== Page A1 ==
<!-- Image -->
== Page A2 ==
<!-- Page de titre -->
== Page A3 ==
<!-- Monseigneur... 1 -->
== Page A4 ==
<!-- Monseigneur... 2 -->
== Page A5 ==
<!-- Monseigneur... 3 -->
== Page A6 ==
<!-- Monseigneur... 4 -->
== Page A7 ==
<!-- Explications vignettes -->

== Page I ==

AVANT-PROPOS  

On se plaint tous les jours de la multitude des régles : elles embarassent également & l'auteur qui veut composer, & l'amateur qui veut juger. Je n'ai garde de vouloir ici en augmenter le nombre. J'ai un dessein tout différent : c'est de rendre le fardeau plus léger, & la route simple. Les régles se sont multipliées par les observations faites sur les ouvrages ; elles doivent se simplifier, en ramenant ces mêmes observations à des principes communs. Imitons les vrais physiciens, qui amassent des expériences, 
== Page II ==
et fondent ensuite sur elles un systême, qui les réduit en principe. Nous sommes très-riches en observations : c'est un fonds qui s'est grossi de jour en jour depuis la naissance des arts jusqu'à nous. Mais ce fonds si riche, nous gêne plus qu'il ne nous sert. On lit, on étudie, on veut sçavoir : tout s'échappe ; parce qu'il y a un nombre infini de parties, qui, n'étant nullement liées entr'elles, ne font qu'une masse informe, au lieu de faire un corps régulier. Toutes les régles sont des branches qui tiennent à une même tige. Si on remontoit jusqu'à leur source, on y trouveroit un principe assez simple, pour être saisi sur 
== Page III ==
le champ, & assez étendu, pour absorber toutes ces petites régles de détail, qu'il suffit de connoître par le sentiment, & dont la théorie ne fait que gêner l'esprit, sans l'éclairer. Ce principe fixeroit tout d'un coup les vrais génies, et les affranchiroit de mille vains scrupules, pour ne les soumettre qu'à une seule loi souveraine, qui, une fois bien comprise, seroit la base, le précis & l'explication de toutes les autres. Je serois fort heureux, si ce dessein se trouvoit seulement ébauché dans ce petit ouvrage, que je n'ai entrepris d'abord que pour éclaircir mes propres idées. C'est la poësie qui l'a fait naître. J'avois étudié les poëtes comme 
== Page IV ==
on les étudie ordinairement, dans les éditions où ils sont accompagnés de remarques. Je me croyois assez instruit dans cette partie des belles lettres, pour passer bientôt à d'autres matières. Cependant avant que de changer d'objet ; je crûs devoir mettre en ordre les connoissances que j'avois acquises, & me rendre compte à moi-même. Et pour commencer par une idée claire & distincte, je me demandai, ce que c'est que la poësie, et en quoi elle différe de la prose ? Je croyois la réponse aisée : il est si facile de sentir cette différence : mais ce n'étoit point assez de sentir, je voulois une définition exacte. 
== Page V ==
Je reconnus bien alors que quand j'avois jugé des auteurs, c'étoit une sorte d'instinct qui m'avoit guidé, plutôt que la raison : je sentis les risques que j'avois courus, & les erreurs où je pouvois être tombé, faute d'avoir réuni la lumiere de l'esprit avec le sentiment. Je me faisois d'autant plus de reproches, que je m'imaginois que cette lumiere & ces principes devoient être dans tous les ouvrages où il est parlé de poëtique ; et que c'étoit par distraction, que je ne les avois pas mille fois remarqués. Je retourne sur mes pas : j'ouvre le livre de M Rollin : je trouve, à l'article de la poësie, un discours fort sensé sur son 
== Page VI ==
origine & sur sa destination, qui doit être toute au profit de la vertu. On y cite les beaux endroits d'Homere : on y donne la plus juste idée de la sublime poësie des livres saints : mais c'étoit une définition que je demandois. Recourons aux Daciers, aux le Bossus, aux D'Aubignacs : consultons de nouveau les remarques, les réflexions, les dissertations des célébres écrivains : mais partout on ne trouve que des idées semblables aux réponses des oracles : obscuris vera involvens . On parle de feu divin, d'enthousiasme, de transports, d'heureux délires, tous grands mots, qui étonnent l'oreille & ne disent rien à l'esprit. 
== Page VII ==
Après tant de recherches inutiles, et n'osant entrer seul dans une matière qui, vue de près, paroissoit si obscure ; je m'avisai d'ouvrir Aristote dont j'avois ouï vanter la poëtique. Je croyois qu'il avoit été consulté & copié par tous les maîtres de l'art : plusieurs ne l'avoient pas même lû, et presque personne n'en avoit rien tiré : à l'exception de quelques commentateurs, lesquels n'ayant fait de systême, qu'autant qu'il en falloit, pour éclaircir à peu près le texte, ne me donnerent que des commencemens d'idées ; & ces idées étoient si sombres, si enveloppées, si obscures, que je désespérai presque de trouver en aucun endroit, la réponse précise à la 
== Page VIII ==
question que je m'étois proposée, et qui m'avoit d'abord paru si facile à résoudre. Cependant le principe de l'imitation, que le philosophe grec établit pour les beaux arts, m'avoit frappé. J'en avois senti la justesse pour la peinture, qui est une poësie muette. J'en rapprochai les idées d'Horace, de Boileau, de quelques autres grands maîtres. J'y joignis plusieurs traits échappés à d'autres auteurs sur cette matière ; la maxime d'Horace se trouva vérifiée par l'examen : ut pictura poësis . Il se trouva que la poësie étoit en tout une imitation, de même que la peinture. J'allai plus loin : j'essayai d'appliquer le même principe à 
== Page IX ==
la musique & à l'art du geste, et je fus étonné de la justesse avec laquelle il leur convenoit. C'est ce qui a produit ce petit ouvrage, où on sent bien que la poësie doit tenir le principal rang ; tant à cause de sa dignité, que parce qu'elle en a été l'occasion. Il est divisé en trois parties. Dans la premiere, on examine quelle peut être la nature des arts, quelles en sont les parties et les différences essentielles ; et on montre par la qualité même de l'esprit humain, que l'imitation de la nature doit être leur objet commun ; & qu'ils ne différent entr'eux que par le moyen qu'ils employent, pour exécuter cette 
== Page X ==
imitation. Les moyens de la peinture, de la musique, de la danse sont les couleurs, les sons, les gestes ; celui de la poësie est le discours. De sorte qu'on voit d'un côté, la liaison intime & l'espèce de fraternité qui unit tous les arts, tous enfans de la nature, se proposant le même but, se réglant par les mêmes principes : de l'autre côté, leurs différences particulieres, ce qui les sépare & les distingue entr'eux. Après avoir établi la nature des arts par celle du génie de l'homme qui les a produits ; il 
== Page XI ==
étoit naturel de penser aux preuves qu'on pouvoit tirer du sentiment, d'autant plus, que c'est le goût qui est le juge-né de tous les beaux arts, & que la raison même n'établit ses régles, que par rapport à lui & pour lui plaire ; et s'il se trouvoit que le goût fût d'accord avec le génie, et qu'il concourût à prescrire les mêmes régles pour tous les arts en général & pour chacun d'eux en particulier ; c'étoit un nouveau dégré de certitude & d'évidence ajouté aux premieres preuves. C'est ce qui a fait la matière d'une seconde partie, où on prouve, que le bon goût dans les arts est absolument conforme aux idées établies dans la premiere 
== Page XII ==
partie ; & que les régles du goût ne sont que des conséquences du principe de l'imitation : car si les arts sont essentiellement imitateurs de la belle nature ; il s'ensuit que le goût de la belle nature doit être essentiellement le bon goût dans les arts. Cette conséquence se développe dans plusieurs articles, où on tâche d'exposer ce que c'est que le goût, de quoi il dépend, comment il se perd, etc. & tous ces articles se tournent toujours en preuve du principe général de l'imitation, qui embrasse tout. Ces deux parties contiennent les preuves de raisonnement. Nous en avons ajouté une troisiéme, qui renferme celles qui se 
== Page XIII ==
tirent de l'exemple & de la conduite même des artistes : c'est la théorie vérifiée par la pratique. Le principe général est appliqué aux espèces particulieres, & la plûpart des régles connues sont rappellées à l'imitation, & forment une sorte de chaîne, par laquelle l'esprit saisit à la fois les conséquences & le principe, comme un tout parfaitement lié, et dont toutes les parties se soutiennent mutuellement. C'est ainsi qu'en cherchant une seule définition de la poësie, cet ouvrage s'est formé presque sans dessein, & par une progression d'idées, dont la premiere a été le germe de toutes les autres. 
== Page S1 ==
(Sommaire 1)
== Page S2 ==
(Sommaire 2)
== Page S3 ==
(Sommaire 3)
== Page S4 ==
(Sommaire 4)
== Page S5 ==
(Sommaire 5)
== Page 1 ==
PARTIE 1  où l'on établit la nature des arts par celle du génie qui les produit. il régne peu d'ordre dans la maniere de traiter les beaux arts. Jugeons-en par la poësie. On 
== Page 2 ==
croit en donner des idées justes en disant qu'elle embrasse tous les arts : c'est, dit-on, un composé de peinture, de musique & d'éloquence. Comme l'éloquence, elle parle : elle prouve : elle raconte. Comme la musique, elle a une marche réglée, des tons, des cadences dont le mêlange forme une sorte de concert. Comme la peinture, elle dessine les objets : elle y répand les couleurs : elle y fond toutes les nuances de la nature : en un mot, elle fait usage des couleurs & du pinceau : elle emploie la mélodie & les accords : elle montre la vérité, et sait la faire aimer. La poësie embrasse toutes sortes de matières : elle se charge de ce qu'il y a de plus brillant dans l'histoire : elle entre dans les champs de la philosophie : elle s'élance dans les cieux, pour y admirer la marche des astres : elle s'enfonce dans les 
== Page 3 ==
abymes, pour y éxaminer les secrets de la nature : elle pénetre jusque chez les morts, pour y voir les récompenses des justes & les supplices des impies : elle comprend tout l'univers. Si ce monde ne lui suffit pas, elle crée des mondes nouveaux, qu'elle embellit de demeures enchantées, qu'elle peuple de mille habitans divers. Là, elle compose les êtres à son gré : elle n'enfante rien que de parfait : elle enchérit sur toutes les productions de la nature : c'est une espece de magie : elle fait illusion aux yeux, à l'imagination, à l'esprit même, & vient à bout de procurer aux hommes, des plaisirs réels, par des inventions chimériques. C'est ainsi que la plupart des auteurs ont parlé de la poësie. Ils ont parlé à peu près de même des autres arts. Pleins du mérite de ceux auxquels ils s'étoient livrés, ils nous en ont donné des descriptions 
== Page 4 ==
pompeuses, pour une seule définition précise qu'on leur demandoit ; ou s'ils ont entrepris de nous les définir, comme la nature en est d'elle-même très-compliquée, ils ont pris quelquefois l'accessoire pour l'essentiel, & l'essentiel pour l'accessoire. Quelquefois même entraînés par un certain intérêt d'auteur, ils ont profité de l'obscurité de la matière, & nous ont donné des idées, formées sur le modéle de leurs propres ouvrages. Nous ne nous arrêterons point ici à réfuter les différentes opinions, qu'il y a sur l'essence des arts, et sur-tout de la poësie : nous commencerons par établir notre principe, et s'il est une fois bien prouvé, les preuves qui l'auront établi, deviendront la réfutation des autres sentimens. 
== Page 5 ==
PARTIE 1 CHAPITRE 1  division & origine des arts. il n'est pas nécessaire de commencer ici par l'éloge des arts en général. Leurs bienfaits s'annoncent assez d'eux-mêmes : tout l'univers en est rempli. Ce sont eux qui ont bâti les villes, qui ont rallié les hommes dispersés, qui les ont polis, adoucis, rendus capables de société. Destinés les uns à nous servir, les autres à nous charmer, quelques-uns à faire l'un & l'autre ensemble, ils sont devenus en quelque sorte pour nous un second ordre d'élémens, dont la nature avoit réservé la création à notre industrie. On peut les diviser en trois espéces par rapport aux fins qu'ils se proposent. 
== Page 6 ==
Les uns ont pour objet les besoins de l'homme, que la nature semble abandonner à lui-même dès qu'une fois il est né : exposé au froid, à la faim, à mille maux, elle a voulu que les remedes & les préservatifs qui lui sont nécessaires, fussent le prix de son industrie & de son travail. C'est de-là que sont sortis les arts mécaniques. Les autres ont pour objet le plaisir. Ceux-ci n'ont pu naître que dans le sein de la joie & des sentimens que produisent l'abondance & la tranquillité : on les appelle les beaux arts par excellence. Tels sont la musique, la poësie, la peinture, la sculpture, et l'art du geste ou la danse. La troisiéme espéce contient les arts qui ont pour objet l'utilité et l'agrément tout à la fois : tels sont l'éloquence & l'architecture : c'est le besoin qui les a fait éclore, & le goût qui les a perfectionnés : ils 
== Page 7 ==
tiennent une sorte de milieu entre les deux autres espéces : ils en partagent l'agrément & l'utilité. Les arts de la premiere espéce employent la nature telle qu'elle est, uniquement pour l'usage. Ceux de la troisiéme, l'employent en la polissant, pour l'usage & pour l'agrément. Les beaux arts ne l'employent point, ils ne font que l'imiter chacun à leur maniere ; ce qui a besoin d'être expliqué, & qui le sera dans le chapitre suivant. Ainsi la nature seule est l'objet de tous les arts. Elle contient tous nos besoins & tous nos plaisirs ; & les arts mécaniques et libéraux ne sont faits que pour les en tirer. Nous ne parlerons ici que des beaux arts, c'est-à-dire, de ceux dont le premier objet est de plaire ; et pour les mieux connoître remontons à la cause qui les a produits. Ce sont les hommes qui ont fait 
== Page 8 ==
les arts ; & c'est pour eux-mêmes qu'ils les ont faits. Ennuyés d'une jouissance trop uniforme des objets que leur offroit la nature toute simple, et se trouvant d'ailleurs dans une situation propre à recevoir le plaisir ; ils eurent recours à leur génie pour se procurer un nouvel ordre d'idées & de sentimens qui réveillât leur esprit & ranimât leur goût. Mais que pouvoit faire ce génie borné dans sa fécondité & dans ses vues, qu'il ne pouvoit porter plus loin que la nature ? & ayant d'un autre côté à travailler pour des hommes dont les facultés étoient resserrées dans les mêmes bornes ? Tous ses efforts dûrent nécessairement se réduire à faire un choix des plus belles parties de la nature pour en former un tout exquis, qui fût plus parfait que la nature elle-même, sans cependant cesser d'être naturel. Voilà le principe sur lequel a dû nécessairement 
== Page 9 ==
se dresser le plan fondamental des arts, & que les grands artistes ont suivi dans tous les siécles. D'où je conclus. Premierement, que le génie, qui est le pere des arts, doit imiter la nature. Secondement, qu'il ne doit point l'imiter telle qu'elle est. Troisiémement, que le goût pour qui les arts sont faits & qui en est le juge, doit être satisfait quand la nature est bien choisie & bien imitée par les arts. Ainsi, toutes nos preuves doivent tendre à établir l'imitation de la belle nature. 1 par la nature et la conduite du génie qui les produit. 2 par celle du goût qui en est l'arbitre. C'est la matière des deux premieres parties. Nous en ajouterons une troisiéme, où se fera l'application du principe aux différentes espéces d'arts, à la poësie, à la peinture, à la musique & à la danse. 
== Page 10 ==
PARTIE 1 CHAPITRE 2  le génie n'a pu produire les arts que par l'imitation : ce que c'est qu'imiter. l'esprit humain ne peut créer qu'improprement : toutes ses productions portent l'empreinte d'un modéle. Les monstres mêmes, qu'une imagination déréglée se figure dans ses délires, ne peuvent être composés que de parties prises dans la nature. & si le génie, par caprice, fait de ces parties un assemblage contraire aux loix naturelles, en dégradant la nature, il se dégrade lui-même, et se change en une espéce de folie. Les limites sont marquées, dès qu'on les passe on se perd. On fait un chaos plutôt qu'un monde, & on cause de l'horreur plutôt que du plaisir. 
== Page 11 ==
Le génie qui travaille pour plaire, ne doit donc, ni ne peut sortir des bornes de la nature même. Sa fonction consiste, non à imaginer ce qui ne peut être, mais à trouver ce qui est. Inventer dans les arts, n'est point donner l'être à un objet, c'est le reconnoître où il est, & comme il est. Et les hommes de génie qui creusent le plus, ne découvrent que ce qui existoit auparavant. Ils ne sont créateurs que pour avoir observé, & réciproquement, ils ne sont observateurs que pour être en état de créer. Les moindres objets les appellent. Ils s'y livrent : parce qu'ils en remportent toujours de nouvelles connoissances qui étendent le fonds de leur esprit, et en préparent la fécondité. Le génie est comme la terre qui ne produit rien qu'elle n'en ait reçu la semence. Cette comparaison bien loin d'appauvrir les artistes, ne sert qu'à leur faire connoître la source & l'étendue 
== Page 12 ==
de leurs véritables richesses, qui, par-là, sont immenses ; puisque toutes les connoissances que l'esprit peut acquérir dans la nature, devenant le germe de ses productions dans les arts, le génie n'a d'autres bornes, du côté de son objet, que celles de l'univers. Le génie doit donc avoir un appui pour s'élever & se soutenir, et cet appui est la nature. Il ne peut la créer, il ne doit point la détruire ; il ne peut donc que la suivre & l'imiter, et par conséquent tout ce qu'il produit ne peut être qu'imitation. Imiter, c'est copier un modéle. Ce terme contient deux idées. 1 le prototype qui porte les traits qu'on veut imiter. 2 la copie qui les réprésente. La nature, c'est-à-dire tout ce qui est, ou que nous concevons aisément comme possible, voilà le prototype ou le modèle des arts. Il faut, comme nous venons de le dire, que l'industrieux imitateur ait toujours 
== Page 13 ==
les yeux attachés sur elle, qu'il la contemple sans cesse : pourquoi ? C'est qu'elle renferme tous les plans des ouvrages réguliers, & les desseins de tous les ornemens qui peuvent nous plaire. Les arts ne créent point leurs régles : elles sont indépendantes de leur caprice, & invariablement tracées dans l'exemple de la nature. Quelle est donc la fonction des arts ? C'est de transporter les traits qui sont dans la nature, & de les présenter dans des objets à qui ils ne sont point naturels. C'est ainsi que le ciseau du statuaire montre un héros dans un bloc de marbre. Le peintre par ses couleurs, fait sortir de la toile tous les objets visibles. Le musicien par des sons artificiels fait gronder l'orage, tandis que tout est calme ; et le poëte enfin par son invention et par l'harmonie de ses vers, remplit notre esprit d'images feintes et notre coeur de sentimens factices, 
== Page 14 ==
souvent plus charmans que s'ils étoient vrais & naturels. D'où je conclus, que les arts, dans ce qui est proprement art, ne sont que des imitations, des ressemblances qui ne sont point la nature, mais qui paroissent l'être ; & qu'ainsi la matière des beaux arts n'est point le vrai, mais seulement le vrai-semblable. Cette conséquence est assez importante pour être développée & prouvée sur le champ par l'application. Qu'est-ce que la peinture ? Une imitation des objets visibles. Elle n'a rien de réel, rien de vrai, tout est phantôme chez elle, & sa perfection ne dépend que de sa ressemblance avec la réalité. La musique & la danse peuvent bien régler les tons & les gestes de l'orateur en chaire, & du citoyen qui raconte dans la conversation ; mais ce n'est point encore là, qu'on les appelle des arts proprement. 
== Page 15 ==
Elles peuvent aussi s'égarer, l'une dans des caprices, où les sons s'entrechoquent sans dessein ; l'autre dans des secousses & des sauts de fantaisie : mais ni l'une ni l'autre, elles ne sont plus alors dans leurs bornes légitimes. Il faut donc pour qu'elles soient ce qu'elles doivent être, qu'elles reviennent à l'imitation : qu'elles soient le portrait artificiel des passions humaines. Et c'est alors qu'on les reconnoît avec plaisir, & qu'elles nous donnent l'espéce & le degré de sentiment qui nous satisfait. Enfin la poësie ne vit que de fiction. Chez elle le loup porte les traits de l'homme puissant & injuste ; l'agneau, ceux de l'innocence opprimée. L'églogue nous offre des bergers poëtiques qui ne sont que des ressemblances, des images. La comédie fait le portrait d'un Harpagon idéal, qui n'a que par emprunt les traits d'une avarice réelle. 
== Page 16 ==
La tragédie n'est poësie que dans ce qu'elle feint par imitation. César a eu un démêlé avec Pompée, ce n'est point poësie, c'est histoire. Mais qu'on invente des discours, des motifs, des intrigues, le tout d'après les idées que donne l'histoire des caracteres & de la fortune de César et de Pompée ; voilà ce qu'on nomme poësie, parce que cela seul est l'ouvrage du génie & de l'art. L'épopée enfin n'est qu'un récit d'actions possibles, présentées avec tous les caracteres de l'existence. Junon et énée n'ont jamais ni dit, ni fait ce que Virgile leur attribue ; mais ils ont pu le faire ou le dire, c'est assez pour la poësie. C'est un mensonge perpétuel, qui a tous les caracteres de la vérité. Ainsi, tous les arts dans tout ce qu'ils ont de vraiment artificiel, ne sont que des choses imaginaires, des êtres feints, copiés & imités d'après 
== Page 17 ==
les véritables. C'est pour cela qu'on met sans cesse l'art en opposition avec la nature : qu'on n'entend par-tout que ce cri, que c'est la nature qu'il faut imiter : que l'art est parfait quand il la représente parfaitement : enfin que les chefs-d'oeuvres de l'art, sont ceux qui imitent si bien la nature, qu'on les prend pour la nature elle-même. Et cette imitation pour laquelle nous avons tous une disposition si naturelle, puisque c'est l'exemple qui instruit & qui régle le genre-humain, vivimus ad exempla, cette imitation, dis-je, est une des principales sources du plaisir que causent les arts. L'esprit s'exerce dans la comparaison du modéle avec le portrait ; et le jugement qu'il en porte, fait sur lui une impression d'autant plus agréable, qu'elle lui est un témoignage de sa pénétration & de son intelligence. Cette doctrine n'est point nouvelle. 
== Page 18 ==
On la trouve par-tout chez les anciens. Aristote commence sa poëtique par ce principe : que la musique, la danse, la poësie, la peinture, sont des arts imitateurs. C'est-là que se rapportent toutes les régles de sa poëtique. Selon Platon pour être poëte il ne suffit pas de raconter, il faut feindre & créer l'action qu'on raconte. & dans sa 
== Page 19 ==
république, il condamne la poësie ; parce qu'étant essentiellement une imitation, les objets qu'elle imite peuvent intéresser les moeurs. Horace a le même principe dans son art poëtique : si fautoris eges aulaea manentis... aetatis cujusque notandi sunt tibi mores, mobilibusque decor maturis dandus & annis. pourquoi observer les moeurs, les étudier ? N'est-ce pas à dessein de les copier ? respicere exemplar morum vitaeque jubebo doctum imitatorem , & vivas hinc ducere voces. vivas voces ducere, c'est ce que 
== Page 20 ==
nous appellons peindre d'après nature. Et tout n'est-il pas dit dans ce seul mot : ex noto fictum carmen sequar . Je feindrai, j'imaginerai d'après ce qui est connu des hommes. On y sera trompé, on croira voir la nature elle-même, & qu'il n'est rien de si aisé que de la peindre de cette sorte : mais ce sera une fiction, un ouvrage de génie, au-dessus des forces de tout esprit médiocre, sudet multùm frustràque laboret . Les termes mêmes dont les anciens se sont servis en parlant de poësie, prouvent qu'ils la regardoient comme une imitation : les grecs disoient (...). Les latins traduisoient le premier terme par facere ; les bons auteurs disent facere poema , c'est-à-dire, forger, fabriquer, créer : & le second ils l'ont rendu, tantôt par singere , & tantôt par imitari , qui signifie autant une imitation artificielle, telle qu'elle est dans les 
== Page 21 ==
arts, qu'une imitation réelle & morale, telle qu'elle est dans la société. Mais comme la signification de ces mots a été dans la suite des tems étendue, détournée, resserrée ; elle a donné lieu à des méprises, & répandu de l'obscurité sur des principes qui étoient clairs par eux-mêmes, dans les premiers auteurs qui les ont établis. On a entendu par fiction , les fables qui font intervenir le ministere des dieux, & les font agir dans une action ; parce que cette partie de la fiction est la plus noble. Par imitation , on a entendu non une copie artificielle de la nature, qui consiste précisément à la réprésenter, à la contrefaire, (...) ; mais toutes sortes d'imitations en général. De sorte que ces termes, n'ayant plus la même signification qu'autrefois, ont cessé d'être propres à caractériser la poësie, & ont rendu le langage des anciens 
== Page 22 ==
inintelligible à la plûpart des lecteurs. De tout ce que nous venons de dire, il résulte, que la poësie ne subsiste que par l'imitation. Il en est de même de la peinture, de la danse, de la musique : rien n'est réel dans leurs ouvrages : tout y est imaginé, feint, copié, artificiel. C'est ce qui fait leur caractere essentiel par opposition à la nature.  PARTIE 1 CHAPITRE 3  le génie ne doit point imiter la nature telle qu'elle est. le génie & le goût ont une liaison si intime dans les arts, qu'il y a des cas où on ne peut les unir sans qu'ils paroissent se confondre, ni les séparer, sans presque leur ôter leurs fonctions. C'est ce qu'on éprouve ici, où il n'est pas 
== Page 23 ==
possible de dire ce que doit faire le génie, en imitant la nature, sans supposer le goût qui le guide. Nous avons été obligés de toucher ici au moins légérement cette matière, pour préparer ce qui suit ; mais nous réservons à en parler plus au long dans la seconde partie. Aristote compare la poësie avec l'histoire : leur différence, selon lui, n'est point dans la forme ni dans le stile, mais dans le fonds des choses. Mais comment y est-elle ? L'histoire peint ce qui a été fait. La poësie, ce qui a pu être fait. L'une est liée au vrai, elle ne crée ni actions, ni acteurs. L'autre n'est tenue qu'au vraisemblable : elle invente : elle imagine à son gré : elle peint de tête. L'historien donne les exemples tels qu'ils sont, souvent imparfaits. Le poëte les donne tels qu'ils doivent être. Et c'est pour cela que, selon le même philosophe, la poësie est une leçon 
== Page 24 ==
bien plus instructive que l'histoire. Sur ce principe, il faut conclure que si les arts sont imitateurs de la nature ; ce doit être une imitation sage & éclairée, qui ne la copie pas servilement ; mais qui choisissant les objets & les traits, les présente avec toute la perfection dont ils sont susceptibles. En un mot, une imitation, où on voye la nature, non telle qu'elle est en elle-même, mais telle qu'elle peut être, & qu'on peut la concevoir par l'esprit. Que fit Zeuxis quand il voulut peindre une beauté parfaite ? Fit-il le portrait de quelque beauté particuliere, dont sa peinture fût l'histoire ? Non : il rassembla les traits séparés de plusieurs beautés existantes. Il se forma dans l'esprit une idée factice qui résulta de tous ces traits réunis : 
== Page 25 ==
et cette idée fut le prototype, ou le modéle de son tableau, qui fut vraisemblable & poëtique dans sa totalité, & ne fut vrai & historique que dans ses parties prises séparément. Voilà l'exemple donné à tous les artistes : voilà la route qu'ils doivent suivre, & c'est la pratique de tous les grands maîtres sans exception. Quand Moliere voulut peindre la misantropie, il ne chercha point dans Paris un original, dont sa piéce fût une copie exacte : il n'eût fait qu'une histoire, qu'un portrait : il n'eût instruit qu'à demi. Mais il recueillit tous les traits d'humeur noire qu'il pouvoit avoir remarqués dans les hommes : il y ajouta tout ce que l'effort de son génie put lui fournir dans le même genre ; & de tous ces traits rapprochés & assortis, il en figura un caractere unique, qui ne fut pas la représentation du vrai, mais celle du vraisemblable. Sa comédie 
== Page 26 ==
ne fut point l'histoire d'Alceste, mais la peinture d'Alceste fut l'histoire de la misantropie prise en général. & par là il a instruit beaucoup mieux que n'eût fait un historien scrupuleux, qui eût raconté quelques traits véritables d'un misantrope réel. Ces deux exemples suffisent pour donner, en attendant, une idée claire et distincte de ce qu'on appelle la 
== Page 27 ==
belle nature. Ce n'est pas le vrai qui est ; mais le vrai qui peut être, le beau vrai, qui est représenté comme s'il existoit réellement, & avec toutes les perfections qu'il peut recevoir. Cela n'empêche point que le vrai et le réel ne puissent être la matiere des arts. C'est ainsi que les muses s'en expliquent dans Hesiode. Souvent par ses couleurs l'adresse de notre art, au mensonge du vrai sait donner l'apparence, mais nous savons aussi par la même puissance, chanter la vérité sans mélange & sans fard. Si un fait historique se trouvoit 
== Page 28 ==
tellement taillé qu'il pût servir de plan à un poëme, ou à un tableau ; la peinture alors & la poësie l'employeroient comme tel, & useroient de leurs droits d'un autre côté, en inventant des circonstances, des contrastes, des situations, etc. Quand Le Brun peignoit les batailles d'Alexandre, il avoit dans l'histoire, le fait, les acteurs, le lieu de la scene ; cependant quelle invention ! Quelle poësie dans son ouvrage ! La disposition, les attitudes, l'expression des sentimens, tout cela étoit réservé à la création du génie. De même le combat des horaces, d'histoire qu'il étoit, se changea en poëme dans les mains de Corneille, et le triomphe de Mardochée, dans celles de Racine. L'art bâtit alors sur le fond de la vérité. & il doit la mêler si adroitement avec le mensonge, qu'il s'en forme un tout de même nature : 
== Page 29 ==
atque ita mentitur, sic veris falsa remiscet, primo né medium, medio ne discrepet imum. c'est ce qui se pratique ordinairement dans les épopées, dans les tragédies, dans les tableaux historiques. Comme le fait n'est plus entre les mains de l'histoire, mais livré au pouvoir de l'artiste, à qui il est permis de tout oser pour arriver à son but ; on le pétrit de nouveau, si j'ose parler ainsi, pour lui faire prendre une nouvelle forme : on ajoute, on retranche, on transpose. Si c'est un poëme, on serre les noeuds, on prépare les dénouemens, etc... car on suppose que le germe de tout cela est dans l'histoire, et qu'il ne s'agit que de le faire éclore : s'il n'y est point, l'art alors jouït de tous ses droits dans toute leur étendue, il crée tout ce dont il a besoin. C'est un privilege qu'on lui accorde, parce qu'il est obligé de plaire. 
== Page 30 ==
PARTIE 1 CHAPITRE 4  dans quel état doit être le génie pour imiter la belle nature. les génies les plus féconds ne sentent pas toujours la présence des muses. Ils éprouvent des tems de sécheresse & de stérilité. La verve de Ronsard qui étoit né poëte, avoit des repos de plusieurs mois. La muse de Milton avoit des inégalités dont son ouvrage se ressent ; & pour ne point parler de Stace, de Claudien, et de tant d'autres, qui ont éprouvé des retours de langueur et de foiblesse, le grand Homere ne sommeilloit-il pas quelquefois au milieu de tous ses héros & de ses dieux ? Il y a donc des momens heureux pour le génie, lorsque l'ame enflammée comme d'un feu divin se 
== Page 31 ==
représente toute la nature, & répand sur tous les objets cet esprit de vie qui les anime, ces traits touchants qui nous séduisent ou nous ravissent. Cette situation de l'ame se nomme enthousiasme , terme que tout le monde entend assez, & que presque personne ne définit. Les idées qu'en donnent la plupart des auteurs paroissent sortir plutôt d'une imagination étonnée & frappée d'enthousiasme elle-même, que d'un esprit qui ait pensé ou réflechi. Tantôt c'est une vision céleste, une influence divine, un esprit prophétique : tantôt c'est une yvresse, une extase, une joie mêlée de trouble & d'admiration en présence de la divinité. Avoient-ils dessein par ce langage emphatique de relever les arts, et de dérober aux prophanes les mysteres des muses ? Pour nous qui cherchons à éclaircir 
== Page 32 ==
nos idées, écartons tout ce faste allégorique qui nous offusque. Considerons l'enthousiasme comme un philosophe considere les grands, sans aucun égard pour ce vain étalage qui l'environne & qui le cache. La divinité qui inspire les auteurs excellens quand ils composent, est semblable à celle qui anime les héros dans les combats : sua cuique deus fit dira cupido. dans les uns, c'est l'audace, l'intrépidité naturelle animée par la présence même du danger. Dans les autres, c'est un grand fonds de génie, une justesse d'esprit exquise, une imagination féconde, & sur-tout un coeur plein d'un feu noble, & qui s'allume aisément à la vue des objets. Ces ames privilégiées prennent fortement l'empreinte des choses qu'elles conçoivent, & ne manquent jamais de les reproduire avec un 
== Page 33 ==
nouveau caractere d'agrément & de force qu'elles leur communiquent. Voilà la source & le principe de l'enthousiasme. On sent déja quels doivent en être les effets par rapport aux arts imitateurs de la belle nature. Rappellons-nous l'exemple de Zeuxis. La nature a dans ses trésors tous les traits dont les plus belles imitations peuvent être composées : ce sont comme des études dans les tablettes d'un peintre. L'artiste qui est essentiellement observateur, les reconnoît, les tire de la foule, les assemble. Il en compose un tout dont il conçoit une idée vive qui le remplit. Bientôt son feu s'allume, à la vue de l'objet : il s'oublie : son ame passe dans les choses qu'il crée : il est tour à tour Cinna, Auguste, Phedre, Hippolyte, & si c'est La Fontaine, il est le loup & l'agneau, le chêne et le roseau. C'est dans ces transports qu'Homere voit les chars & les coursiers 
== Page 34 ==
des dieux : que Virgile entend les cris affreux de Phlegias dans les ombres infernales : & qu'ils trouvent l'un & l'autre des choses qui ne sont nulle part, & qui cependant sont vraies : ... poëta cum tabulas cepit sibi, quaerit quod nusquam est gentium, repperit tamen. c'est pour le même effet que ce même enthousiasme est nécessaire aux peintres & aux musiciens. Ils doivent oublier leur état, sortir d'eux-mêmes, et se mettre au milieu des choses qu'ils veulent représenter. S'ils veulent peindre une bataille ; ils se transportent, de même que le poëte, au milieu de la mêlée : ils entendent le fracas des armes, les cris des mourans : ils voyent la fureur, le carnage, le sang. Ils excitent eux-mêmes leurs imaginations, jusqu'à ce qu'ils se sentent émus, saisis, effrayés : alors, 
== Page 35 ==
deus ecce deus : qu'ils chantent, qu'ils peignent, c'est un dieu qui les inspire : ... bella horrida bella, et tibrimmulto spumantem sanguine cerno. c'est ce que Ciceron appelle, mentis viribus excitari, divino spiritu afflari . Voilà la fureur poëtique : voilà l'enthousiasme : voilà le dieu que le poëte invoque dans l'épopée, qui inspire le héros dans la tragédie, qui se transforme en simple bourgeois dans la comédie, en berger dans l'églogue, qui donne la raison et la parole aux animaux dans l'apologue. Enfin le dieu qui fait les vrais peintres, les musiciens & les poëtes. Accoutumé que l'on est à n'éxiger l'enthousiasme que pour le grand feu de la lyre ou de l'épopée, on est peut-être surpris d'entendre dire qu'il est nécessaire même pour l'apologue. 
== Page 36 ==
Mais, qu'est-ce que l'enthousiasme ? Il ne contient que deux choses : une vive représentation de l'objet dans l'esprit, & une émotion du coeur proportionnée à cet objet. Ainsi de même qu'il y a des objets simples, nobles, sublimes, il y a aussi des enthousiasmes qui leur répondent, et que les peintres, les musiciens, les poëtes se partagent selon les degrés qu'ils ont embrassés ; et dans lesquels il est nécessaire qu'ils se mettent tous, sans en excepter aucun, pour arriver à leur but qui est l'expression de la nature dans son beau. & c'est pour cela que La Fontaine dans ses fables, & Moliere dans ses comédies sont poëtes, & aussi 
== Page 37 ==
grands poëtes que Corneille dans ses tragédies, & Rousseau dans ses odes.  PARTIE 1 CHAPITRE 5  de la maniere dont les arts font leur imitation. jusqu'ici on a tâché de montrer que les arts consistoient dans l'imitation ; et que l'objet de cette imitation étoit la belle nature représentée à l'esprit dans l'enthousiasme. Il ne reste plus qu'à exposer la maniere dont cette imitation se fait. & par-là, on aura la différence particuliere des arts dont l'objet commun est l'imitation de la belle nature. On peut diviser la nature par rapport aux beaux arts en deux parties : l'une qu'on saisit par les yeux, et l'autre, par le ministere des oreilles : 
== Page 38 ==
car les autres sens sont stériles pour les beaux arts. La premiere partie est l'objet de la peinture qui représente sur un plan tout ce qui est visible. Elle est celui de la sculpture qui le représente en relief ; & enfin celui de l'art du geste qui est une branche des deux autres arts que je viens de nommer, & qui n'en différe, dans ce qu'il embrasse, que parce que le sujet à qui on attache les gestes dans la danse est naturel & vivant, au lieu que la toile du peintre et le marbre du sculpteur ne le sont point. La seconde partie est l'objet de la musique considérée seule & comme un chant ; en second lieu de la poësie qui employe la parole, mais la parole mesurée & calculée dans tous ses tons. Ainsi la peinture imite la belle nature par les couleurs, la sculpture par les reliefs, la danse par les mouvemens 
== Page 39 ==
et par les attitudes du corps. La musique l'imite par les sons inarticulés, et la poësie enfin par la parole mesurée. Voilà les caracteres distinctifs des arts principaux. & s'il arrive quelquefois que ces arts se mêlent et se confondent, comme, par exemple, dans la poësie, si la danse fournit des gestes aux acteurs sur le théâtre ; si la musique donne le ton de la voix dans la déclamation ; si le pinceau décore le lieu de la scéne ; ce sont des services qu'ils se rendent mutuellement, en vertu de leur fin commune & de leur alliance réciproque, mais c'est sans préjudice à leurs droits particuliers & naturels. Une tragédie sans gestes, sans musique, sans décoration, est toujours un poëme. C'est une imitation exprimée par le discours mesuré. Une musique sans paroles est toujours musique. Elle exprime la plainte & la joie indépendamment des mots, qui l'aident, à 
== Page 40 ==
la vérité ; mais qui ne lui apportent, ni ne lui ôtent rien qui altére sa nature et son essence. Son expression essentielle est le son, de même que celle de la peinture est la couleur, et celle de la danse le mouvement du corps. Cela ne peut être contesté. Mais il y a ici une chose à remarquer : c'est que de même que les arts doivent choisir les desseins de la nature et les perfectionner, ils doivent choisir aussi & perfectionner les expressions qu'ils empruntent de la nature. Ils ne doivent point employer toutes sortes de couleurs, ni toutes sortes de sons : il faut en faire un juste choix & un mêlange exquis : il faut les allier, les proportionner, les nuancer, les mettre en harmonie. Les couleurs & les sons ont entr'eux des sympathies & des répugnances. La nature a droit de les unir selon ses volontés, mais l'art doit le faire selon les régles. Il faut non-seulement 
== Page 41 ==
qu'il ne blesse point le goût, mais qu'il le flatte, & le flatte autant qu'il peut être flatté. Cette remarque s'applique également à la poësie. La parole qui est son instrument ou sa couleur, a chez elle certains dégrés d'agrément qu'elle n'a point dans le langage ordinaire : c'est le marbre choisi, poli, et taillé, qui rend l'édifice plus riche, plus beau, plus solide. Il y a un certain choix de mots, de tours, sur-tout une certaine harmonie réguliere qui donne à son langage quelque chose de surnaturel qui nous charme et nous enleve à nous-mêmes. Tout cela a besoin d'être expliqué avec plus d'étendue, & le sera dans la troisiéme partie. Définitions des arts. Il est aisé maintenant de définir les arts dont nous avons parlé jusqu'ici. 
== Page 42 ==
On connoît leur objet, leur fin, leurs fonctions, & la maniere dont ils s'en acquittent ; ce qu'ils ont de commun qui les unit ; ce qu'ils ont de propre, qui les sépare & les distingue. On définira la peinture, la sculpture, la danse, une imitation de la belle nature exprimée par les couleurs, par le relief, par les attitudes. & la musique & la poësie, l'imitation de la belle nature exprimée par les sons, ou par le discours mesuré. Ces définitions sont simples, elles sont conformes à la nature du génie qui produit les arts, comme on vient de le voir. Elles ne le sont pas moins aux loix du goût, on le verra dans la seconde partie. Enfin elles conviennent à toutes les espéces d'ouvrages qui sont véritablement ouvrages de l'art. On le verra dans la troisiéme. 
== Page 43 ==
PARTIE 1 CHAPITRE 6  en quoi l'éloquence & l'architecture différent des autres arts. il faut se rappeller un moment, la division des arts que nous avons proposée ci-dessus. Les uns furent inventés pour le seul besoin ; d'autres pour le plaisir ; quelques-uns dûrent leur naissance d'abord à la nécessité, mais, ayant sçu depuis se revêtir d'agrémens, ils se placerent à côté de ceux qu'on appelle beaux arts par honneur. C'est ainsi que l'architecture ayant changé en demeures riantes et commodes, les antres que le besoin avoit creusez pour servir de retraite aux hommes, mérita parmi les arts, une distinction qu'elle n'avoit pas auparavant. Il arriva la même chose à l'éloquence. 
== Page 44 ==
Le besoin qu'avoient les hommes de se communiquer leurs pensées & leurs sentimens, les fit orateurs & historiens, dès qu'ils surent faire usage de la parole. L'expérience, le tems, le goût ajouterent à leurs discours, de nouveaux dégrés de perfection. Il se forma un art qu'on appella éloquence, & qui, même pour l'agrément, se mit presque au niveau de la poësie : sa proximité, et sa ressemblance avec celle-ci, lui donnerent la facilité d'en emprunter les ornemens qui pouvoient lui convenir, & de se les ajuster. De-là vinrent les périodes arrondies, les antithèses mesurées, les portraits frappés, les allégories soutenues : de-là, le choix des mots, l'arrangement des phrases, la progression simmétrique de l'harmonie. Ce fut l'art qui servit alors de modéle à la nature ; ce qui arrive souvent : mais à une 
== Page 45 ==
condition, qui doit être regardée comme la base essentielle & la régle fondamentale de tous les arts : c'est que, dans les arts qui sont pour l'usage, l'agrément prenne le caractere de la nécessité même : tout doit y paroître pour le besoin. De même que dans les arts qui sont destinés au plaisir, l'utilité n'a droit d'y entrer, que quand elle est de caractere à procurer le même plaisir, que ce qui auroit été imaginé uniquement pour plaire. Voilà la régle. Ainsi de même que la poësie, ou la sculpture, ayant pris leurs sujets dans l'histoire, ou dans la société, se justifieroient mal d'un mauvais ouvrage, par la vérité du modéle qu'elles auroient suivi ; parce que ce n'est pas le vrai qu'on leur demande, mais le beau : de même aussi l'éloquence & l'architecture mériteroient des reproches, si le dessein de plaire y paroissoit. C'est chez elles 
== Page 46 ==
que l'art rougit quand il est apperçu. Tout ce qui n'y est que pour l'ornement, est vicieux. Ce n'est pas un spectacle qu'on leur demande, c'est un service. Il y a cependant des occasions, où l'éloquence & l'architecture peuvent prendre l'essor. Il y a des héros à célébrer, & des temples à bâtir. & comme le devoir de ces deux arts est alors d'imiter la grandeur de leur objet, & d'exciter l'admiration des hommes ; il leur est permis de s'élever de quelques dégrés, et d'étaler toutes leurs richesses : mais cependant, sans s'écarter trop de leur fin originaire, qui est le besoin & l'usage. On leur demande le beau dans ces occasions, mais un beau qui soit d'une utilité réelle. Que penseroit-on d'un édifice somptueux qui ne seroit d'aucun usage ? La dépense comparée avec l'inutilité, formeroit une disproportion 
== Page 47 ==
desagréable pour ceux qui le verroient, & ridicule pour celui qui l'auroit fait. Si l'édifice demande de la grandeur, de la majesté, de l'élégance, c'est toujours en considération du maître qui doit l'habiter. S'il y a proportion, variété, unité, c'est pour le rendre plus aisé, plus solide, plus commode : tous les agrémens pour être parfaits doivent se tourner à l'usage. Au lieu que dans la sculpture les choses d'usage doivent se tourner en agrémens. L'éloquence est soumise aux mêmes loix. Elle est toujours, dans ses plus grandes libertés, attachée à l'utile & au vrai ; & si quelquefois le vraisemblable ou l'agrément deviennent son objet ; ce n'est que par rapport au vrai même, qui n'a jamais tant de crédit que quand il plaît, & qu'il est vraisemblable. L'orateur ni l'historien n'ont rien à créer, il ne leur faut de génie que 
== Page 48 ==
pour trouver les faces réelles qui sont dans leur objet : ils n'ont rien à y ajouter, rien à en retrancher : à peine osent-ils quelquefois transposer : tandis que le poëte se forge à lui-même ses modéles, sans s'embarasser de la réalité. De sorte que si on vouloit définir la poësie par opposition à la prose ou à l'éloquence, que je prens ici pour la même chose ; on diroit toujours que la poësie est une imitation de la belle nature exprimée par le discours mesuré : & la prose ou l'éloquence, la nature elle-même exprimée par le discours libre. L'orateur doit dire le vrai d'une maniere qui le fasse croire, avec la force et la simplicité qui persuadent. Le poëte doit dire le vrai-semblable d'une manière qui le rende agréable, avec toute la grace & toute l'énergie qui charment & qui étonnent. Cependant comme le plaisir prépare 
== Page 49 ==
le coeur à la persuasion, & que l'utilité réelle flatte toujours l'homme, qui n'oublie jamais son intérêt ; il s'ensuit, que l'agréable & l'utile doivent se réunir dans la poësie & dans la prose : mais en s'y plaçant dans un ordre conforme à l'objet qu'on se propose dans ces deux genres d'écrire. Si on objectoit qu'il y a des écrits en prose qui ne sont l'expression que du vraisemblable ; & d'autres en vers qui ne sont que l'expression du vrai : on répondroit que la prose & la poësie étant deux langages voisins, et dont le fond est presque le même, elles se prêtent mutuellement tantôt la forme qui les distingue, tantôt le fond même qui leur est propre : de sorte que tout paroît travesti. Il y a des fictions poëtiques qui se montrent avec l'habit simple de la prose : tels sont les romans et tout ce qui est dans leur genre. Il 
== Page 50 ==
y a de même des matières vraies, qui paroissent revêtues & parées de tous les charmes de l'harmonie poëtique : tels sont les poëmes didactiques et historiques. Mais ces fictions en prose & ces histoires en vers, ne sont ni pure prose ni poësie pure : c'est un mélange des deux natures, auquel la définition ne doit point avoir égard : ce sont des caprices faits pour être hors de la régle, et dont l'exception est absolument sans conséquence pour les principes. 
== Page 51 ==
PARTIE 2  où on établit le principe de l'imitation par la nature et par les loix du goût. si tout est lié dans la nature, parce que tout y est dans l'ordre : tout doit l'être de même dans 
== Page 52 ==
les arts, parce qu'ils sont imitateurs de la nature. Il doit y avoir un point d'union, où se rappellent les parties les plus éloignées : de sorte qu'une seule partie, une fois bien connue, doit nous faire au moins entrevoir les autres. Le génie & le goût ont le même objet dans les arts. L'un le crée, l'autre en juge. Ainsi, s'il est vrai que le génie produit les ouvrages de l'art par l'imitation de la belle nature, comme on vient de le prouver ; le goût qui juge des productions du génie, ne doit être satisfait que quand la belle nature est bien imitée. On sent la justesse et la vérité de cette conséquence : mais il s'agit de la développer & de la mettre dans un plus grand jour. C'est ce qu'on se propose dans cette partie, où on verra ce que c'est que le goût : quelles loix il peut prescrire aux arts : & que ces loix se bornent 
== Page 53 ==
toutes à l'imitation, telle que nous venons de la caractériser dans la premiere partie.  PARTIE 2 CHAPITRE 1  ce que c'est que le goût. il est un bon goût. Cette proposition n'est point un problême : et ceux qui en doutent, ne sont point capables d'atteindre aux preuves qu'ils demandent. Mais quel est-il, ce bon goût ? Est-il possible qu'ayant une infinité de régles dans les arts, & d'exemples dans les ouvrages des anciens & des modernes, nous ne puissions nous en former une idée claire & précise ? Ne seroit-ce point la multiplicité de ces exemples mêmes, ou le trop grand nombre de ces régles qui offusqueroit notre esprit, & qui, en lui 
== Page 54 ==
montrant des variations infinies, à cause de la différence des sujets traités, l'empêcheroit de se fixer à quelque chose de certain, dont on pût tirer une juste définition. Il est un bon goût, qui est seul bon. En quoi consiste-t'il ? De quoi dépend-t'il ? Est-ce de l'objet, ou du génie qui s'éxerce sur cet objet ? A-t'il des régles, n'en a-t'il point ? Est-ce l'esprit seul qui est son organe, ou le coeur seul, ou tous deux ensemble ? Que de questions sous ce titre si connu, tant de fois traité, et jamais assez clairement expliqué. On diroit que les anciens n'ont fait aucun effort pour le trouver : et que les modernes au contraire ne le saisissent que par hasard. Ils ont peine à suivre la route, qui paroît trop étroite pour eux. Rarement ils s'échappent sans payer quelque tribut à l'une des deux extrémités. Il y a de l'affectation dans celui qui écrit 
== Page 55 ==
avec soin ; & de la négligence, dans celui qui veut écrire avec facilité. Au lieu que dans les anciens qui nous restent, il semble que c'est un heureux génie qui les méne comme par la main : ils marchent sans crainte et sans inquiétude, comme s'ils ne pouvoient aller autrement. Quelle en est la raison ? Ne seroit-ce pas que les anciens n'avoient d'autres modéles que la nature elle-même, et d'autre guide que le goût : & que les modernes se proposant pour modéles les ouvrages des premiers imitateurs, et craignant de blesser les regles que l'art a établies, leurs copies ont dégénéré & retenu un certain air de contrainte, qui trahit l'art, & met tout l'avantage du côté de la nature. C'est donc au goût seul qu'il appartient de faire des chefs-d'oeuvres, et de donner aux ouvrages de l'art, cet air de liberté & d'aisance qui en fait toujours le plus grand mérite. 
== Page 56 ==
Nous avons assez parlé de la nature et des exemples qu'elle fournit au génie. Il nous reste à examiner le goût & ses loix. Tâchons d'abord de le connoître lui-même, cherchons son principe : ensuite nous considérerons les régles qu'il prescrit aux beaux arts. Le goût est dans les arts ce que l'intelligence est dans les sciences. Leurs objets sont différens à la vérité ; mais leurs fonctions ont entre elles une si grande analogie, que l'une peut servir à expliquer l'autre. Le vrai est l'objet des sciences. Celui des arts est le bon & le beau. Deux termes qui rentrent presque dans la même signification, quand on les examine de près. L'intelligence considere ce que les objets sont en eux-mêmes, selon leur essence, sans aucun rapport avec nous. Le goût au contraire ne s'occupe de ces mêmes objets que par rapport à nous. 
== Page 57 ==
Il y a des personnes, dont l'esprit est faux, parce qu'elles croyent voir la vérité où elle n'est point réellement. Il y en a aussi qui ont le goût faux, parce qu'elles croyent sentir le bon ou le mauvais où ils ne sont point en effet. Une intelligence est donc parfaite, quand elle voit sans nuage, et qu'elle distingue sans erreur le vrai d'avec le faux, la probabilité d'avec l'évidence. De même le goût est parfait aussi, quand, par une impression distincte, il sent le bon et le mauvais, l'excellent & le médiocre, sans jamais les confondre, ni les prendre l'un pour l'autre. Je puis donc définir l'intelligence : la facilité de connoître le vrai et le faux, & de les distinguer l'un de l'autre. & le goût : la facilité de sentir le bon, le mauvais, le médiocre, et de les distinguer avec certitude. 
== Page 58 ==
Ainsi, vrai & bon, connoissance et goût, voilà tous nos objets et toutes nos opérations. Voilà les sciences & les arts. Je laisse à la métaphysique profonde à débrouiller tous les ressorts secrets de notre ame, & à creuser les principes de ses opérations. Je n'ai pas besoin d'entrer dans ces discussions spéculatives, où l'on est aussi obscur que sublime. Je parts d'un principe que personne ne conteste. Notre ame connoît, & ce qu'elle connoît produit en elle un sentiment. La connoissance est une lumiere répandue dans notre ame : le sentiment est un mouvement qui l'agite. L'une éclaire : l'autre échauffe. L'une nous fait voir l'objet : l'autre nous y porte, ou nous en détourne. Le goût est donc un sentiment. Et comme, dans la matière dont il s'agit ici, ce sentiment a pour objet les ouvrages de l'art ; & que les 
== Page 59 ==
arts, comme nous l'avons prouvé, ne sont que des imitations de la belle nature ; le goût doit être un sentiment qui nous avertit si la belle nature est bien ou mal imitée. Ceci se développera de plus en plus dans la suite. Quoique ce sentiment paroisse partir brusquement & en aveugle ; il est cependant toujours précédé au moins d'un éclair de lumiere, à la faveur duquel nous découvrons les qualités de l'objet. Il faut que la corde ait été frappée, avant que de rendre le son. Mais cette opération est si rapide, que souvent on ne s'en apperçoit point : & que la raison, quand elle revient sur le sentiment, a beaucoup de peine à en reconnoître la cause. C'est pour cela peut-être que la supériorité des anciens sur les modernes est si difficile à décider. C'est le goût qui en doit juger : et à son tribunal, on sent plus qu'on ne prouve. 
== Page 60 ==
PARTIE 2 CHAPITRE 2  l'objet du goût ne peut être que la nature. preuves de raisonnement. Notre ame est faite pour connoître le vrai, & pour aimer le bon. Et comme il y a une proportion naturelle entre elle & ces objets, elle ne peut se refuser à leur impression. Elle s'éveille aussi-tôt, & se met en mouvement. Une proposition géométrique bien comprise emporte nécessairement notre aveu. & de même dans ce qui concerne le goût, c'est notre coeur qui nous méne presque sans nous : & rien n'est si aisé que d'aimer ce qui est fait pour l'être. Ce penchant si fort & si marqué, prouve bien que ce n'est ni le caprice 
== Page 61 ==
ni le hasard qui nous guident dans nos connoissances & dans nos goûts. Tout est réglé par des loix immuables. Chaque faculté de notre ame a un but légitime, où elle doit se porter pour être dans l'ordre. Le goût qui s'éxerce sur les arts n'est point un goût factice. C'est une partie de nous-mêmes qui est née avec nous, & dont l'office est de nous porter à ce qui est bon. La connoissance le précede : c'est le flambeau. Mais que nous serviroit-il de connoître, s'il nous étoit indifférent de jouir ? La nature étoit trop sage pour séparer ces deux parties : et en nous donnant la faculté de connoître, elle ne pouvoit nous refuser celle de sentir le rapport de l'objet connu avec notre utilité, et d'y être attiré par ce sentiment. C'est ce sentiment qu'on appelle le goût naturel, parce que c'est la nature qui nous l'a donné. Mais pourquoi 
== Page 62 ==
nous l'a-t'elle donné ? étoit-ce pour juger des arts qu'elle n'a point faits ? Non : c'étoit pour juger des choses naturelles par rapport à nos plaisirs ou à nos besoins. L'industrie humaine ayant ensuite inventé les beaux arts sur le modéle de la nature, & ces arts ayant eu pour objet l'agrément & le plaisir, qui sont, dans la vie, un second ordre de besoins ; la ressemblance des arts avec la nature, la conformité de leur but, sembloient exiger que le goût naturel fût aussi le juge des arts : c'est ce qui arriva. Il fut reconnu, sans nulle contradiction : les arts devinrent pour lui de nouveaux sujets, si j'ose parler ainsi, qui se rangerent paisiblement sous sa jurisdiction, sans l'obliger de faire pour eux le moindre changement à ses loix. Le goût resta le même constamment : et il ne promit aux arts son approbation, que quand ils lui 
== Page 63 ==
feroient éprouver la même impression que la nature elle-même ; et les chefs-d'oeuvres des arts ne l'obtinrent jamais qu'à ce prix. Il y a plus : comme l'imagination des hommes sait créer des êtres, à sa maniere (ainsi que nous l'avons dit) & que ces êtres peuvent être beaucoup plus parfaits que ceux de la simple nature ; il est arrivé que le goût s'est établi avec une sorte de prédilection dans les arts, pour y régner avec plus d'empire & plus d'éclat. En les élevant & en les perfectionnant, il s'est élevé & perfectionné lui-même : & sans cesser d'être naturel, il s'est trouvé beaucoup plus fin, plus délicat, & plus parfait dans les arts, qu'il ne l'étoit dans la nature même. Mais cette perfection n'a rien changé dans son essence. Il est toujours tel qu'il étoit auparavant : indépendant du caprice. Son objet est 
== Page 64 ==
essentiellement le bon. Que ce soit l'art qui le lui présente, ou la nature, il ne lui importe, pourvu qu'il jouisse. C'est sa fonction. S'il prend quelquefois le faux bien pour le vrai, c'est l'ignorance qui le détourne ou le préjugé : c'étoit à la raison à les écarter, & à lui préparer les voies. Si les hommes étoient assez attentifs pour reconnoître de bonne heure en eux-mêmes ce goût naturel, et qu'ils travaillassent ensuite à l'étendre, à le développer, à l'aiguiser par des observations, des comparaisons, des refléxions, etc. Ils auroient une régle invariable & infaillible pour juger des arts. Mais comme la plupart n'y pensent que quand ils sont remplis de préjugés ; ils ne peuvent démêler la voix de la nature dans une si grande confusion. Ils prennent le faux goût pour le vrai : ils lui en donnent le nom : il en exerce impunément toutes les fonctions. 
== Page 65 ==
Cependant la nature est si forte, que si, par hasard, quelqu'un d'un goût épuré s'oppose à l'erreur, il fait bien souvent rentrer le goût naturel dans ses droits. On le voit de tems en tems : le peuple même écoute la réclamation d'un petit nombre, & revient de sa prévention. Est-ce l'autorité des hommes, ou plutôt n'est-ce point la voix de la nature qui opére ces changemens ? Tous les hommes sont presque à l'unisson du côté du coeur. Ceux qui les ont peints de ce côté, n'ont fait que se peindre eux-mêmes. On leur a applaudi, parce que chacun s'y est reconnu. Qu'un homme, qui ait le goût exquis, soit attentif à l'impression que fait sur lui l'ouvrage de l'art, qu'il sente distinctement, et qu'en conséquence il prononce : il n'est gueres possible que les autres hommes ne souscrivent à son jugement. Ils éprouvent le même 
== Page 66 ==
sentiment que lui, si ce n'est au même dégré, du moins sera-t'il de la même espece : & quels que soient le préjugé & le mauvais goût, ils se soumettent, & rendent sécrétement hommage à la nature.  PARTIE 2 CHAPITRE 3  preuves tirées de l'histoire même du goût. le goût des arts a eu ses commencemens, ses progrès, ses révolutions dans l'univers ; & son histoire d'un bout à l'autre, nous montre ce qu'il est, & de quoi il dépend. Il y eut un tems, où les hommes, occupés du seul soin de soutenir ou de défendre leur vie, n'étoient que laboureurs ou soldats : sans loix, sans paix, sans moeurs, leurs sociétés n'étoient que des conjurations. 
== Page 67 ==
Ce ne fut point dans ces tems de trouble & de ténébres qu'on vit éclore les beaux arts. On sent bien par leur caractere, qu'ils sont les enfans de l'abondance & de la paix. Quand on fut las de s'entrenuire ; et, qu'ayant appris par une funeste expérience, qu'il n'y avoit que la vertu & la justice qui pussent rendre heureux le genre humain, on eut commencé à jouir de la protection des loix ; le premier mouvement du coeur fut pour la joie. On se livra aux plaisirs qui vont à la suite de l'innocence. Le chant & la danse furent les premieres expressions du sentiment : et ensuite le loisir, le besoin, l'occasion, le hasard, donnerent l'idée des autres arts, & en ouvrirent le chemin. Lorsque les hommes furent un peu dégrossis par la société, & qu'ils eurent commencé à sentir qu'ils valoient mieux par l'esprit que par le 
== Page 68 ==
corps ; il se trouva sans doute quelque homme merveilleux, qui, inspiré par un génie extraordinaire, jetta les yeux sur la nature. Il admira cet ordre magnifique joint à une variété infinie, ces rapports si justes des moyens avec la fin, des parties avec le tout, des causes avec les effets. Il sentit que la nature étoit simple dans ses voies, mais sans monotonie ; riche dans ses parures, mais sans affectation ; réguliere dans ses plans, féconde en ressorts, mais sans s'embarrasser elle-même dans ses apprêts & dans ses régles. Il le sentit peut-être sans en avoir une idée bien claire ; mais ce sentiment suffisoit pour le guider jusqu'à un certain point, & le préparer à d'autres connoissances. Après avoir contemplé la nature, il se considéra lui-même. Il reconnut qu'il avoit un goût-né pour les rapports qu'il avoit observés ; qu'il 
== Page 69 ==
en étoit touché agréablement. Il comprit que l'ordre, la variété, la proportion tracées avec tant d'éclat dans les ouvrages de la nature, ne devoient point seulement nous élever à la connoissance d'une intelligence suprême ; mais qu'elles pouvoient encore être regardées comme des leçons de conduite, & tournées au profit de la société humaine. Ce fut alors, à proprement parler, que les arts sortirent de la nature. Jusques-là, tous leurs élémens y avoient été confondus & dispersés comme dans une sorte de cahos. On ne les avoit gueres connus que par soupçon, ou même par une sorte d'instinct. On commença alors à en démêler quelques principes. On fit quelques tentatives qui aboutirent à des ébauches. C'étoit beaucoup : il n'étoit pas aisé de trouver ce dont on n'avoit pas une idée certaine, 
== Page 70 ==
même en le cherchant. Qui auroit cru que l'ombre d'un corps, environné d'un simple trait, pût devenir un tableau d'Apelle, que quelques accens inarticulés pussent donner naissance à la musique telle que nous la connoissons aujourd'hui ? Le trajet est immense. Combien nos peres ne firent-ils point de courses inutiles, ou même opposées à leur terme ? Combien d'efforts malheureux, de recherches vaines, d'épreuves sans succès ? Nous jouissons de leurs travaux ; & pour toute reconnoissance, ils ont nos mépris. Les arts en naissant étoient comme sont les hommes. Ils avoient besoin d'être formés de nouveau par une sorte d'éducation. Ils sortoient de la barbarie : c'étoit une imitation, il est vrai, mais une imitation grossiere, & de la nature grossiere elle-même. Tout l'art consistoit à peindre ce qu'on voyoit, & ce qu'on 
== Page 71 ==
sentoit. On ne savoit pas choisir. La confusion régnoit dans le dessein, la disproportion ou l'uniformité dans les parties, l'excès, la bizarrerie, la grossiereté dans les ornemens. C'étoit des matériaux plutôt qu'un édifice. Cependant on imitoit. Les grecs doués d'un génie heureux saisirent enfin avec netteté les traits essentiels & capitaux de la belle nature ; & comprirent clairement qu'il ne suffisoit pas d'imiter les choses, qu'il falloit encore les choisir. Jusqu'à eux les ouvrages de l'art n'avoient gueres été remarquables, que par l'énormité de la masse ou de l'entreprise. C'étoient les ouvrages des titans. Mais les grecs plus éclairés sentirent qu'il étoit plus beau de charmer l'esprit, que d'étonner ou d'éblouir les yeux. Ils jugerent que l'unité, la variété, la proportion, devoient être le fondement de tous 
== Page 72 ==
les arts ; & sur ce fonds si beau, si juste, si conforme aux loix du goût & du sentiment, on vit chez eux la toile prendre le relief & les couleurs de la nature, le bronze et le marbre s'animer sous le ciseau. La musique, la poësie, l'éloquence, l'architecture, enfanterent aussitôt des miracles. & comme l'idée de la perfection, commune à tous les arts, se fixa dans ce beau siécle ; on eut presque à la fois dans tous les genres des chefs-d'oeuvre qui depuis servirent de modéles à toutes les nations polies. Ce fut le premier triomphe des arts. Rome devint disciple d'Athenes. Elle connut toutes les merveilles de la Grece. Elle les imita : & se fit bientôt autant estimer par ses ouvrages de goût, qu'elle s'étoit fait craindre par ses armes. Tous les peuples lui applaudirent : & cette approbation fit voir que les grecs qui avoient été 
== Page 73 ==
imités par les romains étoient d'excellens modéles, & que leurs régles n'étoient prises que dans la nature. Il arriva des révolutions dans l'univers. L'Europe fut inondée de barbares, les arts & les sciences furent enveloppés dans le malheur des tems. Il n'en resta qu'un foible crepuscule, qui néanmoins jettoit de tems en tems assez de feu, pour faire comprendre qu'il ne lui manquoit qu'une occasion pour se rallumer. Elle se présenta. Les arts exilés de Constantinople vinrent se réfugier en Italie : on y réveilla les manes d'Horace, de Virgile, de Ciceron. On alla fouiller jusques dans les tombeaux qui avoient servi d'azile à la sculpture & à la peinture. Bientôt, on vit reparoître l'antiquité avec toutes les graces de la jeunesse : elle saisit tous les coeurs. On reconnoissoit la nature. On feuilleta donc les anciens : on y trouva des régles 
== Page 74 ==
établies, des principes exposés, des exemples tracés. L'antique fut pour nous, ce que la nature avoit été pour les anciens. On vit les artistes italiens & françois, qui n'avoient point laissé que de travailler, quoique dans les ténébres, on les vit réformer leurs ouvrages sur ces grands modéles. Ils retranchent le superflu, ils remplissent les vuides, ils transposent, ils dessinent, ils posent les couleurs, ils peignent avec intelligence. Le goût se rétablit peu à peu : on découvre chaque jour de nouveaux dégrés de perfection (car il étoit aisé d'être nouveau sans cesser d'être naturel). Bientôt l'admiration publique multiplia les talens : l'émulation les anima : les beaux ouvrages s'annoncerent de toutes parts en France & en italie. Enfin le goût est arrivé au point où ces nations pouvoient le porter. Sera-ce une fatalité de descendre, & de se 
== Page 75 ==
rapprocher du point d'où l'on est parti ? Si cela est, on prendra une autre route : les arts se sont formés et perfectionnés en s'approchant de la nature ; ils vont se corrompre & se perdre en voulant la surpasser. Les ouvrages ayant eu pendant un certain tems le même dégré d'assaisonnement et de perfection, & le goût des meilleures choses s'émoussant par l'habitude, on a recours à un nouvel art pour le réveiller. On charge la nature : on l'ajuste : on la pare au gré d'une fausse délicatesse : on y met de l'entortillé, du mystère, de la pointe : en un mot de l'affectation, qui est l'extrême opposé à la grossiereté : mais extrême, dont il est plus difficile de revenir que de la grossiereté même. & c'est ainsi que le goût & les beaux arts périssent en s'éloignant de la nature. Ce fut toujours par ceux qu'on 
== Page 76 ==
appelle beaux esprits que la décadence commença. Ils furent plus funestes aux arts que les goths, qui ne firent qu'achever ce qui avoit été commencé par les Plines & les Seneques, et tous ceux qui voulurent les imiter. Les françois sont arrivés au plus haut point : auront-ils des préservatifs assez puissants pour les empêcher de descendre ? L'exemple du bel-esprit est brillant, & contagieux d'autant plus, qu'il est peut-être moins difficile à suivre.  PARTIE 2 CHAPITRE 4  les loix du goût n'ont pour objet que l'imitation de la belle nature. le goût est donc comme le génie, une faculté naturelle qui ne peut avoir pour objet légitime que la nature 
== Page 77 ==
elle-même, ou ce qui lui ressemble. Transportons-le maintenant au milieu des arts, & voyons quelles sont les loix qu'il peut leur dicter. 1 loi générale du goût. imiter la belle nature. le goût est la voix de l'amour propre. Fait uniquement pour jouir, il est avide de tout ce qui peut lui procurer quelque sentiment agréable. Or comme il n'y a rien qui nous flatte plus que ce qui nous approche de notre perfection, ou qui peut nous la faire espérer ; il s'ensuit, que notre goût n'est jamais plus satisfait que quand on nous présente des objets, dans un dégré de perfection, qui ajoute à nos idées, & semble nous promettre des impressions d'un caractère ou d'un dégré nouveau, qui tirent notre coeur de cette espèce d'engourdissement où le laissent les 
== Page 78 ==
objets auxquels il est accoutumé. C'est pour cette raison que les beaux arts ont tant de charmes pour nous. Quelle différence entre l'émotion que produit une histoire ordinaire qui ne nous offre que des exemples imparfaits ou communs ; et cette extase que nous cause la poësie, lorsqu'elle nous enleve dans ces régions enchantées, où nous trouvons réalisés en quelque sorte les plus beaux fantômes de l'imagination ! L'histoire nous fait languir dans une espece d'esclavage : & dans la poësie, notre ame jouit avec complaisance de son élévation & de sa liberté. 
== Page 79 ==
De ce principe il suit non-seulement que c'est la belle nature que le goût demande ; mais encore que la belle nature est, selon le goût, celle, qui a 1 le plus de rapport avec notre propre perfection, notre avantage, notre intérêt. 2 celle qui est en même-tems la plus parfaite en soi. Je suis cet ordre, parce que c'est le goût qui nous méne dans cette matiere : id generatim pulcrum est, quod tum ipsius naturae, tum nostrae convenit . Supposons que les régles n'existent point : & qu'un artiste philosophe soit chargé de les reconnoître et de les établir pour la premiere fois. Le point d'où il part est une idée nette & précise de ce dont il veut donner des régles. Supposons encore que cette idée se trouve dans la définition des arts, telle que nous 
== Page 80 ==
l'avons donnée : les arts sont l'imitation de la belle nature . Il se demandera ensuite, quelle est la fin de cette imitation ? Il sentira aisément que c'est de plaire, de remuer, de toucher, en un mot le plaisir. Il sait d'où il part : il sait où il va : il lui est aisé de régler sa marche. Avant que de poser ses loix, il sera long-tems observateur. D'un côté il considérera tout ce qui est dans la nature physique & morale : les mouvemens du corps & ceux de l'ame, leurs espéces, leurs dégrés, leurs variations, selon les âges, les conditions, les situations. De l'autre côté, il sera attentif à l'impression des objets sur lui-même. Il observera ce qui lui fait plaisir ou peine, ce qui lui en fait plus ou moins, et comment, & pourquoi cette impression agréable ou désagréable est arrivée jusqu'à lui. Il voit dans la nature, des êtres 
== Page 81 ==
animés, & d'autres qui ne le sont pas. Dans les êtres animés, il en voit qui raisonnent, & d'autres qui ne raisonnent pas. Dans ceux qui raisonnent, il voit certaines opérations qui supposent plus de capacité, plus d'étendue, qui annoncent plus d'ordre et de conduite. Au-dedans de lui-même il s'apperçoit 1 que plus les objets s'approchent de lui, plus il en est touché : plus ils s'en éloignent, plus ils lui sont indifférens. Il remarque que la chute d'un jeune arbre l'intéresse plus que celle d'un rocher : la mort d'un animal qui lui paroissoit tendre & fidéle, plus qu'un arbre déraciné : allant ainsi de proche en proche, il trouve que l'intérêt croît à proportion de la proximité qu'ont les objets qu'il voit, avec l'état où il est lui-même. De cette premiere observation notre législateur conclut, que la 
== Page 82 ==
premiere qualité que doivent avoir les objets que nous présentent les arts, c'est, qu'ils soient intéressans ; c'est-à-dire, qu'ils ayent un rapport intime avec nous. L'amour propre est le ressort de tous les plaisirs du coeur humain. Ainsi il ne peut y avoir rien de plus touchant pour nous, que l'image des passions & des actions des hommes ; parce qu'elles sont comme des miroirs où nous voyons les nôtres, avec des rapports de différence ou de conformité. L'observateur a remarqué en second lieu, que ce qui donne de l'éxercice & du mouvement à son esprit & à son coeur, qui étend la sphere de ses idées & de ses sentimens, avoit pour lui un attrait particulier. Il en a conclu que ce n'étoit point assez pour les arts que l'objet qu'ils auroient choisi, fût intéressant, mais qu'il devoit encore avoir toute la perfection, dont il est susceptible : 
== Page 83 ==
d'autant plus que cette perfection même renferme des qualités entierement conformes à la nature de notre ame & à ses besoins. Notre ame est un composé de force & de foiblesse. Elle veut s'élever, s'agrandir ; mais elle veut le faire aisément. Il faut l'exercer, mais ne pas l'exercer trop. C'est le double avantage qu'elle tire de la perfection des objets que les arts lui présentent. Elle y trouve d'abord la variété, qui suppose le nombre & la différence des parties, présentées à la fois, avec des positions, des gradations, des contrastes piquans. (il ne s'agit point de prouver aux hommes les charmes de la variété). L'esprit est remué par l'impression des différentes parties qui le frappent toutes ensemble, et chacune en particulier, & qui multiplient ainsi ses sentimens & ses idées. 
== Page 84 ==
Ce n'est point assez de les multiplier, il faut les élever & les étendre. C'est pour cela que l'art est obligé de donner à chacune de ces parties différentes, un dégré exquis de force et d'élégance, qui les rende singulieres, et les fasse paroître nouvelles. Tout ce qui est commun, est ordinairement médiocre. Tout ce qui est excellent, est rare, singulier & souvent nouveau. Ainsi, la variété et l'excellence des parties sont les deux ressorts qui agitent notre ame, & qui lui causent le plaisir qui accompagne le mouvement & l'action. Quel état plus délicieux que celui d'un homme qui ressentiroit à la fois les impressions les plus vives de la peinture, de la musique, de la danse, de la poësie, réunies toutes pour le charmer ! Pourquoi faut-il que ce plaisir soit si rarement d'accord avec la vertu ? Cette situation qui seroit délicieuse, 
== Page 85 ==
parce qu'elle exerceroit à la fois tous nos sens & toutes les facultés de notre ame, deviendroit désagréable, si elle les exerçoit trop. Il faut ménager notre foiblesse. La multitude des parties nous fatigueroit, si elles n'étoient point liées entr'elles par la régularité, qui les dispose tellement, qu'elles se réduisent toutes à un centre commun qui les unit. Rien n'est moins libre que l'art, dès qu'il a fait le premier pas. Un peintre qui a choisi la couleur et l'attitude d'une tête, si c'est un Raphaël ou un Rubens, voit en même-tems les couleurs & les plis de la draperie qu'il doit jetter sur le reste du corps. Le premier connoisseur qui vit le fameux torse de Rome reconnut, Hercule filant. Dans la musique le premier ton fait la loi, & quoiqu'on 
== Page 86 ==
paroisse s'en écarter quelquefois, ceux qui ont le jugement de l'oreille sentent aisément qu'on y tient toujours comme par un fil secret. Ce sont des écarts pindariques qui deviendroient un délire, si on perdoit de vue le point d'où l'on est parti, et le but où on doit arriver. L'unité & la variété produisent la symmétrie & la proportion : deux qualités qui supposent la distinction et la différence des parties, & en même-tems un certain rapport de conformité entr'elles. La symmétrie partage, pour ainsi dire, l'objet en deux, 
== Page 87 ==
place au milieu les parties uniques, et à côté celles qui sont répétées : ce qui forme une sorte de balance et d'équilibre qui donne de l'ordre, de la liberté, de la grace à l'objet. La proportion va plus loin, elle entre dans le détail des parties qu'elle compare entr'elles & avec le tout, et présente sous un même point de vue l'unité, la variété, & le concert agréable de ces deux qualités entr'elles. Telle est l'étendue de la loi du goût par rapport au choix & à l'arrangement des parties des objets. D'où il faut conclure, que la belle nature, telle qu'elle doit être présentée dans les arts, renferme toutes les qualités du beau & du bon. Elle doit nous flatter du côté de l'esprit, en nous offrant des objets parfaits en eux-mêmes, qui étendent et perfectionnent nos idées ; c'est le beau. Elle doit flatter notre coeur en nous montrant dans ces mêmes objets des 
== Page 88 ==
intérêts qui nous soient chers, qui tiennent à la conservation ou à la perfection de notre être, qui nous fassent sentir agréablement notre propre existence : & c'est le bon, qui, se réunissant avec le beau dans un même objet présenté, lui donne toutes les qualités dont il a besoin pour exercer & perfectionner à la fois notre coeur & notre esprit.  PARTIE 2 CHAPITRE 5  2 loi générale du goût. que la belle nature soit bien imitée. cette loi a le même fondement que la premiere. Les arts imitent la belle nature pour nous charmer, en nous élevant à une sphere plus parfaite que celle où nous sommes : 
== Page 89 ==
mais si cette imitation est imparfaite, le plaisir des arts est nécessairement mêlé de déplaisir. On veut nous montrer l'excellent, le parfait, mais on le manque & on nous laisse des regrets. J'allois jouir d'un beau songe, un trait mal rendu m'éveille et me ravit mon bonheur. L'imitation, pour être aussi parfaite qu'elle peut l'être, doit avoir deux qualités : l'exactitude & la liberté. L'une régle l'imitation, & l'autre l'anime. Nous supposons en vertu de la premiere loi, que les modéles sont bien choisis, bien composés, & nettement tracés dans l'esprit. Quand une fois l'artiste est arrivé à ce point, l'exactitude du pinceau n'est plus qu'une espèce de méchanisme. Les objets ne se conçoivent même bien, que quand ils sont revêtus des couleurs avec lesquelles ils doivent paroître au dehors : 
== Page 90 ==
ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement, et les mots, pour le dire, arrivent aisément. Ainsi tout est presque fini pour l'éxactitude, quand le tableau ideal est parfaitement formé. Mais il n'en est pas de même de la liberté, qui est d'autant plus difficile à atteindre, qu'elle paroît opposée à l'exactitude. Souvent l'une n'excelle qu'aux dépens de l'autre. Il semble que la nature se soit réservée à elle seule de les concilier, pour faire par-là reconnoître sa supériorité. Elle paroît toujours naïve, ingénue. Elle marche sans étude & sans réflexion, parce qu'elle est libre. Au lieu que les arts liés à un modéle portent presque toujours les marques de leur servitude. Les acteurs agissent rarement sur la scéne comme ils agiroient dans la réalité. Un Auguste de théâtre est tantôt embarassé de sa grandeur, tantôt 
== Page 91 ==
de ses sentimens. & si dans la comédie Crispin est plus vrai ; c'est que son rôle fabuleux approche davantage de sa condition réelle. Ainsi le grand principe pour imiter avec liberté dans les arts, seroit de se persuader qu'on est à Trezêne, qu'Hippolyte est mort, & qu'on est réellement Theramene. Alors l'action aura un autre feu & une autre liberté : paulum interesse censes ex animo omnia ut fert natura facias, an de industria. c'est pour atteindre à cette liberté que les grands peintres laissent quelquefois jouer leur pinceau sur la toile : tantôt, c'est une symmétrie rompue ; tantôt, un désordre affecté dans quelque petite partie ; ici, c'est un ornement négligé ; là, un défaut même, laissé à dessein : c'est la loi de l'imitation qui le veut : 
== Page 92 ==
à ces petits défauts marqués dans la peinture, l'esprit avec plaisir reconnoît la nature. Avant de finir ce chapitre, qui regarde la vérité de l'imitation, examinons d'où vient que les objets qui déplaisent dans la nature sont si agréables dans les arts : peut-être en trouverons-nous ici la raison. Nous venons de dire que les arts affectoient des négligences pour paroître plus naturels & plus vrais. Mais ce rafinement ne suffit pas encore, pour qu'ils nous trompent au point de nous les faire prendre pour la nature elle-même. Quelque vrai que soit le tableau, le cadre seul le trahit : in omni re procùl dubio vincit imitationem veritas . Cette observation suffit pour résoudre le problême dont il s'agit. Pour que les objets plaisent à notre esprit, il suffit qu'ils soient parfaits en eux-mêmes. Il les envisage 
== Page 93 ==
sans intérêt : & pourvu qu'il y trouve de la régularité, de la hardiesse, de l'élégance, il est satisfait. Il n'en est pas de même du coeur. Il n'est touché des objets que selon le rapport qu'ils ont avec son avantage propre. C'est ce qui régle son amour ou sa haine. De-là il s'ensuit, que l'esprit doit être plus satisfait des ouvrages de l'art, qui lui offre le beau ; qu'il ne l'est ordinairement de ceux de la nature, qui a toujours quelque chose d'imparfait : & que le coeur au contraire, doit s'intéresser moins aux objets artificiels qu'aux objets naturels, parce qu'il a moins d'avantage à en attendre. Il faut développer cette seconde conséquence. Nous avons dit que la vérité l'emportoit toujours sur l'imitation. Par conséquent, quelque soigneusement que soit imitée la nature, l'art s'échappe toujours, & avertit le coeur, que ce qu'on lui présente n'est qu'un 
== Page 94 ==
fantôme, qu'une apparence ; et qu'ainsi il ne peut lui apporter rien de réel. C'est ce qui revêt d'agrément dans les arts les objets qui étoient désagréables dans la nature. Dans la nature ils nous faisoient craindre notre destruction, ils nous causoient une émotion accompagnée de la vue d'un danger réel : & comme l'émotion nous plaît par elle-même, et que la réalité du danger nous déplaît, il s'agissoit de séparer ces deux parties de la même impression. C'est à quoi l'art a réussi : en nous présentant l'objet qui nous effraye, et en se laissant voir en même-tems lui-même, pour nous rassurer & nous donner, par ce moyen, le plaisir de l'émotion, sans aucun mêlange desagréable. Et s'il arrive par un heureux effort de l'art, qu'il soit pris un moment pour la nature elle-même, qu'il peigne par exemple un serpent, assez bien pour nous causer 
== Page 95 ==
les allarmes d'un danger véritable ; cette terreur est aussitôt suivie d'un retour gracieux, où l'ame jouit de sa délivrance comme d'un bonheur réel. Ainsi l'imitation est toujours la source de l'agrément. C'est elle qui tempere l'émotion, dont l'excès seroit désagréable. C'est elle qui dédommage le coeur, quand il en a souffert l'excès. Ces effets de l'imitation si avantageux pour les objets désagréables, se tournent entiérement contre les objets agréables par la même raison. L'impression est affoiblie : l'art qui paroît à côté de l'objet agréable, fait connoître qu'il est faux. S'il est assez bien imité, pour paroître vrai, et pour que le coeur en jouisse un instant comme d'un bien réel ; le retour, qui suit, rompt le charme et rejette le coeur, plus triste, dans son premier état. Ainsi, toutes choses égales d'ailleurs, le coeur doit être 
== Page 96 ==
beaucoup moins content des objets agréables dans les arts, que des des-sagréables. Aussi voit-on que les artistes réussissent beaucoup plus aisément dans les uns que dans les autres. Dès qu'une fois les acteurs sont arrivés à un bonheur constant, on les abandonne. & si on est touché de leur joie dans quelques scénes qui passent vîte, c'est parce qu'ils sortent d'un danger, ou qu'ils sont prêts d'y entrer. Il est vrai cependant qu'il y a dans les arts des images gracieuses qui nous charment ; mais elles nous feroient incomparablement plus de plaisir, si elles étoient réalisées : & au contraire, la peinture qui nous remplit d'une terreur agréable, nous feroit horreur dans la réalité. Je sais bien qu'une partie de l'avantage des objets tristes dans les arts, vient de la disposition naturelle des hommes, qui, étant nés foibles et malheureux, sont très-susceptibles de 
== Page 97 ==
crainte & de tristesse ; mais je n'ai point entrepris de montrer ici toutes les raisons que peuvent avoir les artistes, pour choisir ces sortes d'objets : il me suffisoit de faire voir, que c'est l'imitation qui met les arts en état de tirer avantage de cette disposition, qui est desavantageuse dans la nature.  PARTIE 2 CHAPITRE 6  qu'il y a des regles particulieres pour chaque ouvrage, & que le goût ne les trouve que dans la nature. le goût est une connoissance des regles par le sentiment. Cette maniere de les connoître est beaucoup plus fine & plus sure que celle de l'esprit : & même sans elle, toutes les lumieres de l'esprit sont presque inutiles 
== Page 98 ==
à quiconque veut composer. Vous savez votre art en géometre. Vous pouvez dire quelles en sont les loix. Vous pouvez même tracer un plan en général : mais voici un terrain avec quelques irrégularités, donnez-nous le plan qui lui convient le plus, eu égard aux tems, aux personnes, etc. Votre spéculation est déconcertée. Je sais que l'exorde d'un discours doit être clair, modeste & intéressant. Mais quand je viendrai à l'application de la régle ; qui me dira si mes pensées, mes expressions, mes tours remplissent cette régle ? Qui me dira, où je dois commencer une image, où je dois la finir, la placer ? L'exemple des grands maîtres ? Le sujet est neuf, ou s'il ne l'est pas, les circonstances le sont. Il y a plus : vous avez fait un excellent ouvrage : les connoisseurs l'ont approuvé : l'esprit & le coeur 
== Page 99 ==
ont été également contents. Est-ce assez ? Sera-ce un modéle pour un autre ouvrage ? Non : la matiere est changée. Là, Oedipe mouroit de douleur : ici, Oreste vangé revit par la joie. Vous retiendrez seulement les points fondamentaux, qui sont, l'ordre et la symmétrie. Mais il vous faut une autre disposition, un autre ton, d'autres régles particulieres, qui soient tirées du fonds même du sujet. Le génie peut les trouver, les présenter à l'artiste : mais qui les choisira, qui les saisira ? Le goût, et le goût seul. C'est lui qui guidera le génie dans l'invention des parties, qui les disposera, qui les unira, qui les polira : c'est lui, en un mot, qui sera l'ordonnateur, & presque l'ouvrier. Ces régles particulieres vous effrayent : où les trouver ? Vous êtes poëte, peintre, musicien ; vous avez un talent surnaturel : 
== Page 100 ==
ingenium ac mens divinior : vous savez interroger le grand maître : les idées que vous devez exécuter sont quelque part ; & si vous voulez les trouver : respicere exemplar morum vitaeque jubebo. c'est ce livre dans lequel il faut savoir lire : c'est la nature. & si vous ne pouvez y lire par vous-même, je pourrois vous dire : retirez-vous, le lieu est sacré . Mais si l'amour de la gloire vous emporte ; lisez au moins les ouvrages de ceux qui ont eu des yeux. Le sentiment seul vous fera découvrir ce qui avoit échappé aux recherches de votre esprit. Lisez les anciens : imitez-les, si vous ne pouvez imiter la nature. Quoi ! Toujours imiter, dites-vous, toujours être esclave ? Créez donc, faites comme Homere, Milton, Corneille : montez sur le trépied sacré pour y prononcer des oracles. 
== Page 101 ==
Le dieu est sourd, il n'écoute point vos voeux ? Réduisez-vous donc à être, comme nous, admirateur de ceux que vous ne pouvez atteindre ; & souvenez-vous, qu'un petit nombre suffit pour créer des modéles au reste du genre humain. On connoît la nature du goût et ses loix : elles sont, comme on vient de le voir, entiérement d'accord avec la nature & les fonctions du génie. Il ne s'agit plus que d'en faire l'application détaillée aux différentes especes d'arts. Mais qu'on me permette de m'arrêter ici auparavant, pour tirer des conséquences de ce que nous venons de dire sur le goût : elles ne peuvent être étrangeres à notre sujet. 
== Page 102 ==
PARTIE 2 CHAPITRE 7  1 conséquence. qu'il n'y a qu'un bon goût en général : & qu'il peut y en avoir plusieurs en particulier. la premiere partie de cette conséquence est prouvée par tout ce qui précede. La nature est le seul objet du goût : donc il n'y a qu'un seul bon goût, qui est celui de la nature. Les arts mêmes ne peuvent être parfaits qu'en représentant la nature : donc le goût qui régne dans les arts mêmes, doit être encore celui de la nature. Ainsi il ne peut y avoir en général qu'un seul bon goût, qui est celui qui approuve la belle nature : & tous ceux qui ne l'approuvent point, ont nécessairement le goût mauvais. 
== Page 103 ==
Cependant on voit des goûts différens dans les hommes & dans les nations qui ont la réputation d'être éclairées & polies. Serons-nous assez hardis, pour préférer celui que nous avons à celui des autres, & pour les condamner ? Ce seroit une témérité, et même une injustice ; parce que les goûts en particulier peuvent être différens, ou même opposés, sans cesser d'être bons en soi. La raison en est, d'un côté, dans la richesse de la nature : & de l'autre, dans les bornes du coeur & de l'esprit humain. La nature est infiniment riche en objets, & chacun de ces objets peut être consideré d'un nombre infini de manieres. Imaginons un modéle placé dans une salle de desseing. L'artiste peut le copier sous autant de faces, qu'il y a de points de vue d'où il peut l'envisager. Qu'on change l'attitude et la position de ce modéle : voilà un 
== Page 104 ==
nouvel ordre de traits & de combinaisons qui s'offre au dessinateur. Et comme cette position du même modéle peut se varier à l'infini, et que ces variations peuvent encore se multiplier par les points de vue qui sont aussi infinis ; il s'ensuit que le même objet peut être représenté sous un nombre infini de faces toutes différentes, & cependant toutes régulieres & entiérement conformes à la nature & au bon goût. Ciceron a traité la conjuration de Catilina en orateur, & en orateur-consul, avec toute la majesté et toute la force de l'eloquence jointe à l'autorité. Il prouve : il peint : il éxagere : ses paroles sont des traits de feu. Salluste est dans un autre point de vue. C'est un historien qui considere l'événement sans passion : son récit est une exposition simple, qui n'inspire d'autre intérêt que celui des faits. 
== Page 105 ==
La musique françoise & l'italienne ont chacune leur caractere. L'une n'est pas la bonne musique : l'autre, la mauvaise. Ce sont deux soeurs, ou plutôt deux faces du même objet. Allons plus loin encore : la nature a une infinité de desseings que nous connoissons ; mais elle en a aussi une infinité que nous ne connoissons pas. Nous ne risquons rien de lui attribuer tout ce que nous concevons comme possible selon les loix ordinaires. id est maximè naturale, dit Quintilien, quod fieri natura optimè patitur . On peut former par l'esprit des êtres qui n'existent pas, et qui cependant soient naturels. On peut rapprocher ce qui est séparé, et séparer ce qui est uni dans la nature. Elle se prête, à condition qu'on saura respecter ses loix fondamentales ; et qu'on n'ira pas accoupler les serpens avec les oiseaux, ni les brebis 
== Page 106 ==
avec les tigres. Les monstres sont effrayans dans la nature, dans les arts ils sont ridicules. Il suffit donc de peindre ce qui est vraisemblable ; on ne peut mener un poëte plus loin. Que Théocrite ait peint la naïveté riante des bergers : que Virgile y ait ajouté seulement quelques dégrés d'élégance & de politesse ; ce n'étoit point une loi pour M De Fontenelle. Il lui a été permis d'aller plus loin, & de se divertir par une jolie mascarade, en peignant la cour en bergerie. Il a su joindre la délicatesse et l'esprit avec quelques guirlandes champêtres, il a rempli son objet. Il n'y a à reprendre dans son ouvrage que le titre, qui auroit dû être différent de ceux de Théocrite et de Virgile. Son idée est fort belle : son plan est ingénieux : rien n'est si délicat que l'exécution : mais il lui a donné un nom qui nous trompe. 
== Page 107 ==
Voilà la richesse de la nature, ce me semble, assez établie. Le même homme pouvoit-il faire usage à la fois de tous ces trésors ? La multitude n'auroit fait que le distraire & l'empêcher de jouir. C'est pourquoi la nature, ayant fait des provisions pour tout le genre humain, devoit, par prévoyance, distribuer à chacun des hommes en particulier, une portion de goût, qui le déterminât principalement à certains objets. C'est ce qu'elle a fait, en formant leurs organes, de maniere qu'ils se portassent vers une partie, plutôt que sur le tout. Les ames bien conformées ont un goût général pour tout ce qui est naturel, & en même-tems, un amour de préférence, qui les attache à certains objets en particulier : et c'est cet amour qui fixe les talens, & les conserve en les fixant. Qu'il soit donc permis à chacun 
== Page 108 ==
d'avoir son goût : pourvu qu'il soit pour quelque partie de la nature. Que les uns aiment le riant, d'autres le sérieux ; ceux-ci le naïf, ceux-là le grand, le majestueux, etc. Ces objets sont dans la nature, & s'y relevent par le contraste. Il y a des hommes assez heureux pour les embrasser presque tous. Les objets mêmes leur donnent le ton du sentiment. Ils aiment le sérieux dans un sujet grave ; l'enjoué, dans un sujet badin. Ils ont autant de facilité à pleurer à la tragédie, qu'ils en ont à rire à la comédie : mais on ne doit point pour cela me faire, à moi, un crime, d'être resserré dans des bornes plus étroites. Il seroit plus juste de me plaindre. 
== Page 109 ==
PARTIE 2 CHAPITRE 8  2 consequence. les arts étant imitateurs de la nature, c'est par la comparaison qu'on doit juger des arts. deux manieres de comparer. si les beaux arts ne présentoient qu'un spectacle indifférent, qu'une imitation froide de quelque objet qui nous fût entiérement étranger ; on en jugeroit comme d'un portrait : en le comparant seulement avec son modéle. Mais comme ils sont 
== Page 110 ==
faits pour nous plaire, ils ont besoin du suffrage du coeur aussi-bien que de celui de la raison. Il y a le beau, le parfait idéal de la poësie, de la peinture, de tous les autres arts. On peut concevoir par l'esprit la nature parfaite & sans défaut, de même que Platon a conçu sa république, Xenophon sa monarchie, Ciceron son orateur. Comme cette idée seroit le point fixe de la perfection ; les rangs des ouvrages seroient marqués par le dégré de proximité ou d'éloignement qu'ils auroient avec ce point. Mais s'il étoit nécessaire d'avoir cette idée ; comme il faudroit l'avoir, non seulement pour tous les genres, mais encore pour tous les sujets dans chaque genre ; combien compteroit-on d'Aristarques ? Nous pouvons bien suivre un auteur, ou même courir devant lui dans sa matiere, jusqu'à un certain point. 
== Page 111 ==
Le sujet bien connu, nous fait entrevoir du premier coup d'oeil certains traits qui sont si naturels & si frappans, qu'on ne peut les omettre dans la composition : l'auteur les a mis en oeuvre, & nous lui en sçavons gré. Il en a employé d'autres, que nous n'avions pas apperçus : mais nous les avons reconnus pour être de la nature : et en conséquence, nous lui avons accordé un nouveau dégré d'estime. Il fait plus, il nous montre des traits que nous n'avions pas cru possibles, & il nous force de les approuver encore, par la raison qu'ils sont naturels, & pris dans le sujet : c'est Corneille qui a peint de tête : il avoit des mémoires secrets sur la sublime nature : nous avouons tout : nous admirons. Il nous a élevé avec lui, & emporté dans la sphere qu'il habite : nous y sommes. Qui de nous sera assez hardi pour assurer qu'il est encore des dégrés au-delà ? Que le 
== Page 112 ==
poëte s'est arrêté en chemin : qu'il n'a pas eu les aîles assez fortes pour arriver au but. Il faudroit avoir mesuré l'espace au moins des yeux. cet ouvrage a des défauts : c'est un jugement qui est à la portée de la plupart. Mais, cet ouvrage n'a pas toutes les beautés dont il est susceptible : c'en est un autre, qui n'est réservé qu'aux esprits du premier ordre. On sent, après ce qu'on vient de dire, la raison de l'un & de l'autre. Pour porter le premier jugement, il suffit de comparer ce qui a été fait, avec les idées ordinaires qui sont toujours avec nous, quand nous voulons juger des arts, & qui nous offrent des plans, au moins ébauchés, où nous pouvons reconnoître les principales fautes de l'exécution. Au lieu que pour le second, il faut avoir compris toute l'étendue possible de l'art, dans le sujet choisi par l'auteur. Ce qui est à peine accordé aux plus grands génies. 
== Page 113 ==
Il y a une autre espèce de comparaison, qui n'est point de l'art avec la belle nature. C'est celle des différentes impressions que produisent en nous les différens ouvrages du même art, dans la même espèce. C'est une comparaison qui se fait par le goût seul : au lieu que l'autre se fait par l'esprit. & comme la décision du goût, aussi-bien que celle de l'esprit, dépend de l'imitation, & de la qualité des objets qu'on imite ; on a dans cette décision du goût, celle de l'esprit même. Je lis les satyres de Despréaux. La premiere me fait plaisir. Ce sentiment prouve qu'elle est bonne : mais il ne prouve point qu'elle soit excellente. Je continue : mon plaisir s'augmente à mesure que j'avance. Le génie de l'auteur s'éleve de plus en plus, jusqu'à la neuviéme : mon goût s'éleve avec lui. L'auteur n'a pu s'élever 
== Page 114 ==
plus haut : mon goût est resté au même point que son génie. Ainsi le dégré de sentiment que cette satyre m'a fait éprouver, est ma régle, pour juger de toutes les autres satyres. Vous avez l'idée d'une tragédie parfaite. Il n'y a point de doute que ce ne soit celle qui touche le plus vivement, & le plus long-tems le spectateur. Lisez le moins parfait de tous les Oedipes que nous avons. Vous l'avez lu, & il vous a touché. Prenez-en un autre, & allez ainsi par ordre, jusqu'à ce que vous soyez arrivé à celui de Sophocle, qu'on regarde comme le chef-d'oeuvre de la muse tragique, & le modéle des régles mêmes. Vous avez remarqué dans l'un, des hors d'oeuvres, qui vous détournent : dans l'autre, des déclamations qui vous refroidissent : dans celui-ci, un style bouffi & une fausse majesté : 
== Page 115 ==
dans celui-là, des beautés forcées pour tenir place de celles qu'on a rejettées, crainte d'être copiste. D'un autre côté, vous avez vu dans Sophocle une action qui marche presque seule & sans art. Vous avez senti l'émotion qui croît à chaque scene : le style qui est noble & sage vous éleve, sans vous distraire. Vous êtes attaché au sort du malheureux Oedipe : vous le pleurez, & vous aimez votre douleur. Souvenez-vous de l'espèce & du dégré de sentiment que vous avez éprouvé : ce sera dorénavant votre régle. Si un autre auteur étoit assez heureux pour y ajouter encore, votre goût en deviendroit plus exquis & plus élevé : mais en attendant, ce sera sur ce dégré, que vous jugerez les autres tragédies ; et elles seront bonnes ou mauvaises, plus ou moins, selon le dégré de proximité ou d'éloignement qu'elles auront avec ces degrés, 
== Page 116 ==
et cette suite de sentimens que vous avez éprouvés. Faisons encore un pas : tâchons d'approcher de ce beau idéal qui est la loi suprême. Lisons les plus excellens ouvrages dans le même genre. Nous sommes touchés de l'enthousiasme et des emportemens d'Homere, de la sagesse & de la précision de Virgile. Corneille nous a enlevé par sa noblesse, & Racine nous a charmés par sa douceur. Faisons un heureux mélange des qualités uniques de ces grands hommes : nous formerons un modéle idéal supérieur à tout ce qui est ; & ce modéle sera la regle souveraine et infaillible de toutes nos décisions. C'est ainsi que les stoïciens avoient la mesure de la sagesse humaine dans le sage qu'ils imaginoient : & que Juvenal trouvoit les plus grands poëtes, au-dessous de l'idée qu'il avoit conçue de la poësie par un sentiment 
== Page 117 ==
que ses termes ne pouvoient exprimer. qualem nequeo monstrare, & sentio tantùm.  PARTIE 2 CHAPITRE 9  3 consequence. le goût de la nature étant le même que celui des arts, il n'y a qu'un seul goût qui s'étend à tout, et même sur les moeurs. l'esprit saisit sur le champ la justesse de cette conséquence. En effet, qu'on jette les yeux sur l'histoire des nations, on verra toujours l'humanité & les vertus civiles, dont elle est la mere, à la suite des beaux arts. C'est par-là qu'Athenes fut l'école de la délicatesse ; que Rome, malgré sa férocité originaire, s'adoucit ; que tous les peuples, 
== Page 118 ==
à proportion du commerce qu'ils eurent avec les muses, devinrent plus sensibles & plus bienfaisans. Il n'est pas possible que les yeux les plus grossiers, voyant chaque jour les chef-d'oeuvres de la sculpture et de la peinture, ayant devant eux des édifices superbes & réguliers ; que les génies les moins disposés à la vertu & aux graces, à force de lire des ouvrages pensés noblement, et délicatement exprimés, ne prennent une certaine habitude de l'ordre, de la noblesse, de la délicatesse. Si l'histoire fait éclore des vertus ; pourquoi la prudence d'Ulysse, la valeur d'Achille n'allumeroient-elles pas le même feu ? Pourquoi les graces d'Anacréon, de Bion, de Moschus n'adouciroient-elles pas nos moeurs ? Pourquoi tant de spectacles, où le noble se trouve réuni avec le gracieux, ne nous donneroient-ils 
== Page 119 ==
pas le goût du beau, du décent, du délicat ? Nos peres, & nos peres savans, battoient des mains aux représentations comiques de nos saints mystéres, un paysan aujourd'hui en sentiroit l'indécence. Tel est le progrès du goût : le public se laisse prendre peu à peu par les exemples. à force de voir, même sans remarquer, on se forme insensiblement sur ce qu'on a vu. Les grands artistes exposent dans leurs 
== Page 120 ==
ouvrages les traits de la belle nature : ceux qui ont eu quelque éducation, les approuvent d'abord ; le peuple même en est frappé. On s'applique le modéle sans y penser. On retranche peu à peu ce qui est de trop : on ajoute ce qui manque. Les façons, les discours, les démarches extérieures se sentent d'abord de la réforme : elle passe jusqu'à l'esprit. On veut que les pensées, quand elles sortiront au-dehors, paroissent justes, naturelles, & propres à nous mériter l'estime des autres hommes. Bientôt le coeur s'y soumet aussi, on veut paroître bon, simple, droit : en un mot, on veut que tout le citoyen s'annonce par une expression vive & gracieuse, également éloignée de la grossiereté & de l'affectation : deux vices aussi contraires au goût dans la société, qu'ils le sont dans les arts. Car le goût a par-tout les mêmes régles. Il veut qu'on ôte tout 
== Page 121 ==
ce qui peut faire une impression fâcheuse, et qu'on offre tout ce qui peut en produire une agréable. Voilà le principe général. C'est à chacun à l'étudier selon sa portée, & à en tirer des conclusions pratiques : plus on les portera loin, plus le goût aura de finesse & d'étendue. Si on pratiquoit la religion chrétienne comme on la croit : elle feroit, en un moment, ce que les arts ne peuvent faire qu'imparfaitement, et avec des années & quelquefois des siécles. Un parfait chrétien est un citoyen parfait. Il a le dehors de la vertu, parce qu'il en a le fonds. Il ne veut nuire à qui que ce soit, & veut obliger tout le monde ; & en prend efficacement tous les moyens possibles. Mais comme le plus grand nombre n'est chrétien que par l'esprit ; il est très-avantageux pour la vie civile, qu'on inspire aux hommes 
== Page 122 ==
des sentimens qui tiennent quelque lieu de la charité évangélique. Or ces sentimens ne se communiquent que par les arts, qui, étant imitateurs de la nature, nous rapprochent d'elle, & nous présentent pour modéles, sa simplicité, sa droiture, sa bienfaisance qui s'étend également à tous les hommes.  PARTIE 2 CHAPITRE 10  4 & derniere conséquence. combien il est important de former le goût de bonne heure, & comment on devroit le former. il ne peut y avoir de bonheur pour l'homme, qu'autant que ses goûts sont conformes à sa raison. Un coeur qui se révolte contre les lumieres de l'esprit, un esprit qui condamne les 
== Page 123 ==
mouvemens du coeur, ne peuvent produire qu'une sorte de guerre intestine, qui empoisonne tous les instans de la vie. Pour assurer le concert de ces deux parties de notre ame, il faudroit être aussi attentif à former le goût, qu'on l'est à former la raison. & même, comme celle-ci perd rarement ses droits, et qu'elle s'explique presque toujours assez, lors même qu'on ne l'écoute point ; il semble que le goût devroit mériter la premiere & la plus grande attention ; d'autant plus, qu'il est le premier exposé à la corruption, le plus aisé à corrompre, le plus difficile à guérir, & enfin qu'il a 
== Page 124 ==
le plus d'influence sur notre conduite. Le bon goût est un amour habituel de l'ordre. Il s'étend, comme nous venons de le dire, sur les moeurs aussi bien que sur les ouvrages d'esprit. La symmétrie des parties entr'elles & avec le tout, est aussi nécessaire dans la conduite d'une action morale que dans un tableau. Cet amour est une vertu de l'ame qui se porte à tous les objets, qui ont rapport à nous, & qui prend le nom de goût dans les choses d'agrément, et retient celui de vertu lorsqu'il s'agit des moeurs. Quand cette partie est négligée dans l'âge le plus tendre, on sent assez quelles en doivent être les suites. Si on jugeoit des goûts & des passions des hommes, moins par leur objet & par les forces qu'elles font mouvoir pour y arriver, que par le trouble qu'elles portent dans l'ame ; 
== Page 125 ==
on verroit que les âges n'y mettent pas plus de différence que les conditions. La colere d'un homme privé n'est pas, de soi, moins violente que celle d'un roi : quoique les effets extérieurs en soient moins terribles. Un pere rit des dépits, de l'ambition, de l'avidité d'un enfant qui sort du berceau : ce n'est qu'une étincelle, il est vrai, mais une étincelle, à qui il ne manque que la matière, pour être un incendie. L'impression se fait sur les organes : le pli se prend : & quand on veut le réformer dans la suite, on y trouve une résistance qu'on rejette sur la nature, & qu'on devroit imputer à l'habitude. Que dans les premiers jours de la vie, l'ame comme étonnée de sa prison, demeure quelque-tems dans une espece de stupidité & d'engourdissement ; ce n'est pas une preuve qu'elle ne s'éveille que quand elle 
== Page 126 ==
commence à raisonner. Elle s'agite bientôt par les desirs qui naissent du besoin : les organes l'avertissent de donner ses ordres : & le commerce du corps avec l'ame s'établit par les impressions réciproques de l'un sur l'autre. L'ame reconnoît dès-lors en silence toutes ses facultés : elle les prépare & les met en jeu. Elle amasse par le ministére des yeux, des oreilles, du tact, & des autres sens, les connoissances & les idées qui sont comme les provisions de la vie. Et comme dans ces acquisitions, c'est le sentiment qui régne & qui agit seul ; il doit avoir fait déja des progrès infinis, avant que la raison ait fait seulement le premier pas. Peuvent-ils être indifférens ces progrès, qui sont si souvent contraires aux intérêts de la raison, qui troublent sans cesse son empire, et ont assez de force, ou pour la rendre esclave, ou pour la dépouiller d'une 
== Page 127 ==
partie de ses droits ? & s'ils ne sont rien moins qu'indifférens ; seroit-il possible, qu'il n'y eût pas de moyen pour les régler, ou pour les prévenir ? On le croiroit presque, à en juger par le peu de soin qu'on donne ordinairement aux quatre ou cinq premieres années de l'enfance. Toute l'attention se termine aux besoins du corps. On ne songe point que c'est dans ce tems que les organes achévent de prendre cette consistence, qui prépare les caractères & même les talens : & qu'une partie de la conformation de ces organes dépend des ébranlemens & des impressions qui viennent de l'ame. Tant que l'ame ne s'exerce que par le sentiment, c'est le goût seul qui la méne : elle ne délibére point ; parce que l'impression présente la détermine. C'est de l'objet seul qu'elle prend la loi. Il faudroit donc lui présenter dans ces tems une suite 
== Page 128 ==
d'objets, capables de ne produire que des sentimens agréables & doux, et lui dérober la connoissance de tous ceux dont on ne pourroit la détourner, qu'en la jettant dans la tristesse ou l'impatience : & par-là, on formeroit peu à peu dans l'homme, dès sa plus tendre enfance, l'habitude de la gayeté, qui fait son propre bonheur, & celle de la douceur, qui doit faire celui des autres. Quand l'homme commence à sortir de cet état de servitude où il est retenu par les objets extérieurs, et qu'il entre en possession de lui-même par la raison & par la liberté ; on ne songe d'ordinaire qu'à lui cultiver l'esprit. On oublie encore 
== Page 129 ==
entiérement le goût : ou si l'on y pense, c'est pour le détruire en voulant le forcer. On ne sait point que c'est la partie de notre ame qui est la plus délicate, celle qui doit être maniée avec le plus d'art. Il faut feindre de le suivre lors même qu'on veut le redresser : & tout est perdu, s'il sent la main qui le réduit : ... tunc fallere solers apposita intortos extendit regula mores. c'étoit le grand & très-rare talent de celui que Perse avoit eu pour maître. Aussitôt qu'un enfant ouvre les yeux de l'esprit, & qu'il voit l'univers ; le ciel, les astres, les plantes, les animaux, tout ce qui l'environne le frappe, il fait mille questions : il veut savoir tout. C'est la nature qui le pousse, qui le guide : et elle le guide bien. Il est juste que le nouveau citoyen qui arrive dans 
== Page 130 ==
le monde, connoisse d'abord sa demeure, et ce qu'on y a préparé pour lui. Il faudroit suivre ce rayon de lumiere, satisfaire cette curiosité, la piquer de plus en plus par le succès. Mais on l'arrête, on l'étouffe en naissant, pour lui substituer une triste contrainte qui jette l'esprit dans des travaux que le dégoût rend infructueux, & qui éteignent quelquefois pour toujours, cette curiosité que la nature avoit destinée à être l'éguillon de l'esprit & le germe des sciences. On met à l'entrée des études précisément ce qui peut en détourner les enfans, ou les en dégoûter : des régles abstraites, des maximes séches, des principes généraux, de la métaphysique. Sont-ce là les jouets de l'enfance ? Les arts ont deux parties : la spéculation & la pratique, l'une peut aller avant l'autre, pourvu qu'on ne les sépare point pour 
== Page 131 ==
toujours. Que ne leur donne-t'on d'abord celle qui est le plus à leur portée, qui est la plus conforme à leur caractère & à leur âge : celle qui a le plus d'objets sensibles, qui donne le plus de jeu & de mouvement à l'esprit, en un mot celle qui promet le moins de peine & le plus de succès ? Car c'est le succès qui nourrit le goût : & le succès & le goût annoncent le talent. Ces trois choses ne se séparent jamais. De sorte que si après avoir essayé d'une route pendant quelque-tems, l'esprit ne s'y plaît pas ; c'est une marque qu'elle n'est point faite pour le mener à la gloire. Envain employeroit-on la contrainte ; elle ne feroit que diminuer encore le goût, et enlaidir les objets. La seule ressource, si on ne veut point y renoncer absolument, c'est de les présenter sous une autre face. & s'ils ne plaisent 
== Page 132 ==
point encore, il vaut beaucoup mieux les abandonner pour toujours, que d'occasionner par l'obstination une suite de sentimens qui pourroit faire perdre à l'ame sa gayeté & sa douceur, deux vertus qu'aucun talent de l'esprit ne sauroit payer. On peut tenter un autre voye. Les talens sont aussi variés que les besoins de la vie humaine ; la nature y a pourvu : & en mere bienfaisante, elle ne produit aucun homme, sans le doter de quelque qualité utile, qui lui sert de recommandation auprès des autres hommes. C'est cette qualité qu'il faut reconnoître et cultiver, si on veut voir fructifier les soins de l'éducation. Autrement, on va contre les intentions de la nature qui résiste constamment au projet, et le fait presque toujours échouer. 
== Page 133 ==
PARTIE 3  où le principe de l'imitation est verifié par son application aux differens arts. cette partie sera divisée en trois sections, dans lesquelles on prouvera que les régles de la 
== Page 134 ==
poësie, de la peinture, de la musique et de la danse, sont renfermées dans l'imitation de la belle nature.  PARTIE 3 SECTION 1  l'art poëtique est renfermé dans l'imitation de la belle nature.  PARTIE 3 SECTION 1 CHAPITRE 1  où on réfute les opinions contraires au principe de l'imitation. si les preuves que nous avons données jusqu'ici ont été trouvées suffisantes pour fonder le principe de l'imitation ; il est inutile de nous arrêter à réfuter les différentes opinions des auteurs sur l'essence de la 
== Page 135 ==
poësie : & si nous nous y arrêtons un moment, ce sera moins pour les combattre en régle, que pour en donner un court exposé, qui suffira pour lever tous les scrupules qu'elles auroient pu faire naître dans l'esprit du lecteur. Quelques-uns ont prétendu que l'essence de la poësie étoit la fiction. Il ne s'agit que d'expliquer le terme, et de convenir de sa signification. Si par fiction , ils entendent la même chose que feindre , ou fingere chez les latins ; le mot de fiction ne doit signifier que l'imitation artificielle des caractères, des moeurs, des actions, des discours, etc. Tellement que feindre sera la même chose que representer , ou plutôt contrefaire : alors cette opinion rentre dans celle que nous avons établie. S'ils resserrent la signification de ce terme, & que par fiction , ils entendent le ministere des dieux que 
== Page 136 ==
le poëte fait intervenir pour mettre en jeu les ressorts secrets de son poëme ; il est évident que la fiction n'est pas essentielle à la poësie ; parce qu'autrement la tragédie, la comédie, la plûpart des odes cesseroient d'être de vrais poëmes, ce qui seroit contraire aux idées les plus universellement reçues. Enfin si par fiction on veut signifier les figures qui prêtent de la vie aux choses inanimées, & des corps aux choses insensibles, qui les font parler & agir, telles que sont les métaphores & les allégories ; la fiction alors n'est plus qu'un tour poëtique, qui peut convenir à la prose même. C'est le langage de la passion qui dédaigne l'expression vulgaire : c'est la parure & non le corps de la poësie. D'autres ont cru que la poësie consistoit dans la versification. Le peuple frappé de cette mesure 
== Page 137 ==
sensible qui caractérise l'expression poëtique & la sépare de celle de la prose, donne le nom de poëme à tout ce qui est mis en vers : histoire, physique, morale, théologie, toutes les sciences, tous les arts qui doivent être le fonds naturel de la prose, deviennent ainsi des sujets de poëme. L'oreille touchée par des cadences régulieres, l'imagination échauffée par quelques figures hardies et qui avoient besoin d'être autorisées par la licence poëtique, quelquefois même l'art de l'auteur qui, né poëte, a communiqué une partie de son feu à des matières séches, et qui paroissoient résister aux graces, tout cela séduit les esprits peu instruits de la nature des choses ; et dès qu'on voit l'extérieur de la poësie, on s'arrête à l'écorce, sans se donner la peine de pénétrer plus avant. On voit des vers, et on dit, voilà un poëme ; parce 
== Page 138 ==
que ce n'est point de la prose. Ce préjugé est aussi ancien que la poësie même. Les premiers poëmes furent des hymnes qu'on chantoit, et au chant desquels on associoit la danse. Homere & Tite-Live en donneront la preuve. Or pour former un concert de ces trois expressions, des paroles, du chant, et de la danse ; il falloit nécessairement qu'elles eussent une mesure commune qui les fît tomber toutes trois ensemble : sans quoi l'harmonie eût été déconcertée. Cette mesure étoit le coloris : ce qui frappe d'abord tous les hommes. Au lieu que l'imitation qui en étoit le fonds et comme le desseing, a échappé à la 
== Page 139 ==
plûpart des yeux qui la voyent, sans la remarquer. Cependant cette mesure ne constitua jamais ce qu'on appelle un vrai poëme : ... neque enim concludere versum, dixeris esse satis. et si cela suffisoit, la poësie ne seroit qu'un jeu d'enfant, qu'un frivole arrangement de mots que la moindre transposition feroit disparoître : eripias si tempora certa modosque & quod prius ordine verbum est, posterius facias, praeponens ultima primis. alors le masque est levé : on reconnoît la prose toute simple & toute nue, le poëte n'est plus. Il n'en est pas ainsi de la vraie poësie. On a beau renverser l'ordre, déranger les mots, rompre la mesure : elle perd l'harmonie, il est vrai ; mais elle ne perd point sa nature. 
== Page 140 ==
La poësie des choses reste toujours ; on la retrouve dans ses membres dispersés. invenias etiam disjecti membra poëtae. cela n'empêche point qu'on ne convienne qu'un poëme sans versification, ne seroit pas un poëme. Nous l'avons dit, les mesures & l'harmonie sont les couleurs, sans lesquelles la poësie n'est qu'une estampe. Le tableau représentera, si vous le voulez, les contours ou la forme, et tout au plus les jours & les ombres locales ; mais on n'y verra point le coloris parfait de l'art. La troisiéme opinion est celle qui met l'essence de la poësie dans l'enthousiasme. Nous l'avons défini dans la premiere partie, & nous en avons marqué les fonctions, qui s'étendent également à tous les beaux arts. Il convient même à la prose ; puisque 
== Page 141 ==
la passion avec tous ses dégrés ne monte pas moins dans les tribunes que sur les théâtres. Ciceron veut que l'orateur soit ardent comme la foudre, véhément comme un orage, rapide comme un torrent, qu'il se précipite, qu'il renverse tout par son impétuosité. vehemens ut procella, excitatus ut torrens, incensus ut fulmen, tonat, fulgurat, & rapidis eloquentiae fluctibus cuncta proruit et proturbat : l'enthousiasme poëtique a-t-il rien de plus emporté ou de plus violent ? & quand Periclés tonnoit & foudroyoit & renversoit la Grece , l'enthousiasme régnoit-il dans ses discours avec moins d'empire que dans les odes pindariques ? Mais ce grand feu ne se soutient pas toujours dans l'oraison : se soutient-il dans la poësie ? & s'il falloit qu'il se soutînt, combien de vrais poëmes cesseroient d'être tels ? 
== Page 142 ==
On cite en faveur de l'enthousiasme le fameux passage d'Horace : ingenium cui sit, cui mens divinior atque os magna sonaturum, des nominis hujus honorem . Ce passage ne décide point la question : il ne s'y agit point de la nature de la poësie, mais des qualités d'un poëte parfait. Deux choses aussi différentes que le sont le peintre et son tableau. En second lieu, supposé que ces vers doivent s'entendre de la nature de la poësie, ils n'établissent pas nécessairement l'opinion dont il s'agit. Aristote, qui fait consister l'essence de la poësie dans l'imitation, n'exige pas moins qu'Horace, ce génie, cette fureur divine. Horace n'avoit pas dessein dans cet endroit de définir exactement la poësie. Il a pris une partie sans vouloir 
== Page 143 ==
embrasser le tout. C'est une de ces définitions qui ne sont ni toutes vraies ni toutes fausses, & qu'on employe quand on veut fermer la bouche à ceux qu'on ne daigne pas réfuter sérieusement : & c'étoit précisément le cas où se trouvoit le poëte latin. Quelques censeurs d'un mérite médiocre, que l'intérêt personnel avoit, peut-être, animés contre ses satyres, lui avoient reproché d'être un poëte mordant. Horace leur répond à la maniere de Socrate, moins pour les instruire que pour leur montrer leur ignorance. Il les arrête dès le premier mot : & veut leur faire entendre qu'ils ne savent pas même ce que c'est que poësie : et pour cela, il en trace un portrait qui ne convient nullement à ce qu'ils avoient appellé poësie mordante . Pour confirmer cette idée & augmenter leur embarras, il cite l'opinion 
== Page 144 ==
de quelques-uns qui ont mis en question, si la comédie étoit un juste poëme, quidam quaesivêre . Cela posé : il est clair qu'Horace ne pensoit à rien moins qu'à définir rigoureusement la poësie ; mais seulement à marquer ce qu'elle a de plus grand et de plus éblouissant, & qui convenoit le moins à ses satyres : & qu'ainsi, ce seroit s'abuser que de vouloir mesurer toutes les especes de poëmes sur cette prétendue définition. Mais, dira-t'on, l'enthousiasme et le sentiment sont une même chose, et le but de la poësie est de produire le sentiment, de toucher, de plaire. D'ailleurs le poëte ne doit-il pas éprouver lui-même le sentiment qu'il veut produire dans les autres ? Quelle conclusion tirer de-là ? Que les sentimens & l'enthousiasme sont le principe & la fin de la poësie : en sera-ce l'essence ? Oui, si l'on veut que la cause & l'effet, la fin & le 
== Page 145 ==
moyen soient la même chose ; car il s'agit ici de précision. Tenons-nous-en donc à l'imitation, qui est d'autant plus probable, qu'elle renferme l'enthousiasme, la fiction, la versification même, comme des moyens nécessaires pour imiter parfaitement les objets. On l'a vu jusqu'ici, & on le verra de plus en plus dans le détail qui va suivre.  PARTIE 3 SECTION 1 CHAPITRE 2  les divisions de la poësie se trouvent dans l'imitation. la vraie poësie consistant essentiellement dans l'imitation ; c'est dans l'imitation même que doivent se trouver ses différentes divisions. Les hommes acquierent la connoissance de ce qui est hors d'eux-mêmes, 
== Page 146 ==
par les yeux ou par les oreilles : parce qu'ils voyent les choses eux-mêmes, ou qu'ils les entendent raconter par les autres. Cette double maniere de connoître, produit la premiere division de la poësie, et la partage en deux espèces, dont l'une est dramatique, où nous voyons les choses représentées devant nos yeux, où nous entendons les discours directs des personnes qui agissent ; l'autre épique, où nous ne voyons ni n'entendons rien par nous-mêmes directement, où tout nous est raconté : aut agiturres in scenis, aut acta refertur . Si de ces deux espèces on en forme une troisiéme qui soit mixte, c'est-à-dire, mêlée de l'épique & du dramatique, où il y ait du spectacle et du récit ; toutes les régles de cette troisiéme espèce seront contenues dans celles des deux autres. 
== Page 147 ==
Cette division, qui n'est fondée que sur la maniere dont la poësie montre les objets, est suivie d'une autre, qui est prise dans la qualité des objets mêmes que traite la poësie. Depuis la divinité jusqu'aux derniers insectes, tout ce à quoi on peut supposer de l'action, tout est soumis à la poësie, parce qu'il l'est à l'imitation. Ainsi, comme il y a des dieux, des rois, de simples citoyens, des bergers, des animaux, & que l'art s'est plu à les imiter dans leurs actions vraies ou vraisemblables ; il y a aussi des opera, des tragédies, des comédies, des pastorales, des apologues. & c'est la seconde division, dont chaque membre peut être encore sousdivisé, selon la diversité des objets, quoique dans le même genre. Toutes ces espèces ont leurs régles particulieres, que nous examinerons en détail par rapport à nos 
== Page 148 ==
vues. Mais comme il y en a aussi qui leur sont communes, soit pour le fonds des choses, soit pour la forme du style poëtique ; nous commencerons par les générales, & nous prouverons qu'elles sont toutes renfermées dans l'exemple de la belle nature.  PARTIE 3 SECTION 1 CHAPITRE 3  les régles générales de la poësie des choses sont renfermées dans l'imitation. si la nature eût voulu se montrer aux hommes dans toute sa gloire, je veux dire, avec toute sa perfection possible dans chaque objet ; ces régles qu'on a découvertes avec tant de peine, & qu'on suit avec tant de timidité, & souvent même de danger, auroient été inutiles pour la formation 
== Page 149 ==
et le progrès des arts. Les artistes auroient peint scrupuleusement les faces qu'ils auroient eues devant les yeux, sans être obligés de choisir. L'imitation seule auroit fait tout l'ouvrage, & la comparaison seule en auroit jugé. Mais comme elle s'est fait un jeu de mêler ses plus beaux traits avec une infinité d'autres ; il a fallu faire un choix. & c'est pour le faire, ce choix, avec plus de sureté, que les régles ont été inventées & proposées par le goût. Nous en avons établi les principes dans la seconde partie. Il ne s'agit ici que d'en tirer les conséquences, & de les appliquer à la poësie. 1 régle générale de la poësie. joindre l'utile avec l'agréable. en effet, si dans la nature & dans les arts les choses nous touchent à 
== Page 150 ==
proportion du rapport qu'elles ont avec nous ; il s'ensuit que les ouvrages qui auront avec nous le double rapport de l'agrément & de l'utilité, seront plus touchans que ceux qui n'auront que l'un des deux. C'est le précepte d'Horace : omne tulit punctum qui miscuit utile dulci, lectorem delectando, pariterque monendo . Le but de la poësie est de plaire : et de plaire en remuant les passions. Mais pour nous donner un plaisir parfait & solide ; elle n'a jamais dû remuer que celles qu'il nous est important d'avoir vives, & non celles qui sont ennemies de la sagesse. L'horreur du crime, à la suite duquel marchent la honte, la crainte, le repentir, sans compter les autres supplices : la compassion pour les malheureux, qui a presque une utilité aussi étendue que l'humanité même : 
== Page 151 ==
l'admiration des grands exemples, qui laissent dans le coeur l'aiguillon de la vertu : un amour héroïque, & par conséquent légitime : voilà, de l'aveu de tout le monde, les passions que doit traiter la poësie, qui n'est point faite pour fomenter la corruption dans les coeurs gâtés ; mais pour être les délices des ames vertueuses. La vertu placée dans de certaines situations, sera toujours un spectacle touchant. Il y a au fond des coeurs les plus corrompus une voix qui parle toujours pour elle, & que les honnêtes-gens entendent avec d'autant plus de plaisir, qu'ils y trouvent une preuve de leur perfection. Aussi les grands poëtes n'ont-ils jamais prétendu que leurs ouvrages, le fruit de tant de veilles & de travaux, fussent uniquement destinés à amuser la légéreté d'un esprit vain, ou à réveiller l'assoupissement d'un Midas desoeuvré. Si c'eût été leur 
== Page 152 ==
but, seroient-ils de grands hommes ? On doit avoir une bien autre idée de leurs vues. Les poësies tragiques et comiques des anciens, étoient des exemples de la vengeance terrible des dieux, ou de la juste censure des hommes. Elles faisoient comprendre aux spectateurs que, pour éviter l'une & l'autre, il falloit non seulement paroître bon, mais l'être en effet. Les poësies d'Homere & de Virgile ne sont point de vains romans, où l'esprit s'égare au gré d'une folle imagination. Au contraire, on doit les regarder comme de grands corps de doctrine, comme de ces livres de nation, qui contiennent l'histoire de l'état, l'esprit du gouvernement, les principes fondamentaux de la morale, les dogmes de la religion, tous les devoirs de la société : & tout cela, revêtu de ce que l'expression et l'art ont pu fournir de plus grand, 
== Page 153 ==
de plus riche, & de plus touchant à des génies presque divins. L'iliade & l'éneïde sont autant les tableaux des nations grecque et romaine, que l'avare de Moliere est celui de l'avarice. & de même que la fable de cette comédie n'est qu'un canevas préparé pour recevoir, avec un certain ordre, quantité de traits véritables pris dans la société : de même aussi la colere d'Achille, & l'établissement d'énée en Italie, ne doivent être considérés que comme la toile d'un grand et magnifique tableau, où on a eu l'art de peindre des moeurs, des usages, des loix, des conseils, etc. Déguisés tantôt en allégories, tantôt en prédictions, quelquefois exposés ouvertement : mais en changeant quelqu'une des circonstances, comme le lieu, le tems, l'acteur, pour rendre la chose plus piquante, et donner au lecteur le plaisir de chercher 
== Page 154 ==
un moment, & de croire que ce n'est qu'à lui-même qu'il est redevable de son instruction. Anacréon, qui étoit savant dans l'art de plaire, & qui paroît n'avoir jamais eu d'autre but, n'ignoroit pas combien il est important de mêler l'utile à l'agréable. Les autres poëtes jettent des roses sur leurs préceptes, pour en cacher la dureté. Lui, par un rafinement de délicatesse, mettoit des leçons au milieu de ses roses. Il savoit que les plus belles images, quand elles ne nous apprennent rien, ont une certaine fadeur, qui laisse après elle le dégoût : qu'il faut quelque chose de solide pour leur donner cette force, cette pointe qui pénétre : & enfin, que si la sagesse a besoin d'être égayée par un peu de folie ; la folie, à son tour, doit être assaisonnée d'un peu de sagesse. Qu'on lise l'amour piqué par une abeille, Mars percé 
== Page 155 ==
d'une flêche de l'amour, Cupidon enchaîné par les muses , on sent bien que le poëte n'a point fait ces images pour instruire : il y a mis de l'instruction pour plaire. Virgile est assurément plus grand poëte qu'Horace. Ses tableaux sont plus beaux et plus riches. Sa versification est admirable. Cependant nous lisons beaucoup plus Horace. La principale raison est, qu'il a le mérite d'être aujourd'hui plus instructif pour nous, que Virgile, qui, peut-être l'étoit plus que lui autrefois pour les romains. Ce n'est pas cependant que la poësie ne puisse se prêter à un aimable badinage. Les muses sont riantes, et furent toujours amies des graces. Mais les petits poëmes sont plutôt pour elles des délassemens, que des ouvrages. Elles doivent d'autres services aux hommes, dont la vie ne doit pas être un amusement 
== Page 156 ==
perpétuel. & l'exemple de la nature, qu'elles se proposent pour modéle, leur apprend à ne rien faire de considérable, sans un dessein sage, et qui tende à la perfection de ceux pour qui elles travaillent. Ainsi de même qu'elles imitent la nature dans ses principes, dans ses goûts, dans ses mouvemens : elles doivent aussi l'imiter dans les vues, & dans la fin qu'elle se propose. 2 régle. qu'il y ait une action dans un poëme. les choses sans vie peuvent entrer dans la poësie. Il n'y a point de doute. Elles y sont même aussi essentielles, que dans la nature. Mais elles ne doivent y être que comme accessoires, et dépendantes d'autres choses plus propres à toucher. Telles sont les actions, qui étant tout à la 
== Page 157 ==
fois l'ouvrage de l'esprit de l'homme, de sa volonté, de sa liberté, de ses passions, sont comme un tableau abregé de la nature humaine. C'est pour cela que les grands peintres ne manquent jamais de jetter dans les paysages les plus nuds, quelques traces d'humanité : ne fut-ce qu'un tombeau antique, quelques ruines d'un vieil édifice. La grande raison, c'est qu'ils peignent pour les hommes. Toute action est un mouvement : par conséquent suppose un point d'où l'on part, un autre où l'on veut arriver, & une route pour y arriver : deux extrêmes & un milieu : trois parties, qui peuvent donner à un poëme une juste étendue, selon son genre, pour exercer assez l'esprit, et ne pas l'exercer trop. La premiere partie ne suppose rien avant elle ; mais elle exige quelque 
== Page 158 ==
chose après : c'est ce qu'Aristote appelle le commencement. La seconde suppose quelque chose avant elle, et exige quelque chose après : c'est le milieu. La troisiéme suppose quelque chose auparavant, & ne demande rien après : c'est la fin. Une entreprise, des obstacles, le succès malgré les obstacles. Voilà les trois parties d'une action intéressante par elle-même. Voilà la raison d'un prologue, ou exposition du sujet, d'un noeud, & d'un dénouement. C'est la mesure ordinaire des forces de notre esprit, & la source des sentimens agréables. 3 régle. l'action doit être singuliere, une, simple, variée. pour ne nous offrir que des actions ordinaires, il n'étoit point nécessaire que le génie appellât la poësie 
== Page 159 ==
au secours de la nature. Toute notre vie n'est qu'action : toute la société n'est qu'un mouvement continuel de personnes, qui se remuent pour quelque fin. Ainsi, si la poësie veut nous attirer, nous toucher, nous fixer ; il faut qu'elle nous présente une action extraordinaire, entre mille qui ne le sont point. La singularité consiste, ou dans la chose même qui se fait ; comme quand Auguste dans Corneille délibère avec Cinna & Maxime, tous deux conjurés contre lui, s'il quittera l'empire : ou dans les ressorts qu'on employe pour arriver à son but ; comme quand le même Auguste pardonne à ses ennemis pour les désarmer. Ces ressorts sont de grandes vertus, ou de grands vices, une finesse d'esprit, une étendue de génie extraordinaire, qui fait prendre aux évènemens un tour tout-à-fait 
== Page 160 ==
différent de celui qu'on devoit attendre. Cette singularité nous pique, et nous attache, parce qu'elle nous donne des impressions nouvelles, et qu'elle étend la sphère de nos idées. Ce n'est pas assez qu'une action soit singuliere, le goût demande encore d'autres qualités. Si les ressorts sont trop compliqués, comme dans Heraclius, l'intrigue nous fatigue. D'un autre côté, s'ils sont trop simples, l'esprit languit, faute de mouvement : comme dans la Berenice de Racine. Il faut donc que l'action soit simple, & en même-tems qu'elle ne le soit pas trop. Si les situations, les caracteres, les intérêts avoient trop de conformité, ils causeroient le dégoût : d'un autre côté, si l'action étoit traversée par un incident absolument étranger, ou mal cousu avec le reste, fut-il un lambeau de pourpre ; le plaisir seroit moins vif. 
== Page 161 ==
L'ame une fois mise en mouvement, n'aime point à être arrêtée mal-à-propos, ni éloignée de son but. Il faut donc que l'action soit en même-tems variée, & une, c'est-à-dire, que toutes ses parties, quoique différentes entre elles, s'embrassent mutuellement, pour composer un tout qui paroisse naturel. Ces qualités se trouveroient dans une action historique, si on la supposoit avec toute sa perfection possible ; mais comme ces actions ne se trouvent presque jamais dans la nature, il étoit réservé à la poësie de nous en donner le spectacle & le plaisir. 4 régle. touchant les caracteres, la conduite et le nombre des acteurs. il y a dans la nature, ou dans la société commune, ce qui est ici 
== Page 162 ==
la même chose, des actions où les acteurs sont multipliés sans besoin. Ils s'embarrassent plus qu'ils ne s'entraident : ils agissent sans concert : leurs caracteres sont mal décidés, ou plutôt ils n'en ont point : leurs opérations sont lentes & ennuyeuses : leurs pensées communes & fausses : leurs discours impropres, ou foibles, ou remplis d'inutilités. De sorte que si c'est un tout, c'est un tout bizarre, irrégulier, informe, où la nature est plutôt défigurée, qu'embellie. Que diroit-on d'un peintre qui représenteroit les hommes, petits, maigres, bossus, boiteux, etc. Comme ils sont souvent dans la nature. Les premiers artistes eurent besoin de la raison des contraires pour tirer de tant de défauts, les principes du beau, de l'ordre, du grand, du touchant : & peut-être qu'il leur fut plus aisé de procéder par cette méthode, 
== Page 163 ==
que par le choix du meilleur : nous sentons plus distinctement le mauvais que le bon. En conséquence de ces observations, il a été décidé, 1 que le nombre des acteurs seroit réglé sur le besoin, je ne dis pas de la piéce, mais de l'action. Le besoin de la piéce est souvent celui du poëte, qui, pour remplir un vuide, ou écarter un obstacle, fait paroître ou disparoître un acteur, sans que la vraisemblance de l'action l'éxige. C'est Virgile qui fait emporter Creüse par un prodige, pour donner lieu à un second hymen, sans lequel tomboit tout l'édifice de son poëme. C'est quelque poëte moderne, qui, pour 
== Page 164 ==
éviter de trop longs ou de trop fréquens monologues, introduit tantôt un confident inutile au mouvement de l'action, tantôt une autre petite action épisodique, pour ramener ou attendre les acteurs de l'action principale, dont l'intérêt se trouve ainsi partagé, & par conséquent affoibli. 2 les acteurs auront des caracteres marqués, qui seront le principe de tous leurs mouvemens : vertus ou vices, il n'importe à la poësie. Agamemnon sera orgueilleux, Achille fier, Ulysse prudent ; & s'ils péchent, ce sera plutôt par excès, que par défaut. Agamemnon ira jusqu'à l'outrage ; Achille, jusqu'à la fureur ; & Ulysse touchera presque à la fourberie. 3 ils feront ce qu'ils doivent faire, & ne feront que ce qu'ils doivent. Il s'agissoit d'aller à la découverte dans le camp troyen. Il falloit 
== Page 165 ==
y envoyer des hommes munis de prudence et de courage pour prévoir les dangers, & se tirer de ceux qu'ils n'auroient pas prévus. Ulysse & Diomede sont choisis : l'un voit tout ce que peut voir la prudence humaine : l'autre exécute tout ce qu'on peut attendre d'un courage héroïque. Chacun fait son rôle. On reconnoît les acteurs à leurs actions, c'est la belle maniere de les peindre. 4 enfin, les caracteres seront contrastés : c'est-à-dire, que chacun aura le sien, avec une différence sensible ; & qu'on les montrera, de sorte que la comparaison les fasse sortir mutuellement. Il y a mille exemples du contraste dans tous les poëtes, et dans tous les peintres. Ce sont deux freres, dont l'un est trop indulgent, l'autre trop dur : c'est le pere avare vis-à-vis un fils prodigue : c'est le misantrope vis-à-vis l'homme du monde, qui pardonne au genre humain : 
== Page 166 ==
c'est le vieux Priam aux pieds du jeune Achille, & qui lui baise les mains, teintes encore du sang de ses fils. Si les caracteres ne different point par l'espèce, ils doivent différer par les dégrés. Horace & Curiace sont deux héros, dont le caractere est la valeur ; mais l'un est plus fier, l'autre plus humain. les regles de la poësie du style sont renfermées dans l'imitation de la belle nature. la poësie, qu'on appelle du style, par opposition à celle des choses, qui consiste dans la création & la disposition des objets, contient quatre parties : 1 les pensées. 2 les mots. 3 les tours. 4 l'harmonie. Tout cela se trouve dans la prose 
== Page 167 ==
même ; mais comme dans les arts il s'agit non seulement de rendre la nature, mais de la rendre avec tous ses agrémens & ses charmes possibles ; la poësie, pour arriver à sa fin, a été en droit d'y ajouter un dégré de perfection, qui les élevât en quelque sorte au-dessus de leur condition naturelle. C'est pour cette raison que les pensées, les mots, les tours ont dans la poësie une hardiesse, une liberté, une richesse qui paroîtroit excessive dans le langage ordinaire. Ce sont des comparaisons soutenues, des métaphores éclatantes, des répétitions vives, des apostrophes singulieres. C'est l'aurore fille du matin, qui ouvre les portes de l'orient avec ses doigts de roses . C'est un fleuve appuyé sur son urne penchante, qui dort au bruit flatteur de son onde naissante : ce sont les jeunes zephirs qui folâtrent dans les prairies 
== Page 168 ==
émaillées , ou les nayades qui se jouent dans leurs palais de crystal . Ce n'est point un repas, c'est une fête : quaesitique decent cultus magis atque colores insoliti, nec erit tanto ars deprensa pudori . Cette licence est cependant réglée par les loix de l'imitation : c'est l'état et la situation de celui qui parle, qui marque le ton du discours : si dicentis erunt fortunis absona dicta, romani tollent equites peditesque cachinnum . L'ode même dans ses écarts, & l'épopée dans son feu, ne sont autorisées que par l'yvresse du sentiment, ou par la force de l'inspiration, dans lesquelles on suppose le poëte : sans cela, l'art se feroit tort à lui-même, et la nature seroit mal imitée. Nous ne nous arrêterons pas davantage à ces trois parties de la poësie du style ; parce qu'il est aisé de 
== Page 169 ==
s'en former une idée juste par la seule lecture des bons poëtes : il n'en est pas de même de la quatriéme, qui est l'harmonie : non quivis videt immodulata poëmata judex . L'harmonie, en général, est un rapport de convenance, une espèce de concert de deux ou de plusieurs choses. Elle naît de l'ordre, & produit presque tous les plaisirs de l'esprit. Son ressort est d'une étendue infinie ; mais elle est sur-tout l'ame des beaux arts. Il y a trois sortes d'harmonie dans la poësie : la premiere est celle du style, qui doit s'accorder avec le sujet qu'on traite, qui met une juste proportion entre l'un & l'autre. Les arts forment une espèce de république, où chacun doit figurer selon son état. Quelle différence entre le ton de l'épopée, & celui de la tragédie ! Parcourez toutes les autres 
== Page 170 ==
espèces, la comédie, la poësie lyrique, la pastorale, etc. Vous sentirez toujours cette différence. Si cette harmonie manque à quelque poëme que ce soit, il devient une mascarade : c'est une sorte de grotesque qui tient de la parodie. Et si quelquefois la tragédie s'abbaisse, ou la comédie s'éleve ; c'est pour se mettre au niveau de leur matiere, qui varie de tems en tems ; et l'objection même se tourne en preuve du principe. Cette harmonie est essentielle : mais on ne peut que la sentir, et malheureusement les auteurs ne la sentent pas toujours assez. Souvent les genres sont confondus. On trouve dans le même ouvrage des vers 
== Page 171 ==
tragiques, lyriques, comiques, qui ne sont nullement autorisés par la pensée qu'ils renferment. Pourquoi donc vous mêlez vous de peindre, puisque vous n'entendez rien au coloris ? descriptas servare vices operumque colores cur ego si nequeo ignoroque, poeta salutor. une oreille délicate reconnoît presque par le caractère seul du vers, le genre de la piece dont il est tiré. Citez-nous Corneille, Moliere, La Fontaine, Segrais, Rousseau, on ne s'y méprend pas. Un vers d'Ovide se reconnoît entre mille de Virgile. Il n'est pas nécessaire de nommer les auteurs : on les reconnoît à leur style, comme les héros d'Homere à leurs actions. La seconde sorte d'harmonie consiste dans le rapport des sons & des mots avec l'objet de la pensée. Les écrivains en prose même doivent 
== Page 172 ==
s'en faire une régle : à plus forte raison les poëtes doivent-ils l'observer ! Aussi ne les voit-on pas exprimer par des mots rudes, ce qui est doux ; ni par des mots gracieux, ce qui est désagréable & dur : carmine non levi dicenda est scabra crepido . Rarement chez eux l'oreille est en contradiction avec l'esprit. La troisiéme espèce d'harmonie dans la poësie peut être appellée artificielle, par opposition aux deux autres qui sont naturelles au discours et qui appartiennent également à la poësie & à la prose. Celle-ci consiste dans un certain art, qui, outre le choix des expressions & des sons par rapport à leur sens, les assortit entr'eux de maniere, que toutes 
== Page 173 ==
les syllabes d'un vers, prises ensemble, produisent par leur son, leur nombre, leur quantité, une autre sorte d'expression qui ajoute encore à la signification naturelle des mots. Chaque chose a sa marche dans l'univers. Il y a des mouvemens qui sont graves & majestueux : il y en a qui sont vifs & rapides : il y en a qui sont simples & doux. De même, la poësie a des marches de différentes espèces, pour imiter ces mouvemens, et peindre à l'oreille par une sorte de mélodie, ce qu'elle peint à l'esprit par les mots. C'est une espèce de chant musical, qui porte le caractère non-seulement du sujet en général, mais de chaque objet en particulier. Cette harmonie n'appartient qu'à la poësie seule : & c'est le point exquis de la versification. Qu'on ouvre Homere & Virgile, on y trouvera presque partout une expression musicale de la plûpart des 
== Page 174 ==
objets. Virgile ne l'a jamais manquée : on la sent chez lui, lors même qu'on ne peut dire en quoi elle consiste. Souvent elle est si sensible qu'elle frappe les oreilles les moins attentives : continuo ventis surgentibus, aut freta ponti incipiunt agitata tumescere,... etc. 
== Page 175 ==
au reste, s'il y a des gens à qui la nature a refusé le plaisir des oreilles, ce n'est point pour eux que ces remarques ont été faites. On pourroit leur citer les autorités des grecs et des latins, qui sont entrés dans le plus grand détail par rapport à l'harmonie du langage ; mais je me bornerai à celle de Vida ; d'autant plus, qu'il donne en même-tems le précepte & l'exemple : haud satis est illis (poëtis) utcumque claudere versum,... etc. 
== Page 176 ==
la suite en est aussi agréable qu'instructive, & elle forme pour nous une preuve sans réplique. Telle est l'harmonie qui régne dans les poëtes grecs & latins. Cette harmonie peut-elle se trouver dans nos poëtes ? Il y a une opinion établie en faveur des anciens 
== Page 177 ==
et entierement contraire aux modernes. Voyons sur quoi elle est fondée, et supposé qu'elle soit injuste, osons prendre modestement ce qui nous appartient. Les langues ne se sont point faites par systême : & dès qu'elles ont leur source dans la nature même des hommes, il est nécessaire qu'elles se ressemblent toutes par bien des endroits. Si c'est la mesure qui produit l'harmonie dans les vers latins ; nous avons le même avantage dans les nôtres. L'alexandrin a douze tems, de même que l'hexametre des latins. Le vers de dix syllabes en a dix, de même que le pentametre. Nous avons ceux de huit & de sept : nous en avons au besoin de plus petits, qui répondent au vers gliconique et adonique, & qui se prêtent à la musique aussi bien qu'eux. Si c'est le son même des mots et 
== Page 178 ==
des syllabes dont les vers sont composés : n'avons-nous pas aussi bien que les anciens des sons, graves et aigus, doux & rudes, éclatans et sourds, simples, nombreux, majestueux ? Cela n'a pas besoin de preuves. Y a-t'il moins d'harmonie dans quelques-uns de nos bons écrivains en prose, que dans les orateurs et dans les historiens grecs ou latins ! Ce sont les brèves, dira-t'on, et les longues qu'avoient les latins, et que nous n'avons pas. Il est vrai que nous faisons presque toutes nos syllabes égales dans la conversation. Cependant, si on y prend garde, on trouvera que, supposé même que nous les fassions toutes brèves dans le discours familier, il y en a au moins que nous faisons plus brèves ; et en comparaison desquelles les autres sont longues. & il y a apparence que les latins en usoient à peu 
== Page 179 ==
près de même que nous, dans l'usage ordinaire des conversations. & si dans la prononciation soutenue, ils marquoient davantage les longues et les brèves ; nous ne le faisons pas moins qu'eux. M l'abbé d'Olivet l'a démontré dans son traité de la prosodie françoise. Il ne faut que lire avec quelque attention pour s'en convaincre. Nous avons des longues, des plus longues, des brèves, des plus brèves, & des muettes qui sont très-brèves, dont le mêlange peut produire & produit réellement, dans les bons versificateurs, le même effet pour une oreille attentive & exercée, que dans la versification latine. On en peut juger par quelques vers qui suivent, et qu'on regarderoit peut-être dans les anciens comme des exemples frappans de l'harmonie poëtique : cadences marquées pour l'imitation . Ses murs dont le sommet se dérobe à la vûe. 
== Page 181 ==
Sur la cime d'un roc s'allongent dans la nue... etc. Cette cadence si marquée ne se soutient pas toujours dans nos meilleurs versificateurs, il est vrai : mais se soutient-elle davantage dans les latins ? Ils se font un plaisir, de même 
== Page 182 ==
que nous d'exprimer avec soin certaines pensées auxquelles les mots de leur langue paroissent se prêter de meilleure grace ; mais dans les autres occasions, ils se contentent d'une cadence simple & ordinaire, qui consiste à rendre le vers coulant, et à écarter avec soin tout ce qui pourroit choquer une oreille délicate. Quand on dit que les versificateurs se font un plaisir de faire certaines cadences plus sensibles ; ce n'est pas qu'on veuille dire que Despréaux, Racine, ni les autres, ayent compté, pesé, & mesuré chacune de leurs syllabes. " je ne les en soupçonne pas, dit m l'abbé d'Olivet, non plus qu'Homere ni Virgile,... etc. " 
== Page 183 ==
c'est par cet instinct que nos poëtes lyriques employent à propos les grands & les petits vers, qui font le même effet, & peut-être plus heureusement et plus constamment que dans le latin. Le grand vers a plus de majesté : le petit a ordinairement plus de feu ou de douceur. Qu'on fasse attention à l'usage que nos poëtes lyriques en ont sçu faire : ont-ils rendu l'esprit, ce n'est plus que poussiere... etc. 
== Page 185 ==
Et Rousseau : Conti n'est plus : ô ciel ! Ses vertus, son courage,... etc. Il faut se souvenir de ces vers de M De La Mothe. Les vers sont enfans de la Lyre : on doit les chanter, non les lire. à peine aujourd'hui les lit-on. Examinons maintenant si c'étoit un avantage pour la poësie des anciens, que les pieds fussent mesurés et réglés pour chaque espèce de vers : car dans les langues modernes ils ne le sont point. & lorsque les dactyles et les spondées sont employés ; ce n'est point la loi du vers, mais le goût de l'oreille qui l'ordonne. Il est certain que dans ce vers : nemorum increbrescere murmur , ce n'est point le dactyle, mais le son même des syllabes qui en fait la beauté harmonique. Portez le dactyle sur d'autres mots : quatit ungula campum, ce n'est plus l'orage qui frémit. Ce ne sont point non plus les brèves qui expriment mieux que les longues : murmur est aussi expressif que increbrescere . 
== Page 186 ==
D'ailleurs si le dactyle & les autres pieds produisoient l'harmonie du vers ; comme il paroît certain que cette harmonie n'est qu'un concert des sons avec la pensée qu'ils expriment, (à moins qu'on ne veuille dire que des sons rapides expriment bien ce qui est lent) il s'ensuivroit que c'étoit un inconvénient dans la poësie des latins, que d'y avoir réglé la place des brèves & des longues : et qu'il devoit en résulter nécessairement autant de défauts que de beautés. Si ce n'est encore, qu'on prétende que la pensée pouvoit être chez eux toujours conforme à la marche réglée de la versification. Je suppose, par exemple, une piéce en vers alcaïques ou asclepiades, dont toutes les syllabes sont réglées : si on veut que la beauté harmonique qui résulte de l'accord des sons avec la pensée, s'y trouve d'un bout à l'autre ; il est nécessaire 
== Page 187 ==
que le même caractère des objets y régne du commencement à la fin : et si elle ne s'y trouve point dans quelques endroits ; c'est un défaut, par la raison que c'est une beauté dans ceux où elle se trouve. Les grecs & les latins ont si bien senti cette difficulté, que dans les ouvrages de longue haleine, ils ont réglé plutot les tems que les pieds. Dans les vers hexametres, de six pieds, il y en a quatre qui sont libres. Et c'est de cette liberté que ce vers tire presque toutes les beautés qu'il a, du côté des longues & des brèves : et la contrainte du cinquiéme & du sixiéme pourroit bien n'être qu'une beauté arbitraire, qu'une espece de rime de quantité , qui répond à la rime de sons , dans nos vers françois. De sorte que dans les vers héxametres & alexandrins, les choses sont à peu près égales : & que dans les lyriques, les grecs & les latins 
== Page 188 ==
avoient peut-être moins d'avantage que nous n'en avons. Me permettra-t'on de le dire pour nous justifier en quelque sorte ? L'oreille a ses préjugés aussi-bien que l'esprit. & pour peu que l'habitude s'y mêle, l'erreur a autant de crédit qu'une vérité démontrée. La premiere fois qu'on nous parla d'harmonie ; ce fut à propos de vers latins. On nous fit connoître les pieds : ensuite on nous fit scander : quadrupedante putrem sonitu quatit ungulae campum . Et pour nous en faire mieux sentir la cadence, on la compara avec celle-ci : olli inter sese magna vi brachia tollunt . Et on nous fit entendre que les vers étoient plus ou moins harmonieux, selon qu'ils approchoient plus ou moins, de ce caractère musical, 
== Page 189 ==
qui a tant de rapport avec l'objet de la pensée. On nous laissa croire en même-tems, que cette beauté venoit des dactyles & des spondées, plutôt que des longues & des brèves. Assez long-tems après, quand nous entrâmes dans nos poëtes, sans nous être préparés à cette lecture par aucune réflexion sur les loix de notre grammaire ni sur le génie de notre langue ; ne voyant plus ni dactyles ni spondées, ne soupçonnant même ni longues ni brèves ; il n'est point étonnant que nous ayons fait & que nous fassions encore si peu de cas de notre bien, que nous ne connoissons pas ; & que nous estimions tant celui des étrangers, dont nous nous sommes nourris uniquement, & occupés depuis notre enfance. Il étoit bien permis d'avoir ces idées dans le tems de la renaissance des lettres ; lorsque la langue françoise étoit encore informe. 
== Page 190 ==
Mais aujourd'hui qu'elle est devenue une des plus polies & des plus belles langues du monde ; et qu'elle a produit des chef-d'oeuvres dans tous les genres ; cette question mérite au moins d'être examinée ; et c'est être doublement injuste, que de décider pour la négative, sans y avoir auparavant murement réfléchi. Il reste une objection à résoudre : quand le vers françois auroit, dit-on, les longues & les brèves comme le latin, il ne pourroit les faire sentir dans la prononciation : parce que, ayant autant de syllabes que de tems, douze syllabes par exemple, pour douze tems dans le vers alexandrin ; il faudroit ou prononcer toutes les syllabes égales, ou si on les prononce inégales, la régle du mouvement sera rompue. Il y a un milieu qui résout la difficulté : c'est qu'il se fait, en prononçant réguliérement, une compensation 
== Page 191 ==
entre les brèves & les longues. Comme nous avons des syllabes longues, & de très-longues, des brèves & de très-brèves ; les longues, sur lesquelles on appuye en prononçant, portent une partie de la durée des brèves. & afin que cette compensation, se fasse à peu près dans le lieu où doit être la mesure du tems ; on a voulu que dans les grands vers, il y eût un hemistiche, lequel séparât en quelque sorte les intérêts communs des six premiers tems ; de peur qu'ils ne fussent confondus avec ceux des six autres. Et par là on a trouvé le moyen de conserver la mesure du vers, & la quantité syllabique, sans que l'un fasse le moindre tort à l'autre. Je me garderai bien de croire, que tout ce que je viens de dire, soit sans difficulté pour bien des personnes : mais au moins, si on veut se donner la peine d'y faire attention ; je puis 
== Page 192 ==
assurer que ce ne sera qu'à l'avantage et à la gloire d'une langue que nous devons aimer, nous sur-tout, puisqu'elle fait les délices des autres peuples. Passons maintenant aux régles particulieres de chaque espèce de poësie.  PARTIE 3 SECTION 1 CHAPITRE 4  l'épopée a toutes ses régles dans l'imitation. le terme d'épopée pris dans sa plus grande étendue convient à tout récit poëtique : & par conséquent à la plus petite fable d'ésope, (...) signifie récit , & (...), faire, feindre, créer . Mais selon la signification ordinaire, et qui est établie par l'usage ; il ne se donne qu'au récit poëtique 
== Page 193 ==
de quelque grande action, qui intéresse toute une nation, ou même tout le genre humain. Les Homeres et les Virgiles en ont fixé l'idée, jusqu'à ce qu'il vienne des modéles plus accomplis. L'épopée est le plus grand ouvrage que puisse entreprendre l'esprit humain. C'est une espèce de création qui demande en quelque sorte un génie tout-puissant. On embrasse dans la même action tout l'univers : le ciel qui régle les destins, & la terre où ils s'exécutent. On peut la définir : un récit en vers d'une action vraisemblable, héroïque, & merveilleuse. On trouve dans ce peu de mots, la différence de l'épopée avec le romanesque, qui est au-delà du vraisemblable ; avec l'histoire, qui ne va pas jusqu'au merveilleux ; avec le dramatique, qui n'est pas un récit ; avec les autres petits poëmes, dont les 
== Page 194 ==
sujets ne sont pas héroïques. Il s'agit de trouver toutes les régles de chacune de ces parties dans l'imitation. Le merveilleux, qui paroît le plus éloigné de ce principe, consiste à dévoiler tous les ressorts inconnus des grandes opérations. Le poëte n'a pour cela d'autre moyen que le vraisemblable. C'est ici sa régle, comme ailleurs : & le lecteur intelligent ne manque point de l'y ramener, quand il s'en écarte. Tous les hommes sont naturellement convaincus qu'il y a une divinité qui régle leur sort. C'est de cette conviction que part le poëte, homme comme nous, ayant les germes des mêmes idées que nous. Il se déclare inspiré par un génie, qui assiste au conseil des dieux ; où il a vu le principe et les causes secrete d choses, que les hommes ne connoissent que quand elles sont arrivées. 
== Page 195 ==
Voilà donc deux moyens de nous faire croire le merveilleux qu'il nous annonce : le premier, c'est qu'il nous présente des choses qui ressemblent à celles que nous croyons. Le second, qu'il nous les dit d'un ton d'autorité & de révélation. Le ton d'Oracle m'ébranle, & la vraisemblance des choses me convainc. J'entends une voix sublime : je sens un feu divin qui m'embrase : je reconnois les idées que j'ai de la conduite de la divinité par rapport aux hommes : je vois outre cela des héros, des actions, des moeurs peintes sous des traits que je connois : j'oublie la fiction, je l'embrasse comme la vérité, j'aime tous ces objets : s'ils n'existent point, ils méritent d'éxister : et la nature y gagneroit ; si elle étoit aussi belle que l'art. Ainsi je crois volontiers que c'est la nature elle-même : & ne puis-je pas dire que c'est elle, puisque je le crois ? 
== Page 196 ==
En effet ce merveilleux plairoit-il, s'il n'étoit point conforme au vrai et qu'il ne fût que l'ouvrage d'une imagination égarée ? rien n'est beau que le vrai. Homere m'enchante, mais ce n'est point quand il me montre un fleuve qui sort de son lit pour courir après un homme, & que Vulcain accourt en feu pour forcer ce fleuve à rentrer dans ses bords. J'admire Virgile, mais je n'aime point ces vaisseaux changés en nymphes. Qu'ai-je affaire de cette forêt enchantée du Tasse, des hippogriffes de l'Arioste, de la génération du péché mortel dans Milton ? Tout ce qu'on me présente avec ces traits outrés & hors de la nature, mon esprit le rejette : incredulus odi . La nature n'a pas guidé le pinceau. Cependant j'aimerois mieux ces écarts, pourvu qu'ils fussent d'un moment ; que la retenue toujours glacée, & la triste sagesse d'un auteur 
== Page 197 ==
qui n'abandonne jamais le rivage et qui y échoue par timidité. est quodam prodire tenùs, si non datur ultrà. quand on a lu les chef-d'oeuvres de la muse épique ; chacun, selon sa portée, a senti un dégré de sentiment, au-dessous de quoi tout ce qui reste, est censé médiocre ; parce qu'il ne remplit pas la mesure, je ne dis pas du parfait, qui n'a peut-être jamais existé, mais de ce qui nous en tient lieu, eu égard à notre expérience. L'épopée doit donc être merveilleuse : puisque les modéles de la poësie épique nous ont émus par ce ressort. Mais comme ce merveilleux doit être en même-tems vraisemblable, et que, dans cette partie comme dans les autres, le vraisemblable et le possible ne sont point toujours la même chose ; il faut que ce merveilleux soit placé dans des actions et dans des tems, où il soit en quelque sorte naturel. 
== Page 198 ==
Les payens avoient un avantage : leurs héros étoient des enfans des dieux, qu'on pouvoit supposer en relation continuelle avec ceux dont ils tenoient la naissance. La religion chrétienne interdit aux poëtes modees toutes ces ressources. Il n'y a gueres que Milton, qui ait su remplacer le merveilleux de la fable, par le merveilleux de la religion chrétienne. La scéne de son poëme est souvent hors du monde, & avant les tems. La révélation lui a servi de point d'appui : et de-là, il s'est élevé dans ces fictions magnifiques, qui réunissent le ton emphatique des oracles, & le sublime des vérités chrétiennes. Mais vouloir joindre ce merveilleux de notre religion avec une histoire toute naturelle, qui est proche de nous : faire descendre des anges pour opérer des miracles, dans une entreprise dont on sait tous les noeuds & tous les dénouemens, 
== Page 199 ==
qui sont simples & sans mysteres ; c'est tomber dans le ridicule, qu'on n'évite point, quand on manque le merveilleux. Pour faire un poëme épique, il faut donc commencer par choisir un sujet qui puisse porter le merveilleux : et ce choix fait, il faut tellement concilier les opérations de la divinité avec celles des héros, que l'action paroisse toute naturelle, & que le spectacle des causes supérieures et celui des effets, ne fassent qu'un tout. L'action est une. Ce n'est pas assez : il faut que les acteurs y jouent des rôles variés, chacun selon leur dignité, leur état, leur intérêt, leurs vues. Ce qui demande du jugement, de l'ordre, & un génie fécond en ressorts. Il s'agit de plaire par un naturel bien choisi, bien ordonné, bien présenté. Les idées que nous avons de la divinité guident le poëte pour le 
== Page 200 ==
merveilleux. L'histoire, la renommée, les préjugés, les observations particulieres du poëte, son coeur, pour la conduite des héros. Tout est réglé dans le ciel : tout est incertain sur la terre. C'est un jeu de théâtre perpétuel pour le lecteur. Ajoutez à cela l'intérêt des noeuds, et l'ignorance des moyens pour arriver au dénouement. C'est sur ce plan qu'on doit dresser ce qu'on appelle la fable, ou, si je l'ose dire, la charpente de l'épopée. Pour établir l'ordre, il faut qu'il y ait un but, où tout se porte comme à la fin. Le pere le Bossu prétend qu'on doit prendre une maxime importante de morale, la revêtir d'abord d'une action chimérique, dont les acteurs soient a & b : chercher 
== Page 201 ==
ensuite dans l'histoire quelque fait intéressant, dont la vérité mise avec le fabuleux, puisse ajouter un nouveau crédit à la vraisemblance ; et enfin imposer les noms aux acteurs, qu'on appellera, Achille, Minerve, Tancrede, Henri Le Grand. Ce systême peut s'exécuter : personne n'en doute. De même qu'on peut dépouiller un fait de toutes ses circonstances, & le réduire en maxime ; on peut aussi habiller une maxime, & la mettre en fait. Cela se pratique dans l'apologue, & peut se pratiquer de même dans tous les autres poëmes. Je crois même que ce systême, tout métaphysique qu'il est, ne doit être ignoré d'aucun poëte, & qu'on peut en tirer de grands secours pour l'ordre & la distribution d'un ouvrage. Mais que dans la pratique, il faille commencer par le choix d'une maxime ; cela est d'autant moins vrai, que l'essence 
== Page 202 ==
de l'action ne demande qu'un but, quel qu'il soit. Ce sera, si l'on veut, de mettre un roi sur le trône, d'établir énée en Italie, de gronder un fils désobéissant. La maxime de morale ne manque point de se trouver au bout ; puisqu'elle sort naturellement de tout fait, historique ou fabuleux, allégorique ou non. 
== Page 203 ==
La premiere idée qui se présente à un poëte, qui veut entreprendre un poëme épique, c'est de faire un ouvrage qui immortalise le génie de l'auteur : voilà la disposition du poëte. Elle le conduit naturellement au choix d'un sujet qui intéresse un grand nombre d'hommes, et qui soit en même-tems susceptible de toutes les grandes beautés de 
== Page 204 ==
l'art. Pour dresser ce sujet, & le rédiger en un seul corps, il fait comme les hommes qui agissent : il se propose un but, où aillent toutes les parties de son ouvrage, & tous les mouvemens de son action. Ce but sera, si on veut, une maxime importante ; mais beaucoup mieux, un événement extraordinaire, dont, par réflexion, on tirera une maxime. Ces préparatifs étant faits : le poëte, qui sait que c'est une action qu'il va peindre, & qu'il doit la montrer aussi parfaite, qu'il est possible qu'elle le soit dans son genre, fait valoir sur son sujet tous les priviléges de son art. Il ajoute : il retranche : il transpose : il crée : il dresse les machines à son gré : il prépare de loin des ressorts secrets, des forces mouvantes : il dessine d'après la belle nature les grandes parties : il détermine les caractères de ses personnages : il forme le labyrinthe de 
== Page 205 ==
l'intrigue : il dispose tous ses tableaux, selon l'intérêt général de l'ouvrage : et, conduisant son lecteur de merveilles en merveilles, il lui laisse toujours appercevoir dans le lointain, une perspective plus charmante, qui séduit sa curiosité, et l'entraîne, malgré lui, jusqu'au dénouement & à la fin de la pièce. Voilà, ce semble, la maniere dont on peut dresser la fable, ou le plan de l'action épique. C'est la nature même qui propose ce plan. Ce sont ses idées qu'on suit. C'est elle qui demande, comme des qualités essentielles, l'importance, l'unité, l'intégrité : c'est elle qui donne l'exemple du beau dans les caracteres, dans les moeurs, & dans les situations : c'est elle qui se plaint des défauts, & qui approuve les beautés : elle enfin, qui est le modèle, et le juge, ici, comme dans tous les autres arts. 
== Page 206 ==
Il est vrai cependant que ni l'histoire, ni la société n'offrent point aux yeux, des touts si parfaits & si achevés. Mais il suffit qu'elles nous en montrent les parties, & que nous ayons en nous-mêmes les principes qui doivent nous guider dans la composition du tout. L'artiste observateur a deux choses à considérer, nous l'avons dit, ce qui est hors de lui, et ce qu'il éprouve en lui. Il a senti que l'unité, la proportion, la variété, l'excellence des parties étoient la source de son plaisir ; c'est donc à l'art à arranger tellement les matériaux que la nature lui fournit, que ces qualités en résultent ; on attend cela de lui, & on ne le quitte pas à moins. Nous avons dit que l'épopée employoit deux moyens pour nous toucher : la vraisemblance des choses qu'elle raconte, & le ton d'oracle qui annonce la révélation : nous ne 
== Page 207 ==
nous arrêterons qu'un moment sur ce second article. Dans les autres poëmes, la poësie du style doit être conforme à l'état des acteurs : dans l'épopée elle doit l'être à l'état du poëte : quand il parle, c'est un esprit divin qui l'inspire : ... cui talia fanti subito non vultus, non color unus,... etc. la muse épique est autant dans le ciel que sur la terre. Elle paroît toute pénétrée de la divinité ; & ne nous parle qu'avec un enthousiasme céleste, qui, se précipitant par les détours d'une fiction hardie, ressemble moins au témoignage d'un historien scrupuleux, qu'à l'extase d'un prophète : non enim res gestae versibus comprehendendae sunt... etc. 
== Page 208 ==
elle appelle par leurs noms les choses qui n'existent pas encore : haec tum nomina erunt . Elle voit plusieurs siécles auparavant la mer Caspienne qui frémit, & les sept embouchures du Nil qui se troublent dans l'attente d'un héros. C'est pour cette raison que, dès le commencement, le poëte parle comme un homme étonné, & élevé au-dessus de lui-même. Son sujet s'annonce enveloppé de ténébres mystérieuses, qui inspirent le respect, et disposent à l'admiration : " je chante les combats, & ce héros, que les destins ennemis forcerent d'abandonner le rivage troyen : il fut long-tems exposé à la vengeance des dieux, etc. La lyrique a une marche libre et 
== Page 209 ==
déréglée : ce sont des élans du coeur, des traits de feu qui jaillissent. L'épique a un ton toujours soutenu, une majesté toujours égale à elle-même : c'est le récit que fait un dieu, à des dieux comme lui. Tout s'annoblit dans sa bouche, les pensées, les expressions, les tours, l'harmonie : tout est rempli de hardiesse & de pompe. Ce n'est point le tonnerre qui gronde par intervale, qui éclate, et qui se tait. C'est un grand fleuve qui roule ses flots avec bruit, & qui étonne le voyageur qui l'entend de loin dans une vallée profonde. Le murmure des ruisseaux n'est bon que pour les bergers. Comparez le chalumeau de Virgile avec sa trompette : tityre tu patulae recubans sub tegmine fagi sylvestrem tenui nusam meditaris avenâ . Rien n'est si doux : l'harmonie & le ton de l'éneïde ont une autre force : 
== Page 210 ==
vix è conspectu siculae telluris in altum vela dabant laeti, & spumas salis aere ruebant . Chacun peut sentir par la seule lecture, cette différence. On la trouveroit encore plus sensible, si on comparoit Théocrite avec Homere. La langue grecque, plus riche que les autres, a pu se prêter avec plus de facilité à la nature des sujets, & prendre plus ou moins de force, selon le besoin des matiéres. J'en appelle à ceux qui ont lu les deux poëtes par comparaison.  PARTIE 3 SECTION 1 CHAPITRE 5  sur la tragédie. la tragédie partage avec l'épopée la grandeur & l'importance de l'action : et elle n'en differe que par le dramatique seulement. On voit l'action tragique, & celle de l'épopée se raconte. 
== Page 211 ==
Mais comme il y a dans l'épopée deux sortes de grands : le merveilleux et l'héroïque ; il peut y avoir aussi deux espèces de tragédie, l'une héroïque, qu'on appelle simplement tragédie : l'autre merveilleuse, qu'on a nommée spectacle lyrique ou opera. Le merveilleux est exclus de la premiere espèce, parce que ce sont des hommes qui agissent en hommes ; au lieu que dans la seconde, les dieux agissant en dieux, avec tout l'appareil d'une puissance surnaturelle ; ce qui ne seroit point merveilleux, cesseroit en quelque sorte d'être vraisemblable. Ces deux espèces ont leurs régles communes : et si elles en ont de particulieres ; ce n'est que par rapport à la condition des acteurs qui est différente. Un opera est donc la représentation d'une action merveilleuse. 
== Page 212 ==
C'est le divin de l'épopée mis en spectacle. Comme les acteurs sont des dieux, ou des héros demi-dieux ; ils doivent s'annoncer aux mortels par des opérations, par un langage, par une inflexion de voix, qui surpassent les loix du vraisemblable ordinaire. 1 leurs opérations ressemblent à des prodiges. C'est le ciel qui s'ouvre, une nue lumineuse qui apporte un être céleste : c'est un palais enchanté, qui disparoît au moindre signe, & se transforme en désert, etc. 2 leur langage est entiérement lyrique : il exprime l'extase, l'enthousiasme, l'yvresse du sentiment. 3 c'est la musique la plus touchante qui accompagne les paroles, & qui par les modulations, les cadences, les infléxions, les accens, en fait sortir toute la force et tout le feu. La raison de tout cela est dans l'imitation. Ce sont des dieux qui doivent agir & parler en 
== Page 213 ==
dieux. Pour former leurs caracteres, le poëte choisit ce qu'il connoît de plus beau & de plus touchant dans la nature, dans les arts, dans tout le genre humain ; & il en compose des êtres qu'il nous donne, & que nous prenons pour des divinités. Mais ce sont toujours des hommes : c'est le Jupiter de Phidias. Nous ne pouvons sortir de nous-mêmes, ni caractériser les choses d'imagination que par les traits que nous avons vus dans la réalité. Ainsi c'est toujours l'imitation qui commande et qui fait la loi. L'autre espèce de tragédie ne sort point du naturel. Ce qu'elle a de grand, ne va que jusqu'à l'héroïsme. C'est une représentation de grands hommes, une peinture, un tableau ; ainsi son mérite consiste dans sa ressemblance avec le vrai. De sorte que pour trouver toutes les régles de la tragédie, il ne faut que 
== Page 214 ==
se mettre dans le parterre, & supposer que tout ce qu'on va voir sera vrai : mais le plus beau vrai possible dans ce genre, & dans le sujet choisi. Tout ce qui concourra à me persuader, sera bon : tout ce qui aidera à me détromper, sera mauvais. Si on change le lieu où se passe l'action, tandis que le spectateur est toujours resté au même endroit : il reconnoît l'art : l'imitation est fausse. Si l'action que je vois dure un an, un mois, plusieurs jours : tandis que je sens que je l'ai vûe commencer et finir, à peu près en trois heures : je reconnois l'artifice. à peine peut-on me faire croire que j'aye été spectateur pendant un jour entier ; & la chose iroit beaucoup mieux, si l'action ne duroit qu'autant de tems qu'il en faut, pour la représenter : il seroit plus aisé de me tromper. Je vois des acteurs qui agissent pour être vûs, qui se présentent de 
== Page 215 ==
maniere qu'ils paroissent adresser la parole au parterre. La nature ne s'y prend pas de la sorte : elle agit pour agir. Ici on a d'autres vûes, je reconnois la comédie. On joue une tragédie romaine : je connois par l'histoire un Brutus, un Cassius, ces fiers conjurateurs, que la renommée me montre dans l'éloignement des tems, comme des héros d'une taille plus qu'humaine : je vois, sous leurs noms, une figure médiocre, une taille pincée, une voix grêle & forcée, je dis sur le champ : non, tu n'es pas Brutus . Je ne parle point des épisodes inutiles, des caracteres équivoques, ou mal soutenus, des sentimens foibles ou guindés... tantôt c'est un étalage de phrases dans le goût de Séneque ; quelquefois une description plus qu'épique ; une autrefois, c'est un enthousiasme plus que lyrique. C'est un historien que j'entends, 
== Page 216 ==
un philosophe, un orateur ; le théâtre se change en tribune. Ici, c'est un acteur qui prend feu tout à coup, & sans préparation : là, c'en est un autre qui écoute une confidence importante, avec un air distrait. Il est sûr de sa réponse. En un mot, ce sera le geste, la parole, le ton de la voix, une de ces trois expressions, qui ne s'accordera pas avec les deux autres, & qui démasquera l'art en déconcertant l'harmonie. Les choeurs amenèrent autrefois la tragédie sur le théâtre ; & ils s'y maintinrent long-tems avec elle. Ils étoient fondés sur l'usage, & autorisés par l'exemple du gouvernement, qui étoit démocratique. Mais les grandes affaires, dans la suite, ne se décidant plus en public ; ils furent obligés d'en descendre. D'ailleurs, comment allier cette publicité théâtrale avec les ressorts des grandes 
== Page 217 ==
passions, qui sont ordinairement secrets ? Phedre pouvoit-elle avouer à tout un peuple, ce qu'Oenone ne pouvoit lui arracher qu'avec effort ? Mais peut-être aussi, que si l'art y a gagné en rendant l'imitation plus exacte, le spectateur y a perdu du côté des sentimens. Le chant lyrique du choeur exprimoit dans les entractes les mouvemens excités par l'acte qui venoit de finir. Le spectateur ému en prenoit aisément l'unisson, & se préparoit ainsi à recevoir l'impression des actes suivans ; au lieu qu'aujourd'hui le violon ne semble fait que pour guérir l'ame de sa blessure, & éteindre le feu qui s'allumoit. On guérit un inconvénient par un autre. Il y a pourtant des sujets où tout pourroit se concilier. Si on demande maintenant pourquoi les passions doivent être extraordinaires, les caracteres toujours 
== Page 218 ==
grands, le noeud presque insoluble, le dénouement simple & naturel ? Pourquoi on veut que les scènes aillent toujours en croissant, sans languir ? C'est que c'est la belle nature qu'on a promis de peindre, & qu'on doit lui donner tous les dégrés de perfection connus : c'est que l'art fait uniquement pour le plaisir, est mauvais, dès qu'il est médiocre. Enfin, c'est que le coeur humain n'est pas content, quand on lui laisse de quoi desirer.  PARTIE 3 SECTION 1 CHAPITRE 6  sur la comédie. la tragédie imite le beau, le grand : la comédie imite le ridicule. L'une éleve l'ame, & forme le coeur : l'autre polit les moeurs, & corrige le dehors. La tragédie nous humanise par la compassion, & nous retient 
== Page 219 ==
par la crainte, (...) : la comédie nous ôte le masque à demi, & nous présente adroitement le miroir. La tragédie ne fait pas rire, parce que les sotises des grands sont des malheurs : quidquid delirant reges, plectuntur achivi . La comédie fait rire, parce que les sotises des petits ne sont que des sotises ; on n'en craint point les suites. On définit la comédie : une action feinte, dans laquelle on représente le ridicule à dessein de le corriger. L'action tragique tient le plus souvent à quelque chose de vrai. Les noms, au moins, sont historiques ; mais dans la comédie, tout y est feint. Le poëte pose pour fondement la vraisemblance : cela suffit : il bâtit à son gré : il crée une action, des acteurs, il les multiplie selon ses besoins, & les nomme comme il juge à propos, sans qu'on puisse le trouver mauvais. 
== Page 220 ==
La matiére de la comédie est la vie civile, dont elle est l'imitation : " elle est comme elle doit être, dit le P Rapin, quand on croit se trouver dans une compagnie du quartier étant au théâtre, & qu'on y voit ce qu'on voit dans le monde. " il faut ajouter à cela, qu'elle doit avoir tout l'assaisonnement possible, et être un choix de plaisanteries fines & légeres, qui présentent le ridicule dans le point le plus piquant. Le ridicule consiste dans les défauts qui causent la honte, sans causer la douleur. C'est, en général, un mauvais assortiment de choses qui ne sont point faites pour aller ensemble. La gravité stoïque seroit ridicule dans un enfant, & la puérilité dans un magistrat. C'est une discordance de l'état avec les moeurs. Ce défaut ne cause aucune douleur où il est : & s'il en causoit, il ne pourroit 
== Page 221 ==
faire rire ceux qui ont le coeur bien fait : un retour secret sur eux-mêmes leur feroit trouver plus de charmes dans la compassion. Le ridicule dans les moeurs est donc simplement, une difformité qui choque la bienséance, l'usage reçu, ou même la morale du monde poli. C'est alors que le spectateur caustique s'égaye aux dépens d'un vieil Harpagon amoureux, d'un Monsieur Jourdain gentilhomme, d'un Tartuffe mal caché sous son masque. L'amour-propre alors a deux plaisirs : il voit les défauts d'autrui, et croit ne point voir les siens. Le ridicule se trouve par-tout, dit La Bruyere : il est souvent à côté de ce qu'il y a de plus sérieux : mais il est rare de trouver des yeux qui sachent le reconnoître où il est, et plus rare encore de trouver des génies qui sachent l'en tirer avec délicatesse, et le présenter de maniere 
== Page 222 ==
qu'il plaise & qu'il instruise, sans que l'un se fasse aux dépens de l'autre. La comédie se divise selon les sujets qu'elle se propose d'imiter. Il y a dans la société, un ordre de citoyens, où régne une certaine gravité, où les sentimens sont délicats, et les conversations assaisonnées d'un sel fin : où est, en un mot, ce qu'on appelle le ton de la bonne compagnie . C'est le modéle du haut comique, qui ne fait rire que l'esprit : tels sont les principaux caracteres des grandes piéces, de Simon, de Chremès dans Terence, d'Orgon, de Tartuffe, de la femme savante dans Moliere. Il y a un autre ordre plus bas : c'est celui du peuple, dont le goût est conforme à l'éducation qu'il a reçue. C'est l'objet du bas comique qui convient aux valets, aux suivantes, & à tout ce qui se remue par l'impression des personnages supérieurs. 
== Page 223 ==
Cet ordre ne doit point admettre la grossiereté, mais la naïveté, la simplicité ; & s'il admet l'esprit ; il faut qu'il soit naturel, & sans aucune étude. C'est la qu'on pardonne les petits jeux de mots, les tours de souplesse, les proverbes, etc. Parce que tout cela est autorisé par la condition de ceux qu'on imite. On pourroit compter une troisiéme espèce de comique, s'il méritoit ce nom : ce sont les farces, les grimaces, et tout ce qui n'a, pour assaisonnement, qu'un burlesque grossier, quelquefois mêlé d'ordure. Mais ces imitations, qui charment la vile populace, ne sont point du goût des honnêtes-gens. offenduntur enim quibus est equus & pater et res. il est évident, par ce précis de la nature de la comédie, que l'imitation fait son essence & sa régle. Et 
== Page 224 ==
le mot seul de miroir qui lui convient si parfaitement, fait une démonstration : haec conficta arbitror à poëtis esse, ut effictos nostros mores in alienis personis, expressamque imaginem nostrae vitae quotidianae videremus .  PARTIE 3 SECTION 1 CHAPITRE 7  sur la pastorale. la poësie pastorale peut être mise en spectacle ou en récit : c'est une forme indifférente pour le fonds. Son objet essentiel est la vie champêtre, représentée avec tous ses charmes possibles. C'est la simplicité des moeurs, la naïveté, l'esprit naturel, le mouvement doux & paisible des passions. C'est l'amour fidéle & tendre des bergers, qui donne des soins, et non des inquiétudes, qui exerce 
== Page 225 ==
assez le coeur, & ne le fatigue point. Enfin, c'est ce bonheur attaché à la franchise, & au repos d'une vie qui ne connoît ni l'ambition, ni le luxe, ni les emportemens, ni les remords : heureux qui vit en paix du lait de ses brebis, et qui, de leur toison voit filer ses habits ; et bornant ses desirs au bord de son domaine, ne connoît d'autre mer que la Marne ou la Seine. Racan. l'homme aime naturellement la campagne ; & le printems y appelle les plus délicats. Les prés fleuris, l'ombre des bois, les vallées riantes, les ruisseaux, les oiseaux, tous ces objets ont un droit naturel sur le coeur humain. & lorsqu'un poëte sait, dans une action intéressante, nous offrir la fleur de ces objets, déja charmans par eux-mêmes, & nous peindre, avec des traits naïfs, une vie semblable à celle des bergers ; nous croyons jouir 
== Page 226 ==
avec eux. Qu'on nous peigne leurs tristesses, leurs soucis, leurs jalousies, leurs dépits ; ces passions sont des jeux innocens, au prix de celles qui nous déchirent. C'est le siécle d'or qui se rapproche de nous ; et la comparaison de leur état avec le nôtre, simplifie nos moeurs, & nous ramène insensiblement au goût de la nature. Dans ce genre, comme dans les autres, il y a un point au-delà & en-deçà duquel on ne peut trouver le bon. Ce n'est point assez de parler de ruisseau, de brébis, de Tityre ; il faut du neuf & du piquant dans l'idée, dans le plan, dans l'action, dans les sentimens. Si vous êtes trop doux et trop naïf, vous risquez d'être fade ; et si vous voulez un certain dégré d'assaisonnement, vous sortez de votre genre, & vous tombez dans l'affectation. Ne donnez à une bergere d'autres bouquets que ceux de 
== Page 227 ==
ses prés ; d'autre teint, que celui des roses & des lis ; d'autre miroir qu'un clair ruisseau. Regardez la nature, et choisissez : c'est l'abregé des préceptes. Lisez les grands maîtres : lisez Théocrite, il vous donnera le modéle de la naïveté ; Moschus et Bion, celui de la délicatesse. Virgile vous dira, quels ornemens on peut ajouter à la simplicité. Lisez Segrais, & Madame Des-Houlieres, vous y trouverez une expression douce & continue des plus tendres sentimens : mais si vous lisez M De Fontenelle, souvenez-vous que son ouvrage fait un genre à part, et qu'il n'a rien de commun que le nom, avec ceux que je viens de citer. 
== Page 228 ==
PARTIE 3 SECTION 1 CHAPITRE 8  sur l'apologue. l'apologue est le spectacle des enfans. Il ne différe des autres que par la qualité des acteurs. On ne voit, sur ce petit théâtre, ni les Alexandres, ni les Césars ; mais la mouche & la fourmi, qui jouent les hommes à leur manière, & qui nous donnent une comédie plus pure, et peut-être plus instructive, que ces acteurs à figure humaine. L'imitation porte ses régles dans ce genre, de même que dans les autres. On suppose seulement que tout ce qui est dans la nature, est doüé de la parole. Cette supposition a quelque chose de vrai ; puisqu'il n'y a rien dans l'univers qui ne se fasse au moins entendre aux yeux, & qui ne 
== Page 229 ==
porte dans l'esprit du sage des idées aussi claires, que s'il se faisoit entendre aux oreilles. Sur ce principe, les inventeurs de l'apologue ont cru qu'on leur passeroit de donner des discours & des pensées aux animaux d'abord, qui, ayant à peu près les mêmes organes que nous, ne nous paroissent peut-être muets, que parce que nous n'entendons pas leur langage : ensuite aux arbres, qui, ayant de la vie, n'ont pas eu de peine à obtenir aussi des poëtes le sentiment : & enfin à tout ce qui se meut, ou qui existe dans l'univers. On a vu non seulement le loup & l'agneau, le chêne et le roseau, mais encore le pot de fer & le pot de terre jouer des personnages. Il n'y a eu que dom jugement et demoiselle imagination , et tout ce qui leur ressemble, qui n'ont pas pu être admis sur ce théâtre ; parce que, sans doute, il est 
== Page 230 ==
plus difficile de donner un corps caractérisé à ces êtres purement spirituels, que de donner de l'ame & de l'esprit à des corps qui paroissent avoir quelque analogie avec nos organes. Toutes les régles de l'apologue sont contenues dans celles de l'épopée et du drame. Changez les noms, la grenouille qui s'enfle, devient le bourgeois gentilhomme, ou, si vous voulez, César, que son ambition fait périr, ou le premier homme, qui est dégradé, pour avoir voulu être semblable à Dieu : ... mutato nomine, de te fabula narratur. il ne faut point s'élever au-dessus de son état : voilà une maxime qu'il falloit apprendre aux enfans, au peuple, aux rois, à tout le genre humain. La sagesse, par le secours de la poësie, prend toutes les formes 
== Page 231 ==
nécessaires pour s'insinuer : et comme les goûts sont différens, selon les âges & les conditions ; elle veut bien jouer avec les enfans : elle rit avec le peuple : elle parle en reine avec les rois, & distribue ainsi ses leçons à tous les hommes : elle joint l'agréable à l'utile, pour attirer à elle ceux qui n'aiment que le plaisir, & pour récompenser ceux, qui n'ont d'autre vûe, que de s'instruire. L'apologue doit donc avoir une action, de même que les autres poëmes. Cette action doit être une, intéressante : avoir un commencement, un milieu, une fin ; par conséquent un prologue, un noeud, un dénouement : un lieu de la scène, des acteurs, au moins deux, ou quelque chose qui tienne lieu d'un second. Ces acteurs auront un caractère établi, soutenu, & prouvé par les discours et par les moeurs ; & tout cela 
== Page 232 ==
à l'imitation des hommes, dont les animaux deviennent les copistes, et prennent les rôles chacun, suivant une certaine analogie de caractères : un agneau se désalteroit dans le courant d'une onde pure : voilà un acteur avec un caractère connu, & en même-tems le lieu de la scène : un loup survint à jeûn, qui cherchoit avanture, et que la faim en ces lieux attiroit : voilà l'autre acteur, aussi avec son caractère, & outre cela, sa disposition actuelle. L'action & le noeud commencent : qui te rend si hardi de troubler mon breuvage, dit cet animal plein de rage, tu seras châtié de ta témérité. Le caractère du loup se soutient dans 
== Page 233 ==
ce discours, de même que celui de l'agneau dans le suivant. Sire, répond l'agneau, que votre majesté ne se mette point en colére, mais plutôt qu'elle considére, que je me vas désaltérant dans le courant, plus de vingt pas au-dessous d'elle ; et que par conséquent, en aucune façon je ne puis troubler sa boisson. On remarque assez le contraste des caractères & des moeurs exprimées par le discours ; l'action continue : tu la troubles, reprit cette bête cruelle etc. Là-dessus au fond des forêts le loup l'emporte, puis le mange sans autre forme de procès. Le dénouement est arrivé : & il est, tel qu'il devoit être, pris dans le principe de l'action même, qui est l'injustice & la cruauté qui accompagnent la force. Cette petite tragédie 
== Page 234 ==
excite à sa manière la terreur et la pitié. On plaint l'agneau, on déteste l'assassin. Le stile est conforme au caractère & à l'état des deux acteurs. C'est la matière qui donne le ton. Quand c'est le chêne orgueilleux qui parle, il dit : cependant que mon front au Caucase pareil, non content d'arrêter les rayons du soleil, brave l'effort de la tempête etc. La cigale va crier famine chez la fourmi sa voisine. Le villageois se plaint de l'auteur de tout cela , & prétend, qu'il a bien mal placé cette citrouille là. Hé parbleu je l'aurois pendue à l'un des chênes que voilà. Ainsi du reste. La Fontaine a senti toutes les différences : il a saisi par-tout le riant, le gracieux, le naïf, l'enjoué. & comment ? En imitant la nature : en se mettant précisément 
== Page 235 ==
à la place de ses acteurs, et en parlant pour eux & comme eux. C'est ainsi qu'il a beaucoup mieux peint que tous ses maîtres, & qu'il s'est rendu peut-être beaucoup plus grand homme en son genre, que plusieurs autres que nous admirons, et que la grandeur de leur matière nous fait paroître plus grands que lui.  PARTIE 3 SECTION 1 CHAPITRE 9  sur la poësie lyrique. quand on examine superficiellement la poësie lyrique, elle paroît se prêter moins que les autres espèces au principe général qui raméne tout à l'imitation. Quoi ! S'écrie-t'on d'abord ; les cantiques des prophètes, les pseaumes de David, les odes de Pindare 
== Page 236 ==
et d'Horace ne seront point de vrais poëmes ? Ce sont les plus parfaits. Remontez à l'origine. La poësie n'est-elle pas un chant, qu'inspire la joie, l'admiration, la reconnoissance ? N'est-ce pas un cri du coeur, un élan, où la nature fait tout, et l'art, rien ? Je n'y vois point de tableau, de peinture. Tout y est feu, sentiment, yvresse. Ainsi deux choses sont vraies : la premiere, que les poësies lyriques sont de vrais poëmes : la seconde, que ces poësies n'ont point le caractère de l'imitation. Voilà l'objection proposée dans toute sa force. Avant que d'y répondre, je demande à ceux qui la font, si la musique, les operas, où tout est lyrique, contiennent des passions réelles, ou des passions imitées ? Si les choeurs des anciens, qui retenoient la nature originaire de la poësie, 
== Page 237 ==
ces choeurs qui étoient l'expression du seul sentiment, s'ils étoient la nature elle-même, ou seulement la nature imitée ? Si Rousseau dans ses pseaumes étoit pénétré aussi réellement que David ? Enfin, si nos acteurs qui montrent sur le théâtre des passions si vives, les éprouvent sans le secours de l'art, & par la réalité de leur situation ? Si tout cela est feint, artificiel, imité ; la matière de la poësie lyrique, pour être dans les sentimens, n'en doit donc pas être moins soumise à l'imitation. L'origine de la poësie ne prouve pas plus contre ce principe. Chercher la poësie dans sa premiere origine, c'est la chercher avant son existence. Les élémens des arts furent créés avec la nature. Mais les arts eux-mêmes, tels que nous les connoissons, que nous les définissons maintenant, sont bien différens de ce qu'ils étoient, quand ils commencèrent 
== Page 238 ==
à naître. Qu'on juge de la poësie par les autres arts, qui, en naissant, ne furent ou qu'un cri inarticulé, ou qu'une ombre crayonnée, ou qu'un toît étayé. Peut-on les reconnoître à ces définitions ? Que les cantiques sacrés soient de vraies poësies sans être des imitations ; cet exemple prouveroit-il beaucoup contre les poëtes, qui n'ont que la nature pour les inspirer ! étoit-ce l'homme qui chantoit dans Moyse, n'étoit-ce point l'esprit de Dieu qui dictoit ? Il est le maître : il n'a pas besoin d'imiter, il crée. Au lieu que nos poëtes dans leur yvresse prétendue, n'ont d'autre secours que celui de leur génie naturel, qu'une imagination échauffée par l'art, qu'un enthousiasme de commande. Qu'ils ayent eu un sentiment réel de joie : c'est de quoi chanter, mais un couplet ou deux seulement. Si on veut plus d'étendue ; c'est à l'art à 
== Page 239 ==
coudre à la piece de nouveaux sentimens qui ressemblent aux premiers. Que la nature allume le feu ; il faut au moins que l'art le nourrisse et l'entretienne. Ainsi l'exemple des prophètes, qui chantoient sans imiter, ne peut tirer à conséquence contre les poëtes imitateurs. D'ailleurs, pourquoi les cantiques sacrés nous paroissent-ils, à nous, si beaux ? N'est-ce point parce que nous y trouvons parfaitement exprimés les sentimens qu'il nous semble que nous aurions éprouvés dans la même situation où étoient les prophètes ? & si ces sentimens n'étoient que vrais, & non pas vraisemblables, nous devrions les respecter ; mais ils ne pourroient nous faire l'impression du plaisir. De sorte que, pour plaire aux hommes, il faut, lors même qu'on n'imite point, faire comme si l'on imitoit, & donner à la vérité les traits de la vraisemblance. 
== Page 240 ==
La poësie lyrique pourroit être regardée comme une espèce à part ; sans faire tort au principe où les autres se réduisent. Mais il n'est pas besoin de la séparer : elle entre naturellement & même nécessairement dans l'imitation ; avec une seule différence, qui la caractérise & la distingue : c'est son objet particulier. Les autres espèces de poësie ont pour objet principal les actions : la poësie lyrique est toute consacrée aux sentimens, c'est sa matière, son objet essentiel. Qu'elle s'élève comme un trait de flamme en frémissant, qu'elle s'insinue peu à peu, & nous échauffe sans bruit, que ce soit un aigle, un papillon, une abeille ; c'est toujours le sentiment qui la guide ou qui l'emporte. Il y a des odes sacrées, qu'on appelle hymnes, ou cantiques : c'est l'expression du coeur, qui admire avec transport la grandeur, la 
== Page 241 ==
toute-puissance, la bonté infinie de l'être suprême, & qui s'écrie dans l'enthousiasme : coeli enarrant gloriam dei, & opera ejus annuntiat firmamentum : les cieux instruisent la terre à révérer leur auteur,... etc. Il y en a qu'on appelle héroïques, qui sont faites à la gloire des héros : le poëte méne Achille sanglant aux bords du Simoïs, ou fait fléchir l'Escaut sous le joug de Louis. Telles sont les odes de Pindare, et plusieurs de celles d'Horace, de Malherbe & de Rousseau. 
== Page 242 ==
Il y en a une troisiéme sorte qui peut porter le nom d'ode philosophique ou morale. Ce sont celles où le poëte épris de la beauté de la vertu, ou effrayé de la laideur du vice, s'abandonne aux transports de l'amour ou de la haine que ces objets font naître. Fortune, dont la main couronne les forfaits les plus inouis, du faux éclat qui t'environne serons-nous toujours éblouis ? Etc. Enfin la quatriéme espèce ne doit éclore que dans le sein des plaisirs : elle peint les festins, les danses & les ris. Telles sont les odes anacréontiques, et la plûpart des chansons françoises. Toutes ces espèces, comme on le voit, sont uniquement consacrées au sentiment. & c'est la seule différence, qu'il y ait entre la poësie lyrique 
== Page 243 ==
et les autres genres de poësie. Et comme cette différence est toute du côté de l'objet, elle ne fait aucun tort au principe de l'imitation. Tant que l'action marche dans le drame ou dans l'épopée, la poësie est épique ou dramatique ; dès qu'elle s'arrête, & qu'elle ne peint que la seule situation de l'ame, le pur sentiment qu'elle éprouve, elle est de foi lyrique : il ne s'agit que de lui donner la forme qui lui convient, pour être mise en chant. Les monologues de Polieucte, de Camille, de Chimene, sont des morceaux lyriques : et si cela est ; pourquoi le sentiment qui est sujet à l'imitation dans un drame, n'y seroit-il pas sujet dans une ode ? Pourquoi imiteroit-on la passion dans une scéne, & qu'on ne pourroit pas l'imiter dans un chant ? Il n'y a donc point d'exception. Tous les poëtes ont le même objet, et ils ont tous la même méthode à suivre. 
== Page 244 ==
Ainsi, de même que dans la poësie épique & dramatique, où il s'agit de peindre les actions, le poëte doit se représenter vivement les choses dans l'esprit, & prendre aussitôt le pinceau ; dans le lyrique, qui est livré tout entier au sentiment, il doit échauffer son coeur, & prendre aussitôt sa lyre. S'il veut composer un lyrique élevé, qu'il allume un grand feu. Ce feu sera plus doux, s'il ne veut que des sons modérés. Si les sentimens sont vrais & réels, comme quand David composoit ses cantiques, c'est un avantage pour le poëte : de même que c'en est un, lorsque dans le tragique, il traite un fait de l'histoire tellement préparé, qu'il n'y ait point, ou qu'il y ait peu de changemens à faire, comme dans l'Esther de Racine. Alors l'imitation poëtique se réduit aux pensées, aux expressions, à l'harmonie, qui doivent être conformes 
== Page 245 ==
au fonds des choses. Si les sentimens ne sont pas vrais & réels, c'est-à-dire, si le poëte n'est pas réellement dans la situation qui produit les sentimens dont il a besoin ; il doit en exciter en lui, qui soient semblables aux vrais, en feindre qui répondent à la qualité de l'objet. Et quand il sera arrivé au juste dégré de chaleur qui lui convient ; qu'il chante : il est inspiré. Tous les poëtes sont réduits à ce point : ils commencent par monter leur lyre : puis ils en tirent des sons. C'est ainsi que se sont faites les odes sacrées, les héroïques, les morales, les anacréontiques ; il a fallu éprouver naturellement ou artificiellement, les sentimens d'admiration, de reconnoissance, de joie, de tristesse, de haine, qu'elles expriment : et il n'y en a pas une d'Horace ni de Rousseau, si elle a le véritable caractère de l'ode, dont on ne puisse 
== Page 246 ==
le démontrer ; elles sont toutes un tableau de ce qu'on peut sentir de plus fort ou de plus délicat dans la situation où ils étoient. De même donc que dans la poësie épique & dramatique on imite les actions & les moeurs, dans le lyrique on chante les sentimens ou les passions imitées. S'il y a du réel, il se mêle avec ce qui est feint, pour faire un tout de même nature : la fiction embellit la vérité, & la vérité donne du crédit à la fiction. Ainsi que la poësie chante les mouvemens du coeur, qu'elle agisse, qu'elle raconte, qu'elle fasse parler les dieux ou les hommes ; c'est toujours un portrait de la belle nature, une image artificielle, un tableau, dont le vrai & unique mérite consiste dans le bon choix, la disposition, la ressemblance : ut pictura poesis . 
== Page 247 ==
PARTIE 3 SECTION 2  sur la peinture. cet article sera fort court, parce que le principe de l'imitation de la belle nature, surtout après en avoir fait l'application à la poësie, s'applique presque de lui-même à la peinture. Ces deux arts ont entr'eux une si grande conformité ; qu'il ne s'agit, pour les avoir traités tous deux à la fois, que de changer les noms, & de mettre peinture, desseing, coloris, à la place de poësie, de fable, de versification. C'est le même génie qui crée dans l'une et dans l'autre : le même goût qui dirige l'artiste dans le choix, la disposition, l'assortiment des grandes et des petites parties : qui fait les grouppes et les contrastes : qui pose, & qui 
== Page 248 ==
nuance les couleurs : en un mot, qui régle la composition, le desseing, le coloris. Ainsi, nous n'avons qu'un mot à dire sur les moyens, dont se sert la peinture pour imiter & exprimer la nature. En supposant que le tableau idéal a été conçu selon les régles du beau, dans l'imagination du peintre : sa premiere opération pour l'exprimer, ou le faire naître, est le trait : c'est ce qui commence à donner un être réel & indépendant de l'esprit, à l'objet qu'on veut peindre, qui lui détermine un espace juste, & le renferme dans ses bornes légitimes : c'est le desseing. La seconde opération, est de poser les ombres & les jours, pour donner de la rondeur, de la saillie, du relièf aux objets, pour les lier ensemble, les détacher du plan, les approcher, ou les éloigner du spectateur : c'est le clair-obscur. La troisiéme est d'y répandre 
== Page 249 ==
les couleurs, telles que ces objets les porteroient dans la nature, d'unir ces couleurs, de les nuancer, de les dégrader selon le besoin, pour les faire paroître naturelles : c'est le coloris. Voilà les trois dégrés de l'expression pittoresque : & ils sont si clairement renfermés dans le principe général de l'imitation, qu'ils ne laissent lieu à aucune difficulté même apparente. à quoi se réduisent toutes les régles de la peinture ? à tromper les yeux par la ressemblance, à nous faire croire que l'objet est réel, tandis que ce n'est qu'une image. Cela est évident. Passons à la musique & à la danse. Nous traiterons ces deux arts avec un peu plus d'étendue ; mais cependant sans sortir de notre objet, qui est de prouver que la perfection des arts dépend de l'imitation de la belle nature. 
== Page 250 ==
PARTIE 3 SECTION 3  sur la musique & sur la danse. la musique avoit autrefois beaucoup plus d'étendue, qu'elle n'en a aujourd'hui. Elle donnoit les graces de l'art, à toutes les espèces de sons, et de gestes : elle comprenoit le chant, la danse, la versification, la déclamation : ars decôris in vocibus et motibus . Aujourd'hui, que la versification & la danse ont formé deux arts séparés, & que la déclamation, abandonnée à elle-même, 
== Page 252 ==
ne fait plus un art, la musique proprement dite se réduit au seul chant ; c'est la science des sons . Cependant comme la séparation est venue plutôt des artistes, que des arts mêmes, qui sont toujours restés intimement liés entr'eux ; nous traiterons ici la musique & la danse sans les séparer. La comparaison réciproque que l'on fera de l'une avec l'autre, aidera à les faire mieux connoître : elles se prêteront du jour dans cet ouvrage, comme elles se prêtent des agrémens sur le théâtre. 
== Page 253 ==
PARTIE 3 SECTION 3 CHAPITRE 1  on doit connoître la nature de la musique & de la danse, par celle des tons & des gestes. les hommes ont trois moyens pour exprimer leurs idées & leurs sentimens ; la parole, le ton de la voix, & le geste. Nous entendons par geste, les mouvemens extérieurs, et les attitudes du corps : gestus, dit Ciceron, est conformatio quaedam et figura totius oris & corporis . J'ai nommé la parole la premiere, parce qu'elle est en possession du premier rang ; & que les hommes y font ordinairement le plus d'attention. Cependant les tons de la voix & les gestes, ont sur elle plusieurs avantages : ils sont d'un usage plus naturel : nous y avons recours quand les 
== Page 254 ==
mots nous manquent ; plus étendu : c'est un interpréte universel qui nous suit jusqu'aux extrémités du monde, qui nous rend intelligibles aux nations les plus barbares, & même aux animaux. Enfin ils sont consacrés d'une manière spéciale au sentiment. La parole nous instruit, nous convainc, c'est l'organe de la raison : mais le ton & le geste sont ceux du coeur : ils nous émeuvent, nous gagnent, nous persuadent. La parole n'exprime la passion que par le moyen des idées auxquelles les sentimens sont liés, & comme par réflexion. Le ton & le geste arrivent au coeur directement & sans 
== Page 255 ==
aucun détour. En un mot la parole est un langage d'institution, que les hommes ont fait pour se communiquer plus distinctement leurs idées : les gestes & les tons sont comme le dictionnaire de la simple nature ; ils contiennent une langue que nous savons tous en naissant, & dont nous nous servons pour annoncer tout ce qui a rapport aux besoins et à la conservation de notre être : aussi est-elle vive, courte, énergique. Quel fonds pour les arts dont l'objet est de remuer l'ame, qu'un langage dont toutes les expressions sont plutôt celles de l'humanité même, que celle des hommes ! La parole, le geste & le ton de 
== Page 256 ==
la voix ont des dégrés, où ils répondent aux trois espèces d'arts que nous avons indiqués. Dans le premier dégré, ils expriment la nature simple, pour le besoin seul : c'est le portrait naïf de nos pensées & de nos sentimens : telle est, ou doit être la conversation. Dans le second dégré, c'est la nature polie par le secours de l'art, pour ajouter l'agrément à l'utilité : on choisit avec quelque soin, mais pourtant avec retenue & modestie, les mots, les tons, les gestes, les plus propres et les plus agréables : c'est l'oraison et le récit soutenu. Dans le troisiéme, on n'a en vûe que le plaisir : ces trois expressions y ont non-seulement toutes les graces & toute la force naturelle, mais encore toute la perfection que l'art peut y ajouter, je veux dire la mesure, le mouvement, la modulation & l'harmonie, 
== Page 257 ==
et c'est la versification, la musique et la danse, qui sont la plus grande perfection possible des paroles, des tons de la voix, & des gestes. 
== Page 258 ==
D'où je conclus 1 que l'objet principal de la musique & de la danse doit être l'imitation des sentimens ou des passions : au lieu que celui de la poësie est principalement l'imitation des actions. Cependant, comme les passions & les actions sont presque toujours unies dans la nature, et qu'elles doivent aussi se trouver ensemble dans les arts ; il y aura cette différence pour la poësie, et pour la musique & la danse : que dans la premiere, les passions y seront employées comme des moyens ou des ressorts qui préparent l'action et la produisent ; & dans la musique et la danse, l'action ne sera qu'une espèce de cannevas destiné à porter, 
== Page 259 ==
soutenir, amener, lier, les différentes passions que l'artiste veut exprimer. Je conclus 2 que si le ton de la voix & les gestes avoient une signification avant que d'être mesurés, ils doivent la conserver dans la musique et dans la danse, de même que les paroles conservent la leur dans la versification ; & par conséquent, que toute musique & toute danse doit avoir un sens. 3 que tout ce que l'art ajoute aux tons de la voix & aux gestes, doit contribuer à augmenter ce sens, et à rendre leur expression plus énergique. Il ne paroît pas que la premiere conséquence ait besoin d'être prouvée, nous allons développer les deux dernieres dans les chapitres qui suivent.  PARTIE 3 SECTION 3 CHAPITRE 2  
== Page 260 ==
toute musique & toute danse doit avoir une signification, un sens. nous ne répétons point ici que les chants de la musique & les mouvemens de la danse ne sont que des imitations, qu'un tissu artificiel de tons & de gestes poëtiques, qui n'ont que le vraisemblable. Les passions y sont aussi fabuleuses que les actions dans la poësie : elles y sont pareillement de la création seule du génie & du goût : rien n'y est vrai, tout est artifice. & si quelquefois il arrive que le musicien, ou le danseur, soient réellement dans le sentiment qu'ils expriment ; c'est une circonstance accidentelle qui n'est point du dessein de l'art : c'est une peinture qui se trouve sur une peau 
== Page 261 ==
vivante, & qui ne devroit être que sur la toile. L'art n'est fait que pour tromper, nous croyons l'avoir assez dit. Nous ne parlerons ici que des expressions. Les expressions, en général, ne sont d'elles-mêmes, ni naturelles, ni artificielles : elles ne sont que des signes. Que l'art les employe, ou la nature, qu'elles soient liées à la réalité, ou à la fiction, à la vérité, ou au mensonge, elles changent de qualité, mais sans changer de nature ni d'état. Les mots sont les mêmes dans la conversation & dans la poësie ; les traits & les couleurs, dans les objets naturels & dans les tableaux ; et par conséquent, les tons & les gestes doivent être les mêmes dans les passions, soit réelles, soit fabuleuses. L'art ne crée les expressions, ni ne les détruit : il les régle seulement, les fortifie, les polit. & de même qu'il ne peut sortir de la nature 
== Page 262 ==
pour créer les choses ; il ne peut pas non plus en sortir pour les exprimer : c'est un principe. Si je disois que je ne puis me plaire à un discours que je ne comprends pas, mon aveu n'auroit rien de singulier. Mais que j'ose dire la même chose d'une piéce de musique ; vous croyez-vous, me dira-t'on, assez connoisseur pour sentir le mérite d'une musique fine & travaillée avec soin ? J'ose répondre : oui, car il s'agit de sentir. Je ne prétends point calculer les sons, ni leurs rapports, soit entre eux, soit avec notre organe : je ne parle ici, ni de trémoussemens, ni de vibrations de cordes, ni de proportion mathématique. J'abandonne aux savans théoristes, ces spéculations, qui ne sont que comme le grammatical fin, ou la dialectique d'un discours, dont je puis sentir le mérite, sans entrer dans ce détail. La musique me parle par 
== Page 263 ==
des tons : ce langage m'est naturel : si je ne l'entends point, l'art a corrompu la nature, plutôt que de la perfectionner. On doit juger d'une musique, comme d'un tableau. Je vois dans celui-ci des traits & des couleurs dont je comprends le sens ; il me flatte, il me touche. Que diroit-on d'un peintre, qui se contenteroit de jetter sur la toile des traits hardis, & des masses des couleurs les plus vives, sans aucune ressemblance avec quelque objet connu ? L'application se fait d'elle-même à la musique. Il n'y a point de disparité ; et s'il y en a une, elle fortifie ma preuve. L'oreille, dit-on, est beaucoup plus fine que l'oeil. Donc je suis plus capable de juger d'une musique, que d'un tableau. J'en appelle au compositeur même : quels sont les endroits qu'il approuve le plus, qu'il chérit par préférence, auxquels il revient sans cesse 
== Page 264 ==
avec une complaisance secrete ? Ne sont-ce pas ceux où sa musique est, pour ainsi dire, parlante, où elle a un sens net, sans obscurité, sans équivoque ? Pourquoi choisit-on certains objets, certaines passions, plutôt que d'autres ? C'est parce qu'elles sont plus aisées à exprimer, et que les spectateurs en saisissent avec plus de facilité l'expression. Ainsi, que le musicien profond s'applaudisse, s'il le veut, d'avoir 
== Page 265 ==
concilié, par un accord mathématique, des sons qui paroissoient ne devoir se rencontrer jamais ; s'ils ne signifient rien, je les comparerai à ces gestes d'orateurs, qui ne sont que des signes de vie ; ou à ces vers artificiels, qui ne sont que du bruit mesuré ; ou à ces traits d'écrivains, qui ne sont qu'un frivole ornement. La plus mauvaise de toutes les musiques est celle qui n'a point de caractère. Il n'y a pas un son de l'art qui n'ait son modéle dans la nature, et qui ne doive être, au moins, un commencement d'expression, comme une lettre ou une syllabe l'est dans la parole. 
== Page 266 ==
Il y a deux sortes de musique : l'une qui n'imite que les sons & les bruits non-passionnés : elle répond au paysage dans la peinture : l'autre qui exprime les sons animés, & qui tiennent aux sentimens : c'est le tableau à personnage. Le musicien n'est pas plus libre que le peintre : il est par-tout, et constamment soumis à la comparaison qu'on fait de lui avec la nature. S'il peint un orage, un ruisseau, un zéphir ; ses tons sont dans la nature, il ne peut les prendre que là. S'il peint un objet idéal, qui n'ait jamais eu de réalité, comme seroit le mugissement de la terre, le frémissement d'une ombre qui sortiroit du 
== Page 267 ==
tombeau ; qu'il fasse comme le poëte : aut famam sequere, aut sibi convenientiae finge . Il y a des sons dans la nature qui répondent à son idée, si elle est musicale ; et quand le compositeur les aura trouvés, il les reconnoîtra sur le champ : c'est une vérité : dès qu'on la découvre, il semble qu'on la reconnoisse, quoiqu'on ne l'ait jamais vue. & quelque riche que soit la nature pour les musiciens, si nous ne pouvions comprendre le sens des expressions qu'elle renferme, ce ne seroit plus des richesses pour nous. Ce seroit un idiome inconnu, & par conséquent inutile. La musique étant significative dans la symphonie, où elle n'a qu'une demi-vie, que la moitié de son être , que sera-t'elle dans le chant, où elle devient le tableau du coeur humain ? Tout sentiment, dit Ciceron, a un 
== Page 268 ==
ton, un geste propre qui l'annonce, c'est comme le mot attaché à l'idée : omnis motus animi suum quemdam à naturâ habet vultum & sonum et gestum . Ainsi leur continuité doit former une espèce de discours suivi : & s'il y a des expressions qui m'embarrassent, faute d'être préparées ou expliquées par celles qui précedent ou qui suivent, s'il y en a qui me détournent, qui se contredisent ; je ne puis être satisfait. Il est vrai, dira-t'on, qu'il y a des passions qu'on reconnoît dans le chant musical, par exemple, l'amour, la joie, la tristesse : mais pour quelques expressions marquées, il y en a mille autres, dont on ne sçauroit dire l'objet. On ne sauroit le dire, je l'avoue ; mais s'ensuit-il qu'il n'y en ait point ? Il suffit qu'on le sente, il n'est pas nécessaire de le nommer. Le coeur a son intelligence indépendante des 
== Page 269 ==
mots ; & quand il est touché, il a tout compris. D'ailleurs, de même qu'il y a de grandes choses, auxquelles les mots ne peuvent atteindre ; il y en a aussi de fines, sur lesquelles ils n'ont point de prise : & c'est sur-tout dans les sentimens que celles-ci se trouvent. Concluons donc que la musique la mieux calculée dans tous ses tons, la plus géométrique dans ses accords, s'il arrivoit, qu'avec ces qualités, elle n'eût aucune signification ; on ne pourroit la comparer qu'à un prisme, qui présente le plus beau coloris, et ne fait point de tableau. Ce seroit une espèce de clavecin chromatique, qui offriroit des couleurs & des passages, pour amuser peut-être les yeux, & ennuyer sûrement l'esprit. 
== Page 270 ==
PARTIE 3 SECTION 3 CHAPITRE 3  des qualités que doivent avoir les expressions de la musique, et celles de la danse. il y a des qualités naturelles qui conviennent aux tons & aux gestes considérés en eux-mêmes, & seulement comme expressions : il y en a que l'art y ajoute pour les fortifier et les embellir. Nous parlerons ici des unes & des autres. Puisque les sons dans la musique, et les gestes dans la danse, ont une signification, de même que les mots dans la poësie, l'expression de la musique & de la danse doit avoir les mêmes qualités naturelles, que l'élocution oratoire : & tout ce que nous dirons ici, doit convenir également, à la musique, à la danse, et à l'éloquence. 
== Page 271 ==
Toute expression doit être conforme aux choses qu'elle exprime : c'est l'habit fait pour le corps. Ainsi comme il doit y avoir dans les sujets poëtiques ou artificiels de l'unité et de la variété, l'expression doit avoir d'abord ces deux qualités. Le caractère fondamental de l'expression est dans le sujet : c'est lui qui marque au style le dégré d'élévation ou de simplicité, de douceur ou de force qui lui convient. Si c'est la joie que la musique ou la danse entreprennent de traiter, toutes les modulations, tous les mouvemens doivent en prendre la couleur riante ; et si les chants & les airs qui se succédent, s'alterent & se relevent mutuellement, ce sera toujours sans altérer le fonds, qui leur est commun : voilà l'unité. Cependant comme 
== Page 272 ==
une passion n'est jamais seule, et que, quand elle domine, toutes les autres sont, pour ainsi dire, à ses ordres, pour amener, ou repousser les objets qui lui sont favorables, ou contraires ; le compositeur trouve dans l'unité même de son sujet, les moyens de le varier. Il fait paroître tour à tour, l'amour, la haine, la crainte, la tristesse, l'espérance. Il imite l'orateur, qui employe toutes les figures & les variations de son art, sans changer le ton général de son style. Ici, c'est la dignité qui régne, parce qu'il traite un point grave de morale, de politique, de droit. 
== Page 273 ==
Là, c'est l'agrément qui brille, parce qu'il fait un paysage, & non un tableau héroïque. Que diroit-on d'une oraison, dont la premiere partie seroit bien dans la bouche d'un magistrat ; et l'autre, dans celle d'un valet de comédie ? Outre le ton général de l'expression, qu'on peut appeller comme le style de la musique & de la danse ; il y a encore d'autres qualités, qui regardent chaque expression en particulier. Leur premier mérite est d'être claires : prima virtus perspicuitas . Que m'importe qu'il y ait un bel édifice dans cette vallée, si la nuit le couvre ? On n'exige point qu'elles présentent, chacune en particulier, un sens : mais elles doivent chacune y contribuer. Si ce n'est point une période ; que ce soit un membre, un mot, une syllabe. Chaque ton chaque modulation, chaque reprise, 
== Page 274 ==
doit nous mener à un sentiment, ou nous le donner. 2 les expressions doivent être justes : il en est des sentimens, comme des couleurs : une demi-teinte les dégrade, & leur fait changer de nature, ou les rend équivoques. 3 elles seront vives, souvent fines et délicates. Tout le monde connoît les passions, jusqu'à un certain point. Quand on ne les peint que jusques-là, on n'a guéres que le mérite d'un historien, d'un imitateur servil. Il faut aller plus loin, si on cherche la belle nature. Il y a pour la musique & pour la danse, de même que pour la peinture, des beautés, que les artistes appellent fuyantes & passagères ; des traits fins, échappés dans la violence des passions, des soupirs, des accens, des airs de tête : ce sont ces traits qui piquent, qui éveillent, & qui raniment l'esprit. 
== Page 275 ==
4 elles doivent être aisées et simples : tout ce qui sent l'effort nous fait peine & nous fatigue. Quiconque regarde, ou écoute, est à l'unisson de celui qui parle, ou qui agit : et nous ne sommes pas impunément les spectateurs de son embarras, ou de sa peine. 5 enfin, les expressions doivent être neuves, sur-tout dans la musique. Il n'y a point d'art où le goût soit plus avide & plus dédaigneux : judicium aurium superbissimum . La raison en est, sans doute, la facilité que nous avons à prendre l'impression du chant : naturâ ad numeros ducimur . Comme l'oreille porte au coeur le sentiment dans toute sa force ; une seconde impression est presque inutile, & laisse notre ame dans l'inaction & l'indifférence. Delà vient la nécessité de varier sans cesse les modes, le mouvement, les passions. Heureusement 
== Page 276 ==
que celles-ci se tiennent toutes entre elles. Comme leur cause est toujours commune, la même passion prend toutes sortes de formes : c'est un lion qui rugit : une eau qui coule doucement : un feu qui s'allume et qui éclate, par la jalousie, la fureur, le désespoir. Telles sont les qualités naturelles des tons de la voix & des gestes, considerés en eux-mêmes, et comme les mots dans la prose. Voyons maintenant ce que l'art peut y ajouter dans la musique, & dans la danse proprement dites. Les tons & les gestes ne sont pas aussi libres dans les arts, qu'ils le sont dans la nature. Dans celle-ci, ils n'ont d'autres régles qu'une sorte d'instinct, dont l'autorité plie aisément. C'est lui seul qui les dirige, qui les varie, qui les fortifie, ou les affoiblit à son gré. Mais dans les arts, il y a des régles austères, des bornes fixes, qu'il n'est pas permis de 
== Page 277 ==
passer. Tout est calculé, 1 par la mesure, qui régle la durée de chaque ton & de chaque geste ; 2 par le mouvement, qui hâte ou qui retarde cette même durée, sans augmenter ni diminuer le nombre des tons, ni celui des gestes, ni en changer la qualité ; 3 par la mélodie qui unit ces tons & ces gestes, et en forme une suite ; 4 enfin, par l'harmonie qui en régle les accords, quand plusieurs parties différentes se joignent pour faire un tout. Et il ne faut point croire que ces régles puissent détruire ou altérer la signification naturelle des tons et des gestes : elles ne servent qu'à la fortifier en la polissant, elles augmentent leur energie en y ajoutant des graces : cur ergo vires ipsas 
== Page 278 ==
specie solvi putent, quando nec ulla res sine arte satis valeat ? La mesure, le mouvement, la mélodie, l'harmonie, peuvent régler également les mots, les tons, les gestes, c'est-à-dire, qu'elles conviennent à la versification, à la danse, à la musique. Elles conviennent à la versification ; nous l'avons prouvé. Elles conviennent à la danse : qu'il n'y ait qu'un danseur, ou qu'il y en ait plusieurs, la mesure est dans les pas : le mouvement dans la lenteur ou la vîtesse : la mélodie dans la marche ou la continuité des pas : & l'harmonie dans l'accord de toutes ces parties avec l'instrument qui joue, & sur-tout avec les autres danseurs : car il y a dans la danse des solo , des duo , des choeurs, des reprises, des rencontres, des retours, qui ont les mêmes régles, que le concert dans la musique. 
== Page 279 ==
La mesure & le mouvement donnent la vie, pour ainsi dire, à la composition musicale : c'est par là que le musicien imite la progression & le mouvement des sons naturels, qu'il leur donne à chacun l'étendue qui leur convient, pour entrer dans l'édifice régulier du chant musical : ce sont comme les mots préparés et mesurés, pour être enchassés dans un vers. Ensuite la mélodie place tous ces sons chacun dans le lieu & le voisinage qui lui convient : elle les unit, les sépare, les concilie, selon la nature de l'objet, que le musicien se propose d'imiter. Le ruisseau murmure : le tonnerre gronde : le papillon voltige. Parmi les passions, il y en a qui soupirent, il y en a qui éclattent, d'autres qui frémissent. La mélodie, pour prendre toutes ces formes, varie à propos les tons, les intervales, les modulations, employe avec art les dissonances mêmes. Car 
== Page 280 ==
les dissonances, étant dans la nature, aussi-bien que les autres tons, ont le même droit qu'eux, d'entrer dans la musique. Elles y servent non-seulement d'assaisonnement & de sel ; mais elles contribuent d'une façon particuliere à caractériser l'expression musicale. Rien n'est si irrégulier que la marche des passions, de l'amour, de la colere, de la discorde : souvent, pour les exprimer, la voix s'aigrit et détonne tout-à-coup : & pour peu que l'art adoucisse ces désagrémens de la nature, la vérité de l'expression console de sa dureté. C'est au compositeur à les présenter avec précaution, sobriété, intelligence. L'harmonie enfin, concourt à l'expression musicale. Tout son harmonique est triple de sa nature. Il porte avec lui, sa quinte & sa tierce-majeure : c'est la doctrine commune de Descartes, du pere Mersenne, de M Sauveur, et de M Rameau 
== Page 281 ==
qui en a fait la base de son nouveau systême de musique. D'où il suit qu'un simple cri de joie a, même dans la nature, le fonds de son harmonie & de ses accords. C'est le rayon de lumiere qui, s'il est décomposé avec le prisme, donnera toutes les couleurs dont les plus riches tableaux peuvent être formés. Décomposez de même un son, de la maniere dont il peut l'être ; vous y trouverez toutes les parties différentes d'un accord. Suivez cette décomposition dans toute la suite d'un chant qui vous paroît simple, vous aurez le même chant multiplié et diversifié en quelque sorte par lui-même : il y aura des dessus & des basses, qui ne seront autre chose que le fonds du premier chant développé, et fortifié dans toutes ses parties séparées, afin d'augmenter la premiere expression. Les différentes parties, qui s'accompagnent 
== Page 282 ==
réciproquement, ressemblent aux gestes, aux tons, aux paroles, réunies dans la déclamation : ou, si vous voulez, aux mouvemens concertés des pieds, des bras, de la tête, dans la danse. Ces expressions sont différentes, cependant elles ont la même signification, le même sens. De sorte que si le chant simple est l'expression de la nature imitée, les basses et les dessus ne sont que la même expression multipliée, qui, fortifiant et répétant les traits, rend l'image plus vive, & par conséquent l'imitation plus parfaite.  PARTIE 3 SECTION 3 CHAPITRE 4  sur l'union des beaux arts. quoique la poësie, la musique et la danse se séparent quelquefois pour suivre les goûts & les volontés 
== Page 283 ==
des hommes ; cependant comme la nature en a créé les principes pour être unis, & concourir à une même fin, qui est de porter nos idées et nos sentimens tels qu'ils sont, dans l'esprit & dans le coeur de ceux à qui nous voulons les communiquer ; ces trois arts n'ont jamais plus de charmes, que quand ils sont réunis : cum valeant multùm verba per se,... etc. Ainsi lorsque les artistes séparèrent ces trois arts pour les cultiver et les polir avec plus de soin, chacun en particulier ; ils ne dûrent jamais perdre de vûe la premiere institution de la nature, ni penser qu'ils pussent entièrement se passer les uns des autres. Ils doivent être unis, la nature le demande, le goût l'exige : 
== Page 284 ==
mais comment : & à quelle condition ? C'est un traité dont voici la base, & les principaux articles. Il en est des différens arts, quand ils s'unissent pour traiter un même sujet, comme des différentes parties qui se trouvent dans un sujet traité par un seul art : il doit y avoir un centre commun, un point de rappel, pour les parties les plus éloignées. Quand les peintres & les poëtes représentent une action ; ils y mettent un acteur principal qu'ils appellent le héros, par excellence. C'est ce héros qui est dans le plus beau jour, qui est l'ame de tout ce qui se remue autour de lui. Quelle multitude de guerriers dans l'iliade ! Que de rôles différens dans Diomede, Ulysse, Ajax, Hector, etc. Il n'y en a pas un qui n'ait rapport à Achille. Ce sont des dégrés que le poëte a préparés, pour élever notre idée jusqu'à la sublime valeur de son 
== Page 285 ==
héros principal : l'intervale eût été moins sensible, s'il n'eût point été mesuré par cette espèce de gradation de héros, & l'idée d'Achille moins grande & moins parfaite sans la comparaison. Les arts unis doivent être de même que les héros. Un seul doit exceller, et les autres rester dans le second rang. Si la poësie donne des spectacles ; la musique & la danse paroîtront avec elle ; mais ce sera uniquement pour la faire valoir, pour lui aider à marquer plus fortement les idées & les sentimens contenus dans les vers. Ce ne sera point cette grande musique calculée, ni ce geste mesuré & cadencé qui offusqueroient la poësie, et lui déroberoient une partie de l'attention de ses spectateurs ; mais une 
== Page 286 ==
inflexion de voix toujours simple, et réglée sur le seul besoin des mots ; un mouvement du corps toujours naturel, qui paroît ne rien tenir de l'art. Si c'est la musique qui se montre ; elle seule a droit d'étaler tous ses attraits. Le théâtre est pour elle. La poësie n'a que le second rang, et la danse le troisiéme. Ce ne sont plus ces vers pompeux & magnifiques, ces descriptions hardies, ces images éclatantes ; c'est une poësie simple, naïve, qui coule avec molesse et négligence, qui laisse tomber les mots. La raison en est, que les vers doivent suivre le chant, et non le précéder. Les paroles en pareil cas, quoique faites avant la musique, ne sont que comme des coups de force qu'on donne à l'expression musicale, pour la rendre d'un sens plus net & plus intelligible. C'est dans ce point de vûe qu'on doit 
== Page 287 ==
juger de la poësie de Quinaut ; & si on lui fait un crime de la foiblesse de ses vers, c'est à Lulli à l'en justifier. Les plus beaux vers ne sont point ceux qui portent le mieux la musique, ce sont les plus touchants. Demandez à un compositeur lequel de ces deux morceaux de Racine est le plus aisé à traiter : voici le premier : quel carnage de toutes parts ! On égorge à la fois les enfans, les vieillards, et la fille & la mere, & la soeur & le frere, le fils dans les bras de son pere : que de corps entassés ! Que de membres épars privés de sépulture ! Voici l'autre qui le suit immédiatement dans la même scéne : hélas ! Si jeune encore, par quel crime ai-je pu mériter mon malheur ? Ma vie à peine a commencé d'éclore, je tomberai comme une fleur qui n'a vu qu'une aurore. 
== Page 288 ==
Hélas ! Si jeune encore, par quel crime ai-je pu mériter mon malheur ? Faut-il être compositeur pour sentir cette différence ? La danse est encore plus modeste que la poësie : celle-ci au moins est mesurée, mais le geste ne fait presque pour la musique que ce qu'il fait pour les drames ; & s'il s'y montre quelquefois avec plus de force, c'est qu'il y a plus de passion dans la musique que dans la poësie ; et par conséquent, plus de matière pour l'exercer ; puisque, comme nous l'avons dit, le geste & le ton de la voix sont consacrés d'une façon particuliere au sentiment. Enfin si c'est la danse qui donne une fête ; il ne faut point que la musique y brille à son préjudice ; mais seulement qu'elle lui prête la main, pour marquer avec plus de précision son mouvement & son caractère. Il 
== Page 289 ==
faut que le violon & le danseur forment un concert ; & quoique le violon précéde ; il ne doit exécuter que l'accompagnement. Le sujet appartient de droit au danseur. Qu'il soit guidé ou suivi ; il a toujours le principal rang, rien ne doit l'obscurcir : et l'oreille ne doit être occupée, qu'autant qu'il le faut, pour ne point causer de distraction aux yeux. Nous ne joignons point ordinairement la parole avec la danse proprement dite ; mais cela ne prouve point qu'elles ne puissent s'unir : elles l'étoient autrefois, tout le monde en convient. On dansoit alors sous la voix chantante, comme on le fait aujourd'hui sous l'instrument, & les paroles avoient la même mesure que les pas. C'est à la poësie, à la musique, à la danse, à nous présenter l'image des actions & des passions humaines ; 
== Page 290 ==
mais c'est à l'architecture, à la peinture, à la sculpture, à préparer les lieux & la scéne du spectacle. Et elles doivent le faire d'une manière qui réponde à la dignité des acteurs & à la qualité des sujets qu'on traite. Les dieux habitent dans l'olympe, les rois dans des palais, le simple citoyen dans sa maison, le berger est assis à l'ombre des bois. C'est à l'architecture à former ces lieux, & à les embellir par le secours de la peinture & de la sculpture. Tout l'univers appartient aux beaux arts. Ils peuvent disposer de toutes les richesses de la nature. Mais ils ne doivent en faire usage que selon les loix de la décence. Toute demeure doit être l'image de celui qui l'habite, de sa dignité, de sa fortune, de son goût. C'est la régle qui doit guider les arts dans la construction & dans les ornemens des lieux. Ovide ne pouvoit 
== Page 291 ==
rendre le palais du soleil trop brillant, ni Milton le jardin d'éden trop délicieux : mais cette magnificence seroit condamnable même dans un roi, parce qu'elle est au-dessus de sa condition : singula quaeque locum teneant sortita decenter .