JACQUES-LES-ANDELYS

CHRONIQUE DE L’an l3Ô4

Urbem ingredientur, per muros purrent, domoa conscendent, per fencstras intrabunt quasi fur. JOËL. cap. Il, T. ».

Jean-le-Bon ne léguait pour héritage de gloire à son fils que le souvenir malencontreux de la défaite de Poitiers et de la paix de Bretigny, dernières calamités d’un règne sans honneur. Ces tristes leçons fructifièrent au cœur du nouveau roi : les soldats furent congédiés, braves gens, qui déclarèrent bientôt, les armes à la main, ne pouvoir souffrir la paix, honteuse fatigue, même après d’aussi constants revers. Charles V employa tour à tour la douceur persuasive et la menace des châtiments. Mais quelle voix rarnènerait des furieux à la raison? D’abord, ils proclamèrent leur franchise ; puis ils se choisirent pour chefs des soldats comme eux. Parmi ces chefs de rebelles, on remarquait Jacques-les-Andelys, né du sang de ces barbares du nord, longue terreur de toute une race de nos rois, peuplades belliqueuses qui s’éclipsèrent enfin, exterminées par Raoul-le-Bourguignon et Louis-d’Outre-Mer.

Plusieurs mois, ils coururent les belles provinces de la Lorraine et de la Bourgogne, frappant en maîtres aux portes des châteaux, et payant l’hospitalité par le meurtre et le viol. Ces rebelles à Dieu et à ses saints, comme au roi et à ses barons, joignaient le sacrilège à l’impiété, brisaient les châsses en riant, souillaient de profanations les reliques, et fouillaient jusques aux caveaux bénis des monastères, demeure inviolable des morts. La nef, sans prêtres, sans lévites, n’entendit plus, étonnée, que les blasphèmes et l’ivresse tumultueuse du soldat. Plus d’une fois, ô profanation ! plus d’une fois, chassés du cornet impur, les dés insolents roulèrent sur cet autel où la céleste Victime, offerte au salut des hommes, s’immolait chaque jour. Ainsi, lorsqu’autrefois les Juifs crucifiaient le roi de Nazareth, les enfants du Golgotha tiraient au sort les dépouilles du Christ qui mourait pour eux.

Jacques-les-Andelys, que ses soldats nommaient le Fauconnier, surprit Châlon. Point de quartier! d’infâmes gibets sont dressés, et de nobles échevins sont pendus. Les lances qui hérissent les murailles de la ville brillent aux rayons du soleil couchant. On garde les hauteurs, les vallons, les villages, les gués du fleuve, les lisières des bois : tout ce qui sort et se montre tombe au milieu des mécontents.


Quelques maraudeurs rassemblés sur une montagne pour y passer la nuit, se pressaient en rond autour d’un large feu de veille, presque éteint : la plupart sommeillaient avec leurs armes, les autres écoutaient les vieilles ballades guerrières que le héraut de la troupe finissait de chanter.

— « Grande nouvelle ! dit un arbalétrier ; le roi veut notre conversion : il envoie monseigneur Duguesclin nous faire la barbe avec du miel ; mais le Fauconnier est là, et l’on n’englue pas le Diable comme un merle au printemps. »

Longs éclats de rire aussitôt : trois des dormeurs lèvent la tête et roulent des yeux tout effrayés ; une cornemuse pressée involontairement murmure des sons grotesques qui ajoutent au rire des soldats.

— « Monseigneur Duguesclin a raison, réplique un autre arbalétrier ; je suis bien las, je l’avoue, de cette vie que je mène, de châteaux en couvents : advienne ici monseigneur Duguesclin, et je cours servir le roi ; la part du Diable faite, reste à faire la part du bon Dieu. »

Nouveaux éclats de rire, plus bruyants encore que les premiers ; la vedette lointaine prête l’oreille, attentive à cette gaîté sauvage qui réjouit les vallées et les bois.

— « Georges, tu parles comme un saint, et nous pensons tous comme toi, dit un troisième maraudeur ; mais si le Fauconnier apprenait ce que nous avons dit, je ne répondrais pas de te voir demain à pareille heure compter les étoiles avec nous. Écoute !… Tu connais Thomas ?

— Thomas ! répondit Georges, et qui ne connaît Thomas, l’archer le plus adroit des franches compagnies, moi ex le Fauconnier exceptés? Thomas! homme de croc, s’il en fut ! Que de filles et de marchands nous avons ensemble houspillés de nos mains! Liesse et bonne chère ! c’est notre devise à nous deux. Hier encore… vous m’entendez ?

— Hier ?

— Eh bien !

— Nous y voilà, répondit le soldat. Thomas a dérobé maladroitement hier un chapon dans les bassecours de Chagny, et Thomas a été pendu ce matin. Un écu d’or à qui dénoncera l’autre soldat !

— Thomas pendu, disait Georges entre ses dents.

— Qu’est devenu le chapon? reprit le chanteur en riant.

— Demandez-le au ventre affamé du Fauconnier, disait un des maraudeurs.

— On a pendu Thomas, répétait Georges, les poings fermés.

— Oui, pendu. Je veux dire qu’il a dansé au bout d’une corde, à fleur de terre, comme cette flamme bleuâtre danse sur cette braise. Jacques-lesAndelys veut qu’on plume sans faire crier, ou bien il prend le parti de la poule contre le plumeur ; lorsqu’on pille un vilain, il faut ensuite le brûler avec sa maison, et l’on n’en parle plus. Pauvre Thomas ! C’est de la main gauche qu’il a pris ce chapon. D’ailleurs, il est mort en bon chrétien.

— Malheur au Fauconnier ! murmurait Georges; il a fait pendre Thomas comme un chien : il mourra comme un chien ! »

Georges descendit vers Châlon, où son ami Thomas pendait sans vie, non loin des portes de la ville, à un gibet neuf, de huit pieds de hauteur. Ses camarades joyeux remarquèrent qu’il n’oubliait si son arbalète, ni son épée courte à deux tranchants.



Le maraudeur l’avait dit. Duguesclin, arrivé de la veille à Châlon, tenait conférence avec les chefs des révoltés : ceux-ci ne voulaient entendre à aucune proposition. Jacques-les-Andelys surtout demeurait intraitable, comme si tout eût dépendu de son vouloir et de son consentement. Le délégué du roi se tint en repos quelques jours, espérant que quelque accident propice produirait ce que n’avaient pu produire ses discours. Il apprit bientôt que Jacques-les-Andelys montait à cheval pour chasser le chevreuil dans les bois. Sans perdre de temps, il vole au quartier-général des compagnies campées à une lieue de Châlon. Dès qu’ils eurent appris son arrivée, les soldats accoururent à sa rencontre, s’empressant à le regarder , mais lui, du haut de son cheval de bataille, couvert d’une housse à fleurs de lys d’or :

— « Qu’est ceci? Comment vous nommer? Des hommes d’armes ou des vagabonds, vous qui ne savez que courir de nuit les champs? Vous faites mal, c’est moi qui vous le dis. Duguesclin n’est point un harpeur qui ne donne que de belles paroles pour de l’argent. Pouvez-vous bien préférer votre honte à l’honneur? Qui vaut-il mieux servir, le roi avec gloire et honnête profit, ou bien Jacques-les-Andelys, avec brigandage et péril ? Pensez-vous d’ailleurs que votre ,roi soit moins brave que Jacques-les-Andelys? »

Une voix cria au milieu de la foule : « Lorsqu’on fait pendre un homme comme un chien, on meurt comme un chien ! » Mais Duguesclin continua :

— « Vous faut-il de l’or? En voilà. Que ne le disiez-vous donc plus tôt? Le roi mon maître, qui vous aime, vous eût accordé riche guerdon. Je sais bien qu’il fait mauvais vivre en ce pays sans argent. Aussi, voulez-vous m’en croire, allons ensemble rançonner cette canaille d’Espagne, mécréans et infâmes, qui ont tant d’or qu’ils ne savent qu’en faire. Nous aiderons, si bien vous en prend, Transtamare que vous savez, à reconquérir l’Espagne, son royal héritage, et à pourchasser les M aures qui sont des Philistins. Nos affaires terminées à notre joie, nous reviendrons riches et puissants, grâces à Dieu. Soldats, ce voyage vous duit-il ? »

La foule déclara aussitôt le Fauconnier traître et déloyal : on le demandait à grands cris, pour le livrer à la justice du roi ; toutes les grandes compagnies se portèrent tumultueusement vers Châlon. Chacun fut bien surpris de voir que Thomas ne pendait plus au gibet : un autre cadavre, dépouillé, percé de coups, arrêtait seul à sa place les regards des passants ; quelques soldats affirmèrent que ce devaient être les restes du Fauconnier assassiné. Quoi qu’il en soit, dès le soir même, l’armée se mit en marche pour Avignon, séjour des prélats romains. Là se trouvait le trésor de l’Eglise, lequel attira peut-être les soldats de Châlon comme l’aimant attire le fer.

Georges, l’ami de Thomas, marchant à l’arrièregarde, montrait à qui les voulait voir un anneau d’or, une bourse pleine d’écus au soleil, un ceinturon richement brodé ; puis, posant la main sur sa dague teinte encore de sang, il disait : « Le Fauconnier a fait pendre Thomas comme un chien : il est mort comme un chien !» L’ETABLE DE SAINT-JEAN

CHRONIQUE DE L’AN l35o.

De grandes guerres, de grands discords, de grands malheurs, voilà le règne des Valois. Philippe avait été moult désarçonné à la bataille de Crécy ; Jean n’eut point déduit plus joyeux à la bataille de Poitiers. C’est une histoire à raconter. Vinrent à Paris nouvelles que le prince de Galles, fils aîné du roi d’Angleterre, donnait l’assaut aux villes d’Auvergne, de Bourbonnais, de Limousin, comme si ce n’eût été que joutes et tournois. Tant chevaucha le roi Jean avec sa puissante armée, qu’il déploya ses pennons à un quart de lieue près de l’ost du prince de Galles, dans les champs de Beauvoir et de Maupertuis, le dimanche dix-huitième jour de septembre mil trois cent soixante-six : celui-ci n’avait guère moins de huit mille soldats ; le roi Jean en avait bien huit fois autant, chevaliers et varlets. Il y eut donc offres prudentes du prince de Galles au roi de France, de rendre tout ce qu’il avait pris, et de ne guerroyer, lui et les siens, contre la France, de sept ans. Mais à l’encontre de sa demande, on lui envoya dire, pour toute réponse, qu’il eût à parler en homme de plus de cœur. Chacun prévoyait à de tels propos quelque bataille sanglante et de terribles coups d’épée.

Durant ces pourparlers, loisir était aux soldats anglais de marauder à la ronde. Étables, basses-cours et garennes étaient les garde-manger de maints nobles barons et chevaliers. Une naïve chronique de ce temps-là raconte que le prince de Galles, autrement nommé le prince Noir, avait deux nains favoris malicieux et cruels, tous deux pillards effrontés, et que le jour de la bataille, l’un d’eux lui servit à table un plat de pigeonneaux dérobés à la tendresse de leurs mères dans un colombier du village de Beauvoir, et que l’autre lui remplit son gobelet d’or d’un vin généreux soutiré dans une cave du bourg de Maupertuis.

C’était pour échapper à ces vexations que les habitants du village de Beauvoir s’étaient réfugiés avec leurs femmes et leurs enfants au fond des bois. Une vaste étable, fermée de toutes parts, abritait hommes et troupeaux. Cette e’table, à voir les hautes voûtes enfumées, les arcades massives autour desquelles glissait la clarté des lampes, les fenêtres en ogive, dont les vitraux tombaient, brisés par les vents, ne semblait point avoir été destinée à un usage aussi profane. On eût dit plutôt une de ces vieilles abbayes des solitudes, des bois et des montagnes, que les Normands avaient ruinées en grand nombre, il y avait longtemps.

Sur un ardent foyer était accrochée une large chaudière qui se couronnait d’écume et de vapeurs. Des petits enfants, réjouis parles flammes pétillantes, caressaient les chiens de bergers. La fumée s’écoulait par les ouvertures du toit crevassé. Non loin du foyer, des crèches régnaient circulairement dans les chapelles latérales de la nef. A ces crèches étaient ~ attachés pêle-mêle des bœufs, des ânes et des chevaux. A la lueur du brasier, on voyait la tête d’un taureau ruminant, éclairé à demi par la lumière, se dessiner dans l’ombre, des bouviers qui remuaient la litière avec des fourches, ou des pâtres qui passaient, apportant un lien de feuillée, leurs cornets à bouquin pendus à la ceinture.

Toutes les femmes s’étaient réunies à l’extrémité de l’étable, teillant le chanvre et filant de blanches quenouilles ; une d’entre elles, qui allaitait un enfant, pleurait, gracieuse au milieu de sa douleur. L’image d’un saint, l’image de saint Jean, patron du village abandonné, était debout dans une niche, et l’on avait allumé une lampe devant la face du saint. A la lueur de cette lampe, une matrone lisait dans un psautier, et les femmes répondaient dévotement à voix basse ; mais les jeunes filles tournaient de temps à autre un regard distrait et furtif du côté de quelques jeunes hommes qui rôdaient derrière les colonnes, en leur faisant des signes d’amitié.

Les vieillards chopinaient près de la porte de l’étable, où l’on avait pratiqué un guichet étroit pour pouvoir, au besoin, écouter et jeter un coup-d’œil dans les bois. Une sentinelle se tenait à ce guichet.

La nuit était noire. Des bouffées de vent s’engouffraient dans les combles du gothique édifice. Robin le tisserand, qu’on avait envoyé au point du jour à la découverte, n’était point encore revenu à minuit. Sa femme se désolait ; les buveurs formaient mille conjectures à son égard. Était-il prisonnier ou mort? C’était la question.

— « Robin aura pu rencontrer quelques Anglais, dit l’un, et il sera mort plutôt que de se mettre à leur merci.

— Eût-il mieux fait, répondit un autre, de crier : Vive Lascastre! et de baiser la casaque d’un Anglais?

— Dieu le garde de pareille lâcheté ! répliqua le premier buveur ; mais il coûte peu de se détourner : sa femme est là-bas qui pleure, son enfant dans les bras.

— Il n’est pas mort, dit un troisième ; l’arbalète de Robin connaît trop bien la place du cœur d’un Anglais pour lui permettre de passer sans saluer, la face contre terre.

— Non, non, il n’est point mort, répétèrent tous les buveurs.

— Chut ! dit la sentinelle qui veillait au guichet ; j’entends le son d’une trompe lointaine, et comme un galop de chevaux dans les bois. »

Chacun des buveurs se lève et court au guichet; on ouvre la porte, et l’un d’eux se hasarde à mettre le pied dehors et le nez au vent ; mais les feuilles séchées tourbillonnaient autour de l’étable, et la cime des arbres était violemment agitée.

— « Ferme le guichet, Jean des Moineaux, dit un vieillard ; as-tu donc tant peur, que le cri de la hulotte te semble le son d’une trompe ? »

La sentinelle qui prétendait avoir entendu distinctement le son d’une trompe et non le cri de la hulotte, prêta de nouveau l’oreille vers les bois.

— « Qu’est-ce donc, dit un buveur, que ce prince qui rançonne l’Eglise et qui boit le vin dans les calices? Un félon et déloyal prince qui, repoussé de Dieu, s’est jeté entre les bras du démon ; jugez si cela durera longtemps !

— Demain, dit un autre, ses soldats seront couchés morts, ses tentes seront renversées ; lui-même, à cette heure, est peut-être déjà rayé du livre des vivants!

— Y a-t-il quelqu’un ici, dit un vieillard, qui veuille aller jusqu’à la lisière du bois voir de loin si les feux de veille sont éteints au camp des Anglais? »

A cette interpellation, point de réponse : tous demeurèrent muets. En ce moment, on entendit au dehors le pas d’un cheval. La sentinelle, épouvantée, ferma précipitamment le guichet. Les chiens qui dormaient commencèrent à gronder, et les enfants à pleurer. Chaque soldat apprêta ses armes, tandis que la matrone qui faisait la sainte lecture et les jeunes femmes à genoux récitaient l’oraison de saint Jean.

— « Qui va là ? cria la sentinelle entr’ouvrant le guichet. Pour qui tenez-vous ? »

On répondit du dehors par un long éclat de rire et par les fanfares d’une trompe. Appelait-il ses compagnons ? La porte fut ouverte, et aussitôt une nuée de traits fut lancée dans les bois.

Le cavalier roula en même temps que son coursier sur la pelouse; il n’était sans doute point blessé, car il cria d’une voix pleine de bonne humeur :

— « Et vite, et vite, messeigneurs, tirez-moi d’ici ; je tiens pour la bonne chère et le vin vieux. Messeigneurs ! messeigneurs ! Diable ! ne sonne-t-on pas de la trompe à la porte d’un château ? »

On jugea à ces paroles qu’on n’avait rien à craindre : on descendit donc dégager le joyeux cavalier de dessous son cheval ; mais quel fut l’étonnement de tous, lorsqu’on vit un nain qui se releva sans grande peine avant qu’on lui eût prêté secours ? Son coursier gisait, expirant de trois flèches dans le flanc. Il ramassa à terre sa trompe, et entra le premier sans façon dans letable qu’il prenait pour un château. Aux risées que sa vue excitait, les femmes accoururent, croyant Robin de retour ; elles se mêlèrent à la gaîté générale, à l’aspect de ce nain difforme qui s’embarrassait dans les chiens accourus pour le caresser.

Jean des Moineaux avait refermé la porte, et toujours écoutant, et toujours regardant, se promenait son arbalète au bras.

On fit asseoir le petit homme sur une futaille vide, et l’on procéda à son interrogatoire avec toute la gravité possible.

— « Quel est votre nom? lui dit le vieillard.

— Qu’importe mon nom? répondit le nain; je n’en ai point pris, de peur de le perdre. Pourtant, à Londres, on m’a nommé le roi des Quilles : ainsi le roi de France est mon cousin.

— Eh bien ! sire, pourrions-nous savoir, lui dit un autre vieillard, comment vous êtes venu de Londres ici, et qui vous a fait quitter vos fidèles sujets ?

— Je suis à la cour du prince de Galles, répondit le nain.

— Dieu vous pardonne ! s’écria quelqu’un ; n’avez-vous pas reconnu un des nains du prince de Galles?

— A la chaudière, l’escarbot ! cria-t-on de toutes parts.

— Ne vous avisez point, dit le nain, de mettre la main sur moi : des gens aussi nobles que ceux qui dorment à Westminster m’ont souri quand j’étais debout derrière le fauteuil du prince. »

Tandis qu’il parlait, une fenêtre basse qui donnait sur les bois s’ouvrit, et un jeune homme sauta dans l’étable.

— « Voilà Robin ! » cria Jean des Moineaux.

La femme du jeune homme le serra contre son cœur, et lui couvrit de baisers son enfant qu’elle lut présentait. Le nain, resté seul, demandait à grands cris qu’on voulût bien le mettre à terre ; mais on semblait l’avoir oublié.

— « Le roi est prisonnier, dit Robin, et le prince de Galles, maudit soit-ill entre demain à Poitiers. »

La douleur assombrit tous les visages. C’était un silence de désespoir.

— « Que Dieu protège l’Angleterre dans les siècles des siècles ! dit le nain.

— Qui t’a conduit ici, fou d’un prince plus fou encore ! dit Robin. Je t’ai vu fuir dès le commencement de la bataille, emporté par un cheval fougueux.

— Tu mens, fils de vassal, dit le nain; tu mens. Je sors de la taverne de maître Alain, où j’ai vidé les brocs toute la soirée ; et si j’en suis sorti si tôt, c’est parce que les brocs étaient vides, et que les verres étaient cassés.

— Qu’on l’accroche à l’orme de saint Jean ! » s’écria Robin.

On s’empara aussitôt du nain qui sentit alors seulement les fumées du vin s’exhaler de son petit cerveau. On le traîna, la corde au col, hors de l’étable, au pied d’un grand orme aux rameaux duquel pendait une corde ; il demanda alors, pour grâce dernière, qu’on lui permît de sonner une fanfare, ce qui lui fut accordé; sa trompe qu’il emboucha murmura des sons lugubres et prolongés.

— « Il ne vient pas ! dit-il tristement ; il faut donc être pendu seul !

— Qui appelles-tu? dit Robin.

— Mon frère, répondit le nain.

— Console-toi, répliqua Robin ; j’ai vu le corps de ton frère que les loups déchiraient à la lisière du bois.

— Je meurs content ! » dit le nain, et il ricana horriblement.

La matrone qui tenait la lampe l’éleva à la hauteur de son front ; on hissa la corde, et le nain demeura suspendu et sans vie.

Robin raconta comment, confondu parmi les fuyards, il avait à travers champs gagné Poitiers, et comment il avait lancé sa dernière flèche, du haut des murailles de la ville, contre les Anglais qui enfonçaient déjà les portes.


LE COIN DU FEU

SCÈNE ALLEMANDE

C’est un spectacle qui fait couler de douces larmes, que de le voir au milieu de ses neuf enfants. Werther, lett. VI.

— « Mon père, quelle est cette flamme lointaine qui éclaire les campagnes du côté de Margrabowo? Le miroir des lacs resplendit comme aux premiers rayons du soleil. »

Le vieux père qui tisonnait, quitta les antiques pincettes, et les enfants qui jouaient ou qui étudiaient, silencieusement assis autour de la grande table, accoururent tumultueusement vers la fenêtre.

— « Ce sont, je pense, dit le vieux père, les torches des pêcheurs d’anguilles et d’écrevisses, dont les barques se sont donné rendez-vous au pied du Voralsberg.

— Mon père, dit un jeune homme aux cheveux blonds, permettez-moi de descendre avec Brandt jusqu’au moulin ; le meunier nous apprendra sans doute ce que signifie tout cela. »

Le jeune homme embrassa son vieux père, et sortit. Cette clarté lointaine s’éteignit par degrés ; la fenêtre fut refermée, et les enfants, formant mille conjectures à leur façon, revinrent à leurs jeux et à leurs études.

Chacun reprit sa place autour de la grande table, sur laquelle se voyaient pêle-mêle des cartes de géographie, des livres, des compas, des sphères et des boites de couleurs. Le vieux père poursuivant sa leçon un moment interrompue, leur disait comment l’homme bienfaisant et charitable qui console le pauvre et l’orphelin, est le plus fidèle portrait de la Providence ; comment le riche a été placé en cette vallée de larmes et d’infortunes pour prêter secours à ses frères qui chancèlent ; comment celui-là qui, le pouvant, se dispense de donner l’aumône, ne jouira jamais de la présence de son créateur.

Les enfants d’abord fort attentifs, commencèrent bientôt à bâiller, à rire en tapinois, à se faire des mines toutes plus drôles les unes que les autres. Le vieux père qui feignit de ne point s’apercevoir de ce manège, pensa sagement qu’il était temps de clore la leçon.

— « Auguste, dit-il à un jeune garçon de douze ans, qui le premier avait donné l’exemple de la dissipation, allez prendre ce gros volume sur cette planche, et lisez-nous une histoire. Puis il ajouta sans amertume : Il faut savoir faire chaque chose en son lieu, et ne se permettre de rire et de badiner qu’après que l’on s’est acquitté de son devoir.

Les enfants confus demeuraient dans le silence le plus profond. Auguste ouvrit sur la table le livre poudreux dont les fermaux de cuivre retombaient des deux côtés. Il y avait dans ce livre de grandes figures dorées, des lettres en rouge et en bleu, et les feuilles glissaient sous les doigts, douces comme le vélin.

— Quelle est, demanda le vieux père, l’histoire marquée par ce ruban ?

— Le Pasteur de Saint- Wilfrid, répondit le jeune garçon.

— C’est bien, dit le vieillard, lisez, et vous, qu’on écoute : vous y verrez, enfants, comment le pasteur de Saint-Wilfrid, ayant un soir entendu frapper à la porte du presbytère, courut ouvrir, et trouva le Diable qu’il ne reconnut point, sous la figure d’un mendiant auquel il refusa de donner l’aumône, et vous y verrez comment il en fut puni par le Diable lui-même qui…

— Qui lui vola son bréviaire, dit un petit enfant.

LE PASTEUR DE SAINT-WILFRID

Aucun voyageur ne chemine,
Vêtu de bure ou bien d’hermine,

Par le sentier,
Qui n’aille, chantant son cantique,
S’agenouiller au seuil gothique

Du vert moutier.

Le lierre, de son frais ombrage,
Du chœur embrasse le vitrage,

Tout à l’entour,
Et l’on voit l’un et l’autre mage,
Et la Vierge, brillante image,

En grand atour.

C’était quand la blanche rosée
Scintille sur l’herbe arrosée

Comme des pleurs;
Quand l’hirondeau sur notre rive
Aux premiers jours d’avril arrive,

Avec les rieurs.

Or, un beau soir qu’au presbytère
Le pasteur dormait solitaire

Près des tisons,
Il ouït une voix lointaine,
Murmurant comme la fontaine

Sous les gazons.

La voix disait…


Le lecteur, à ce passage intéressant, se tut et leva la tête. On venait d’ouvrir la porte du salon, et quelqu’un était entré : c’était le jeune homme aux cheveux blonds, et le vieux Brandt qui montrait par-dessus son épaule sa moustache blanche, aussi blanche que le flocon de laine de son bonnet fourré de peau de loup.

— « Ce ne sont point les pêcheurs d’anguilles et d’écrevisses du Woralsberg, dit le jeune homme ; j’ai vu leurs barques attachées sous les saules. C’est la chaumière de Pçters le chevrier.

— Eh bien ! la chaumière de Péters?… dit le vieux père.

— Le chaume de la cabane de Péters a tout à coup pris feu comme une meule de foin. Le meunier prétend que l’incendie a été produit par la chute d’une étoile sur le toit.

— Pauvre Péters ! disaient les petits enfants.

— Il ne conduira plus chaque matin, disait l’un, son chevreau brouter dans le parc !

— Il ne nous apportera plus, disait l’autre, chaque matin un bouquet de marguerites et de fleurs des prés !

— C’est lui, ajoutait un troisième, qui m’a taillé ce joli sifflet avec une branche de peuplier vert!

— Pauvre Péters ! » répétèrent tous les petits enfants.

Il se parlèrent l’un l’autre un moment à voix basse, puis il se jetèrent tous au col de leur vieux père qu’ils étouffaient de leurs caresses, le priant ensemble de donner un asile au pauvre Péters.

— « Bien ! mes enfants, dit le patriarche attendri. Oh ! que votre mère qui est dans le ciel ne partaget-elle ici-bas ma joie et mon bonheur ! Mes enfants ! mes chers enfants ! oui, Péters passera ses vieux jours dans ma maison. »

Les enfants sanglotaient au souvenir de leur mère qui était dans le ciel. Le livre était encore ouvert à l’endroit du Pasteur de Saint- Wilfrid ; un petit garçon mit le doigt sur l’image et dit :

— « Mon père, voyez donc comme le démon est laid!

— C’est que le démon n’est point charitable, dit le vieux père ; les hommes dont le cœur ne s’émeut point aux plaintes du pauvre sont laids comme le démon devant le Seigneur.

— Et la fin du fabliau r dit Auguste.

— On vous la lira demain, mes enfants. Huit heures ont sonné au presbytère : prions et allons prendre du repos.

MŒURS PROVINCIALES

LA FOIRE DE BEAUCAIRE EN 1771 (1)

La foire de Beaucaire, il y a cinquante-sept ans, était bien autrement fréquentée que de nos jours. On eût pu alors comparer cette ville à une petite Josaphat, puisqu’elle réunissait des représentants de toutes les nations delà terre. Langages, costumes, c’étaient mille contrastes et mille bigarrures : les trafiquants hollan

(1) Ces détails curieux ont été; en grande partie, communiqués par un Juif qui a fait plusieurs fois le voyage de Beaucaire dans sa jeunesse; quelquesuns sont extraits d’un in-12 intitulé: Lettre d’un particulier de Beaucaire à un Toulousain de ses amis; 1771, Avignon. dais, génois, espagnols, allemands, anglais, arméniens, moscovites, persans, canadiens, indiens, semblaient s’être donné rendez-vous à cette célèbre foire. Il est vrai que Beaucaire par sa situation géographique était ouverte à toute espèce de commerce maritime. Le Rhône qui se jette non loin dans la Méditerranée par deux embouchures, lui assurait de nombreux arrivages, sans compter qu’on y abondait des provinces voisines, du Languedoc, du Dauphiné, de la Provence, de la Gascogne et du Roussillon.

En face des murs de la ville, qui regardent le Rhône, entre la porte Roquecourbe et la porte Beauregard, se déploie une belle prairie que l’on a nommée du nom de sainte Magdeleine. C’est là que pour loger les marchands étrangers et abriter leurs richesses, on construisait une nouvelle ville, supplément à l’ancienne. Des cabanes de toutes les formes, de toutes les dimensions s’alignaient régulièrement ; une grande rue traversait la longueur du pré ; à cette grande rue aboutissaient une infinité de ruelles et de carrefours. Ces cabanes pourtant n’occupaient pas la sixième partie du pré Sainte-Magdeleine, que la ferme louait à la communauté de Beaucaire moyennant neuf mille livres pour le temps de la foire, c’est-à-dire pour un mois environ. Malgré le prix excessif de la location , il est probable que la communauté de Beaucaire en tirait encore un énorme profit. Les marchands d’une même ville ou d’une même province avaient presque tdujours des cabanes contigues, distinctes et séparées de celles des marchands des autres pays. Dans la rue principale, par exemple, les Provençaux vendaient leurs drogues et leurs épices, les parfumeurs de Montpellier et de Grasse leurs savonnettes, leurs pommades, leurs bergamotes et des liqueurs fines. Le long du Rhône étaient les apothicaires, les vendeurs d’orviétan et les chaudronniers. Quelques cabanes éparses çà et là, servaient de théâtres aux baladins, aux cabrioleurs, aux saltimbanques, aux marionnettes ; de ménageries aux conducteurs d’ours et de bêtes féroces, et de corps de garde aux soldats de la douane. A l’extrémité de la grande rue, on avait décoré de festons et de feuillages une chapelle où l’on disait la messe le dimanche à huit heures du matin : chacun alors s’agenouillait devant sa boutique, et le prêtre, au Dominus vobiscum, embrassait d’un regard toute l’étendue du pré, la foule à genoux, et le fleuve couvert d’embarcations.

Mais outre cette seconde ville, on en voyait encore s’improviser une troisième. C’est sur le Rhône que se formait cette troisième cité, c’est sur un fleuve des plus rapides que des maisons flottantes se rangeaient toutes bâties, et contenant des magasins immenses. Ne croyez pas au surplus qu’elle fût sans police et que tout s’y fit en confusion : chaque barque, en arrivant, voguait droit au quartier qu’elle savait lui avoir été assigné, sans se tromper jamais de route. Les barques françaises, avant d’entrer dans le port de Beaucaire, étaient soumises à la visite du fermier général qui examinait les marchandises et prélevait ses droits, et elles ne pouvaient sortir des eaux d’Arles, sans encourir de fortes amendes. Lorsqu’enfin le fermier général avait terminé ses affaires, à un signal donné, chacune des barques s’élançait à la fois du port d’Arles et s’efforçait par d’habiles manœuvres d’arriver la première à Beaucaire ; il fallait ne se servir ni de traits ni de chevaux, mais n’user que de rames et de voiles. Le prix que la ville décernait à la barque la plus agile, consistait en un mouton vivant, et de plus elle ajoutait une somme de soixante livres, afin que les matelots vainqueurs ne le mangeassent point sans boire. Cette barque courait choisir sa place dans le port. Son arrivée était annoncée par trois coups de canon, que les embarcations étaient dans l’usage de répéter. Le port était perdu dans la fumée, et les coups de canon se succédaient jusqu’après le coucher du soleil.

Les barques des Génois, très-bien peintes, n’avaient rien de remarquable que la beauté des couleurs dont elles étaient ornées. Auprès des barques génoises, les coches d’eau étaient attachés à des câbles au pied des quais. Ils portaient de légères tentes d’étoffes bariolées, rouges et blanches. A la suite des coches d’eau, les felouques catalanes à deux et trois mâts couronnés de rubans de mille couleurs ; enfin les barques françaisesqui fermaient le port, et dont les pavillons blancs flottaient au-dessus des autres pavillons. Toutes avaient une enseigne : celle qui avait remporté le prix ne manquait jamais de suspendre à son plus haut mât la peau du mouton remplie de paille ; d’autres attachaient à leurs poupes un gril de fer ; d’autres un chapeau, un sac vide ; quelques-unes une femme de paille assise dans une chaise. Ces signes servaient à les désigner et à les reconnaître. Autant de barques, autant d’enseignes différentes. A coup sûr, le tableau produit par cette variété de barques de structures et de formes étrangères, aux cordages plus ou moins multipliés, aux mâts plus ou moins élevés, ne le cédait en rien à celui que présentait le pré Sainte-Magdeleine.

On estime que le nombre de ceux qui se rendaient à la foire de Beaucaire, soit par curiosité, soit pour affaires de commerce, s’élevait à deux millions, dont il faut sans doute rabattre quelque chose. En effet, les avenues, les faubourgs de la ville, l’avant-veille et la veille du jour de l’ouverture de la foire, regorgeaient déjà d’une foule de gens, les uns à pied, les autres en voiture ou à cheval, qui n’avaient pu trouver de logements : on tenait les chevaux liés au piquet, et il y en avait qui, tout le temps de la foire, couchaient dans leurs voitures, ou même à la belle étoile.

Ce n’étaient, comme on pense, tous gens de bien : des filous et des courtisanes se donnaient la main. Ceux-là se trouvaient toujours au milieu des foules, dans la grande rue du pré, aux églises ; celles-ci parées et séduisantes, ouvraient des cafés publics dans les passages les plus riches de la ville : les parfums les plus doux, les odeurs les plus suaves embaumaient l’air qu’on y respirait ; des baladins jouaient, chantaient, en s’accompagnant d’une musique délicieuse ; dans ces cafés où ne régnait d’autre confusion que celle des langues, il arrivait souvent de voir à la même table des Français, des Italiens, des Anglais et des Allemands se parler et ne se comprendre point. A côté des somptueux hôtels se montraient de sales et laides gargotes et de sombres tavernes. Des Bohémiens avaient élevé des huttes à l’extrémité du pré qui touche à la montagne, et établi des fourneaux et des marmites en plein air ; ils rôtissaient les viandes, trempaient la soupe aux matelots et aux mendiants, et vendaient des galettes et des gâteaux aux petits enfants. Fort prudent cependant aux filous et à leurs adhérents d’agir à la sourdine : des patrouilles, nuit et jour, les suivaient à la piste. En 1769, il y avait eu un arrêt d’attribution qui permettait au prévôt, assisté de son lieutenant et de ses assesseurs, de juger en dernier ressort, durant la foire, les vagabonds et gens sans aveu. Son tribunal était permanent : un escroc était-il saisi la main dans le sac ? il était fustigé publiquement, une heure après le délit commis. Mais bien peu se laissaient prendre, malgré toute la vigilance des archers. Cependant voici la veille de la foire, 21 juillet, fête de sainte Marie-Magdeleine. Les consuls de Beaucaire, en robe, leurs greffiers et le conseil de la ville, précédés de hallebardiers et escortés d’une garde bourgeoise de vingt hommes, descendaient, à sept ou huit heures du soir, à l’hôtel du fermier général, et lui demandaient que la franchise de la foire fût accordée à compter de l’heure de minuit prochain. Le fermier général l’accordait à compter du moment même où la requête lui était présentée ; ensuite le cortège, torches allumées, au son des tambours, des fifres, hautbois et clairons, parcourait la ville et le port, et les greffiers annonçaient, de la part du roi, que la foire était ouverte : on tirait des boites sur le pré ; on mettait le feu à de superbes pièces d’artifice, et les marchands commençaient à décharger leurs ballots et à les envoyer à terre.

Cette franchise n’était que pour trois jours ; mais, au lieu de trois, c’était six jours que la foire durait, grâces aux trois grandes fêtes patronales qui séparaient les trois jours de franchise : les fêtes de sainte Magdeleine, de saint Jacques et de sainte Anne.

Dès l’aube, le jour de sainte Magdeleine, une grande messe était célébrée dans la chapelle du pré et à la collégiale; puis,.c’était une procession où quatre jeunes filles portaient, sous un pavillon de soie rouge, la statue de la sainte, en argent massif, et à laquelle assistaient les consuls en robe, la magistrature et l’intendance.

Comment décrire la foire de Beaucaire? Peine perdue de l’essayer ; à l’imagination de mes lecteurs d’y suppléer. Ce n’est que le soir, lorsque le soleil baissait et que les chaleurs étaient attiédies, que commençaient les promenades dans le pré de Sainte-Magdeleine : une forêt de mâts illuminés, les boutiques brillantes de l’éclat des lumières et des bijoux, des essaims de jeunes dames rayonnantes de grâces et de toilette, tout excitait à la joie, aux chansons et aux rires. Vers les neuf heures du soir, des bals et des danses se formaient sous l’ombrage : il y avait le bal des Provençaux, le bal des Catalans, le bal des Portugais, le bal des Italiens, le bal des Chinois, autant de bals que de nations. Il y avait des mandolines, des violons, des flûtes, des hautbois, des tambourins à la provençale, qu’on touche avec une seule baguette, des castagnettes, des galoubets, autant d’instruments que des danseurs ; au bal de France, les officiers courtisaient les belles de Beaucaire, et brillaient dans les quadrilles ; mais pendant qu’on se livrait à la joie, que Polichinelle faisait des siennes, que la danse tournait dans le pré, que mille voix se rencontraient dans les airs, sur les degrés de la chapelle priaient dévotement à l’ombre de pauvres vieilles femmes prosternées, et de loin en loin on entendait, au pied de la montagne, du côté des feux des Bohémiens, des cris confus de gens qu’on dévalisait ou qui ferraillaient contre des spadassins.

Chaque soir ramenait les jeux et les plaisirs que je ne fais qu’indiquer du doigt. Le 28 juillet, la foire était close avec le même appareil qu’elle avait été ouverte, avec accompagnement de fanfares, mais non plus d’acclamations. Les voitures roulaient, les chevaux galopaient sur les routes encombrées d’équipages et de piétons ; le cri de la scie et le bruit du marteau qui démolissaient les baraques retentissaient dans le pré de Sainte-Magdeleine ; les barques, en s’éloignant, lâchaient leur dernier coup de canon; heureuses si elles n’échouaient point sur les bancs de sable du Rhône, ou si elles n’étaient point attaquées, à leur entrée dans la Méditerranée, par les corsaires turcs qui les attendaient pour les capturer.

Ce dernier jour venu, les officiers de mousquetaires et de dragons, qui avaient amené à la foire la musique de leurs régiments, s’en retournaient dans leurs garnisons: plus d’aubades, plus de billets doux ambrés, plus de danses, hélas ! et les jeunes dames de Beaucaire, pâles de désespoir, faisaient leur provision de rouge pour une année.


PELAGE

OU LÉON ET LES ASTURIES SAUVES DU JOUG DES MAHOMÉTANS

(i vol. in-8°, chez les principaux libraires, Paris ; et à Dijon, chez Victor Lagier, rue Rameau. Prix : 6fr).

Il n’est plus permis à ceux-là même qui sont demeurés en arrière de leurs contemporains, de nier les conquêtes du Romantique, adopté par notre littérature, non-seulement comme une nécessité, mais encore comme un besoin. Quelques hommes qui ont dans le cœur plus de génie que le xvme siècle n’en avait dans la tête, ont rouvert par d’admirables inspirations les chemins de l’âme que le scepticisme et l’impiété avaient fermés depuis si longtemps. Le sanctuaire est rendu aux fidèles. Le dieu a été dévoilé. Là se sont retrouvés la harpe des prophètes et le luth des troubadours ; là se sont retrouvés, couverts d’une antique et vénérable poussière, les étendards de nos preux, suspendus aux voûtes immenses ; là enfin, l’épée et le bouclier des croisés. Ce temple qu’on a sondé, contenait de si magnifiques trésors, que le vulgaire en a été étonné. C’est ainsi que l’homme, dans l’oubli de soi-même, s’est souvenu, au pied des autels, de la religion et de la liberté.

« La littérature classique est malade depuis longtemps : elle l’est parce que tout finit dans ce monde, elle l’est parce qu’ayant atteint l’apogée de la vie intellectuelle, il ne lui restait plus qu’à descendre. » Quia dit cela? Un romantique? Non, un classique, M. Hoffman. Le Classique est à sa fin, il est vrai; mais je ne puis croire que ce soit pour avoir atteint l’apogée de la vie intellectuelle. Il n’a jamais été chez nous en meilleure santé, il me semble, que dans les premières années de son existence ; loin de grandir et de se fortifier, il n’a fait depuis qu’aller en déclinant et en s’affaiblissant, jusqu’à ce qu’enfin il soit tombé en défaillance complète. Il n’a donc point été étouffé sous les couronnes de lauriers : il est mort de décrépitude et en état d’imbécillité. C’est un astre qui n’a brillé qu’à son aurore ; il s’était levé dans un ciel qui n’était point le sien, qui ne lui appartenait point : il a langui, et s’est obscurci. Qu’on ne nous dise plus que cet astre avait fermé son cercle, et ne pouvait ainsi courir plus loin. L’usurpation du classique n’avait trompé les yeux que le premier jour par son éclat ; mais bientôt on reconnut la fraude : on n’osait pourtant se plaindre tout haut du joug, parce que c’était une puissance ; maintenant cette étrangère cède le trône à l’enfant nourri par Dieu lui-même dans le sanctuaire, et cet enfant, de naissance royale, dont nos aïeux ont connu les aïeux, croît chaque jour en sagesse et en prodiges.

Ce qui s’est rencontré dans la littérature des modernes s’était déjà montré dans celle des anciens. On n’est jamais allé plus loin que le premier essai. Ne nous arrêtons qu’à l’épopée proprement dite. L’Enéide égale-t-elle 1’’Iliade? La Henriade, ou Philippe-Auguste, vaut-il la Jérusalem délivrée, bien que cette dernière œuvre ait été taillée d’après les anciens? Quels en sont les motifs ?

Quand Homère chantait ses vers, la pensée toujours héroïque des hommes ne se manifestait que par des actions : ces pensées une fois efféminées et rabaissées par la civilisation, elles ne s’exprimèrent plus que par des paroles. Homère avait peint des hommes qu’il avait vus semblables à des dieux, et les avait bien peints. Virgile vit des hommes qui ressemblaient à des hommes comme des dieux, et Virgile les peignit mal. Homère eut le génie de l’époque qu’il connut. Virgile voulut avoir le génie d’un temps qu’il ne connut point, voilà toute la différence. Ce qu’Homère pouvait naturellement, Virgile ne le pouvait plus naturellement, ou ne le pouvait plus de la même manière qu’Homère. Les temps primitifs étaient pleins de faits, avons-nous dit, et les temps civilisés sont pleins de paroles. Venons au but : l’épopée de la barbarie doit être lyrique, parce qu’elle célèbre des combats ; l’épopée de la civilisation doit être dramatique, parce qu’elle peint des sociétés. Et, ajouterons-nous, si l’épopée lyrique doit être en vers, l’épopée dramatique doit être en prose. A tout cela on jettera les hauts cris; mais l’auteur n’en démordra pas, et tient d’autant plus à ses idées qu’elles lui appartiennent. Faites, on vous le permet, messieurs les classiques, des épopées à la façon d’Homère, de Virgile, du Tasse, voire même de Voltaire, et vous échouerez. Des exemples éclatants prouvent tous les jours ce que j’avance.

Les modernes que le Classique conduisait à la lisière ont fait des épopées comme on calque un beau dessin dont chacun veut garder une copie, et c’est à qui aura la meilleure copie : chaque peuple eut donc sa copie plus ou moins fidèle, son épopée plus ou moins classique. De là cette quantité d’épopées banales, qui se se ressemblent toutes entre elles à peu de chose près, enfants d’une même famille.

Tandis que les classiques s’exténuaient à reproduire ou à travailler en sous-œuvre, des écrivains jetaient dans de nouveaux moules ces poëmes que nous appellerons des épopées de transition. Ainsi le Dante créa sa Divine Comédie ; l’Arioste, son Roland furieux ; Milton, son Paradis perdu; et dans ces derniers temps, Chateaubriand, ses Martyrs, qui n’appartiennent à l’école des classiques que, pour ainsi dire, par des réminiscences. Le dernier de ces poëmes est la borne qui partage le passé éteint des classiques de l’avenir rayonnant des romantiques. Il a fallu ces quatre grands ouvrages, modifications avérées des épopées antiques, pour nous accoutumer à l’idée d’une épopée toute dramatique, toute à la moderne. Mais cette épopée de la civilisation, quand naîtra-t-elle ?

Ces germes une fois semés, au soleil, au temps, au génie de leur donner la vie ! Déjà un écrivain qui ne voulait faire qu’un roman, a fait une épopée admirable, sans s’en douter. Walter Scott est aussi prodigieux qu’Homère, en ce qu’il est autant créateur que lui. Il n’est aucun de nos lecteurs qui ne connaisse Ivanhoë, qui n’en ait admiré les formes heureuses jusques à la perfection. Cette œuvre est en prose : le vers, aulieu de lui donner del’éclat, l’eût ternie. Nous avons avancé plus haut que l’épopée dramatique devait parler avec la prose, comme l’épopée lyrique chanter avec le vers. Ce qui est pour être dit He doit point être chanté, et vice versa. Ceci est trivial à force d’être vrai.

Il nous est tombé entre les mains une de ces épopées banales que nous avons indiquées : Pelage, ou Léon et les Asturies sauvés du joug des Mahométans. C’est encore un héros, sage, pieux, un guerrier non moins habile que prudant et brave : c’est Enée. C’est un chrétien qui chasse les infidèles, et qui fonde un royaume : c’est Godefroy de Bouillon. L’analyse de cet ouvrage suffira pour manifester l’esprit imitateur qui a présidé à son exécution. Au premier livre, Pelage blessé grièvement à la bataille de Septimanca, se réfugie chez un ancien gouverneur d’Asturica, Evoric, à qui il raconte ses aventures, comme Enée raconta les siennes à la reine de Carthage ; au second et au troisième, le prince rejoint aux pieds des Asturies les débris de l’armée en déroute, et les conduit contre celle de Muza et de Tarif, campée autour de Léon dont ils se sont rendus maîtres. Le héros est vainqueur dans deux batailles. Au quatrième livre, descente de Mahomet aux enfers, pour y chercher des secours; car bien qu’il eût quitté la forme humaine, le faux prophète dirigeait encore ses sectateurs et leurs armées. Satan convoque une assemblée générale, et donne à Mahomet l’Envie et la Discorde. La description des différents corps de l’armée de Muja, de leurs armures, l’histoire de leurs chefs, et une troisième victoire remportée par Pelage, occupent le cinquième livre. Au sixième et septième, conversion d’une princesse africaine, et martyre de la fille de Julien. Au huitième, l’Envie et la Discorde se glissent dans l’assemblée des chefs chrétiens, et y jettent le désordre. Au neuvième, défaite de l’armée chrétienne ; au dixième, continuation de la défaite de l’armée chrétienne. Pelage, absent du camp, rend à ses soldats et le courage et la victoire, au onzième livre, et le génie protecteur de l’Espagne lui présente le tableau de sa postérité. Au douzième livre enfin, le héros du poè’me s’empare de Léon et reste maître des Asturies. De quelle épithète qualifier un pareil imbroglio? L’auteur dans sa préface déclare qu’il est classique : vraiment, ne s’en serait-on point douté?

De quelque sévérité que la critique soit obligée de s’armer au besoin, il est pénible pourtant d’avoir à gourmander qui réclame votre indulgence; bien plus, comment ne nous intéresserions-nous pas à l’auteur qu’ nous apprend que c’est dans les fers qu’il a conçu et écrit son ouvrage ? « J’avais vingt ans, dit-il dans sa préface, et je parcourais avec les troupes françaises la province d’Astorga et de Léon, où j’ai placé la scène de cet ouvrage, quand j’en formai le plan, en lisant l’histoire d’Espagne. Le premier livre fut improvisé sur le tronc d’un chêne, dans le parc de Benaventé, en 1811. Fait prisonner à Ciudad Rodrigo, je perdis mes manuscrits. Je recommençai Pelage en Angleterre, et je l’y achevai pendant les tristes loisirs d’une captivité de plus de deux ans. Je ne pensais pas alors à le publier jamais : nous perdions l’espoir de revoir

cette chère France, et pouvait-on composer un ouvrage de ce genre pour un pays dont le gouvernement cherchait, dans les auteurs classiques mêmes, pour la faire supprimer, la phrase qui pouvait blesser un conquérant, un tyran, ou rappeler une pensée généreuse ? Ces considérations aussi détournaient de prendre un sujet national ; d’ailleurs, la jeunesse surtout n’avait plus de patrie. » Après cet aveu qui prévient de notre part toute censure ultérieure, nous n’avons plus qu’à citer : c’est justice, si ce n’est éloge. Voici la description du plateau de Covafiel. (Liv. IX, p. 3i3.)

« Le vallon s’élève en ces lieux par une pente trèsrapide, et bientôt ce n’est plus qu’une gorge profonde, sauvage, et de plus en plus rétrécie par deux monts, entre lesquels l’Esla roule ses eaux de cascade en cascade. Elle’est fermée par un rocher, dont la base sortant du sein de la terre, remplit l’espace que deux traits pourraient franchir. Ce rempart naturel, couronné de pointes de rocs et des troncs de quelques arbustes, de chaque côté s’unit aux crêtes escarpées qui l’environnent, et qu’il domine encore. D’une espèce de fente ouverte transversalement au milieu, l’Esla s’élance en nappe brillante, et fait jaillir une pluie perpétuelle, que les rayons du soleil animent de l’éclat de l’arc-en-ciel ; le voyageur au loin s’arrête au bruit de cette cascade. Au-dessus du rocher, on voit l’ouverture d’une caverne profonde, dont la voûte garnie de stalactites et de cristaux, semble parsemée de brillants. Derrière la grotte s’étend un vaste plateau, d’où l’on domine les vallons d’alentour, et au-deça, des roches entassées, des abîmes dont l’œil n’ose sonder la profondeur, défendent l’entrée de cet asile. Deux larges crevasses formées sur les côtés en sont les seules avenues, et les sommets les plus élevés des Asturies semblent s’appuyer sur cette plaine. De nos jours encore, les fidèles accourent des rivages les plus éloignés pour visiter ce plateau de Covafiel, où combattirent les restes de la vieille Espagne, les fondateurs de la nouvelle patrie ! Une chapelle décorée de trophées d’armures antiques retentit des chants religieux des descendants des héros. » Cette vue a été ébauchée d’après nature. Le fragment suivant, tiré du IV" livre, caractérise la manière de l’auteur, c’est-à-dire accuse son défaut de propriété dans l’expression, en même temps que son défaut d’originalité dans la pensée. Il s’agit de décrire les enfers.

« Les enfers ne sont point placés sur les bords souterrains du Styx et de l’Achéron fabuleux. Leur entrée ne se trouve point dans les grottes infectes de l’Averne, ni dans le cratère de ces montagnes qui vomissent sur les campagnes tremblantes des fleuves de feux, des nuages de cendres et de fumée. Il sont par-delà tous ces astres que la nuit et un ciel sereins découvrent à nos regards, perdus dans un vide immense, ténébreux, privés de l’influence divine. C’est la place abandonnée par celui qui forma l’univers, c’est l’image subsistante de ce que fut le monde et de ce qu’il pourrait devenir encore ; c’est le réduit laissé à l’antique chaos, non le contemporain de Dieu, qui n’est point soumis au temps, mais sa première ébauche. Là, il n’est plus de lois pour la matière, ni de sympathie entre les éléments ; là, il n’est plus de vie que la vie du crime et du malheur ; plus de règles, plus de périodes de repos, et surtout plus d’espoir. Les airs, si l’on peut appeler ainsi des vapeurs grossières, empoisonnées, sortant avec mugissement des corps qui se décomposent, enveloppent ces lieux d’une tempête éternelle, près de laquelle ne serait rien le fracas de nos plus grands orages. Ce monde n’est éclairé que par les flammes qui cà et là effleurent des lacs bouillonnants, ou sortent des crevasses de ses îles éphémères, et par la foudre qui sillonne les nuages, voile ténébreux qui empêche de découvrir les astres les plus rapprochés de ce point malheureux de l’immensité. Seulement de siècle en siècle, une comète, globe usé, condamné peut-être, embrasé jusqu’aux racines de ses montagnes, après avoir longtemps épouvanté les sphères qui ont vu ses lugubres funérailles, viendra précipiter ses débris dans cet égout de l’univers.

» Satan régnait toujours dans les enfers ; car tant est grand l’attrait de la supériorité, qu’on ambitionne même l’empire du malheur! Ce n’est pas que plus d’une révolution n’ait changé les dominations infernales : la concorde ne peut exister entre les méchants, et comment obéirait-il à son semblable, qui n’a pas obéi à son Dieu ? Plus d’un de ces potentats qui partageaient dans le ciel le commandement de la révolte, insultés par d’amers reproches, ont été dépouillés de leurs anciens droits par une génération plus perverse, qui ayant reçu l’être de leurs alliances impures, n’a jamais connu la vérité et les délices du ciel. Mais Satan, et Satan seul, s’était maintenu contre les fatigues et les dégoûts de l’autorité, et contre les complots, plus puissant de lui-même, plus éclairé, plus hardi, plus ferme en ses desseins, et surtout plus ambitieux qu’aucun des anges rebelles; d’ailleurs conservant encore en sa personne et dans le souvenir de ses vassaux, des masques distinctives du premier des archanges.

» Satan cependant avait perdu de son ancienne audace, depuis que l’Homme-Dieu avait éclairé le monde : la religion sainte se répandant rapidement sur la terre, y ébranlait sa domination. Les obstacles qu’il prévoyait, occupaient sa pensée, et comme pour proposer de nouveaux projets ou demander de nouveaux efforts, il réunissait alors même ses compagnons d’infortune sur une plage solide que le chaos leur cédait pour quelques instants ; assemblée imposante, que depuis plus de deux siècles, n’avaient point vue les enfers ! — Leur amphithéâtre était une chaîne de noires montagnes dont la base s’inclinait sur une mer de bitume enflammé. Assis au milieu sur un rocher, Satan appuyait son noir bouclier au pied de ces monts dont sa tête surpassait la cime. En sa main droite il portait la foudre que l’on a injustement donnée à un Dieu de miséricorde, à un Dieu qui de la moindre impulsion peut anéantir et la foudre et les armées impies des anges rebelles et l’univers entier. A la gauche de Satan étaient rangées, en diverses tribus, les fausses divinités qu’ont adorées les peuples. A sa droite se plaçaient, suivant leurs rangs, les passions attachées à la perte de notre âme immortelle. Aux pieds du roi des enfersétaient tous les fléaux, et au milieu, la Mort. »

N’est-ce point, dites-moi, une parodie du Paradis perdu, du Télémaque, ou des Martyrs? Telle lecture n’a point seulement le malheur d’être fastidieuse, mais encore de mettre notre goût en danger. Ab uno disce omnes. Quand donc brûlerons-nous ces oripeaux grecs et romains? Quand donc brûlerons-nous ces héros de paille du camp des classiques? J’en jure par mon âme, de leurs cendres le Phénix ne s’envolera point !

FIN D’APPENDICE