Utilisateur:Jhardy/Brouillon


CHAPITRE IV

L’ÉVOLUTION ET LE RÔLE DE L’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN FRANCE[1]

1. Mon rôle, Messieurs, n’est pas de vous enseigner la technique de votre métier : elle ne peut s’apprendre que par l’usage et c’est par l’usage que vous l’apprendrez l’an prochain[2]. Mais une technique, quelle qu’elle soit, dégénère vite en un vulgaire empirisme, si celui qui s’en sert n’a jamais été mis à même de réfléchir au but qu’elle poursuit et moyens qu’elle emploie. Tourner votre réflexion vers les choses de l’enseignement et vous apprendre à l’y appliquer avec méthode, voilà précisément quelle sera ma tâche. Un enseignement pédagogique doit, en effet, se proposer, non de communiquer au futur praticien un certain nombre de procédés et de recettes, mais de lui donner une pleine conscience de sa fonction.

Mais, précisément parce que cet enseignement a nécessairement un caractère théorique, certains doutent qu’il puisse être utile. Ce n’est pas qu’on aille jusqu’à soutenir que la routine puisse se suffire et que la tradition n’ait pas besoin d’être guidée par une réflexion informée et avertie. En un temps où, dans toutes les sphères de l’activité humaine, on voit la science, la théorie, la spéculation, c’est-à-dire en somme la réflexion, pénétrer de plus en plus la pratique et l’éclairer, il serait par trop étrange que, seule, l’activité de l’éducateur fît exception. Sans doute, il est permis de critiquer sévèrement l’emploi que trop de pédagogues ont fait de leur raison ; on peut légitimement trouver que leurs systèmes, si artificiels, si abstraits, si pauvres au regard de la réalité, sont sans grande utilité pratique. Pourtant, ce n’est pas un motif suffisant pour proscrire à tout jamais la réflexion pédagogique et la déclarer sans raison d’être ; et on reconnaît en effet volontiers que la conclusion serait excessive. Seulement on estime que, par une véritable grâce d’état, le professeur de lycée n’a pas besoin d’être spécialement entraîné et exercé à cette forme particulière de réflexion. Passe encore, dit-on, pour les maîtres de nos écoles primaires ! En raison de la culture plus limitée qu’ils ont reçue, il peut être nécessaire de les provoquer à méditer sur leur profession, de leur expliquer les raisons des méthodes qu’ils emploient, afin qu’ils puissent s’en servir avec discernement. Mais avec un maître de l’enseignement secondaire dont l’esprit a été, au lycée d’abord, puis à l’Université, aiguisé de toutes les manières, rompu à toutes les hautes disciplines, toutes ces précautions ne sont que du temps perdu. Qu’on le mette en face de ses élèves, et aussitôt la puissance de réflexion qu’il a acquise au cours de ses études s’appliquera naturellement à sa classe, alors même qu’elle n’aurait été soumise à aucune éducation préalable.

Il y a pourtant un fait qui ne paraît guère témoigner en faveur de cette aptitude native que l’on prête au professeur de lycée pour la réflexion professionnelle. Dans toutes les formes de la conduite humaine où la réflexion s’introduit, on voit, au fur et à mesure qu’elle s’y développe, la tradition devenir plus malléable et plus accessible aux nouveautés. La réflexion, en effet, est l’antagoniste naturelle, l’ennemie née de la routine. Elle seule peut empêcher les habitudes de se prendre sous une forme immuable, rigide, qui les soustraie au changement ; elle seule peut les tenir en haleine, les entretenir dans l’état de souplesse et de flexibilité nécessaires pour qu’elles puissent varier, évoluer, s’adapter à la diversité et à la mobilité des circonstances et des milieux. Inversement, moindre est la part de la réflexion, plus grande est celle de l’immobilisme. Or il se trouve que l’enseignement secondaire se fait remarquer, non par un appétit immodéré de nouveautés, mais par un véritable misonéisme. Nous verrons, en effet, comment en France, alors que tout a changé, alors que le régime politique, économique, moral, s’est transformé, il y a eu cependant quelque chose qui est resté relativement immuable : ce sont les conceptions pédagogiques qui sont à la base de ce qu’on est convenu d’appeler l’enseignement classique. Sauf quelques additions qui ne touchaient pas au fond des choses, les hommes de ma génération ont encore été élevés d’après un idéal qui ne différait pas sensiblement de celui dont s’inspiraient les collèges de Jésuites au temps du grand Roi. Il n’y a vraiment rien là qui permette de penser que l’esprit de critique et d’examen ait joué dans notre vie scolaire un rôle bien considérable.

C’est qu’en effet il n’est pas vrai qu’on soit apte à réfléchir sur un ordre déterminé de faits, par cela seul qu’on a l’occasion d’exercer sa réflexion dans un cercle de choses différentes. Nombreux sont les grands savants, qui ont illustré leur science, et qui pourtant, pour tout ce qui est en dehors de leur spécialité, sont comme des enfants. Ces hardis novateurs se comportent, par ailleurs, comme de simples routiniers qui ne pensent ni n’agissent autrement que le vulgaire ignorant. La raison en est que les préjugés qui entravent l’essor de la réflexion diffèrent selon l’ordre de choses auquel ils se rapportent ; il peut donc se faire que les uns aient cédé, alors que les autres gardent toute leur force de résistance, qu’un même esprit se soit libéré sur un point, alors que sur l’autre il reste en servitude. J’ai connu un très grand historien, dont je garde fidèlement et respectueusement le souvenir, et qui, en matière d’enseignement, en était resté, ou peu s’en faut, à l’idéal de Rollin. D’ailleurs, chaque catégorie de faits demande à être réfléchie à sa façon, d’après les méthodes qui lui sont propres ; et ces méthodes ne s’improvisent pas, mais doivent s’apprendre. Il ne suffit donc pas d’avoir réfléchi aux finesses des langues mortes, ou aux lois des mathématiques, ou aux événements de l’histoire soit ancienne, soit moderne, pour être ipso facto en état de réfléchir méthodiquement aux choses de l’enseignement. Mais cette forme déterminée de réflexion constitue une spécialité qui réclame une initiation préalable ; la suite de ce cours en sera la preuve.


2. Non seulement rien ne justifie le privilège que l’on entend conférer ainsi aux maîtres de l’enseignement secondaire ; non seulement on ne voit pas pourquoi il serait inutile d’éveiller chez eux la réflexion pédagogique par une culture appropriée, mais, sous certains rapports, elle leur est plus indispensable qu’à d’autres.

En premier lieu, l’enseignement secondaire est un organisme autrement complexe que ne l’est l’enseignement primaire. Or, plus un être est complexe et vit une vie complexe, plus il a besoin de réflexion pour pouvoir se conduire. Dans une école élémentaire, chaque classe, au moins en principe, est entre les mains d’un seul et unique maître ; par suite, l’enseignement qu’il donne se trouve avoir une unité toute naturelle et très simple ; c’est l’unité même de la personne qui enseigne. Comme elle a sous les yeux la totalité de l’enseignement, il lui est relativement facile de faire à chaque discipline sa part, de les ajuster les unes aux autres et de les faire toutes concourir à une même fin. Mais il en est tout autrement au lycée, où les divers enseignements, reçus simultanément par un même élève, sont généralement donnés par des maîtres différents. Ici, il existe une véritable division du travail pédagogique et qui croît tous les jours davantage, modifiant la vieille physionomie de nos lycées et soulevant une grave question dont nous aurons à nous occuper un jour. Par quel miracle l’unité pourrait-elle résulter de cette diversité ? Comment ces enseignements pourraient-ils s’accorder les uns avec les autres, se compléter de manière à former un tout, si ceux qui les donnent n’ont pas le sentiment de ce tout et de la manière dont chacun y doit concourir. Bien que nous ne soyons pas actuellement en état de définir le but de l’enseignement secondaire — question qui ne pourra venir utilement qu’a la fin du cours — cependant nous pouvons bien dire qu’au lycée il ne s’agit de faire ni un mathématicien, ni un littérateur, ni un naturaliste, ni un historien, mais de former un esprit au moyen des lettres, de l’histoire, des mathématiques, etc. Mais comment chaque maître pourra-t-il s’acquitter de sa fonction, de la part qui lui revient dans l’œuvre totale, s’il ne sait pas quelle est cette œuvre, comment ses divers collaborateurs y concourent avec lui, de manière que ses efforts rejoignent les leurs ?

Très souvent, il est vrai, on raisonne comme si tout cela allait de soi, comme si cette fin commune n’avait rien d’obscur, comme si tout le monde savait ce que c’est que former un esprit. Mais, en réalité, cette vague formule est vide de tout contenu positif ; et c’est pourquoi je pouvais l’employer tout à l’heure sans rien préjuger des résultats que donneront nos recherches ultérieures. Tout ce qu’elle énonce, c’est qu’il ne faut pas spécialiser les esprits ; mais elle ne nous apprend pas pour autant sur quel modèle il faut les former. La manière dont on formait un esprit au XVIIe siècle ne saurait convenir aujourd’hui ; on forme aussi un esprit à l’école primaire, mais autrement qu’au lycée. Tant donc que les maîtres n’auront pour centre de ralliement que des adages aussi imprécis, il est inévitable que leurs efforts se dispersent et se paralysent par suite de cette dispersion.

Et c’est trop souvent ce spectacle que nous donne l’enseignement de nos lycées. Chacun y professe sa spécialité comme si elle était une fin en soi, alors qu’elle n’est qu’un moyen en vue d’une fin à laquelle elle devrait être, à tout moment, rapportée. Au temps où j’enseignais dans les lycées, un ministre, pour lutter contre ce morcellement anarchique, institua des assemblées mensuelles où tous les professeurs d’un même établissement devaient venir s’entretenir des questions qui leur sont communes. Hélas ! ces assemblées ne furent jamais que de vaines formalités. Nous nous y rendions avec déférence, mais nous pûmes constater bien vite que nous n’avions rien à nous dire, parce que tout objectif commun nous faisait défaut. Comment en serait-il autrement tant que, à l’Université, chaque groupe d’étudiants reçoit son enseignement préféré dans une sorte de compartiment étanche ? Le seul moyen de prévenir cet état de division, c’est d’amener tous ces collaborateurs de demain à se réunir et à penser en commun à leur tâche commune. Il faut qu’à un moment donné de leur préparation, ils soient mis à même d’embrasser du regard, dans toute son étendue, le système scolaire à la vie duquel ils seront appelés à participer ; il faut qu’ils voient ce qui en fait l’unité, c’est-à-dire quel idéal il a pour fonction de réaliser, et comment toutes les parties qui le composent doivent concourir à ce but final. Or, cette initiation ne peut se faire qu’au moyen d’un enseignement, dont je déterminerai tout à l’heure le plan et la méthode.


3. Mais il y a plus. L’enseignement secondaire se trouve aujourd’hui dans des conditions très spéciales qui rendent cette culture exceptionnellement urgente. Depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, il traverse une crise très grave qui n’est pas encore parvenue à son dénouement. Tout le monde se rend compte qu’il ne peut pas rester ce qu’il a été dans le passé : mais on ne voit pas avec la même clarté ce qu’il est appelé à devenir. De là ces réformes qui, depuis près d’un siècle, se succèdent périodiquement, attestant, à la fois, la difficulté et l’urgence du problème. Certes, on ne pourrait, sans injustice, méconnaître l’importance des résultats obtenus : l’ancien système s’est ouvert à des idées nouvelles ; un système nouveau est en train de se constituer qui paraît plein de jeunesse et d’ardeur. Mais est-il excessif de dire qu’il se cherche encore, qu’il n’a de lui-même qu’une conscience encore incertaine, et que le premier s’est tempéré par d’heureuses concessions beaucoup plus qu’il ne s’est renouvelé ? Un fait rend particulièrement sensible le désarroi où sont, sur ce point, nos idées. À toutes les périodes antérieures de notre histoire, on pouvait définir d’un mot l’idéal que les éducateurs se proposaient de réaliser chez les enfants. Au Moyen Âge, le maître de la Faculté des Arts voulait avant tout faire de ses élèves des dialecticiens. Après la Renaissance, les Jésuites et les régents de nos collèges universitaires se donnèrent comme but de faire des humanistes. Aujourd’hui, toute expression manque pour caractériser l’objectif que doit poursuivre l’enseignement de nos lycées ; c’est que cet objectif, nous ne voyons que bien confusément quel il doit être.

Et qu’on ne croie pas résoudre la difficulté, en disant que notre devoir est tout simplement de faire de nos élèves des hommes ! La solution est toute verbale ; car il s’agit précisément de savoir quelle idée nous devons nous faire de l’homme, nous, Européens, ou, plus spécialement encore, nous, Français du XXe siècle. Chaque peuple a, à chaque moment de son histoire, sa conception propre de l’homme ; le Moyen Âge a eu la sienne, la Renaissance a eu la sienne, et la question est de savoir quelle doit être la nôtre. Cette question, d’ailleurs, n’est pas spéciale à notre pays. Il n’est pas de grand État européen où elle ne se pose et dans des termes presque identiques. Partout, pédagogues et hommes d’État ont conscience que les changements survenus dans l’organisation matérielle et morale des sociétés contemporaines nécessitent des transformations parallèles et non moins profondes dans cette partie spéciale de notre organisme scolaire. — Pourquoi est-ce surtout dans l’enseignement secondaire que la crise sévit avec cette intensité ? C’est une question que nous aurons à examiner un jour ; pour l’instant, je me borne à constater le fait, qui n’est pas contestable.

Or, pour sortir de cette ère de trouble et d’incertitude, on ne saurait compter sur la seule efficacité des arrêtés et des règlements. Quelle qu’en soit l’autorité, règlements et arrêtés ne sont jamais que des mots qui ne peuvent devenir des réalités qu’avec le concours de ceux qui sont chargés de les appliquer. Si donc vous, qui aurez pour fonction de les faire vivre, vous ne les acceptez qu’à contrecœur, si vous les subissez sans y adhérer, ils resteront lettre morte et sans résultats utiles ; et, suivant la manière dont vous les entendrez ils pourront produire des effets tout à fait différents ou même opposés. Ce ne sont guère que des projets dont le sort finalement dépendra toujours de vous et de votre état d’opinion. Combien il importe, par conséquent, de vous mettre en mesure de vous faire une opinion éclairée ! Tant que l’indécision sera dans les esprits, il n’est pas de décision administrative qui puisse y mettre un terme. On ne décrète pas l’idéal, il faut qu’il soit compris, aimé, voulu par tous ceux qui ont le devoir de le réaliser. Il faut, en un mot, que le grand travail de réfection et de réorganisation qui s’impose soit l’œuvre du corps même qui est appelé à se refaire et à se réorganiser. Il faut donc lui fournir tous les moyens nécessaires pour qu’il puisse prendre conscience de lui-même, de ce qu’il est, des causes qui le sollicitent à changer, de ce qu’il doit vouloir devenir. On entend sans peine que, pour obtenir un tel résultat, il ne suffit pas de dresser les futurs maîtres à la pratique de leur métier ; il faut, avant tout, provoquer de leur part un énergique effort de réflexion, qu’ils devront poursuivre dans toute la suite de leur carrière, mais qui doit commencer ici, à l’Université ; car, ici seulement, ils trouveront les éléments d’information sans lesquels leurs réflexions sur la matière ne seraient que des constructions idéologiques et des rêveries sans efficacité.

Et c’est à cette condition qu’il sera possible de réveiller, sans aucun procédé artificiel, la vie un peu languissante de notre enseignement secondaire. Car, il est impossible de se le dissimuler, par suite du désarroi intellectuel où il se trouve, incertain entre un passé qui meurt et un avenir encore indéterminé, l’enseignement secondaire ne manifeste plus la même vitalité ni la même ardeur à vivre qu’autrefois. La remarque en peut être faite librement, car elle n’implique aucune critique qui s’adresse aux personnes ; le fait qu’elle constate est le produit de causes impersonnelles. D’une part, l’ancien enthousiasme pour les lettres classiques, la foi qu’elles inspiraient sont irrémédiablement ébranlés. Certes, il ne saurait être question d’oublier le glorieux passé de l’humanisme, les services qu’il a rendus et continue même à rendre ; cependant, il est difficile de se soustraire à l’impression qu’il se survit en partie à lui-même. Mais, d’un autre côté, aucune foi nouvelle n’est encore venue remplacer celle qui disparaît. Il en résulte que le maître se demande souvent avec inquiétude à quoi il sert et où tendent ses efforts ; il ne voit pas clairement comment ses fonctions se relient aux fonctions vitales de la société. De là une certaine tendance au scepticisme, une sorte de désenchantement, un véritable malaise moral, en un mot, qui ne peut pas se développer sans danger. Un corps enseignant sans foi pédagogique, c’est un corps sans âme. Votre premier devoir et votre premier intérêt sont donc de refaire une âme au corps dans lequel vous devez entrer ; et vous seuls le pouvez. Assurément, pour vous mettre en état de remplir cette tâche, ce ne sera pas assez d’un cours de quelques mois. Ce sera à vous d’y travailler toute votre vie. Mais encore faut-il commencer par éveiller chez vous la volonté de l’entreprendre et par vous mettre entre les mains les moyens les plus nécessaires pour vous en acquitter. Tel est l’objet de l’enseignement que j’inaugure aujourd’hui.


4. Vous connaissez maintenant le but que je voudrais poursuivre de concert avec vous. Je voudrais poser devant vous le problème de l’enseignement secondaire dans sa totalité et cela pour deux raisons : d’abord, pour que vous puissiez vous faire une opinion sur ce que cette culture doit devenir ; puis, pour que, de cette recherche faite en commun, se dégage un sentiment commun qui facilite votre coopération de demain. Et maintenant, le but ainsi posé, cherchons par quelle méthode il peut être atteint.

Un système scolaire, quel qu’il soit, est formé de deux sortes d’éléments. Il y a, d’une part, tout un ensemble d’arrangements définis et stables, de méthodes établies, en un mot d’institutions ; car il y a des institutions pédagogiques comme il y a des institutions juridiques, religieuses ou politiques. Mais, en même temps, à l’intérieur de la machine ainsi constituée, il y a des idées qui la travaillent et qui la sollicitent à changer. Sauf peut-être à de rares moments d’apogée et de stationnement, il y a toujours, même dans le système le plus arrêté et le mieux défini, un mouvement vers autre chose que ce qui existe, une tendance vers un idéal plus ou moins clairement entrevu. Vu du dehors, l’enseignement secondaire se présente à nous comme un ensemble d’établissements dont l’organisation matérielle et morale est déterminée ; mais, d’un autre côté, cette même organisation abrite en elle des aspirations qui se cherchent. Sous cette vie fixée, consolidée, il y a une vie en mouvement qui, pour être plus cachée, n’est point négligeable. Sous le passé qui dure, il y a toujours du nouveau qui se fait et qui tend à être. Vis-à-vis de ces deux aspects de la réalité scolaire, quelle sera notre attitude ?

Du premier, les pédagogues se désintéressent d’ordinaire. Peu leur importent ces arrangements divers que le passé nous a légués : le problème, tel qu’ils se le posent, les dispense d’y attacher aucune importance. Esprits éminemment révolutionnaires, au moins pour la plupart, la réalité présente est sans intérêt à leurs yeux ; ils ne la supportent qu’avec impatience et rêvent de s’en affranchir, pour édifier de toutes pièces un système scolaire entièrement nouveau où se réalise adéquatement l’idéal auquel ils aspirent. Dès lors, que peuvent leur faire les pratiques, les méthodes, les institutions qui existaient avant eux ? C’est vers l’avenir qu’ils ont les yeux fixés, et ils croient pouvoir l’évoquer du néant.

Mais nous savons aujourd’hui tout ce qu’il y a de chimérique et même de dangereux dans ces ardeurs d’iconoclastes. Il n’est ni possible ni désirable que l’organisation présente s’effondre en un instant ; vous aurez à y vivre et à la faire vivre. Mais, pour cela, il faut la connaître. — Et il faut la connaître aussi pour pouvoir la changer. Car les créations ex nihilo sont tout aussi impossibles dans l’ordre social que dans l’ordre physique. L’avenir ne s’improvise pas ; on ne peut le construire qu’avec les matériaux que nous tenons du passé. Nos innovations les plus fécondes consistent bien souvent à couler des idées nouvelles dans des moules antiques, qu’il suffit de modifier partiellement pour les mettre en harmonie avec leur nouveau contenu. De même, le meilleur moyen de réaliser un nouvel idéal pédagogique est d’utiliser l’organisation établie, sauf à la retoucher secondairement, si c’est utile, pour la plier aux fins nouvelles auxquelles elle doit servir. Que de réformes sont faciles, sans qu’il soit nécessaire de bouleverser les programmes et les cours d’études ! Il suffit de savoir mettre à profit ceux qui sont en vigueur, en les animant d’un esprit nouveau. Mais, pour pouvoir se servir ainsi des institutions pédagogiques qui existent, encore faut-il ne pas ignorer en quoi elles consistent. On n’agit efficacement sur les choses que dans la mesure où l’on connaît leur nature. On ne peut bien diriger l’évolution d’un système scolaire que si l’on commence par savoir ce qu’il est, de quoi il est fait, quelles sont les conceptions qui sont à sa base, les besoins auxquels il répond, les causes qui l’ont suscité. Et ainsi toute une étude, scientifique et objective, mais dont les conséquences pratiques ne sont pas difficiles à apercevoir, apparaît comme indispensable.

Il est vrai que, d’ordinaire, cette étude ne semble pas devoir être très complexe. Comme une longue pratique nous a familiarisés avec les choses de la vie scolaire, elles nous paraissent toutes simples et de nature à ne soulever aucune question qui réclame, pour être résolue, un grand appareil de recherches. Depuis de longues années, nous avons connu, sous le nom de secondaire, un enseignement intermédiaire entre l’école primaire et l’Université ; nous avons toujours vu, autour de nous, des collèges et, dans les collèges, des classes, et, par suite, nous sommes portés à croire que tous ces arrangements vont de soi et qu’il n’est pas besoin de les étudier longuement pour savoir d’où ils viennent et à quelles nécessités ils répondent. Mais dès qu’au lieu de regarder les choses dans le présent, on les considère dans l’histoire, l’illusion se dissipe. Cette hiérarchie scolaire à trois degrés n’a pas existé de tout temps, même chez nous ; elle date d’hier ; jusqu’à des temps tout récents, l’enseignement secondaire était indistinct de l’enseignement supérieur ; aujourd’hui, la solution de continuité qui le séparait de l’enseignement primaire tend à s’effacer. Les collèges, avec leur système de classes, ne remontent pas au-delà du XVIe siècle et nous verrons qu’à l’époque révolutionnaire il y eut un moment où ce système disparut. Tant s’en faut qu’elles correspondent à une sorte de nécessité éternelle ! C’est donc que ces institutions tiennent, non à des besoins universels de l’homme parvenu à un certain degré de civilisation, mais à des causes définies, à des états sociaux très particuliers que, seule, l’analyse historique peut nous déceler. Or, c’est seulement dans la mesure où nous serons parvenus à les déterminer, que nous saurons vraiment ce qu’est cet enseignement. Car savoir ce qu’il est, ce n’est pas simplement en connaître la forme extérieure et superficielle ; c’est savoir quelle en est la signification, quelle place il tient, quel rôle il joue dans l’ensemble de la vie nationale.

Gardons-nous donc de croire qu’il suffit d’un peu de sens et de culture pour résoudre au pied levé des questions comme celle-ci : Qu’est-ce que l’enseignement secondaire, qu’est-ce qu’un collège, qu’est-ce qu’une classe ? Nous pouvons bien, par une analyse mentale, dégager assez facilement la notion que nous nous faisons personnellement de l’une ou de l’autre de ces réalités. Mais de quel intérêt peut être cette conception toute subjective ? Ce qu’il nous faut arriver à démêler, c’est la nature objective de l’enseignement secondaire, les courants d’idées d’où il est résulté, les besoins sociaux qui l’ont appelé à l’existence. Or, pour les connaître, il ne suffit pas de regarder en nous-mêmes ; puisque c’est dans le passé qu’ils ont produit leurs effets, c’est dans le passé qu’il nous faut les voir agir. Bien loin que nous soyons fondés à poser comme évidente la notion que nous en portons en nous, il faut, au contraire, la tenir pour suspecte ; car, produit de notre expérience restreinte d’individu, fonction de notre tempérament personnel, elle ne peut être que tronquée et trompeuse. Il faut en faire table rase, nous obliger à un doute méthodique, et traiter ce monde scolaire, qu’il s’agit d’explorer, comme une terre inconnue où il y a de véritables découvertes à faire. — La même méthode s’impose pour tous les problèmes, même les plus spéciaux, que peut soulever l’organisation de l’enseignement. D’où vient notre système d’émulation (car il est vraiment trop simple d’en imputer toute la responsabilité aux jésuites) ? D’où vient notre système de discipline (car nous savons qu’il a varié selon les temps) ? D’où viennent nos principaux exercices scolaires ? Autant de questions à côté desquelles on passe sans même les soupçonner, tant qu’on se renferme dans le présent, et dont la complexité n’apparaît que quand on les étudie dans l’histoire. Nous verrons, par exemple, comment la place prise et gardée dans nos classes par l’exégèse des textes, soit anciens, soit modernes, tient à un des traits essentiels de notre mentalité et de notre civilisation ; et c’est en étudiant l’enseignement médiéval que nous serons amenés à faire cette constatation.


5. Mais il ne suffit pas de connaître et de comprendre notre machine scolaire, telle qu’elle est présentement organisée. Puisqu’elle est appelée à évoluer sans cesse, il faut pouvoir apprécier les tendances au changement qui la travaillent ; il faut pouvoir décider, en connaissance de cause, ce qu’elle doit être dans l’avenir. Pour résoudre cette seconde partie du problème, la méthode historique et comparative est-elle également indispensable ?

Elle peut, au premier abord, paraître superflue. Toute réforme pédagogique n’a-t-elle pas finalement pour objet de faire en sorte que les élèves soient davantage des hommes de leur temps ? Or, pour savoir ce que doit être un homme de notre temps, que peut nous apprendre, dit-on, l’étude du passé ? Ce n’est ni au Moyen Âge, ni à la Renaissance, ni au XVIIe ni au XVIIIe siècle que nous emprunterons le modèle humain que l’enseignement d’aujourd’hui doit avoir pour but de réaliser. Ce sont les hommes d’aujourd’hui qu’il faut considérer ; c’est de nous-mêmes qu’il faut prendre conscience ; et, en nous, c’est surtout l’homme de demain qu’il faut tâcher d’apercevoir et de dégager.

Mais, tout d’abord, il s’en faut qu’il soit si facile de savoir quelles sont les exigences de l’heure présente. Les besoins qu’éprouve une grande société comme la nôtre sont infiniment multiples et complexes, et un regard, même attentif, jeté en nous et autour de nous, ne saurait suffire à nous les faire découvrir dans leur intégralité. Du petit milieu où chacun de nous est placé, nous ne pouvons apercevoir que ceux qui nous touchent de très près, ceux que notre tempérament et notre éducation nous préparent le mieux à comprendre. Quant aux autres, ne les voyant que de loin et confusément, nous n’en avons que des sensations faibles et nous sommes portés, par suite, à n’en tenir aucun compte. Sommes-nous hommes d’action, vivons-nous dans un milieu d’affaires ? Nous sommes enclins à faire de nos enfants des hommes pratiques. Sommes-nous épris de spéculation ? Nous vanterons les bienfaits de la culture scientifique, etc. Quand donc on pratique cette méthode, on aboutit fatalement à des conceptions unilatérales et exclusives qui se nient mutuellement. Si nous voulons échapper à cet exclusivisme, si nous voulons nous faire de notre temps une notion un peu plus complète, il nous faut sortir de nous-mêmes, il faut élargir notre point de vue et entreprendre tout un ensemble de recherches en vue de saisir ces aspirations si diverses que ressent la société. Heureusement, elles viennent, pour peu qu’elles soient intenses, se traduire au-dehors sous une forme qui les rend observables. Elles prennent corps dans ces projets de réformes, ces plans de reconstruction qu’elles inspirent. C’est là qu’il faut aller les atteindre. Voilà notamment à quoi peuvent nous servir les doctrines édifiées par les pédagogues. Elles sont instructives, non comme théories, mais comme faits historiques. Chaque école pédagogique correspond à l’un de ces courants d’opinion que nous avons tant intérêt à connaître, et nous le révèle. Toute une étude se trouve donc nécessaire qui aura pour objet de les comparer, de les classer et de les interpréter.

Mais ce n’est pas assez de connaître ces courants ; il faut pouvoir les apprécier ; il faut pouvoir décider s’il y a lieu de les suivre ou de leur résister, et, au cas où il convient de leur faire une place dans la réalité, sous quelle forme. Or, il est clair que nous ne serons pas en état d’estimer leur valeur par cela seul que nous les connaîtrons dans la lettre de leur expression la plus récente. On ne peut les juger que par rapport aux besoins réels, objectifs, qui les ont provoqués, et aux causes qui ont éveillé ces besoins. Suivant ce que seront ces causes, suivant que nous aurons ou non des raisons de les croire liées à l’évolution normale de notre société, nous devrons céder à leur impulsion ou leur faire obstacle. Ce sont donc ces causes qu’il nous faut atteindre. Mais comment y arriver, sinon en reconstituant l’histoire de ces courants, en remontant jusqu’à leurs origines, en cherchant de quelle manière et en fonction de quels facteurs, ils se sont développés ? Ainsi, pour pouvoir anticiper ce que le présent doit devenir, tout comme pour pouvoir le comprendre, il nous faut en sortir et nous retourner vers le passé. Vous verrez, par exemple, comment, pour nous rendre compte de la tendance qui nous porte aujourd’hui à constituer un type scolaire différent du type classique, nous devrons remonter, par-dessus les controverses récentes, jusqu’au XVIIIe et même jusqu’au XVIIe siècle. Et déjà le seul fait d’établir que ce mouvement d’idées dure depuis près de deux siècles, que, depuis le moment où il est apparu, il a pris toujours plus de force, en démontrera mieux la nécessité que ne pourraient le faire toutes les controverses dialectiques du monde.

D’ailleurs, pour pouvoir conjecturer l’avenir avec un minimum de risques, ce n’est pas assez de s’ouvrir aux tendances réformatrices et d’en prendre méthodiquement conscience. Car, en dépit des illusions que nourrissent trop souvent les réformateurs, il n’est pas possible que l’idéal de demain soit original de toutes pièces ; mais il y entrera certainement beaucoup de notre idéal d’hier, qu’il importe, par conséquent de connaître. Notre mentalité ne va pas changer totalement du jour au lendemain ; il faut donc savoir ce qu’elle a été dans l’histoire, et, parmi les causes qui ont contribué à la faire, quelles sont celles qui continuent à agir. Il est d’autant plus nécessaire de procéder avec cette prudence, qu’un idéal nouveau se présente toujours comme dans un état d’antagonisme naturel avec l’idéal ancien qu’il aspire à remplacer, bien qu’il n’en soit, en fait, que la suite et le développement. Et, au cours de cet antagonisme, il est toujours à craindre que l’idéal d’autrefois ne sombre complètement ; car les idées neuves, ayant la force et la vitalité de la jeunesse, écrasent aisément les conceptions anciennes. Nous verrons comment une destruction de ce genre s’est produite à la Renaissance, au moment où s’est constitué l’enseignement humaniste : de l’enseignement médiéval, il n’est presque rien resté, et il est fort possible que cette abolition totale ait laissé une grave lacune dans notre éducation nationale. Il importe que nous prenions toutes les précautions possibles pour ne pas retomber dans la même erreur, et que si, demain, nous devons clore l’ère de l’humanisme, nous sachions en garder ce qui en doit être retenu. — Ainsi, à quelque point de vue qu’on se place, nous ne pouvons connaître avec quelque assurance la route qui nous reste à parcourir, que si nous commençons par considérer attentivement celle qui s’étend derrière nous.


6. Vous vous expliquez maintenant ce que signifie le titre que j’ai donné à ce cours. Si je me propose d’étudier avec vous la manière dont s’est formé et développé notre enseignement secondaire, ce n’est pas pour me livrer à ces recherches de pure érudition ; c’est pour aboutir à des résultats pratiques. Assurément, la méthode que je suivrai sera exclusivement scientifique ; c’est celle qu’emploient les sciences historiques et sociales. Si j’ai pu parler tout à l’heure de foi pédagogique, ce n’est pas que j’aie l’intention d’en prêcher aucune ; je resterai ici un homme de science. Seulement, je crois que la science des choses humaines peut servir à guider utilement la conduite humaine. Pour se bien conduire, dit un vieil adage, il faut se bien connaître. Mais nous savons aujourd’hui que, pour se bien connaître, il ne suffit pas de tourner notre attention sur la partie superficielle de notre conscience ; car les sentiments, les idées qui viennent y affleurer ne sont pas, il s’en faut, celles qui ont le plus d’efficacité sur notre conduite. Ce qu’il faut atteindre, ce sont les habitudes, les tendances qui se sont constituées peu à peu au cours de notre vie passée, ou que nous a léguées l’hérédité ; ce sont là les vraies forces qui nous mènent. Or elles se dissimulent dans l’inconscient. Nous ne pouvons donc arriver à les découvrir qu’en reconstituant notre histoire personnelle et l’histoire de notre famille. De même, pour pouvoir remplir, comme il convient, notre fonction dans un système scolaire, quel qu’il soit, il faut le connaître, non du dehors, mais du dedans, c’est-à-dire par l’histoire. Car, seule, l’histoire peut pénétrer au-delà du revêtement superficiel qui le recouvre dans le présent ; seule, elle en peut faire l’analyse ; seule, elle peut nous montrer de quels éléments il est formé, de quelles conditions dépend chacun d’eux, de quelle manière ils se sont composés les uns avec les autres ; seule, en un mot, elle peut nous faire assister au long enchaînement de causes et d’effets dont il est la résultante.

Tel sera, Messieurs, l’enseignement que vous recevrez ici. Ce sera, au sens propre du mot, un enseignement pédagogique, mais qui, par la méthode employée, différera singulièrement de ce qu’on appelle ordinairement de ce nom, puisque les travaux des pédagogues seront pour nous, non des modèles à imiter, non des sources d’inspiration, mais des documents sur l’esprit du temps. J’espère donc que la pédagogie, ainsi renouvelée, réussira enfin à se relever du discrédit, injuste en partie, où elle est tombée ; j’espère que vous saurez vous affranchir d’un préjugé qui a trop duré, que vous comprendrez l’intérêt et la nouveauté de l’entreprise, et que vous me prêterez, par suite, le concours actif que je vous demande et sans lequel je ne saurais faire œuvre utile.

  1. Cette leçon d’ouverture avait été précédée d’une première séance où M. le Recteur Liard, M. Lavisse, M. Langlois, directeur du Musée pédagogique, avaient mis les étudiants au courant des mesures prises pour organiser leur préparation professionnelle. L’allocution de M. Langlois a paru dans la Revue Bleue, no du 25 novembre 1905.
  2. Pendant leur seconde année de préparation, les candidats à l’agrégation font un stage dans les lycées de Paris.