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Avertissement


Ce livre est l’édition d’une traduction dont l’auteur a laissé deux manuscrits. L’un est à peu près complet : il y manque à peine deux ou trois pensées entières, et, çà et là, une phrase dans le corps ou à la fin des paragraphes, aux passages douteux dont le traducteur avait désespéré d’abord, et à la place desquels il avait parfois écrit : « inintelligible. » Le nombre et l’importance des corrections, des pages entières bouleversées et complètement refaites attestent le soin qu’avait donné M. Couat à cette première forme de son œuvre. Les signes critiques, les traits, les points d’interrogation dans les marges, ou, dans le texte, de vastes ratures sans correction correspondante, et des variantes entre lesquelles il resterait à prendre parti, témoignent qu’il n’en était pourtant point satisfait, et semblent réclamer une revision.

Le second manuscrit de M. Couat est constitué par des feuilles volantes ; il commence au second livre et ne contient guère plus d’une moitié de l’ouvrage. La netteté de ces pages écrites sans rature, l’abondance des notes qui discutent le texte grec et défendent l’interprétation adoptée (l’autre manuscrit ne contient pas de notes), et l’interruption même de la traduction au début du livre IX ne permettent pas de douter que ce travail ne soit la revision du précédent. Ici, M. Couat, pour un temps au moins, a fixé sa pensée et rejeté toute variante : aucun signe dans la marge n’indique le besoin ou l’idée d’une retouche. Malgré tout, il n’est pas présumable que M. Couat eût porté sans les revoir ces pages à l’imprimeur, et qu’il eût, sans les modifier encore en maint endroit, signé le bon à tirer. D’abord, il reste aussi dans ce second manuscrit quelques vides à combler ; ensuite, on y retrouve intacts des passages qui avaient été condamnés dans la première traduction : ou bien c’est une rédaction qui avait été sacrifiée à une autre et qui reparaît, sans qu’on aperçoive les raisons de ce retour de faveur ; ou bien c’est une phrase entièrement neuve, qui peut-être vaut mieux que les deux ou trois variantes du premier manuscrit, ― et les supprime, ― qui peut-être n’est qu’une variante de plus[1]. Sans doute, le progrès, dans l’ensemble, est manifeste ; on trouve pourtant dans le brouillon, écrite au crayon ou d’une encre plus fraîche, telle retouche qui est la bonne, et qui doit être postérieure à la seconde rédaction de la traduction des Pensées.

Ainsi le premier manuscrit est le seul pour une moitié de l’ouvrage ; pour l’autre moitié, il n’est pas annulé par le second. Il fallait encore tenir compte d’un troisième document, daté de l’année même de la mort de M. Couat (1898) : un lexique des principaux termes philosophiques des Stoïciens, dont il n’a pas eu le temps de se servir lui-même, et qu’il s’était constitué à l’aide de certains travaux d’autrui, de nature diverse et de valeur inégale, comme la traduction du Manuel d’Épictète par Thurot et la Philosophie der Griechen de Zeller.

Cet état des manuscrits et ces notes annexes fixaient la tâche de l’éditeur. Tant qu’il s’est agi de choisir l’une de trois variantes entre lesquelles le traducteur avait hésité, le lexique, d’une part, et, de l’autre, l’interprétation du même mot en d’autres parties de l’ouvrage ont pu suffire à trancher la question. On a pu ainsi espérer un moment mettre d’accord entre elles sur le sens du même terme les diverses pages de la traduction : quand ce terme est τὸ ἡγεμονικόν, il est parfois impossible et il est toujours pénible, dans un livre écrit en bon français, net, bref et aisé, de substituer aux mots : « raison, volonté ou conscience, » le « principe dirigeant », qui devait pourtant prévaloir. Il était beaucoup plus hasardeux encore de prétendre combler les vides des manuscrits et traduire les passages qui avaient paru inintelligibles à M. Couat. Mais, le plus souvent, la difficulté pouvait être résolue par une correction du texte grec. Le premier, M. Couat avait plus d’une fois préféré à la vulgate les conjectures de divers éditeurs de Marc-Aurèle. Il en avait fait lui-même plusieurs, qu’il indique dans les notes de son second manuscrit, ou qu’il est facile de retrouver sous la traduction des derniers livres[2]. À son exemple, on a essayé, quand l’ingéniosité des Casaubon, des Gataker, des Coraï et des Stich n’y avait pas suffi, d’amender, pour le traduire, le texte traditionnel des Pensées.

Restent les passages de la traduction que M. Couat avait condamnés de lui-même, sans avoir eu le loisir de les reprendre. Autant de cruces pour l’éditeur. Il fallait d’abord comprendre la signification du trait marginal ou de la rature : était-ce le texte grec qui avait paru contestable au traducteur ? était-ce le premier sens qu’il lui avait trouvé ? ou bien était-il mécontent d’une locution, d’un tour de phrase ? s’était-il attardé à la recherche d’un effet ? Les corrections qu’il a pu achever montrent à quel point il était soucieux de l’allure de son style : ce n’est pas seulement le sens de l’auteur grec, c’est le ton même qu’il voulait rendre. Une traduction qui avait précédé la sienne, et dont la grandiloquence n’est pas le moindre défaut, lui fut sans doute bien utile en le mettant constamment en garde contre une façon de s’exprimer trop majestueuse et trop oratoire. Il pensait, d’ailleurs, que la fidélité ou la complaisance du traducteur a ses limites, que lui impose le génie même de sa langue ; et, pas plus que l’honnête Pierron, il ne s’est soucié de « reproduire l’attitude extérieure, l’allure même et la marche » de son auteur avec une si « docile gaucherie[3] » qu’il dût traiter dans son langage les infinitifs en substantifs, le verbe « être » en parasite, et risquer de donner dans sa traduction l’hellénisme le plus usuel et le plus simple[4] pour un effet de style. Lorsque, pour ainsi dire à sa demande, on a modifié la traduction de certains passages dont le sens d’ailleurs n’était pas douteux, on s’est efforcé de donner à la rédaction nouvelle les qualités de simplicité et d’aisance qu’il avait reconnues dans le grec de Marc-Aurèle et voulait conserver dans son français. Il est arrivé, d’ailleurs, que, désespérant de faire mieux que lui, même lorsqu’il se condamne, on conservât le passage condamné. En revanche, on n’a pas hésité à faire des corrections qu’il ne demandait pas, mais qui semblaient nécessaires, lorsqu’on a cru rencontrer un texte, ou un sens, ou un tour plus satisfaisant que le sien. On les a faites avec discrétion et sans vanité, en considérant que M. Couat n’avait pu ni terminer son œuvre ni la revoir, et en se donnant toujours les raisons qui l’eussent pu convaincre. On a surtout cherché à mettre la traduction d’accord avec elle-même, et à la faire profiter des travaux plus récents.

Le livre se présentera muni de notes nombreuses, et souvent fort étendues, dont la minorité appartiennent à M. Couat. Soit qu’elles défendent son interprétation, soit qu’elles justifient l’intervention de l’éditeur[5], elles ajoutent à l’ouvrage lui-même un commentaire continu et aussi long que lui. Elles discutent ou tentent de préciser le texte, le sens des termes techniques, parfois la doctrine. Elles affirment, à chaque page, l’intention dans laquelle M. Couat avait entrepris son œuvre : ce travail ne sera sans doute pas la traduction critique qu’il avait rêvé de faire ; mais ce sera, comme il l’a voulu, une traduction critique.

Tout en traduisant Marc-Aurèle, M. Couat annotait la Cité de Dieu et les Pensées de Pascal. Quel livre devait sortir de ces méditations et de ces recherches ? Le travail est assez avancé pour qu’on en puisse apercevoir le dessein ; il est trop fragmentaire pour qu’on le publie. Les notes de cette traduction auront permis du moins de sauver une partie de l’étude que M. Couat avait consacrée à ces trois grandes âmes, de même lignée, dont l’une fut pourtant l’âme d’un païen, l’autre celle d’un saint et la dernière celle d’un hérétique. À sa traduction et à sa critique du texte des Pensées, il avait entrepris de joindre, en effet, une critique de la doctrine : bien que ce commentaire moral, limité au second livre de Marc-Aurèle, tienne beaucoup moins de place dans les papiers de M. Couat que ceux des Pensées de Pascal et de la Cité de Dieu, on pourra, d’après lui, s’imaginer ce qu’est le reste, sinon ce qu’eût été le tout.

Pour M. Couat, s’il ne put accomplir son dessein, apparemment il ne perdit pas sa peine. Il vécut ses dernières années dans l’intimité de l’empereur stoïcien, écoutant le discours en douze livres qu’il se tient à lui-même, et apprenant de lui les derniers secrets de cet art de vivre qui est la sagesse. Comme les Pensées, sa traduction des Pensées a le caractère d’un testament. Le disciple, en effet, fut jusqu’au bout fidèle à la doctrine. Lorsque, à la veille de la mort, il négligeait son mal et travaillait en pleine douleur, il est permis de croire qu’il entendait ces encouragements d’une voix familière : « Tu n’es qu’une petite âme portant un cadavre… Le mal est dans ton jugement… Épicure malade ne s’entretenait pas des souffrances du corps et ne permettait pas aux médecins de se flatter de leur importance… Beaucoup de grains d’encens sont déposés sur le même autel ; l’un y tombe plus tôt, l’autre plus tard ; il n’y a là aucune différence. »

P. F.

Pensées de Marc-Aurèle



Livre premier


1

Mon grand-père Vérus m’a laissé[6] l’exemple de l’honnêteté et de la patience.

2

Celui de qui je tiens la vie[7] m’a laissé la réputation et le souvenir de sa modestie et de sa fermeté.

3

Ma mère m’a appris la piété et la libéralité, l’éloignement pour le mal, et même pour l’idée de faire du mal. Elle m’a appris, en outre, à être frugal et à m’abstenir d’un train de vie luxueux.

4

Mon bisaïeul[8] m’a appris à ne pas fréquenter les écoles publiques, mais à suivre chez moi les leçons de bons maîtres et à comprendre qu’il ne faut épargner pour cela aucune dépense.

5

Mon gouverneur m’a appris à ne me passionner ni pour les Verts ni pour les Bleus[9], ni pour les Petits ni pour les Longs-Boucliers, mais à supporter la fatigue, à avoir peu de besoins, à travailler de mes mains, à ne pas multiplier les affaires[10], à fermer l’oreille aux délateurs.

6

Diognète m’a appris à ne pas m’empresser pour des choses frivoles, à me défier de ce que les charlatans et les imposteurs racontent sur les incantations magiques, les évocations de démons et autres choses du même genre ; à ne pas élever des cailles et à ne pas m’ébahir sur ce genre d’occupation ; à supporter la franchise, à apprendre la philosophie. Il m’a fait suivre les leçons d’abord de Bacchius, puis de Tandaside et de Marcien ; il m’a appris tout enfant à écrire des dialogues et à aimer le grabat, la couverture et toutes les prescriptions de la discipline hellénique.

7

Rusticus m’a fait comprendre que j’avais besoin de redresser et de former mon caractère ; il m’a appris à ne pas me laisser entraîner à l’imitation de la propagande des sophistes, à ne pas écrire sur les sciences, à ne pas composer des exhortations dialoguées, à ne pas essayer de frapper l’imagination en affectant une activité intempérante[11] ; il m’a détourné de la rhétorique, de la composition poétique, du bel esprit ; il m’a enseigné à ne pas me promener dans ma maison vêtu d’une longue robe, et à dédaigner toute ostentation de ce genre ; à écrire des lettres simples, comme celle qu’il écrivit lui-même de Sinuessa à ma mère ; à me montrer facile et prêt à une réconciliation avec ceux qui, après m’avoir offensé, manifestaient l’intention de revenir à moi ; à lire de très près et à ne pas me contenter d’un examen sommaire ; à ne pas acquiescer trop vite à l’opinion de ceux qui parlent beaucoup ; c’est à lui, enfin, que je dois d’avoir eu dans les mains les Commentaires d’Épictète, qu’il avait dans sa bibliothèque, et qu’il m’a prêtés.

8

Apollonius m’a enseigné à avoir des opinions libres, nettes et réfléchies ; à ne regarder jamais, si peu que ce soit, autre chose que la raison ; à demeurer toujours le même au milieu des douleurs les plus vives, devant la perte d’un enfant, dans les grandes maladies ; j’ai vu en lui l’exemple vivant d’un homme à la fois très ferme et très doux, ne s’impatientant jamais lorsqu’il enseignait, et considérant à coup sûr comme le moindre de ses avantages son expérience professionnelle et l’habileté avec laquelle il savait transmettre sa science ; il m’a appris qu’il fallait accueillir les bienfaits que croient nous faire nos amis, sans engager notre liberté et sans nous montrer insensibles par nos refus.

9

De Sextus j’ai appris la bienveillance ; il m’a donné l’exemple d’une maison administrée paternellement et la notion d’une vie conforme à la nature ; il m’a montré la gravité sans fard, l’attention vigilante aux intérêts de ses amis, la patience à supporter les ignorants et ceux qui opinent sans examen[12]. Son humeur était égale avec tous, au point qu’aucune flatterie n’avait la douceur de sa conversation, et que ceux qui en jouissaient n’avaient jamais plus de respect pour lui qu’à ce moment-là. Avec une intelligence compréhensive et méthodique, il découvrait et classait les principes nécessaires à la conduite de la vie ; il ne laissait jamais paraître ni colère ni aucune autre passion, étant à la fois très impassible et très tendre ; il aimait qu’on parlât bien de lui, mais sans faire de bruit[13] ; il avait de l’érudition sans en faire étalage.

10

Alexandre le grammairien m’a donné l’exemple de la modération dans la correction des fautes ; il s’abstenait de reprendre avec dureté ceux qui laissaient échapper un barbarisme, un solécisme, un son vicieux ; il se bornait à leur montrer habilement ce qu’il fallait dire, en ayant l’air de répondre, [de confirmer, ] de discuter non sur le mot lui-même, mais sur l’objet en question, ou par toute autre adroite suggestion.

11

Fronton m’a appris tout ce que la tyrannie a de méchanceté, de duplicité et d’hypocrisie ; et combien peu de cœur, en somme, ont ces gens que nous appelons patriciens.

12

Alexandre le Platonicien m’a appris à ne pas dire souvent et sans nécessité, et à ne pas écrire dans une lettre : « Je n’ai pas le temps, » afin d’écarter sans cesse par ce moyen, et en alléguant des affaires pressantes, tous les devoirs que m’imposent mes relations vis-à-vis de ceux qui vivent autour de moi.

13

Je tiens de Catulus que, loin de dédaigner les reproches de ses amis, même mal fondés, il faut en faire son profit et reprendre l’ancienne intimité ; qu’il faut dire volontiers du bien de ses maîtres, comme le faisaient, dit-on, Domitius et Athénodote, et aimer ses enfants d’un amour sincère.

14

De mon frère Sévérus j’ai appris l’amour de mes proches, l’amour de la vérité, l’amour de la justice ; par lui j’ai connu Thraséas, Helvidius, Caton, Dion, Brutus ; j’ai eu l’idée d’un gouvernement fondé sur la loi et sur l’égalité des droits de tous les citoyens, d’une royauté respectueuse avant tout de la liberté des sujets ; par lui encore j’ai appris comment on honore sans défaillance et toujours avec la même ardeur la philosophie, comment on est toujours généreux, libéral, plein d’espérance, confiant dans l’affection de ses amis, franc à l’égard de tous ceux à qui l’on a à faire des reproches, sans que nos amis aient à se demander : « Que veut-il ? que ne veut-il pas ? » mais de manière à le leur faire voir clairement.

15

Maximus m’a montré comment on est maître de soi-même, sans que rien puisse nous faire changer ; il m’a enseigné la fermeté dans toutes les circonstances pénibles et particulièrement dans les maladies ; la modération, la douceur et la dignité du caractère, la bonne humeur dans l’accomplissement du travail de chaque jour. Tout le monde était persuadé que sa parole exprimait toujours sa pensée, et que ce qu’il faisait était bien fait ; il ne s’étonnait de rien, [ne se troublait pas], n’avait jamais ni précipitation, ni indolence, ni embarras ; il ne se laissait pas abattre, ne montrait pas un visage tour à tour jovial[14], ou irrité et défiant ; il était bienfaisant, pitoyable et sincère ; on voyait en lui une droiture naturelle et non apprise[15]. Jamais personne n’aurait craint d’être méprisé par lui ni n’aurait osé se supposer supérieur à lui ; il avait, enfin, de l’enjouement et de la grâce.

16

Voici les vertus dont mon père[16] m’a légué l’exemple : la mansuétude, l’attachement inébranlable aux opinions réfléchies, le dédain de la vaine gloire et des vains honneurs, l’assiduité au travail ; il était prêt à écouter tous ceux qui avaient à lui dire quelque chose d’utile [à la communauté] ; rien ne pouvait le détourner de récompenser chacun selon son mérite ; il savait à quel moment il fallait tendre sa volonté ou lui donner du relâche ; il avait renoncé à l’amour des jeunes garçons ; bien qu’aimant la société, il permettait à ses amis de manquer un de ses repas[17] et ne les obligeait pas à l’accompagner dans ses voyages. Ceux que des obligations quelconques avaient éloignés de lui le retrouvaient toujours le même ; dans les délibérations, il cherchait attentivement et avec persévérance le parti à prendre, au lieu d’éviter toute peine[18] en se contentant de ses premières impressions. Il était fidèle à ses amis sans manifester ni lassitude ni engouement ; en toute occasion, il était maître de lui et d’humeur sereine. Il prévoyait et réglait d’avance les plus petites choses, sans faire d’embarras ; il arrêtait les acclamations et les flatteries dont il était l’objet. Économe des biens de l’empire, il réglait avec vigilance les dépenses des chorégies et ne craignait pas d’en être blâmé. Il n’avait aucune superstition à l’égard des Dieux, et, à l’égard des hommes, il ne cherchait point à plaire à la foule et à se rendre populaire ; en tout, il était sobre, ferme, sans affecter le manque de goût et sans se montrer avide de nouveautés. Il usait sans vanité et sans façon des biens qui contribuent à la douceur de la vie, et que la fortune[19] prodigue en abondance. Il s’en servait [naturellement] quand ils se présentaient et n’en éprouvait pas le besoin quand il ne les avait pas. Nul n’aurait pu dire de lui qu’il fût un sophiste, un goujat, ou un pédant. On voyait en lui un homme mûr, complet, supérieur à la flatterie, capable de gouverner ses affaires et celles des autres. En outre, il honorait les vrais philosophes ; quant aux autres, il les traitait sans mépris, mais aussi sans se laisser entraîner par eux. Il était d’abord facile et aimable sans excès. Il avait assez de soin de sa personne, sans être trop attaché à la vie ni désireux de se faire beau, et sans se négliger pour autant. Grâce à cette vigilance, il n’eut recours que très rarement à la médecine, et s’abstint de remèdes et d’onguents. Avant tout, il s’effaçait sans envie devant ceux qui possédaient une faculté éminente, telle que la puissance de la parole, la connaissance des lois, des mœurs ou toute autre science ; il s’intéressait à eux et veillait à ce que chacun eût la renommée que lui méritait sa supériorité spéciale. Agissant toujours conformément à la tradition des ancêtres, il ne s’appliquait pas à en avoir l’air. Il n’aimait pas à changer de place et à s’agiter ; il séjournait volontiers dans les mêmes lieux et s’attachait aux mêmes objets. Après des crises de maux de tête, il revenait dispos, avec la même ardeur, à ses occupations accoutumées. Il avait fort peu de secrets, et ce n’était jamais qu’à propos des affaires publiques. Il était prudent et mesuré dans l’organisation des fêtes, la construction des édifices et les distributions faites au peuple et autres choses semblables. Il considérait le devoir à remplir, et non la gloire à retirer de ses actes[20]. Il n’aimait pas à se baigner à une heure indue ; il n’était ni grand bâtisseur, ni curieux de mets rares, ni attentif au tissu et à la couleur de ses vêtements, ou à la beauté de ses esclaves. [Le plus souvent, même à Lanuvium, il portait le vêtement de Lorium, qu’il avait fait venir de sa maison d’en bas. A Tusculum, il empruntait son manteau[21] ;] tout son train de vie était de la même simplicité. Il n’y avait dans ses manières rien de dur, d’inconvenant, ni de violent, rien dont on pût dire : « Il en sue[22] ; » au contraire, il examinait chaque chose séparément, comme à loisir, sans précipitation, avec méthode, avec force, et de la façon la mieux appropriée. On aurait pu lui appliquer ce qu’on rapporte de Socrate, qu’il pouvait aussi bien s’abstenir que jouir de tout ce dont la plupart des hommes ont tant de peine à se priver, et dont ils jouissent avec si peu de retenue. Avoir la force de se contenir et de se priver dans les deux cas est la marque d’une âme bien équilibrée et invincible, telle que parut la sienne pendant la maladie de Maximus[23].

17

Voici, enfin, ce que je dois aux Dieux : j’ai eu de bons aïeuls, de bons parents, une bonne sœur, de bons maîtres ; mes familiers, mes parents, mes amis ont presque tous été bons. Je ne me suis jamais laissé aller à manquer de tact avec aucun d’entre eux, bien que je fusse d’un tempérament à le faire, à l’occasion ; la bonté des Dieux n’a pas permis le concours de circonstances où j’aurais commis cette faute. Grâce à eux, je n’ai pas été trop longtemps élevé par la concubine de mon grand-père, j’ai conservé la fleur de ma jeunesse ; loin de devenir homme avant le temps, j’ai même différé au delà. J’ai eu pour maître et pour père un homme qui devait me corriger de tout orgueil et me mettre dans l’esprit qu’il est possible de vivre dans une cour sans avoir besoin de gardes du corps, de vêtements éclatants, de torches, de statues[24] et de tout cet appareil pompeux ; qu’on peut, au contraire, s’y réduire presque au train d’un simple particulier, sans être pour cela plus humble et plus lâche en face des devoirs qu’impose le gouvernement de l’État. J’ai eu un frère dont l’exemple pouvait m’exciter à me surveiller moi-même, et qui me charmait par sa déférence et sa tendresse. Mes enfants n’ont été ni dépourvus d’intelligence ni contrefaits. Je n’ai pas fait de trop rapides progrès dans la rhétorique, la composition poétique et d’autres exercices auxquels je me serais peut-être attaché, si j’avais senti que j’y réussissais bien. Je me suis hâté d’assurer à mes parents[25] les honneurs qu’ils paraissaient désirer, et je ne les ai pas laissés languir dans l’espérance que, puisqu’ils étaient encore jeunes, je le ferais plus tard. C’est aussi grâce aux Dieux que j’ai connu Apollonius, Rusticus, Maximus. Je me suis fait, en les connaissant, une idée claire et répétée[26] de ce que c’est que vivre conformément à la nature, et, autant que cela dépendait des Dieux, de leurs dons, des conceptions et des inspirations[27] qui me venaient d’eux, rien ne m’a dès lors empêché de vivre conformément à la nature. Si j’y ai manqué en quelque chose, c’est par ma propre faute, c’est pour n’avoir pas observé les recommandations, et pour ainsi dire l’enseignement des Dieux. C’est grâce à eux que mon corps a résisté si longtemps à la vie que je mène, que je n’ai touché ni à Bénédicta ni à Theodotus, et que, saisi tard par les passions de l’amour, je m’en suis guéri. J’ai été parfois irrité contre Rusticus, mais je ne suis jamais allé jusqu’à des actes dont je me serais repenti. Ma mère, qui devait mourir jeune, a habité avec moi pendant ses dernières années. Toutes les fois que j’ai voulu venir en aide à un pauvre ou à un homme ayant quelque besoin, jamais je n’ai entendu objecter que je n’avais pas d’argent pour le secourir. Je n’ai jamais eu moi-même besoin de recourir à un autre pour le même objet. Je dois aussi aux Dieux d’avoir eu une femme si douce, si tendre, si simple ; d’avoir trouvé facilement pour mes enfants les meilleurs des maîtres. Des songes m’ont, comme un oracle[28], révélé des remèdes contre mes indispositions et particulièrement contre les crachements de sang et les vertiges, et cela à Gaète. Quand j’ai été séduit par la philosophie, je ne suis pas tombé dans les mains d’un sophiste, je ne me suis pas appesanti à déchiffrer les écrivains, à décomposer des syllogismes, à étudier les phénomènes célestes[29]. Je n’aurais jamais eu tant de bonheurs sans l’assistance des Dieux et de la Bonne-Fortune[30].

Écrit chez les Quades, sur les bords du Granua.

Livre II

1

Se dire à soi-même, dès le matin[31] : je vais me rencontrer avec un fâcheux, un ingrat, un insolent, un fourbe, un envieux, un égoïste. Ils ont tous ces vices par suite de leur ignorance du bien et du mal. Mais moi, qui ai examiné la nature du bien, qui est d’être beau, et celle du mal, qui est d’être laid, et celle de l’homme vicieux lui-même, considérant qu’il a la même origine que moi, qu’il est issu non du même sang ni de la même semence, mais de la même intelligence, et qu’il est comme moi en possession d’une parcelle de la divinité, je ne puis recevoir aucun tort de ces hommes parce qu’aucun d’eux ne pourra me déshonorer ; je ne puis non plus ni m’irriter contre un frère ni m’éloigner de lui[32]. Nous sommes nés pour l’action en commun, comme les pieds, les mains, les paupières, les rangées des dents d’en haut et d’en bas. Agir les uns contre les autres est contraire à la nature, et c’est agir les uns contre les autres que de s’indigner et de se détourner[33].

2

Qu’est-ce donc que ceci, qui constitue mon être ? De la chair, un souffle, le principe dirigeant. Laisse là tous les livres ; cesse de te disperser. Cela ne t’appartient plus[34]. Mais, comme si tu étais sur le point de mourir, méprise la chair ; ce n’est que du sang, des os, un tissu fragile de nerfs, de veines et d’artères. Et vois ce qu’est ce souffle : du vent, qui n’est pas toujours le même, mais qu’à tout moment tu rejettes pour l’aspirer de nouveau. Reste donc le principe dirigeant[35]. Eh bien, réfléchis : tu es vieux ; ne le laisse pas s’asservir, ne le laisse pas se mouvoir capricieusement et céder à des impulsions égoïstes, ne le laisse pas murmurer contre ton sort présent et redouter[36] ton sort à venir[37].

3

Ce que font les Dieux est plein de leur providence. Ce que fait la Fortune[38] ne se produit pas hors de la nature, hors de la trame et de l’enchaînement des choses que règle la Providence ; tout découle de là. Ajoutons-y la nécessité et l’utilité de l’ensemble de l’univers dont tu es une partie. Or, ce que comporte la nature du tout, et ce qui sert à la conserver, est bon pour chaque partie de cette nature. Les transformations des éléments aussi bien que celles des composés contribuent à conserver l’univers. Que ces dogmes[39] te suffisent pour toujours[40]. Repousse la soif des livres, pour mourir sans murmurer, mais avec tranquillité, en remerciant les Dieux du fond du cœur[41].

4

Rappelle-toi depuis combien de temps tu diffères, à combien d’échéances fixées par les Dieux tu n’as pas répondu. Il faut enfin que tu comprennes quel est cet univers dont tu fais partie ; quel est l’ordonnateur de l’univers dont tu es une émanation ; que ta durée est enfermée dans des limites déterminées. Si tu n’emploies pas ce temps à te procurer la sérénité, il disparaîtra, tu disparaîtras aussi, — et il ne reviendra plus[42].

5

À chaque heure du jour applique fortement ta réflexion, comme un Romain et comme un homme, à remplir tes fonctions exactement, avec sérieux et sincérité, avec charité,

  1. Cf. infra IV. 31 et la note.
  2. [Exemple : la correction de τιμᾶν en ἀτιμᾶν à la pensée XII, 31.]
  3. Michaut, Les Pensées, traduction (Fontemoing, 1901), p. viii.
  4. Comparez chez M. Michaut et chez Pierron ou Aug. Couat la traduction des pensées I, 3, 16 et 17 ; VI, 6 ; VIII, 26, etc.
  5. En dessous du texte qui donnera la correction ou le choix de l’éditeur, on trouvera dans les notes la leçon de M. Couat entre guillemets et précédée du mot : Couat ; les variantes également entre guillemets et annoncées par l’abréviation : Var. ― Les notes de l’éditeur ont été encadrées dans des crochets droits ([ ]), qui permettront de les distinguer aisément de celles de M. Couat. Les mêmes signes n’ont été introduits dans le corps du texte que pour indiquer les additions au manuscrit, et à défaut d’une note correspondante. ― Nous avons conservé de loin en loin dans le texte un point d’interrogation entre parenthèses, par lequel M. Couat indiquait qu’il était peu satisfait de sa traduction ou de la leçon traduite, et qui, imprimé, signifiera, en outre, qu’on n’a pas cherché ou qu’on n’a pas trouvé la correction désirée.

    Sauf indication spéciale, le texte traduit est celui de la seconde édition de M. Stich (Teubner, 1903).

  6. [Ce verbe et les synonymes qu’on en trouvera au début de toutes les pensées de ce livre Ier ont été ajoutés par le traducteur. Ici, Marc-Aurèle récapitule en style de comptable des dettes que nous n’avons pas coutume d’inscrire dans nos comptes : « Reçu de mon aïeul, ceci ; de mon père, cela ; tant de ma mère, et tant de mon bisaïeul. » M. Couat a dû désespérer, s’il conservait en français un tour aussi hardi, de donner une traduction lisible des plus longues pensées du livre. L’effort a été tenté par M. Michaut.]
  7. [Annius Vérus, que le jeune Marc perdit avant de l’avoir pu bien connaître.]
  8. [Catilius Sévérus, consulaire.]
  9. [Couleurs des cochers du cirque, et noms de leurs partisans.]
  10. [Var. : « à ne pas m’occuper des affaires d’autrui, » ― ce qui est la traduction de Pierron. Le mot grec est de sens douteux.]
  11. [On traduit ici la conjecture de Xylander : ἐνεργητικόν.]
  12. [M. Couat traduit ici la conjecture de Gataker.]
  13. [Var. : « il aimait à donner la louange, mais discrète. » — J’aurais admis cette traduction si la phrase s’était trouvée dans la première partie de la pensée. Ici, il ne s’agit plus de l’affabilité de Sextus, mais de son intelligence, de sa modération et de sa discrétion. Sans doute, les dictionnaires n’attribuent à εὔφημον qu’un sens actif. Mais cet adjectif, au neutre, est assez rare : et il peut avoir eu aussi, comme beaucoup d’adjectifs composés, un sens passif.]
  14. [Couat : « il n’était pas tour à tour abattu ou joyeux. » — Le mot que donnent en ce passage les manuscrits doit être un barbarisme. Sans doute faut-il lire ici, avec Gataker, προσσεσηρός. C’est la même épithète qui, dans les Thalysies de Théocrite (vers 19), qualifie le sourire de Lycidas.]
  15. [Cf. infra III, 5 (fin), et VII, 12.]
  16. [Son père adoptif, Antonin le Pieux. À son père, Annius Vérus, Marc-Aurèle a consacré la pensée 2.]
  17. [Couat : « malgré son affabilité, il n’admettait pas toujours ses amis à dîner avec lui, ni ne les obligeait… » — Le mot κοινονοημοσύνη, selon Pierron, ne se rencontre que dans ce passage. D’après son étymologie, il semble signifier : esprit de solidarité ; par suite : esprit d’égalité ou d’équité ; ou bien, selon la plupart des commentateurs : civilitas, affabilité, dit M. Couat ; — un sens tout différent, et qui ne semble pas s’accorder avec le contexte, est celui qu’ont accepté Pierron et Barthélemy-Saint-Hilaire, après Xylander : « le zèle du bien public. » C’est le contexte, en effet, qui seul peut fixer le sens de κοινονοημοσύνη. Un détail qu’on juge à l’ordinaire insignifiant, la ponctuation traditionnelle, — celle que paraît bien exiger le rythme du discours, l’équilibre des phrases, — prend ici une importance décisive : au cours de cette phrase, limitée par deux points en haut, il n’y a pas de ponctuation secondaire, pas de virgule entre les deux καὶ. Cela implique que le premier signifie : « et à la fois ; » ou, en d’autres termes, que le second est l’équivalent de τε καὶ ; ou, en d’autres termes encore, qu’il y a une certaine opposition entre les deux mérites que cette phrase attribue à Antonin, et que cette opposition même est méritoire. La traduction de ce passage devait donc commencer par le mot « malgré », ou toute autre formule concessive. Par malheur, le sens du mot qui s’oppose à κοινονοημοσύνη, est ambigu. Chez le même auteur, ἐφίεσθαι, construit avec le datif d’un nom de personne et un infinitif, a les deux sens d’ordonner (Electre, iiii) et d’autoriser (Philoctète, 619). Ces deux sens, en eux-mêmes assez différents, peuvent devenir tout à fait contraires (défendre de faire… et autoriser à ne pas faire…) quand la proposition qui suit ἐφίεσθαι est négative. C’est le cas ici. Dans les deux propositions négatives qui achèvent la phrase, M. Couat me semble avoir successivement donné les deux sens à ἐφίεσθαι. J’ai cru qu’il fallait choisir, et que la présence de l’adverbe ἐπάναγκες ne permettait pas d’hésiter. Tandis que M. Couat, adoptant d’abord pour ἐφίεσθαι le sens d’ « ordonner », traduisait κοινονοημοσύνη par « affabilité », j’ai traduit le verbe par « autoriser », et conséquemment le substantif par « goût de la société ».]
  18. [Aug. Couat traduit ici la conjecture de Stich : ἀλλ’ οὔτοι προαπέστη.]
  19. [Cf. infra II, 3, dernière note.]
  20. [On a admis ici la conjecture de Stich. Remarquer que ces deux phrases reprennent l’éloge d’une qualité déjà louée une page plus haut : « Économe des biens de l’empire, il réglait avec vigilance les dépenses des chorégies et ne craignait pas d’en être blâmé. »]
  21. Ces deux phrases manquent dans le cahier d’Auguste Couat. Le texte est très incertain, les manuscrits inintelligibles. Selon Saumaise, c’est là le passage le plus corrompu de toutes les Pensées. Pour la seconde phrase, j’ai adopté la lecture de Coraï, qui diffère assez peu du texte des manuscrits (φελόνῃ ou φαινόλῃ, au lieu de τελώνῃ et παραιτούμενος pour παραιτουμένῳ ὡς). Pour la première j’ai pensé faire le minimum de corrections en lisant: Τῇ ἀπὸ Λωρίου στολῇ, ἀναχθείση ἀπὸ τῆς κάτω ἐπαύλεως, καὶ ὣν ἐν Λανουϐίῳ, τὰ πολλά. — Lorium, une simple maison de campagne, était aux portes de Rome (à douze milles), dans la plaine : c’est là que mourut Antonin. La ville de Lanuvium, sa patrie, était voisine. Tusculum se trouvait dans la montagne.]
  22. [Couat : « il y a là trop de sueur, » — mots ensuite effacés au crayon.]
  23. [Voir infra (VI, 30) un second portrait d’Antonin.]
  24. [Avec Morus, M. Couat a considéré τοιῶνδέ τινων comme une glose, et supprimé ces mots dans sa traduction.]
  25. [Plus haut (§ 5), le mot τροφεὺς était traduit par : « gouverneur. »]
  26. [Ces mots traduisent littéralement l’expression grecque : φαντασθῆναι ἐναργῶς καὶ πολλακίς, laquelle ne paraît pas apportée de l’école. Dans l’école, on appelait « expérience » (ἐμπειρία) le retour fréquent de la même représentation (φαντασθῆναι πολλακίς). De même, la périphrase φαντασθῆναι ἐναργῶς pourrait bien être la traduction en langue courante de la κατάληψις des Stoïciens, si du moins on veut s’en tenir à la définition qu’en donne Cicéron (Acad. I, xi, 41) : «Zeno… visis (φαντασίαις)… adjungebat fidem… iis solum, quae propriam quandam haberent declarationem (ἐναργῶς) earum rerum quae viderentur ; id autem visum… cum acceptum jam et adprobatum esset (on appelait συγκατάθεσις cet assentiment), comprehensionem appellabat. » — Le mot κατάληψις ne se rencontre qu’une fois dans les Pensées (VI, 30), en un passage où il est difficile de distinguer l’acception philosophique du sens vulgaire. On remarquera que Marc-Aurèle a évité l’usage de certains termes trop spécialement stoïciens (par exemple : φαντασία καταληπτική, κατόρθωμα, ἀσώματα, ἀποπροηγμένα, κ. τ. λ., bien que l’occasion ne lui ait pas manqué de les employer. — Sur certaines questions, on le verra se séparer de l’école, ou hésiter à répondre et avouer franchement ses doutes (infra, II, 10 ; IV, 21, etc.). On voit ici que sa façon de parler — ou, plus proprement, sa terminologie — n’est pas moins indépendante que sa pensée.]
  27. [M.Couat traduit ainsi l’ingénieuse conjecture de Casaubon: ἐπιπνοίαις. — À vrai dire, il était difficile de saisir une différence de sens réelle et nette entre συλλήψεσι et ἐπινοίαις.]
  28. [M. Couat a adopté ici le texte de l’édition de Lyon (1626) : ὥσπερ χρησμόν. Le texte des manuscrits : ὥσπερ χρήση, oblige (en modifiant d’ailleurs l’orthographe du mot : Χρήσῃ) à supposer l’existence d’une ville ou d’un bourg inconnu : Chrèse. Si on l’adopte, on devra supprimer dans cette traduction les mots : « comme un oracle », et, après : « à Gaète », ajouter : « comme à Chrèse. » — Une autre conjecture est celle de Saumaise, adoptée par Stich : ὡς περιχρῖσαι. Traduction : « Des songes m’ont révélé le remède… et cela à Gaète : j’ai eu dès lors recours aux onguents. » — Outre ces diverses corrections au texte de cette phrase, il en est une que les principaux éditeurs et traducteurs de Marc-Aurèle ont jugée indispensable, celle de καὶ τούτου en καὶ τοῦτο.]
  29. [Cette étude était pourtant en honneur dans la secte stoïcienne (cf. Zeller, die Phil. der Gr., III3, p. 191). Marc-Aurèle, qui croyait aux songes, et sans doute aussi aux oracles (cf. la note précédente — et la dernière phrase de la pensée IX, 27), se désintéressait ou se défiait-il de la « divination » ?]
  30. Cf. infra la dernière note à la pensée II, 3.
  31. L’examen de conscience dans Marc-Aurèle. C’est le matin, en se levant, qu’il examine les actes qu’il aura à accomplir dans la journée, et qu’il prend des résolutions morales.
  32. J’ai traduit la correction très plausible de Stich : ἀπέχεσθαι αὐτοῦ.
  33. Trois choses dans cette pensée : 1o l’examen de conscience et l’acte de bon propos ; 2o l’identité de la vertu et de la science ; 3o l’unité de l’être et de l’intelligence. Plus l’idée de la solidarité.
  34. [Couat : « Ne te disperse plus… » Var. : « Ne te tourmente plus… » Manque une phrase. En note : « Le sens ordinaire de σπῶμαι, dans Marc-Aurèle, est plutôt, ce me semble : se tourmenter — que : se disperser. On pourra lire d’ailleurs à la fin de la pensée suivante : Renonce à la soif des livres pour ne pas mourir en murmurant. — Οὐ δέδοται n’est pas clair ; il doit s’expliquer par le ἀλλὰ qui suit : N’agis pas comme si cela t’appartenait, mais comme si tu allais mourir. » ] — [Mais n’est-ce pas un synonyme de μηκέτι σπῶ, qu’on trouve à la 14e pensée du livre III ? Aug. Couat y a traduit μηκέτι πλανῶ par : « ne te disperse plus. » Les mots qui suivent (οὔτε… μέλλεις : tu n’as plus le temps) expliqueraient : οὐ δέδοται. Sans doute, les mots : « Cela ne t’appartient plus » traduisent plutôt οὐκέτι δέδοται que οὐ δέδοται ; mais, après μηκέτι, était-il bien utile de répéter ἔτι ? Le sens que je donne au parfait δέδοται est d’ailleurs autorisé par la tradition des meilleurs écrivains (cf. Platon, Banquet, 183 B).]
  35. [Var. : « La volonté. » — L’interprétation du mot ἡγεμονικὸν paraît avoir ici un moment embarrassé Aug. Couat, qui, dans son manuscrit, a laissé subsister le mot : « volonté » à côté de la correction en : « principe dirigeant. » Cette dernière traduction est celle que donne du mot ἡγεμονικὸν le lexique qu’il s’était composé avant de commencer la revision de son livre. C’est la seule qu’il adopte pour certains passages (par exemple, V, 26 ; VI, 8 ; VII, 33 ; VIII, 48). Ailleurs, surtout aux livres IX et XI, il avait préféré les mots : « âme » et « conscience ». Voir à ce sujet deux notes, l’une à la 22e pensée du livre IX, l’autre à la 3e du livre XII. — Au livre VI (pensée 8), on trouvera une définition du « principe dirigeant » : définition partielle, ou trop concise, qui le résume en la volonté. Voir la note à ce texte.]
  36. ἀποδύεσθαι et les autres composés de δύεσθαι n’ont pas de sens : ὑποδεῖσαι ou ὑποδείσασθαι, conjectures de Coraï et de Gataker, valent mieux. C’est évidemment l’idée de crainte qui doit être exprimée dans ce mot.
  37. Composition de l’homme : σαρκία, πνεῦμα ou πνευμάτιον, ἡγεμονικόν. — Idée stoïcienne et chrétienne du mépris de la chair et de la brièveté de la vie. Idée de l’indépendance de la volonté et de la résignation au destin, — je traduis ἀκοινώνητος par égoïste. Ce mot signifie exactement : « ce qui n’est pas conforme au bien de la communauté des hommes. » C’est donc encore l’idée de solidarité. Indépendance et solidarité, opposition constante de l’individu et de ce qui l’entoure, et en même temps nécessité pour l’individu de n’agir que pour le bien de la communauté, cette antithèse se retrouve sans cesse dans Marc-Aurèle. Comment concilie-t-il les deux termes ?
  38. [Couat : « le hasard. » — Voir la dernière note à cette pensée.]
  39. [Couat : « principes. » ]
  40. εἰ δόγματά ἐστι donné par A et D ne se comprend pas. J’adopte ἀεὶ δόγματα ἔστω, qui est la vulgate.
  41. Singulière métaphysique, où l’on paraît admettre simultanément la Providence, le hasard, la nécessité unis pour conserver l’univers, c’est-à-dire la nature, au moyen de lois conçues en vue de son utilité. [Mais, en réalité, Marc-Aurèle n’admet pas le hasard ; surtout il ne peut admettre cette hypothèse — qui est épicurienne — en même temps que celle de la Providence. Le mot τύχη a pu être employé, en deux sens d’ailleurs très différents, par les Épicuriens comme par Marc-Aurèle : c’est que les Épicuriens et Marc-Aurèle ne parlent pas la même langue. Ce mot ne se rencontre que six fois dans cet ouvrage. On en peut rendre compte les six fois sans supposer, comme l’a fait aussi M. Michaut dans sa note préliminaire (p. xvi et xvi), une incertitude ou une défaillance de la pensée de Marc-Aurèle. À la dernière ligne du livre I, il désigne manifestement la Bonne Fortune, à qui l’empereur rend grâces, ainsi qu’aux autres dieux. Il en est de même ici : ces deux mots, θεοί, τύχη trouvent rapprochés dans les Pensées, — comme en tête des actes publics. Puisque le Stoïcien est pieux, pourquoi refuserait-il son culte à Tyché ? À la fin du premier tiers de la pensée I, 16, le mot τύχη, pourrait être remplacé par Ζεύς ; peut-être n’y faut-il voir aussi qu’une façon de parler, n’impliquant pas une conception philosophique déterminée. C’est sûrement un sens vulgaire, nullement métaphysique, qu’il convient de donner au pluriel τύχαις, employé à côté de συμφοραῖς (XII, 27). Dans le cours de la 11e pensée du livre III, il est vrai, le mot se trouve au singulier, et employé comme nom commun, en regard de σύντευξις (rencontre), qui éveille plutôt l’idée de hasard que celle de Providence ; mais le sens général de la phrase, le voisinage d’une autre proposition qui concerne les Dieux attestent que τύχη, là encore est — comme le déclare d’ailleurs, à propos d’autres textes, Simplicius, cité par Zeller (III3, p. 158, note 2) — quelque chose de θεῖον καὶ δαιμόνιον, bref, l’équivalent d’εἰμαρμένη. — Enfin, il faut, si l’on accepte le texte traditionnel, qui est contestable, interpréter de la même façon le même mot au début de la dernière pensée de ce deuxième livre.

    Ici, la traduction de τύχη par « hasard » est impossible, non seulement parce qu’elle introduirait dans la pensée la contradiction accusée par M. Couat, mais surtout parce que cette contradiction serait inutile : soumettre le hasard aux lois de la nature et à la Providence, c’est le nier aussitôt nommé. En quelque partie que ce soit des Pensées, l’hypothèse du hasard est condamnée par tous les textes où Marc-Aurèle, en nous posant sous quatre ou cinq formes diverses le même dilemme, nous oblige à prendre parti contre elle : ou les atomes — ou la nature (X, 6 ; XI, 18) ; ou les atomes — ou les Dieux (VIII, 17) ; ou les atomes — ou la Providence (IV, 3) ; ou le hasard — ou la Providence (XII, 14 et 24). La pensée 28 du livre IX oppose la commune doctrine des atomes et du hasard au Stoïcisme, doctrine de la nature universelle et des dieux. Il est remarquable que, dans toutes ces antithèses, le « hasard » est exprimé par un autre mot que τύχη (soit φυρμὸς εἰκαῖος, soit ἐπιτυχία, soit l’adverbe εἰκῆ).]

  42. αὖθις οὐκ ἔξεσται donné par A et D peut s’expliquer. — ἥξεται, donné par Gataker, est préférable.

    Exhortation à la sagesse, nécessité de connaître la raison des choses, brièveté de la vie.