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PRÉFACE


L’intérêt historique et littéraire de cette correspondance est si incontestable que l’éditeur croit devoir la publier intégralement. — Mérimée n’est pas Juvénal, mais il peut dans les mots braver l’honnêteté.

Le tirage de cette brochure est strictement limité à 25 exemplaires. Il n’y a donc pas ici publication clandestine, mais publication privée à l’usage de quelques lettrés, als Manuscript gedruckt, comme disent les allemands.

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I

crimes (1), c’est d’avoir exposé à nu et au grand jour certaines plaies du cœur humain trop salopes pour être vues. J’ai trouvé cette observation vraie. Il y a dans le caractère de Julien (2) des traits atroces dont tout le monde sent la vérité, mais qui font horreur. Le but de l’art n’est pas de montrer ce côté de la nature humaine. Rappelez-vous le portrait de Delia par Swift et l’abominable vers qui le termine : But Delia pisses and Delia shits. Certes, mais pourquoi le dire ? Vous êtes plein de ces odieuses vérités-là, et Swift avait l’excuse qu’étant impuissant il n’avait de plaisir

1 Le commencement manque. — Cette lettre est de la fin de 1830.

2 Dans : Le Rouge et Noir.

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qu’à faire débander les puissants. Mais vous qui êtes très susceptible d’amour, comme il appert par vos relations avec Mme Azur (1), vous êtes impardonnable d’avoir mis en lumière les vilenies cachées de cette belle illusion. J’ai reçu il y a deux jours une lettre étrange, sans orthographe et sur papier écolier. C’est une déclaration d’amour on ne peut plus passionnée, signée Célina. L’auteur dit avoir dix-huit ans, être jolie, mariée à un honnête homme mais d’un état répugnant : (vidangeur, par hasard ?) Elle me dit de me rappeler ce que je lui disais autrefois de sa beauté, et les caresses que je lui faisais en jouant avec les boucles de ses cheveux. Tout cela m’est parfaitement inconnu. Il n’y a point d’adresse. J’ai cru d’abord que c’était un hoax (2), mais tous les

1 Alberte de Rubempré. Voir Journal de Delacroix, passim.

2 Mystification.

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amis auxquels je l’ai montré sont tous d’un avis différent, et dans le fait il y a de ces phrases si entortillées et si ridicules qu’il faut avoir vécu toute sa vie dans une loge de portier pour les inventer. — Que le temps où nous vivons est plat et sot malgré tous les bouleversements qui arrivent ! Vous n’avez pas idée comme ces émeutes de Paris sont sales. Il n’y a jamais une goutte de sang répandu, et en les voyant on est plus triste que si on avait vu un champ de bataille. À quoi cela tient-il ? Est-ce parce qu’entre Odilon B. (1) et Dupin il est difficile de décider lequel est le plus ennuyeux ?

The Queen of Spain (2).

Apollinaire (3) ne vient pas, je n’ai rien à faire, je ne sais que faire, je m’ennuie

1 Barrot.

2 Note de Stendhal.

3 Le comte d’Argout.

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énormément. Je vais vous écrire une histoire bien salope qu’on m’a racontée à Madrid. La reine saxonne que Ferdinand a épousée était une princesse confite en dévotion, et si chrétiennement élevée, qu’elle ignorait jusqu’aux choses de ce monde les plus simples, et que savent en Espagne les petites filles de 8 ans. C’est un ancien usage, lorsque le roi épouse une princesse présupposée vierge, que, la princesse du sang mariée la plus proche parente du roi, ait avec la reine un entretien d’un quart d’heure pour la préparer à la cérémonie. À défaut de princesse du sang la camarera mayor est chargée de cette instruction. Or la Saxonne étant venue, la belle-sœur du roi, femme de l’infant D. Carlos, et sœur de la feue reine Marie-Isabelle, à qui la reine saxonne succédait, déclara tout net que pour rien au monde elle ne mettrait cette Allemande en état de remplacer sa sœur. D’autre part, la

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camarera mayor, vieille putain dévote, protesta qu’elle n’avait jamais fait assez d’attention à ce que son mari lui faisait, pour pouvoir l’expliquer à d’autres. Il en résulta que la reine fut mise au lit sans aucune préparation. Entre Sa Majesté. Représentez-vous un gros homme à l’air de satyre, très noir, la lèvre inférieure pendante. Suivant la dame de qui je tiens l’histoire, son membre viril est mince comme un bâton de cire à la base, et gros comme le poing à l’extrémité, d’ailleurs long comme une queue de billard. C’est en outre le plus grossier et effronté paillard de son royaume. À cette horrible vue la reine pensa s’évanouir, et ce fut bien pis quand S. M. C. se mit à la farfouiller sans ménagement. (N. B. La reine ne parlait que l’allemand dont S. M. ne savait pas un mot.) La reine s’échappe du lit et court par la chambre avec de grands cris, le roi la poursuit, mais comme elle était jeune et leste, et que

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le roi est gros, lourd et goutteux, le monarque tombait sur le nez, se heurtait contre les meubles. Bref il trouva ce jeu fort sot et entra dans une colère épouvantable. Il sonna, demanda sa belle-sœur et la camarera mayor, et les traite de P. et et de B. avec une éloquence qui lui est particulière — enfin il leur ordonna de préparer la reine, leur laissant un quart d’heure pour cette négociation. Puis en chemise et en pantoufles, il se promène dans une galerie fumant un cigare. Je ne sais ce que diable dirent ces femmes à la pauvre reine, ce qu’il y a de certain c’est qu’elles lui firent une telle peur que sa digestion en fut troublée. Quand le roi revint et voulut reprendre la conversation où il l’avait laissée, il ne trouva plus de résistance, mais à son premier effort pour ouvrir une porte, celle d’à côté s’ouvrit naturellement et tacha les draps d’une couleur toute autre que celle que l’on

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attend après une première nuit de noces. Odeur effroyable, car les reines ne jouissent pas des mêmes propriétés que la civette. Qu’auriez-vous fait à la place du roi ? Il se sauva en jurant et fut 8 jours sans vouloir toucher à sa royale épouse. Si j’avais plus de papier je vous enverrais la relation de sa première nuit avec la reine portugaise, mais ce sera pour une autre fois. Adieu, tâchez de vous amuser mieux que nous.


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II

15 mai 1831.

Malgré la majesté consulaire qui vous entoure vous êtes encore homme de lettres et bien chatouilleux sur l’article du Rouge. Avec tout cela vous ne répondez pas à mon objection. 1o Pourquoi avez-vous choisi un caractère qui a l’air impossible ? Lisez l’art poétique de feu Boileau. 2o Pourquoi, ayant choisi ce caractère impossible en apparence, l’avez-vous orné de détails de votre invention ? Observez que M. et Mme Azur sont des problèmes, problèmes non encore résolus, or, si vous changez ou ajoutez quelque chose à la donnée du problème, qui sait si vous n’en rendez pas la solution tout à fait impossible ? Je m’en

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vais vous bailler une comparaison. Le capitaine Harry vous dit : J’ai vu une nuit le ciel tout enflammé. Je croyais voir un immense feu d’artifice, des fusées de toutes les couleurs, etc., etc. Le fait vous plaît, et comme vous faites un roman dont la scène est dans l’Amérique méridionale, vous l’insérez dans le moment le plus pathétique, celui où votre héroïne est égarée dans les savanes de Cazanare, république de Colombie. À l’instant cette seule circonstance rend le fait qui n’était qu’extraordinaire, impossible, vu qu’on ne voit pas d’aurores boréales si près de la ligne équinoxiale. Je crois que Mme Azur n’a pu faire que ce qu’elle a fait, et si son caractère pouvait être analysé et connu, on y trouverait l’explication de sa vie, mais non celle de beaucoup d’autres actions assez semblables aux siennes que vous pourriez lui prêter. Moi qui ai la bosse de la sagacité comparative suivant Gall, je

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m’imaginais avoir compris My et il n’y a pas une seule de ses actions qui n’ait contredit le caractère que je lui supposais. Vous me croyez plus fou que je ne suis, pour me servir d’une de vos expressions, si vous me croyez capable de vivre dans la société des Barrières et autres cuistres ejusdem farinæ. Je hais et méprise toute cette racaille autant qu’elle me hait elle-même. Le peu que je vois de chefs de division et de bureau au Mine est hideux de bassesse. Vous avez également le plus grand tort de dire que mon respect pour cette canaille m’a empêché d’oser imprimer quelque chose d’aussi hardi que les mouches grasses et maigres de Clara G. (1) Daignez vous rappeler que longtemps après en l’an de grâce 1829 j’ai édifié le public avec la Famille Carvajal, ouvrage moral s’il en fut et inspiré par la fréquentation des chefs

1 Gazul.

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de bureau et de leurs épouses. On y voit, monsieur, un papa qui ne pouvant déterminer Mlle sa fille à se laisser faire, lui administre des cantharides. On me montrait l’autre jour un particulier très bien famé, chevalier de plusieurs ordres et convaincu du fait. Je n’approuve pas votre prudence de ne plus écrire. Vous avez déjà écrit, donc aux yeux des Barrières vous êtes haïssable, on ne vous pardonnera jamais ce crime. L’important n’est pas d’apaiser ces bougres-là, mais de s’en faire craindre. Tant que vous lèverez le fouet sur cette meute elle n’aboiera pas contre vous. Que vous importe qu’elle grogne sourdement ? Plus je vis et plus je vois qu’il vaut mieux être craint qu’aimé. Le dernier n’est pas en outre possible à tout le monde. Voyez la préfecture donnée à Figaro ôtée dernièrement à cause d’une infinité de lettres de change protestées à M. le préfet, lequel, remarquez bien, n’avait plus

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moyen de se faire craindre. Voyez la † donnée à Fontan et pas à vous. La † (1) l’a. Il en est content mais ne pète point encore en entrant dans un salon. V. m’avait tellement assuré que je l’aurais que je m’y étais résigné et qu’il m’a fallu cinq minutes de réflexion pour me consoler. Au reste le voisinage des gens illustres de lettres qui l’ont reçue était bien propre à m’empêcher de la regretter. Votre ami Latouche s’est battu l’autre jour contre un galant chevalier, souteneur de l’honneur des dames. Voici à quelle occasion : M. de Colline Ronde étant dernièrement en Angleterre s’amusa à persuader au fils de lord Palmerston qu’il convenait qu’un jeune homme comme lui eût une femme comme la <span class="coquille" title="Desse">duchesse de 10. no. et qu’il allât de l’avant. D’autre part il dit à la <span class="coquille" title="Desse">duchesse que pour l’honneur de la France qu’elle représentait il ne fallait pas souffrir dandy la

1 Delacroix.

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grimpât et qu’elle se servît avec adresse des armes que la nature lui avait données pour se défendre contre le téméraire. Le dit dandy aborda la Duchesse comme Valdès la petite mère à Puteau. Il fut égratigné et repoussé avec perte de la moitié de ses cheveux et lacération de son nez. Et Méphistophélès Colline Ronde de rire. Latouche a raconté cela dans le Figaro, mal selon moi, trop obscurément et inintelligiblement pour la province. Cela n’a pas empêché M. Piscatori de prendre fait et cause pour la dame vertueuse et de tirer un coup de pistolet à Latouche qui a déchargé le sien en l’air. Heureusement qu’il n’a pas tué son témoin. Les deux ennemis sont tombés dans les bras l’un de l’autre et les témoins émus s’essuyaient les yeux avec leurs mouchoirs. Latouche a promis de dire d’une manière gentille que Mad. de 10. no. était une honnête femme point putain.

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Vous ne pouvez vous faire une idée de l’inquiétude des gens riches. Elle est tout à fait comique pour nous autres gueux. Vous avez perdu un beau spectacle, celui du pillage de l’Archevêché. Rien n’était drôle comme une procession où figuraient nombre de savetiers et d’arsouilles de toute espèce, en chasubles, mitres, marmottant des prières et aspergeant le public d’eau bénite qu’ils puisaient dans des pots de chambre. La garde nationale se tenait les côtes de rire et n’empêchait rien.

Il n’y a pas de religion dans ce pays-ci. Un épicier disait : « Pourtant on a tort de fatiguer ainsi les effets de M. l’Archevêque, moi, je me fous de la religion, je l’emmerde (les paroles ne puent pas), mais il en faut pour le peuple. » Plusieurs de nos honorables amis sont en prison pour s’être amusé à conspirer. Je ne sais pas ce qu’on en fera. À Ste-Pélagie ils

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continuent et s’entrenomment consul, prêteur, dictateur de la meilleure foi et du plus grand sérieux du monde. Je crois que les émeutes vont finir. L’autre jour les ouvriers sont tombés sur les étudiants et les ont frottés vigoureusement en les accusant de les empêcher de travailler. Avec tout cela je crains bien que la patrie ne soit couillonnée. Faiblesse inouïe de partout. Peur de tous ceux qui ont quelque chose. Besans (1) est tellement matagrobolisé qu’il ne rit plus qu’une fois tous les soirs. Il n’y a plus de société supportable à Paris, excepté celle de Mad. Sypar et encore est-elle infectée de si grands imbéciles de juste milieu que je m’y fais une pinte de mauvais sang tous les soirs. Dites-moi nettement et consciencieusement votre avis sur ces deux questions : 1o Est-il permis de commettre adultère avec une femme qui

1 Besançon, c’est-à-dire Lingay. Voir Souvenirs d’Égotisme.

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vous fait sentir votre barre et qui sent aussi la sienne pour vous ? 2o Est-il permis de tuer le mari d’une balle ou d’un coup de quarte basse sous prétexte de lui donner satisfaction ? Répondez en homme qui a lu Helvétius et Tracy. Au reste ces deux questions sont purement d’intérêt spéculatif pour moi.

Je quitte la Mer et vais aux Arts avec Apollinaire. S. M. a daigné accorder à Apollinaire que mon nom fût sur la liste des Ms des Req. (1) dans le travail qui se fait ad hoc. Votre honorable ami ⅓ quitte son bel appartement de la rue Castiglione, à temps à ce qu’il croit pour y rentrer un jour ou l’autre, mais suivant moi trop tard. Il a gagné la réputation d’insigne voleur, réputation non méritée. Son père seul a volé et vous sentez qu’un bon fils ne peut faire pendre son père l’eût-il pris la main

1 Maîtres des Requêtes.

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dans le sac. L’ami de ⅓ et le nôtre sera bien vigoureusement attaqué au budget pour les 1000 L. St. que lui vaut sa sinécure.

Vous me dites de faire la cour à Rosine. Savez-vous qu’elle est horriblement maigrie, dix fois plus assommante qu’autrefois, et qu’il faut un dévouement extraordinaire de ma part pour que je lui parle de vous ? Mme Quille est grosse d’un ou deux éléphants pour le moins. Ancilla (1) est toujours à se plaindre sur le même ton de voix glapissant et monotone. Son philosophe se branle en son honneur sans prendre assez de hardiesse pour lui lever les jupes par dessus la tête, et faire avec elle ce qu’il peut apprendre au moyen de gravures et de livres faciles à se procurer. Le père de Mme Lac. est plus vif que jamais, il voudrait bien être encore

1 Mme Ancelot.

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préf. de Pol. ; en attendant il nous fait la cuisine par des procédés chimiques qui réussissent à merveille.

Que Dieu vous ait en sa sainte garde, et vous délivre des fièvres de Cività V.

Quand vous serez à

Civ.

daignez numéroter

vos lettres. Je numéroterai dorénavant les miennes. Nous verrons par ce moyen combien il s’en perd par an.

M. Apollinaire entre et me dit qu’il va se remuer comme un diable dans un bénitier pour que vous ayez la †, qu’il espère être plus heureux.


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III

No. 25 mai 1831.

J’ai reçu votre numéro 1 venu par Marseille. Cette lettre-ci est la troisième que je vous écris depuis que vous êtes déménagé. Cependant je n’ai voulu numéroter qu’après avoir acquis la certitude que nous nous entendions, donc je date No. Voici une histoire éminemment secrète. J’étais, l’autre lundi, au Salon, fort ennuyé et fatigué, quand je rencontre inopinément Ancilla suivie de son époux et de Parseval. Elle était hideuse et n’avait pas de rouge. Pour l’époux figurez-vous sa tête de veau habituelle mais encore plus blafarde, sale et entortillée par une passion violente comme lorsqu’il entendit la 1re

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représentation d’Hernani. Je saluai et voulus m’échapper mais elle m’accrocha par le bras et il fallut refaire un tour de galerie. « Ah ! » dit-elle de ce ton fausset de canard que vous lui connaissez, « Ah ! mon Dieu ! si vous saviez combien je suis malheureuse depuis quelque temps. Hier j’ai voulu me jeter à l’eau… etc… etc. » — Moi : « Pourquoi ce désespoir ? » — « Oh ! Ah ! Oh !… enfin imaginez-vous tout ce qu’il y a de plus cruel, l’événement le plus désespérant pour une femme. » Je devinai plus qu’à moitié, mais je m’amusais à voir le combat entre la pudeur et le besoin de parler que les âmes de papier mâché éprouvent surtout dans le malheur. Je me fis avouer à la fin que son époux étant entré inopinément dans sa chambre à 11 heures du soir, la veille ou l’avant-veille, elle n’avait pu l’empêcher de voir le dos de quelqu’un qui s’enfuyait. Qu’elle avait nié avec toute l’assurance possible, mais que cette assurance

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l’avait abandonnée à la fin quand, après un quart d’heure de vociférations, son époux outragé avait trouvé sur sa toilette une montre d’homme. Remarquez cet incident pillé à « L’Amour » et dont par parenthèse il y a un abominable tableau au Musée. Ancilla me dit que la violence de son mari et son intrépidité connue lui faisaient craindre qu’il n’arrivât quelque grand malheur. Que pourtant il avait consenti à se souvenir qu’il était père, à condition qu’elle ne verrait jamais le perfide séducteur qui avait outrageusement orné le front d’un poète d’autre chose que des lauriers du génie. La pauvre femme était dans la plus cruelle position possible, ayant le feu au cul d’une part et de l’autre mourant de peur. Ajoutez à cela que l’amant est un petit jeune homme doux, fort niais, qui prend les choses au tragique et s’accuse d’avoir fait le malheur d’une femme vertueuse. Comme je la voyais par trop

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matagrobolisée, je lui ai dit qu’elle ne s’affligeât plus, que j’allais donner à son amant une idée lumineuse, celle de louer une chambre garnie et qu’au besoin je lui en prêterais une. Alors ç’a été un flux d’actions de grâces, d’éloges de ma magnanimité…, etc., etc., à n’en plus finir. Il y a au Salon un assez mauvais portrait de Cradock que bien vous connaissez, au moins de réputation. Ancilla regardait ce tableau en faisant des efforts pour donner du mouvement aux deux calebasses qui lui garnissent la poitrine comme si elle soupirait. « N’est-ce pas, me dit-elle, qu’il ressemble bien à M. ? » Cradock est blond, très bel homme, l’autre est noir, laid, et a l’air calicot. La partie cachée de cette histoire doit être assez ignoble. Le mari, je le crains, voit avec peine la nouvelle liaison qui ne lui rapporte ni pension comme celle de Gusera, ni dîners ni robes comme Essen. Lorsqu’elle

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en sera venue à payer les culottes de ses amants il se battra ou la battra. À propos, vous avez je crois raison d’écrire couyons et non couillons. Le dictionnaire écrit couyons, c’est ainsi qu’on doit l’écrire dans les ouvrages de longue haleine écrits en style sublime. Quand on fait usage du style tempéré je voudrais qu’on pût écrire couillon, en faisant dériver cet adjectif de couille.

Quand un lycéen arrive dans une école militaire ce qu’il a de mieux à faire c’est de jurer comme un charretier, de rudoyer tout le monde et d’avoir l’air de chercher une affaire. Par ce moyen il est considéré et souvent s’en tire sans horion. Cette sage politique n’est pas à l’usage de M. Rieper qui est déterminé à ne se battre qu’au 99e soufflet. Encore n’est-il pas sûr qu’il se battra. Vous avez bien raison de dire que nous avons de la boue par dessus la tête, n’est ma pudeur je dirais de la merde.

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Vous avez bien tort de ne pas aimer Sypar. Si vous saviez toutes les difficultés qu’elle a dû vaincre pour être ce qu’elle est, vous auriez plus de considération pour elle. À tout prendre, je crois avoir été un grand jobard avec elle, mais je crois avoir plus gagné à faire ce que j’ai fait qu’à la traiter comme une aiguille. Adieu, je vous en écrirai plus long quand j’aurai moins mal à la tête. Ne parlez pas de Sypar dans les lettres que vous écrirez à d’autres qu’à moi.

Ci-jointe une lettre de Mlle Mammoutte (1).

1 Mlle Cuvier.


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IV

Paris, 14 septembre 1831.

Votre écriture devient de plus en plus difficile à lire, et comme vous ne m’en envoyez que rarement des échantillons je perds l’habitude de la déchiffrer. Aussi votre dernière m’a coûté environ deux jours de travail. Je suis fort vexé depuis quelques jours parce qu’on m’a pris environ 500 fr. dans mon secrétaire. Outre que 500 fr. ne se trouvent pas dans le pas d’un cheval, je suis particulièrement contrarié parce que j’ai la presque certitude que le voleur est un de mes amis. Il vous est arrivé je crois autrefois une aventure à peu près semblable. Quelle diable de mine à faire à celui que l’on soupçonne ?

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Votre ami Apollinaire devient tous les jours plus cruche. Autrefois il se bornait à une brioche par jour, maintenant il va parfois jusqu’à trois. L’autre jour il m’avait nommé avec plusieurs autres grands hommes membre d’une commission chargée de désigner les artistes dignes d’être crucifiés après le salon. Notre rapport fait, il l’approuve fort, et quand on vient à l’exécution, il fait tout le contraire, et ce, parce que le général Athalin, amateur éclairé des beaux arts et aide de camp du roi, était d’un autre avis que le nôtre. Cela n’est rien ; mais une autre partie de notre besogne consistait à choisir quelques pauvres diables de peintres pour leur commander des tableaux. Nous disposions d’environ 30,000 fr. pour cette magnificence. Apollinaire approuve les choix qui pourtant étaient tels quels, mais nous demande quels sujets nous avons donnés ? L’usage est de laisser choisir les sujets aux

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artistes, seulement le Ministre a son veto. Point du tout. Je veux donner des sujets moi-même et des sujets tirés de la vie du Roi. Moi de me récrier, de lui parler de l’impossibilité de faire de la peinture avec des pantalons garance, des broderies, des bottes à l’écuyère, etc… Rappelez-vous le ridicule du Trocadéro ; Jemmapes et Valmy vont bientôt le faire oublier. C’était parler à un sourd. Comme personne ne se souciait de proposer un sujet il s’est gratté le front lui-même et en a fait sortir des sujets éminemment pittoresques comme ceux-ci : Le Roi reconnaissant la chaumière où il avait passé la nuit la veille de la bataille de Valmy. S. A. R. M. le duc d’O. recevant un prix de thème au collège Henri IV — Le Roi soignant un vieux sauvage en Amérique, etc., etc. — Vous dire les sifflets, les exécrations qu’il a reçus à cette occasion des peintres qu’il traitait de la sorte ce serait impossible. De la † qui

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avait je ne sais quel sujet de ce genre, est dans l’intention d’en faire un autre ; il dit : dans un an le Roi, l’âne ou moi nous mourrons. -0.09em-0.09em Il y a cinq ou six jours Thiers, Dittmer, Vitet et plusieurs autres se promenaient dans le jardin de M. Perrier (lequel est fort touffu) et parlaient d’Apollinaire ; d’abord de son moral, de son esprit égal en couleur, force, énergie au « couillon gauche d’un ciron mâle » (Rabelais). Puis de son physique et Thiers dit : Il a bien fait de ne pas aller à la chasse avec M. P. si l’on avait aperçu son nez débouchant d’une allée tous les chasseurs auraient cru voir un bois de cerf et auraient fait feu. Il paraît que ce mot de cerf donna lieu à plusieurs autres plaisanteries. Or vous saurez qu’Apollinaire était derrière un buisson faisant son profit de tout ce qu’on disait. Cependant il se garda bien de se montrer. De retour au Ministère il s’est plaint à son secrétaire général de l’insolence de

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ces petits jeunes gens que M. P. tenait autour de lui. « Il y a certaines personnes et certaines choses, a-t-il dit, qui devraient être à l’abri de leurs plaisanteries. La personne c’est lui, la chose c’est donc son nez. -0.09em-0.09em Notre position est vraiment bien bête et bien triste. Concevez-vous une tête comme celle de M. P. un bougre qui est ferme et dur comme un roc pour les choses les plus indifférentes, et comme une cire molle quand il s’agit des questions vitales, qui se raidit pour l’affaire de la présidence, et qui plie à propos de l’hérédité et de l’évacuation de la Belgique. Tout le monde parle de Modèle:Abrr et d’un 18 brumaire, mais les hommes de cette trempe ne paraissent pas deux fois dans un siècle. -0.09em-0.09em Sharpe (1) est à Paris. Il paraît tout à fait brouillé avec la famille Mammoutte (2). Il paraît qu’on a voulu lui tirer une carotte

1 Sutton Sharpe.

2 Cuvier.

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beaucoup trop grosse en échange de l’enlèvement qu’il prétendait faire. -0.09em-0.09em J’ai dîné avant-hier avec nos amis du dîner de la rue de la draperie, plus Sharpe et Musset. Musset qui avait été toute affectation jusqu’au vin de champagne, s’étant trouvé soûl au dessert, est devenu naturel et amusant. Il nous a proposé de nous donner le spectacle de lui baisant une fille au milieu de 25 chandelles. La proposition ayant été acceptée avec empressement nous sommes sortis aussitôt pour la mettre à exécution. Il y avait émeute ce jour-là, et nous avons eu toutes les peines du monde à passer au milieu des masses de garde nationale. — Arrivé chez Leriche, notre poète romantique a saigné du nez et a commencé à chercher des mais et des si, etc. Bref, malgré tous les efforts et toute la science de deux assez jolies filles il a été impossible d’en rien tirer. Nous avons fait exécuter des exercices de gymnastique

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par six filles in naturalibus et le but c’était la contenance d’un chacun. Besan était calme comme un amant fidèle (il est toujours amoureux) ; Horace (1) superbe d’éloquence arsouille. Mais notre ami de la † était frénétique. Il haletait, pantelait et voulait les embrocher toutes à la fois. Sans le respect qu’on doit au papier, je vous dirais de drôles de choses de son enthousiasme érotique.

(15 septembre). Marion Delorme a fait un demi-fiasco, non que cela vaille moins qu’Hernani, au contraire, mais on est si peu amusable aujourd’hui. Point de ces fureurs comme l’année passée ; le public bâille ou ne vient point. Ancillus (2) ne hait plus Hugo. Toute la littérature tombe en quenouille, les vers principalement. Savez-vous que les profonds disent que

1 Vernet.

2 Ancelot.

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l’hérédité passera. M. P. donnera cent coups d’éperon de plus à sa bourrique et fera sonner bien haut sa politique. Si l’hérédité passe, cet homme est bien heureux. Il fait des bêtises qui lui réussissent. Ancilla est toujours avec son même et son mari toujours aussi jaloux. On peut bien être cocu cinq ou six fois, mais la susceptibilité sur le point d’honneur s’en accroît. Un cuistre vient m’interrompre. Je vous laisse. J’ai pourtant ce me semble bien des cancans à vous dire.

(16 septembre). Ah ! voici, vous saurez qu’il y a trois semaines ou un mois on a fait une distribution de médailles et de croix et une commande de tableaux aux artistes qui avaient bien fait au Salon, ou pour parler plus exactement qui avaient l’honneur d’être connus de M. le bâtard de l’apothicaire du Général Athalin. Mme Quille rencontrant entre deux portes M. de

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Cailleux lui a demandé fort vivement, il paraît, pourquoi Champmartin avait été oublié dans cette distribution de faveurs, ajoutant que tous les journaux allaient tomber sur lui à cette occasion et sur son collègue M. de Forbin. De Cailleux a vu dans cette menace la preuve que Mme Quille disposait du Figaro ou du Corsaire et il est entré dans une colère épouvantable. Sans respect pour les deux ou trois mille assistants, dont le Roi et toute la cour, il l’a appelée épouse adultère, prostituée, réchauffeuse de pieds royaux et accompagnant le tout de cris, jurements et lui mettant le poing sous le nez toutes les fois que les paroles ne coulaient pas assez abondamment. Inde, larmes, sanglots étouffés, évanouissements. M. Champmartin qui passait par là par hasard s’est empressé de venir au secours de l’innocence outragée. Il a d’abord ramené chez elle Mme Quille, puis est retourné auprès de M. de Cailleux et lui a demandé

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une explication que l’autre a refusée prudemment, disant que Mme Quille lui avait manqué. M. Quille raconte toute cette affaire fort à l’avantage de Champmartin. Il ajoute que sa femme a un talent merveilleux pour découvrir les hommes de mérite partout où ils se trouvent et que surtout elle a un tact étonnant pour choisir ses amis. M. le duc de Fitz — et Champmartin en sont la preuve évidente.

Vous ai-je dit que peu avant cette querelle de bordel, elle avait fait une fausse couche, que j’allai lui faire mon compliment de condoléance, elle étant encore au lit, et que le premier mot qu’elle me dit fut qu’elle était d’autant plus triste que cela l’effrayait pour les grossesses futures ?

Delphine s’est mariée comme vous savez à Émile Girardin, bâtard, à ce qu’il dit, du grand veneur. Suivant les uns il l’a épousée afin que cela fût plus commode à son frère. Suivant d’autres il a espéré faire

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une spéculation en lui servant de proxénète. Il a considéré que, faire du mal à autrui ajoutant beaucoup au plaisir, une femme mariée se vendrait mieux qu’une fille. Tant il y a que Delphine a fait des vers intitulés Corinne aimée. Elle s’y compare à un soldat revenant de la bataille et regardant avec plaisir ses cicatrices sanglantes (sic). Elle parle des longs combats qu’elle aime et bref c’est, quand on le prend d’un certain côté, la plus grande saleté qu’on puisse imaginer (1).

1 Voici ces vers :

Oh ! combien j’ai souffert avant ces doux moments !
Que de nuits sans sommeil, d’affreux pressentiments !
Mais aujourd’hui mon cœur chérit ses craintes vaines,
En le voyant sourire au récit de mes peines.
L’obstacle est un rempart ; alors qu’on le franchit,
De tous les maux passés le bonheur s’enrichit.
Ainsi, le vieux soldat rentré dans sa patrie,
Contemple avec amour sa blessure guérie,
La montre à ses enfants comme un noble trésor,
D’un reste de douleur aime à souffrir encor !
Des jours de grands combats il raconte l’histoire,
Et chaque cicatrice a son nom de victoire ;

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J’attends pour fermer cette lettre un billet qu’Ancilla veut y joindre.

De ses fils avec joie il excite les pleurs ;
Et lorsqu’un ciel changeant ramène ses douleurs,
« Oh ! dit-il en riant, d’un facile courage,
« Ma balle d’Austerlitz nous annonce l’orage. »
Mérimée exagère, à moins que la pièce n’ait été retouchée.


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V

Strasbourg, 4 juin 1836.

Ce que vous me dites du Des. me surprend excessivement. Il faut qu’il soit bien sous l’influence de Rosine pour qu’il vous traite ainsi, car croyez-moi il ne peut que vous détester, vous êtes précisément son contraire. Je croirais à une trahison de sa part si en même temps son conseil ne me semblait bon et raisonnable. Je m’explique sa conduite par le canal bien sec dont je vous ai parlé. De gustibus, etc. En tout cas je vous félicite. Vous avez dû recevoir une lettre de moi à laquelle vous ne répondez pas. Elle était de Colmar, et son objet était de vous conseiller de rester à Paris, et si vous étiez en humeur de vous

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sacrifier, de venir descendre le Rhin avec moi, ou me rencontrer quelque part à Laon, Reims ou Châlons sur la route. Le 15 juin je serai à Spire. Je quitterai Strasbourg vers le 12. Mais j’irai horriblement vite et vous n’auriez guère de chances d’amusement si les basiliques carlovingiennes vous touchent peu.

Je ne crois pas à l’histoire que vous me contez de l’aide de camp. Le mari est prédestiné inévitablement au cocuage. Cela ne peut lui manquer, mais son heure n’est pas venue, et les obstacles matériels abondent trop sur la route pour que l’affaire se fasse tout de suite. D’un côté la mère qui a intérêt à ce que Miss soit sage, de l’autre le caractère parfaitement rêche de Miss elle-même, la topographie de la maison, tout cela rend l’histoire très improbable. La mère avec beaucoup d’esprit et d’intrigue est la maladresse personnifiée. Elle n’a pu acquérir le sublime tact que M. de

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Talleyrand et nous avons reçu de nos illustres aïeux.

Rien de plus triste que ma vie du soir, rien de plus occupé que ma vie du matin. Le soir je n’ai guère le cœur d’écrire autre chose que mes notes de voyage et le matin je fais mon métier de commis-voyageur.

Je reçois une lettre d’Hippolyte qui m’écrit aussi que votre affaire est arrangée. Je souhaite que vous voyant du foin dans vos bottes vous ne disiez pas quelque chose de grave à votre général que j’ai vu bien rageur en parlant de vous. Avez-vous vu M. de Cub. et lui avez-vous demandé sa protection ? Mme de Cub. a dû être jolie, mais elle est un peu blue-stockings (1). Je crois que vous seriez bientôt très bien avec elle et qu’elle vous seconderait auprès de vos généraux en chef.

Mille amitiés.

1 Bas-bleu.


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VI

Aix-la-Chapelle, 5 juillet 1836.

Votre lettre qui m’est arrivée à Aix-la-Chapelle m’aurait fort effrayé si je n’avais en même temps reçu d’autres nouvelles rassurantes. K. a vu mon père dans un moment où il était fort mal. Depuis il va sensiblement mieux et les médecins qui le voient d’ordinaire en ont très bonne espérance. Pourtant cette maladie et son grand âge me font faire de bien tristes réflexions sur le moment où il faudra le perdre.

Quel beau pays que l’Allemagne des bords du Rhin que feu Napoléon nous a fait perdre ! On y est de dix ans en avance sur la France. Que dites-vous de ce pays des bonnes manières et des vertus

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chevaleresques où l’on assassine avec cette activité ? Il me semble que nous sommes devenus bien ignobles et tous les jours je me surprends à regretter le bon temps de la Restauration lorsqu’il y avait de la société à Paris, que l’on causait, qu’on se moquait du Roi et des ministres sans songer à faire des révolutions.

Je partirai aujourd’hui pour Cologne, et de là je remonterai le Rhin jusqu’à Strasbourg probablement. Je m’arrêterai à Bonn, Coblentz, Mayence, peut-être à Manheim. J’ai appris que je trouverai à Bade mon ennemie capitale, et je renonce à y aller. Je serai donc le 12 ou le 14 à Strasbourg, le 17 ou le 18 à Metz. Probablement le 25 à Laon. Au reste je vous préviendrai quand je serai à Metz. Je vous ai attendu pieusement à Mayence. Vous étiez par moi recommandé à la police et l’on vous aurait communiqué mon itinéraire. J’avais compris que vous aviez envie

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de voir les bords du Rhin. C’est moins intéressant qu’on ne le dit. Il y a dans les Vosges de plus belles montagnes que le Drachenfels, et des châteaux autrement pittoresques. L’architecture rhénane est une autre humbug (1) et ne vaut pas celle de la France ou de l’Angleterre.

Savez-vous que les Anglais vont grand train. Je voyageais l’autre jour avec le neveu de Lord Auckland, charmant jeune homme, riche de cent mille livres de rentes, ressemblant de figure à Jacquemont et un peu de tournure d’esprit. Il me disait que le plus court serait de passer le bill sans la participation des lords et de les laisser protester. Or ce jeune homme sera pair un jour, et ne se dissimule pas que la révolution qui va avoir lieu peut très bien lui faire perdre sa fortune. Mais, dit-il : Les Lords are a damned set

1 Blague.

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of obstinate headstrong prejudiced men (1), et il n’y a pas moyen de les ramener à la raison.

Je ne voyage pas avec une admirable espagnole. Je vous mènerai à mon retour chez une excellente femme de ce pays qui vous plaira par son esprit et son naturel. C’est une admirable amie, mais il n’a jamais été question de chair entre nous. Elle est un type très complet et très beau de la femme d’Andalousie. C’est la Comtesse del Montijo autrefois Comtesse de Teba dont je vous ai souvent parlé.

Je suis grandement et gravement amoureux d’autre part. Je crains votre traduction. Il y a des gens que le monde regarde comme des scélérats et qui ne peuvent pas dire un truism qu’on n’y découvre un axiome de crime. On en

1 Sont un tas damné d’hommes, obstinés, entêtés, pleins de préjugés.

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trouve dans votre livre et cela pourra vous nuire. Il y a deux mois chez la Duchesse de Broglie je me hasardai à dire cette platitude, qu’ayant vu un asile pour l’enfance j’avais été profondément triste de voir ces pauvres enfants assujettis à des mouvements automatiques, mangeant en cadence et se comportant comme de grandes personnes. J’ajoutai que c’était une pensée bien amère que sans ce régime-là, ces enfants seraient peut-être écrasés dans la rue par des voitures, brûlés vifs chez eux ou mangés par des cochons. Mme la Duchesse a compris que les asiles étaient détestables en ce qu’on empêchait les enfants de faire ce qu’ils voulaient, et que je m’affligeais de voir une institution qui avait un but moral. Voilà nos juges.

Mille amitiés.

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Strasbourg, 14 juillet.

Je n’étais pas sûr de votre adresse en écrivant d’Aix-la-Chapelle. Je vous ajouterai d’ici quelques lignes.

On m’envoie une si prodigieuse quantité d’épreuves à corriger ici qu’il faut que je reste au moins deux ou trois jours ici. Je ne serai probablement à Laon que le 30, car je n’avais pas compté dans mon calcul de jours deux ou trois que je dois passer à Trêves en Prusse d’où je me rendrai de Metz. Je vous avertirai de là ou d’ailleurs.


Page

VII

12 février 1837.

Il y a dans cette préface (1) un manque complet de méthode. Je veux dire que la succession des idées n’est point la plus commode pour l’intelligence du lecteur ; que vous lui donnez à faire un travail pénible, celui de l’arrangement convenable de ces idées, travail qu’un auteur doit toujours prendre à sa charge.

Il résulte de vos réticences qu’on vous prendra pour un républicain malgré votre protestation à la dernière page en faveur de l’état de choses actuel.

Pourquoi parler d’abord de l’avantage

1 Préface de l’Histoire de Napoléon, écrite en 1828.

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d’avoir connu Napoléon lorsque vous dites quelques pages plus bas que cette connaissance se réduit à l’avoir vu quatre fois ; que de ces quatre fois il ne vous parle que trois fois, et de ces trois fois une fois pour dire des bêtises ? Ne vaudrait-il pas mieux dire que vous avez vécu à sa cour, et que vous avez été dans l’intimité de ses ministres. Cela est un titre maintenant, tandis qu’il n’y a pas un mauvais général de brigade qui n’ait eu de plus longues conversations que vous, avec l’Empereur.

Vous commencez par dire que vous écrivez pour détruire une erreur qui n’existe pas. C’est tout à fait perdre son temps que chercher à démontrer aujourd’hui que Napoléon était un grand homme, qu’il ne s’appelait pas Nicolas, qu’il avait du courage, etc., etc.

Vous trouvez le moyen d’offenser à la fois les juges littéraires et ceux de la bonne compagnie. Aux uns vous dites : vous

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mentez, vous écrivez en style académique, et vous n’êtes ni simple ni clair, aux autres : vous êtes remplis de préjugés. Vous ne savez pas distinguer ce qu’il y a eu de noble et de bon dans la Révolution de tous les crimes que l’on a commis en son nom.

Or, outre la maladresse insigne de traiter son lecteur aussi irrévérencieusement votre assertion est loin d’être exacte. La bonne compagnie a, du moins avait, assez d’intelligence pour faire la part du bien et du mal, pour ne pas se scandaliser lorsqu’on loue par hasard les comités de salut public de l’énergie qu’ils mirent à défendre le territoire. On a lu l’histoire de Thiers, et ce n’est pas sa partialité pour les terroristes qu’on lui a reprochée, c’est son indifférence apparente pour les escroqueries de toute espèce.