qui paraissait si anti-
pathique à nos traditions, à notre routine, à nos préjugés.
Habituons-nous à ne plus nous traîner à la remorque de
l'État et à agir par nous-mêmes. Serrons-nous, unissons-
nous, groupons-nous au lieu de nous isoler. Formons légion
et nous serons forts pour lutter contre la nature comme pour
lutter contre la tyrannie des préjugés. Que de vastes associa-
tions, fondées, formées parles intéressés et par les hommes
de dévouement qui ne reculent devant aucun sacrifice pour
faire avancer l'humanité, pour servir la cause du progrès,
unissent les travailleurs entre eux, leur donnent tous les
documents dont ils peuvent avoir besoin, fassent que chacun
profite du travail de tous, et, en môme temps, se réunissant
en jurys, encouragent par l'argent, par des relations d'ate-
liers et d'ouvriers, les inventeurs, et entreprennent les
vastes travaux collectifs dont ne se soucie guère l'Institut 1
Ces associations seront seules fortes; elles ne feront pas
comme l'Académie française qui entreprend un diction-
naire qui, du train dont il va, sera fini dans deux mille ans
d'ici; elles faciliteront les travaux, elles ouvriront des dé-
bouchés, elles créeront des rapports, elles établiront des
relations, et quand elles jugeront qu'une invention est
bonne, elles ne donneront pas des prix, mais elles la prô-
neront, elles établiront sa supériorité, elles apprendront
au public les avantages qu'il peut en retirer et elles la fe-
ront adopter. Leurs encouragements se borneront à aider
les inventeurs dans la réalisation de leur œuvre et dans son
296
L'INVENTEUR.
exploitation. Ce sont les seuls encouragements qui doivent
être donnés et reçus dans notre siècle, car ce sont les seuls
qui soient efficaces et qui soient dignes et de ceux qui les
donnent et de ceux qui les reçoivent. Donc plus d'acadé-
mies, plus de corps savants constitués : des sociétés d'encou-
ragement et des sociétés commerciales ; plus de science
bureaucratique: la science indépendante ; plus de science
stipendiée par l'État : la science puisant en elle-même ses
propres ressources ; plus de despotisme scientifique : la li-
berté de la science!
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CHAPITRE VI
Propriété Industrielle.
§ I. — La loi do 1843. — La propriété industrielle déclarée privilège.
— Le travail engendre-t-il la propriété? — Mirabeau, Proudhon, Fré-
déric Passy, Victor Modeste, Bastiat, Quesnay, Guizot,Thiers, J. Droz.
— Propriété industrielle ou communisme. — Do ut des! Mutualité des
services. — Le capital et les agents naturels. — Opinions de Diderot,
Smith, Chaptal, Lakanal, Portalis, Ch. Laboulaye, Louis-Napoléon Bo-
naparte. — Une contradiction de Proudhon.
§ II. — L'inventeur ôte-t-il à la société? Le hasard; propriété intellec-
tuelle et propriété foncière; la priorité. — Faux spiritualisme dè la loi.
§ III. — La nouveauté de l'invention; brevets d'application et d'importa-
tion; l'enquête.
§ IV. — La propriété est exclusive. — Un argument de M. Barthélémy.
• — Le droit commun. — La propriété industrielle est une propriété nu*
generis.
§ V. — Abolition des brevets. — L'enquête anglaise de 1851. — Intérêt
des inventeurs d'après lord Granville. — Bramah et Maudslny. —
Marques de fabrique. — Jakson et Morton. — Autre contradiction de
Proudhon. — « A chacun selon se» œuvres. » — Les charmes de la pa-
ternité. — Procédés agricoles brevetés.
§ VI. — Le monopole; sans brevet, pas d'inventions.
§ VII. — L'inventeur est-il apte à perfectionner son invention? — Les
perfectionnements.
§ VIII. — Pérennité de la propriété industrielle. — La durée des brevets.
— Les petites inventions ; Bucking.
§ IX. — Remède au monopole; l'expropriation. — MM. Breulier et
Desnos- Gardissal. — Solution proposée par M. Corbin; contradiction
dans les termes. — Autres solutions; M. Hetzel. — La préemption de
M. Émile de Girardin.
§ X. — Ni concession, ni privilège, un droit! — Déclaration du 7 jan-
vier 1791. — Les principes en législation. — Leibnitz et les législateurs
de 1843.
§ XI. — Principe mauvais, conséquences mauvaises. — Cas de nullité.
— Cas de déchéance. — Le domaine public. — M. Fourneyron. —
L'intérêt particulier et l'intérêt public.
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298
l'inveïiteur.
§ XII. — La taxr 1 ; M. Carpma* 1 !. — « Impôt sur le» progrès, s. g. d. g. •
§ XIII. — L'an tnri tt> ; examen préalable,
Nous venons de voir l'inventeur placé en face du monde
savant officiel et les singuliers encouragements qu'il lui
donne; voyons-le maintenant en face de la législation;
voyons quelle protection elle accorde à ses droits ; voyons
s'il jouit du droit commun comme le prétendent cer-
taines gens.
Nous avons, dans l'introduction de ce livre, jeté un re-
gard sur la position de l'inventeur dans l'ancien régime, et
nous nous sommes arrêté au moment où la révolution ve-
nait de reconnaître la propriété de son œuvre.
Elle n'eut malheureusement pas le courage de pousser le
principe jusqu'à ses dernières conséquences. Timide dans»
son application, elle l'admit, mais elle eut peur des déduc-
tions qu'elle pouvait en tirer. Elle transigea avec lui ; elle
n'osa pas le déclarer inviolable.
Elle eut le tort de se rappeler la déclaration du roi du
24 décembre 1762, qui réglait les privilèges donnés aux
inventeurs et leur assignait une durée de quinze ans.
L'Assemblée nationale n'osa dépasser cette limite. Inconsé-
quence manifeste! Eh quoi! Elle reconnaissait le droit de
propriété à l'inventeur sur son œuvre, et elle lui refusait
la pérennité de ce droit perpétuel par essence. Tout en l'ad-
mettant, en le formulant, en le proclamant, elle le déniait!
C'était commettre une monstrueuse injustice, qui devait
avoir les plus malheureuses conséquences.
Quand, en 1843, il s'agit de réformer la loi sur nos bre-
vets d'invention, nos législateurs s'en aperçurent fort bien.
1
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 290
Dans son rapport sur le projet, Philippe Dupin dit avec
raison :
« Un des caractères dominants de la propriété est la
perpétuité. Or l'Assemblée nationale est en contradiction
quand elle proclame le droit que donne l'invention, un
droit de propriété, et quand en môme temps elle ne garantit
à son auteur la jouissance que pendant un laps de temps. »
Cela était fort vrai. Nos législateurs de 1843, hommes
timides et indécis, partisans du gouvernement constitu-
tionnel et autres Choses de transition, cherchèrent un moyen
de tourner la difficulté et de ne pas retomber dans cette in-
conséquence. Il y en avait un bien simple : c'était de pro-
clamer la pérennité de la propriété industrielle. Mais ce »
moyen, ou ils ne le virent pas, ou ils en eurent peur. Ils
préférèrent retourner en arrière, remonter au delà de la
révolution, jusqu'à la monarchie, supprimer la déclaration
du droit de propriété des inventeurs, changer la nature du
brevet, ne plus le laisser un simple acte assurant un droit,
mais, merveilleux moyen de trancher le nœud gordien,
en faire, de nouveau, un privilège I
Que dire d'une législation qui contient de pareils mots
dans son Gode?
Ah I législateurs, vous refusez le droit de propriété à l'in-
venteur et vous lui concédez un privilège. Privilège l mais
ce mot vous condamne! Tout privilège n'est-ii pas une injus-
tice de son essence? Ahl vous croyez que le brevet est un
privilège et vous osez soutenir et réglementer un pareil abus!
A vos yeux sans doute ce privilège, délivré par une admi-
nistration, est de môme nature que le privilège délivré par
une autre administration, aux maisons de tolérance, et je
ne désespère pas, si vous ôtes logiques, de voir créer aussi
un saint Lazare pour les inventeurs.
Vous n'avez même pas le courage de votre opinion; en
concédant un privilège aux inventeurs, vous prétendez
commettre un acte de justice. Vous dites : — Il n'est pas juste
300
l'inventeor.
que cet homme qui a travaillé, qui a souffert, qui a créé,
ne profite pas de son œuvre, au moins pendant un certain
temps.
Eh bien! non, toute transaction est honteuse; si vous
ne croyez pas que l'inventeur ait un droit, abandonnez-le,
laissez-le crever de misère dans quelque coin quand il aura
produit son œuvre qui apportera des millions à la société.
Mais ne lui faites pas l'aumône d'un privilège.
Tout ou rien ! Cessez d'être timides, n'ayez pas peur,
condamnez l'inventeur avec lord Grandville, ou proclamez
son droit de propriété en lui accordant toutes les consé-
quences qui en dérivent !
• Et vous êtes forcés par la nature des choses d'en arriver
là, ou bien vous vous rendrez coupables du plus éclatant
déni de justice qui ait jamais été commis, car l'inventeur
possède ce droit par essence, car c'est avec raison que Mira-
beau s'est écrié : « Les découvertes des inventions et des
arts étaient une propriété avant que l'Assemblée nationale
l'eût déclaré 1 »
Nous pouvons dire nous aussi : Si vous n'accordez qu'un
privilège à l'inventeur, l'inventeur n'en est pas moins pro-
priétaire de droit si ce n'est de fait.
L'invention est une propriété, disons-nous, et vous devez
l'admettre à moins que vous ne niiez toute espèce de pro-
priété et que vous ne disiez avec Proudhon : « La propriété
c'est le vol I »
Oui ou non, le travail peut-il engendrer la propriété?
voilà la première question à résoudre.
« La propriété, disait la déclaration des droits et des
devoirs qui précédait la constitution de l'an m, est le droit
de jouir et de disposer de ses biens, de ses revenus, du
fruit de son travail et de son industrie. »
Il y a une école d'économistes qui soutient le contraire;
elle prétend que le travail est insuffisant pour engendrer la
propriété; MM. Frédéric Passy et Victor Modeste, quoique
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PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 301
partisans de la propriété intellectuelle, sont de cet avis.
Proudhon a bien vu que c'était cette contradiction qui faisait
leur faiblesse. Aussi, au lieu de combattre les divers au-
teurs qui se sont occupés de cette question s'est-il attaché
uniquement à eux : — Vous voulez la propriété intellectuelle
et vous niez que le travail engendre la propriété, a-t^il pu
s'écrier; et alors, sans difficulté, il les a réfutés, mais en
môme temps il s'est mis en contradiction avec lui-même.
Car quelle a été toujours sa foi ? la propriété des services.
Et n'est-ce pas cette propriété que nous demandons en
ce moment pour l'inventeur ? et n'est-ce pas la seule
vraie?
C'est une des gloires de Bastiat qui a jeté tant de lumière
sur l'économie politique d'avoir précisément proclamé que
la propriété naissait du travail.
a II y aies dons naturels, dit-il parfaitement, les maté-
riaux gratuits, les forces gratuites : c'est le domaine de la
communauté.
« Il y a de plus les efforts humains consacrés à recueillir
les matériaux, à diriger les forces, efforts qui s'échangent,
s'évaluent et se compensent : c'est le domaine de la pro-
priété.
« En d'autres termes, nous ne sommes pas propriétaires
de l'utilité des choses, mais de leur valeur, et la valeur n'est
que l'appréciation des services réciproques.
« Les hommes, s'ils sont libres, n'ont et ne peuvent avoir
d'autre propriété que celle de la valeur ou de leurs ser-
vices... Ira-t-on jusqu'à dire qu'un homme n'est pas pro-
priétaire de sa propre peine? Que dans l'échange ce n'est
pas assez de céder gratuitement les agents naturels, il faut
encore céder gratuitement ses propres services? »
Évidemment non. Ce serait retomber dans l'esclavage,
puisque vous êtes forcés d'admettre qu'on vous rendra des
services rémunérés... A moins que vous ne disiez avec
Quesnay que le travail étant improductif, vous ne lui devez
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302 l'inventeur.
rien, ce qui est un merveilleux moyen de ne pas payer voire
dette en sauvant votre honneur.
A moins encore que vous ne regardiez le travail comme
un simple moyen de répression qu'il faut imposer et non
paye/, et que vous ne disiez avec Guizot : « Vous n avez
contre le despotisme révolutionnaire des classes pauvres
qu'une garantie efficace, puissante, le travail, la nécessité
incessante du travail, » et que, partant de ce principe, vous
n'alliez môme jusqu'à regarder l'inventeur comme un
ennemi public, l'invention ayant le plus souvent pour but
de diminuer le travail manuel.
Mais cessons ces cruelles railleries.
Mettons de nouveau en présence deux anciens ennemis :
opposons M. Thiers à M. Guizot.
M. Thiers, suivant Bastiat, dit : « Je crois pouvoir dire
sans être un tyrau, ni un usurpateur : la première de mes
propriétés, c'est moi, moi-même moi d'abord, puis mes
facultés physiques et intellectuelles, mes pieds, mes yeux,
mes mains, mon cerveau, en un mot mon âme et mon
corps. »
L'homme doit utiliser ces facultés « par le travail, le tra-
vail opiniâtre et intelligent... » Mais quand il les a em-
ployées, il est d'une équité évidente que le résultat de son
travail lui profite à lui, non à un autre, devienne sa pro-
priété, sa propriété exclusive. Gela est équitable, cela est
nécessaire... »
Vous le voyez : elles sont propriétés, facultés physiques
et facultés intellectuelles, d'après M. Thiers, que vous n'ac-
cuserez pas d'être un fanatique, qui est universellement
reconnu pour être un homme pratique, trop pratique
môme, pratique à ce point qu'il nie la propriété intel-
lectuelle.
Dans une juste proportion, vous direz avec J. Droz :
« S'il y a une propriété que l'on doit respecter plus que les
autres, c'est celle des hommes qui n'ont que leurs bras et
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PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE.
303
leur industrie. Géncr le travail, c'est leur ôter le moyen de
vivre. Un tel vol est un assassinat. » Vous ne commettrez
pas le crime de refuser à l'inventeur la propriété de son
œuvre; vous ne serez pas effrayés du prix que méritent les
services qu'il vous rend ; quoique sachant que tel homme
du fond de son cabinet rend plus de services à la société
que cinq cents hommes travaillant à l'aide de leurs mus-
cles, vous ne craindrez pas de payer à cet homme le prix
que vous payez aux cinq cents autres ; vous aimerez mieux
acquitter votre dette que le dépouiller, lui faire banque-
route.
J'aime Marie quand il vient dans son magnifique langage
exposer ainsi l'origine de la propriété intellectuelle et de-
mander sa proclamation :
« La première occupation n'est vraiment pas ce qui
fonde la propriété, ce qui la légitime, ce qui fonde et fixe
ses droits Mais supposez que le premier occupant ap-
plique son intelligence à la chose dont il s'est emparé; sup-
posez que sous la force de son intelligence, de sou activité,
cette chose se transforme, que, sans valeur hier, elle prenne
de la valeur grâce à la pensée qui agit sur elle ; alors tout
change, la chose possédée devient une tout autre chose.
L'homme se l'assimile par son travail et s'identifie avec elle;
il y met le cachet, la vive empreinte de sa personnalité.
Dès lors, la chose devient la personne elle-même, elle de-
vient une propriété, parce que la personne qui se l'est
assimilée, qui vit en elle, s'appartient elle-même. »
Les économistes pourront tenir peu de compte de ces
principes qu'ils appelleront des phrases, comme le renard
trouvait les raisins trop verts.
Mais parce qu'une vt-rité est exprimée en splendides pa-
roles, doit-elle donc cesser d'être une vérité?
Est-il vrai, oui ou non, que la propriété n'est que la fé-
condation d'un agent naturel gratuit par nos facultés?
Et alors, si vous admettez ce principe, que les agents
304 L'iHVENTEUH.
naturels ne sont pas une propriété, qu'ils sont sans valeur
par eux-mêmes, qu'ils n'acquièrent de la valeur et ne de-
viennent propriétés que par le travail de l'homme, vous
payerez les services de l'inventeur.
Vous êtes placés entre ces deux alternatives : ou com-
mettre le crime de refuser son salaire à l'inventeur, ou nier
que l'homme soit maître de ses facultés, soit libre de les
développer, de les diminuer, de les anéantir à son aise, et
dire avec une école communiste : « L'homme n'est pas
propriétaire de ses facultés, il n'en est qu'usufruitier. »
(J. Leroux.)
Alors, si vous dites cela, la thèse est changée. Vous êtes
ennemis de toute espèce de propriété; ne discutons plus
cette question : nous différons de principe; le principe
doit être discuté ailleurs.
Mais si au contraire, vous accordez la propriété au travail
physique, vous accorderez la propriété au travail intellectuel.
« Qu'est-ce que le travail, sinon l'action de l'individu
sur le monde physique et intellectuel, dit M. H. Gastille?
En quoi le travail de la pensée diffère-t-il du travail des
mains, sinon dans la manière dont il s'exerce ? Le but
n'est-il pas toujours le même? N'est-ce pas toujours le
moyen d'assimilation de l'objectif sur le subjectif?»
Or, c'est le travail qui produit le plus et que tous ne peu-
vent pas faire, qui a le plus de droits. Son auteur doit donc
être payé en raison de la difficulté qu'il a eue à vaincre et
de la richesse qu'il a donnée au monde. Donc, honneurs et
richesses à des Papin, des Fulton, des Watt, des Morse I
Ils leur sont dus en vertu du grand axiome de saint
Simon : — A chacun selon ses œuvres!....
Reconnaissez avec Kant que « Toute découverte utile est
la prestation d'un service rendu à la société, » et que, par
conséquent, la société contracte envers son auteur une dette
en rapport avec le service, ou dites avec J. Leroux : «Le
travail n'est point individuel, mais social; il s'accomplit de
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PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE.
la part de chacun dans un but général et les fruits appar-
tiennent à tous. »
Mais cette définition vous effraie, parce qu'elle sent le
communisme; et cependant vous y êtes amenés logique-
ment si vous niez le droit qu'acquiert l'inventeur par l'em-
ploi de ses facultés intellectuelles.
Le nom de Proudhon est un épouvantail pour vous, et
cependant vous devez dire avec lui, toujours si vous êtes
logiques :
« Toute capacité travailleuse est, de même que tout in-
strument de travail, un capital accumulé, une propriété
collective; l'inégalité de traitement et de fortune, sous
prétexte d'inégalité de capacité, est injustice ou vol.» A cela
je réponds : Non, car il faut calculer les résultats donnés
par les capacités ; et si une de ces capacités apporte un mil-
lion à l'association, n'est-il pas juste qu'elle reçoive une
récompense proportionnée au produit qu'elle crée ?
Allez encore plus loin et dites avec Proudhon : « Tout
travail humain résultant d'une force collective , toute
propriété devient indivise, le travail détruit la pro-
priété. »
Le travail détruit la propriété ; vous ajoutez , vous : Le
génie détruit la propriété.
En vain l'inventeur avec ces deux éléments vous don-
ncia-t-il richesses sur richesses, qu'importe? Vous direz :
Voilà un homme qui travaille, voilà un homme qui a du
génie, nous ne lui devons rien !
Honte à ceux-là qui raisonnent ainsi et qui refusent
d'admettre la mutualité des services.
Do ut des! Je donne potn* que tu me donnes, peut dire
l'inventeur à la société. Je t'apporte une valeur immense :
il faut que tu me la payes, et il faut que tu me la payes en
proportion des services que je te rends. Ce sont eux qui
font la valeur. C'est moi qui t'apporte le plus. Par consé-
quent c'est donc moi qui ai la plus grande valeur. Voilà le
20
300 L'iHVENTIUk.
langage que pourrait tenir l'inventeur à la société ; et que
lui répondre?
Rien, vous ne pouvez rien objecter à cette vérité : « La
propriété est le droit d'appliquer à soi-même ses propres
efforts ou de ne les céder que moyennant la cession en re-
tour d'efforts équivalents. » (Bastiat.)
Et vous ne reconnaîtriez pas à l'inventeur ce droit !
Quel illogisme 1 Plus le service rendu serait grand, plus
vous refuseriez à l'homme qui le rend la récompense de ses
peines, de ses efforts, de ses travaux, de ses labeurs, en
prenant ce mot dans la large acception du latin labar.
Quant à moi, j'appelle brutalement les choses par leur
nom, et je dis hautement que la société, si elle refuse à
l'inventeur le droit de propriété de son œuvre, commet une
spoliation.
Vous annihilez pour lui toutes les règles de la justice,
vous le mettez hors du droit commun, vous en faites un
paria.
Vous lui refusez à lui le bénéfice de l'échange ; car
qu'est-ce que l'échange? L'union des forces, a dit Bastiat,
et lui vous l'en privez!
L'inventeur apporte à la société :
« 1° Un apport intellectuel ;
« 2° La matérialisation de cet apport pour que la société
puisse se l'assimiler ;
« 3° Un acte de confiance et d'abandon, c'est-à-dire la pu-
blication des voies et moyens à l'aide desquels on l'ob-
tiendra après lui (1). »
Et la société ne donnera rien en retour à l'inventeur,
elle ne lui reconnaîtra en échange aucun droit, elle recevra
l'aumône, elle l'acceptera avec reconnaissance, elle tendra
honteusement la main prête à la refermer dès qu'elle tiendra
la proie qu'elle convoitait, et, comme le misérable qui
Dumery.
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si W.
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE
307
trompe la charité publique, tout en remerciant l'inventeur,
elle dira : — Quelle bonne dupe!
Et il se trouvera des gens pour dire que cela est juste,
que cela est bien !
Mais alors supprimez donc de suite tout salaire, réta-
blissez l'esclave antique, dites à une classe d'hommes :
— Travaillez pendant que je jouis. Inventez pour satis-
faire mes fantaisies.
Quel malheur que les inventions ne se fassent pas sur
commande, à la mécanique !
C'est sans doute précisément parce que l'invention est un
travail supérieur que vous lui refusez le bénéfice que vous
accordez à l'autre.
Mais aux gens qui ne trouvent pas que le travail suffit
pour engendrer la propriété, qui veulent qu'il s'y joigne le
capital, qui demandent quel capital a l'inventeur, je répon-
drai par ces paroles de M. Maturse :
« Il y a deux sortes de capital : le capital intellectuel et
le capital matériel ; le premier est la force vive, le second la
bielle; l'un est indéfini, créateur : c'est le progrès, l'avenir,
la ressource; l'autre fini, insuffisant: c'est l'instrument de
routine, le passé. Les deux sont objet de propriété dont le
principe est un absolu. »
Qu'avez-vous maintenant à objecter contre le droit de
propriété de l'inventeur, si vous admettez que le travail
donne ce droit, que le capital le donne.
Mais on ne convainc pas un sourd ; vous répétez encore,
ô bornes qui arrêtez le progrès, que de même que le travail de
l'inventeur n'est pas le môme que celui de l'ouvrier, le ca-
pital intellectuel est entièrement différent du capital en nu-
méraire, et vous prétendez que l'inventeur est une sorte de
voleur qui s'empare de forces physiques appartenant à
tout le monde et qu'il ne peut s'approprier.
Ici encore je ne vous demande qu'une chose : soyez logi-
ques, poussez votre système jusqu'à ses dernières consé-
308
l'inventeur.
qucnccs, ayez le ^courage de vos principes, et vous arri-
verez à nier que la propriété foncière soit une propriété,
comme vous avez déjà été amenés à nier que le capital et le
travail engendrent la propriété.
Vous dites que les forces physiques dont je me sers ap-
partiennent à tout le monde. Très-bien. Ce sont les agents
naturels. Voici la définition qu'en donne Say :
« Cette expression agents naturels comprend non-seule-
inent les corps inanimés dont l'action travaille à créer des
valeurs, mais encore les lois du monde physique, comme
la gravitation qui fait descendre le poids d'une horloge, le
magnétisme qui dirige l'aiguille d'une boussole, l'élasticité
de l'acier, la pesanteur de l'atmosphère, la chaleur qui se
dégage de la combustion, etc. »
Voilà les agents naturels qu'emploie l'inventeur ; voilà ceux
dont nous demandons la propriété pour lui quand il les appli-
que ; et si vous la lui refusez, vous devez aussi refuser le droit
de propriété au laboureur qui ne fait pas autre chose qu'ex-
ploiter des agents naturels, la force végétative du sol, son
exposition au soleil, les irrigations que lui donne un fleuve.
« Un troupeau de moutons, dit Say, est le résultat non-
seulement du soin du maître et du berger, des avances faites
pour le nourrir, l'abriter, le tondre, mais il est aussi le ré-
sultat de l'action des viscères et des organes de ces animaux
dont la nature a fait les frais. »
Vous admettez cependant la propriété de ce troupeau de
moutons, et vous me refusez la propriété de mon inven-
tion.
Vous dites, messieurs Van Akkersdyck, Coquelin, Web-
ster, Tieleman, Schialoja, Wolowski, Chevalier, Rogier et
Piercot, que l'invention est un don de Dieu qui appartient
à tout le monde.
Alors dites aussi avec l'roudhon :
« Qui a droit de: faire payer l'usage du sol, de celte ri-
chesse qui n'est pas le fait de l'homme? A qui est dû le fer-
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 309
mage de la terre? au producteur de la terre sans doute?
Qui a fait la terre? Dieu. En ce cas, propriétaire, retire-toi. »
Et cependant, législateurs qui avez refusé, qui refusez
encore le droit de propriété à l'inventeur, vous l'admettez
tous cette propriété immobilière, c 'est-a-dire le droit perpé-
tuel d'exploiter un fonds que le propriétaire n'a pas créé et
vous refusez ce droit à l'inventeur sur une chose dont il
est le créateur.
Que pouvez-vous répondre aux maximes suivantes sur la
propriété intellectuelle?
Diderot : « L'auteur est maître de son ouvrage, ou per-
sonne dans la société n'est maître de son bien. »
Smith dit : « La plus sacrée et la plus inviolable des pro-
priétés est celle de sa propre industrie, parce qu elle est la
source originaire de toutes les autres propriétés. »
Chaptal : « Une découverte est la propriété de l'auteur :
elle est la plus sacrée de toutes, puisqu'elle est l'œuvre du
génie; elle doit être accueillie et respectée, puisqu'elle ajoute
à la masse de nos richesses. Le gouvernement doit donc la
garantir entre les mains de l'inventeur. »
Lakanal : « De toutes les propriétés, la moins susceptible
de contestations est sans contredit celle des productions du
génie. »
Portalis : « Si l'homme peut s'approprier les choses qui
sont hors de lui et qui lui sont complètement étrangères,
comment ne pourrait-il pas, nous ne dirons pas acquérir,
mais conserver la propriété de ses pensées, de la manifes-
tation extérieure des opérations de son intelligence, des in-
ventions de son génie, des combinaisons et du jeu de son
imagination? »
Benjamin Constant : « La propriété industrielle doit se
placer au-dessus de la propriété foncière; l'une est la valeur
de la chose, et l'autre la valeur de l'homme. »
Charles Laboulaye : « Est-il une propriété plus sacrée
que celle de l'inventeur, en est-il une que la société doive
310
l'invihteur
entourer de plus de sollicitude à double titre : parce qu'elle
est débitrice envers l'inventeur qui vient augmenter ses
richesses, parce que cette propriété est le moyen mis à la
disposition de l'homme de génie d'arriver à la fortune,
qu'elle est par suite pour l'industrie la seule forme de so-
ciété admissible, celle qui laisse arriver dans les positions
les plus élevées, les plus capables et les plus dignes ? »
Enfin je rappellerai à l'empereur Napoléon III ce que le
prince Louis-Napoléon Bonaparte écrivait :
« L'œuvre intellectuelle est une propriété comme une
terre, comme une maison; elle doit jouir des mêmes droits
et ne pouvoir être aliénée que pour cause d'utilité pu-
blique. »
Ce qui distingue nos adversaires c'est l'illogisme. Eh
quoi ! ils admettent toute autre propriété et ils n'admettent
pas celle-là ! Eh quoi ! l'homme serait propriétaire de tout,
excepté de lui-même, de ses facultés, du fruit de son travail!
Proudhon a publié un ouvrage intitulé les Majorais litté-
raires^ dans lequel il combat de toute sa force ce genre de
propriété, et c'est lui qui a dit :
« Mais ce que l'on ne me fera jamais regarder comme
juste, c'est que tanais que l'État n'accorde aux brevetés
d'invention qu'une jouissance de quatorze ans, il livre à
perpétuité la rente du sol. »
C'est sans doute une antinomie; mais cette phrase sortie
de sa bouche n'en prouve pas moins une chose : c'est qu'il
regarde les deux propriétés comme liées l'une à l'autre, et
que quand il cherche à combattre celle-ci, dans les Majorats
littéraires , par tous les moyens possibles il ne se sert que d'un
artifice oratoire, et tous, législateurs et propriétaires qui
ne voulez pas du communisme et n'êtes pas partisans de
cette propriété, vous êtes fatalement amenés à renoncer
à vos maisons, à vos terres, à vos rentes, à condamner
toute sorte de propriétés, car la propriété industrielle, ré-
pétons-nous, est inhérente à tout système social se basant
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PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 311
sur la propriété; le jour où régnera le communisme, dé-
truisez-la; mais en attendant proclamez-la, défendez-la,
car elle est vraie, car elle est juste, car elle est l'avenir !
II
Nous venons de reconnaître qu'il fallait nécessairement
admettre le droit de propriété de l'inventeur sur son inven-
tion, ou qu'il fallait nier que le travail, le capital ou la pos-
session du sol pussent engendrer la propriété.
Maintenant vous venez nous adresser une nouvelle objec-
tion ; vous venez dire :
L'inventeur ôte plutôt qu'il ne donne à la société, car
il n'est jamais seul inventeur; des difficultés insurmontables
se présentent pour rechercher la priorité ; on ne peut jamais
dire à coup sûr : Tel homme a inventé telle chose; ils étaient
dix, ils étaient vingt, ils étaient mille qui avaient prouvé
cela avant lui. II ne fait qu'emprunter à la société, et l'a-
bandon de son invention à la société n'est que le rembour-
sement de cet emprunt. (V. ch. 2.)
Et partant de ce point, vous dites :
« Tant mieux pour celui qui réussit le dernier; mais
a-t-il donc plus de droits que ses prédécesseurs? Pierre,
Paul, Jacques, profitant de cette base, auraient tout aussi
bien pu faire ce qu'il a fait. Il se prétend propriétaire; er-
reur : Que nous importe que ce soit lui qui ait fait cette
invention? un autre l'eût sûrement faite I » (Coquelin.)
« Il n'est devenu inventeur que par accident,» comme dit
Vigarosy.
Évidemment c'est incontestable.
S'il n'était pas né, il ne se fût pas trouvé tel jour dans tel
endroit, dans telle disposition, pensant à telle chose, ayant
lu tel livre; il n'eût rien inventé.
Ceci n'est pas douteux : c'est plus sûr qu'un axiome.
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312 l'inventiur.
Et alors vous pouvez dire avec Legentil :
« Le hasard entre pour beaucoup dans une invention
tout entière; il serait étrange qu'il pût jamais conférer un
droit de propriété. »
Très-bien ; mais je vous demande à mon tour si la pro-
priété foncière, ou la propriété immobilière, n'est pas le
plus souvent le fruit de mille hasards, d'une succession de
circonstances heureuses, mais indépendantes de la volonté
de l'homme, et encore je ne parle pas du plus grand des
hasards, de la naissance.
Allons plus loin : le plus souvent la propriété immobilière
est chose honteuse pour celui qui la possède ; de quels vols,
de quels dois n 'est-elle pas souvent le fruit? N'est-ce pas
avec raison que J.-B. Say dit en parlant d'elle : « Il n'y a
pas un héritage qui ne remonte à une spoliation violente
ou frauduleuse, récente ou ancienne? » Et cependant vous
la reconnaissez, cette propriété; vous en faites le soutien
de l'ordre social actuel; vous criez bien haut contre ceux
qui l'attaquent, et vous n'accorderiez pas le même béné-
fice à la propriété industrielle, qui, bien rarement, a des
origines aussi hasardeuses et aussi malhonnêtes! car, à
moins qu'elle ne soit un vol manifeste, elle est le fruit du
travail et du génie.
Maintenant, autre ressemblance entre l'inventeur et le
propriétaire foncier : le propriétaire d'immeubles ne rend
aucun service à la société, par cela même qu'il possède cet
immeuble; c'est un homme parfaitement inutile; celui
qui exploite le sol est seul producteur, et par conséquent
mérite bien de la société; de même l'homme de génie
qui travaille, mais qui a tous ses travaux précieusement ser-
rés dans un cabinet, d'où il ne les laisse jamais sortir, qui,
égoTstement, s'enferme avec eux et en jouit pour lui-même,
sans jamais les laisser échapper; qui les entasse, comme
l'avare légendaire entasse ses écus dans sa cave, les dérobant
ainsi à la richesse publique.
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE
313
Celui-là n'a droit nullement à la reconnaissance pu-
blique.
La société ne lui doit rien, puisqu'il ne lui rend nul ser-
vice.
En vertu de la loi de réciprocité, de mutualité des ser-
vices, il ne peut lui demander qu'elle lui garantisse aucun
droit.
Par conséquent, il ne suffît pas d'avoir trouvé pour être
propriétaire de son invention ; il faut encore manifester,
appliquer et exploiter. Avant toute chose, l'inventeur doit
produire. On ne mange pas des abstractions. Qu'il s'affirme
donc par ses œuvres!
Cette doctrine commence à être admise par tous les
hommes de progrès qui se sont occupés de cette question.
Les jurys industriels repoussent les vaines curiosités,
'es choses nuageuses et douteuses, les embryons de ma-
chines qui ne servent à rien ; les jurys agricoles demandent
aux propriétaires les bénéfices qu'ils tirent de leur exploita-
tion ; tous veulent de la pratique.
Le procès Rohffs-Segrig a fait enfin admettre dans la
jurisprudence que « le premier qui fait réellement jouir la
société d'un progrès matériel doit être considéré comme le
véritable inventeur. » Pour reconnaître cette vérité, il a
fallu sept années de procédure, trois jugements, quatre ar-
rêts de Cour impériale et deux arrêts de la Cour de cas-
sation.
11 n'y a rien d'étonnant qu'il ait fallu que la jurispru-
dence passât par tant de phases avant de reconnaître cette
vérité, car elle est opposée, il faut le dire, à l'esprit de la loi.
La loi a le tort d'être toute spiritualiste , de n'avoir en-
visagé l'invention qu'au point de vue de l'abstraction et
d'avoir en conséquence exigé la nouveauté absolue.
Comprenez- vous toutes les conséquences de ce principe :
il faut que l'invention n'ait aucune ramification dans le passé
ni dans le présent, qu'elle naisse seule et isolée pour qu'elle
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3M
l'inventeur.
Foit valable, qu'elle sorte, comme Minerve, toute armée du
cerveau de l'inventeur, pour qu'elle soit viable : chose le
plus souvent impossible, puisque toute invention a une tra-
dition. Ex nihilo nihil!
Vous vous effrayez donc à tort de la difficulté de recher-
cher quel est le véritable auteur d'une invention : la loi, telle
qu'elle existe, voudrait disséquerlescerveauides inventeurs
pour y chercher le germe de leur invention, comme Mau-
pertuis voulait disséquer des têtes de patagons pour y voir
la nature de l'âme; or les deux choses étant impossibles,
que la loi cesse donc de courir après une chimère irréali-
sable; qu'elle n'essaye pas de suivre la série des idées; ce
ne sont pas elles qu'elles doivent breveter : une idée? Quid?
— Quelque chose d'immatériel. Vous ne pouvez la saisir
que quand elle est traduite.
Pour le peintre, elle se traduit par le tableau ; pour le
littérateur, par le livre; pour l'inventeur, par la machine.
C'est celle-ci que vous devez breveter; c'est la réalisation
de l'idée et non l'idée.
Tant qu'elle n'est pas formulée, elle n'existe qu'à l'étal
de rêve.
Elle n'est qu'un embryon, et un embryon ne naît pas
viable ; il faut qu'il devienne fœtus.
Aussi est-ce avec raison que M. Dumery dit fort bien :
« Une nation véritablement industrielle considère la
cause ou l'origine comme l'accessoire, et, pour elle, le
principal c'est le résultat palpable, c'est le progrès réalisé,
converti en travail manufacturier. »
Soyons donc franchement matérialiste; ne faisons pas
d'idéologie pour une chose toute matérielle. Quel est le but
do l'industrie? Faire jouir l'homme.
Mettons donc un peu de côté l'idée première , et encou-
rageons surtout celui-là qui, s'en emparant, la matérialise
par l'exécution matérielle. C'est réellement celui-ci qui rend
le plus de services à la société.
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PROPRIÉTÉ INDUSTRIEL LE
315
Sans manifestation, néant. Cette maxime est profondé-
ment vraie. Lisez Coste, Dutens, le Vieux Neuf de M. Ed.
Fournier, le livre de M. Saint-Germain Leduc, et vous
verrez que si on n'admet pas ce principe, il n'y a pas une
invention qu'on ne puisse faire remonter au delà du déluge.
(Voir ch. 2.)
III
La conséquence de ce principe est facile à voir : toutes
les vaines disputes sur l'antériorité et la priorité tombent,
et vous pouvez facilement affirmer que celui-là est proprié-
taire qui manifeste ou exploite.
Avec l'obligation que la loi impose à l'inventeur de ne
faire breveter qu'une invention entièrement nouvelle, nul
inventeur ne peut être en sécurité. Il faudrait que le breveté
eût une érudition immense, qu'il sût toutes les langues,
qu'il connût tous les livres, qu'il n'ignorât rien de ce qui a
été fait avant lui. Évidemment lui demander de pareilles
conditions est folie, et voilà pourtant celles que la loi lui de-
mande. Si on vient en effet à apprendre que, dans un livre
chinois remontant à un millier d'années, son invention est
constatée, son brevet est annulé de droit, son invention
tombe dans le domaine public. C'est atroce, c'est épouvan-
table, mais il en est ainsi. Nul inventeur ne peut jamais
être assuré de la validité de son brevet. Sans aller en Chine,
on peut exhumer à tout moment un article d'un journal
quelconque paraissant à Carpentras ou à Quimper-Co-
rentin, se tirant à 500 exemplaires et n'ayant nul écho, et,
cet article en main, venir lui dire :
— Vous n'êtes pas inventeur ; c'est moi qui le suis, vous
n'êtes qu'un contrefacteur.
Et cela arrive, ce n'est pas une charge que je fais, nous
verrons quelque part l'inventeur être accusé par ses contre-
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31 fi
I." m VENTE ru.
facteurs de contrefaçon, sous prétexte qu'il se servait d'une
idée qu'ils connaissaient, mais qu'ils n 'employaient pas.
Naturellement les juges ne peuvent qu'appliquer la loi, leur
conscience se trouble et ils commettent des iniquités mon-
strueuses.
Aussi était-ce avec raison que le comité de l'Association
des inventeurs et des artistes industriels proposait la rédac-
tion suivante :
« Sont réputées nouvelles toutes les découvertes ou in-
ventions qui n'ont jamais été exploitées commercialement
ou industriellement en France, ou qui ont cessé de l'être
depuis 10 ans. a
Mais la commission désignée pour reviser la loi en 1856
s'empressa de rejeter cette rédaction : « Si peu qu'ait ima-
giné l'inventeur, encore est-il juste qu'il ait imaginé quelque
chose, » dit-elle dans son rapport.
Cela est parfaitement juste, surtout si l'on veut, si l'on
exige la nouveauté absolue; c'est une dérivation du prin-
cipe, mais ce n'est pas une réfutation de l'article proposé
par l'association des inventeurs.
« La seconde raison, dit la commission, c'est qu'il est
difficile de comprendre qu'un individu puisse , par une
simple formalité, retirer du domaine public une invention
qui appartient à tous et qu'il est loisible à chacun d'exécuter
pour en faire l'objet d'une propriété particulière. »
Il est vrai que ce procédé était dans le domaine public,
mais sous quelle forme? si bien caché, si bien enfoui dans
les rayons poudreux d'une bibliothèque, dans les colonnes
d'un journal, que nul ne pensait à le déterrer et à s'en
servir.
11 était dans le domaine public, il était môme connu de
tout le monde; soit, mais si personne ne s'en servait, ne
voyait le parti qu'on pouvait en tirer, ne devient-il donc
pas la propriété de l'homme d'initiative qui l'a pris, l'a
ressuscité et en a fait chose sienne, en lui donnant une
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Propriété industrielle. 317
nouvelle vie? Cet homme n'a-t-ilpas couru des risques dans
cette entreprise? Est-il juste qu'il les supporte seul, tandis
que le bénéfice de ce procédé appartiendra à tous?
« Qu'importe que la description en soit ancienne ou ait
été livrée au public hors de notre territoire î continue le
rapport; elle n'en est pas moins tombée dans ce vaste et
commun réservoir qu'on nomme le domaine public. »
La mer aussi est un vaste et commun réservoir ; mais si
j'y pèche un poisson, ce poisson m'appartiendra.
La commission témoigne ensuite la crainte qu'une foule
de gens, sans aucun mérite personnel, s'approprient les
découvertes des savants et les fassent breveter.
Ce qui lui fait peur m'encourage au contraire. Ou le sa-
vant est inventeur, ou il ne fait que pondre un œuf. Mais
cet œuf il faut le féconder et le oouver : là est le difficile.
Un savant découvre une nouvelle propriété d'un corps
quelconque.
Que fera-t-on de cette propriété? Comment l'utilisera-t-on
au profit de l'humanité? Là est le rôle de l'industriel, de
l'homme pratique; là aussi commencent des difficultés im-
menses et qui souvent sont insurmontables. Il y a bien de
la distance entre la réalisation de l'idée et la conception de
l'idée. Combien j'ai vu de gens qui vous apportent un projet
quelconque, à moitié faitl Si on leur demande et ceci? et
cela?
— Oh! vous arrangerez cela, disent-ils.
11 n'est pas si facile que se l'imaginent ces gens dar~
ranger cela. La réalisation d'une idée n'est pas rien,
quoi que puissent en dire les spiritualistes; et s'ils soutien-
nent que celui qui la réalise est sans mérite personnel, ils
déclarent que Watt, Stephenson, Morse, sont des crétins.
Mais c'est en vain que la loi essaye d'échapper à la vérité
et de s'égarer dans des nuages spiritualistcs ; elle est forcée
de revenir au vrai sens que doit avoir le brevet, en décla-
rant nul celui qui ne porte que sur des principes, méthodes
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l'inventeur
ou systèmes, et en exigeant que la description du brevet
mentionne expressément l'application industrielle qu'il se
propose.
M. Legentil, adversaire fougueux de la propriété indus-
trielle, dit :
a A quoi devra-t-il (l'exploitateur) le privilège? Au ha-
sard peut-être? »
Peut-être, en effet I N'y a-t-il pas toujours un peu de
hasard dans toutes les actions de la vie? Vous avez dit vous-
même que l'inventeur ne devait souvent son invention
qu'au hasard; cet argument ne peut donc avoir dans votre
bouche nulle valeur contre les brevets d'exploitation.
L'homme qui l'obtiendrait serait dans le même cas que
l'inventeur.
Vous dites plus loin :
« Mais si cette découverte avait été connue, on l'aurait
appliquée. Ce n'est pas sûr. Peut-être ne l'a-t-on pas appli-
quée parce qu'on ne croyait pas qu'elle en valût la peine. »
Il était impossible de mieux vous condamner vous-
même. Ah ! vous prétendez qu'il n'a aucun mérite l'homme
qui, retrouvant un procédé que tout le monde néglige, dont
personne ne soupçonne l'utilité, est assez clairvoyant pour
voir dans ce procédé des qualités que personne n'y voit, est
assez hardi pour s'en emparer et s'en servir! Mais c'est une
réinvention qu'il fait 1 La vapeur aussi était dans le domaine
public, mais personne, avant Denis Papin, ne songeait à
s'en servir.
« Si le savant n'a pas le droit de faire breveter le résultat
pratique de ses recherches, personne n'a droit à un brevet,
car aucun brevet n'est mieux mérité. »
Mais il me semble que le droit au brevet existe pour tout
le monde, aussi bien pour le savant que pour l'industriel,
pourvu que le savant ne fasse pas de la science pure; j'avoue
ne pas comprendre cette objection.
Le principe du brevet d'exploitation ou d'application,—
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PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE.
319
appelez-le comme vous voudrez, — est si juste que parfois
on est obligé, en ce moment môme, de faire exception à la
règle imposée par la législation des brevets, et que sous le
nom de privilèges on donne de véritables brevets d'appli-
cation.
Qu'est _ ce, en effet, que le privilège accordé à une com-
pagnie de chemin de fer, à la compagnie de l'Isthme de
Suez, si ce n'est un brevet d'application ayant une durée
de quatre-vingt-dix-neuf ans?
Si nous sommes partisans des brevets d'applications, —
a fortiori le sommes-nous des brevets d'importation.
La loi de 1791 admettait les brevets d'importation :
chaque fois que nous jetons un regard sur les conquêtes
qu'a faites la Révolution et que nous voyons celles que nous
essayons de faire, nous ne pouvons nous empêcher de re-
marquer combien nous avons rétrogradé depuis ce temps.
Maintenant, en tout et partout, nous nous épuisons à de-
mander des progrès qui étaient accomplis il y a plus de
soixante-dix ans.
Naturellement, en 1843, quand il s'agit d'abolir les bre-
vets d'importation, on trouva quantité de bonnes raisons
pour justifier cette disposition de la loi ; les relations sont
plus fréquentes entre les peuples, il est facile de connaître
les découvertes qui se font à l'étranger...
Ici je vous arrête. Facile, dites-vous? facile de savoir tout
ce qui s'est fait dans l'univers entier, quand l'homme le
plus érudit ne connaît pas tout ce qui s'est fait en France
sur le sujet qu'il traite !
Facile! à la condition que le breveté soit technologue,
bibliomane, omniglotte, etc.; qu'il puisse répondre comme
Pic de la Mirandole, de onini re scibili.
Raisonnez donc un peu, et posez-vous cette question,
législateurs :
Est-ce qu'une enquête universelle est praticable pour
le breveté? Est*ce qu'il peut connaître toutes les inven-
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320
l'inventeur
tions qui ont été faites dans toutes les parties du monde?
Et puis quels frais nécessiteraient des recherches de ce
genre ?
Et cependant, sous l'empire de la législation actuelle,
s'il ne les fait pas, un beau jour va se présenter devant lui
un homme, le poing sur la hanche, le sourire railleur, qui
va lui dire en se posant avec aplomb et frisant sa mous-
tache :
— Niais! tu te reposes sur ton brevet, tu ne sais donc pas
qu'on pratique en Chine ta prétendue invention? Oui, elle
a été trouvée sous le règne de Tchou le Grand, il y a cinq
cent quatre-vingt-huit ans. Donc ton brevet est de nulle
valeur !
C'est ridicule à force d'atrocité.
Mais hors cette considération qui est d'une importance
immense et sur laquelle on ne saurait trop revenir, pour
assurer la sécurité à l'inventeur, il faut encore consi-
dérer l'intérêt public qui est attaché à la création des bre-
vets d'importation.
Un exemple : la loi de 1817, faite pour la Belgique et la
Hollande, n'admettait aucun brevet d'importation pour ob-
jets qui eussent pu être apportés par lé commerce, tels que
lampes, briquets, puis pour inventions relatives à l'indus-
trie sucrière, au gaz, à la fabrication des armes, etc. Qu'en
résultait-il? C'est que la Belgique était alors tributaire pour
tous ces objets de la France et de l'Angleterre.
Refuser la protection, c'est empêcher d'importer l'œuvre,
c'est forcer d'aller la chercher au dehors ; si un homme
hardi, voulant rendre un service social, l'importe, il se
ruine; et ce n'est que quand plusieurs ont succombé, après
des désastres et des douleurs immenses, des retards consi-
dérables, que l'on finit par jouir d une chose dontnos voi-
sins usent depuis vingt ans.
Mais rien ne presse! éternelle réponse des gens heureux
et satisfaits qui ne peuvent comprendre l'axiome arglais :
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PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE.
321
Times is moncy, qui ne voient pas le mouvement social, qui
ne sentent pas le progrès et qui croient que le monde est un
marais ; et alors ces grenouilles qui l'habitent, heureuses et
calmes, se contentant parfaitement d'un soliveau pour roi,
disent aux inventeurs étrangers :
« Si vous ne venez pas chez moi implanter votre œuvre,
tant pis pour votre création : elle n'aura pas l'honneur d'être
importée parmi nous. » (Duméry.)
Et, se croisant tranquillement les bras, ces gens attendent;
dix ans, vingt ans, trente ans sont perdus, des millions et
des millions sont soustraits à la richesse publique ; qu'im-
porte?
Mais nos adversaires s'écrient : Les voyages d'exploration
de nos savants, de nos industriels, de nos marins, doivent
nous ouvrir le vaste domaine de l'industrie étrangère; il
n'est pas juste que quelques gens en fassent leur profit en
l'exploitant.
Une distinction : Je fais un voyage d'exploration, je sup-
pose, d'histoire naturelle au frais de l'État. Les collections,
les notions, les documents tenant à cette branche des con-
naissances humaines, lui appartiennent évidemment. Mais
les études que je fais en dehors du but de mon voyage sont
à moi et je peux en faire mon profit à mon retour. A fortiori,
si moi, industriel, j'entreprends un voyage à mes frais, si
dans ce voyage, par exemple, je découvre dans une hutte
de trappeur américain un procédé industriel, un re-
mède, etc., entièrement ignoré dans l'ancien monde,
doit-il être ma propriété si je l'importe en France?
Enfin, les bénéfices que nos marins ou nos savants pour-
raient retirer de ces importations à leur retour, s'ils avaient
la propriété des découvertes industrielles qu'ils auraient pu
faire dans le cours de leurs voyages, seraient un puissant
moyen d'encouragement qui les engagerait à poursuivre cer-
taines études dont ils ne se préoccupent nullement dans
l'état actuel des choses.
21
322
l'inventeur.
Mais on invoque contre les brevets d'importation un sen-
timent de sollicitude pour les inventeurs étrangers.
Ce sentiment fort louable honore les législateurs de 1813,
mais il y a moyen de le concilier fort simplement avec ce
que nous proposons.
Accordons un délai à l'inventeur étranger; favorisons-le,
parfaitement. Quant à la longueur du délai , je ne m'en
occupe pas. C'est une question spéciale et ce sont les
principes de la propriété industrielle que je m'attache à
établir.
Nous répétons : ce délai accordé, il est nécessaire de créer
des brevets d'importation, ou du moins de les comprendre
dans la définition du brevet, en n'exigeant plus la nouveauté
pour lui.
Si, comme certains légitimistes, je parlais sans cesse de
mon pays de France, aflichant un patriotisme qu'ils n'ont
pas dans le cœur ; si j'étais chauvin, je dirais :
La prospérité de notre pays est intéressée h la création de
ces brevets; en les refusant, vous empêchez l'introduction
en France de richesses nouvelles que se créent les autre?
nations, vous devenez leurs tributaires pour tout un genre
de produits, vous vous traînez à leur remorque au lieu de
marcher de front avec elles.
IV
Nous venons de réfuter l'objection qu'invoquent nos ad-
versaires, se basant sur les difficultés de connaître le véri-
table inventeur.
Voici une autre objection qu'ils nous opposent contre la
propriété industrielle ;
« Voyez les divers caractères essentiels de la propriété,
disent-ils, et vous verrez que vous ne pouvez attribuer
aucun d'eux h l'invention. Que répondrez-vous, par exem-
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P KO TRI ÉTÉ INDUSTRIELLE.
3^3
pie, à cet argument : la propriété est exclusive de sa
nature. »
Eh bien! et la propriété de l'inventeur, ne l'est-elle pas ?
Vous dites : Voilà un champ que j'exploite seul. Il m'ap-
partient bien en propre. Sa propriété est exclusive ; voilà
une vraie propriété ; et vous niez qu'il en soit de même pour
une invention.
Personne ne prend votre champ ; c'est vrai ; vous l'ex-
ploitez seul et comme vous l'entendez; c'est vrai.
Mais grâce à qui? au garde champêtre qui vous la pro-
tège, cette propriété ! Sans lui, est-ce que je ne pourrais
pas, si j étais le plus fort, vous forcer de la partager avec
moi ou de l'exploiter en commun?
Mais vous n'admettez pas cet argument; vous répondez
par la bouche de Philippe Dupin : « A l'inverse des choses
matérielles que la propriété rencontre dans la main d'un
seul (la propriété intellectuelle) demeure entière pour cha-
cun, quoique partagée entre un grand nombre; elle est
comme l'air que tous respirent, comme la lumière qui luit
pour tous. »
J'avoue ne pas bien saisir le sens de cette objection : la
propriété intellectuelle n'est pas le moins du monde indi-
vise comme l'air; elle n'est pas impalpable comme la lu-
mière : sa première condition est de se traduire par le livre
ou la machine ; or livre et machine sont deux objets par-
faitement visibles et palpables.
M. Barthélémy avouait bien s dans son rapport sur le
projet de loi relatif aux brevets d'invention présenté en
1843, que « rien n'est plus intimement uni à l'homme que
sa pensée, » mais il ajoutait : « Il faut la protéger, » et il
en arrivait à cette conclusion :
« N'est-il pas juste que l'inventeur, en retour de cette
protection que lui donne la société, lui abandonne son in-
vention au bout de quinze ans ? »
Singulière prétention, en vérité 1 Dans notre heureuse
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'S2\
L'INVENTEUR.
civilisation toute de paix, de concorde et d'honnêteté, je
reconnais, il est vrai, qu'il faut que vous protégiez mon in-
vention, n'ayant pas la naïveté de croire que tout le monde
sera assez honnête pour me laisser en jouir tranquil-
lement.
Mais, en le faisant, vous ne faites que remplir le devoir
qui vous est imposé à l'égard de tout citoyen ; je vous paye,
je vous abandonne un certain revenu chaque année pour
que vous protégiez ma vie et mes biens.
Et moi inventeur, qui ne vous demande que le droit
commun, la protection donnée à mon œuvre, à l'œuvre de
ma chair et de mon sang, vous me mettez hors de ce droit
commun. Vous me donnez, il est vrai, une certaine pro-
tection, — et quelle protection 1 aussi limitée, aussi étroite,
aussi parcimonieuse que possible, que vous me faites payer
au delà de toute proportion, et en retour vous exigez que je
vous donne mon bien, vous vous en emparez brutalement,
vous m'en dépouillez sans vergogne ; et vous osez soutenir
que cela est juste I et vous ajoutez dérisoirementque je suis
bien heureux de vous trouver, que vous êtes grands et gé-
néreux à mon égard I
Je suis si heureux de vous trouver, en effet, que, chaque
fois que je puis m'en dispenser, je ne prends pas de brevet.
Mais j'oubliais une chose, une toute petite chose, en ré-
clamant le droit commun pour moi : c'est que vous ne re-
connaissez pas que la propriété industrielle soit une pro-
priété comme toutes les autres.
Vous dites en effet : « La propriété de l'inventeur est
une propriété sut generis. »
Mais par ces mots n'avouez-vous pas que l'invention est
une propriété ? Elle est sut gcncris y parbleu I Toute pro-
priété n'est-elle pas sui generis? n'y a-t-il pas une certaine
différence entre le meuble et l'immeuble? Une action de la
Banque resserable-t-elle à un fonds de terre?
Vous dites encore : « Un des caractères de la propriété
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PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE.
325
est le pouvoir qu'elle donne au propriétaire d'en user et
d'en abuser. »
Et qui donc alors est plus propriétaire que l'inventeur?
Cette œuvre qu'il crée, ne peut-il pas l'anéantir? Ne peut-il
la garder secrète? Môme en l'exploitant, ne peut-il pas déro-
ber ses principes à tous les regards et les emporter avec lui
dans la tombe? N'est-il pas le maître de la transporter où
il veut?
Enfin vous ne voulez pas admettre ces arguments ; vous
niez mon droit de propriété, à moi inventeur ; eh bien, à
votre aise! J'ai inventé une machine qui doit augmenter
la richesse sociale d'un produit de 40 ou 50 millions par
an ; vous, consommateurs, vous en retirerez un bénéfice
immense. Vous ne voulez pas partager ce bénéfice avec
moi; vous voulez le garder tout entier pour vous, et vous
m'envoyez, moi son créateur, mourir sur quelque grabat...
Gomme vous voudrez I Je garderai mon invention pour
moi ; elle me suivra dans la tombé ; vous n'en profiterez
pas. J'ai voulu vous faire riche et vous voulez me laisser
pauvre; eh bien, je ne vous enrichirai pas! Vous ne voulez
pas remplir à mon égard la loi de réciprocité; à mon tou
je ne veux pas vous être utile; c'est mon droit!
Qu'avez-vous à répondre à ces paroles; il ne vous reste
plus qu'une ressource : c'est d'avoir un tortionnaire, une
roue, un chevalet, des coins, de l'huile bouillante, du plomb
fondu, et de m'arracher mon secret parla question; c'est
de créer une inquisition de l'intelligence!
V
Ce n'est pas assez de nier la propriété des inventeurs, de
ne leur accorder qu'une protection factice, fictive en quelque
sorte, et de la leur faire payer un prix exorbitant; il y a
des hommes qui vont jusqu'à dire que l'inventeur n'a au-
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320
l'inventeur.
cune espèce de droits sur son œuvre, et qui, en conséquence,
ne veulent lui assurer, pour aucun laps de temps et en
aucun cas, sa jouissance exclusive.
Cette théorie a formé une nombreuse école en Angle-
terre, ayant lord Granville pour chef.
Sous sa direction, en 1851, fut faite une enquête dans
laquelle MM. Gubitt, Brunei, Ricardo, le colonel Reid,
Fairrie, uaffineur de sucre, Haie, fabricant de bougies
stéariques, Mercier, se prononcèrent contre les patentes.
Sur quoi se sont-ils basés pour nier tout droit à l'inven-
teur? — Ils se sont bien gardés d'examiner les principes;
ils n'ont nullement discuté le droit de l'inventeur; ils n'ont
traité que des questions subséquentes, manière fort commode
de procéder. Lord Granville présente par exemple cet argu-
ment, comme ayant une force invincible :
« Les lois des patentes donnent un stimulant factice à de
prétendus inventeurs et les empêchent de s'occuper d'un
travail qui serait plus iftile pour eux et pour le public. »
Et, plein de sollicitude pour ces prétendus inventeurs,
lord Granville immole au besoin de les protéger malgré eux,
contre leur folie, les droits des vrais inventeurs. Pour les
ramener dans une bonne voie, les faire retourner à leur
meule, les arrêter dans leurs élans inconsidérés, il crie :—
Supprimons les patentes !
Ce n'est pas tout : ils vont encore plus loin, ces lords et
ces gros négociants.
Ils soutiennent qu'il est de l'intérêt de l'inventeur de
n'avoir pas de droits, « Sans lois de patentes, disent-ils, il
ne serait pas privé de récompense. » Le patron est là; et
l'ouvrier qui ferait une invention trouverait des avantages
suffisants à la lui donner.
Voici un tendre exemple de cette mansuétude, de cette
bienveillance du patron pour l'ouvrier inventeur, et cet
exemple est pris à l'Angleterre.
Bramah ne peut rendre d'un usage pratique sa presse
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PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE.
327
hydraulique. Maudslay y ajoute le collier en cuir ambouti
et supprime la difficulté contre laquelle tous les efforts de
Bramah venaient se briser. Gomment celui-ci récompense-
t-il l'intelligent ouvrier qui lui a été d'un si grand secours,
non-seulement pour cette invention, mais encore pour celle
de ses serrures de sûreté? Je vais vous le dire; quand, forcé
par des charges de famille, Maudslay demande à Bramah
de lui augmenter ses appointements qui étaient de trente
shillings par semaine, celui-ci lui refuse brutalement cette
augmentation.
Vous voyez que ces avantages tant promis par lord
Granville consistent tout simplement à retirer les marrons
du feu et à les voir croquer par un autre.
Je n'en admire pas moins profondément cette mansué-
tude du noble lord pour l'inventeur : Ouvrier, tu entends?
aie confiance dans ton patron : regarde-le comme ta pro-
vidence; abandonne-toi complètement à lui; laisse-le jouir
de tes droits ; ne crains rien, tu trouveras ta récompense
dans ce noble désintéressement, à moins que le jour où tu
viendras lui dire : « Je n'ai pas de pain dans le ventre, »
il ne te réponde, comme jadis un honnête fabricant de Lyon :
« Nous y fourrerons des baïonnettes. » Ces choses-là ne se
réfutent pas, en vérité.
Mais, nous dites-vous, la plupart de ces hommes qui ont
condamné les patentes, ce sont des hommes pratiques, des
fabricants!
Et n'est-ce pas précisément cette qualité qui doit faire
accepter avec réserve leur témoignage? Ce sont des hommes
qui exploitent des inventions et ce ne sont pas des inven-
teurs, ce sont des hommes qui ont intérêt à pouvoir s'em-
parer d'une invention, sans rien payer; à pouvoir dépouiller
l'inventeur pauvre, sans lui donner aucune redevance. Une
idée pareille devait naître chez une aristocratie d'argent
comme l'aristocratie anglaise; ils ont peur, tous ces hommes
riches mais sans initiative, de se voir dépasser en fortune
328
L'INYENTECR
et en influence par des hommes aujourd'hui prolétaires que
leur génie peut rendre demain millionnaires. Et pour les
empêcher de gravir les degrés de l'échelle sociale, aveuglés
par l'orgueil et par l'intérêt, ils oublient que l'Angleterre
doit sa supériorité industrielle à sa loi de 1623, qui, la pre-
mière, en proclamant les droits de l'inventeur, encouragea
ses ouvriers et attira à elle les hommes énergiques qui ne
trouvaient ni droit ni protection dans leur pays I Ils ou-
blient que seules sont privées d'inventions les nations qui
ne protègent pas les inventeurs 1
Autres objections contre les brevets :
En voici une très-sérieuse :
Tout s'enchaîne : tant que dans l'industrie vous ne ren-
drez pas chacun responsable de ses œuvres, comme par
l'amendement Tinguy dans la presse, en exigeant que la
signature du producteur soit appliquée sur tous ses pro-
duits, le breveté étant le seul producteur connu, son brevet
lui est nuisible.
Les intermédiaires, tous ces gens qui tripotent en volant
en même temps le producteur et le consommateur qu'ils
isolent l'un de l'autre, lui refusent leur concours, tâchent
de l'étouffer, parce qu'une fois l'entreprise lancée, le bre-
veté sera connu et qu'alors, comme on s'adressera directe-
ment à lui, eux ne trouveront rien à gagner.
Aussi ne me contenterai- je pas de désirer avec M. Vo-
lowski des marques de fabrique facultatives : c'est une me-
sure transitoire et partielle; et ces mesures transitoires et
partielles ne signifient rien. Je réclame donc pour nous la
marque de fabrique obligatoire qu'ont les Chinois et que
M. Paixhans a demandée vainement à la Chambre des dé-
putés.
Nos adversaires mettent encore en avant une objection
qui peut tenter au premier abord, quoiqu'elle ne porte pas
sur le fond de la question :
« Est-ce qu'on ne peut jouir d'une invention qu'en l'ex-'
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PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE.
329
ploitant seul? Quand les inventions retomberaient dans le do-
maine public à la suite de l'expiration des brevets, personne
n'en jouirait donc plus? il n'y aurait donc plus d'exploita-
tion profitable? »
Il y a une bien grande différence entre une invention
qui tombe dans le domaine public et une invention qui
naît; la première a déjà fait ses preuves ; on a eu le temps
de Tétudier; on connaît la meilleure manière de l'exploiter.
En est-il donc de même de la seconde ? Celle-ci n'est-elle
pas si hasardeuse que toujours les capitalistes reculent de-
vant l'entreprise de son exploitation?
« Lui-même peut encore continuer à faire des bénéfices
à côté de ses concurrents. »
Certainement, parce qu'il y a quinze ans qu'il exploite
cette invention, parce qu'il est installé, qu'il a des relations,
des débouchés ; qu'il l'a fait accepter au consommateur et
qu'il a un roulement d'affaires.
Encore une objection bien grosse qu'on vous présente
avec fracas.
Je découvre une merveille qui doit être un bienfait im-
mense pour l'humanité. Je prends un brevet, je le monopo-
lise à mon profit ; n'est-ce pas atroce? En agissant ainsi,
est-ce que je ne fais pas preuve d'un monstrueux égoïsme?
Aussi quand Jakson et Morton ont pris un brevet pour
l 'éthérisation, quelles clameurs on a poussées contre eux!
Jakson en fut tellement ému qu'il refusa de toucher sa part
de bénéfices.
Il eut tort, je le déclare hautement. Il serait plaisant, en
vérité, que plus la découverte serait belle, moins elle devrait
rapporter de bénéfices à l'inventeur I II serait le bienfaiteur
de l'humanité, et il ne devrait rien exiger d'elle en retour !
S'il osait dire timidement qu'elle a contracté une dette
envers lui, il serait honni et bafoué ! S'il osait demander
qu'on la lui payât, il entendrait crier haro sur lui l
En partant de ce principe, auraient seuls le droit de ré-
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:j:io
l'inventeur
clamer les bénéfices d'une invention les inventeurs de
jouets d'enfants ou babioles du môme genre; les autres se-
raient des gens horribles s'ils en faisaient autant.
Voilà Jakson qui fait une des plus belles découvertes que
l'homme peut espérer de faire, et parce que lui et Morton
veulent en tirer parti pour eux-mêmes tout en en dotant le
monde, M. Louis Figuier s'écrie avec indignation : « Ainsi
il ne consentait à affranchir de la douleur que ceux qui au-
raient le moyen de payer le privilège. »
Eh non! il ne s'agit pas de cela. On n'a jamais trouvé
mauvais qu'un médecin se fit payer. Jakson découvre l'éthe-
risation ; il ne demande pas que les malheureux qui ont à
se faire couper une jambe payent le privilège de se faire
endormir; mais il demande, en prenant un brevet, que les
associations de médecins ou les gouvernements lui achètent
sa découverte pour la répandre dans le monde ; il pouvait,
il devait garder son brevet jusqu'à ce que tous les pays du
monde vinssent lui dire :
— Vous avez trouvé un bienfait social. Vous devez en
doter le monde, mais vous en serez payé, autant que faire
se peut, en proportion de sa grandeur.
Et comme il n'y a pas d'estimation possible d'une pa-
reille découverte, tous les gouvernements du monde, appe-
lant à eux la générosité publique et saignant un peu leur
budget, pour réparer autant que possible les maux qu'il
cause en consacrant des millions à l'entretien de leurs ar-
mées, devaient lui donner une somme proportionnée à la
population de leur pays.
L'inventeur ainsi était légitimement exproprié et non in-
justement dépouillé; s'il arrachait tant de malheureux à
d'atroces douleurs, il n'était pas condamné à n'en retirer
nul bénéfice pour lui-môme.
II est vrai que Proudhon dit :
« L'homme supérieur se doit tout entier à la société dans
laquelle il n'est pas, il ne peut rien. Il sait qu'en le traitant
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PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE.
comme le dernier de ses membres, la société est quitte
envers lui. »
Fort bien pour ceux qui ont assez de dévouement pour se
consacrer à l'humanité par simple amour pour elle. Mais de
ce dévouement faut-il faire une loi?
Eh quoi 1 vous appelez libre une association dans laquelle
l'inégalité des capacités est injustice ou vol, si elle amène
l'inégalité de salaire.
Et vous dites qu'elle est libre cette association : belle li-
berté en vérité qui m'empêchera, moi homme fort, de ga-
gner plus qu'un homme faible ; qui ordonnera que moi
homme de génie, qui apporterai mille ressources à l'asso-
ciation, je ne sois pas traité autrement qu'un idiot, ôtre
non-seulement improductif, mais encore à charge à l'asso-
ciation !
Et vous croyez que moi j'aurai assez de dévouement pour
ne pas essayer de tirer parti de ma force et de mon génie 1
Ce serait trop de désintéressement en vérité. S'il me semble
bon de le faire, laissez-moi agir ainsi, à mon gré ; mais ne
m'y forcez pas, ou votre association n'est que le plus ter-
rible de tous les esclavages : l'esclavage des énergies I
Mais pourquoi réfuter ainsi ces paroles de Proudhon;
quand lui-même, dans son œuvre la plus fortement pensée
et la plus fortement écrite, ayant bien compris Terreur dans
laquelle il était tombé, va jusqu'à dire dans sa réfutation
des communistes :
« Gomment des écrivains à qui la langue économique est
familière oublient-ils que supériorité de talents est syno-
nyme de supériorité de besoins ; que, bien loin d'attendre
des personnalités vigoureuses quelque chose de plus que
du vulgaire, la société doit constamment veiller à ce qu'elles
ne reçoivent plus qu'elles ne rendent?...
« Supposer que le travailleur de haute capacité pourra se
contenter en faveur des petits, de moitié de son salaire,
fournir gratuitement ses services et produire, comme dit le
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332 L'INVENTEUR.
peuple, pour le roi de Prusse, c'est-à-dire pour cette abstrac-
tion qui se nomme la société, le souverain, ou mes frères,
c'est fonder la société sur un sentiment, je ne dis pas inac-
cessible à l'homme, mais qui, érigé systématiquement en
principe, n'est qu'une fausse vertu, une hypocrisie dange-
reuse. . .
« Dévouement ! je nie le dévouement ; c'est du mysti-
cisme. Parle-moi de doit et avoir, seul critérium à mes
yeux du juste et de l'injuste, du bien et du mai dans la
société. A chacun suivant ses œuvres d'abord! »
« A chacun suivant ses œuvres, » répète Proudhon après
Saint-Simon. Là est la loi de justice, là est la loi du progrès.
Vous essayerez en vain d'en substituer une autre, vous
n'y parviendrez pas; vous n'arriverez qu'à paralyser les
forces, à engourdir les intelligences, à arrêter tout essor, à
plonger l'homme dans une indifférence semblable à celle du
Turc, de l'Indien, du lazzarone, qui, sûrs de trouver de
quoi manger, ne bougent plus dès qu'ils ont quelques cen-
times en poche.
C'est en vain que M. Cabet dira : « Celui que son génie
rend plus utile, n'est-il pas assez récompensé par la satis-
faction qu'il en éprouve? »
L'homme est égoïste; s'il aime à travailler, il aime à
jouir. De plus, il est un animal remplissant toutes les fonc-
tions de la bôte ; il mange.
C'est en vain que Vigarosy dit aussi :
« L'inventeur n'a-t-il pas pour lui le charme de la pa-
ternité ? »
C'est en vain qu'il propose, pour le récompenser, de
créer un ordre de mérite avec de petites médailles de pre-
mière, de deuxième et de troisième classes.
Charme et médailles ne remplacent pas plus la jouissauce
d'un droit qu'ils ne remplacent un bifteck.
Je comprends la délicatesse de ce bon Vigarosy qui ne
veut pas matérialiser l'invention (c'est lui-môme qui sou-
Digitized by Google
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 333
ligne ce mot), en lui permettant de nourrir son auteur.
Cependant je crois qu'il ne vivait pas plus de paternité et
de vanité que les amoureux ne vivent d'amour et d'eau
fraîche.
Mais, nous dit-on encore : « J'invente un procédé agricole;
ce procédé, tout le monde l'imite et je ne puis empêcher
personne de l'imiter. Bien mieux, l'administration excite
tout le monde à le faire. Les journaux publient mon inven-
tion, et pourtant cette concurrence peut me nuire. »
Eh bien, qu'est-ce que cela prouve? que, si le procédé
agricole ne peut pas être breveté, — ce qui n'est pas prouvé,
— il y a une lacune dans la loi, qu'il devrait pouvoir l'être,
qu'il est une propriété comme toute autre invention, qu'on
doit pouvoir vendre le droit de l'imiter.
— Mais des procédés agricoles sont brevetés dans les
Romagnes, et cependant l'agriculture y est dans le plus
piteux état.
Soit : je n'examine pas les causes qui peuvent arrêter ses
progrès.
Mais il y a une réponse bien simple à faire à cette objec-
tion : Quels sont les pays où l'industrie est le moins déve-
loppée? Ce sont ceux dans lesquels il n'existe pas de brevets !
VI
Mais voici une bien grosse , bien lourde , bien grande,
bien effrayante objection !
Nous vous accordons le droit de propriété que possède
l'inventeur sur son œuvre, soit; mais pouvons-nous le lais-
ser toujours en jouir?
« Il nciaut pas qu'en France on enchaîne, dit le conseil
d'État, par le monopole ce qui partout ailleurs, serait libre
de cette entrave. »
Et M. Lafond de Saint-Miir disait cette année : « Décréter
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L'INVENTEUR.
la perpétuité de la propriété intellectuelle, tandis que les
autres peuples ne l'admettent pas, serait faire un métier
de dupes. Attendons du moins que l'Europe se conver-
tisse ! »
Voilà bien les timides et les poltrons qui admettent les
principes, mais reculent devant les conséquences, ce qu'a
fait, il faut le dire, l'Assemblée nationale elle-même en 1791 .
Elle avait préféré être en contradiction avec elle-môme plu-
tôt que de supprimer la déclaration du droit. Ceux-ci,
n'ayant pas ce courage, veulent être logiques et, par peur
des conséquences, ils condamnent les principes. Quanta
moi, je suis de ceux qui disent : Périssent nos colonies plu-
tôt qu'un principe 1 On avance pour justifier l'expropria-
tion violente faite à l'inventeur au bout de quinze ans de
jolies raisons dans le genre de celle-ci, que contenait le rap-
port de la commission sur le projet de loi des droits d'au-
teur, présenté dans la séance du 13 mars 1841 : « Que veut
la société ? Ne pas dépouiller, mais jouir. »
Et alors comme il faut que la société jouisse, vous ferez
comme M. Bonjean un magnifique éloge de l'inventeur;
vous vous apitoyerezsur son sort; mais vous conclurez que
le brevet ne doit pas durer plus de quinze ans.
C'est encore pour ce motif que M. Nogent-Saint-Laurent
s'écriait :
« 11 y a, en effet, dans la conscience quelque chose qui dit
qu'il faudrait faire pour l'inventeur ce qu'on fait pour
l'homme de lettres... Mais il y a une différence profonde
au point de vue des conséquences. Un livre a une utilité
relativement grande; mais une invention, une machine, qui
fait avancer une science, une industrie, c'est bien différent !
l'utilité est bien plus considérable ! »
Comme l'utilité est bien plus considérable, comme l'in-
venteur rend bien plus de services à la société, et comme la
société doit jouir, il faut dépouiller complètement l'inven-
teur du fruit de son œuvre, et, bien loin de prolonger la du-
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PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE.
rée de son brevet, dans l'intérêt social, il faut môme le sup-
primer! Puissante logique réellement! plus un homme
sera utile, moins il aura le droit d'exiger un fort salaire. Que
ne dites-vous plutôt tout de suite : L'idiot qui ne sert à rien
recevra de la société cent mille francs par an, l'homme de
génie ne recevra pas un sou? Et on ose présenter, en termes
pompeux, de semblables sottises au Corps législatif du
peuple le plus éclairé du monde, répète ce Corps législatif
tous les jours. Heureusement qu'il nous est permis de dis-
cuter ses opinions et ses actes, tout en les subissant.
Eh bien, suivez ce système, supprimez le brevet et at-
tendez le résultat : vous arriverez a celui où parviennent
tous les peuples qui ne l'admettent pas dans leur législation;
vous n'aurez plus besoin de brevets parce que vous n'aurez
plus d'inventeurs. Nous avons vu dans l'introduction ce
qu'était le brevet sous l'ancien régime, et combien il y
avait d'inventeurs. La Russie octroie une sorte de pri-
vilège facultatif et n'a pas de brevet. Jamais il ne s'y com-
met une invention ; la Suisse, la Sicile, la Grèce, la Tur-
quie, la Perse, l'Inde, l'Amérique du Sud, ne connaissent
ni brevets ni inventions. En Hanovre et en Saxe le brevet
d'invention existe, mais pour cinq ans seulement. Ces deux
pays ne voient pas éclore plus d'inventions que les autres. —
Rappelez-vous ces paroles de M. Dumery : « Le brevet c'est
la lumière, c'est le progrès ; et la lumière et le progrès n'ont
jamais été et ne seront jamais des entraves » ; et celles-ci de
M, Oscar Comettant : « Le brevet, une entrave ! mais s'il
en était ainsi, plus un pays serait affranchi de concessions
accordées aux inventeurs, plus il verrait son industrie pros-
pérer, ses manufactures s'agrandir, ses hommes de génie se
multiplier. En est-il ainsi? »
Or nous venons de voir que c'est précisément le contraire
qui arrive.
Au reste, le monopole que le brevet crée n'est pas si ef-
frayant que vous voulez bien le dire.
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336
l'inventeur.
Voici ce que dit M. Charles Laboulaye, qui cependant e»t
plus opposé que tout autre au monopole :
« Non-seulement le monopole est juste qui consiste
exclusivement à rendre le producteur propriétaire de son
œuvre, mais encore il est favorable à la production de la
richesse considérée d'une manière générale, tout en satis-
faisant à cette condition de justice, que le produit du travail
va trouver celui qui l'a mérité; » et ailleurs il ajoute:
« Considérons Watt venant d'inventer sa machine à vapeur,
offrant à toutes les fabriques de remplacer par sa machine,
avec un immense avantage, les manèges qui les faisaient
mouvoir. Il réalise ainsi une immense fortune. En quoi la
société aurait-elle à se plaindre d'un résultat en rapport
avec les services qui lui ont été rendus et dont l'éclat en-
couragera les efforts trop souvent infructueux de milliers de
travailleurs, comme la gloire militaire, le bâton de maré-
chal d'un seul excite la gloire d'une armée. Ce qu'il faut
nier et combattre ce sont les monopoles dus à d'autres
causes que la supériorité, engendrés par des privilèges op-
pressifs, contre lesquels ne peuvent lutter l'intelligence et
la capacité. »
Oui, respectons le monopole qui naît du travail et de l'in-
telligence, comme la chose la plus sacrée qui soit au
monde.
Guerre, au contraire, guerre jusqu'à ce que mort s'en
suive, guerre et par tous les moyens à tous les privilèges
achetés à force de bassesses ou à prix d'argent, au détriment
des droits de l'homme utile.
Rappelons-nous la lutte de Jakson contre la vaste orga-
nisation de la banque des États-Unis et soyons prêts à la
recommencer chaque fois que l'occasion s'en présentera.
Elle est sainte cette guerre, et tout homme de cœur doit lever
sa bannière et parcourir le monde la croix d'une main et
l'épéc de l'autre, comme Pierre l'Ermite.
La croix 1 svmbolc du martyre de l'homme utile; la
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PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE.
337
croix î le plus beau pilori qu'ait élevé la barbarie contre la
civilisation ; la croix I que Glaize a placée entre la coupe de
Socrate et les fers de Colomb! Mais respect au monopole
créé par l'inventeur I
« Un grand nombre d'industries se créeraient et devien-
draient l'apanage de quelques-uns. » Non, elles devien-
draient l'apanage d'un grand nombre d'hommes.
Ce monopole relatif donnerait plus de certitude et moins
de crises à l'ouvrier, il augmenterait le travail et la con-
fiance, quoique je ne sois pas, comme Jobard, ennemi de la
concurrence et que je ne croie pas que le monopole l'ar-
rête.
Du reste, tranquillisez-vous sur les dangers du monopole
de l'inventeur. Je ne veux même pas ici vous faire valoir
les avantages que pourrait en retirer l'industrie, vous rap-
peler que sans les brevets on ne ferait pas l'article Pa-
ris, etc., etc. Je dis avec M. Frédéric Thomas :« Qu'on fasse
ceci et cela, peu nous importe, pourvu qu'on arrive à la
même destination : la pérennité industrielle. »
Et quand ce monopole devrait exister, n'ayez pas peur de
l'aristocratie qu'il pourrait créer ; assez longtemps a régné
l'aristocratie du nom, de l'argent et du sabre ; il est bien
temps enfin qu'apparaisse l'aristocratie du génie. Il ne sera
pas à plaindre le peuple qui aura celle-là à sa tête.
■
VII
Continuons l'étude des objections de détail qui , le prin-
cipe ne pouvant être détruit, se bornent à attaquer son ap-
plication. Que de gens ne veulent même pas discuter ce
principe, mais, se basant sur des considérations ultérieures,
vous présentent comme un argument sans réplique cette
phrase : L'inventeur n'est pas apte à perfectionner son in-
vention.
22
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338
l'inyesteur.
Je l'admets, soit, je ne vous chicanerai pas sur si peu de
chose ; je passe outre et je vous dis à mon tour que la re-
connaissance de la propriété industrielle n'empêchera pas
le moins du monde les hommes ayant des perfectionne-
ments étrangers à apporter à une invention, de les exploi-
ter et d'en profiter.
Nul ne peut, en effet, empêcher de perfectionner sa dé-
couverte ; vous ne voulez pas conclure un traité avec moi,
très-bien, fabriquez vos machines ; je vous les achèterai et
j'y appliquerai mon perfectionnement; bien plus même, je
vous achète simplement le droit de faire votre machine, le
même prix que si vous me la vendiez toute faite ; vous avez
trop d avantage pour que vous puissiez refuser ce marché,
et moi je la construis comme je l'entends. C'est ce dernier
moyen que les compagnies de chemins de fer emploient pour
se servir de l'injecteur Giffard.
Ceci n'est donc pas une difficulté. Je n'admets pas qu'il
puisse être interdit à tout homme étranger à l'invention
d'y apporter des perfectionnements; ce serait arrêter tout
progrès. Évidemment il y a une certaine différence entre
la première locomotive Stephenson et les locomotives
Crampton et Erikson. De plus, sans aller plus loin, de tout
petits perfectionnements à peine visibles sont parfois fort
importants; j en citerai un exemple emprunté au métier de
vitrier. Au commencement de ce siècle encore, le diamant
dont on se sert pour couper le verre était placé dans un
petit cercle conique en fer. Un ouvrier ne parvenait à être
sûr de son trait, avec cet instrument, qu'environ au bout
de sept ans de pratique, et après avoir perdu quantité de
verre. « Ceci tenait à la difficulté de trouver l'angle précis
sous lequel le diamant coupe et de le guider sur le verre
suivant l'inclinaison convenable, une fois cet angle trouvé.»
Maintenant il n'en est plus ainsi : « le diamant est fixé dans
une petite pièce carrée de cuivre, une de ses arêtes étant
à peu près parallèle à l'un des côtés du carré. Un ou-
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PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE.
vrier exercé tient cette arête de diamant serrée contre une
règle et essaye ainsi, en usant chaque fois à la lime, le côté
de la monture en cuivre jusqu'à ce qu'il ait trouvé que le
diamant forme un trait net sur le verre; alors le diamant et
la monture sont fixés par une petite tige semblable à un
porte-crayon au moyen d'un anneau qui permet un petit
mouvement angulaire. De cette manière le premier venu
peut appliquer de suite l'arête taillante à son angle conve-
nable, pourvu qu'il tienne le côté de la monture en cuivre
pressé contre la règle (i). »
Vous le voyez, voilà un bien petit perfectionnement,
presque imperceptible, et cependant voilà sept ans de la vie
d'un homme et des montagnes de verre économisés.
Eh bien l il en est de même partout. Par conséquent, je ne
crierai pas comme certains auteurs, et entre autres M. Cor-
bin, contre les monstres de perfectionneurs, j'admets avec
lui qu'il faut protéger l'inventeur pendant les premiers
temps qu'il a pris son brevet ; évidemment il faut lui laisser
cet avautage, c'est de toute justice : mille petites améliora-
tions de détail peuvent lui venir ù l'idée en expérimentant
et en appliquant son invention. Elles doivent lui appartenir;
il ne faut pas qu'un homme habile puisse venir, immédiate-
ment après la publication de son œuvre, apporter des modi-
fications faciles avoir et que l'inventeur verra parfaitement
lui-même, que son intérêt le poussera à faire le plus tôt pos-
sible ; mais un délai d'un an ou de deux ans écoulés, le per-
fectionneur doit pouvoir se présenter et améliorer à son tour.
VIII
Vos folles terreurs feraient sourire si elles n'avaient de
si fatales conséquences; mais comme vous avez peur du mo-
{{) Encyc. Mod. Pierre Leroux et Jean Reynaud.
310
L'INVENTEUR.
nopole, ô législateurs timorés ; comme vous vous en faites un
monstre devant lequel vous reculez avec épouvante ; comme
vous le regardez comme une sorte de boite de Pandore d'où
doivent sortir tous les maux, vous le combattez en mainte-
nant, contre toute justice et toute rai-on, ce fatal terme de
quinze ans ; vous vous en tenez à cette limite imposée par
la déclaration du roi de 17G2, et en un siècle vous n'avez
pus encore osé la doubler.
Chose étrange môme et qui prouve la difficulté avec la-
quelle une vérité pénètre dans le monde, des hommes comme
MM. Breulier etDesnos-Gardissal, qui revendiquent le droit
de propriété pour l'inventeur, n'admettent pas qu'on lui
délivre un titre perpétuel; ils trouvent qu'une pareille pré-
tention serait excessive et déraisonnable , quelle mène à
l impossible y et cependant, illogisme! ils admettent cette
perpétuité pour la propriété littéraire et artistique. Nous
qui aimons les principes tranchés, nous soutenons au con-
traire la pérennité de la propriété industrielle. Doubler ce
terme de quinze ans, ce serait encore prendre une mesure
fausse, transitoire, et tout ce qui est transitoire passe, le
nom l'indique. Mais revenons à ce terme de quinze ans fixé
par les législateurs à la durée du brevet. Qu'en résulte-t-il?
C'est que plus l'invention est grande, plus les maux de l'in-
venteur sont grands !
Quinze ans, savez-vous ce que c'est pour le progrès d'une
idée, vous qui avez dit à l'homme : Tu dois créer et exploiter
en ce temps une œuvre que, jusqu'à ce jour, après des mil-
lions d'années, nul n'avait encore créée? Et vous voulez,
vous, exiger que cet homme puisse enfanter sa découverte
et l'exploiter dans ce laps de temps I
Répondez si vous le pouvez aux questions que \ous
adresse M. 0. Comettant :
« Dites-moi, combien, quinze ans après l'invention de
Philippe de Girard, nous avions d'usines à lin? combien
nous avions de chaudières tubulaires après quinze ans de
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 341
la prise du brevet par Dallery? combien nous avions de ba-
teaux à vapeur, quinze ans après que Fulton eut découvert
les bateaux à vapeur ?
« Combien nous avions de bateaux à hélice quinze ans
après l'invention de Sauvage?
« Combien on comptait de kilomètres de chemins de fer
quinze ans après la pose des premiers rails en France?
« Quel était le résultat obtenu par l'immortel Watt lui-
même quinze ans après la prise de son brevet?
« Il était à ce point négatif que le gouvernement, pour ré-
compenser l'inventeur, dut à deux reprises différentes pro-
longer la durée de son brevet. »
Et Howe, l'inventeur de la machine à coudre, il prend
un brevet en 1846 ; en 4833, il ne lui rapportait pas de
quoi payer ses frais. Et l'ingénieur Descroizilles, quel bé-
néfice a-t-il retiré de ses procédés volumétriques? et Cellier
Blumenthal, de l'invention de la distillation continue? et
Ebelmen, de son invention du chauffage par l'oxyde de
carbone?
L'Angleterre sent si bien l'insuffisance du terme de qua-
torze ans fixé pour l'expiration du brevet, qu'une des dis-
positions de la loi de 183o autorise la prolongation des pa-
tentes au delà de cette limite.
Il en était de môme aux États-Unis, d'après l'article 5 de
la loi de i836. La patente pouvait avoir une prolongation
de sept ans, à la volonté du conseil des patentes.
Enfin, en France, notre loi autorise aussi cette prolonga-
tion, mais par l'intervention du Corps législatif; elle a été
appliquée deux fois : à Sax et au docteur Boucherie.
Ces dispositions sont profondément injustes, puisqu'elles
créent des inégalités entre les brevetés, mais elles montrent
que les législateurs ont été effrayés eux-mêmes par le peu
de durée qu'ils avaient imposée au brevet ; seulement, au
lieu de trancher la difficulté par la racine, ils ont cherché
un palliatif, et ils sont arrivés à créer une iniquité, pour
342
l'inventeur.
corriger la loi. Toujours : similia similibus! guérir vice
par vice, injustice par injustice.
Ce qu'il y a d'atroce dans le terme de quinze ans que
vous assignez au brevet, c'est que non-seulement l'inven-
teur n'a pas le temps d'exploiter son invention de manière
à rembourser ses peines et ses dépenses, mais c'est qu'en-
core ce terme l'empoche de trouver les capitaux nécessaires
pour exploiter son invention. Qui ira risquer son argent
dans une entreprise aussi hasardeuse que toutes celles de ce
genre, quand, à peine installé, la loi viendra le priver de son
droit et le jeter en pâture à tous les vautours qui se le par-
tageront! Que de fabriques au bout de quinze ans n'ont
pu encore parvenir à rembourser le capital qui a été
dépensé pour leur installation ! Pourquoi a-t-on donné au
propriétaire de la mine une concession perpétuelle? C'est
afin qu'il puisse trouver les capitaux nécessaires pour
l'exploiter 1 Et on veut que l'inventeur, venant apporter
une chose nouvelle, inconnue, que l'on n'acceptera pas
sans résistance; qui n'a pas de clientèle, qui peut-être
n'en aura qu'au bout d'un très-long laps de temps, quand
des expériences multipliées auront acquis une assez grande
notoriété à son invention; qui doit tout créer, qui doit fa-
çonner des ouvriers, les former, leur donner l'habitude de
ce nouveau genre de travail auquel il les soumet et devant
lequel ils sont toujours rétifs; qui doit encore tâtonner
et hésiter dans le choix des matériaux, dans leur mode
d'emploi, etc., etc.. toutes choses que connaît parfaite-
ment le moindre inventeur, mais que nos législateurs ne
connaissent pas, parce qu'ils fréquentent plus les salons
que les usines; — on veut, dis-je, que cet inventeur ob-
tienne, dans cet espace de quinze ans, des bénéfices suffi-
sants pour le récompenser de ses efTorts et de son œuvre 1
Aussi est-ce en vain qu'il cherche des capitaux; il se voit
repoussé par tous ceux qui les possèdent, quoique trouvant
peut-être son invention bonne et destinée à rapporter de
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PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE.
343
beaux bénéfices, s'ils pouvaient l'exploiter exclusivement
pendant trente, quarante ou cinquante ans, et non pendant
quinze ans.
Aussi que d'inventeurs à partager le sort de Garcel 1
Carcel, n'ayant qu'un brevet de dix ans, ne pouvant trou-
ver des capitaux pour l'exploiter, était réduità confectionner
sa lampe pièce à pièce « comme un horloger de province
fabrique au prix de 60 francs une montre que Genève et
Neufcbâtel peuvent livrer à 20 francs. »
Il mourut dans la misère !
On invoque encore cet argument, on dit : A quoi bon
prolonger la durée des brevets, puisque tous n'arrivent pas
à leur terme ?
D'après les statistiques il résulte que sur 2,035 brevets
pris en 1844-45, il n'en restait que 248 en 1854, c'est-à-
dire, dix ans après, que sur 2,048 brevets pris en 1846,
189 restaient seulement en 1854.
Mais ce n'est pas un argument à invoquer, car quelle est
la cause qui constitue l'abandon de ces brevets? Elle est fa-
cile à montrer.
• C'est le prix énorme de la taxe que beaucoup d'inven-
teurs ne peuvent payer.
Et puis il y a des inventions qui ne sont faites que pour
un moment, les inventions qui concernent les modes, par
exemple, la fabrication des ressorts en acier ou de la cou-
leur Solfcrino; puis il y en a d'autres qui ne sont pas nées
viables. Heureux ceux qui inventent des babioles, fantaisies,
affaires de modes, choses fugitives, sans importance réelle
dans le grand mouvement de l'humanité ! Ils font leur for-
tune, comme les inventeurs des objets que la fantaisie du
beau sexe a mis en vogue, tels que ceux que nous venons de
citer ; ils lèguent môme leur nom à leur œuvre, plus heu-
reux que Colomb. Praslin a légué son nom aux pralines,
Bucking a légué le sien à ses harengs fumés, et Charles-
Quint, en 1556, vint de Middlebourg à Zievled en Zélande,
>
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'Mi l'inventeur.
tout exprès pour voir sa tombe. Heureux ces hommes I C'est
à leur avantage qu'est faite la loi ; c'est pour eux que tourne
la roue de la fortune ; c'est à eux que les honneurs sont
rendus !
ÏX
Mais nos adversaires ont encore peur; ils ne peuvent
ni ne veulent ôtre rassurés par toutes ces raisons. La
considération que l'intérêt môme des inventeurs les empê-
chera de mettre au progrès les barrières qu'ils redoutent,
ne les fait pas revenir de leur effroi, et ils continuent
toujours à crier : Prenez garde au monopole ! que nous op-
poserez-vous contre ces apanages perpétuels qui nous me-
nacent? Quel est le remède que vous apporterez au danger
d'une aristocratie de génie, il est vrai, mais qui deviendra
une aristocratie d'argent, plus terrible encore que celle qui
s'est élevée en 1830?
Vous voulez un remède radical, un remède qui arrête ia
maladie dans son germe, tue le monstre à sa naissance :
vous en avez un bien simple et bien facile à appliquer. Et
pour composer ce remède, vous n'avez nullement besoin de
passer au creuset de votre législation les injustices, les ty-
rannies, les compromis, les demi-mesures, les demi-satis-
factions, toutes ces choses avec lesquelles non-seulement on
ne parvient qu'à composer une drogue affreuse d'aspect et
de goût, mais encore avec lesquelles on ne compose qu'un
poison qui paralyse toutes les forces, qui jette dans l'orga-
nisme un de ces principes délétères qui, pénétrant dans la
circulation, amènent la consomption. Le remède que je vous
propose est simple; cette simplicité môme est une garantie
de bonté, il est facile à appliquer ; il n'exige aucune de ces
mille précautions qui sont autant d'entraves et dont l'oubli
peut amener de graves accidents ; il est enfin connu; depuis
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rROPRÎKTÉ INDUSTRIELLE. 345
longtemps on en fait usage; en ce moment on l'applique sur
la plus large échelle. Il repose sur le principe le plus juste
et le plus sacré de tous : l'intérêt public; sans lui on ne pour-
rait pas créer une ligne de chemin de fer, aligner une rue,
ouvrir un port, construire un monument. En même temps
il ne lèse pas l'intérêt privé. Il le ménage en faisant cepen-
dant passer l'autre avant lui. Quel est ce moyen? C'est le
couteau sur lequel s'appuie le fléau de la balance dans les
plateaux de laquelle sont ces deux intérêts opposés : c'est
en un mot l'expropriation pour cause d'utilité publique!
Vous le voyez, ce moyen ne détruit en rien le droit de
propriété que possède l'inventeur sur son œuvre, tout en
sauvegardant Jes intérêts de la société; il le consacre même,
puisqu'il ne peut s'appliquer qu'à une propriété.
Mais je veux l'expropriation pour la propriété industrielle
telle qu'elle existe maintenant pour la propriété immobi-
lière; telle que l'a consacré l'article 17 de la déclaration des
3 et 14 septembre 1791 : « La propriété étant un droit in-
violable et sacré, nul ne peut en être privé si ce n'est lorsque
la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidem-
ment, et sous la condition d'une juste et préalable indem-
nité. »
Elle ne doit différer absolument que par quelques points
de pratique qui n'ont nul rapport entre eux. En dehors de ces
divergences, ces deux expropriations doivent être semblables
ou plutôt ne faire qu'une seule chose, de même que la pro-
priété immobilière, la propriété mobilière, la propriété ar-
tistique, la propriété littéraire, ne forment qu'un seul et
même droit.
Aussi suis-je bien éloigné de dire avec MM. Breulicr et
Desnos-Gardissal :
« Que les modes d'expropriation, de la fixation du quan-
tum et de la nature de l'indemnité, étant excessivement
\ariés et dépendant des différentes natures des propriétés,
des temps et des lieux, on peut reconnaître un de ces modes
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346
l'inventeur.
d'expropriation et d'évaluation dans les restrictions analo-
gues à celles apportées, dans le régime actuel, contre les
perfection neurs au profit de l'inventeur. »
Quoi ! dirai-je à ces messieurs, vous reconnaissez que le
droit que possède l'inventeur sur son œuvre est un droit de
propriété ; vous voulez que le brevet soit une consécration
de ce droit et non plus un privilège ou une concession, et
après avoir posé ces principes, vous venez les renier main-
tenant ; vous dites que la perpétuité de la propriété ne peut
exister pour l'invention, tout en avouant qu'elle peut exister
pour l'œuvre littéraire; et vous proposez, quoi? une amé-
lioration de la législation actuelle, mais non pas un change-
ment; effrayés des conséquences du principe que vous avez
posé, vous vous arrêtez tout à coup, vous hésitez et, au lieu
d'aller en avant et de proclamer hautement que la propriété
de l'inventeur ne peut être expropriée que comme la pro-
priété immobilière, avec indemnité et toutes les garanties
qui sont attachées à ce mode d'expropriation, vous reculez
et vous dites avec les hommes qui ont fait la loi de 4843, et
les conservateurs et les partisans du statu quo : « En échange
do la protection que la société donne à l'inventeur, il est
juste qu'il lui abandonne son œuvre au bout d'un certain
temps. »
Cette conclusion ne m'étonne pas; M. Breulier est avocat,
M. Breulier est habitué à se préoccuper des petits rouages
de la législation; il veut présenter avant tout un projet pra-
tique et il a peur des difficultés que peut rencontrer l'appli-
cation des principes qu'il a posés.
Ne retombons pas dans ce défaut qui a tant fait de mal à
notre législation, qui a paralysé en partie les efforts du Con-
grès de Bruxelles et répétons hautement au législateur cette
vieille devise :
Fay ce que doibs, advienne que pourra.
M. Corbin a proposé un autre système :
« Au bout de dix ans l'invention tombe dans le domaine
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PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE
347
public, et dans le cours des dix années qui suivront l'inven-
teur pourra demander une indemnité d'expropriation à
l'Etat. »
Cette mesure vaut mieux que celle proposée par M. Breu-
lier, du moins elle reconnaît plus formellement le droit de
l'inventeur ; si son œuvre tombe dans le domaine public,
par le fait seul du temps, il ne perd pas tout droit sur elle,
il peut demander à l'État une indemnité.
Mais cette mesure n'est encore qu'une demi-mesure, ce
n'est pas une mesure radicale.
L'invention tombe encore forcément dans le domaine pu-
blic; une fois qu'elle est devenue la propriété de tous, l'in-
venteur peut demander une indemnité d'expropriation.
M. Corbin ne s^st donc pas aperçu qu'il y a contradiction
dans les termes du système qu'il a proposé, car on ne
peut exproprier une chose qui est devenue la propriété de
tous par le fait seul du temps? A quoi bon, je vous le de-
mande? Et puis comment l'inventeur pourr.a-t-il réclamer
son droit? Vous savez que ledomainè public lâche difficile-
ment ce qu'il tient ; je n'ai pas besoin de vous citer le procès
qui traîne depuis tant d'années à propos des terrains con-
cédés dans la baie du Mont-Saint-Michel. Or s'il commen-
çait par prendre l'œuvre, que répondrait-il à l'inventeur qui
viendrait la lui réclamer? il répondrait : Nous possédons 1
Et quel recours pourrait avoir l'inventeur contre lui? Ne
serait-il pas forcé de lui abandonner une œuvre qui ne lui
appartient déjà plus, parce que dix ans se sont écoulés? Il y
aurait, il est vrai, un jury d'expropriation; — tout ce que
vous voudrez, mais pourquoi ce jury accorderait-il une forte
indemnité à l'inventeur? Il n'a pas besoin de prendre son
œuvre; il l'a, elle est à lui, et les jurés, en hommes de bon
sens, penseront qu'on paye toujours assez cher ce qu'on
possède déjà.
L'inventeur donc, par cela môme qu'au bout de dix ans
il n'est plus propri Haire de son invention, ne peut être ex-
un
I/INVENTKUR.
proprié, la somme que vous lui donnez n'est plus le prix de
son œuvre, c'est une gratification, une récompense; or pri-
vilèges, concessions , récompenses, gratifications, s'entre-
valent, ce ne sont pas eux que doit apporter une invention
à son auteur; ce qu'elle doit lui apporter, c'est son produit,
et tant que la législation ne lui garantira pas ce résultat,
elle sera injuste et aura besoin d'être réformée.
Je m'étonne encore que M. Jobard, le créateur du mo-
nautopote, un des premiers et des plus acharnés défenseurs
de la propriété industrielle, lui ait assigné, dans son projet
de loi sur les brevets d'invention, fait pour la Belgique, un
terme de quatre-vingt-dix-neuf ans.
Certes c'était un terme plus long que ceux fixés jusqu'à
ce jour, c'était un terme qui garantissait à l'inventeur tout
le profit qu'il pourrait tirer de son invention, car avec la
rapidité dont marche ce siècle de vapeur et d'électricité, il
est probable qu'une invention au bout de quatre-vingt-dix-
neuf ans est à, peu près remplacée par ses filles. C'était
uu ternie beaucoup plus favorable que celui qu'assigne
M. Corbin, quoiqu'il essaye de pallier le défaut que présente
son peu de durée par l'indemnité que peut réclamer i in-
venteur après son expiration, mais c'était un terme fixe et
par cela même il doit être condamné. Une chose indéfinie
par essence ne peut avoir de limites fixes, tracées d'avance.
On ne met pas de bornes à l'infini, on ne dit pas à l'éter-
nité : Tu t'arrêteras là et tu n'iras pas plus loin.
Voici encore deux genres d'expropriation que je cite
simplement.
L'un regarde la propriété littéraire. M. Hetzel propose
que les œuv res de l'auteur tombent dans le domaine public,
mais dans le domaine public payant, à la charge de chaque
éditeur de payer tant pour cent au propriétaire.
Il pourrait en être facilement de même pour les inven-
tions : vous faites un exemplaire de ma machine, donnez
tant.
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PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE.
3*9
La Société des auteurs dramatiques impose aux théâtres
une rétribution pour les pièces tombées dans le domaine
public, de môme que pour les pièces des auteurs vivants.
Elle verse ce produit dans sa caisse, et quand un descendant
de la famille d'un auteur est dans une situation pénible,
dont la souffrance est aggravée par l'éclat même du nom
qu'il porte, la commission des auteurs dramatiques lui
fournit, comme une sorte de restitution, le denier qu'elle a
récolté sur le produit même de l'œuvre.
Vient encore le système de M. Émile de Girardin.
M. Émile de Girardin partisan des choses absolues et ra-
dicules, voulant avant tout qu'on pose des principes et qu'on
s'y conforme, dit :
« Je n'admets pas, je ne veux pas admettre de différence
entre la propriété industrielle, la propriété scientifique, la
propriété littéraire, la propriété artistique ou toute autre
propriété. »
Son système a donc le grand avantage de s'appliquer à
toutes les propriétés; ce système est la préemption.
Voici ce qu'il entend par la préemption :
« L'incontestable stimulant du travail, c'est la possession
incontestée de ses fruits, sous la seule réserve à qui ne les
détient pas, de ne pouvoir se les approprier qu'après paye-
ment préalable de leur valeur vénale, authentiquement
constatée.
« De là le droit de préemption universel. Qu'est-ce que la
préemption?... C'est le droit d'expropriation pour cause
d'utilité publique, individualisé et universalisé; c'est Je droit
de l'État souverain transporté aux mômes conditions et par
les mêmes considérations, à l'individu souverain ; c'est enfln
le droit individuel d'expropriation pour cause d'utilité pu-
blique. »
Je n'ai pas en ce moment à discuter le principe de la
préemption ; mais comme il s'applique à tous les genres de
propriété, comme le jour où il sera appliqué, il placera la
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3o0
l'inventeur.
propriété de l'inventeur dans le droit commun, c'est le plus
juste, le plus rationnel des divers moyens présentés pour
concilier l'intérêt de la société et l'intérêt de l'inventeur.
II y a une considération qui a fait reculer certains auteurs
devant la faculté de l'expropriation laissée à l'État, aux
compagnies, aux particuliers, d'exproprier une invention.
— Qui nous dit, ont allégué ces auteurs, qu'un inventeur
ne pourra pas garder son secret et par conséquent se dé-
rober par là à la charge de l'expropriation?
Cet argument est juste, mais il ne semble pas avoir des
bases bien solides, et le danger qu'il prévoit ne doit pas nous
inspirer des craintes bien sérieuses.
Il est impossible à bien des inventeurs de conserver leur
secrcl, il n'y a guère de mécanisme que l'on puisse sous-
traire à la connaissance du public, ce ne seraient guère
que des secrets de chimie qui pussent être ainsi dérobés,
procLdés industriels ou remèdes; et encore l'inventeur
n'aura-t-il pas sans cesse à craindre qu'un jour un .cher-
cheur ne découvre ce qu'il veut cacher? et alors ce chercheur
pourrait parfaitement jouir de ce secret que l'autre aurait
voulu conserver.
Enfin si l'inventeur ne voulait pas le divulguer, il y au-
rait un moyen bien simple de l'y contraindre : lui défendre,
— je le dis hautement, quoique je ne sois guère partisan du
mot ni de la chose qu'il représente, — de l'exploiter.
Mais du res(e ne craignons pas qu'on soit souvent obligé
d'en arriver à une pareille rigueur; l'intérêt même de l'in-
venteur le poussera à divulguer lui-même ce secret de peur
qu'un autre s'en empare.
Mais, dit-on encore, n'y aurait-il pas un danger pour
l'inventeur en laissant ce droit à l'État? Qui vous dit qu'un
jour ne paraîtra pas un fonctionnaire quelconque possédé
de la môme rage d'expropriation que le préfet actuel de la
Seine? et alors quel danger pour les inventeurs ! Autant
vaudrait conserver le système existant en ce moment ! L in*
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PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE.
33 i
vcnteur serait sans cesse exposé à se voir privé du jour au
lendemain de son œuvre.
Soit, mais au moins il n'en serait plus privé, comme au-
jourd'hui, par la loi, sans avoir en retour nulle compensa-
lion; son intérêt personnel ne serait plus complètement im-
molé à l'intérêt général; s'il subissait les charges du droit
commun, il jouirait de ses avantages; c'est ce droit que
nous ne cessons de réclamer pour lui.
X
Proclamons donc la pérennité delà propriété industrielle,
qu'elle soit l'égale de toutes les autres propriétés. Disons
hautement :
La propriété industrielle, la propriété foncière, la pro-
priété mobilière, la propriété artistique, ne forment qu'un
?>eul et même droit avant des modes divers.
Le temps de justice est arrivé; ne laissons pas'plus long-
temps les choses dans l'état où elles sont aujourd'hui ; abro-
geons cette législation bâtarde qui nous régit; changeons
complètement la nature du brevet, proclamons dans notre
Cude que la propriété industrielle est une propriété ; effa-
rons à jamais de ses colonnes le mot privilège, rayons aussi
celui de concession. Qu'est-ce qu'une concession? Ne crée-
t— elle pas un privilège, un monopole aussi avec tous ses
abus et de la part de ceux qui l'obtiennent et de la part de
ceux qui l'accordent ?
L'autorité qui octroie une concession , selon son bon
plaisir, d'après l'ancienne formule royale, ne se donne-
t-elle pas le droit, par cela môme qu'elle accorde une con-
cession, de la retirer quand elle veut, d'en fixer les condi-
tions, l'élcndue, la durée selon son bon plaisir ; d'élever le
chiffre de la taxe au taux qu'elle voudra?
Mais il est vrai que nous avons réglé cela ; les concessions
352
L INVENTEUR.
ou pri\iié^es donné» aux inventeurs ont une taie, une
durée, des cas de nullité et de déchéance prévus par la loi.
Nous sommes bien remonté» jusqu'à l'ancien régime pour
fabriquer celte loi de 1844 ; mais au lieu de donner les pri-
vilèges à tort et à travers, plus au crédit qu'au mérite, plus
aux sollicitations qu'au travail, nous les donnons à tous ceux
qui ont le moyen de payer la taxe et qui apportent une
œuvre nouvelle.
Décidément tout est pour lemieux dans le meilleur des
mondes possibles, comme dit l'éternel Pangloss, et nous
sommes dans un grand siècle un grand peuple.
Il y a des gens qui viennent nous dire : — Vous voyez
les merveilles qu'a faites l'industrie depuis la révolution.
Donc le régime actuel est suffisant, il est môme bon I
Ces gens me crispent les nerfs; et ne regardez donc pas,
malheureux, ce qu'on a fait; regardez ce qu'on aurait dû
faire. Et alors quand vous verrez quelle immense somme
de force a été perdue, vous ne serez plus si optimistes;
vous ne voterez plus en faveur du statu quo; vous ne ferez
plus à l'iuventeur une concession ; vous ne lui accorderez
plus un privilège, vous lui reconnaîtrez un droit.
Vite! vite! crie Victor Hugo.
Qu'il a bien raison de crier ainsi .
Vous est-il arrivé quelquefois, après avoir passé en revue
tout ce que devrait, tout ce que pourrait faire l'homme, de
jeter un regard sur ce qu'il a fait?
Et alors en voyant le néant de ses productions, en voyant le
temps qu'il perd, les richesses qu'il ne daigne pas ramasser,
les forces qu'il n'emploie pas, n'avez-vous pas senti la
sueur vous perler sur le front, une sorte de vertige vous
siisir ?
Étrange inconséquence des hommes qui ont sans cesse
peur des principes, qui ne veulent dire ni blanc ni noir, ni
oui ni non ; qui craignent de porter une cocarde, d'afdcher
une opinion ; qui veulent ménager la chèvre et le chou, les
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PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE.
353
légitimistes et les républicains, allier la révolution au catho-
licisme, ménager le droit des inventeurs et le droit de la
société, ne pas dépouiller mais jouir. Ils disent que l'in-
vention n'est pas une propriété, mais ils cherchent tous les
moyens possibles pour la rendre propriété pendant quinze
ans.
Seulement, au delà de ce terme, elle n'existe plus : ce sont
des utopistes ceux-là qui veulent le prolonger, ce sont même
quelque peu des ennemis du bien public, puisqu'ils veulent
protéger l'inventeur aux dépens des droits de la société.
Ils sont magnifiques vraiment : ils donnent des privilèges,
ils en font des lois; ils les règlent à ce point que Jobard a pu
dire d'eux : « Les anciens privilèges étaient de véritables
privilèges, les nôtres sont de véritables droits, mais ils lais-
sent subsister le mot de la chose. »
Les législateurs ont eu certainement l'intention d'ac-
corder un droit à l'inventeur, mais un droit de quinze
ans, soumis à toutes les entraves, à une taxe écrasante,
à de nombreux cas de nullité, à la déchéance, à mille
mesures tortionnaires, parce que ces privilèges, tout droits
qu'ils aient la prétention d'être, ne sont que des privilèges.
Détruisons les privilèges! c'est mon delenda Carthagol
Car le privilège paralyse l'industrie, les forces de l'in-
venteur, l'exploitation de ses inventions; le privilège blesse
tous les intérêts et n'en protège aucun ; il laisse pendantes
toutes les questions et n'en tranche aucune.
Nos législateurs de la loi de 1814 auraient bien dû relire
un peu les considérants de l'Assemblée nationale qui pré-
cèdent son décret du 7 janvier 1791 :
« Considérant que toute idée nouvelle dont la manifesta-
tion ou le développement peut devenir utile à la société,
appartient primitivement à celui qui l'a conçue, et que et
serait attaquer les droits de l homme dans leur essence que
de ne pas regarder une découverte industrielle comme la
propriété de son auteur. »
S3
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354
l'iwvbktkur.
Pais, après avoir parlé des maux qui étaient résultés de
l'ancien état de choses, l'Assemblée nationale ajoute :
« Considérant enfin que tous les principes de justice,
d'ordre public et d'intérêt national lui commandent impé-
rieusement de fixer désormais l'opinion des citoyens fran-
çais sur ce genre de propriété, par une loi qui la consacre
et la protège, décrète... w
C'est que les législateurs de notre révolution ne reculaient
pas devant la proclamation des principes ; voulant fonder
une nouvelle société, ils l'appuyaient sur une forte base ; et
comme il n'y a de fort, comme il n'y a de solide que les
principes, ils les enfonçaient dans le sol, pour servir de
fondement à tout l'édifice social.
Depuis la révolution, il n'en est plus ainsi. ^L'Empire, so-
ciété fausse et qui reculait devant les vérités absolues, s'est
bien gardé de proclamer la propriété intellectuelle dans son
Code, parce que ses créateurs ont le plus souvent louvoyé,
pris des biais; c'est ce qui explique le manque d'unité de
nos lois, défaut que sont encore venus aggraver les di-
vers gouvernements qui se sont succédé et dont l'es-
prit contradictoire devait engendrer des lois contradic-
toires.
De plus tous les gouvernements sentaient qu'ils ne repo-
saient pas sur une base immuable et solide. Ils comprenaient
qu'ils n'étaient que des pis-aller que la société subissait,
mais n'admettait pas et qu'elle jetterait d'un coup d'épaule
à terre, des qu'elle serait lasse de les supporter.
Us voyaient qu'ils étaient en contradiction avec le droit
moderne, proclamé par la révolution; ils comprenaient
qu'ils n'étaient que le gouvernement du moment, mais
qu'ils n'avaient pas d'avenir.
Aussi, au lieu d'essayer de fonder une législation durable,
reposant sur des principes concordants, d'essayer de lui im-
primer l'unité, ils fabriquaient des lois pour le cas présent.
Au lieu de regarder dans l'avenir, ils ne voyaient qu'à
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PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE.
333
leurs pieds. Myopes, ils prenaient leur horizon pour les
bornes du monde.
Je cite ici un aveu que faisait M. Renouard dans son
Traité des droits d auteur :
« C'est parce qu'on se laisse aller à éluder la discussion des
principes fondamentaux que les questions restent confuses,
que les lois rédigoes comme au hasard et sans une pensée
d'ensemble se prêtent à toutes les argumentations, que la
jurisprudence flotte sans boussole. » Malheureusement
M. Renouard a été un peu entaché de ce vice ; il a aussi, lui,
sacriûé les principes à la pratique du moment. Bien que
peut-être aussi entaché du même défaut, Lamartine disait :
« Le législateur proclame rarement des principes ab-
solus ; surtout quand ce sont des vérités nouvelles, il pro-
clame des applications relatives, pratiques. »
La loi sur les droits des héritiers des auteurs vient encore
de le prouver. La discussion du principe de la propriété
intellectuelle a été écartée ; le projet de loi n'a été présenté
que comme a un compromis, une trêve sous les armes. »
Il ne nie ni n'affirme le droit naturel, le droit primordial, il
ne s'en occupe pas. Si nous voulons que notre législation
soit réellement sérieuse, homogène, juste , en rapport avec
nos idées, cessons de pratiquer ce malheureux système ; ne
faisons pas des lois d'un jour, faisons des lois d un siècle ;
donnons des bases à l'édifice et ne le bâtissons pas à fleur de
terre, sans nous donner la peine de l'asseoir sur aucune
fondation.
Malheureusement tant que seront à la tête du pouvoir
des hommes qui n'admettent le droit moderne qu'avec
toutes sortes de petites restrictions, nous aurons bien de la
peine à obtenir une législation telle que nous la demandons ;
nous obtiendrons peut-être par-ci par-là, par surprise,
quelques lois telles que nous les desirons, mais ce sera un
escamotage ; nous ne les prendrons qu'en profitant d'un
moment de sommeil des députés du gouvernement; et en-
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l'inventeub.
corc nous les aurons tout étranglées, torturées, amincies,
diminuées par leurs laminoirs.
Voyez donc ce que sont les gens du juste milieu :
Je vous ai cité tout h l'heure l'opinion de M. Renouard;
eh bien, M. Renouard, partisan des principes en législation,
se garde bien de proclamer le principe de la propriété in-
dustrielle dans son ouvrage sur les inventeurs. Bien plus
même, il reproche à Boufflers d'avoir repoussé le terme de
privilège que l'on donnait sous l'ancien régime à la protec-
tion accordée à l'inventeur, et d'avoir proclamé que l'inven-
teur avait un droit, un droit de propriété sur son œuvre;
et non-seulement M. Renouard dit qu'il a eu tort de sou-
tenir cette thèse, mais encore il insinue que Boufflers
s'apercevait parfaitement que la protection qu'il proposait
de donner à l'inventeur n'était qu'un privilège!
0 les contradictions des hommes qui, partant d'un point,
ont peur de suivre la ligne droite, voyant sans cesse au bout
un précipice, comme Pascal voyait un gouffre à ses pieds, et
qui, en proie à cette hallucination, mais n'osant revenir en
arrière, cherchent des haltes h droite et à gauche de la vraie
route où ils puissent s'arrêter pour se dispenser d'arriver
au but qui leur fait peur.
C'est ce qui est arrivé aux rapporteurs de la loi de 1844 ;
certainement tous avaient d'excellentes intentions; ils vou-
laient protéger l'inventeur; mais l'enfer est pavé de bonnes
intentions et, avec la meilleure volonté du monde, ils ne
sont arrivés qu'à faire une loi effroyable. Il ne faut pas leur
en vouloir, ils étaient timides.
C'est toujours l'histoire de Leibnitz :
Leibnitz argumentait bien contre la torture. Cette bar-
barie le révoltait certes. Il eût voulu sa suppression. Mais
cependant, se disait-il, je ne sais comment on pourrait s'en
passer, c'est un mal nécessaire. Il faut le garder.
Et on garde de même le brevet actuel en dépit du bon
sens et du droit. Et même ce petit pays qui est auprès de
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PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 357
nous, qui parle notre langue et qui, sous tant de rapports,
nous devance, dans sa loi du 24 mai 18oi qui est la plus
libérale qui ait encore paru, n'a pas osé s'affranchir com-
plètement des préjugés qui existent encore. Cette loi n'est
encore qu'un simple compromis, le brevet n'est qu'un privi-
lège un peu plus favorable qu'il ne l'est dans les autres pays,
mais n'est qu'un privilège.
Quand donc pourrons-nous nous affranchir de « ce système
bâtard qui entrave le progrès industriel et n'enrichit per-
sonne? » (H. Castille.)
Qui entrave le progrès industriel : oui certes, dirai-je
avec M. H. Castille. Je l'ai déjà assez prouvé.
« Qui n'enrichit personne, » ajoute-t-il. Ici je me sépare de
lui. Oui, la loi sur les brevets actuels enrichit quelqu'un;
mais ce quelqu'un n'est pas l'inventeur; ce n'est pas le
créateur de l'œuvre qui en profite, lui n'a aucun espoir à
en attendre; il ne doit jamais compter sur les profits qu'elle
pourra lui rapporter. Ceux qu'elle enrichit, ce sont les ri-
ches spéculateurs qui ont le moyen de se passer une fan-
taisie de quelques milliers de francs et qui achètent alors
son invention à l'inventeur aux abois; ce sont les loups-
cerviers à la piste de tous les malheureux égarés dans les
sentiers difficiles de cette plaine aride qu'on appelle l'inven-
tion et qu'ils dévorent dès qu'ils les voient las et découragés.
Voilà ceux que notre loi enrichit, ceux à qui elle profite ;
mais quanta l'inventeur, il n'a rien à attendre d'elle.
« Parmi les poôtes et les artistes, parmi ce peuple à part
qui crée ou, si vous voulez, qui combine, la classe la plus
incomprise, la plus durement traitée par la loi est celle des
inventeurs. Anomalie singulière si l'on daigne considérer
que de tous les producteurs intellectuels , ce sont ceux de
l'invention qui facilitent, sur la plus large échelle, la géné-
ration des produits matériels. »
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358
l'inventeur.
XI
Nous allons passer en revue les diverses tortures inven-
tées par les législateurs de 1843 contre les inventeurs. Ils
eussent voulu étouffer 1 invention, paralyser son germe,
décourager tout homme assez audacieux pour se risquer
dans cette voie périlleuse, qu'ils eussent eu de la peine à
mieux faire. Et cependant ce n'est pas leur faute; ils
croyaient lui être très-favorables, lui donner toutes les sau-
vegardes possibles, lui créer un petit Eldorado, à l'aide de
son brevet, dans lequel il eût Glé des jours d'or et de soie.
Mais partant de leur malheureux point qu'il faut a ne pas
dépouiller mais faire jouir; que le brevet n'est qu'un privi-
lège; que l'inventeur n'a pas un droit de propriété sur son
œuvre, » ils sont arrivés à des conséquences rigoureuse-
ment nécessaires de leur principe; et alors le principe étant
injuste, les conséquences ont été injustes.
D'abord prenons la première : les cas de nullité et de
déchéance des brevets.
Savez-vous au milieu de combien d'écueils est forcé de
naviguer l'inventeur? Ils sont au nombre de quinze; plus
peut-être, — mais à coup sûr pas moins.
Avec notre loi, quinze cas de déchéance sans recours se
présentent; quatre cas sont sans cesse permanents; sept
autres doivent être établis contradictoirement.
Quelle sécurité voulez-vous qu'ait l'inventeur? Il est à
peu près dans la mêmn position qu'un capitaine voyant son
navire emporté sur des brisants au milieu desquels il peut
à peine passer : une fausse manœuvre, un oubli, une hési-
tation du timonier et le navire est perdu. lien est de même
de l'invention.
Quelles précautions il faut pour prendre un brevet va-
lable! Malheur à celui qui oublie le plus petit détail 1 Use
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I
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 359
verra privé à tout jamais de son œuvre. Je ne parle pas
du cas de nullité de droit qui plane sans cesse sur sa tête,
véritable épée de Daraoclès qui le menace à tout instant :
le cas où la nouveauté absolue de son invention viendrait à
être contestée. J'ai déjà assez longuement démontré l'ab-
surdité de la loi actuelle sous ce rapport sans que j'aie be-
soin d'y revenir.
Cependant comme des hommes entreprenants pourraient
prendre un brevet au détriment d'un inventeur, il faut
prendre des précautions contre eux, disent nos adversaires.
Soit; mais pourquoi ne pas prendre les mômes précau-
tions ni plus ni moins que celles dont on use pour la sécu-
rité de la propriété foncière et établir une prescription après
laquelle nul ne sera plus admis à venir disputer à l'inven-
teur la validité de son brevet? M. Oscar Comettant demande
que ce terme ne dépasse pas deux ans. Il demande en
outre, chose fort juste, que l'homme convaincu d'avoir de
mauvaise foi et injustement intenté cette action contre le
breveté puisse être condamné envers lui à des dommages
et intérêts en rapport avec le tort causé par lui.
Vient le cas de nullité pour la non-exploitation d'un brevet.
Avec ce cas, voilà les conséquences où l'on arrive :
0. Comettant cite ce fait : « Je connais un inventeur qui
a imaginé un nouveau propulseur de bateau à vapeur. Le
modèle qu'il a fait de son bateau, et que j'ai vu, représente
dix ans de travail et 50,000 francs de capital employés en
essais de tous genres. Il faut un million de francs pour que
l'inventeur puisse faire sur des steamers navigables l'appli-
cation de son système. Il y a un an et demi qu'il a pris un
brevet pour cette belle machine. Si dans six mois il n'a pas
trouvé le million qu'il cherche, et que, par conséquent, il
n'ait pu mettre son idée en pratique avant ce délai fatal de
deux ans fixé par la loi, il se verra dépossédé sans aucune
indemnité, en faveur de la société, c'est-à-dire en faveur
du premier banquier venu qui voudra exploiter le nouveau
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l'inventeur.
propulseur. De tant d'efforts et des 50,000 francs employés
il ne restera à l'inventeur et à ses enfants qu'un petit mo-
dèle de bateau valant bien 300 francs pour un amateur de
curiosités... »
La loi est implacable; il n'y a rien à objecter contre elle;
il faut qu'il se soumette.
Pourquoi cette loi? Ah! c'est qu'il ne faut pas laisser
l'inventeur s'engourdir et lui permettre de laisser son in-
vention en friche : il faut le pousser, le hâter; il faut faire
son bonheur malgré lui, absolument comme les soldats
russes sont forcés de chanter et de rire sous peine du knout.
11 est vrai qu'un général russe s'étonnait qu'ils ne riassent
pas de si bon cœur que les soldats français. Brave général,
de s'étonner de si peu de chose l
Il en est de môme pour l'inventeur; l'inventeur n'a vrai-
ment pas plus besoin d'être stimulé par le glaive vengeur
de la loi que le soldat français d'être stimulé par le knout
pour rire et chanter. Il est toujours prêt à exploiter son
œuvre; chaque jour qu'il perd en la laissant dormir est un
jour de tourments pour lui ; son intérêt est de la mettre en
circulation le plus vite possible ; car c'est son exploitation
qui doit lui rapporter richesses et gloire. Il n'y a pas
de danger qu'il ne s'empresse pas de s'emparer des deux
mobiles les plus puissants de l'activité humaine dès qu'il
pourra le faire. Soyez bien sûrs, ô législateurs, que ce n'est
jamais par sa faute qu'il laisse sommeiller son œuvre, pas
plus que ce n'est la faute du jeune écrivain qui ne peut pas
trouver un éditeur de ne pas publier son livre. Et s'il ne
peut pas paraître dans un laps de temps très-limité, est-ce
une raison de le livrer au domaine public? Jamais per-
sonne n'a osé soutenir que l'auteur était déchu de tous ses
droits parce qu'il n'avait pas eu la chance de voir s'ouvrir
devantlui les colonnes d'un journal ou la caisse d'un éditeur.
Mais pour l'inventeur, c'est tout différent : il y a deux poids
et deux mesures pour tous les hommes qui ne partent pas
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PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE.
361
de principes absolus; sans cesse ballottés d'une chose à
une autre, ils ne peuvent pas plus trouver l'équilibre
que le Parisien à son premier voyage de Calais à Dou-
vres quand la mer est un peu forte : ils sont renvoyés,
comme un volant, par toutes les raquettes du monde; et
étourdis, confondus par ces chocs successifs, ce va-et-vient
perpétuel, ils ne peuvent plus se reconnaître au milieu du
labyrinthe des choses humaines et errent au hasard à tra-
vers, sans trouver de fil conducteur pour marcher certaine-
ment et dire : Voilà le vrai chemin, le chemin de la vérité
et de la lumière!
Donc s'ils admettent que l'auteur n'est pas déchu de ses
droits parce qu'il garde son livre en portefeuille pendant
deux ans, trois ans ou quatre ans, ils croient souveraine-
ment juste que l'inventeur n'ait plus droit sur sa création,
s'il ne l'a exploitée dans un délai de deux ans. Il ne faut pas
que la société soit lésée, disent-ils : il faut qu'elle jouisse!
L'inventeur peut être un paresseux. En général, il n'aime
pas les détails financiers, les mille petits ressorts que savent
si bien manier les gens d'affaires. Il faut le pousser, le
faire sortir de son apathie, le faire se remuer malgré lui.
Mais l'écrivain, en gardant son ouvrage en portefeuille,
ne lèsc-t-il pas aussi la société? Ne l'empêche- t-il pas de
jouir? Et cependant vous n'avez nullement l'idée de le forcer
h la produire avant l'époque qu'il juge convenable.
Quant à tirer l'inventeur de son apathie, vous proposez
une chose que j'appellerai une atrocité, une monstruosité :
vous dites que cet homme est inhabile de sa nature à ex-
ploiter son invention; et alors, au lieu de le laisser tranquil-
lement chercher les moyens les plus avantageux possibles
pour la mettre en circulation, vous le pressez, vous le har-
celez comme les banderillos un taureau , et vous le jetez
ahuri sur l'épée de n'importe quel spéculateur qui s'empa-
rera de son œuvre et l'exploitera à son profit. Certes, c'est
un merveilleux moyen de lui rendre service, de le forcer
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362
l'inventeur.
à être heureux. Oh! laissez-le donc plutôt libre, agir comme
il l'entend, comme son intérêt le commande, comme la
faim peut-être l'y force I Quand il s'agit de l'intérêt privé
de l'homme, n'y touchez jamais par des règlements ou des
mesures vexatoires; ne veuillez pas faire mieux que la na-
ture, elle est assez forte pour se faire obéir; laissez donc à
l'inventeur sa liberté d'action et abolissez le dernier vestige
de l'organisation des maîtrises, corporations et jurandes, si
fatales à l'industrie sous l'ancien régime.
« N'achevez donc pas de ruiner l'inventeur, disent Breu-
lier et Desnos-Gardissal, ne lui confisquez pas sa propriété,
— et en faveur de qui? de ce fameux domaine public qui
n'a jamais su rien faire revivre de ce qui a été tué avant
l'heure. Si l'invention n'est pas parfaite encore, qui donc
mieux que l'inventeur pourra s'ingénier à l'améliorer, à
vaincre, ou à tourner les obstacles? — Ce ne sera pas certes
tout le monde, le domaine public. « Le public, a dit spiri-
tuellement M. Scribe, ne devine jamais que ce qu'on lui
dit. » Et le mot est surtout vrai en matière d'invention non
encore pratiquée.
Maintenant je vais encore vous répéter les questions que
j'ai posées en traitant de la durée du brevet; combien d'in-
ventions ont pu être exploitées aussitôt après la prise du
brevet? Je ne parle pas des ressorts de crinoline, des bou-
tons en imitation d'écaillé, de la couleur solferino; je parle
des grandes inventions : de la machine à vapeur, du télé-
graphe électrique. Dites, dites-le donc, est-il possible qu'a-
vec l'organisation sociale actuelle, toutes les entraves qui
sont apportées à toutes les idées neuves, l'inventeur d'une
grande chose puisse l'exploiter deux ans après la prise de
son brevet. Ce cas de nullité frappe donc aussi lui, comme
presque tous les articles de la loi, les grandes œuvres et n'ou-
blie que les petites.
En outre, n'y a-t-il pas certaines inventions qui r!é peu-
vent être exploitées qu'avec l'autorisation du gouverne-
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE
363
ment : celles, par exemple, qui ont rapport aux tabacs,
aux poudres, aux salpêtres, aux armes de guerre; d'autres
dépendent entièrement du caprice des grandes compagnies
privilégiées : le Gaz, les Chemins de fer, caprices ayant pour
cause de mauvais vouloirs l'indifférence, l'opposition d'in-
térêts : et alors, faute de cette autorisation que l'inventeur
aura vainement essayé d'obtenir; faute de l'acceptation de
ces diverses compagnies qui l'auront repoussé, il ne sera
plus propriétaire de son œuvre?
M. Fourneyron, pendant cinq années consécutives, sol-
licite la permission d'établir à ses frais une turbine sur les
cours d'eau de la Franche-Comté, offrant de réparer de ses
deniers les pertes que sa machine pourrait occasionner.
S'il eût pris un brevet avant de s'être assuré du place-
ment d'une de ses machines, il eût perdu tous ses droits.
Et cependant était-il coupable de négligence et d'indiffé-
rence? Pouvait-on le condamner pour ces motifs?
Et quand même, la non-exploitation est-elle un crime et
peut-on condamner l'inv?nteur pour ce crime?
Si vous venez encore vous écrier : Et les intérêts de la so-
ciété, ne faut-il pas les prendre? je vous répondrai par
l'exemple de l'Angleterre, dont la législation n'a jamais ad-
mis ce cas de déchéance et qui cependant ne paraît pas avoir
une industrie languissante.
Mais qu'importe? continuez-vous.
N'immolez-vous pas l'intérêt général à l'intérêt particulier
de l'inventeur? Non, je ne désire que les équilibrer, et ils
seront équilibrés dès que vous reconnaîtrez à l'inventeur un
droit de propriété, au lieu de lui concéder un privilège.
Contre l'inventeur qui n'exploitera pas son œuvre, vous au-
rez deux moyens : au bout d'un laps de trente ans, qua-
rante ans, il y aura prescription contre lui, et alors l'inven-
tion appartiendra au domaine public ou à celui qui s'en em-
parera ; en attendant, s'il n'exploite pas son invention et que
le besoin s'en fasse sentir, sur la demande d'une compagnie
364
l'inventeub.
ou d'un particulier, il sera exproprié par jugement pour
cause d'utilité publique. Par ce moyen plus d'arbitraire,
plus de mesures vexatoires ; le droit commun 1
Autre cas de déchéance et celui-ci est atroce : le non-paye-
ment de la taxe.
Y a-t-il rien de plus révoltant que cette cause de confis-
cation ?
Non-seulement il faut qu'il paye cent francs en prenant
son brevet, mais il faut encore qu'il renouvelle cet impôt
écrasant. Et malheur à lui! s'il retarde d'un jour, s'il ou-
blie; si, épuisé par ses travaux, par les dépenses qu'il a
faites, il ne peut se procurer le montant de son annuité : il
est condamné, sans retour, sans pitié; il n'est plus le maître
de son œuvre, le père de son enfant ; il est déchu de tousses
droits; la création qu'il a pétrie de sa chair et de son sang,
qu'il a élaborée dans le creuset de son cerveau, qu'il a péni-
blement élevée, nourrie et allaitée, en se privant du pain
nécessaire à son corps pour lui payer ses caprices, cette
création n'est plus sienne! Faute de quoi? Faute du paye-
ment d'une misérable somme de cent francs?
Et la loi môme semble désirer que l'inventeur perde ses
droits. Voulant favoriser autant que possible le domaine
public, ayant ce but arrêté dans tous ses articles, le décla-
rant ouvertement, ne protégeant l'inventeur qu'à contre-
cœur, ne lui accordant un privilège que parce qu'elle y est for-
cée en quelque sorte, elle lui tend toutes espèces de pièges, elle
multiplie les trappes et les embûches sous ses pas; elle veut
qu'il y tombe; elle a bien soin de ne pas prévenir l'inven-
teur qu'ils existent: marche toujours et ne t'y fie pas! On se
garde bien, par exemple, de prévenir l'inventeur de l'époque
à laquelle il doit payer son annuité ! S'il pouvait l'ou-
blier, tant mieux! le domaine public en profiterait!
Mais si l'inventeur est assez adroit pour passer à travers
tous ces écueils, les doubler et les éviter, alors les législa-
teurs se disent, comme l'avocat général et le président
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PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 365
d'une cour d'assises en entendant l'acquittement d'un ac-
cusé :
— Encore un qui nous échappe !
a Je crois qu'une pareille mesure, appliquée à la propriété
de tout autre produit que ceux de l'intelligence, ou môme de
tout autre produit de l'intelligence, paraîtrait le comble de
==*a monstruosité et de la barbarie. » ==
Bien dit, monsieur Gorbinî
Je demande encore ici comme partout que l'inventeur soit
soumis au droit commun. Je renouvelle donc la proposition
de MM. Breulier et Desnos-Gardissal : « Qu'au domicile élu
l'administration soit tenue d'adresser, dans la forme des
avertissements usités en matière de contributions, un ou
deux avis préalables au breveté en retard ; qu'un délai d'un
ou plusieurs mois lui soit accordé et qu'on lui fasse payer,
en sus de la taxe des intérêts, une majoration quelconque
à titre d'indemnité de retard ; qu'enfin il ne soit cerné avoir
renoncé à l'exploitation de sa découverte et que son brevet
ne soit définitivement annulé qu'après cette mise en de-
meure et l'expiration du délai de grâce. »
Alors l'inventeur ne sera plus exposé à se voir indigne-
ment dépouillé de son œuvre par surprise. Que diriez-vous,
ô braves propriétaires, si parce que vous auriez oublié un
jour de payer vos contributions, on venait s'emparer de vos
immeubles et les exproprier violemment! Eh bien, voilà ce-
pendant la manière dont la loi actuelle ordonne d'agir envers
l'inventeur, dont la propriété certes est cependant bien
aussi respectable que la vôtre. Je finirai cependant en invo-
quant encore l'exemple de l'Angleterre, dont la loi sur les
patentes ne contient aucune disposition semblable.
Autre cas de déchéance qui est une honte pour notre lé-
gislation ; que dites-vous, je vous le demande, d'une loi
ainsi conçue?
Si tu confies ton idée à un ami, sous le sceau du secret,
et si ton ami la divulgue, non-seulement il ne sera pas puni
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366
l'inventeur
pour cet abus de confiance, mais ce sera toi : tu seras privé
de tou droit au brevet : ton invention ne t'appartiendra
plus.
Que dites-vous de cet article de notre législation sur les
brevets ? Ahl vous tous qui venez sans cesse nous vanter la
beauté et la grandeur de notre Gode, vous devriez bien, de
temps à autre, le feuilleter et remarquer certains articles de
ce genre qui sont non-seulement immoraux et injustes,
mais encore le renversement de toute société.
Mais on s'habitue à tout, môme aux coups de bâton; et
les articles iniques nous passent devant les yeux sans que
nous en tressaillions d'indignation, et nous en voyons l'ap-
plication sans qu'une clameur s'élève de tous les points du
monde pour les honnir. A peine si quelques hommes hardis
osent avancer que notre loi pourrait être un peu plus juste.
A la tête de ceux-là je place M. Oscar Coniettant, qui ga-
rantit ceci dans son remarquable plaidoyer pour Sax en par-
ticulier elles inventeurs en général : « M. Adolphe Sax in-
vente le saxophone... M. Sax, avant de prendre un brevet
pour le saxophone, avait fait entendre cet instrument de-
vant une commission spéciale, composée de généraux et de
compositeurs de musique.
«Quelle imprudence! n'était-ce pas là une divulgation?
et le crime d'avoir soumis à des compositeurs et à des gé-
néraux, réunis en commission, un objet non encore breveté,
ne devait-il pas entraîner, pour l'imprudent inventeur, la
confiscation de sa propriété?
« Cet espoir fit battre de joie le cœur des contrefacteurs,
qui se jetèrent charitablement sur la divulgation, comme
on se précipite sur une unique planche de salut.
« Le moyen était bon ; il s'en fallut de peu qu'il ne
réus>ît.
« Malheureusement pour les contrefacteurs, les experts
établirent une distinction qui sauva la propriété de l'inven-
teur.
J
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PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE.
367
« Les experts déclarèrent :
« Que le fait d'avoir joué du saxophone devant certaines
« personnes antérieurement à la prise du brevet du 22 juin
« 1846 ne peut invalider le brevet, p irce qu'on n'apporte
« pas la preuve que, dans le cas où M. Sax aurait fait à ces
« personnes une confidence entière des conditions matérielles
« de l'instrument, elles aient trahi là confiance qu'on au-
« rait mise en elles, et qu'au moment de la prise du bre-
« vet, ces conditions étaient par conséquent encore incon-
« nues du public, qui n'en a été mis en possession que par
« le brevet lni-môme. »
« Voilà qui e?t très-clair, ajoute M. Oscar Comettant, s'il
s'était seulement trouvé une personne dans la commission
ou en dehors de la commission, capable de trahir la con-
fiance que Sax aurait pu avoir en elle, en lui faisant la con-
fidence des conditions matérielles de l'instrument, cet in-
strument, fruit du génie, du labeur, des privations imposées,
aurait été confisqué au profit de la contrefaçon. »
C'est ignoble, c'est infâme, c'est... les termes décents
nous manquent pour qualifier une pareille chose; mais ce-
pendant je la comprends, je l'admets.
Elle est une conséquence rigoureuse du principe de la
loi.
La loi accorde un privilège à l'inventeur en retour duquel
l'inventeur divulguera son invention et l'abandonnera au
bout de quinze ans ad domaine public.
Or si l'invention est divulguée avant la prise de ce privi-
lège, pourquoi la société le lui donnerait-elle? Elle possède
l'invention sans avoir besoin de la payer de nulle manière.
Pourquoi donc l'achèterait-elle? Elle peut en jouir. Pour-
quoi donc se priverait-elle de sa jouissance au profit d'un
homme qui l a créée, il est vrai, mais qui n'a droit par cet
enfantement qu'à un simple privilège? Pourquoi le domaine
public restituerait-il une chose qui est tombée dans son
sein et qu'il a absorbée?
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3G8
L IR YENTEU R.
Ils sont naïfs les gens qui demandent que I on change
celte infamie, sans demander le changement radical de toute
la législation sur les brevets.
Dans une loi, si incorrecte qu'elle soit, vous ne pouvez
rien retrancher, rien modifier, sans en chancer immédiate-
ment tout le caractère. Vous ne pouvez détruire un anneau
d'une chaîne, si mal faite qu'elle soit, sans la briser.
Donc laissons subsister les tortures tant que la loi exis-
tera; espérons que, par leur atrocité même, elles amèneront
plus rapidement leur abrogation : nous ne demandons donc
pas des réformes partielles; nous montrons seulement les
conséquences du principe, afin qu'elles prouvent tout ce qu'il
a de faux, d'illogique et de funeste.
Autre conséquence.
Tout privilège doit s'acheter et se payer cher. Cette con-
dition est dans la logique des choses.
Aussi comment agit la loi à l'égard de l'inventeur? Elle le
condamne à une amende pour crime d'invention.
A. Karr : « Tout inventeur était condamné à une amende
de 1 ,500 francs, prix d'un brevet, sans lequel son invention
iiVtait pas à lui, lesquels 1,300 francs il fallait lui trouver
quand il s'était ruiné et endetté pour son invention !
« Depuis on a modifié la pénalité contre les inventeurs, on
a sous certains rapports abaissé la peine qui leur était in-
fligée; ils payent encore 1,500 francs d'amende, mais ils ne
payent que 100 francs par an.
« C'est l'admission d'une circonstance atténuante en fa-
veur des inventeurs. Mais il reste une chose grave : c'est
qu'une invention est plus sévèrement punie qu'une fausse
invention ou une invention sans application. »
M. A. Karr a l'air de s'étonner de cette dernière cho^c,
XII
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE.
369
il a bien tort; elle est profondément juste. Que veut la loi ?
empêcher l'inventeur de tirer trop de profit personnel de
son invention et au contraire en faire jouir autant que pos-
sible la société.
Donc une grande et utile invention doit faire jouir la
société beaucoup plus qu'une petite : grâce à elle, son
auteur peut faire une fortune beaucoup trop considérable,
il peut acquérir une très-grande célébrité; il a enfin,
comme dit Vigarosy, le charme de la paternité.
L'auteur d'une fausse invention, au contraire, n'amassera
pas une grande fortune, n'acquerra pas une grande gloire,
ne goûtera pas les charmes bien doux de la paternité ; la
société n'a besoin nullement d'en jouir.
Concluons donc de là qu'il faut consoler ce malheureux
de ne pouvoir devenir riche, célèbre, et d'avoir le malheur
de ne créer que des avortons ; que la société, n'ayant nul
intérêt à le priver de son œuvre, doit se montrer grande et
généreuse à son égard, tandis que l'autre inventeur, au
contraire, ayant toutes sortes de compensations aux rigueurs
de la loi et, d'un autre côté, dérobant en quelque sorte à la
société le morceau de pain dont elle est affamée, il est
juste de prendre ses précautions contre cet homme dange-
reux sous tant de rapports.
C'est pour moi un grand étonnement de voir un homme
tel que M. Dumery demander encore l'augmentation de
cet impôt; c'est avec le môme étonnement que je vois
MM. Desnos-Gardissal et Breulier demander le statu qiw
pour la première année, et l'augmentation de 10 fr. par
annuité.
Sur quelles considérations vous appuyez-vous pour de-
mander l'élévation de la taxe ou son maintien?
Vous dites avec M. Carpmaôl dans l'enquête faite en An-
gleterre en J8B1 :
— Je suis intimement convaincu que les patentes à bon
marché seraient pernicieuses pour le pays.
24
l'inventeur.
D. — Vous pensez donc que c'est un bon moyen de pré-
venir l'abus des patentes que d'avoir un système de conces-
sion coûteux et compliqué?
R. — Je ne dis pas compliqué, je dis seulement coûteux;
je ne crois pas qu'il soit désirable qu'aucune ebose qui peut
être simple soit compliquée.
D. — Vous croyez nécessaire d'avoir une barrière à op-
poser à toute personne qui s'imagine qu'elle a fait quelque
invention, quoique son idée soit parfaitement absurde et
qui demande une patente?
R. — Oui.
D. — Et vous croyez que le haut prix est la meilleure
barrière qu'on puisse lui opposer?
R. — Je n'en connais pas d'autres.
Toujours la conséquence de l'esprit de la loi.
Le brevet est privilège ; donc il faut restreindre autant
que possible ceux qui veulent l'obtenir. Si vous admettiez
que le brevet, au contraire, n'est que la reconnaissance d'un
droit de priorité, comme au lieu de restreindre le nombre
des gens qui peuvent y prétendre, vous devriez faire, au con-
traire, tout votre possible pour l'augmenter et par consé-
quent leur faciliter tous les moyens pour l'acquérir, vous ne
viendriez pas proposer une mesure analogue.
Qu'amène cette touchante sollicitude pour les inventeurs
qui prennent des patentes absurdes? Elle amène que non-
seulement vous découragerez ceux-ci,— ce qui peut quelque
fois être un mal, — mais qu'encore vous arrêterez les inven-
teurs vraiment sérieux. Il n'y a pas de raison pour que ceux-ci
soient plus riches que les autres. Vous voulez donc ne laisser
alors la permission de prendre des patentes qu'à ceux qui
auront de l'or. Vous voulez que l'aristocratie d'argent en-
fante encore l'aristocratie des inventeurs. Il ne vous suffit
pas de laisser souvent le malheureux créateur devenir la
proie d'un capitaliste qui s'empare non-seulement des pro-
fits de son œuvre, mais encore de l'honneur qu'elle peut
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE.
371
rapporter en la mettant sous son nom, une fois son brevet
pris. Vous voulez qu'il ne puisse môme pas prendre le brevet
sous son nom et que, faute de ressources suffisantes pour
obtenir son titre de propriété, il étouffe son invention à sa
naissance, en garde à jamais le secret, ou se la laisse voler
par quelque escroc auquel il la dévoilera pour essayer d'ob-
tenir les ressources qui lui sont nécessaires pour acbeter
quoi? ce titre qu'il n'a pas, qu'il ne peut avoir faute d'ar-
gent. Cessez donc de tant craindre les inventions absurdes;
et d'abord, qui vous dit que ce que vous, vous considérez
comme absurde n'est pas profondément juste? N'est-ce pas
là le sort commun de toutes les grandes choses?
Mais allons plus loin 1 J'admets que sur quatre cents in-
ventions pour lesquelles on a pris des brevets, trois cent
quatre-vingt-dix-neuf n'ont pas le sens commun, qu'im-
porte si la quatre centième est bonne ? C'est ce qui arrive à
l'Académie. Je veux bien croire que la moitié des mémoires
et des lettres qu'on lui envoie ne signifient rien ; mais l'au-
tre moitié est bonne; or les académiciens, par habitude, font
de ces mémoires ce qu'Alexandre Dumas faisait de ses let-
tres : il se trouve de temps à autre qu'une des choses pré-
sentées et condamnées est bonne et réussit en dépit de
tout. On tombe alors sur l'Académie et on a profondément
raison.
Donc, de peur de voir des prises de brevets absurdes, ne
découragez pas les vrais inventeurs.
Ensuite, croyez-vous donc que par ce moyen vous res-
treindrez le nombre des brevets absurdes? Pas le moins du
monde; proportionnellement il- sera le même, il sera peut-
être plus grand.
11 sera le même, car l'inventeur d'une chimère est aussi
convaincu que l'inventeur de la plus grande chose qui se
puisse trouver ; il est père aussi, lui ; il a créé son œuvre,
il l'a réchauffée dans son sein, il l'a élevée et il a la môme
affection pour elle que peut avoir un moricaud de Guinée
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372 L'iN Y2NTEUB.
pour son négrillon. Il essayera donc par tous les moyens pos-
sibles de s'en assurer aussi la propriété, il en sera fier quoi
qu'on lui dise, malgré toutes les déceptions qu'il pourra
éprouver et, de môme que Galilée, il s'écriera devant chaque
dénégation : Et cependant elle tourne !
Proportionnellement plus considérable, ai-je même dit;
et en effet, il y a des gens riches qui ne savent que faire et
qui veulent occuper leurs loisirs, qui ne seraient pas fâchés
de joindre à leur nom plus ou moins aristocratique un peu
de gloire moderne; qui, ayant le moyen de dépenser de l'ar-
gent en expériences, ne reculent pas devant elles ; et alors
ils se font inventeurs amateurs comme d'autres sont peintres
amateurs ; les deux, en général, ne valent pas mieux l'un
que l'autre, et ils arrivent à enfanter des monstruosités qui
confondent la raison. Or ils ont toujours de l'argent à dé-
penser pour prendre un brevet, et en augmentant la taxe,
vous ne les découragerez nullement.
Maintenant vous avez peur des spéculateurs qui viendront
prendre un brevet à propos de n'importe qui et de n'im-
porte quoi ; est-ce que maintenant vous n'avez pas aussi à
les redouter? Un spéculateur trouve toujours 100 francs ou
200 francs à débourser ; il n'en est pas de même du vé-
ritable inventeur, qui ordinairement est quelque pauvre
diable; sous prétexte de le favoriser, c'est lui que vous
]AcA7
Restreignez donc cette taxe au lieu de chercher à l'aug-
menter, comme ces gros négociants anglais dont tous les
efforts tendent à forcer l'humble travailleur à leur aban-
donner le produit de ses efforts.
Souvenez-vous que l'impôt sur les brevets est « l'impôt
sur le progrès (i), » et que celui-là doit être le moins lourd
de tous.
, Aussi voudrais-je, au lieu d'augmenter la taxe, la fixer
(I) Corbin.
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PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE.
373
comme Jobard à 10 francs pour la première annuité, celle
où l'inventeur a besoin de toutes ses ressources. Avez-vous
bien réfléchi, en effet, à toutes les tortures qui peuvent as-
siéger un malheureux inventeur lors de la prise de son
brevet? Il a femme et enfants ; 100 francs ne se gagnent pas
tous les jours; il est d'autant plus à bout de ressources qu'il
a négligé ses travaux journaliers pour s'occuper de son
œuvre; il aurait grand besoin de cette somme soit pour
vivre, soit pour faire un voyage, afin de perfectionner en-
core son œuvre, soit pour faire construire quelque pièce
indispensable; mais la loi est là inexorable qui lui dit :
— Tu ne seras propriétaire de ton œuvre que quand tu
l'auras achetée 100 francs.
Il faut qu'il l'achète, cette œuvre dqnt il est le pèrel
Certes je ne suis pas d'avis qu'on détruise complètement
•la taxe. Je veux qu'on en change radicalement le caractère
et les effets, qu'elle ne soit pas le prix d'un privilège, qu'elle
ne soit qu'une contribution.
Donc je la demande très-faible tout d'abord, quand on
ne sait ce que l'invention contient dans ses flancs. Elle ne
doit être qu'un simple droit d'enregistrement.
Mais qu'elle ne reste pas ensuite uniforme pour toutes les
inventions. Cette uniformité est la marque du privilège;
pour qu'il soit maintenu, il faut que vous l'achetiez tous les
ans, et si vous oubliez le jour, vous êtes considéré comme
l'abandonnant.
Donc, au lieu de cette taxe uniforme, créez cet impôt
proportionnel ou au prix que lui-môme fixera à son œuvre,
l'inventeur, comme le veut E. de Girardin, ou aux béné-
fices que lui rapportera l'invention.
Le droit commun ! le droit commun! Delenda Carthago.
Encore une chose stupide. Pourquoi existe-elle? Je défie
à qui que ce soit de le dire, d'en donner une raison valable.
Quand un moutard dit quelque chose qui n'a ni queue ni
tête, son papa lui dit :
374
l'inventbuh.
— Qu'est-ce que cela veut dire?
— Je ne sais pas, papa.
— Tu es donc un imbécile 1
Plus poli, je ne dirai pas cela à nos législateurs, vu que
je n'ai nullement la prétention d'être leur papa ; mais j'ai
encore bien moins celle d'être leur fils.
Or, irrespectueusement, je leur demanderai ce que si-
gnifie cette formule qu'ils obligent, sous peine d'une
amende assez forte, les brevetés à ajouter à la mention de
leur brevet : sans garantie du gouvernement?
Vous, moi, nous savons parfaitement qu'ils ne signifient
rien. Le gouvernement ne garantit, ne peut garantir aucun
brevet.
Alors pourquoi ces, mots? ne sont-ils pas une affirmation
dans le genre de celles de M. de La Palisse? — 0 législation!
Je ne vous parle que des gens qui ne savent pas ce qu'est
le brevet et qui peuvent croire qu'il y a des inventions bre-
vetées avec garantie du gouvernement; ceux-là sont induits
en une erreur qui peut être fâcheuse pour le breveté. Un
paysan, par exemple, peut hésiter à acheter une machine
qu'il verra brevetée sans garantie du gouvernement, se figu-
rant qu'il pourra en acheter une brevetée avec garantie du
gouvernement et qui sera bien meilleure.
J'ai vu un paysan marchandant une vannerie à une foire;
il lut en épelant sur le prospectus : breveté saus garantie du
gouvernement.
— Ahl dam non, je ne veux point de celle-là, dit-il, il
faut qu'elle soit garantie par le gouvernement.
— Mais, malheureux, vous ne savez donc pas ce que c'est
que les machines garanties par le gouvernement, dit le fa-
bricant : ce sont les machines dont se sert l'Empereur seule-
ment et qui coûtent leur poids d'or.
Ce ne fut que sur cette considération que le paysan
Tacheta.
Inutile d'insister sur cette sottise.
i
i
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PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE.
XIII
Tout cela ne suffit pas encore; il y a des gens qui trou-
vent l'inventeur trop heureux; donc il faut limiter ses droits
et surtout mettre devant lui tous les obstacles possibles
pour l'arrêter. Et puis il faut restreindre autant que pos-
sible le nombre des brevets absurdes. Pour parvenir à ce
résultat, il y a un moyen bien simple : l'enquête préalable.
Vous ne deviendrez inventeur qu'avec l'autorisation de
l'autorité. Elle ne vous accordera un brevet qu'après avoir
examiné votre invention. Elle ne veut pas que vous ayez
des déceptions. Donc en bonne mère elle vous retiendra sur
le bord de l'abîme ; elle doit vous épargner les soucis.
Bonne autorité!
Cela serait charmant en vérité si elle était infaillible; mais
comme elle ne l'est pas, comme l'histoire prouve que, si les
inventions qui sont aujourd'hui acquises à l'humanité avaient
été soumises à son contrôle, elles auraient été étouffées à
leur naissance, je crois que nous ferons bien de ne pas laisser
l'inventeur livré à son pouvoir discrétionnaire et de lui per-
mettre de prendre le public pour seul juge de sa découverte.
Il n'y aurait plus qu'une question à poser : combien l'ar-
tisan payera-t-il pour obtenir le droit de maîtrise comme
dans l'ancien régime des corporations? Pour rendre indul-
gents messieurs du comité, il faudra sans doute qu'il leur
fasse largesses et banquets.
Toutes ces stupidités ou ces atrocités m'agacent, m'ir-
ritent : j'ai hâte d'en finir avec elles. J'éprouve les titilla-
tions nerveuses qui vous agitent les doigts quand vous avez
envie de donner un soufflet à quelqu'un.
Donc passons.
MM. Breulier et Desnos-Gardissal ont proposé l'examen
préalable. Je me rattache à leur opinion. Cet examen ne
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376
l'iNVENTEUa.
porterait pas en effet sur le fond, il porterait sur la forme. Il
aurait l'avantage de donner plus de garanties au breveté,
non-seulement pour la prise de son propre brevet, mais en-
core pour les brevets qui auraient été pris avant le sien sur
le môme sujet.
Ce comité veillerait à ce que la description fût claire,
exacte, complète, spéciale, en un mot que toutes les condi-
tions demandées par la loi fussent remplies.
Du reste, c'est ce qui a lieu en ce moment pour la pro-
priété foncière. Les notaires n'ont pas d'autre mission
que de régler la forme des actes qui la concernent.
Par conséquent, pour cela comme pour autre chose, nous
ne demandons que le droit commun.
Nous croyons que cette régularisation pourrait empêcher
quantité de procès se basant sur une fausse ou abusive in-
terprétation des brevets, procès dans lesquels il y a toujours
non-seulement un coupable, mais encore une victime.
■
XIV
Cette question des procès en matière de brevets nous
amène naturellement à nous occuper de la juridiction à la-
quelle ils doivent être soumis.
En ce moment, les contestations en matière de brevets
sont du ressort des tribunaux ordinaires. Jusqu'à la loi du
25 mai 1838, les juges de paix môme en pouvaient con-
naître.
Il faut avouer que ces tribunaux, s'ils sont déclarés com-
pétents par la loi, sont le plus souvent incompétents par le
fait. On a beaucoup ri de l'intervention du parlement dans
la querelle de l'antimoine. Cette querelle se reproduit en-
core de temps à autre. N'avez- vous pas vu, il y a quelque
temps, la cause des allopathes et des homœopathes portée
devant les tribunaux? Les juges sont reçus bacheliers es
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PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE.
377
lettres et avocats, docteurs en droit môme; très-bien, mais
jamais ils ne se sont occupés de mécanique ni de chimie.
Je vous demande un peu ce que les hommes complètement
étrangers à des questions de ce genre peuvent comprendre
à un procès touchant ces matières; que de juges ne savent
pas la différence qu'il y a entre une chaudière tubulaire et
une chaudière simple! Ils auraient donc regardé comme
nulle l'invention de Seguin. J'ai entendu un jour un brave
magistrat qui, regardant son baromètre, disait qu'il baissait,
parce que l'air était plus lourd.
Aussi voyez dans le procès Sax à quels résultats arrivent
les tribunaux.
Le rapport des experts déclarait que ses instruments
étaient brevetables sous tous les rapports.
« Le tribunal, dit M. 0. Comettant, contrairement au
rapport des experts, jugea que ni les proportions du tube
de l'instrument, ni la forme nouvelle, ni la suppression des
angles, obtenue par le moyen des pistons, ne constituaient
une invention brevetable. En conséquence, il prononça la
déchéance du brevet de 1845, conservant à Sax le brevet
concernant le saxophone et la partie seulement du brevet
de 1843 relative aux coulisses mobiles à ressort.
a Ainsi, et bien que l'expertise eût admis la découverte
de Sax sur les proportions du tube, proportions qui font,
par exemple, que le cor n'est pas un trombonne, le tribu-
nal crut devoir passer outre et déclarer nul le brevet.
« Un des considérants de ce jugement porte « que les
« proportions réalisées par Sax dans les dimensions trans-
« versales des instruments figurés au brevet n'ont pas in-
« flué d'une manière essentielle sur les conditions orga-
<( niques des instruments ; que toute modiûcation amenant
« une modification dans les sons obtenus ne peut être con-
« sidérée comme le support valable d'un brevet. »
Autre bizarrerie telle qu'en présente si souvent l'histoire
des inventeurs.
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378
l'inventeur
En 1849, un jugement du tribunal de première instance
venait de déclarer que ces instruments étaient non-breve-
tables, etc. Et à l'exposition le jury accordait à Sax la
grande médaille d'or pour ses belles inventions.
De plus, l'avant-veille de la distribution des prix, on fit
demander au célèbre facteur son orchestre, composé en
grande partie de ses nouveaux instruments.
Et où se faisait cette cérémonie?
Au palais de justice même!
Que voulez-vous? il faut leur pardonner, car ils ne savent
ce qu'ils font.
Aussi, en voyant toutes ces sottises et injustices, com-
mises de la meilleure foi du monde, presque tous les hom-
mes qui ont traité celte importante question de la propriété
industrielle ont-ils demandé que les matières concernant les
brevets fussent soumises à des jurys spéciaux.
Maintenant, je ne serais partisan qu'à moitié de la créa-
tion d'un jury spécial pour contestation en matière de bre-
vets d'invention. Il faut laisser l'unité à notre législation; et
puisque je demande le droit commun pour la propriété de
l'inventeur, je serais bien loin de demander une exception
en sa faveur.
Donc je demande en ce moment le statu quo sur cette
question. Je constate seulement ici un nouveau fait pour
prouver l'insuffisance de notre organisation actuelle. Puisse-
t-il aider aussi, lui, à supprimer les tribunaux inamovibles,
dépendants du pouvoir exécutif, et les remplacer par des
arbitres et des jurés !
Il faut que chaque citoyen soit juge, « que le peuple juge
le peuple (I);» alors, et seulement alors, le droit triomphera
de la jurisprudence; l'équité remplacera la procédure, alors
régnera la justice.
Espérons que cette réforme viendra en môme temps que
(1) Michelet.
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I
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 379
la proclamation de la propriété industrielle. Voilà pourquoi,
en ce moment, je ne demande que le statu quo.
Mais la nécessité du jury en cette matière est flagrante.
Je l'ai prouvé déjà; voici l'opinion d'auteurs compétents sur
cette question :
« Autre chose, disent MM. Breulier et Desnos-Gardissal,
est d'avoir l'habitude des contestations qui peuvent naître
du négoce, des transactions du commerce et de l'industrie;
autre chose est d'avoir la science nécessaire par l'apprécia-
tion des machines, des produits chimiques, des produits et
résultats de l'invention; c'est-à-dire, non-seulement des
découvertes connues du passé, mais encore des découvertes
nouvelles et inconnues qui viennent chaque jour s'offrir à
1 examen des contemporains. »
Mais MM. Breulier et Desnos-Gardissal, comme pour la
pérennité de la propriété industrielle, s'effrayent de quel-
ques difficultés de détail et se prononcent aussi pour le
statu quo, mais sans s'appuyer sur les mêmes principes.
M. Gorbin demande, lui, radicalement, que les contes-
tations en matière de brevets soient soumises à des jurés
spéciaux.
Je ne discute pas ici les difficultés pratiques que pourrait
soulever l'application d'un semblable système en ce moment,
puisque je ne demande pas son exécution immédiate. Ces
difficultés disparaîtront le jour où l'organisation judiciaire
étant entièrement changée, où son principe étant transformé
succédera à l'administration de la justice le principe delà
justice.
Dans notre chapitre sur les contrefacteurs, nous montre-
rons encore une fois les persécutions qu'a inventées notre
législation sur les brevets contre les inventeurs, en les sou-
mettant non-seulement à la juridiction du tribunal civil,
mais encore à la juridiction du tribunal correctionnel.
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380
l'inventeur
XV
Il faut en finir; il faut que cet état de choses cesse: il ne
faut pas que l'inventeur reste plus longtemps immolé à la so-
ciété ; il faut que la spoliation dont elle se rend coupable en-
vers lui ait un terme; il faut que l'inventeur ne soit plus
regardé comme une victime dévouée au bûcher auquel cha-
cun peut apporter son fagot ; il ne faut pas qu'il puisse plus
longtemps être comparé au cerf, dont Toussenel a fait son
emblème : il faut qu'il ait des garanties égales à celles des
autres citoyens. Son état de paria ne doit pas durer plus
longtemps : lui créateur, lui semi-dieu, il doit avoir droit à
l'égalité des droits : il est temps que le funèbre sic vos non
vobis ne retentisse plus comme un glas et que l'ère de justice
commence pour lui ; que le dix-neuvième siècle, qui a vu,
qui verra encore, espérons-le, éclore tant de merveilles in-
dustrielles qui font sa grandeur, donne enfin à ceux qui les
ont créées ou qui les créeront le droit d'en jouir. Il est temps
qu'on se presse ; que nos législateurs calculent quelles dou-
leurs entretient et enfante chaque jour l'état de choses
actuel , les énergies qu'il paralyse , les forces qu'il fait
perdre; qu'ils se rappellent que non-seulement le temps est
de l'argent, mais que le temps perdu pour l'inventeur est la
misère, la mort, le suicide; et alors ils n'hésiteront plus, ils
se hâteront de donner satisfaction à cette classe d'oppri-
més.
En vain reculeraient- ils encore; en vain, tout en recon-
naissant avec Proudhon que le problème est a faire produire
le plus possible par le plus grand nombre d'hommes possi-
ble , » diraient-ils que le problème est résolu et qu'il n'y
a rien à faire, nous leur répondrions, nous appuyant sur
des faits, qu'ils ne peuvent le résoudre et qu'ils ne le ré-
soudront jamais tant qu'ils n'auront pas changé cette lé-
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE. 381
gislation tortionnaire sous l'empire de laquelle gémit l'in-
venteur.
Ils invoqueraient en vain les merveilles enfantées dans ce
siècle, nous leur répondrions toujours : Qu'eût-ce donc été
si vous aviez garanti à l'inventeur tous ses droits? car « il
n'y a pas, comme l'a dit Jobard, de progrès possible sans la
garantie des œuvres d'intelligence. #>
Or notre loi sur les brevets a donné à l'inventeur quel-
ques garanties ; elles ont permis à la civilisation de mar-
cher ; mais toutes celles qui ont été déniées et refusées à
l'inventeur ont été autant d'obstacles posés sur les rails du
mouvement social et qui l'ont non-seulement maintes fois ar-
rêté, mais encore l'ont fait dérailler.
Croyez-vous, oui ou non, au progrès? Croyez-vous, oui
ou non, qu'il soit utile? Voulez-vous, oui ou non, le favo-
riser?
Si oui, inquiétez-vous donc un peu de son plus vaillant,
de son plus puissant pionnier, de celui-là qui le crée, qui
l'élève, qui le fortifie et qui le répand.
« Nous posons comme évident, dit Charles Laboulaye,
que l'invention a une puissance immense sur l'abondance
de la production et le bas prix des objets fabriqués et par
suite sur la richesse sociale. »
Ceci n'est pas à discuter; si vous avez les moindres no-
tions économiques, vous êtes forcé de l'admettre; et qui ad-
met le principe doit admettre les conséquences. Les voici
formulées par le même auteur :
a Supprimez l'invention, vous supprimez l'industrie, les
arts, la civilisation entière.
« Favorisez l'invention, vous augmentez le bien-être et la
gloire d'un peuple et lui faites accomplir avec une rapidité
inouïe le plus admirable progrès. »
Faites-le donc; favorisez l'invention, non par des récom-
penses, mais enlui donnant — non, — en lui reconnaissant
jes droits qui sont inhérents à sa nature, et alors vous résou-
-•
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382
l'inventeur.
drez bien des problèmes économiques que vous isolez, que
vous détachez de leur cause commune, et en conséquence
auxquels vous trouvez des difficultés et des complications
insurmontables. Vous essayez en vain de simplifier ces com-
plications, de surmonter ces difficultés, vous ne parvenez
qu'à des résultats fictifs, dont l'expérience du lendemain
vient vous démontrer la nullité.
Vous voulez être riches , apprenez à créer la richesse en
appelant à vous les producteurs :
c Si l'on veut, dit Droz, qu'un pays soit fécond en pro-
duits variés, il est indispensable de le peupler d'hommes
industrieux et de leur garantir qu'ils jouinmi du fruit de
letirs travaux. »
L'homme industrieux par excellence, n'est-ce pas l'inven-
teur? Vous cherchez, par tous les moyens, à protéger le né-
gociant qui, en spéculant sur une denrée, s'enrichit, mais
n'enrichit pas la société, le produit n'étant pas augmenté,
mais restant toujours le même : je ne le blâme pas, je re-
connais môme son utilité ; mais il est étrange que tous les
propriétaires soient protégés, que leurs droits soient re-
connus; que seul l'homme le plus utile et le plus réelle-
ment propriétaire, n'obtienne nulle protection de la so-
ciété I
Bien plus même, on gêne son travail ; on arrête sa pro-
duction ; on lui ôtc en même temps les moyens de vivre :
un tel vol est un assassinat. Et cependant que de fois on
a dit : « Les inventeurs sont la gloire, la force, la ri-
chesse des nations actuelles pour lesquelles il n'est d'au-
tres conquêtes durables que les conquêtes de l'esprit hu-
main 1 n
Et ce qu'il y a de pis, c'est que même les adversaires
les plus acharnés de la propriété industrielle le recon-
naissent.
C'est stupide à force d'illogisme ; c'est honteux, c'est in-
fâme, c'est atroce, à force d'injustice ; mais il en est ainsi :
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PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE.
l'inventeur a tous les mérites, mais il n'a pas un droit.
En effet, il manque quelque chose à l'inventeur pour ne
pas devenir le véritable roi du monde, foudroyer tous les
lilliputiens qui l'attaquent, écraser toutes les fourmis qui
essayent de le piquer : ce qui lui manque, c'est le droit de
la force 1
Nous demandons que l'inventeur ait le droit commun ;
nous ne demandons pour lui ni prix ni récompenses, tous
ces hochets bons pour des enfants: jamais ils ne sont rigou-
reusement en rapport avec les services rendus. Us sont tou-
jours décernés plus ou moins arbitrairement, par quelques
jurés qui sont hommes et par conséquent faillibles. Il n'y a
réellement de sérieux maintenant pour l'homme que le béné-
fice qui revient directementde son œuvre sans l'intermédiaire
de nulle protection. Ce n'est pas une académie, ce n'est pas
un jury, ce n'est pas une administration qui doit lui donner
gloire et richesse : c'est le suffrage universel.
Il doit arriver par ses propres forces; l'Etat ne doit pas lui
servir d'intermédiaire; son intervention ne peut lui être
que funeste, car elle est toujours plus ou moins arbitraire,
plus ou moins tyrannique. L'inventeur n'a qu'une chose à
réclamer: le libre développement de son énergie et la pro-
priété de sen œuvre.
« Protégez-le (l'inventeur), disait fort bien de Boufllers,
et ne le payez pas; en ne le protégeant pas, vous lui refuse-
riez ce qui lui est dû; en le payant, vous lui donneriez autre
chose que ce qui lui est dû; en un mot, point de marché,
car ce marché sera libre ou forcé ; s'il est forcé, vous êtes
tyrans; s'il est libre, vous êtes téméraires.»
Aussi blàmai-je la loi de 1791 d'accorder au Corps légis-
latif la faculté de donner une récompense aux inventeurs
qui la demandaient. Quel bienfait a retiré Philippe de Gi-
rard du prix que lui avait donné l'Empereur?
C'est en vain que les adversaires de la propriété indus-
trielle, sentant l'injustice de leur cause, voudraient rempla-
384
l'inverteur.
cer les brevets par des récompenses proportionnelles. C'est
en vain qu'ils disent : « Au bout d'un certain nombre d'an-
nées d'exploitation des brevets,on fera une enquête chez les
industriels usant de l'invention, et un jury mixte composé
de fabricants et d'inventeurs accordera une récompense,
une indemnité à l'inventeur. »
Tout cela est faux, est mauvais, doit être condamné, re-
jeté absolument, parce que ces récompenses ne seront ja-
mais proportionnelles au service rendu. L'enquête présen-
tera des difficultés insurmontables; et supposez qu'on
veuille récompenser suffisamment l'inventeur des machines
à coudre ou du télégraphe électrique, le budget de la France
n'y suffirait pas. Tout le monde a plus d'esprit que Voltaire,
a-t-on dit : nul non plus n'est plus riche que le public.
Rappelons la profession de foi du journal le Travail intel-
lectuel, fondé par M. H. Castille; elle est juste, elle est
vraie, elle renferme en quelques mots les vrais principes
sur lesquels on doit s'appuyer en cette matière :
a Les lettres, les sciences et les arts n'ont d'autre bien-
fait à demander à l'État que de rentrer dans le droit com-
mun. Mais si nous repoussons le secours, c'est à la condi-
tion qu'on nous dégrèvera de l'impôt et qu'on nous assu-
rera notre existence par la liberté du travail et la propriété
absolue du produit. »
Il faut que chacun travaille selon ses forces pour arriver
à ce résultat ; il faut surtout que tous ceux qui veulent
mettre fin à la législation arbitraire qui dévore l'inventeur
et arrête le progrès s'unissent pour élever la voix et de-
mander hautement enfin aux divers gouvernements des
pays qui prétendent être à la tête de la civilisation qu'ils
s'occupent sérieusement de cette question ; il faut donc con-
voquer un congrès national, y appeler toutes les nations do
monde, afin qu'y envoyant chacune ses députés, il résulte
de l'ensemble des travaux de tant d'hommes une doctrine
non-seulement commerciale, mais encore industrielle, qui
PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE.
==;i85 ==
indique quelles tendances on doit suivre dans l'organisation
du travail.
« Tout congrès est un bon exemple..., dit Rigault. J'aime
ces grandes assemblées où les peuples viennent se donner
la main et où les intérêts généraux du monde civilisé se dé-
battent au grand soleil, au lieu de se traiter à voix basse
dans les colloques mystérieux de la diplomatie. Les congrès
sont, encore dans leur première enfance, on n'a pu faire
suffisamment l'épreuve de leur vertu ; on n'y a pas une foi
parfaite; les démocrites s'en amusent et les prennent volon-
tiers pour des clubs d'oisifs, de touristes et de bavards cos-
mopolites qui jouent aux petits parlements. » Mais plus tard
« ce seront des conciles modernes, conciles laïques et libres,
indépendants de tout symbole, de tout dogme impérieux,
d'immutabilité et maîtres par conséquent de pousser le
monde au progrès par des routes nouvelles frayées dans
tous les sens. Toutes les grandes questions d'intérêt uni-
versel seront traitées et résolues dans ces comices de l'esprit
humain, dont les décisions, préambules naturels de l'œuvre
législative, constitueront un jour l'unité du droit interna-
tional... »
Mais qu'on se rappelle bien que les congrès ne doivent
être que le préambule de l'œuvre législative. Aussi ils n'ac-
querront une influence puissante que lorsqu'ils s'occuperont
uniquement des principes et ne discuteront plus de petits
détails, de petites conséquences.
Un congrès sur la propriété intellectuelle s'est déjà réuni
à. Bruxelles, mais il a eu le défaut de s'occuper de l'applica-
tion plus que des principes. Il devait laisser l'application au
gouvernement : faire autrement c'est mettre la charrue
devant les bœufs. Lui, assemblée de philosophes, ne devait
traiter que la question de droit. Malheureusement il en fut
tout autrement. Un de ses membres déclara même que la
question des principes « était une niaiserie. » Et une foule
de moutons de Panurge, suivant cet homme pratique, se sont
25
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38<> l'im vente un.
-
lancés sur ses traces, ont arrêté toute discussion fondamen-
tale, et ne se sont préoccupés que des détails d'exécution.
Aussi qu'en est-il résulté? C'est que, prenant des taupi-
nières pour des montagnes, des coques de noix pour des
vaisseaux, parce qu'au lieu de regarder de haut la question,
ils l'examinaient au microscope, ils sont arrivés à déclarer
qu'il n'y avait rien à faire.
Si, il y a encore quelque chose à faire, comme le dit
Jobard. Seulement je n'accuse pas, comme lui, la liberté.
Oui, il y a quelque chose à faire. Mais ce quelque chose
n'est pas un retour en arrière vers le despotisme ; ce quelque
chose, au contraire, est le dernier effort pour briser les en-
traves qui nous lient encore et arrêtent la circulation des
capitaux et dos produits. Et quand nous aurons ce quelque
chose, qui n'i^t que la reconnaissance à la propriété indus-
trielle, il y aura un certain progrès que nous aurions tort de
dédaigner.
Ce que nous voulons, en définitive, le voici :I1 faut rendre
chacun propriétaire et responsable de ses œuvres, ce qui,
appliqué à toutes les branches du travail, revient à demander
des lois assurant d'une manière certaine :
« A l'inventeur : — la propriété de son invention, aûn qu'il
ait selon sa capacité ;
« Au fabricant : — la propriété de sa marque, afin qu'il
ait selon son habileté ;
« Au marchand : - la propriété de son estampille, afin
qu'il ait selon sa probile ;
u A l'ouvrier : — la propriété de son travail, afin qu'il ait
selon sa force et son habileté. » (Ch. Laboulaye.)
Voilà ce qu'il Jaut ; voilà par quels moyens on empêchera
la lutte inique, — à laquelle nous assistons chaque jour
tranquilles spectateurs, — « contre le génie, le talent et la
probité. » La société doit empêcher que le plus riche écrase
le plus savant et le dépouille d'une propriété intellectuelle
qu'il a créée.
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PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE
387
Tant qu'elle ne le fera pas, elle sera coupable.
Qu'elle se hâte donc de rejeter le poids d'un pareil crime,
de laver cette tache d'infamie qui la souille.
Tant qu'elle n'aura pas accompli ce devoir, notre organi-
sation sociale restera boiteuse. Qu'on ne s'y méprenne pas;
ce que nous demandons est une des plus importantes ré-
formes que puisse faire le dix-neuvième siècle.
« La création de la piopriété intellectuelle, dit Jobard,
pourra seule achever la grande œuvre civilisatrice com-
mencée par l'établissement de la propriété foncière et mo-
bilière. »
Et Frédéric Bastiat, bien qu'effrayé de son application,
n'en écrivait pas moins :
« II me semble que dans l'appropriation du domaine
intellectuel il y a toute une révolution aussi imposante et
peut-être aussi bienfaisante que celle qui a fait passer le
sol à l'état de propriété privée. »
((L'œuvre appartient à l'ouvrier, dit M. Ed. Laboulaye.
Quels sont les pays libres? ceux où on respecte la propriété.
Quels sont les pays riches? ceux où l'on respecte la liberté.»
Hâtons-nous donc tous, hommes de progrès, qui trouvons
que la civilisation marche trop lentement; unissons-nous
et élevons notre voix si haut que tout homme, si sourd qu'il
soit, puisse nous entendre, afin que nous voyions réalisé,
enfin, ce que tant de voix éloquentes ont demandé.
La propriété industrielle est à notre société ce que le pa-
rallélogramme est à la machine de Watt : elle est un des élé-
ments indispensables de son mouvement.
Répétons donc sans cesse et partout notre delenda Car-
thago :
Plus de privilèges !
A l'inventeur le droit commun, la reconnaissance de la
propriété de son œuvre !
CHAPITRE VII
L'exploitation.
§ I. — Difficultés de l'exploitation. — Les capitaux. — Un stratagème
de Riquet. — Arkvvright, Ewaus, Reid. — Le cable transatlantique.—
Kulton, Huolz. — Le faiseur. — Avaloros.— Obstacles apportés parla
législation. — Déchéance du brevet.
§11. — L'intervention de l'Etat. — Hiquet. — L'empereur du Japon. —
Encouragement:} donnés à Oberknmpf, Arkwriglit, A mon ton s. dom
ftaulhey, Marcel, Hull, Fulton, Thomas tirey, Dallery, Crespel-Delisse,
Philippe de (iirard, Pnuwels. — M. Foy. M. Thiers. M. Passy. Le
maréchal Soult. Le» canons rayés». Le fusil h aiguille. La giberne. —
• Armstrong. Erikson. Le» magistrats hambourgeuis et Roberlson. —
MM. Piobert et Morin. — Pioclieu.se Bai-rat. — L'Anthracite. — La
f/ioscorea alnta. — Locomotive» Rarehaert. — Le système Nicklès. —
Le» administrations et l'inventeur. — Règlements.
§ III. — Nécessité de l'association. — Maudslay et Bramah. — Maudslay
et Brunei. — Rumsey et Fulton. — Slephen<on et Seguin. — Daguerre
et Niepee. — Erreurs de l'inventeur. — Dinicultés de s'associer. —
Maîtres de forges anglais : antagonisme et solidarité.
I
L'inventeur a produit son œuvre, malgré tous les obsta-
cles; il n'a pas le droit de se reposer; alors commence pour
lui un travail aussi difficile que la création; il s agit de
l'exploiter.
Mais deux entraves, deux obstacles l'arrêtent tout d'a-
bord : la législation et le manque de moyens de vulgarisa-
tion de son invention.
La législation, comme nous l'avons vu dans le chapitre
précédent, met une limite très-courte à la durée du bre-
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l'exploitation
38!)
vet; il faut que l'inventeur, en quinze ans, paye les avances
faites par lui, convainque le public de l'utilité de son inven-
tion, la fasse adopter et organise son exploitation sur une
assez grande échelle pour pouvoir faire des bénéfices suffi-
sants.
Dans un laps de temps aussi limité, ces conditions sont
excessivement difficiles h remplir. Rien de plus hasardeux
qu'une entreprise pareille. Aussi l'inventeur, qui rare-
ment a les fonds nécessaires pour s'en charger lui-même,
ne trouve-t-il qu'avec les plus grandes difficultés un capi-
taliste qui ait assez de confiance en son invention et ait les
reins assez forts pour faire une avance souvent très-consi-
dérable qui pourrait bien n'amener que des pertes. Si le
brevet était perpétuel, le capitaliste, confiant dans le temps,
pourrait risquer ses capitaux ; mais sous le régime actuel, ce
n'est qu'avec la plus grande répugnance qu'il se lance dans
des entreprises de ce genre. On ne peut lui en vou-
loir : chacun calcule ses intérêts; il n'y a ici qu'un cou-
pable : c'est la loi qui fait celte fausse position à l'inven-
teur.
Aussi sont-elles profondément vraies ces paroles de
Claude Vignon : <* Quand, à force de peines et de veilles,
un homme a fait une découverte utile ; quand il a créé une
force nouvelle ou créé une application plus avantageuse
d'une force déjà connue ; quand il a ravi à la nature un de
ses secrets pour le mettre au service de son pays et de l'hu-
manité, il peut contempler son œuvre dans la solitude et
mourir de misère.
« — Au temps de Galilée, on mourait de persécution. »
Il y a progrès évidemment. Mais est-ce un progrès bien
satisfaisant et devons-nous le célébrer bien hautement?
Trouver de l'argent a toujours été chose fort difficile;
mais trouver de l'argent pour exploiter une invention, c'est
saisir la plus insaisissable des chimères. Il faut être habile
comme Hiquel, qui parvint à extorquer 500,000 livres aux
390 l'ihvixteui.
fermiers généraux, qui le prirent pour un homme jouissant
d'une haute influence auprès de Colbert.
Heureusement, maintenant de pareils tours d'adresse
sont difficiles à exécuter. Quoi qu'il en soit, la somme qu'il
obtint ne constituait qu'un bien petit appoint pour une
œuvre d une importance telle que le canal du Languedoc
et n 'empêcha pas Riquet d'y dépenser toute sa fortune.
Heureux les inventeurs qui, comme lui, peuvent nourrir
leur conception avec deux millions 1 S'ils se ruinent, ils
réussissent du moins, tandis que l'inventeur qui n'a pas
d'argent, non-seulement ne tire nul profit de son invention,
mais encore est forcé de l'abandonner et perd la gloire
qui lui est due.
Elle est étrange et terrible cette chasse aux capitaux, à
laquelle est obligé de se livrer tout inventeur. Mais ici ce
n'est pas le gibier qui est la victime, ce n'est pas à lui
qu'on doit prendre de l'intérêt, mais bien au chasseur.
Si Arkwright n'avait pas rencontré Need qui le mit en
relation avec Jedediah Strulle, il lui eût été impossible de
sortir de son obscurité, de prendre un brevet et d'exploiter
sa magnifique invention. Mais ils sont rares ceux-là qui
trouvent des capitalistes ayant assez d'audace et de foi
pour exploiter ainsi une invention. Le plus souvent l'inven-
teur doit s'entendre traiter de fou par ces Messieurs, comme
Olivier Ewans. Il voulait mener une voiture sans chevaux,
qui eût risqué un sou sur ce rêve. Repoussé en Amérique,
il s'adresse à l'Angleterre, et n'obtient pas plus de succès.
Quoi d'étonnant? Alors il renonça à son projet, qu'il pour-
suivait depuis vingt ans. Que d'autres sont forcés de suivre
son exemple! Fitch, plus heureux, trouve des actionnaires
pour la construction d'un bateau qui parfois attei-
gnait , paraît-il , une vitesse de cinq et six nœuds. En-
suite ces actionnaires imitèrent ce nageur qui, ayant tra-
versé les trois quarts de la largeur d'une rivière, tout à
coup a peur de n'avoir pas assez de forces pour aller
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l'exploitation.
3«n
jusqu'au bout, et, sans calculer qu'il lui reste bien
moins de chemin à faire pour accomplir son trajet quo
pour revenir, n'ose continuer. Ils abandonnèrent donc ce
projet.
Si on s'était découragé après le premier échec qui com-
promit le cable sous-marin entre Douvres et Calais, si Reid
n'avait pas formé une seconde compagnie d'actionnaires,
qui sait de combien eût été retardée la solution de cette
question ?
Les Anglais viennent encore de nous donner un exemple
du même genre. Le cable transatlantique a échoué deux
fois; on recommence une troisième. Cette troisième tenta-
tive échoue encore; aussitôt les actionnaires se réunissent
et décident unanimement qu'on poursuivra cette entre-
prise. Le succès a prouvé en faveurdeleur audace et de leur
ténacité.
Fuiton, lui, ne put môme pas commencer l'exécution de
son bateau. Il trouva chez les Américains la même incrédu-
lité qu'en France et en Angleterre. Comme les dépenses
pour sa construction excédaient les calculs de Livingstone
et de Fulton, ils proposèrent de céder le tiers de leurs droits
à ceux qui voudraient participer pour une part proportion-
nelle dans leurs dépenses. Nul capitaliste ne se présenta. Au
contraire, on regarda cette offre comme le présage de la
défaite. — Quand M. Ruolz eut résolu le problème de l'ar-
genture et de la dorure par les courants électriques, malgré
l approbation de l'Académie, on hésitait à lui avancer cent
écus. — M. Hugues avait trouvé un moyen de recevoir la
gemme du pin, qui donne à cette exploitation un cinquième
de plus-value. Il e*t mort pauvre à Bayonne, sans pouvoir
le faire adopter.
La femme remarquable qui prend le nom de Claude Vi-
gnon a retracé dans une poignante étude l'histoire d'un
inventeur qui réussit à réaliser une invention, mais rie
peut l'exploiter cl , alors en butte aux railleries ou aux
392
l'invewteub
plaintes injurieuses de sa petite ville, finit par devenir le
petit chien d'une vieille tante.
Que d'histoires semblables 1 Aveugle est l'inventeur qui,
ayant produit son œuvre, croit qu'il lui est facile d'en tirer
parti 1 S'il a quelques ressources et qu'il veuille le tenter
lui-môme, il n'est pas plus heureux. D'abord, très-souvent,
il n'a pas l'habileté, l'entregent, l'esprit commercial, qui
sont indispensables dans les affaires.
11 faut lire dans l'intéressant volume que M. Os. Cornet-
tant a intitulé Un Inventeur au dix-neuvième siècle , et
dans lequel il a retracé la vie de Sax, quelles difficultés
trouve l'inventeur, même le plus habile, pour exploiter son
œuvre. Sax tente lui-même cette entreprise. Alors chaque
jour il se trouve en butte à de nouvelles difficultés. Tantôt
il est sans asile, le hasard lui en procure un. Le lendemain
ce sont les ouvriers qui lui demandent leur salaire. Puis ce
sont des matériaux à acheter, l'idée à répandre, l'invention
à vulgariser, à faire accepter, des ouvriers à former, tout le
tracas d'un fabricant, plus celui de l'inventeur; ce sont des
luttes de tous les jours, de tous les instants contre les rivaux,
contre les envieux, contre le public; l'inventeur est dans un
guêpier; il ne voit qu'embûches partout. La faillite et
Glichy le menacent sans cesse. Il lui faut de l'argent, de
l'argent à tout prix. Alors se présente un honnête usurier
qui lui prête à 50 p. 100 pendant six mois. Il prend, il ac-
cepte, il marche, il voit tout crouler autour de lui, il va en
avant; le chemin s'effondre sous ses pieds, il sent que
chaque pas qu'il fait est un pas de plus vers le bourbier
sans fond qui l'attend. Il marche toujours jusqu'à ce qu'il
y tombe et y reste enseveli.
Oh 1 les corbeaux qui aiment le cadavre 1 ohl les vau-
tours qui cherchent la charogne I Oh ! les chacals, qui le
suivent partout comme ils suivent le lion ! oh ! les hyènes
prêtes à absorber toutes les ordures ! Us sont là partout,
autour de lui, rôdant, passant la langue sur leurs lèvres,
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l'exploitation
393
montrant leurs dents et tressaillant de joie en pensant au
beau festin qu'ils vont faire. Ils s'insinuent auprès de l'in-
venteur ; ils rampent comme le chat et font un ron-ron à sa
louange; ils rentrent leurs griffes, et l'inventeur, homme
naïf comme tout homme de génie, s'imagine qu'ils lui ren-
dent service.
Pourquoi en ôtre surpris? Il a frappé à toutes les portes,
et toutes ont été fermées.* Comment n'accueillerait-il pas
bien ce produit de notre siècle, le faiseur qui s'insinue
auprès de lui, qui vient en rampant, bas et vile, avec des
paroles douces sur les lèvres, le geste protecteur; qui em-
prunte son allure au serpent dont il a le regard ; qui sait
faire miroiter aux yeux de sa dupe des cascades d'or qui
l'hypnotisent.
Gomment l'inventeur ne serait-il pas séduit? Il estime ce
faiseur, il place en lui toute son amitié, il le vénère comme
un saint, il l'adore comme un Dieu sauveur, il le regarde
comme un bienfaiteur de l'humanité souffrante, et il a de
la reconnaissance pour lui.
Il est si bon ce faiseur ! il est venu le trouver dans sa
pauvre mansarde au moment où, arrivé à son dernier sou,
il pensait déjà au suicide; il est venu lui remettre le cou-
rage au cœur et la Gerto sur le front. Il lui a ouvert un
avenir splendide au moment, où il ne voyait plus que le
gouffre vers lequel Bossuot dit à l'homme : Marche!...
Gomment ne pas sentir son cœur déborder d'affection pour
cet homme ? Aussi est-il prôt à passer par toutes les condi-
tions qu'il lui dictera. Évidemment il ne peut vouloir que
son bien, et puisque lui ne sait pas lancer son affaire, il
doit se laisser guider par ce bon entremetteur.
Et comme le faiseur a bien pénétré tous ces sentiments!
comme il a bien suivi la marche progressive qu'il a faite
dans le cœur de l'inventeur!
Alors, quand il sent le moment venu, il lui dit :
J'ai déjà commencé les démarches! j'ai trouvé un capi-
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l'inventeur.
talisle assez osé pour aventurer ses fonds. II a compris votre
génie!... Mais vous savez ce que sont les hommes d'argent,
rien pour rien. Aussi demande-t-il la moitié des bénéfices.
— Soit, répond l'inventeur qui donnerait sa découverte
à tout prix.
— Mais ce n'est pas tout. Vous conviendrez qu'il est bien
juste quej'aie la récompense de mes soins. De plus, c'est moi
qui dois lancer l'affaire. Votre bailleur de fonds n'en a pas
le temps et ne saurait comment s'y prendre. C'est moi qui
dois diriger tout ; m lis il faut vivre, j'aurais le plus grand
plaisir à le faire par pur dévouement au progrès et à vous;
malheureusement je ne le puis. Aussi je demande pour iuoi
le quart des bénéfices l
L'inventeur, qui a tout fait, sans lequel on ne pourrait
rien, concède encore ce quart.
Pour lui, il ne lui reste qu'un quart, autant qu'à cet
homme !
Mais qu'importe? après quelques difficultés, le malheu-
reux se résigne.
Au moins, il se croit délivré de tout, sauvé, et l'affaire
peut prendre de grandes proportions, il fera alors aussi, lui,
sa fortune, ou du moins il pourra vivre, travailler de nou-
veau, et il aura pour récompense la gloire 1
Erreur! le temps se passe, l'inventeur presse le faiseur,
il voit ses ressources s'épuiser, il faut qu'il vive. Le faiseur
vient toujours avec de bonnes paroles :
— Vous connaissez tous les mille petits retards qui se
présentent dans toutes les affaires. Ce sont les grains de
sable qui arrêtent le boulet. Hier c'était un acte à en-
registrer, aujourd'hui ce sont des capitaux à faire ren-
trer.
Le lendemain, c'est une perte que vient de faire le capi-
taliste et qui le force d'ajourner les avances qu'il devait
faire à l'inventeur... Et ainsi de suite, les jours succèdent
aux jours ; les mois aux semaines, et rien 1 rien !
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L'EXPLOITATION.
393
L'inventeur a demandé à être mis en rapport avec le
banquier; ce banquier est un ôtre insaisissable, il est à la
campagne, ou à la Bourse, ou en affaires.
L'inventeur est renvoyé de l'un à l'autre comme un vo-
lant par des raquettes.
Mais ses ressources sont épuisées; il De peut plus vivre;
alors le bon faiseur vient encore juste à point comme la
Providence, il lui fait les avances dont il a besoin, mais
naturellement il faut bien qu'il se sauvegarde, or comment
si ce n'est en hypothéquant l'avenir? Or ces hypothèques-là,
il faut bien l'avouer, sont soumises à mille chances, donc...
le taux ne doit pas ôtre le môme que lorsqu'on prête do
l'argent sur de bons immeubles bien et dûment responsa-
bles... et de conséquence en conséquence l'inventeur se
trouve un jour avoir hypothéqué tous les bénéfices qu'il
pouvait avoir en espérance; il est dépossédé de son inven-
tion quind vient le moment de l'exploiter, et tandis qu'à lui
il ne reste que la misère et le désespoir, le faiseur fait for-
tune avec son idée.
Heureux encore quand il ne donne pas son nom à l'in-
vention, et ne se pose pas en bienfaiteur, prétendant qu'il
n'a affaire qu'à des ingrats 1
Comme Balzac a bien peint ce type dans cette scène du
magnifique drame qu'il a intitulé les Ressources de Quinola!
AVALOROS.
« Depuis la poudre, l'imprimerie et la découverte du
nouveau monde, je suis crédule. On me dirait qu'un hômme
a trouvé le moyen d'avoir en dix minutes ici des nouvelles
de Paris, ou que l'eau contient du feu, ou qu'il y a encore
des Indes à découvrir, ou qu'on peut se promener dans les
airs, je ne dirais pas non, et je donnerais...
SARPI.
« Votre argent?...
AVALOROS.
u Non, mon attention à l'affaire.
390
l'invewteur.
8ARPI.
« Si le vaisseau marche, vous voulez être à Fontanarès ce
qu'Améric est à Christophe Colomb.
AVALOROS.
« N'ai-je pas là dans ma poche de quoi payer dix hommes
de génie?
SARPI.
« Comment vous y prendrez- vous?
AVALOROS.
« L'argent, voilà le grand secret. Avec de l'argent à perdre,
on gagne du temps ; avec le temps tout est possible ; on rend
à volonté mauvaise une bonne affaire; et, pendant que les
autres en désespèrent, on s'en empare. L'argent, c'est la
vie; l'argent, c'est la satisfaction des besoins et des désirs;
dans un homme de génie il y a toujours un enfant plein
de fantaisies, on use l'homme et on se trouve tôt ou tard
avec l'enfant, l'enfant sera mon débiteur et l'homme de
génie ira en prison. »
L'argent, voilà tout le secret en effet. Malheur à l'homme
de génie qui est pauvre I
Elles sont encore profondément vraies les paroles de
Quinola : « Un homme pauvre, dit Quinola, qui trouve une
bonne idée m'a toujours fait l'effet d'un morceau de pain
dans un vivier : chaque poisson vient lui donner un coup de
dent. »
La troupe est là hurlante et affamée; il faut que le cerf
succombe. Comme Toussenel a eu raison de le prendre
pour symbole de l'inventeur I
Mais, ne l'oublions pas, c'est au peu de durée des brevets
qu'il faut surtout s'en prendre des difficultés que l'inven-
teur trouve à exploiter son œuvre.
« Nul n'oserait assurer, dit Jobard, qu'il n'existe pas des
centaines de Watt en possession de découvertes immenses
dont ils ne peuvent tirer aucun parti, faute de capitaux,
qu'ils trouveraient en abondance, si leurs patentes étaient
glj
l'exploitation. 397
éternelles ou du moins beaucoup plus longues qu'elles ne le
sont. »
Si la pérennité de la propriété industrielle était proclamée,
nul doute que l'inventeur ne parvînt à trouver des capitaux
fournis par des gens honorables qui, voyant un moyen de
gagner une grande fortune avec le temps, n'hésiteraient
pas à risquer une somme suffisante pour la réussite d'une
nouvelle invention. Mais que faire maintenant? Qui sera
assez audacieux pour oser se lancer dans une entreprise
dans laquelle il faut avoir fait fortune au bout de quinze
ans? Quelles sont les inventions, je le répète encore une fois,
dont le succès a été si immédiat? Par conséquent, l'inven-
tion doit tomber forcément dans les mains de faiseurs, de
chevaliers d'industrie qui entreprennent cette affaire comme
une affaire véreuse.
Autre chose maintenant : Je suppose que l'inventeur n'a
trouve que bons vouloirs, qu'il a trouvé des capitalistes
pleins de confiance en lui, que le commencement de sa
route a été déblayé de tous les obstacles que nous venons
de décrire ; il se met à construire.
Il faut qu'il s'installe, s'établisse, monte ou fasse monter
une fabrique; tout cela ne se fait pas en un jour.
Supprimons encore cette difficulté : Je suppose que le ca-
pitaliste a une fabrique toute montée qu'il lui livre ; l'in-
venteur n'a qu'à construire sa machine. Mais les ouvriers
ne sont pas faits à cet ouvrage auquel ils travaillent môme
avec une visible répuguance : il faut qu'il les forme. Cela
n'est pas non plus l'affaire d'un jour.
Ils ont cependant la meilleure volonté du moude ; l'inven-
teur a tous les matériaux désirables, sa machine avance, il
la construit.
Elle est prête, mais elle ne peut pas marcher. Un vice,
qu'on pouvait seulement voir après la fabrication, l'empêche
de fonctionner. Il faut la recommencer.
Les capitalistes savent bien qu'on n'a jamais vu une in-
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l'inventeur.
vention réussir du premier coup. Ils ne se découragent donc
pas et donnent encore de l'argent.
La machine est améliorée, cependant elle a encore quel-
ques vices de détail qui empêchent son exploitation. U faut
les corriger.
Le temps s'écoule et alors se présente, implacable, cet
article de la loi :
« Sera déchu de ses droits le breveté qui n'aura pas mis
en exploitation sa découverte ou invention en France dans
le délai de deux ans, à partir du jour de la signature du
brevet, ou qui aura cessé de l'exploiter pendant deux an-
nées consécutives, à moins que, dans l'un ou l'autre cas, il
ne justifie des causes de son inaction. »
Et vous vous étonnez que l'inventeur, talonné par un pa-
reil article, ne trouve pas des capitaux l Mais qui donc ose-
rait faire des avances parfois considérables pour se voir
tout enlever au bout de deux ans?
Mais la prolongation de la durée des brevets, la suppres-
sion de cet article, n'apporteront pas toutes les améliora-
tions nécessaires à l'état de choses actuel pour que l'in-
venteur puisse exploiter librement et en sécurité son œuvre.
Le grand levier avec lequel il parviendra à surmonter les
difficultés entassées sous ses pas sera ici, comme partout,
l'association .
La plus grande difficulté que trouve l'inventeur est en
effet la vulgarisation de son œuvre. Il ne parvient à l'obte-
nir qu'à grands coups de réclames, choses qui coûtent fort
cher. De plus, comme la plupart de ces réclames s'adres-
sent à plus de gens qui n'ont pas intérêt à ce que l'inven-
tion nouvelle réussisse, à qui elle est fort indifférente, qu'à
des gens qui sont directement intéressés à son succès, ce
sont autant de coups d'épée dans l'eau. Pour trouver un
capitaliste, l'inventeur est obligé d'aller de porte en porte
quêter l'aumône d'un peu d'attention pour exposer son
œuvre et plaider les bénéfices qu'elle pourrait rapporter.
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l'exploitation.
Dans cette quête, l'inventeur s'adresse ou à des gens indif-
férents ou à des gens prévenus; les gens prévenus le regar-
dent comme un fou ou un importun et s'en débarrassent
le plus vite possible ; les indifférents ne l'écoutent pas et le
traitent en fâcheux. Je ne parle pas de la honte qui abreuve
l'inventeur dans ces diverses démarches; je ne parle pas
non plus du temps qu'il y perd. S'il réussissait, ce serait
peu de chose. Mais il ne réussit pas.
Il faudrait pour que la vulgarisation d'une œuvre se fît
rapidement et dans le milieu où il est utile qu'elle se fasse,
que l'association vînt au secours de l'inventeur. Une asso-
ciation pour le tissage existe, par exemple. J'invente une
machine qui a rapport à cette branche de l'industrie. Dès
qu'elle est faite, je la présente à cette société. Tous ses
membres la connaîtront rapidement; s'ils la jugent bonne,
ils s'empresseront de la répandre, de la prendre sous leur
patronage et de la vulgariser autant que possible. Le ca-
pitaliste qui se verra soutenu par eux n'hésitera pas à se
lancer dans une entreprise qui a reçu le baptême du succès.
Je n'ai pas eu besoin de faire de démarches, de payer des
réclames. La société a prévenu mes désirs.
Si elle est société commerciale, elle me l'achètera peut-
être ou l'exploitera de concert avec moi.
Par ce moyen, on le voit, toutes les énormes difficultés
sont aplanies, tous les obstacles qui se hérissaient entre
l'enfantement d'une invention et son exploitation sont sup-
primés. Il y a profit pour l'inventeur, profit pour le con-
sommateur: tous y gagnent. N'est-ce pas là ce que nous
devons chercher?
II
Mais, nous dira-t-on, l'inventeur peut recourir au gou-
vernement, et comme le gouvernement est toujours sage,
4U0
L'INVENTEUR.
éclairé, ami du progrès, nul doute que si son invention a
quelque valeur, il ne lui prête son appui et ne lui donne la
récompense qu'il mérite.
Je veux bien que le gouvernement ait toutes les qualités
possibles et impossibles. Mais voyons un peu ce qu'a pro-
duit son intervention jusqu'à ce jour.
Riquet construit un canal avec l'agrément de Colbert;
mais Colbert n'a pas le sou, et nous venons de voir quel
moyen l'entrepreneur est obligé d'employer pour se pro-
curer les fonds nécessaires.
Et encore, c'était bien beau; car les gouvernements, en
général, se défient de toute invention et de toute idée nou-
velle. Ils sont conservateurs par essence; ils reposent sur
la tradition; ils sont fatalement ennemis du progrès.
Aussi comprends-je parfaitement la conduite de l'em-
pereur du Japon. Les Américains ayant importé dans son
empire une locomotive, des télégraphes électriques, les
Japonais se hâtèrent d'appliquer leur prodigieux esprit
d'imitation à construire des appareils semblables. Le Com-
modore Perry y revint trois ans après et demanda ce que
toutes ces choses étaient devenues. Elles étaient enfermées,
et il était défendu de les imiter sous les peines les plus
sévères.
De môme, en Europe, quand le tabac parut, de nom-
breux livres furent échangés pour et contre; mais les gou-
vernements prudemment commencèrent par le proscrire.
Oberkampf dote la France d'une industrie nouvelle.
Immédiatement l'administration lui cherche noise.
Arkwright fait des tissus qui ressemblaient à ceux qui
viennent des Indes. Savez-vous de quelle manière on les
encouragea ? Les douanes voulurent les imposer.
Et puis, pour obtenir la sympathie des gouvernements,
il faut avoir l'échiné souple.
Or, le plus souvent, l'inventeur a encore, outre ses
autres défauts, celui « d'avoir une entière incapacité de se
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l'exploitation.
401
faire valoir autrement que par ses ouvrages, ni de faire
sa cour autrement que par son mérite. »
Il ne sait pas être petit chien ; il ne sait pas ramper ;
l'intrigue lui répugne; il aime bien mieux son cabinet que
les antichambres ou les salons des ministres et des cours.
Ce n'est pas en restant chez soi qu'on fait son chemin.
Celui qui ne se vante pas sera toujours réputé pour un
imbécile, eût-il découvert le mouvement perpétuel.
Amontons était doux, Amontons était timide. Invité à
faire une expérience de son système télégraphique devant
le dauphin, il fut gauche, embarrassé; il perdit la tète; le
prince bâilla, les courtisans bâillèrent, les plaisanteries
succédèrent, et Amontons et son système furent trouvés
ridicules.
Dom Gauthey présente un télégraphe acoustique ; il est
plus heureux : il réussit, il plaît, on l'admire; c'est un
passe-temps, un désennui, une nouvelle merveille à voir,
une curiosité.
Pendant huit jours il est le héros de la cour et de la ville.
Cependant le roi se trouve trop pauvre pour encourager ses
essais. Dom Gauthey en appelle alors à une souscription
publique. L'engouement est passé et il ne peut la cou-
vrir. Un autre sujet Ta remplacé : c'est le corsage de ma-
demoiselle une telle, c'est la robe de madame telle, une
nouvelle fantaisie de Marie-Antoinette ou une serrure de
Louis XVI.
Il avait cependant été bien heureux de faire une expé-
rience devant la cour. Pareille faveur n'est pas accordée à
tout le monde; le plus souvent l'inventeur est condamné,
sans être entendu.
Marcel écrit lettres sur lettres au ministre, adresse un
mémoire au roi dans lequel il ne lui demande que le trans-
port de sa machine d'Arles à Paris ; et comme il ne recevait
nulle réponse, un jour il jeta au feu ses dessins et sa ma-
chine, et en mourant il emporta avec lui son secret.
20
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402
l'ihve.ntecr.
Ou bien si l'inventeur pan ieut jusqu'à nos grands per-
sonnages, ils prennent un air si imposant et si effrayant
que le pauvre diable s'intimide et n'ose plus soutenir son
œuvre.
En 1736, Hull présente un bateau à vapeur à l'amirauté
anglaise :
==* La force des lames ne brisera-t-elle pas en morceaux ==
toute partie de machine qu'on placera de mauière à la faire
mouvoir dans l'eau ? » lui dit-on.
11 a peur et il répond :
« Il est impossible que cette machine soit employée à la
mer dans une tempe 1 te et lorsque les lames font ravage. »
Quand le manuscrit de Thomas Grey, dans lequel il ex-
pliquait les principes des chemins de fer, fut remis au mi-
nistre anglais, on ne repondit pas.
Sous 1 Empire, alors que Napoléon eût voulu que tout se
fit avec rapidité, eût \oulu entasser travaux sur travaux,
progrès sur progrès, il en était absolument de môme.
Fui ton, après avoir poursuivi une foule d'études mécani-
ques et d'inventions en Angleterre, qui ne lui avaient servi
qu'à recevoir des médailles et des lettres de remercîments,
vint en France pour essayer d'en tirer parti. Au mois de
décembre 171)7, les ressources lui manquant pour faire des
expériences, il proposa au Directoire un système de bateaux
sous-marins, destinés à faire sauteries vaisseaux. Ce projet
fut, comme tout projet doit l'être, renvoyé à une commis-
sion qui, en bonne commission qu'elle était, commença par
le déclarer impraticable. Alors il exécuta un beau modèle
de son bateau sous -marin. Cela frappait les yeux. Il fut
mieux accueilli : une nouvelle commission fut nommée, et
cette fois présenta un rapport favorable; ensuite délais et
obligations et, à la fin, avis du ministre de la marine qui
annonçait que ses plans étaient rejetés.
Les expériences furent reprises plus tard par le pre-
mier consul ; mais comme elles traînaient en langueur et
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l'exploitation.
403
qu'il avait d'autres choses à faire, il cessa de s'en occuper.
Ou les gouvernements sont trop pressés, ou ils ne le sont
pas assez ; il leur est, paraît-il, bien difficile de faire les
choses convenablement.
Fulton ne fut pas plus heureux avec son bateau à va-
peur.
Après avoir été brisé une première fois par une bourras-
que, il navigua enfin sur la Seine le 9 août 1803. L'expérience
faite en présence de Cousin, Bossut, Garnot et Perrier,
d'une foule de spectateurs, réussit complètement. Le ba-
teau remonta le courant avec une vitesse de un mètre six
centimètres par seconde.
Mais alors, on s'occupait de bien d'autres choses. Le pu-
blic restait froid pour ces nouveautés qu'il ne comprenait pas.
Il y avait des coups de canon, des tambours, des trompettes
qui remplissaient l'air tout entier et ne permettaient d'en-
tendre au milieu de leur chaos que le bruit des victoires.
Aussi voyait-on avec indifférence le petit bateau de Fulton
amarré sur la Seine.
Et puis, à cette époque, il n'y avait qu'un homme qui
absorbait tout en lui, et à qui seul on pouvait s'adres-
ser: c'était Bonaparte qui allait devenir bientôt Napo-
léon; et déjà ses jugements étaient sans appel, ses ordres
étaient irrévocables. Il fallait son ordre pour que l'Académie
se saisit de l'examen d'une question. Fulton le lui fit de-
mander par Louis Gostaz; mais, malgré toutes ses instances,
le consul refusa de le donner, regardant Fulton comme un
aventurier dont il ne fallait pas s'occuper.
Dallery ne fut pas plus heureux. Le 29 mars 1803, il pre-
nait un brevet pour un bateau à vapeur à hélice.
L'hélice servait à la fois de propulseur et de gouvernail.
Sa chaudière était tubulaire, en cuivre; elle avait un hélice
ventilateur pour activer le tirage.
On voit quec'était une machine déjà arrivée à un point de
perfection excessivement élevé, et qu'on a été obligé de re-
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404
l'inventeur.
faire peu à peu , parce qu'on en avait perdu le sou-
venir, grâce à l'incurie de ceux qui auraient dû le con-
server.
Le bateau muni de cet appareil fut construit et mis à flot
à Bercy. Mais, hOlas ! Dallery avait dépense tout ce qu'il
possédait pour la réalisation de son projet; et, au moment
de réussir, il lui manquait trente mille francs.
Alors il s'adressa au ministre compétent ou du moins ré-
puté tel.
Le ministre le traita de fou, comme il était de son rôle de
le faire.
Et Dallery, voyant toutes ses espérances anéanties, poussé
à un désespoir allant jusqu'à la folie, brisa de fureur son
œuvre de ses propres mains !
Sous la Restauration il en fut de même que sous l'Em-
pire.
En 1821, une autorisation est accordée à la compagnie
Pauwels de former un établissement d'éclairage par le gaz
hydrogène. Une délibération du conseil d'État l'annule peu
après et met au nombre de ses considérants ce motif:
« Un certain parti pourrait faire usage de ses vertus expîo-
sibles pour faire une révolution.
Sous Louis-Philippe, ce ne fut pas sans peine qu'on se dé-
cida à essayer le télégraphe électrique, alors qu'il était déjà
pratiqué en Amérique et en Angleterre. Mais par amour-
propre national, et c'est là l'un des caractères des adminis-
trations et gouvernements, on ne voulut prendre pour mo-
dèle aucun des télégraphes établis par MM. Morse, Stein-
heil ou Jacobi.
M. Foy, directeur de l'administration des télégraphes,
qui voyait probablement d'un œil de regret disparaître le
système aérien , voulut faire exécuter par le télégraphe
électrique les signaux ordinaires de son prédécesseur. Et
aussitôt de crier bravo, et la commission de faire exécuter,
par M. Bréguct, des télégraphes sur ce modèle. On fit quel-
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l'exploitation.
40.-j
ques essais; puis on adopta définitivement ce genre de télé-
graphe et on décida son installation.
Il est vrai que ce télégraphe présentait les inconvénients
suivants :
Il exige deux courants voltaïques et deux conducteurs ;
par conséquent une double dépense.
Il a de grandes chances d'erreur, puisqu'il faut faire
travailler distinctement deux appareils qui doivent cepen-
dant s'accorder.
Le nombre des signaux est très-restreint, de moitié plus
restreint que dans le télégraphe aérien de l'abbé Chappe,
car au lieu d'avoir trois pièces mobiles il n'en a que
deux.
Aussi, bientôt après son installation, était-on obligé de le
modifier, et en 1852 de l'abandonner en partie, et enfin en
1 854 de le mettre complètement de côté.
11 en est partout et pour tout ainsi. En 1826, c'était avec
toutes les peines du monde que M. Séguin obtenait l'auto-
risation de poser un chemin de fer entre Lyon et Saint-
Étienne. En 1830, les chemins de fer transportaient des
milliers de voyageurs entre Liverpool et Manchester, ce qui
n'empêchait pas qu'en France ils étaient fortement contes-
tés. Cependant le chemin de fer de Saint-Germain se con-
struisit tant bien que mal et eut du succès. Alors en 1835
M. Thiers accorda qu'on pourrait se servir de :ce mode de
locomotion avec un certain avantage, en tant que l'usage
en serait limité au service de certaines lignes fort courtes
aboutissant à de grandes villes comme Paris. Le fer est trop
cher en France, disait M. Passy, ministre des finances.
Du reste, avant les chemins de fer, les ingénieurs s'étaient
opposés à toute espèce d'amélioration des routes : ils dé-
fendirent pied à pied l'empierrement à gros blocs, les écou-
lements d'eau superficiels, la largeur ridicule des routes qui,
multipliant leurs frais de construction, diminuait par con-
séquent leur extension. Ils se sont opposés aussi de toutes
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l'inventeur
leurs forces à l'emploi des ponts suspendus qui, s'ils ont
beaucoup d'inconvénients, n'en rendent pas moins, dans
certains cas, d'immenses services.
En guerre, quand une invention est trop destructive, les
généraux la repoussent : ce n'est qu'avec le plus grand re-
gret qu'ils voient l'introduction de nouveaux engins ; la
poudre à canon a gâté la guerre, la vapeur a gâté la marine :
depuis la poudre, il n'y a plus de beaux coups d'estoc et de
taille à donner, de ces luttes homériques où on se mesurait
corps à corps ; depuis la vapeur, il n'y a plus de ces belles
manœuvres si difficiles à exécuter qui faisaient la joie du
marin quand il s'agissait de virer de bord ou de serrer le
vent au plus près.
Aussi coraprend-on promptement la réponse du maré-
chal Soult à un jeune homme qui lui proposait un moyen
aussi simple qu'économique de faire sauter les buttes Mont-
martre pour la somme de trente-deux francs.
— Trouvez-moi, lui répondit-il, un nouveau genre de
fusil qui rate deux fois sur trois coups et je l'adopte immé-
diatement. C'est une réponse de générai : la stratégiel
On admet bien que la guerre a pour but de se faire le plus
de mal possible l'un à l'autre; mais on ne veut pas em-
ployer les boulets ramés sur terre, ils détruiraient trop vite
une armée; leur usage n'est permis que sur mer.
C'est sans doute pour une raison aussi bien fondée que
dans l'armée on s'est successivement opposé à l'introduc-
tion du fusil à piston, de la carabine Mi nié, du canon
rayé : il a fallu de3 initiatives puissantes pour les faire ac-
cepter.
Il a fallu l'empereur Napoléon III pour appliquer les
idées du prince Louis-Napoléon Bonaparte, qui avaient été
repoussées pendant quinze ans.
Et cependant, à l'Aima, ce furent douze pièces, organi-
sées d'après ce nouveau système, qui, en soutenant victo-
rieusement, pendant deux heures, le feu de quarante ca-
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l'exploitation. 407
nons russes, empêchèrent la division Bosquet d'être écrasée
et sauvèrent l'armée.
C'est un Français, Prévôt, qui a inventé les fusées à la
Congrève, que les Anglais ont appliquées.
La guerre entre la Prusse et l'Autriche vient de prouver
une fois de plus les dangers do cette négligence. Dreyse,
l'inventeur du fusil à aiguille, est livré pendant trente ans
au ridicule; des systèmes analogues étaient successivement
rejetés par tous les peuples; depuis deux ans, dit-on, le gou-
vernement autrichien était en possession d'un système su-
périeur, mais on trouvait quantité de bonnes objections
pour ne pas l'appliquer : — Les soldats dépenseront leurs
munitions tout d'un coup, disait-on, quand on ne savait
plus que dire, objection dont la valeur a été parfaitement
prouvée par la dernière campagne, dans laquelle les Prus-
siens n'ont tiré que trois coups par homme. Mais il n'y
avait rien à répondre ; nous avons vu le succès auquel con-
duit le système de dénigrement que préconisent tous les
comités d'artillerie à l'exclusion de tout autre. Puisse-t-il
être une leçon pour eux et puissent, une autre fois, les
hommes de guerre français qui sont chargés de cette mis-
sion ne pas reconnaître trop tard le mérite d'une inven-
tion.
M. Louis Noir publiait, l'année dernière, dans YOpinion
nationale, un excellent article sur la giberne, dans lequel il
démontrait comme quoi la giberne est impropre à tous les
usages auxquels elle est consacrée.
Elle ne contient que vingt cartouches, quantité complè-
tement insuffisante et qui laisse quelquefois tout un corps
d'armée sans munitions; elle est de plus perméable, elle
coupe les reins du soldat et écorche ses doigts quand il veut
l'ouvrir; elle forme avec difficulté, et si on la laisse ouverte,
elle laisse échapper tout ce qu'elle contient.
Les zouaves ont inventé une cartouchière à poil, grande,
assez molle pour se mouler sur toutes les parties du
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I/IHTEUTEUH.
corps, complètement imperméable, facile à ouvrir, etc.
Mais les conservateurs de l'armée sont partisans de la
giberne; c'est un débris de l'ancien gréement, îl est vrai
que ce gréement était lourd et mal commode, qu'importe!
il faut le pleurer et il faut en conserver avec soin les der-
niers vestiges ; plutôt que d'abandonner la giberne, il vaut
donc mieux laisser les soldats manquer de cartouches. Et
puis, on peut encore objecter une raison pour la conserva-
tion de la giberne : il faut bien occuper le soldat, sans cela
que ferait-il?... Donc la cartouchière se tenant propre
sans soins et la giberne ayant besoin d'être astiquée,
cette dernière considération doit remporter sur toutes les
autres !
En Angleterre, c'est le contraire en ce moment pour les
canons. Au lieu d'aller graduellement, elle veut faire tout
d'un coup des pièces qui portent de Douvres à Calais.
Armstrong n'avait présenté au gouvernement anglais
qu'une grosse carabine rayée, se chargeant par la culasse,
lançant un projectile du poids de 12 livres et correspondant
à notre calibre 4 (1).
Mais cela ne suffit pas au gouvernement. Il pressa Arm-
strong d'augmenter les dimensions et la puissance de son
arme, l'inventeur demanda sept ou dix ans pour étudier cette
question, on ne les lui accorda pas, et alors pressé, harcelé,
ne pouvant pas hésiter à rendre un service qu'on le préten-
dait capable de rendre, il a abordé les plus gros calibres, et
il a échoué en partie. Ici l'administration rend l'inventeur
son esclave et lui ordonne de produire quand même ; là elle
rejette son œuvre, toujours la même adresse.
En 1823, Delisle proposa en vain l'application de l'hélice.
Erikson l'applique à un bateau que le peuple surnomma
énergiquement le diable volant.
Mais l'amirauté, qui s'était prononcée contre les bateaux
(I) Revue des Deux Mondes, Xavier Raymond, 15 janvier 1864.
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400
à vapeur, ne manqua pas de rejeter de nouveau cette in-
vention.
En 1855, Colis lui avait proposé aussi un système de na-
vires cuirassés semblable au Monitor ; elle ne s'en occupa
pas jusqu'au jour où le succès du monstre américain in-
spira un désespoir si grand à tous les Anglais qu'ils propo-
sèrent de brûler tous leurs vaisseaux de bois.
Les magistrats de Hambourg forcent, par exemple, Ro-
bertson à partir quelque temps qu'il fît. Qu'importe à ces
braves magistrats la vie d'un bateleur? On ne discute pas
avec l'autorité.
Je trouve une phrase bien curieuse dans le discours de
réception, à l'Académie des sciences, du général Morin.
On sait que M. Morin est l'auteur, avec M. Piobcrt, de
ces nombreuses expériences et notes qui tendaient à prou-
ver que le coton-poudre n'était qu'un joujou de salon, nul-
lement dangereux, ayant à peine assez de force pour lancer
une balle de Liège. Cependant M. Morin n'en rend pas
moins justice à l'armée dont il fait partie et aux autres
corps savants ou administrations. « Si l'on parvient à mettre
en évidence que les lois qui ont régi pendant longtemps
quelque grand service public n'ont été basées que sur des
raisonnements plus spécieux que conformes à l'expérience,
on se voit exposé à déplaire à des corps distingués et puis-
sants ; si l'on prouve indiscrètement à quelque administra-
tion qu'elle fait fausse route en certaines circonstances,
qu'elle pourrait améliorer certaine partie de son service, -
elle vous engage parfois, plus ou moins poliment, à ne
pas vous mêler de ses affaires. »
C'est ce que vous avez fait, monsieur Morin, en votre
qualité de membre du comité d'artillerie. Il est probable
qu'en ce moment vous avez en vue quelque autre adminis-
tration, à moins que vous ne vous contredisiez tout sim-
plement, ce qui est encore fort possible.
C'est peut-être vous qui avez rejeté avec acharnement le
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l'inventeur.
fusil à aiguille ou tout autre fusil se chargeant par la cu-
lasse, alors môme qu'une auguste volonté voulait son appli-
cation : obstination qui nous eût mis dans une assez triste
situation, il faut le dire, en face des Prussiens.
En 1746, ce fut une lunette de nouvelle invention qui
permit à l'amiral Knowles de voir l'escadre française, qui
ne se doutait pas de son approche, de l'attaquer à I'impro-
viste et d'empêcher le prétendant de recevoir les puissants
secours que lui envoyait la France. Si l'amiral Knowles
avait cependant cru que ses anciennes lunettes étaient les
meilleures?...
Ehhien! le monde eût été changé. La dynastie anglaise
ne serait plus la môme. Détails 1 il valait mieux rejeter la
lunette.
Il en est de même pour la belle machine à labourer de
MM. Barrât qui doit transformer la face de l'agriculture en
France. Son histoire est assez triste et assez curieuse pour
que nous la racontions tout entière.
MM. Barrât ont inventé une charrue à vapeur, ou plutôt
la piocheuse h vapeur.
Ses avantages furent reconnus immenses. La commission
à l'examen de laquelle elle fut soumise la proclama supé-
rieure à tout ce qu'on avait fait avant elle. En conséquence,
pour indemniser MM. Barrât de leurs frais, de leurs pertes de
temps, et pour leur permettre de construire une autre ma-
chine corrigée des quelques petites imperfections de détail
que prouvent toujours les premiers essais, elle demandait
au ministre une somme de 50,000 fr. C'était certes peu 1
Mais nul n'a la prétention de payer les inventeurs. Heu-
reux quand ils ne meurent pas de faiml Leur sort ne
regarde pas les ministres ni les gouvernements.
Les commissaires se montraient trôs-favorables à la nou-
velle invention. Ils y mettaient tout le zèle possible ; ils pre-
naient la construction de la nouvelle machine sous leur
responsabilité. Une seconde commission approuve à l'una- 1
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l'exploitation.
4M
nimité la machine de MM. Barrât frères et fait son rap-
port en termes favorables en 1850.
Et cependant V. Meunier pouvait dire en 1853 :
« Il y a quarante-trois mois que, sur le conseil de M. Bec-
querel, le conseil général du Loiret adressait au gouver-
nement l'invitation précédemment rapportée.
« Il y a trente-cinq mois que la commission instituée par
le ministre de la guerre lui faisait la proposition qu'on a
lue. Il y a trente et un mois que la commission créée par le
ministre de l'agriculture adoptait les conclusions de son
aînée. )»
Et MM. Barrât attendent encore, sans doute, ou plutôt
ils n'attendent plus la réponse des ministres !
« Il n'est pas impossible, ajoutait-il plus bas, qu'à
l'expiration de votre brevet, votre grande invention réus-
sisse en des mains étrangères. »
Et en effet, elle est là la pauvre machine, construite avec
la sueur de ses inventeurs, alimentée par leur vie, exposée
dans une cour, triste, solitaire, abandonnée à la pluie, à la
gelée, toute rongée par la rouille « attestant le génie de ses
auteurs et l'imbécillité de ses contemporains. »
Heureusement que maintenant il y a une puissance
noble, dévouée et généreuse, à la compréhension large, à
l'intelligence immense; puissance qui se compose d'hommes
sincères, dévoués, d'employés qui agissent non comme les
automates des bureaux, mais avec tout l'élan de l'homme
libre, et qui sont toujours prêts à secourir toute misère, à
tonner contre toute oppression, à flageller toute sottise ; cette
puissance vous l'avez tous reconnue : c'est la presse.
Aussi l'article publié dans les journaux de Paris, par M. V.
Meunier, appela-t-il l'attention sur l'invention; quelques
semaines après, un nouveau modèle était en construction.
Mais d'anciens traités liaient les inventeurs avec le mé-
canicien, aussi au bout de neuf mois la machine n 'est-elle
guère plus avancée que le premier jour. Elle ne put ni
412
L'IïÏV EXT Et' H.
paraître à l'Exposition de 4855, ni aux essais qui eurent
lieu dans la plaine de Trappes.
Ce ne fut qu'à la fin de cette année, dans l'ancien parc
de Neuilly, que MM. Barrât purent se livrer à des essais,
d'abord faits à petit bruit, presque à huis clos, puis bientôt
répandus partout par la presse et approuvés par tous.
Ce n'est pas tout, l'Empereur vit la machine et ses effets.
Il ordonna alors qu'un nouveau modèle, muni de tous les
perfectionnements indiqués par MM. Barrât, fût construit,
et il ouvrit un crédit illimité sur sa cassette particulière à
cet effet.
Ceci se passait en mars 1857; or, le 29 juillet 1859,
MM. Barrât étaient obligés d'adresser à l'Empereur une
pétition qui commence ainsi :
« Sire,
« Nous demandons justice à votre Majesté. Au mois de
mars 1857, après une expérience de notre piocheuse à va-
peur, à laquelle il avait assisté , l'Empereur ordonnait la
construction, à ses frais, d'une nouvelle machine avec tous
les perfectionnements dont elle serait susceptible. Le pro-
fesseur de mécanique, sous-directeur du Conservatoire,
M. Tresca, fut chargé de la surveillance des travaux.
« En deux mois, Sire, malgré les grondements de l'Eu-
rope, votre génie et votre vaillance ont triomphé de l'Au-
trichien et affranchi le Lombard.
« Mais en plus de trente mois, votre intelligence des en-
tentes et des progrès de l'agriculture, votre sollicitude pour
la solution du problème éminemment social de la culture
du sol par la vapeur, votre ferme volonté de rétablir par la
mécanique agricole l'équilibre économique, rompu par la
prépotence de la mécanique industrielle ; ni votre magnifi-
cence si libéralement protectrice, de la science et de nos
efforts, ni vos ordres réitérés, rien n'a pu vaincre le
mauvais vouloir, les résistances systématiques, inertes ou
violentes, que la direction du Conservatoire oppose inces-
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l'exploitation. 413
samment à l'achèvement de travaux commencés, a l'expéri-
mentation de cette machine. »
Cette hardie pétition eut le bonheur d'arriver directe-
ment à l'Empereur, qui ordonna aussitôt l'achèvement de la
machine. Deux mois après, elle était transportée dans le
domaine impérial de la Fouilleuse.
Or, le 20 août 1860, MM. Barrât étaient obligés d'adres-
ser une nouvelle pétition à l'Empereur. La machine n'avait
pas encore été expérimentée; une seule fois, au mois de
décembre, ils purent, pendant une demi- heure, la faire
marcher sur un sol détrempé. Cette nouvelle pétition n'eut
aucun résultat.
Au mois d'octobre 1861, un nouveau crédit de 1,500 ir.
leur fut ouvert pour faire nettoyer leur machine et la faire
transporter à Vincennes.
Une nouvelle expérience réussit complètement. Malheu-
reusement l'exécution de la machine avait été fort mal di-
rigée. La surface de chauffe était trop petite ; les arbres
moteurs se cassaient à tout moment; rien d'étonnant: pen-
dant la construction, l'entrée des ateliers avait été refusée
aux inventeurs ; la machine, il est vrai, coûta cinquante à
soixante mille francs; mais elle ne valait rien. L'arbre
moteur se cassa du premier coup. La confection de celui
qui devait le remplacer dura cinq mois, le temps de faire la
machine tout entière. La machine, transportée de nouveau
à Fouilleuse, y arriva dans un état de saleté déplorable. Il
fallut la démonter pièce par pièce pour la nettoyer ; puis, la
machine prête, on lui donna une seule petite bande de terre
à labourer. Cela fait, elle fut remisée en plein air, où elle
resta dix-huit mois.
Je ne parle pas des incidents qu'amenèrent les relations
hostiles des inventeurs et des commissaires dans le cours
de la construction de la machine et des expériences ; par
exemple à Vincennes, un des commissaires menaçant de
faire arrêter un des inventeurs et celui-ci menaçant de faire
414
l'inventeur.
venir ub huissier pour dresser procès-verbal de ces faits.
Mais il y a une chose certaine, c'est qa'après ces encou-
ragements, si libéralement accordés par l'Empereur et que
le mauvais vouloir de ceux qui avaient à les administrer a
rendus nuls, MM. Barrât restent sans machine, ont perdu
six ans et n'ont pas fait d'expériences sérieuses. La protec-
tion qu'ils ont eue les a tués.
M. Nicklôs, pour augmenter l'adhérence des locomotives
sur les rails, sans avoir besoin de leur donner un poids
énorme qui exige des rails puissants et des travaux d'art dis-
pendieux, imagine d'aimanter les roues motrices en leurpoint
de contact avec la voie ferrée. Après avoir été obligé d'aban-
donner ses recherches pendant plusieurs années, par suite
de circonstances qui se trouvent sur la route de tout inven-
teur, il fut appelé en 1857, par une volonté toute-puissante,
à soumettre le résultat de ses travaux à une imposante vé-
rification. Mais quels furent les vérificateurs? Ici l'État
montra son habileté habituelle. Les gens chargés déjuger
cette invention étaient certes de gros bonnets, mais com-
plètement étrangers à l'électro- magnétisme. Les expériences
furent commencées, mais presque aussitôt discontinuées.
Sur la demande de l'auteur, le sous-directeur du Conserva-
toire rédigea un rapport dans lequel il déclara l'application
de cette invention impossible.
Pendant ce temps, on l'appliquait sur le chemin central
de New- York, sous le nom de MM. S. -T. Armstrong et
J.-W. Post. L'invention de M. Nicklès a fait son petit tour
d'Amérique; elle reviendra en France.
11 en a été de môme pour le projet de chemin de fer sou-
terrain, présenté par M. Mondot de la Gorce, il y a quinze
ans, à l'administration.
En 1853, M. Planavergne ayant inventé une hydro-loco-
motive, véhicule destiné à révolutionner complètement la
navigation, demandait au plus quelques centaines de mille
francs pour expérimenter son invention.
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l'exploitation.
415
M. Victor Meunier lui prêta courageusement l'aide de sa
plume.
Et cependant il pouvait encore écrire en 1858:
« L'espérance que l'inventeur des hydro-locomotives fai-
sait reposer sur le concours d'un grand nombre d'hommes
dévoués au progrès ne s'est pas encore réalisée. »
Tout le monde sait, du reste, ce que vaut le génie mari-
time. On attribue avec juste raison le dégoût que témoi-
gnent pour leur métier la plupart de nos officiers de marine
à la mésintelligence qui existe entre le constructeur du vais-
seau et celui qui doit le monter. C'est à un ingénieur qui
n'a jamais traversé la Manche et qui ne peut aller du port
de Cherbourg à la digue sans avoir le mal de mer, qui ne
connaît rien des nécessités pratiques de la navigation,
qu'est confié le soin d'édifier un vaisseau. Aussi à chaque
instant se produisent des erreurs ridicules: ici c'est un vais-
seau qui ne peut pas se servir de ses canons; là c'est un
autre dont la manœuvre est impossible. La plupart de nos
navires cuirassés, qui ont coûté cent millions, ne peuvent
tenir la mer. Qu'importe! le génie a calculé; le reste
ne le regarde pas ; c'est l'affaire du marin : voilà le vaisseau;
s'il ne peut résister à un coup de canon ou à un coup de
vent, cela regarde le capitaine, non l'ingénieur. Il est vrai
que c'est le capitaine qui risque son honneur et sa vie; mais
cette considération ne signifie rien. Le marin, sans cesse en
voyage, ne peut toujours être là à assiéger la porte d'un mi-
nistère et à circonvenir un ministre. Il n'en est pas de
môme de l'ingénieur, qui est toujours là, tout prôt à exhi-
ber des plans et à plaider sa cause. Le marin doit se servir
de l'outil qu'il lui donne; il n'est que l'ouvrier et il n'a pas
voix au chapitre. Tant pis pour lui si l'outil est dangereux
ou mauvais : qu'il ne se plaigne pas , il ne sera pas
écouté.
— Mais, dit le capitaine, les Anglais ont un bien meilleur
système que celui que vous employez...
410
L'iN VENTEUft.
— Gela ne me regarde pas...
— C'est ma vie, celle de mon équipage...
— Pas d'observation !... Allez I votre cheval est vicieux,
nous le savons ; vous devez en être content : vous aurez oc-
casion démontrer que vous êtes bon écuyerl
Les erreurs commises par les ingénieurs ont atteint une
telle importance qu'enfin un décret du 30 décembre 1865
est venu prescrire rembarquement d'une année à tout
jeune ingénieur.
L'on sait que le génie maritime n'a pas voulu adopter
l'hélice, qu'il a fallu que l'idée de Sauvage allât faire son
tour d'Angleterre, tandis que son auteur était en prison
pour dettes au Havre. On sait encore que quantité d'excel-
lentes hélices n'ont pas été adoptées.
Mais voici une œuvre immense, gigantesque, que tente le
génie humain en ce moment, l'œuvre peut-être la plus co-
lossale du dix-neuvième siècle; le gouvernement s'en oc-
cupe-t-il? Pas le moins du monde.
Les enthousiastes de la navigation aérienne s'étaient
plaints que le gouvernement n'avait rien fait pour en ac-
tiver les découvertes : c'est se montrer bien exigeant envers
le gouvernement. '
Sous le règne de Louis-Philippe, l'auteur d'une de ces
mille solutions qui ont laissé le problème intact demanda
une audience au ministre du commerce, M. Cunin-Gridaine,.
je crois. L'ayant obtenue, il exposa ses plans. Ils avaient de
l'apparence ; l'Excellence écoutait avec le même genre d'in-
térêt qu'eût excité en elle la révélation d'un complot formé
contre sa bourse. Quand l'inventeur putatif eut fini :
« Nous serions bien fâché que vous réussissiez, » dit le mi-
nistre. Là se borna sa souscription. Ce ministre était dans
son rôle. » (Victor Meunier.)
Et, en effet, c'est l'opinion de tous les gouvernements :
toute invention les effraye, parce qu'on ne sait pas ce qu'elle
cache, La navigation aérienne amènera sans doute la paci-
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l'exploitation.
417
fication universelle ; alors il n'y aura plus de prétexte suffi-
sant pour entretenir une armée de cinq cent mille hommes,
sous prétexte que la guerre menace, parce qu'on a peur de
la Révolution. La navigation aérienne amènera sans doute
la liberté du commerce, l'abolition des douanes; com-
ment fera-t-on ? Et pour éviter cet embarras, on la re-
pousse en France. Heureusement qu'en ce moment une
puissante société se fonde en Angleterre pour poursuivre
cette invention ; sans être chauvin, on peut regretter que
l'indifférence du public et de l'État nous laisse perdre un
honneur de plus.
Il en est de même pour tout : on ne veut pas créer de
nouvelles richesses et on dédaigne les richesses naturelles
que nous possédons.
L'Amérique emploie avec succès l'anthracite dans ses
hauts fourneaux ; nous en avons d'admirables gisements
dans l'Isère qui ne servent à rien.
M. Rey de Morande propose d'introduire en France la
dioscorea alata qui, en donnant une fécule plus agréable
et plus saine que celle delà pomme de terre, atteint le poids
de quinze à vingt-cinq kilogrammes, en sorte que cinq à
six ares fourniraient la subsistance d'une famille.
Voilà vingt-huit ans que cet homme offre ce remède à la
famine : il n'a pu l'exploiter par lui-même, faute de res-
sources ; il a demandé ces ressources sous tous les régimes
anx chambres, aux ministres, etc. : personne ne l'a
écouté 1
Vous voyez quelle confiance dans les gouvernements les
inventeurs peuvent avoir pour l'exploitation de leur œuvre.
Leurs démarches n'aboutissent qu'au néant : ce sont des
pertes de temps et de pas ; rien de plus.
M. Rarchaert invente de gigantesques locomotives pour
passer par-dessus les montagnes.
Le ministre de l'agriculture, du commerce et des travaux
publics veut bien nommer une commission dont M. Couche
27
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l'inventeur.
est rapporteur. Voici quelques phrases de sou rapport, que
je ne discute pas :
« La crainte de faire quelques essais infructueux, le sou-
venir d'autres dont il eût mieux valu s'abstenir, ne doivent
pas faire repousser les inventions qui se présentent avec des
chances de succès suffisantes. On répète souvent que les
inventions sérieuses font leur chemin d'elles-mêmes, sans
que l'État ait besoin d'intervenir. Il devrait en être ainsi,
mais jusqu'à présent cela n'est pas. Si le premier martyro-
loge des inventeurs n'est qu'un lieu commun propagé parla
médiocrité jalouse, il faut bien reconnaître cependant qu'il
ne suffit pas, tant s'en faut, à une idée d'être bonne et pra-
tique pour être acceptée. Si l'essai est facile, peu dispendieux,
cela va de soi ; mais s'il exige des dépenses importantes et le
concours des détenteurs des éléments indispensables, les
obstacles deviennent très-sérieux, si ce n'est môme infran-
chissables. Sans remonter dans l'histoire connue de quel-
ques grandes inventions, il nous serait facile de citer certains
perfectionnements d'une valeur réelle, acceptés aujour-
d'hui, grâce au concours de l'administration supérieure, et
qui, sans elle, seraient certes, de guerre lasse, abandonnés
depuis longtemps par leurs auteurs eux-mômes.
« Un essai du système de M. Rarchaert nous paraîtrait
donc désirable ; il serait utile et intéressant à coup sûr. »
Voilà, j'espère, d'assez beaux éloges donnés au gouverne-
ment, et nous savons s'ils sont mérités. Mais la position d'un
rapporteur oblige.
Or voyons le cas qu'on a tenu de sa conclusion ; il est
curieux de le mettre en parallèle avec les bienfaits qu'il at-
tribue à l'intervention de l'administration.
M. Rarchaert attend toujours l'expérience ; il ne l'a pas
encore obtenue I
E:i i 806, Jean Combes meurt sur la paille, après avoir
inventé un appareil propre à empêcher le déraillement par
l'accouplement de deux paires de roues au moyen de bielles;
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:
l'exploitation.
iJ9
l'ingénieur chargé du rapport de ce système ne le flt jamais.
On ne commença à y prendre garde que lorsque, Combes
ne pouvant plus payer les annuités de son brevet, il fut
tombé dans le domaine public.
Napoléon I er , qui aimait que les choses allassent vite, con-
naissait bien l'incurie de l'administration quand il écrivait :
« N'allez pas encore me demander des trois et quatre
mois pour avoir des renseignements. Vous avez de jeunes
auditeurs, des préfets intelligents, des ingénieurs des ponts
et chaussées instruits; faites courir tout cela, et ne vous en-
dormez pas dans le travail ordinaire des bureaux. »
Et cependant c'est sous cet homme actif que nous voyons
repousser Fulton et Dallery. S'il en était ainsi alors, qu'est-
ce donc maintenant? Un paratonnerre d'un beaucoup meil-
leur système que celui dont nous nous servons est en usage
sur les navires anglais. Nous n'avons pas encore trouvé
moyen de l'appliquer en France.
Il en est pour tout ainsi ; parce que partout les gouver-
nements sont impuissants à encourager véritablement l'in-
dustrie.
Comment, en effet, entendent-ils encourager l'industrie ?
Louis XIV, qui ne donnait pas assez d'argent à Riquet pour
entreprendre son canal, mais qui lui donnait des titres de
noblesse; maintenant on donne des croix, des rubans, des
hochets. Est-ce sérieux?
Quelquefois on donne de l'argent ; mais on a le temps de
mourir de faim avant de l'obtenir. Eu 1855, les enfants de
Leblanc étaient encore en instance auprès de l'Empereur
pour obtenir la récompense due à leur père.
Le premier Empire promit un million à qui inventerait la
meilleure machine propre à Hier le lin ; deux mois après,
Philippe de Girard la présente. On trouve qu'il a trop fa-
cilement ^agné son million, on lui impose de nouvelles
conditions. 11 les exécute. Le million ne vint pas. 11 ouvre
une manufacture, il y jette tout ce qu'il a, espérant eniiu
420
L'INVENTEUR.
que la récompense suivrait. L'Empire tombe, et il est
obligé de fuir en Autriche. Pendant ce temps, deux de ses
associés, MM. G. et L. (quel malheur de ne pas pouvoir dire
leur nom !) vendent son invention en Angleterre 25,000 li-
vres sterling. La machine devint anglaise.
C'est du moins ce que répondit un ministre du com-
merce à une réclamation de l'inventeur. Sous Napoléon III on
a enfin donné à sa famille une rente de 12,000 fr. Cela ne
suffit pas. C'est une demi-mesure. La France doit un mil-
lion : si elle ne le paye pas, elle est un débiteur de mau-
vaise foi.
Voici comment on récompense ceux qui, seuls et sans
secours, ont réussi.
Crespel Delisse, qui a doté la France de l'industrie du
sucre indigène, a été forcé d'attendre jusqu'à sa soixante-
douzième année la récompense qui lui était due.
La fille de Jean Althen, introducteur de la garance en
France, mourait à l'hospice d'Avignon, le jour môme où
on mettait au musée une table commémorative des services
par lui rendus. Henri Cort, inventeur delà conversion de la
fonte aigre en fonte malléable, est mort de misère. Son fils et
ses trois filles sont réduits à demander des secours à l'Etat.
Il en est de môme de Robert, l'inventeur de la machine
à papier continu. A soixante-cinq ans tombé dans la misère,
il a laissé une fille sans ressources.
Du reste, ce n'est pas seulement en France qu'on agit
ainsi : M. Dervillez, professeur de mathématiques à l'École
des Mines du Hainaut, résout le problème de tirer l'eau des
puits de mines à un kilomètre de profondeur. Un prix de
2,000 fr. devait lui être décerné. Il ne l'a pas reçu.
Il est vrai que de temps en temps le ministre de l'instruc-
tion publique ou des travaux, pris d'un beau mouvement,
donne des encouragements aux chercheurs ; mais en gé-
néral les chercheurs ne sont que des chercheurs de phalou,
dont ils ne s'occupent pas, dont ils ignorent la langue. A
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l'exploitation
\2\
eux les bonnes gratifications, et les croix d'honneur, et les
premiers prix, et les bonnes récompenses. Quels hommes
utiles I ils doivent être entourés d'un respect universel; nul
ne pourra jamais avoir trop de déférence pour leur grandes
lumières; ils sont des soleils qui éblouissent 1... Voir la
caricature que Léon Gozlan en a faite.
Ce que dit M. Boufflers des rapports de l'ancienne admi-
nistration avec l'inventeur ne pourrait-il pas encore être
répété de nos jours?
« On reçoit son mémoire d'un air importun. On le par-
court d'un air distrait, on le rend d'un air dédaigneux... Si
par hasard l'inventeur obtenait que son affaire fût portée à
l'administrateur en chef, ordinairement on lui nommait
des commissaires, c'est-à-dire une censure pour donner et
motiver un avis sur la chose proposée. »
Et voici de quels hommes se composai* la commission :
« Quelquefois les censeurs étaient les agents du fisc, atta-
chés par état et comme par religion à l'intolérance admi-
nistrative ; quelquefois c'étaient des membres de ces corpo-
rations exclusives d'arts et métiers qui dans toute nouveauté,
voient le germe d'une concurrence dangereuse, et qui re-
gardent un inventeur comme un ennemi qu'il faut étouffer
en naissant. »
L'inventeur est toujours le môme ennemi pour les admi-
nistrations, nous venons de le voir constaté par M. Morin.
Et en outre, quel choix fera l'État pour juger de la valeur
de quelque invention?
« Si un homme invente une machine à labourer, qui
chargera-t-on , croyez- vous, d'examiner l'invention? Un
paysan? Non, un général d'artillerie.
« Et s'il s'agit d'un nouveau système de météorologie ,
un météorologiste? non ; un marin? un agriculteur? non ;
un mathématicien, un astronome, un bureaucrate qui,
herboriste passionné, vous ferait avaler des couleuvres en
pensant vous donner une infusion de violettes.
l'i.nvknteur.
« Et s'il s'agit d'appliquer l'électro-magnétisrae à la lo-
comotion , un électricien? non , non, un monsieur, son
nom ne fait rien, c'e^t Watt peut-être, mais assurément
ce n'est pas Ampère.
a L'incompétence serait donc la première qualité du
juge.
« En fait de couleurs , la taupe ; de sons, un pot ; de
mouvement,) un béquillard ; de pisciculture, avril; de pa-
triotisme, M. le général Almonte... » — (Victor Meunier).
L'État ne se contente pas d'encourager de cette manière
intelligente, il arrête encore par toutes sortes de petites en-
traves tout novateur.
Vous avez construit votre machine à vapeur, vous vous
trouvez alors empêtré dans le règlement du décret du
15 octobre 1810 et de l'ordonnance du 22 mai 1843.
Chacune des pièces de la machine est réglementée. « Non-
seulement les chaudières et les tubes dans lesquels se pro-
duit la vapeur, sont soumis à des épreuves pour con-
stater la résistance du métal dont ils se composent, dit
M. Béhic, mais encore toutes les pièces qui sont destinées
seulement à contenir la vapeur produite, les cylindres en
fonte des machines, les enveloppes mêmes de ces cylindres
doivent subir les épreuves... Ce n'est pas tout, le construc-
teur, quel que soit le métal qu'il doit employer, que ce soit
du fer de qualité ordinaire ou de l'acier le plus solide, est as-
sujetti à des conditions d'épaisseur dans lesquelles il doit
obligatoirement se renfermer; en un mot, il n'a, pour ainsi
dire, aucune liberté dans le choix des matériaux qu'il em-
ploie, dans l'agencement des pièces qui doivent composer h
machine. »
Comment voulez- vous, avec ces conditions, qu'on puisse
alléger une machine? De par la loi, il est défendu de la per-
fectionner sous ce rapport. — Mais... — Il n'y a pas de mais,
votre machine sera lourde. — Mais elle serait tout aussi so-
lide. — Ça ne me regarde pas.
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l'exploitation.
Enfin vous vous êtes conformé à tous les règlements ;
toutes les pièces et parties de votre machine sont bien et dû-
ment poinçonnées, votre chaudière est pourvue de tous les
appareils de sûreté désirables ; cela ne suffit pas.
Les machines à vapeur sont rangées dans la deuxième
classe des établissements dangereux et incommodes. Il faut,
pour que je puisse l'utiliser, que je demande une autorisa-
tion au préfet, et dans cette demande je dois faire d'innom-
brables énonciations. Le préfet ordonnera, il ne peut faire
autrement, une enquête de commodo et incommoda. Com-
bien dure-t-elle? son terme n'est pas limité; elle traîne
en longueur. Enfin, cependant, l'autorisation est ac-
cordée. Mais je ne suis sûr de rien encore ; les tiers peu-
vent attaquer l'arrêté du préfet par voie contentieuse devant
le conseil de préfecture; en appeler, si l'arrêté ne leur con-
vient pas, au conseil d'État, etc.
Heureusement qu'un décret du 25 janvier 1865, est venu
un peu modérer cet état de choses. Il réduit les épreuves et
simplifie la réglementation, quoiqu'il laisse encore le con-
structeur soumis à bien des sujétions.
Au moins il supprime maintenant l'enquête de commodo
et incommodo. Les machines à vapeur ne sont plus classées
hors du droit commun. Elles peuvent s'établir où bon leur
semble.
Du reste, ce n'est pas le seul genre d'entraves que met
l'État à l'invention.
Certains gouvernements semblent en avoir peur.
En Belgique le ministre des travaux publics, par exemple,
défend aux ingénieurs de se faire breveter : c'est le moyen
de les empêcher de faire des inventions. Il est impossible
de trouver rien de plus ingénieux.
L'ingénieur Bouque fut obligé de donner si démission
pour délit d'invention.
Habituons-nous donc à nous passer de l'État et à agir
par nous-mêmes ; secouons en France le préjugé que les
\2\
l'inventeur.
penseurs commencent à ne plus partager, mais auquel le
public est encore soumis : à savoir, que l'État peut tcutet
qu'on ne peut rien sans l'État. Agissons par nous-mêmes
et croyons-nous assez grands garçons pour l'avoir plus
besoin de lisières.
L'État n'a jamais été utile aux inventeurs que par la pu-
blicité qu'il a pu donner à leurs œuvres.
Le Directoire avait bien compris cette mission quand il
voulait qu'on répandit autant que possible la connaissance
des brevets expirés par des dépôts de modèle, des distri-
butions de dessins et d'explications aux administrations cen-
trales des départements.
Et vous voyez qu'il n'avait pas en vue le bénéfice de l'in-
venteur dans cette mesure, puisqu'il ne favorisait l'inven-
tion qu'après l'expiration du brevet.
Ce ne sont pas les [quelques médailles que l'on dis-
tribue à tort ou à travers dans une exposition qui peu-
vent encourager l'industrie; c'est la publicité que donne
cette exposition, « sa force d'expansion, » comme dit
Renouard, qui est réellement le seul et unique encoura-
gement.
Quant aux médailles, hochets ! ou réclames I Voilà donc
la seule utilité que l'inventeur puisse retirer de l'interven-
tion de l'État : une certaine publicité.
Maintenant il s'agit de savoir si cette publicité doit né-
cessairement être faite par l'État.
Je ne crois pas que cette question soit à discuter. La pu-
blicité de l'État n'est rien en comparaison de la publicité
de tout le monde. Quant aux expositions, ne peut-il y avoir
que le gouvernement à les organiser ? évidemment non. En
ce moment chacun de son côté fait des expositions privées
Une société doit élever un palais où se tiendra une exposi-
tion permanente. Voilà le seul vrai moyen depubliciU ;
voilà le seul qui soit puissant et efficace ; une publicité de
tous les instants qui permette à tous de connaître la der-
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«
l'exploitation. 425
nière invention et non pas une publicité qui se produit tous
les dix ans.
L'Exposition de 1 867 doit être magnifique, je le sais
bien; mais on en a déjà exclu la photographie, faute de
place; on a refusé, pour le môme motif, à MM. Robert et
Portier, l'autorisation d'établir des offices servant d'inter-
médiaires et de bureaux de renseignement entre les produc-
teurs des divers pays.
Donc, puisque l'initiative particulière peut faire mieux et
plus que l'État, que l'inventeur cesse donc de s'adresser à
lui, il économisera du temps et des souliers.
Quant à vouloir que l'État se fasse le père nourricier de
toutes les inventions, qu'il les subventionne, les aide, en
devienne le protecteur né, c'est impossible. D'abord je
ne discute pas en ce moment la question de principes;
je dirai seulement que rien n'est plus contraire aux
idées modernes de liberté, de self goveimment , idées
vraies et idées de progrès que cette intervention. De plus
elle est chimérique. Si l'État, qui ne fait rien pour les inven-
teurs, est déjà encombré par toutes les demandes de subsides
qu'ils lui adressent, que sera-ce donc quand ils pourront
espérer qu'elles seront favorablement accueillies? Le minis-
tère des travaux publics sera réellement inondé. Où pren-
dra-t-il les fonds nécessaires pour faire exécuter tous les
projets , lui qui ne peut déjà payer l'entretien de ses
routes ; il en éliminera beaucoup sans doute, mais enfin i!
se produira bien, dans la multitude des projets présentés,
quelques idées sérieuses et qui vaudront la peine d'être ap-
pliquées. Si on les rejette, on commettra une faute et on se
créera des ennemis. 11 faut le dire : si nous aimons à nous
appuyer sur le gouvernement, nous aimons encore plus à le
critiquer.
Que de reproches plcuvront donc sur lui quand il sera
dans la nécessité d'examiner toutes les inventions et de
proclamer les unes bonnes et utiles, les autres ineptes,
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420 l'inventeur.
mauvaises ou inutiles ! les reproches seront sans doute très-
souvent immérité; mais si nous jugeons de l'avenir par
le passif ils seront aussi quelquefois fondés. Quelle grande
invention n'a pas trouvé d'adversaires parmi les représen-
tants du gouvernement? Qui vous garantira qu'il n'en sera
pas toujours ainsi? L'inventeur ne sera-t-il pas toujours
soumis à l'arbitraire d'un employé du ministère? Quel cri-
térium aura l'appréciation de son œuvre?
Si l'inventeur ne trouve pas toujours des adversaires
parmi les représentants du gouvernement, il trouvera du
moins toujours des indifférents. Ces Messieurs n'ayant au-
cun intérêt à ce que son invention réussisse et craignant au
contraire quelque défaveur, si une invention patronnée par
eux venait à échouer, ils ne se décideront qu'avec la plus
grande répugnance à demander à l'Etat une subvention
pour elle. Paresseux comme tous les employés, dont l'ac-
tivité n'est aiguillonnée par rien, ils verront dans l'encou-
ragement donné à une invention, un surcroît de travail
pour eux, et ils jetteront plans et mémoires au panier,
comme font les académiciens en ce moment.
Au contraire, qu'à la place de l'État soit une association
qui encourage ou qui exploite une invention, comme là, il
y a intérêt, l'inventeur trouvera tout le zèle possible. Il sera
sûr que son projet sera toujours sérieusement examiné,
parce que s'il est bon la société aura un intérêt que l'État
n'aura pas à le faire réussir. Je crois donc que M. Gorbin est
de tous points dans l'erreur quand il veut organiser un ré-
gime de subventions données par l'État.
L'inventeur ne doit avoir d'espoir qu'en la bonté de son
œuvre et l'intérêt de l'association. Hors de là , pas de
salut.
III
Après avoir vu combien d'entraves sont mises à l'activité
humaine ; après avoir vu le défaut cl les vices de l'éducation
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L'EXPLOITATION
427
que la plupart, si ce n'est la totalité des hommes reçoivent,
les difficultés résultant non-seulement des imperfections
qui se rencontrent dans les plus brillantes intelligences,
mais encore du manque de documents, d'observations, de
la peine qu'elles éprouvent à recueillir les travaux qui ont été
faits sur le sujet dont elles s'occupent et qui pourraient leur
être utiles ; difficultés provenant de l'isolement auquel elles
sont condamnées; difficultés provenant des obstacles maté-
riels qu'elles trouvent dans la réalisation de leur œuvre, l'ac-
complissement de leur plan, la mise en exécution de leur
projet; après avoir vu les entraves avec lesquelles la famille
de l'inventeur, ses amis, le public ignorant viennent en-
chaîner ses forces; après avoir vu quels mauvais vouloirs
il trouve dans le monde savant, quelles négations accueil-
lent son invention ; après avoir ensuite examiné les diffi-
cultés qui se présentent lors de son exploitation ; après avoir
étudié les vices de notre législation actuelle; après avoir
regardé avec efTroi les dangers qui en résultent et qui le
menacent sans cesse, nous ne devons plus maintenant
nous étonner de la lenteur du progrès; nous devons, au con-
traire, admirer quelle énergie et quelle puissance il faut à
l'homme, pour qu'avec aussi peu de ressources il par-
vienne à surmonter de tels obstacles, à triompher de telles
difficultés.
Certes, il n'y a rien [de plus admirable que cette lutte de
l'homme contre la matière et contre la société; mais il n'y
a rien non plus d'aussi effrayant.
Quand on l'a considérée comme nous venons de le faire
dans ses diverses phases, une immense tristesse saisit le
cœur, et on éprouve le besoin d'essayer selon ses forces, de
remédier à cette situation dans laquelle la société actuelle
met l'inventeur.
On veut y remédier d'abord pour lui, car on se sent ému
à la vue de toutes ces souffrances, de tous ces combats qu'il
est obligé de livrer, des efforts qu'il est obligé de faire pour
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■
428 l'inventeur.
briser tous les liens qui le retiennent et l'empêchent de
prendre son vol; on veut aussi y remédier parce qu'on
pense à l'avantage que retirerait la société de la facilité que
tant d'hommes d'une si grande puissance auraient pour
accomplir leurs travaux.
Il faut donc améliorer le sort de l'inventeur, par justice
pour lui et en vue de l'intérêt social.
Le progrès n'est si lent que parce que l'inventeur est
isolé, comme nous l'avons vu maintes fois dans le cours de
ce livre, comme les faits nous l'ont prouvé ; le plus puissant
remède que l'on puisse donc trouver à ses maux est l'asso-
ciation, qui, par cela même qu'elle lui vient en aide, est le
plus puissant levier du progrès.
Dans cet ouvrage, nous n'avons cessé de demander pour
l'inventeur : propriété, liberté et union, et j'espère que
nous avons prouvé que sans ces trois choses, il n'était, et
ne pouvait être qu'un martyr.
La propriété et la liberté sont deux droits que l'on ne
doit cesser de réclamer auprès de ceux qui les détiennent;
quant à l'association, elle est une faculté que tous les hom-
mes peuvent exercer, quand les gouvernements ne s'y op-
posent pas.
Il faut donc revendiquer auprès des gouvernements soup-
çonneux qui empêchent l'exercice de cette faculté, la liberté
de le pratiquer ; il faut le revendiquer énergiquement et en
même temps montrer sans cesse à l'inventeur qu'il se con-
damne par son isolement à toutes les misères qui l'acca-
blent aujourd'hui.
Sans l'association, la marche du monde s'arrête : les per-
fectionnements ne naissent que lentement, difficilement,
quelquefois môme l'invention ne peut pas se produire
seule.
Faute de la rencontre de Fresneau et de Réaumur, l'in-
dustrie du caoutchouc fut retardée d'un siècle.
Joseph Bramah avait pris des brevets pour des serrures
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l'exploitation
429
qu'il ne pouvait pas introduire dans la pratique à cause du
prix élevé auquel revenait leur fabrication, et il n'eût pas pu
réussir, s'il n'avait pas trouvé Maudslay, qui parvint à lui
faire un outillage facile et commode.
Bramah perfectionna ou plutôt appliqua le principe de
la presse hydraulique, formulé par Pascal. Mais il ne pou-
vait la rendre d'un usage pratique, à cause de la pression
de la pompe qui chassait l'eau entre le piston et le cylindre
dans lequel il jouait, en telle quantité que l'action de la ma-
chine était paralysée. Sans Maudslay, qui ajouta à cette
machine son indispensable complément, le collier en cuir
embouti, il eût dû renoncer à la réaliser.
Sans le môme Maudslay, Brunei n'eût pas été capable
d'exécuter sa machine à fabriquer des poulies.
Rumsey, après avoir échoué dans son pays, vint à Lon-
dres, où il construisit, grâce au secours de quelques riches
associations, des bateaux à vapeur. Ils furent essayés sur la
Tamise, mais sans succès. .
Cependant, s'il ne lui fut pas donné de fonder la naviga-
tion à vapeur, ses efforts ne furent pas perdus, parce qu'il
trouva Fulton et qu'il lui donna le choc d'où devait jaillir
la lumière. Lié avec lui comme compatriote et par la con-
formité de ses goûts avec les siens, il jeta dans la téte de
l'Américain ses idées sur la navigation à vapeur et amena
Fulton, alors âgé de 24 ans, à s'en occuper.
En 1760, James Hargreaves invente les stock -cards,
espèces de cordes qui donnaient un résultat double à celui
des anciens modèles ; presque aussitôt les cordes à cylin-
dre remplacent les stock-cards. L'auteur de cette découverte
est resté inconnu. Voilà de ces choses que préviendra l'as-
sociation.
La Fusée de Stephenson ne faisait qu'une lieue et demie
ù l'heure, parce que les chaudières cylindriques ne présen-
taient pas une assez grande surface de chauffe. M. Seguin
invente alors la chaudière tubulaire, c'est elle réellement
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430 l'in VENTEUIl.
qui a donné aux chemins de fer leur importance. Mais le
ventilateur n'était pas suffisant, Robert Stephenson alors
obtient le tirage au moyen d'un jet de vapeur qui s'échappe
des cylindres après son action, dans la cheminée où elle se
condense et lait le vide, que vient remplir l'air qui passe
par le loyer.
La photographie est née de l'association de Daguerre et
de Niepcc.
J'ai cité déjà cet exemple et j'en ai cité mille autres du
môme genre.
Toute invention est une œuvre collective qu'ont laite les
générations successives. Chacun est venu y apporter sa
pierre.
Les adversaires de la propriété intellectuelle ont une
certaine raison de dire, comme je l'ai reconnu dans le cha-
pitre précédent, que l'on doit espérer peu de perfectionne-
ments de l'inventeur qui s'est épuisé sur son idée première;
qui, placé sous l'empire d'une idée fixe, ne voit guère que
ce qu'il a vu, s'agite sans cesse dans un cercle d*où il ne
peut sortir, et n'aperçoit point ce qui parait fort simple à
celui dont l'imagination n'a pas été fatiguée par ce labo-
rieux enfantement. Quelquefois même, l'inventeur se re-
bute et abandonne la vraie voie : exemples Papin et Haller.
L'inventeur peut encore être de la meilleure foi du
monde et cependant tromper en même temps que se trom-
per. Pourquoi? Parce qu'il est convaincu à priori et que,
même involontairement, il aide l'expérience.
Ainsi Grey avait cru reconnaître que les corps attirés par
le fluide électrique parcouraient une ellipse d'occident en
orient.
Wehler fit l'expérience et elle échoua, parce qu'il n'avait
pas la foi ; Grey aidait les corps à former leur ellipse sans
s'en douter; et c'est pourquoi il recommandait bien de ne
pas attacher le fil à un point fixe, mais de le faire soutenir
par l'expérimentateur lui-même.
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l'exploitation.
431
Vous voyez combien l'inventeur met lui-môme d'en-
traves au progrès, sans que cela soit sa faute, sans qu'il
en puisse accuser la société.
Il faut donc supprimer toutes ces entraves, il faut remé-
dier à cet état de choses.
L'État a le devoir dans ce cas, et ce devoir on peut l'exi-
ger de lui, — parce que s'il ne le remplit pas, il refuse à
l'homme l'exercice d'un droit, — l'Etat a le devoir, disons-
nous, de donner la liberté d'association.
Cette liberté une fois obtenue, incombe alors à l'inven-
teur le devoir de quitter l'isolement dans lequel il s'est tenu
jusqu'à ce jour, et de s'unir avec tous ceux qui poursuivent
la même œuvre que lui.
Je n'entrerai pas dans le détail des associations qui exis-
tent déjà ; la France en possède quelques-unes : elle a une
société d'inventeurs, fondée par le baron Taylor, le plus
dévoué de tous les hommes qui essayent de secourir l'infor-
tune en groupant ses victimes ; une société protectrice des
animaux, des académies en province, une société d'agri-
culture, une société de tissage, une société d'encouragement
pour la locomotion aérienne au moyeu d'appareils plus
lourds que l'air, etc., etc.
Disons seulement qu'elles n'ont pas, qu'elles ne peuvent
pas avoir de puissance bien grande, d'influence bien pro-
noncée, parce qu'elles ne sont pas libres. Malgré cette ab-
sence de liberté, elles n'en font pas moins beaucoup de
bien; elles travaillent avec persévérance et activité; mais
elles ne peuvent pas étendre leur cercle comme elles le veu-
lent. Notre législation les resserre. Celles qui n'ont pas de
capital ne peuvent se former en sociétés commerciales,
parce qu'elles n'ont pas la faculté d'émettre des actions de
la valeur qu'elles veulent. Elles sont alors obligées de se
former en sociétés d'encouragement, et, il faut bien le dire,
quelque grands que soient le désintéressement et le dévoue-
ment, on ne peut calculer sans cesse sur ces deux vertus. Si, au
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Ali-2
l'inventeur
contraire, elles avaient la liberté de se constituer en sociétés
commerciales, nul doute qu'elles ne pussent alors prendre une
extension beaucoup plus considérable, ayant à leur disposi-
tion des capitaux qu'elles demanderaient alors à l'intérêt,
au lieu d'être obligées de les mendier à la charité publique.
Il est très-difficile à une société reposant sur le concours
d'actionnaires, de se constituer. Le crédit en France n'at-
teint que de mesquines proportions ; il est, en effet, tout
confiance et tout foi, et il nous est difficile d'avoir confiance,
quand nous voyons les entreprises les plus honorables elles
mieux conçues, comme celles de Mirés, par exemple, être
arrêtées tout à coup et s'écrouler, parce que sur un soup-
çon, la loi] permet de saisir un homme, de le mettre au
secret, de poser les scellés sur ses registres, de substi-
tuer l'action dissolvante de la poursuite à l'action vitale
qui animait tout , et de traîner celui qui est tout dans
ce cas, pendant plus d'un an, de juridictions en juri-
dictions, jusqu'à ce que, toutes preuves manquant, on
soit forcé enfin de reconnaître qu'on a fait erreur, et
que, sous prétexte de sauvegarder les intérêts des action-
naires, on les a ruinés complètement.
Mais les gouvernements, d'accord avec le* législations,
pleins de méfiance pour toutes les entreprises qu'anime
le génie individuel, ne cessent d'arrêter leur extension par
tous les moyens. S'ils favorisent les emprunts, qu'ils pa-
tronnent d'une manière si libérale qu'elle les met parfois
dans l'embarras, ils sont d'une rigidité sans égale pour
les sociétés qui se fondent en dehors de leur action.
Notre code, fils du code romain, fait à un moment où
l'économie politique, discutée à peine par quelques théori-
ciens, était rejetée par tous les hommes d'Etat, en est en-
core aux doctrines de Justinien sur l'usure; et au lieu de
favoriser la circulation des capitaux, qui est à nos sociétés
modernes ce que le sang est à notre corps, il la restreint et
la comprime, sous prétexte que son effervescence peut
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L'EXPLOITATION.
433
amener de terribles crises : et nos jurisconsultes, aux-
quels l'instruction classique, qui domine nos facultés de
droit comme nos lycées, n'a montré que le passé au lieu de
développer en eux le sens moderne, ne comprenant pas
plus le mécanisme actuel du crédit qu'ils ne comprennent
celui du télégraphe électrique, poussent toujours la loi
à ses dernières conséquences, et, au lieu d'élargir son cadre
si étroit par une large interprétation puisée dans les be-
soins nouveaux de la société, le resserrent d'autant plus que,
comprenant moins les motifs de sa sévérité, ils éprouvent le
besoin de les affirmer plus hautement.
Cette méfiance générale contre les associations de toute
sorte est poussée à tel point que le gouvernement n'ac-
corde l'autorisation d'exister à une société scientifique
qu'avec la plus extrême répugnance.
Il parait avoir tellement peur qu'elle ne soit le prétexte
de quelque complot qu'il fait traîner pendant deux ou trois
mois les choses en longueur, soumet à une enquête chacun
des membres de cette société, oblige à quantité de courses
et de déplacements inutiles et fait dépenser une somme
immense de temps et de force qui serait beaucoup mieux
employée ailleurs.
Que le gouvernement se montre plus large et plus libéral ,
voilà son devoir ; que l'inventeur, à son tour, ne place pas
tout son espoir dans le gouvernement, qu'il se guérisse de
cette maladie française qui pousse chacun à demander sans
cesse des secours à l'État, comme s'il ne pouvait rien faire
sans lui; qu'il s'habitue à compter sur ses propres forces et
non plus sur les protections des gens de bureau; qu'il s'aide
lui-même... et il parviendra.
Pour cela il n'a qu'à prendre modèle sur l'Angleterre et
sur l'Amérique. Là chacun est habitué à compter sur lui,
sur ses forces, et non sur des secours toujours éventuels et
pour l'obtention desquels on dépense le temps, la force et
l'habileté qui auraient fait roussir dix fois son œuvre, si
23
4.M
l'inventeur.
l'inventeur les y avait employés, au lieu de les gaspiller en
démarches inutiles.
En Angleterre, voyez, par exemple, la société des Life-
bouts, c'est-à-dire des bateaux de sauvetage; c'est une insti-
tution nationale, fondée par des particuliers, entretenue
par des souscriptions, dont ne se mêle nullement l'État. Les
souscriptions volontaires lui constituent un revenu de
750,000 francs. En Amérique, voyez la commission sani-
taire qui traitait, soignait, recevait les blessés fédéraux; elle
ne dépendait nullement du gouvernement et cependant son
service était supérieur à tout ce qui jusqu'à présent a été
fait en Europe.
« Partout, dit Tocqueville, où vous voyez en France le
gouvernement et en Angleterre un grand seigneur, comptez
que vous apercevrez aux États-Unis une association. »
Pourquoi donc ne pas suivre cet exemple? Pourquoi
donc nous traîner encore dans la vieille ornière qu'ont
creusée les préjugés? Pourquoi donc rester encore en tu-
telle et ne pas nous émanciper?
Demandons, demandons sans cesse au gouvernement des
réformes libérales, mais rappelons-nous ce vieux proverbe :
« Aide-toi, — le ciel t'aidera. » Aidons-nous, agissons par
nous-mêmes, et, en attendant que nous puissions jouir de
tous les droits qui nous appartiennent, usons de ceux qui
nous sont accordés.
a Les pauvres travailleurs, dit Toussenel, hélas! cui
aussi forceraient bientôt messieurs du capital à compter
avec eux, s'ils savaient se servir du principe sauveur de l'as-
sociation, ce levier puissant du progrès. Le travail soulèvera
le monde en un jour. »
Associez-vous donc, travailleurs de la pensée; unissez-
vous, serrez-vous les uns contre les autres, oubliez votre
amour-propre, abandonnez vos méfiances, quittez votre
égoïsme, pensez qu'en vous unissant à vos frères, si vos
idées fécondent leurs cerveaux, leurs idées aussi féconderont
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l'exploitation.
435
le vôtre; songez qu'à l'aide des matériaux que vous grou-
perez et que vous entasserez, il n'y a nul édifice que vous
ne puissiez élever; rappelez-vous que c'est le frottement qui
fait jaillir l'étincelle électrique. L'association ! c'est le cy-
lindre dans lequel se meut le piston.
Il serait aussi de l'intérêt des grands producteurs de
fonder les sociétés et de les soutenir de leurs capitaux. En
Angleterre vient de se former une association des maîtres
de forges. La cotisation est fixée à 40 shellings par haut
fourneau et 5 shellings par fourneau à puddlage. Mais à
quoi est destiné ce fonds? à résister aux grèves d'ou-
vriers. Eh bien, supposez que ces gens, au lieu d'être
poussés par un esprit de résistance aux légitimes de-
mandes de leurs salariés , au lieu d'essayer, pour réduire
leurs frais de production, de diminuer la rétribution néces-
saire à ses agents, s'inspirant d'une haute pensée, se di-
sent : L'invention seule pourra arriver au but que nous
voulons atteindre, parce qu'en perfectionnant nos procédés
elle économisera la main d'œuvre; par conséquent, n'es-
sayons pas d'entraver le mouvement populaire par une lutte
insensée qui nous conduira, quoi que nous fassions, à la
ruine et mènera à la misère ceux contre lesquels nous l'en-
gageons; laissons-le se produire, et au lieu d'essayer de lui
tenir téte, rendons-le inutile par le progrès que nous appor-
terons dans notre fabrication; consacrons donc cette somme,
non à fonder une ligue destinée à maintenir nos ouvriers
dans la misère, mais une association destinée à tenter des
expériences et à subventionner des inventeurs. — Croyez-
vous donc que les maîtres de forges ne donneraient pas
un but plus utile à leurs capitaux que celui auquel ils les
consacrent?
Les luttes d'homme à homme, de peuple à peuple, n'amè-
nent que des résultats funestes pour tous, ne fondent rien,
n'établissent rien, parent à peine le danger présent. Ce
n'est plus dans l'oppression de nos rivaux que nous devons
436
l'inventeur.
chercher nos avantages. Cette politique est la vieille politi-
que des despotes, la nôtre doit être celle de la liberté. Quand
nous nous disputons le même prix, nous ne devons pas es-
sayer de nous culbuter; ceci est immoral et lâche. Ceux qui
agissent ainsi prouvent simplement qu'ils n'ont pas confiance
dans leurs forces. Nous devons, au contraire, essayer de les
dépasser, et pour cela que faut-il? Un bon entraînement. C'est
donc dans ce sens que nous devons agir. Le traité de libre
commerce nous gêne : mettons-nous à la hauteur des An-
glais. Les grèves des ouvriers nous effrayent : donnons-leur
un juste salaire ; mais pour que notre production se main-
tienne au même prix, perfectionnons ses moyens. La question
doit être désormais posée de cette manière, et les produc-
teurs devant la résoudre dans ce sens ont donc tout inté-
rêt à aider l'inventeur. Qu'ils le fassent, en lui fournissant
les capitaux dont il manque.
Les guerres privées et publiques n'ont tant duré que faute
de s'entendre. Au lieu de chercher la cause du mal, on
n'en a constaté que les effets, et pour les détruire on a ap-
pliqué des palliatifs pires que le mal même. Mais à mesure
que le progrès, élargissant notre point de vue, nous fera
remonter aux principes et nous montrera les grandes lois
qui régissent l'homme, le chaos dans lequel nous avons été
plongés se dissipera, la lumière luira là où étaient les té-
nèbres, et alors les combattants, acharnés la veille les uns
contre les autres, reconnaîtront qu'ils sont frères ; et par-
tout où ils trouvaient le désordre, ils trouveront l'ordre. A
l'antagonisme des hommes et des intérêts succédera la
solidarité.
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CHAPITRE VIII
Les contrefacteur*
§ I. — Les voleur» do gloire. — Fausses paternités. — Amerio Vespuco
et Colomb. — Juste Byrge et Neper. — Hautefeuille et Huyghcns. —
Argand et Quinquet. — Davy et Stepheuson. — Gutenberg. — Fran-
klin et Romas. — M. Legray. Le colonel X. — Ri que t et Louis XIV.
— Drames secrets. — Fontanarês et don Raraon. — Défiances. Baudouin
et Kunckel. Niepceet Daguerre.
§ 2. Les contrefacteurs. — Les honnêtes gens. — Procès d'Arkwright et
de James Watt. — Longanimité de Jacquard. — De la protection que
la loi aecorde aux contrefacteurs. Conseils d'un honnête contrefacteur
à son fils. — Maisons de contrefaçon.
I
L'inventeur est parvenu à achever son œuvre. Il Ta lancée
dans le public, il peut l'exploiter. Elle commence à avoir
une certaine vogue. Tout le monde reconnaît son utilité.
Croyez-vous que l'inventeur soit au bout de ses peines? Er-
reur I L'inventeur est accablé de nouveaux soucis. Il a à
lutter contre les coucous qui veulent s'emparer du nid qu'il
a construit ; contre les geais, qui mangent les œufs des oi-
seaux plus petits et plus faibles qu'eux. C'est à qui essayera
de le déposséder de la gloire et des profits que rapportera
son invention.
Combien peu de choses portent leur véritable nom 1 Que
de pères qui ne le sont pas; mais ici, tout au contraire de
ce qui arrive dans le mariage, ce n'est pas le nom du père
i/ INVENTEUR.
légitime que porlc l'enfant , c'est le nom du père adul-
térin.
Mais les poulardes du Mans \icnnent de la Flèche; les
pâtés de Ruffec viennent de Poitiers; les marrons de Lyon
viennent de Vesseau;les sardines de Hoyan viennent de
Bretagne; le beurre de la Prévalayc n'en vient jamais;
les gâteaux de Nanterre sont fabriqués aux Champs-
Elysées.
Le calumet est un instrument indien et non américain,
comme les chiffres arabes sont d'origine indienne.
Qu'importe? il y a prescription ; toutes ces fausses appel-
lations, attributions, sont consacrées par le temps ; et serait
bien hardi celui qui voudrait les modifier.
Quelques gens savent qu'elles sont fausses, mais eux-
mêmes sont obligés de se taire devant le cri général; et ils
continuent à appeler l'Amérique, l'Amérique au lieu de l'ap-
peler la Colombie.
On la connaît cette histoire dJAméric Vespuce et de Co-
lomb, et cependant on ne saurait trop la répéter comme un
des exemples les plus monstrueux de l'injustice humaine.
Mais que d'éditions a eues cette histoire. Tout à coup, on
ne sait pourquoi, on ne sait comment, toutes les admira-
tions se concentrent sur un homme, et les vrais auteurs,
travailleurs, inventeurs sont dépouillés à son profit.
Il est vrai que c'est un bel et beau vol que commettent
ces gens ; mais c'est un vol le plus souvent impuni et qui,
contrairement à l'action qualifiée ainsi par le Code pénal,
au lieu d'entraîner avec lui l'infamie, entraîne au contraire
la gloire. N'y a-t-il pas alors tout avantage à le com-
mettre?
Juste Byrge découvre les logarithmes. Il communique
cette découverte au baron de Nepcr,avcc lequel il se trouvait
en relation. Celui-ci se l'approprie en publiant sous son
nom le livre intitulé : Miri/tri lor/arithmornm canoms (lés-
er iplio.
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LES CONTREFACTEURS.
439
Hautefeuille trouve l'application du ressort spiral à régler
le mouvement du balancier des montres. Huyghens la vola
et ce ne fut que par les procès que lui intenta l'inventeur
qu'on connut cette histoire.
Qui ne sait que Quinquet n'est que l'Améric Vespuce
d'Argand?
La lampe de Davy a été inventée par Stephenson.
Furst et Schœffer dépouillèrent Gutenberg de son œuvre
et il dut aller, pauvre et délaissé, chercher un refuge auprès
d'Adolphe, l'électeur de Nassau, qui lui donna asile.
Quel dut être le désespoir de Romas en voyant ses belles
expériences oubliées? tandis que l'expérience de Franklin,
beaucoup moins savamment conduite, beaucoup moins im-
posante, était célébrée en prose et en vers; et ce n'est que
de nos jours, grâce à M. Louis Figuier, qu'il commence à
avoir la gloire qui lui est due.
Et malgré la publicité beaucoup plus étendue qui existe
dans notre siècle, ces faits se reproduisent encore tous les
jours.
M. Legray a inventé le collodion, il constata sa décou-
verte dans son traité de photographie publié en 1850. On
n'y fît attention qu'en Angleterre. En 1851, M. Arche se
l'attribua. Deux ans après M. Robert Hunt, dans son
nttcl de photographie, ne mettait en présence, comme y
ayant droit, que deux Anglais : M. Arche et M. Fry.
M. Tamisier a réclamé hautement, en 1859, dans le
Siècle , l'invention des canons rayés , pour laquelle
M. Treuille de Bcaulicu était nommé colonel.
Voici une fort jolie anecdote que raconte M. Edmond
About.
Le colonel X... avait inventé sous le premier empire un
nouveau caisson d'artillerie, infiniment supérieur à tous
les autres : « Ce qui m'a donné le plus de mal, disait-il, ce
n'est ni la construction de mon caisson, ni la suspension,
ni l'attelage : le difficile a été de faire comprendre le sys-
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l'inventeuh
lèrae au général Y. .., qui d'ailleurs a bien voulu lui donner
Bon nom. »
En Angleterre, le trésorier en chef de la marine et secré-
taire de la guerre dépouilla Gort de son invention et fit dis-
paraître un registre qui constatait ses droits.
Ses enfants, qui étaient dans la misère en 1857, récla-
maient vainement auprès de la Chambre des communes.
Il en est toujours ainsi : les gros mangent les petit>, vieille
vérité toujours vraie et qui sera encore malheureusement
vraie pendant longtemps.
Riquet construit le canal du Languedoc; il est fort peu
encouragé dans cette œuvre, dans laquelle il mange sa for-
tune ; mais quand il eut réussi, ce ne fut pas à lui que re-
vint la gloire du succès : aux yeux des poëtes et des contem-
porains, c'était Louis XIV qui avait tout fait.
Mais à côté de ceux-là dont on connaît le nom, pour les-
quels on peut revendiquer la part degloire qui leur est due;
à côté de ces spoliateurs qui sont voués au mépris public,
que de malheureux inventeurs meurent inconnus sans par-
venir à se faire jour, dépouillés indignement par des
hommes puissants. Quels drames secrets et solitaires se
passent qui restent étouffés, dont on ne connaît ni la cause,
ni la marche. Un jour tel s'est tué, raconte un journal dans
ses faits divers, et on attribue sa mort à une attaque d'alié-
nation mentale.
Non, ce n'est pas à cette attaque d'aliénation mentale
qu'il faut attribuer sa mort; c'est au désespoir qui le
rongeait.
A R., s'empoisonne il y a cinq ou six ans, un malheureux
chimiste. Pourquoi ? Je vais vous le dire : c'estqu'après avoir
fait plusieurs découvertes importantes, auxquelles il avait
consacré tout son temps, toute sa vie, toutes ses forces et
toutes ses ressources, il se voyait écrasé et dépouillé par
une rivalité puissante.
A M., un autre chimiste, trouve un procédé industriel
■
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LES CONTREFACTEURS. 441
de la plus grande importance. Après mille travaux, mille
luttes, mille peines qu'augmentaient les difficultés pécu-
niaires qu'il éprouvait pour se procurer des réactifs, il
est écrasé par une rivalité semblable, devient fou et va ex-
pier dans une maison de santé le crime d'avoir consacré sa
vie à la science.
J'en ai connu un autre qui, après avoir fait une impor-
tante découverte pharmaceutique, fut dépouillé par des gens
décorés de toute espèce d'ordres, comblés de dignités et de
titres, qu'on salue chapeau bas, qu'on admire pour ce qu'ils
n'ont pas fait, pour des découvertes ou inventions aux-
quelles simplement ils ont bien voulu donner leur nom,
geais honteusement parés des plumes du paon , mais
qui forts et puissants tuent les paons qui veulent récla-
mer leur plumage. Après avoir été longtemps berné par
les beaux messieurs, renvoyé ici et là, par tel et tel qui lui
promettaient leur protection en échange de son secret, il fut
atteint d'un si profond désespoir, en se voyant un beau
jour frustré du fruit de ses travaux, qu'il tomba dans une
prostration d'où il n'est jamais sorti depuis.
Ahl si nous avions la liberté delà presse, je vous citerais
bien d'autres faits, non moins graves, avec noms et preuves
à l'appui? Mais puisque nous sommes soumis à une loi qui
condamne le délit de diffamation sans admettre la preuve,
il faut nous taire en attendant qu'un jour nous puissions
faire paraître le réquisitoire que nous préparons, traduire
à notre barre tous les orgueilleux et tous les puissants, tous
ces hommes qui profitent de l'autorité, à laquelle ils sont ar-
rivés par je ne sais quelles voies ténébreuses, pour prendre
aux autres les inventions qu'ils sont payés pour faire; et dé-
fendre tant de pauvres malheureux, écrasés par un ennemi
qu'ils ne peuvent atteindre, dépouilles par lui du produit de
leurs travaux et de leur gloire.
Elle se répète tous les jours l'histoire de don Ramon et
de Fontanarès.
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442
l'inventeur.
Atroce ! Atroce I le brave don Ramon qui prend 0 plus 0
pour un binôme 1 et qui s'imagine, presque de bonne fci,
tant il est poussé par la vanité et tant on le lui répète, avoir
tout fait! et qui, le jour du triomphe, est couronné, tandis
qu'on traiterait un peu plus Fontanarèsde voleur!
Quoi d'étonnant ensuite que les inventeurs soient dé-
fiants, aient sans cesse peur d'être absorbés, répugnent à
confier le moindre secret, ne veulent pas s'associer, s'iso-
lent, au contraire, autant que possible?
Baudouin court à Dresde pour communiquer la décou-
verte qu'il vient de faire du phosphore. Mais voici la ma-
nière dont se fait sa communication à Kunckel :
« Je fus, raconte celui-ci, émerveillé de cette singulière
expérience ; mais ce jour-là, je n'eus pas le bonheur de tou-
cher la substance de mes mains. Pour obtenir cette faveur,
je fis une visite à M. Baudouin, qui me reçut fort poliment
et me donna... une fort jolie soirée musicale. Bien que
j'eusse causé avec lui toute la journée, il me fut impossible
d'en tirer le fin mot de l'histoire. La nuit venue, je deman-
dai à M. Baudouin si son phosphorus (car c'est ainsi qu'il
avait appelé son produit de la cornue) pouvait aussi attirer
la lumière d'une bougie, comme il attire celle du soleil, il
se mit aussitôt à en faire l'expérience. Toutefois je n'eus
pas encore le bonheur de toucher la substance en question.
«Ne serait-il pas, lui dis-jc alors, plus convenable de lui faire
absorber la lumière à distance, au moyen d'un miroir con-
cave? — Vous avez raison, me dit-il.» Sur-le-champ il
alla lui-même chercher son miroir, et cela avec tant de
précipitation qu'il oublia sur la table la substance que
j'étais si curieux de toucher. La saisir de mes mains, en
ôter un morceau avec les ongles et le mettre dans ma bou-
che, tout cela fut 1'aflaire d'un instant Je lui demande
enfin s'il ne veut pas me faire connaître son secret. Il y
consentit, niais à des conditions inacceptables. J'envoyai un
messager à M. Tutzky, qui avait longtemps travaillé dans
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LES CONTREFACTEURS. 443
mon laboratoire, et le priai de se mettre immédiatement à
l'œuvre en traitant la craie par l'esprit de nitre (car je sa-
vais qu'on s'était servi de ces deux matières pour la prépa-
ration de l'esprit du monde), de calciner ce mélange forte-
ment et de m'informer du résultat de l'expérience par le
retour du messager. » (Cité par Hœfer. )
Inutile dédire que Kunckel réussit. Mais vous voyez quels
sont les rapports des savants entre eux et de quel œil ils se
regardent.
Ce fut à peu près ainsi que Niepce accueillit les ouver-
tures de D iguerre.
« Bon, disait-il, voilà un de ces Parisiens qui veut me
tirer les vers du nez. »
Il demande des renseignements sur lui ; mais la manière
dont il les demande montre sa répugnance à entrer en re-
lation avec lui.
« Connaissez-vous, monsieur, un des inventeurs du
diorama? Voici pourquoi je vous fais cette question : ce
monsieur ayant été informé, je ne sais trop commenl, de
l'objet de mes recherches, m'écrivit l'an passé, dans le cou-
rant de janvier, pour me faire savoir que depuis fort long-
temps il s'occupait du même objet, et pour me demander
si j'avais été plus heureux que lui dnns les résultats. Cepen-
dant, à l'en croire, il en aurait obtenu d'étonnants; et,
malgré cela, il me priait de lui dire d'abord si je croyais
la chose possible. Je ne vous dissimulerai pas, monsieur,
qu'une pareille incohérence d'idées eut lieu de me surpren-
dre, pour ne rien dire de plus. J'en fus d'autant plus dis-
cret et réservé dans mes expressions ; toutefois je lui
écrivis d une manière assez honnête, assez obligeante, pour
provoquer de sa part une nouvelle réponse. Je ne la reçois
qu'aujourd'hui, c'est-à-dire après un intervalle de plus
d'un an, et il nie l'adresse uniquement j our savoir où j'en
suis et pour me prier de lui faire passer une épreuve, bien
qu'il doute qu'il soit possible d'être entièrement satisfait des
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l'inventeur.
ombres par le procédé de gravure; ce qui le fait tenter des
recherches dans une autre direction, tenant plutôt à la per-
fection qu'à la multiplicité. Je vais le laisser dans la voie de
la perfection et, par une réponse laconique, couper court à
des relations dont la multiplicité, comme vous pouvez bien
le penser, pourrait me devenir également désagréable et
fatigante. »
Vous la voyez cette antipathie du provincial pour le Pari-
sien, du chercheur pour l'autre chercheur l Quand donc les
hommes comprendront-ils qu'ils doivent s'unir?
D'un autre côté, Daguerre ne montrait rien à Nicpce.
Et cependant, s'ils ne s'étaient pas associés, si Daguerre
n'était pas venu perfectionner la méthode de Niepce dans
certains points très-importants; si, après la mort de son col-
laborateur, il n'eût pas poursuivi cette découverte, qui dit
que nous aurions aujourd'hui la photographie?
Si les inventeurs, au lieu de cacher leurs travaux, de les
dissimuler, de recourir à tous les mensonges possibles pour
dérober leurs secrets, de déclarer, après qu'ils sont devenus
des secrets de comédie, que tout le monde se trompe,
comme M. Schoubrein, les unissaient, les groupaient, qui
doute que le progrès, au lieu d'aller avec la lenteur dont il
marche, n'augmenterait pas de vitesse?
Souvent deux inventeurs séparés par la largeur d'une rue
cherchent le même objet, poursuivent le môme but. L'un
trouve la moitié, l'autre, l'autre moitié de l'invention com-
plète. Le génie ou le savoir de chacun n'est pas assez
grand pour qu'il puisse la compléter lui-même. Qu'ils
se rencontrent, qu'ils s'associent, et alors les deux moitiés
s'emboîteront l'une dans l'autre, et l'œuvre sera entière.
Ainsi, six cents brevets environ ont été pris pour des
appareils fumivoristes. Nul doute que si tous les hommes
qui s'occupent de cette question s'associaient, ils ne par-
vinssent à gagner le prix d'un million fondé par la cité de
Londres. Mais chacun veut gagner le gros lot tout seul
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LES CONTRE F ACTEUHS.
U5
et ne le partager avec personne; aussi personne ne le
gagne-t-il.
Mais nous avons vu les causes qui empêchaient cette
union d'avoir lieu.
Quel remède y apporter?
Les causes disparaîtront le jour où les inventeurs s'asso-
cieront entre eux. Chacun, devant une société dont les pro-
cès-verbaux et les archives seront tenus avec soin, en expo-
sant ses travaux au fur et à mesure qu'il les fera, en les
publiant alors, s'assurera la priorité et la part qu'il aura
eue dans la découverte. Si ce moyen lui semble dangereux,
s'il tient encore à son secret, il pourra déposer des paquets
cachetés qui ne seront ouverts que le jour où il le dési-
rera.
L'association lui présentera donc toutes les garanties
possibles pour établir ses droits. Par la publicité qu'elle
donnera à ses travaux, elle lui assurera d'une manière in-
contestable la part de gloire que mériteront ses efTorts.
Grâce aux procès- verbaux, on suivra facilement la filière
des inventions; on saura ce que chaque jour et chacun aura
apporté à l'œuvre. Les regrettables conflits qui s'élèvent
tous les jours disparaîtront; l'inventeur, parlant en face de
tous, ne sera plus écrasé par quelques personnalités puis-
santes ; il n'aura plus sujet d'avoir nulle crainte, et alors,
au lieu de vouloir être seul, d'enfouir ses travaux, de fermer
sa main pleine de vérités, il ouvrira sa main et il fera bril-
ler la lumière.
II
« De l'inventeur mourant, le parasite engraisse, » a dit
V. Hugo.
L'inventeur, après ceux qui cherchent à absorber sa
gloire et ses profits, trouve ceux qui, plus modestes et pires
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L'IK YLNTEfH.
encore, cherchent, non positivement à absorber la doire
due au créateur, mais à s'emparer du produit de son
œuvre!...
Quelle invention n'a pas été contrefaite? Contrefaire une
invention est devenu une habitude suivie par tout le
monde.
Chacun apprécie la vérité de ces paroles : « Invente et tu
mourras persécuté comme un criminel; copie et tu vivras
heureux comme un sot... copier c'est vivre.» Et comme
excepté quelques fous, quelques têtes brûlées, quelques
cerveaux fêlés, tout le monde aime mieux vivre que d être
persécuté, tout le monde se jette sur chaque nouvelle inven-
tion, comme une bande de corbeaux sur une charogne, et
essaye d'en emporter des lambeaux. C'est à qui prendra le
plus gros morceau. Tous sont là l'œil avide, grilles et becs
ouverts, tirant chacun de leur côté la malheureuse invention.
L'un s'en approprie une petite partie, un autre en prend
une plus grande, jusqu'à ce que vienne un vautour plus
hardi qui l'emporte tout entière. Ne faut-il pas bien que
tout le monde vive? Les contrefacteurs sont ennemis des
monopoles. Us regardent la propriété comme un injuste
privilège ; ils s écrient : La propriété c'est le vol, et pour
rester honnêtes gens, ils commencent par voler la nouvelle
invention. Ce sont d'ardents communistes qui, cependant,
feront condamner aux travaux forcés un pauvre diable qui
leur aura dérobé un morceau de pain. Mais distinguons! ils
se figurent eux être honnêtes gens, et si on les traitait de
voleurs, ils vous traduiraient devant le tribunal de police
correctionnelle, qui les a peut-être condamnés, et, preuves
en main, ils prouveraient que l'épithète qu'on a employée à
leur égard est impropre, car ils n'ont pas été condamnés
comme voleurs, mais comme contrefacteurs, ce qui n'est
pas la même chose. Evidemment, et il ferait une grosse er-
reur celui qui voudrait confondre ces deux espèces d'indi-
vidus en une môme classe. D'abord, pourrait-on lui dire, la
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LES CONTREFACTEURS.
\\1
propriété industrielle n'est pas reconnue comme telle par la
loi... ergo,..
C étaient de parfaits honnêtes gens les gentilshommes qui
voulaient déposséder Sauvage des flacres, comme ceux qui
allaient s'embusquer sur le pont Neuf, derrière la statue
d'Henri IV, pour dépouiller les passants.
Il n'y a peut-être pas eu une invention, petite ou grande,
qui ait échappé à la contrefaçon. Parfois le vol, car c'est
bien un vol, prend un caractère odieux. Pendant que Scne-
felder fonde de nombreux établissements lithographiques en
Europe, ses frères, ses frères qu'il avait nourris, auxquels
il avait voué sa jeunesse, pour lesquels il avait essayé de
vendre son sang, vendaient eux ses secrets de fabrique à
des étrangers qui s'enrichirent de ses dépouilles.
Dès qu'on voit prospérer une invention qu'on a niée
quelque temps auparavant, vite, ceux qui ont peut-être
crié le plus haut contre elle, s'empressent de la contre-
faire.
S'ils sont hardis, ils commencent par attaquer ouverte-
ment, hautement l'inventeur; ils prétendent qu'il n'a nul
droit à son brevet.
S'il triomphe, comme Arkwright, alors les contrefac-
teurs se taisent, mais agissent ; ils élèvent des fabriques pa-
reilles aux siennes, ils construisent des machines en tous
points semblables, et ils exploitent son invention concur-
remment avec lui. Arkwright prend alors l'initiative et pour-
suit ces hardis voleurs. Mais il est débouté de sa plainte
parce qu'elle ne prouve pas suffisamment son accusation.
Alors les autres, encouragés par cet échec que subit l'inven-
teur, redoublent de zèle et d'ardeur. Arkvvright ne se dé-
courage pas; il intente un nouveau procès contre un de ses
contrefacteurs en 178o, Il le gagne. Mais ceux-ci ne se dé-
couragent pas non plus; ils montrent que la filature du
coton estime des richesses de l'Angleterre, qu'il est in-
juste qu'un seul homme en ait le monopole ; qu'il importe à
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U8
l'inventeur.
l'intérêt commun que tous puissent exploiter cette industrie;
ils font tant et si bien, ils influencent l'opinion publique à
un tel point que le brevet d'Arkwright est annulé. N'est-ce
pas un beau succès et une belle prime d'encouragement
pour messieurs les contrefacteurs?
Plus heureux James Watt finit par triompher de ses en-
nemis. Mais ce ne fut pas sans peine et il faillit succomber
dans la lutte. S'il n'eût pas obtenu la prolongation de son
privilège, il n'eût jamais retiré un sou de son invention. Ce
ne fut cependant pas sans peine qu'il l'obtint. Une fois assuré
de la propriété de son œuvre pendant vingt-cinq ans, il
monte avec Boulton une vaste exploitation à Soho. Les
deux associés recevaient pour redevance la valeur du tiers
de la quantité de charbon dont chacune de leurs machines
procurait l'économie.
« Les hommes, dit Arago à ce sujet, se résignent volon-
tiers à payer le loyer d'une maison, le prix d'un fermage.
Cette bonne volonté les abandonne quand il s'agit d'une
idée, quelque avantage, quelque profit qu'elle ait procuré.
Des idées 1 mais ne les conçoit-on pas sans fatigue et sans
peine? Qui prouve d'ailleurs, qu'avec le temps, elles ne
seraient pas venues à tout le monde? En ce genre, des jours,
des mois, des années d'antériorité ne sauraient donner
droità un privilège 1 »
Les mineurs suivant cette idée ne payaient la rente due
à Watt et à Boulton qu'avec la plus extrême répugnance et
cherchaient par quel moyen s'en débarrasser. Des contre-
facteurs vinrent à leur secours; ils attaquèrent hardiment
Watt comme plagiaire. Pendant sept ans ils le poursuivi-
rent avec acharnement, « Ce que je redoute le plus au
monde, écrivait-il, ce sont les plagiaires. Les plagiaires! ils
m'ont déjà cruellement assailli ; et si je n'avais pas une ex-
cellente mémoire, leurs impudentes assertions auraient fini
par me persuader que je n'ai apporté aucune amélioration à
la machine u vapeur. Les mauvaises passions de ceux à qui
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LES CONTREFACTEURS.
449
j'ai été le plus utile vont, le croiriez-vous, jusqu'à leur faire
soutenir que les améliorations, loin de mériter une pareille
qualification, ont été très-préjudiciables à la richesse pu-
blique. »
Nous connaissons cette manœuvre ; elle est charmante et
fort souvent employée.
On nie le bienfait d'une invention ; on dit qu'elle n'existe
pas, ou qu'elle est absurde, mauvaise, exécrable.
Puis, faisant comme le bon prédicateur, on se hâte d'en
profiter, de la copier, de la contrefaire, de la voler.
Ainsi, tandis que les adversaires de Sax disaient que le
saxophone était une chimère, ils l'annonçaient sur leur pros-
pectus.
C'est une curieuse histoire que celle de Sax et des con-
trefacteurs que M. Oscar Gomettant a trop longuement et
trop bien racontée pour que je la recommence ici. Mais
je vous renvoie à son intéressant ouvrage, Un inventeur
au dix -neuvième siècle, dont j'ai déjà bien souvent
parlé.
Sax n'avait pas précisément la longanimité de Jacquard,
qui disait chaque fois qu'on lui annonçait que sa machine
était contrefaite :
« Tant mieux, qu'on en profite; il me suffit d'avoir
rendu des services. »
Aussi l'inventeur de tant d'ingénieux instruments de mu-
sique a-t-il passé sa vie en procès.
Je ne suivrai pas ici ces procès, mais j'extrais de l'ou-
vrage de M. Oscar Gomettant un bien curieux type de con-
trefacteur, admirablement dessiné :
« Un contrefacteur, dit M. Oscar Gomettant, avait un
fils très-doux, très-naïf et rempli des plus excellentes qua-
lités. C'était, en tout point, le contraste frappant de son
père. L'aimable jeune homme venait d'atteindre sa ving-
tième année. Il était fils unique et aurait pu se garnir très-
convenablement une paire de sabots avec l'excédant du foin
10
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450
L'INVENTEUR.
dont son père avait su remplir ses bottes en déchaussant
les inventeurs.
« Le contrefacteur n'était pas un de ces contrefacteurs de
circonstance plus malheureux que coupables et forcés de
hurler avec les loups.
« Ce n'était point non plus un contrefacteur de bonne
foi, comme il peut s'en trouver et comme il s'en trouve, en
effet, quelquefois.
a Notre homme appartenait à la famille des contrefac-
teurs qui agissent en parfaite connaissance de cause et
savent tourner à leur proût les lenteurs d'une procédure
qu'ils font durer autant que possible, en invoquant tous
les cas de nullité et de déchéance qui pèsent, toujours me-
naçants, sur la tôtedu malheureux inventeur.
« En un mot, c'était ce que j'ai appelé un contrefacteur
sérieux, un contrefacteur de la bonne école.
« Notre contrefacteur voulant céder son fond... »
— Un fonds de contrefaçon? me direz-vous en m'inter-
rompant et en souriant.
— Pourquoi pas? vous dirai-je sérieusement.
— C'est donc possible?
— Gela s'est vu. Notre homme donc, voulant céder son
fonds à son fils, le fit appeler un matin et lui tint solennelle-
ment ce langage :
m — Mon fils, je désire me retirer des affaires et vivre
tranquillement de mes renies.
« — C'est très-bien, mon père.
« — J'ai fait une observation, mon fils.
« — Laquelle? mon père.
« — C'est qu'avant tout, dans le commerce, il faut être
honnête.
« — J'en suis persuadé, mon père.
« — Oh l ce n'est pas qu'il ne se trouve des négociants
peu scrupuleux qui réussissent aussi : rien n'est absolu
dans le monde. Mais je passe en règle que, pour bien faire
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LES CONTREFACTEURS.
4M
ses affaires, il faut être honnête avant tout. Cette ligne de
conduite, je l'ai toujours suivie, et je me suis préparé ainsi,
pour mes vieux jours, ce qu'on nomme une honnête ai-
sance.
« — Une honnête aisance?... il y a donc aussi des ai-
sances malhonnêtes, mon père?
a — Oui, mon fils.
« — Je ne savais pas, mon père.
« — Tues encore jeuneî Je continue. Le scrupule le plus
indomptable a toujours été mon égide depuis le commence-
ment jusqu'à la fin de ma carrière. Je veux t'en donner une
preuve: Avant d'être fabricant, j'étais marchand; car il
n'est pas toujours indispensable de savoir fabriquer un objet
pour se mettre à la tête d'une fabrique de ce même objet.
a — Cependant il me semble, mon père, qu'on ne saurait
être un bon chef de fabrique si on ne connaît pas la fabri-
cation de l'objet qu'on fait fabriquer?
« — Sans doute, tu as parfaitement raison ; mais on peut
suppléer aux connaissances qu'on n'a pas, par un certain
aplomb vis-à-vis des ouvriers et des clients. Puis on finit
par acquérir une routine qui, pour beaucoup de personnes,
tient lieu de véritable savoir. Je te disais donc qu'avant
d'être fabricant, j'avais fait le commerce et que, dans le
commerce comme dans la fabrication, je m'étais toujours
montré l'esclave de la probité. Par suite de diverses cir-
constances qu'il serait trop long d'énumérer, j'avais deux
fois déposé mon bilan. Où d'autres auraient offert vingt ou
vingt-cinq pour cent à leurs créanciers, je donnai, moi,
pour me conformer à ma ligne de conduite, cinquante pour
cent!
« — C'est que, sans doute, vous pouviez les donner,
mon père?
« — Parbleul si je le pouvais! es-tu enfant!... Je fis une
troisième faillite plus ruineuse que les deux autres. Je vou-
lus, néanmoins, comme dans les précédentes, donner cin-
452
l'inventeur
quantc pour cent à mes créanciers; mais il se trouva que
mon actif ne me fournissait pas vingt pour cent.
a — Ah 1 mon Dieu, mon père !
« — Sais-tu ce que je fis?
« — Je ne puis le deviner, mon père.
« — Je comblai la différence de mes propres deniers, et
mes créanciers furent payés de leur cinquante pour cent
comme d'habitude... d'un autre côté, quand le hasard, ce
capricieux génie, m'a conduit plus tard à contrefaire, dans
ma fabrique, un objet breveté, toutes les fois que l'inven-
tcur, soutenant jusqu'au bout ses droits, a obtenu des tri-
bunaux une condamnation contre moi, j'ai courbé la tète
et j'ai payé les dommages-intérêts.
— Ah ! mon père, votre conduite est bien noble ! »
Est-il assez curieux ce type de contrefacteur? Quel hon-
nête homme? mais il vit, il est bien portant, il se trouve
partout ; c'est lui qui en Amérique contrefait l'invention de
Fulton et cause la mort de l'inventeur; c'est lui qui fait
mourir Jouffroy aux Invalides ; c'est lui qui vole la pei-
gneusede Heilmann exposée à Paris en 1849 et qu'il expose
en 185*1 à Londres ; c'est lui qui pousse Jobard à cacher la
méthode à l'aide de laquelle il parvenait à extraire du gaz
à éclairage de l'eau; c'est lui qui contrefait le cherche-fuites
Maccaud ; c'est lui qui s'empare, à sa naissance, du mode
de coulage des glaces de M. Brossette; c'est lui qui gagne
des millions, en usant du procédé d'Edouard Adam pour la
distillation des alcools, et tue l'inventeur en le tralnantde
procès en procès.
S'il vit, c'est que la loi le protège. Certes, je ne voudrais
pas demander contre lui la peine de mort. Je suis ennemi
des lois draconiennes, mais cependant je dois dire que
notre, loi le favorise singulièrement. Il y aurait certes une
curieuse étude à faire sous ce titre : De la protection que la
loi accorde au contrefacteur.
Sans faire cette étude, montrons que la pérennité de la
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LES CONTREFACTEURS.
Ar,3
propriété industrielle reconnue, le contrefacteur ne pouvant
plus nourrir l'espoir d'amener de procès en procès l'in-
venteur jusqu'à l'expiration de son brevet, renoncera à la
chance trop dangereuse d'être condamné.
Voilà ce que peut faire la loi contre le contrefacteur.
Que peut faire de son côté l'inventeur?
L'inventeur peut faire beaucoup par l'association. Alors,
comme la gradation de ses idées pourra être suivie, parce
qu'elle se fera au grand jour, nul ne pourra plus venir pré-
tendre que des idées reconnues unanimement nouvelles
quand elles ont paru, par une société qui s'occupait spécia-
lement de la question à laquelle elles s'appliquaient, étaient
antérieures. Cette accusation de plagiat que les contrefac-
teurs aiment tant à lancer contre l'inventeur, tombera
d'elle-même, et alors ces honnêtes voleurs perdront leur
principale arme.
Voici encore une des persécutions qu'a suscitées à l'in-
venteur notre législation sur les brevets. Il ne suffit pas
qu'il soit soumis seulement à la juridiction du tribunal
civil, il faut encore qu'il soit soumis à la juridiction du
tribunal correctionnel. Que rcsulte-t-ii de cette double ju-
ridiction?
Il résulte un fait véritablement monstrueux, épouvanta-
ble, que Ton aura peine à croire.
Moi, inventeur, j'ai intenté devant le tribunal de police
correctionnelle une action en contrefaçon contre un contre-
facteur. Je gagne. Mon adversaire est condamné.
Que fait-il alors? il m'intente devant les tribunaux civils
une demande en nullité ou déchéance du brevet. De quels
moyens se sert-il ? De ceux dont il s'est déjà servi devant
le tribunal de police correctionnelle. Mais la justice n'étant
pas infaillible est variable, et alors, souvent les moyens re-
poussés une première fois le font triompher devant les
nouveaux juges. Alors, mon brevet est déclaré nul, et,
infamie dérisoire, il peut à son tour mo traduire en police
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454 L'IN VKRTEUB.
correctionnelle et me faire condamner comme contrefac-
teur, moi qui avais déjà triomphe contre lui, moi qui avais
prouvé qu'il avait usurpé mes titres, moi contre lequel il
n'avait pu une première fois établir son droit d'une manière
assez probante pour être acquitté. Et je puis être con-
damné à l'amende, et même emprisonné en cas de réci-
dive.
Voilà un fait assez curieux, j'espère, et qui prouve en
faveur de notre législation.
De cette manière, il n'est pas étonnant qu'un procès
commence en 1847 et se termine en 4854, faisant per-
dre la moitié de la durée d'un brevet, et mangeant
200,000 fr.
C'est ce qui est arrivé à Sax, assailli par une nuée de
contrefacteurs que la loi favorisait autant que possible. U
gagnait un procès contre eux, vite il se voyait assailli par
une demande en déchéance de ses brevets. L'affaire durait
quinze mois, c'était du temps gagné pour les contrefac-
teurs qui contrefaisaient tranquillement avec acharnement;
c'était du temps perdu pour Sax dont les brevets couraient.
Ainsi, voilà ce qui arrive avec notre procédure si longue
et si coûteuse, qui passe par tant de phases avant d'avoir
une solution, accumule des montagnes de papier timbré,
traîne des années et aboutit à des résultats souvent con-
tradictoires. Les contrefacteurs qui connaissent les ruses
du métier se servent de la loi pour contrefaire en toute
sécurité, en toute liberté, et même en tout bien tout hon-
neur.
Us se disent : je vais avoir un procès contre l'inventeur;
mon procès durera sept, huit, dix, douze, quinze ans,
autant que son brevet. Pendant ce temps-là je contreferai,
contreferai, contreferai. Je gagnerai, je perdrai. Mais que
m'importe? En admettant que je finisse par perdre, en
défalquant frais et dommages-intérêts que j'aurai la bonté
de lui payer, si j'y suis condamné, de jolis bénéfices me
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LES CONTREFACTEURS.
455
resteront encore. Et puis, comme on sait bien échapper
aux dommages-Intérêts I II y a de si beaux petits moyens
pour cela! La prescription, par exemple. L'inventeur allé-
guera en vain que la fabrication continue est un délit suc-
cessif; le contrefacteur se sauvera par cette arme de
coquin.
Et puis qu'importe? Ils sont dix, ils sont vingt, cent,
mille qui entourent l'inventeur ; ils l'égarent dans un laby-
rinthe de procès dont il ne peut sortir. L'un a-t-il épuisé
tous les moyens possibles pour arrêter les travaux de l'in-
venteur, lui faire perdre son temps, il a un successeur. Un
seul est en cause ; les autres payent les violons.
Aussi arrivent-ils à ruiner forcément l'inventeur, obligé
de consacrer temps et argent pour se défendre contre cette
masse qui l'entoure, le serre, l'accule et l'étouffé.
M. Boquillon dit : « J'ai pu acquérir la triste certitude
que le contrefacteur, après avoir payé les frais légaux, peu
considérables en matières criminelles, et les dommages-
intérêts fixés par les magistrats, se trouvait avoir réalisé
des bénéfices considérables. »
Maintenant, une fois que l'inventeur a bien et dûment
gagné son procès, il a peut-être le droit de saisir les in-
struments contrefaits, mais il ne peut exercer ce droit tout
simplement, il faut auparavant qu'il dépose un cautionne-
ment ; pourquoi ce cautionnement? — Prévenu, on ne dis-
cute pas avec la gendarmerie : le cautionnement est la con-
signe, il vous suffit de le savoir. Et si vous oubliez une
seule des nombreuses formalités exigées, nouveaux procès!
Aussi il n'y a rien d'étonnant qu'il y ait des maisons de
contrefaçon, et qui font très-bien leurs affaires, le plus
honnêtement du monde. Il leur sufut d'user de la protec-
tion que la loi leur donne.
Pourquoi s'étonner ensuite qu'on voit un inventeur
abandonner son brevet, après avoir payé l'amende, décou-
ragé, lassé, brisé ; laisser alors aller son œuvre à vau-l'eau,
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456 l'inventeur.
sans plus s'en inquiéter. M. Pellion faisait des réflexions
de ce genre, il y a quelques années, dans le bulletin des
arts de la Presse scientifique, à propos de M. Couturier, qui
avait agi ainsi pour son procédé de fabrication du papier.
11 faut donc à toute force remédier à cet état de choses;
mais comment? est-ce en augmentant la sévérité de la loi,
comme en Amérique?
Oui, on peut assimiler la contrefaçon à un vol, et rendre
ce vol passible des cours d'assises. Les Anglais ont certes
raison d'appeler pirates ceux qui la pratiquent.
Mais, pour moi, ce n'est que le moindre moyen. D'abord
ce n'est qu'un moyen répressif, et il faut, avant tout, avoir
un moyen préventif.
Or, d'où provient d'abord la contrefaçon? quelle est sa
source? quelle est son origine? comment peut-elle se ma-
nifester?
Ces causes découvertes, nous saurons la manière ensuite
dont on pourra la faire avorter. Ces causes, ou plutôt cette
cause, vient uniquement de l'esprit de la loi.
La loi, comme nous l'avons déjà vu, exige la nouveauté
absolue ; elle ne veut breveter que l'idée. Or, l'idée, nous
l'avons démontré, ne peut être brevetée que quand elle est
matérialisée. La nouveauté ne peut jamais être complète-
ment absolue; elle ne peut être que relative.
Par conséquent, qu'on cesse donc de chercher pendant
plus longtemps à ne breveter que l'idée, et la contrefaçon
est tuée du coup. Elle n'existe plus, et l'inventeur peut
ouir en paix du fr uit de son œuvre.
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CHAPITRE IX
I/luTenteur et l'économie politique.
M. Saint-Chamans, le Constitutionnel et les machines à vapeur. — Un
principe de Frédéric Bastiat. — Influence des inventions sur la ri-
chesse publique; les meuniers d'Ulysse et lo moulin de Saint- Maur;
le cheval» la route, le canal, le chemin de fer ; machines à filer.... — La
machine détruit-elle le travail? Fait-elle baisser le prix du salaire? —
L'invention donne richesses et vie. — Le vrai roi .'—Les hommes d'Etat
et leur politique; les égouts de Londres; dépenses productives et dé-
penses improductives. — a L'avenir est le mal. » — La loi du progrès.
On ne dit plus avec M. Saint-Chamans : « Bénissons les
obstacles que la cherté du combustible oppose chez nous à
la multiplicité des machines à vapeur. » On ne déplore
plus avec le Constitutionnel de 1847 : « L'excès des travaux
publics et le nombre exagéré des chemins de fer. » On ne
regarderait plus comme un grand malheur la manivelle fan-
tastique de Sismondi, à l'aide de laquelle le roi d'Angle-
terre eût fait tout l'ouvrage de ses sujets.
Non, maintenant nous n'avons plus en vue l'effort ; nous
ne croyons plus que c'est lui qui crée la valeur ; nous re-
gardons la nécessité du travail comme le mal ; nous regar-
dons la satisfaction comme le bien ; c'est la grande gloire
de Frédéric Bastiat de l'avoir formulé et proclamé, ce prin-
cipe économique : « La richesse de l'homme, c'est l'abon-
dance des choses. »
Or, comment accomplir cette loi, si ce n'est en produi-
sant le plus possible avec le plus de facilité possible; si ce
==*58 ==
L'INVENTEUR.
n'est en tirant le plus possible des agents naturels qui sont
gratuits?
Et n'esk-ce pas la machine, n'est-ce pas l'invention qui
doivent conduire l'humanité à ce but? N'est-ce pas par leur
aide que nous parviendrons à économiser le temps, la force
de chaque homme, de manière que sa vie et ses forces
soient doublées, triplées, quadruplées, quintuplées, etc.,
et que la production suive la môme proportion ?
La machine, comme l'a dit M. F. Passy, est l'épargne,
la vie et la puissance de l'homme.
Voyez quels résultats ont produits quelques inventions :
Selon Homère, douze femmes étaient sans cesse occupées
à moudre le grain dans la maison de Pénélope.
Le moulin de Saint-Maur a quarante meules, surveillées
par vingt ouvriers, qui réduisent en farine sept cent vingt
hectolitres de froment, de quoi alimenter soixante-douze per-
sonnes.
Du temps d'Ulysse, une personne était donc employée à
moudre la farine nécessaire à vingt-cinq personnes. De
nos jours, une personne suffit pour satisfaire le môme be-
soin de trois mille six cents personnes 1
Partout où le cheval est substitué à l'homme pour le
transport, le progrès est comme trente kilos sont à deux
cents.
Le progrès pour une route carrossable est vingt fois plus
grand : pour un canal, quatre-vingts ou cent fois, un cheval
pouvant traîner de quatre-vingt à cent mille kilos sur cette
voie.
Nous avons maintenant des vaisseaux qui représentent
une force de quarante mille chevaux ordinaires.
Un calcul présenté à la Chambre des députés en 186o
constatait que la diminution des frais de transport avait
valu, depuis l'Empire, une économie dç plus de quatorze
cents millions.
En 1763, la voiture d'Édimbourg à Londres effectuait ce
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l'inventeur et l'économie politique. 459
trajet en quinze jours; en 1835, les diligences l'accomplis-
saient en quarante-huit heures, aujourd'hui le chemin de
fer le parcourt en 12 heures.
En 1672, on passait un mois pour aller de Paris à Mar-
seille, aujourd'hui on passe trente heures.
Le premier chemin de fer de Liverpool à Manchester
tripla le nombre des voyageurs qui parcouraient cette
route, et, malgré la concurrence des canaux, il transportait
mille tonnes de marchandises par jour.
« Le temps est l'étoffe dont la vie est faite, a dit Fran-
klin. » En 1854, Robert Stephenson a calculé que la rapi-
dité des communications, en économisant le temps perdu
sur les salaires des ouvriers, donnait un bénéfice net de
cinquante millions par an à la richesse publique de l'An-
gleterre. Ce bénéfice était alors de quarante-cinq millions
en France.
Le chemin de fer du Nord a transporté en 1861 huit mil-
lions de voyageurs. Supposons une heure d'économie pour
chacun d'eux, ce sont huit millions d'heures, c'est-à-dire,
huit cent mille journées à dix heures, c'est-à-dire deux
mille cinq cents à trois mille années de travail, à dix heures
par jour, ou l'équivalent de deux mille cinq cents à trois
mille existences actives. (F. Passy.)
Le chemin de fer souterrain de Londres transporte cent
onze millions de voyageurs. Mettons une heure d'économie
pour chacun, c'est trente-huit mille années.
Un ouvrier qui produisait six kilos de fer en produit
maintenant cent cinquante !
Un ouvrier fileur de coton fait trois cent vingt fois plus
de travail qu'avant l'invention d'Arkwright.
On a calculé que la machine à vapeur et la machine à
filer sont arrivés en Angleterre à un développement de
forces égalant quatre cents millions de travailleurs.
En 1810, la France avait quinze machines à vapeur ; en
1827 ce chiffre s'élevait à deux cent vingt-huit; en 1829 à
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40(1
i/lHVENTEUR.
cinq cent cinquante-quatre ; en 1863 il était de vingtrdeux
mille cinq cent seize, représentant une force de six cent
dix-sept mille huit cent quatre-vingt-dix chevaux, ce qui
équivaut à la force motrice que pourraient donner douze
millions neuf cent soixante-quinze mille six cent quatre-
vingt-dix hommes de peine, chiffre supérieur au nombre
des hommes capables de travailler en France.
L'industrie de l'impression des cotons, introduite en
France par Oberkampf, emploie six mille balles de coton,
et la main-d'œuvre qu'elle nécessite donne à la France un
bénéfice de 240 millions.
Une bien modeste industrie, celle des eaux gazeuses, se
chiffre, d'après M. Barrai, à la somme de trente rail-
lions.
Voyez quelle magnifique production ! quelle puissance
acquiert l'homme quand il est secondé par la machine!
Voyez dans quelle proportion grandit la richesse sociale.
Cependant certains économistes n'en sont pas contents;
ils viennent nous dire : Là où il fallait cent quarante-quatre
personnes pour moudre le blé, il n'en faut plus maintenant
que vingt ; là où pour l'extraction du fer, vingt-cinq hommes
trouvaient de l'occupation, il n'en faut plus qu'un ; pour
les gros ouvrages une machine à coudre remplace vingt-
cinq hommes ; pour la couture ordinaire, dix ouvrières ; la
machine à faire des poulies de Brunei n'emploie plus que
dix ouvriers là où il en fallait cent dix.
Et alors ces gens poussent les hauts cris, et ne compre-
nant pas que la production engendre partout la richesse, ils
disent : ce travail que fait votre machine est enlevé à
l'homme; la machine est la ruine de l'ouvrier. Ils citent
Montesquieu et ces paroles de Proudhon : « Plus le travail
se divise et les machines se perfectionnent, moins l'ouvrier
vaut ; conséquemment moins il est payé ; partant, plus, pour
un même salaire sa tâche augmente. » Vous tuez ainsi des
populations entières. Souvenez-vous que Philippe de Gi-
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l'inventeur et l'économie politique. 461
rard a tenu dans sa main la vie de huit cent mille habi-
tants des Flandres !
Et sur ce, quelques-uns proposent de faire indemniser
les ouvriers par l'inventeur; d'autres voudraient que l'État
achetât les machines, les gardât sous verre, comme des ob-
jets de curiosité, servant à montrer la puissance de l'homme
et qu'il en prohibât l'usage jusqu'à ce que tout fût préparé
pour les recevoir.
Oui, en plein dix-neuvième siècle, en l'an de grâce 1866,
il y a des gens qui viennent vous dire des billevesées de
cette force.
Ils sont plus arriérés qu'Hésiode, en vérité, qui, admirant
les cyclopes, disait : « Ils ont la force, l'activité et des ma-
chines pour les aider dans leurs travaux. »
Franklin définissait l'homme : « L'animal qui sait se faire
des outils. » Et il avait profondément raison. L'homme seul
est faible, il n'acquiert de force que par son intelligence qui
lui soumet les forces de la nature. Le bâton qu'a pris le pre-
mier homme pour résister aux bêtes féroces a été un outil,
la pierre qu'il a lancée pour abattre un oiseau qu'il ne pou-
vait atteindre a été un outil. L'homme s'est servi d'une
machine dès le jour où il a été assez intelligent pour com-
prendre son emploi. Si les adversaires des machines sont
logiques, ils doivent désirer la suppression de la truelle, du
marteau, du couteau; ils doivent vouloir que nous labou-
rions la terre avec nos ongles ! « Car les machines, comme
Ta dit un ouvrier anglais, c'est tout ce qui, en plus des on-
gles et des dents, sert à l'homme pour travailler. » 11 n'est
donc pas besoin de réfuter de telles absurdités ; les consé-
quences auxquelles les amène leur principe suffisent pour
prouver leur nullité.
Il serait, en outre, facile de la réfuter par les faits. Elle
fut bien loin de diminuer le nombre des ouvriers, la ma-
chine à filer d'Arkwright, puisque dans les dix années
(1777-1787) qui suivirent son adoption, le nombre des ou-
462
L'IN VE.NTEUH.
vriers employés aux filatures et au tissage des cotons s'éleva
de sept mille neuf cent à trois cent cinquante-deux mille;
en 1750 la population du duché de Lancaster était de trois
cent mille habitants; en 1801 , grâce au développement de
l'usage des machines à filer, elle comptait six cent soixante-
douze mille membres et, en 1831, leur nombre s'élevait à
un million trois cent trente-six mille. Quant au taux des
salaires, doit-il diminuer quand le besoin d'ouvriers est
aussi grand? Évidemment non. De 1777 à 1787, le salaire
des ouvriers eraplojés à la filature et au tissage s'éleva de
cent cinquante pour cent. L'importation des machines a
augmenté beaucoup les salaires dans le Jura. Ce fait se
produit partout.
De plus, loin de supprimer, comme on le prétendait, cer-
taines industries, elle leur donne souvent une nouvelle vie.
Ainsi tous criaient que les chemins de fer supprimeraient
la circulation sur les routes; or, de 1857 à 1866 elle a aug-
menté de vingt-deux pour cent dans certains départements,
l'Hérault entr'autres.
L'expérience a donc démenti la théorie de ces timorés, et
cela devait être, car leur théorie était fausse.
En effet, si au lieu d'employer deux ouvriers, je n'en
emploie plus qu'un, j'économiserai le salaire de cet ou-
vrier; mais de cette économie que ferai-je? ne l'utiliserai-je
pas à autre chose? L'emploi sera le même, mais la produc-
tion sera double I
De plus, comme la production est augmentée, la consom-
mation est facilitée, et par conséquent augmentée. Par con-
séquent plus il y a de production, plus il faut de travail. Le
travail de la machine crée de nouveaux travaux par cela
même qu'il crée une nouvelle production et une nouvelle
consommation.
Qui doute qu'il n'y ait pas plus d'imprimeurs qu'il n'y
avait de copistes ? qui doute que les chemins de fer n'em-
ploient pas plus de monde que jadis les messageries et les
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l'inventeur et l'économie politique. 463
diligences. La télégraphie électrique nVt-elle pas ouvert
au travail une large carrière ? La navigation à vapeur a-t-elle
détruit la marine!
Non évidemment, mais il y a encore autre chose à dire.
Admettons que la consommation reste la même, quoique
la production soit doublée, s'ensuit-il qu'une portion de
travail a été frappée d'inertie? «Non, répond Bastiat;... car
le fonds des salaires n'en demeure pas moins sauf; ce qui
ira de moins à cette industrie se retrouvera dans l'économie
réalisée par tous les consommateurs, et ira de là salarier
tout le travail que la machine a rendu inutile et provoquer
un développement nouveau de toutes les industries. »
Il n'y a rien à répondre à de pareilles preuves ; mainte-
nant il serait facile de montrer encore que cette gigantesque
production qu'apportent les progrès de l'industrie est favo-
rable à l'ouvrier quand il devient consommateur, puisque
tous les objets dont il a besoin sont d'une qualité supé-
rieure et d'un plus bas prix.
Et non-seulement l'invention est la richesse pour tous,
mais elle fait cesser les durs travaux qui écrasaient la
femme, comme le prouvent l'Angleterre et les États-Unis;
mais elle est encore la vie, car c'est elle qui a détruit cer-
tains métiers insalubres, la dorure et l'argenture, l'étamage
des glaces par le mercure et autres qui condamnaient à de
hideuses et horribles maladies incurables, à la mort même,
les malheureux ouvriers qui, forcés de sacrifier l'avenir au
présent, leur donnaient leur vie en échange du pain de
chaque jour.
Quel plus magnifique rôle que celui de l'homme qui, par
son génie, peut ainsi créer plus de richesses du fond de son
atelier que des milliers de travailleurs réunis ; qui peut
sauver la vie à des légions de malheureux, donner le bien-
être à des millions de misérables et changer, à l'aide d'une
chaudière ou d'un fil, tout un ordre social I
Écoutez ces paroles de M. Eugène Pelletan :
t'îlf VBNTECR.
« L'histoire dit bien que tel prince du nom de Louis, qui
porte je ne sais plus quel numéro onze, douze, treize ou
quatorze, a détruit la féodalité, rasé les donjons, émancipé
les communes, soumis les petits brigands titrés qui pil-
laient les chemins et divisaient la France en mille petites
Frances, ornées de créneaux.
« L'histoire en a menti. Voici la vérité : Un homme,
d'autres disent un moine, découvre un jour, en rêvant,
une nouvelle espèce de poussière, il met dans un pilon du
soufre, du charbon et du salpêtre, et avec un grain de cela,
il trouve moyen de lancer en l'air des blocs de rocher... il
est le roi de son temps, il est le roi des rois, et à l'heure
qu'il est, il règne encore.
«... On peut appeler Charles-Quint un grand roi, parce
que ses généraux ont pris sur la carte deux points imper-
ceptibles qui se nomment Rome et Milan. Mais le grand roi
est Christophe Colomb...
« Car le signe de la véritable royauté est de trôner sur
le temps et l'espace. Elle n'a pas de durée, pas de frontières,
elle ne craint ni les invasions, ni les défaites. Elle est éter-
nelle et universelle comme Dieu dont elle descend. Elle est
véritablement une dynastie dans un seul homme du droit
divin.
« L'autre roi, le petit roi de convention meurt, et sou-
vent tout entier. Qui pourrait par exemple compter la vie
du dernier Christern? Le roi est mort, vive le roi! et on est
obligé de crier ainsi pour résoudre tant bien que mal cette
éternité intermittente, continuellement déchirée par une
maladie. Mais qui donc pourrait jamais crier : Colomb est
mort, vive Colomb ! Colomb vivra éternellement sans avoir
besoin de tous ces vivats.
a ... Vous tous qui cherchez la monarchie où elle n'est
pas, où elle ne peut pas être, voyez autour de vous, il n'y a
plus qu'un roi régnant : c'est Gutenberg. Il a détrôné suc-
cessivement tous les autres rois depuis le pape jusqu'à l'em-
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l'inventeur et l'économie politique. 465
pereur. Il exerce seul en ce monde la souveraineté. En
voulez-vous la preuve? la voici : le jour où vos petites
anarchies sont vaincues, où vos petites dynasties sont pros-
crites, à quel allié, à quel roi des rois allez-vous demander
secours? A Gutenberg. Vous fondez un journal...
« Le malheureux Louis XVI n'a été roi que pour mourir,
mais sous son règne Parmentier a mille fois plus régné
que lui, avec un coup de pioche dans la plaine de Grenelle.
« ... Napoléon a pu rêver la souveraineté universelle,
mais il ne Ta pas connue, et après avoir traversé l'Europe,
il a fini douloureusement sur un rocher. Le souverain uni-
versel du dix-neuvième siècle était ailleurs, c'était un pauvre
Américain, sans nom, sans titre, sans argent, que l'Institut
de France par-dessus le marché déclarait dûment atteint de
folie.
« Fulton... a imposé sa loi à tous les États de l'Europe;
que disons-nous! de l'Europe, de l'Amérique, de l'Asie, du
monde entier. Il règne maintenant partout. »
Voilà la vérité, l'inventeur est le vrai roi ; le premier roi
ne futril pas un inventeur? Il fut roi, Triptolème, parce qu'il
avait inventé la charrue ; il fut roi, Godrus, parce qu'il l'avait
importée à Athènes; il fut roi, Gecrops, parce qu'il avait
trouvé l'olivier.
Voilà la vérité 1 l'inventeur est le vrai roi 1 honneur à lui I
Il ne demande ses titres qu'à lui-même; il n'a pas besoin
d'armées pour s'imposer au monde; il règne de par le
^énie, le plus grand des droits, et avec ce génie il change
le monde, et non pas seulement matériellement mais socia-
lement : « La poudre rend tous les hommes égaux, dit
H. Heine. Un fusil bourgeois tue tout aussi bien qu'un fusil
noble... le peuple se lève ! »
« Les grandes découvertes, dit Gabet, dans les sciences
et dans l'industrie ne font pas seulement les révolutions
scientifiques et industrielles, mais aussi les révolutions so-
ciales et politiques... »
80
l'invekteub.
Nous venons d'en avoir un exemple bien frappant celte
année ; deux peuples, l'un de dix-neuf millions d'habitants,
l'autre de quarante, étaient en présence. Tous les tacticiens
promettaient la victoire h l'Autriche, Le fusil à aiguille
paraît et anéantit toutes ces forces dans lesquelles tous
avaient confiance.
Pour l'homme qui est la cause de pareils effets, nous ne
demandons ni privilèges, ni protection; nous demandons
pour lui le droit commun, nous demandons la propriété de
son œuvre, sa liberté d'action; et pour que quiconque a du
génie puisse arriver à doter le monde des résultats qu'il est
capable de produire, nous combattons toutes les entraves
que mettent au développement individuel et la routine, et
les préjugés du public et des gouvernements.
Quand donc les hommes d'État comprendront-ils cette
puissance bienfaitrice de l'inventeur? Quand donc daigne-
ront-ils descendre des hauteurs où ils se placent, qu'ils
prennent pour des montagnes et qui ne sont que des taupi-
nières, d'où ils croient embrasser un horizon immense, et
d'où ils ne voient qu'un petit coin de terre, pour s'occuper
de l'humble alchimiste qui coule dans son creuset plus de
lingots d'or que n'en produira jamais la Californie? Mais il
s'agit bien vraiment de s'occuper de l'inventeur; les gou-
vernements ont bien autre chose à faire j n'ont-ils pas les
expéditions lointaines, les armements militaires et mari-
times, toile de Pénélope toujours à refaire, fantaisies qui
coûtent quelques centaines de millions? Que l'inventeur
vienne non pas leur demander des millions, mais leur en ap-
porter, ils les dédaignent et ils ont bien raison, car les gouver-
nants sont des hommes positifs, des hommes pratiques, qui
se regardent comme le centre du monde, font consister toute
l'habileté politique en une petite ruse quelconque à l'aide de
laquelle ils escamoteront une élection, un vote des Cham-
bres, endormiront un moment l'opposition ou triompheront
diplomatiquement d'une nation voisine, ruse qui est, bien
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L'INVENTEUR ET L'ÉCONOMIE l'OLITlQlî E. U>7
entendu, un secret de la comédie que toute la presse révèle
le lendemain du jour où il est employé. Ils ne comprennent
pas l'avenir parce qu'ils ne comprennent pas le présent.
Prétendant gouverner et diriger les hommes à leur gré, ils
dédaignent l'étude des principes organiques des sociétés.
Ils traitent d'utopistes, de rêveurs, d'idéologues, comme di-
sait Napoléon, ceux qui cherchent à connaître les ressorts
de l'organisation sociale. Us ont un suprême dédain pour
ceux qui viennent leur dire qu'ils suivent une fausse route.
Ils répondent aux téméraires : faites votre métier et laissez-
nous faire le nôtre. Ils ont un magnifique mépris pour le
gredin qui du haut de sa mansarde prétend régenter les
ministres et gouverner l'Etat 1 Et ils s'étonnent ensuite
quand tout à coup, sans qu'ils s'y attendent, sans qu'ils
aient aperçu aucun nuage sur l'horizon, l'ouragan populaire
s'élève et emporte leur pouvoir sur son passage. Ils ne peu-
vent en croire leurs yeux ; ils refusent de voir la vérité, ils
ne peuvent se convaincre de ce qui se passe ; ils sont calmes
même et surtout alors qu'ils sont lancés sur la voie fatale
au bout de laquelle se trouve le précipice où va s'engloutir
leur puissance ; une fois qu'ils y sont arrives, ils ne peuvent
comprendre comment ils sont tombés, ils cherchent la
cause de leur ruine, et comme ils sont habitués à ne voir
que de petites causes, ils attribuent ces effets à quelque pe-
tite intrigue d'antichambre et de cabinet. Des successeurs
arrivent; ils ne voient pas plus loin que leurs prédéces-
seurs ; tous les hommes d'Etat, en arrivant au pouvoir, sont
frappés de cécité. Aveugles comme des taupes, ils cherchent
à se bâtir un empire sous la terre, par les voies étroites et
tortueuses de l'intrigue; le grand jour leur fait peur; la
ligne droite les effraye ; ils ne cherchent que méandres et
souterrains.
Aussi ces grands hommes d'Etat n'ont-ils garde de com-
prendre les nécessités de leur époque, les intérêts de l'ave-
nir, de poser le principe des sociétés et d'étudier leur ino-
l'inventeur.
leur. Ils trouveront toujours de l'argent pour aller faire
une guerre quelconque ou commettre une folie telle que
l'embastillement de Paris. Une majorité qu'ils ont faite et
façonnée de leurs mains les approuvera et jettera de hauts
cris d'admiration en voyant leur habile politique et en les
entendant parler de l'honneur et de la gloire du dra-
peau; on ne leur marchandera pas les milliards quand
ils invoqueront ces deux considérations. On les applaudira
quand, dans des tirades toutes faites, ils viendront réduire
en j>oudre les arguments de ceux qui prétendaient qu'il eût
mieux valu ne pas se lancer dans ces entreprises et em-
ployer l'argent qu'elles engloutissent à des dépenses pro-
ductives. Ils traiteront de révolutionnaires ceux qui diront
qu'il vaudrait mieux diminuer le budget de la guerre et
bâtir des écoles, creuser des canaux, construire des routes
et des chemins de fer, etc. Ils traiteront de folies les dé-
penses productives de la paix et ils célébreront les nobles
dépenses de la guerre l Quand on leur parlera de la néces-
sité du développement individuel de l'homme, ils répon-
dront comme M. du Mirai : « Que l'état actuel est fort sa-
tisfaisant. »
En vain M. Jules Simon s'écriera-t-il :
« Ecoutez ces mille voix qui sortent des ateliers et qui
demandent que l'éducation soit versée à pleins bords, et
que, dans ce grand pays, qui si longtemps a mené le monde,
il ne reste plus d'autres ignorants que ceux qui le seront
par leur faute. »
En vain les raisons suivantes leur seront-elles alléguées
par M. (Juichard:
u De faits manifestes, de calculs incontestables établis
par les hommes les plus compétents, il résulte que chaque
année, faute de quelque soin, de simple prévoyance, faute
d'instruction on perd, en France, une portion considérable
des produits agricoles surpassant de beaucoup le montant
du déficit qui amène la rareté de ces mômes produits; de
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i/lNVEKTEUIt ET L'ÉCONOMIE rOLITIQUE. 469
sorte que notre ignorance nous coûte plus que les inonda-
tions, la gelée, la grêle et tous autres fléaux réunis.
« Il faut cependant bien le reconnaître, l'homme est le
plus grand agent de l'industrie et de l'agriculture, c'est
donc lui, avant tout, qu'il s'agit d'améliorer, c'est-à-dire
d'instruire, pour travailler sérieusement au progrès indus-
triel et agricole. »
En vain leur rapportera-t-on ces mots que Lambert écri-
vait, dans le Cahier des pauvres, déposé en 89 sur le bu-
reau du district de Saint-Etienne du Mont :
«L'argent ne fait rien, ne produit rien, il n'est que le
signe des choses, et les choses ne sont produites que par le
travail des hommes. Ce n'est donc pas l'argent, mais les
hommes qui font la force et le nerf des États... que l'on
s'occupe donc enfin des hommes I »
En vain le rapport du 20 mars 1843, de la commission
composée de MM. Barthélémy, rapporteur, Davillier, Félix
Faure, Odier et Petit, sur le projet de loi concernant les
brevets d'invention, proclame :
« Que l'emploi plus ou moins intelligent des forces
vitales d'un peuple... appliquées au produit du sol par
l'industrie, est la principale cause de la puissance et de la
richesse des nations. »
En vain M. de Girardin ne cesse-t-il de répéter :
« Il y a pour un État deux systèmes :
« L'un, qui consiste à diminuer le plus possible ses dé-
penses.
«L'autre, qui consiste à augmenter le plus possible ses re-
venus.
« Entre ces deux systèmes, nous persistons à penser et à
soutenir que la France n'a pas le choix. »
M. Emile de Girardin se trompera, comme tous les au-
tres ; ses paroles ne seront pas plus écoutées que les autres ;
la voix de la vérité ne sera pas entendue; nul encourage-
ment ne sera donné aux travailleurs ; nul effort pour ré-
470
l'inventeur.
pandre universellement rinstruction ne sera fait ; nulle ten-
tative de développement individuel et social n'aura lieu ; les
dépenses ne seront ni diminuées, ni faites de manière à
augmenter les revenus delà France; nous continuerons à
nous traîner à la remorque de l'Amérique, de l'Angleterre,
de la Belgique et de bien d'autres pays ; nous serons con-
damnés, de par la loi, à rester mineurs et à être, comme
tels, assujettis à un tuteur.
Et tous les hommes d'État sont partout les mêmes : vous
avez tous lu le magnifique passage da Victor Hugo sur les
égouts de Paris. Eh bien 1 les miasmes de la Tamise ayant
forcé de suspendre les séances du Parlement et ayant gêné
les nez aristocrates, on a construit des égouts pour ne pas
laisser le fleuve empesté désormais par les immondices
d'une cité. Mais qu'a-t-on fait? au lieu d'amener les immon-
dices dans un lieu où elles pussent être recueillies et uti-
lisées, on les a fait déboucher plus près de la mer; mais ces
milliers de tonnes d'engrais qu'ils charrient sont encore
perdus. De même on vient d'ouvrir une nouvelle bouche
d'égout à Paris; on infecte trois ou quatre communes:
on perd toutes les matières fécondantes qu'ils entraînent.
Qu'importe?
En ce moment les paquebots font par an cinq voyages à
Calcutta aller et retour ; mais le bateau qui va de Mons à
Paris n'en fait que trois. Or, si les hommes d'État étaient
prévoyants, n'ayant même en vue que la guerre, sachant que
le charbon est maintenant considéré comme contrebande
de guerre, ils s'empresseraient d'essayer d'accélérer, par
tous les moyens possibles, son parcours par eau, de peur
que nous n'en manquions à certains moments. Mais il s'agit
bien de cela; au lieu d'augmenter les dépenses utiles et né-
cessaires, ils crient: économisons 1 Nos routes sont en mau-
vais état : en 1863, le crédit qui leur était alloué montait à
trente-cinq millions; en 1866, il est réduit à trente et un.
En revanche le budget delà guerre est augmenté.
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l'inventeur et l'économie politique. 474
Tous les hommes d'État montrent la même prévoyance.
L'exemple d'aucun d'entre eux ne corrige les autres : tous
ont le môme dédain pour les considérations philosophi-
ques ; tous méprisent souverainement l'intérêt général ;
tous, enracinés au présent, regardent le progrès, la civili-
sation, l'avenir comme le mal et cherchent par tous les
moyens possibles à combattre ce mal. Aussi comme ce mal
a ses racines dans lo caractère de ceux qn\, n'étant pas opti-
mistes, ont foi dans la perfectibilité humaine et veulent de
toutes leurs forces contribuer à créer un avenir meilleur,
ils se gardent bien d'encourager cet accroissement de vie,
ce développement de puissance; ils paralysent, au contraire,
autant qu'ils le peuvent, ce déploiement de vigueur, ar-
rêtent cet élan, compriment cette énergie ; ils serrent les
freins, ils ferment les soupapes et ils s'étonnent que la ma-
chine éclate î
Quoi qu'il en soit, malgré eux, malgré leurs efforts sacri-
lèges, il viendra un temps où nulle entrave ne gênant plus
l'homme, où ses droits à la propriété, à l'instruction étant
assurés, où le principe de l'association s'étant répandu et
ayant triomphé de l'égoïsme, il n'aura plus besoin d'em-
ployer la plus grande partie de son existence, de consumer
toute son énergie à se débattre dans les liens avec lesquels
l'ont enserré les préjugés du despotisme, et il pourra user
de toutes ses facultés, sans nulle déperdition de force, pour
atteindre le but qu'il se sera posé. Et alors quel magnifique
accroissement de vie! quelle immense production! quelle
activité fiévreuse !
Et dans ce temps comme l'effort sera presque nul, comme
le travail manuel sera en grande partie anéanti par la ma-
chine, comme nul ne sera plus condamné à ces opérations
abrutissantes dans lesquelles s'étiolent l'intelligence et le
corps, le développement intellectuel sera proportionné à
l'accroissement du bien-être.
La production étant immense, la consommation se fera
472
i/lNTENTEUR.
sans frais; tous pourront satisfaire leurs besoins. 11 n'y
aura plus de gens mourant de faim ni de froid.
Alors sera réalisé l'idéal du progrès : A chacun selon ses
œuvres, à chacun selon ses besoins 1
Et cet idéal se réalisera non par une constitution forgée
par un rêveur et sortie de toutes pièces de son cerveau, non
par un remaniement de la société ; il sera réalisé par les
harmonies économiques : l'invention détruira l'effort et
donnera la satisfaction ; les intérêts opposés deviendront
harmoniques ; à l'utilité onéreuse succédera l'utilité gra-
tuite. C'est la machine qui a détruit l'esclavage ; ce sera elle
qui détruira le prolétariat. Là est la loi du progrès.
FIN.
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TABLE DES SOMMAIRES
In troduction page
Chapitre I. — Développement de» force» Individuelle».
§ I. — La véritable richesse. — Des hommes ! dos hommes ! — La peur
du feu. — Les ignorants. — L'instruction comme en Turquie.
§ II. — Définitions diverses de l'instruction. — Les grands hommes que
veut faire l'État. — M. Dtipanloup et l'éducation. — Les réformes de
M. Duruy. — Le baccalauréat. — La préparation de l'examen. — Veut-
on avoir des hommes ou des perroquets? — De la mémoire, pas de
raison. — L'Université et Helvétius. — La vocation. — Les mauvais
sujets. — Arago, le grec et le latin. — La circulaire du 0 avril. —
M. Lcneveux et M. Emile do Girardin. — Autres opinions. — Les
moutons de Panurge.
§ III. — L'enseignement supérieur. — Les Facultés des sciences. — En-
seignement officiel et enseignement libre. — Enseignement uniforme
et enseignement universel. — Facultés de médecine. — Docteurs et
officiers de sauté. — Écoles spéciales. — L'Ecole navale et les marins
du commerce. — L'École polytechnique. — Opinion d'Auguste Comte :
Propres ?i tout et vous a rien. — Balzac. — Les occupations d'un ingé-
nieur. — Les damnés de Dante. — Ce que devient un vieil ingénieur.
— Les concours. — Les officiers d'artillerie. — École centrale des nrls
et manufactures. — Les grands hommes se forment seuls. — Les inven-
teurs ne sont pas des savants. — L'enseignement professionnel. —
M. Corbon. — Une école d'inventeurs. — La ligue de l'enseignement.
— Le budget de l'instruction publique.
§ IV. — Musées, bibliothèques. — Le colportage 35
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474
l'inventeur.
Chapitre IL — 1/lnventear.
§ I. — Comment on devient inventeur. — Bernard Palissy. — Hasard
ot rcvôlation ; Colomb; Pedro; Alvarez Cabra!; Galilée; les ouvriers
fonUiniers de Florence; Jcnner; Galvani; Niepce; Hargroaves; Sene-
fclder; Grey ; Daguerre; Newcomen ; Amontons; Baudouin et l'esprit
du monde ; manomètre Bourdon ; une voile déchirée et un matelot ivre.
— L'inspiration; la filiation de l'idée; la tradition; lamp? des mineurs;
du Vervay et Galvani; William Lee; le caoutchouc; les ballons: la
phrénologie; l'inoculation; Itab.iut-Pommier et la vaccine; Charles
Brise et l'artillerie légère ; Gaétan et Coock ; l'Amérique ; gravure à
l'eau forte; le thermomètre; l'abbé de l'Epée; Pierre Ponce, Vallis.
Amman, Bonnet, Pereira; le potassium; Déliai* et Dallery ; la pisci-
culture; les allumettes; les ponts suspendus; les tunnels; presse
hydraulique; fusées de guerre; fusils; blutoir mécanique; sondes; for-
ceps; spéculum; scarificateur; anesthésiques ; cartons; stuc; emploi du
fer dnn« les constructions; télescope; machine électrique; alchimie et
astrologie; écluses; télégraphie; méthode prostapbérétique ; paraton-
nerre., télégraphie électrique; locomotives ; rails ; machines Jacquard ;
life-boats; lampes; éclairage au gaz. — L'idée dans l'air; la planète de
M. Le Verrier: l'ovarioto nie ; Spencer et Jacobi ; Scheele et Priestley;
Franklin et Bévis; l'imprimerie. — La Révolution ; sa force génératrice ;
— Idée commune; Olivier Ewans; ia vaccine. — Les satisfaits: les dé-
daigneux; les routiniers: la timballe; | 0 clarinette basse; l'œuf de
Colomb. — Naissance de l'idée ; que conclure? quel est l'inventeur?
Sans manifestation, néaut; la théorie du succès; les créanciers de la
société; inventeurs et perfectionneura ; l'association; son but; la cité
de l'intelligence.
§ IL — Caractère de l'inventeur. — Vie errante. — La tyrannie de l'idée.
— Aveuglement de l'inventeur. — Dix inventions par jour. — L'enfan-
tement de l'idée; Otto de Guéricke; Bernard Palissy; lutte contre la
nature et contre la misère. — Courage. — Le char de JaggernauL —
Misère. — L'inventeur amateur. — Le génie et les circonstances; Sax ;
Conté, etc. — Suppression du hasard dans la société 96
Chapitre III. — 1/laventear et la famille.
La femme. — Nouvelles luttes. — Nécessité de changer l'éducation de la
femme. — La femme ne comprend pas l'homme. — Elle ne comprend
pas le travail. — Opinions de MM. Jules Simon, Edmond Texier,
Daniel Stem, Rigault, Fénelon. — La mère. — Influence de la femme.
— La femme de l'industriel !Î9
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TABLE DES SOMMAIRES.
475
Chapitre IV. — Lee négations.
§ I. — Les amis; les bons conseils. — Les idéologues; réponse de
M. Rooss; la valeur d'une idée; les hommes d'expérience; pouvoir de
l«i sottise.
§ II. — La peur du ridicule. — Le» rétrogrades. —Les conservateurs. —
A quoi servent les manches coudés et les soufflets. — Obstacles opposés
a la science par les religions: André Vésale; défense aux vipères
d'avoir du venin, h la foudre de tomber sur les églises; hérésies;
anathèmes aux chemins de fer: Romas accusé de sorcellerie. — Le
paratonnerre interdit de par la loi; Olivier Ewans et la législature de
Pensylvanic; Fulton hué. — Les chemins de fer et les paysans du Lan-
cashire; la ville de Saint-Amand et Versailles. — La politique et le
télégraphe; Charles Nodier et le gaz à éclairage. — Le wagon de
M. Leprovost. — Nécessité pour les inventeurs d'aller en Angleterre;
inventions rejetées par l'Angleterre; Erikson ; Mcdhursf. — Les hommes
pratiques; Caton et Olivier de Serres; les fumiers pailleux et les tau-
pinières. — Triomphe du faux sur le vrai.
£ III. — Haines suscitées par l'intérêt contre l'inventeur; Arkwright;
.louves; Hargreaves ; Jacquard ; dévastation des chemins de fer en 184N;
M. Robinson et les ouvriers irlandais; Papin et les bateliers du Weser ;
Fulton; Parmentier; Riquet; l'abbé Chappe; cherche-fuites Maecaud ;
Sax ; la calomnie. — L'amour-propre ; William Lee et les dames de
Marie de Médicis ; Bergstrasser et lo télégraphe de l'abbé Chappe ;
l'abbé Nollet et le paratonnerre. — Le patriotisme; les Anglais et
Franklin ; les Anglais et Papin ; escamotage d'un document important ;
apaisement des haines nationales 149
Chapitre V. — L'Inventeur et la science ^officielle.
§ I. — Littérature et science officielle. — Le respect de l'autorité, — Un
coup de boutoir. — La meute. — Un examen dans l'ancienne Faculté
de Paris. — Je hais le sexe en gros; je l'adore en détail. — L'amour
du repos.— La moralité de M. Pouchet. — Trop jeunes! pas de bruit!
— La bvtc noire de l'académicien. — Démon et bouc -émissaire. — Un
calembour scientifique. — Napoléon et la marquise de Montdéjar. —
m Écrasons l'infâme! » — La noblesse des corps savants; arbres généa-
logiques; la Faculté de Montpellier et Adam; la Faculté de Paris et
Charlemagne; l'Université et le pape. — Robertson, Hiol et Gay-Lussac.
— Trop vieux! trop vieux! — «Si on les écoulait tons, il n'y en aurait
pas un do mort! » — Bertrand et Cuvier. — Los communications. —
M. Élie de Beaumont. — Le» commissions. — Les jurys; les pompiers
47f> l/lNVENTEUH.
de Lille; vache» bretonnes et vaches Durham ; la peigneusc Hcilmann.
— L'amour du beau. — L'administration de la science. — Français et
latin. - Charité, s'il vous plaît.
§ II. — L'orthodoxie scientifique. — Josué et Cuvier. — Colomb et les
Pores de l'Église. — L'infaillibilité. — Renaudot; Hippocrate et Guy-
Palin. — Gnlien et l'anatomie. — La mort du foie. — Les charlatans.
Adam et l'antimoine. — Le parlement et la médecine. — • Le corps
humain est une bonne fontaine.» — Docteurs et chirurgiens. — Hydro-
phobie et rage. — « La science, c'est moi! » — Sous bénéfice d'inven-
taire. — A bas les fétiches!
§ III.— Négations. — La vie est courte et l'éternité est longue. — Para-
tonnerres en pointe et paratonnerres en boule. — Papin. — Ewans. —
Oberkampf. — Lardner et les bateaux a vapeur. — Life-boats. — Les
navires cuirassés. — Fulton. — Locomotives. — « La santé des voya-
geurs.» — Une locomotive en plein champ. — Télégraphie électrique.
— La Condamine et le caoutchouc. — Le gaz h éclairage. — L'épicier
Garus. — Autres négations, — L'utilité de la douleur. — Le docteur
Velpeau et le docteur Noir.
§ IV. — Les prodiges. — La médecine niée par les médecins; tohu-bohu.
— Allopathes et homœopathes. — L'eau de goudron. — La gélatine. —
Le magnétisme. — L'homme fossile. — L'empirisme. — Un chimiste
et un chapelier. — Philippe de Paracelse. — « Cela n'est pas!» —
« C'est contraire a un principe de Pascal.» — La nature et la théo-
rie. — Les rails. — Euler et Dolland. — Bonnet et l'organogénie. —
Le bélier hydraulique. — Opinions vulgaires dédaignées par les sa-
vants.
§ V. — Le syllogisme et les mathématiques. — Les coniques et la salu-
brité des hôpitaux. — Faux comme une statistique. — Le pont des
Invalides. — Maupertuis. — M. Lalanne et les chemins de fer. — « De
l'influence des mathématiques sur l'esprit humain. » — La force du
cygne et du martinet. — Le despotisme des mathématiciens. — Opinions
de d'Alembcrt,Biot, Poisson, sur les mathématiques.
§ VI. — « Fncih est in rxperiunth tlen)ti. »— Verres de France et verres
d'Allemagne. — Cochons et moines. — Windsor. — Photographie. —
Le sucre et les chiens. — Une poudre de salon.
§ VII. — La science pure. — Biot. — M. Duruy. — César Birotteau et
Vauquelin. — Antagonisme. — Les utilitaires. — Les savants et les
grands hommes.
§ VIII. — L'esprit académique; opinion de Balzac. — Bornes et cal-
vaires.— L'État. — La centralisation. — Les sociétés scientifiques de
province. — Société des amis des sciences. — Les encouragements aca-
démiques.— La science libre \S3
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TABLE DES S0MMA1IIES. 477
Chapitre VI. — Propriété industrielle.
§ I. — ,La loi de 1843. — La propriété industrielle déclarée privilège.
— Ln travail engeiidre-t-il la propriété? — Mirabeau, Proudhon, Fré-
déric Passy, Victor Modeste, Bastiat, Quesnay, Guizot,Thiers, J. Droz.
— Propriété industrielle ou communisme. — Do ut fies! Mutualité des
services. — Le capital et les agents naturels. — Opinions de Diderot,
Smith, Chaptal, Lakanal, Portalis, Ch. Laboulaye, Louis-Napoléon Bo-
naparte. — Une contradiction de Proudhon.
§ II. — L'inventeur ôte-t-il à la société? Le hasard; propriété intellec-
tuelle et propriété foncière; la priorité. — Faux spiritualisme de la loi.
§ III. — La nouveauté de l'invention; brevets d'application et d'importa-
tion; l'enquête.
§ IV. — La propriété est exclusive. — Un argument de M. Barthélémy.
— Le droit commun. — La propriété industrielle est une propriété sut
generis.
§ V. — Abolition des brevets. — L'enquête anglaise de 1851 . — Intérêt
des inventeurs d'après lord Granville. — Bramah et Maudslay. —
Marques de fabrique. — Jakson et Morton. — Autre contradiction do
Proudhon. — « A chacun selon ses œuvres. » — Les charmes de la pa-
ternité. — Procédés agricoles brevetés.
§ VI. — Le monopole; sans brevet, pas d'inventions.
§ VII. — L'inventeur est-il apte à perfectionner son iuventiou? — Les
perfectionnements.
§ VIII. — Pérennité de la propriété industrielle. — La durée des brevets.
— Les petites inventions; Bucking.
§ IX. — Remède au monopole ; l'expropriation. — MM. Breulier et
Desnos-Gardissal. — Solution proposée par M. Corbin; contradiction
dans les termes. — Autres solutious; M. Hetzel. — La préemption de
M. Éraile de Girardin.
§ X. — Ni concession, ni privilège, un droit! — Déclaration du 7 jan-
vier 1791. — Les principes en législation. — Leibnitz et les législateurs
de 1843.
§ XI. — Principe mauvais, conséquences mauvaises. — Cas de nullité.
— Cas de déchéance. — Le domaine public. — M. Fourneyron. —
L'intérêt particulier et l'intérêt public.
§ XII. — La taxe; M. Carpraaèl. — « Impôt sur le progrès, s. g. d. g. »
§ XIII. — L'autorité ; examen préalable.
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478 l'inventeur.
§ XIV. — Juridiction et la compétence des tribunaux ordinaires.
§ XV. — Nécessité d'une solution ; lo congrès de Bruxelles ; plus de
privilège» ! Le droit commun 297
Chapitre VII. — L'exploitation.
§ I. — Difficultés de l'exploitation. — Les capitaux. — Un stratagème
de Riquet. — Arkwright, Ewaus, Reid. — Le cible transatlantique. —
Fulton, Huolz. — Le faiseur. — Avaloros.— Obstacles apportés par la
législation. — Déchéance du brevet.
§ II. — L'intervention de l'État. — Riquet. — L'empereur du Japon. —
Encouragements donnés à Oberkampf, Arkwriglit, Amontons, dora
('■authey, Marcel, Hull, Fulton, Thomas Grey, Dallery, Crespel-Delisse,
Plulippe de Girard, Pauwels. — M. Foy. M. Thicrs. M. Passy. Le
maréchal Soult. Les canons rayés. Le fusil à aiguille. La giberne. —
Armstrong. Érikson. Les magistrats hambourgeois et Robertson. —
MM. Piobert et Morin. — Piocheuse Barra t. — L'anthracite. — La
<lio<cin'ca ulata. — Locomotives Harchaerl. — Le système Nicklès. —
Les administrations et l'inventeur. — Règlements.
§ (II. — Nécessité de l'association. — Maudslay et Bramah.— Maudslay
et Bruuel. — Rumsey et Fulton. — Stephen«*>n et Seguin. — Daguerre
et Niepce. — Erreurs de l'inventeur. — Difficultés de s'associer. —
Maîtres de forges anglais : antagonisme et solidarité 389
Chapitre VIII. — Let contrefacteurs.
§ I. — Los voleurs do gloire. — Fausses paternités. — Americ Vespuce
et Colomb. — Juste Byrge et Neper. — Hautefeuille et Huyghens. —
Argand et Quinquet. — Davy et Stephenaon. — Gutenberg. — Fran-
klin et Romas. — M. Legray. Le colonel X.— Riquet et Louis XIV.
— Drames secrets. — Fontanarès et don Ramon. — Déûauces. Baudouin
et Kunckel. Niepce et Daguerre.
§ 2. Les contrefacteurs. — Les honnêtes geii?. — Procès d'Arkwright et
de James Watt. — Longanimité de Jacquard. — De la protection que
la loi accorde aux contrefacteurs. Conseils d'un honnête contrefacteur
à son fils. — Maisons de coutrefaçon 437
Chapitre IX. - I/lnventenr et l'économie poUtlqne.
M. Saint-Chamans , le Constitutionnel et les machines à vapeur. — Un
principe de Frédéric Bastiat. — Influence des invention* sur 1* ri-
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TABLE DES SOMMAIRES. 479
chesse publique; les meuniers d'Ulysse et le moulin de Saint-Maur;
le chmal, la route, le canal, le chemin de fer; machines à filer.... — La
machine détruit-elle le travail? Fait-elle baisser le prix du salaire? —
L'invention donne richesses et vie. — Le vrai roi ! — Les hommes d'Etat
et leur politique; les égouts de Londres; dépenses productives et dé-
penses improductives. — « L'avenir est le mal. » — La loi du pro-
grès 437
FIN D K LA TABLE DES S0MMA1UES.
Pari». Imprimerie do Rougo frorc», Dunon et Frcsnc, rue du Four-St-Germain, 43.
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Guyot
L' inventeur
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