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2024

Manuel2

MANUEL

D’ÉPICTÈTE

TEXTE GREC
ET TRADUCTION FRANÇAISE EN REGARD
ÉDITION PRÉCÉDÉE D’UNE INTRODUCTION ET D’UNE ANALYSE
ET ACCOMPAGNÉE D’APPRÉCIATIONS PHILOSOPHIQUES
Par Henri JOLY
DOYEN HONORAIRE DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE DIJON



LIBRAIRIE DELALAIN FRÈRES
Eug. DELALAIN, Éditeur
115, Boulevard Saint-Germain, PARIS

MANUEL

D’ÉPICTÈTE

TEXTE GREC
ET TRADUCTION FRANÇAISE EN REGARD
ÉDITION PRÉCÉDÉE D’UNE INTRODUCTION ET D’UNE ANALYSE
ET ACCOMPAGNÉE D’APPRÉCIATIONS PHILOSOPHIQUES
Par Henri JOLY
DOYEN HONORAIRE DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE DIJON



LIBRAIRIE DELALAIN FRÈRES
Eug. DELALAIN, Éditeur
115, Boulevard Saint-Germain, PARIS

Toute contrefaçon sera poursuivie conformément aux

lois ; tous les exemplaires sont revétus de ma griffe.

INTRODUCTION.

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I. Notice biographique sur Épictète.

La vie du philosophe stoïcien Épictète nous est peu connue. Nous ignorons même son vrai nom : car le mot Épictète est un adjectif qui veut dire esclave, serviteur. Nous savons seulement qu’il fut esclave d’Épaphrodite, lequel était un affranchi de Néron et l’un de ses gardes particuliers. Qui ne connaît cette lutte fameuse qui s’engagea un jour entre la tyrannie féroce du maître et la patience obstinée de l’esclave ? « Vous me casserez ma jambe, » disait l’esclave torturé, et le supplice continuait. La jambe enfin cassa. « Je vous l’avais bien dit, » fut la seule plainte, la seule protestation du philosophe[1]. Est-ce seulement à la suite de cet accident célèbre qu’il devint boiteux ? Une épigramme grecque, rapportée par Aulu-Gelle et par Macrobe, nous incline à le croire, sans nous en donner la certitude. Il nous est également impossible d’établir comment et à quel moment il devint libre. On sait que vers l’an 90, Domitien ayant rendu un édit qui chassait les philosophes, il se retira à Nicopolis en Épire. Y mourut-il ? On en doute, car Spartien nous le donne ensuite comme un familier d’Adrien. Dans tous les cas, cette amitié d’un empereur ne l’empêcha point de vivre très pauvrement. Un jour (ce fut la seule dépense qu’il se reprocha), il avait acheté une lampe de fer. À peine l’avait-il, qu’un voleur le débarrassa de ce luxe inutile, et le rappela à l’observation de ses propres maximes. La lampe de terre, qui ensuite éclaira ses veilles, eut une certaine célébrité : car, à sa mort, un opulent ami de la philosophie la paya trois mille drachmes.

Disciple de Musonius Rufus, dont Tacite parle avec tant d’éloges, et sans doute aussi d’Euphrate, dont il vante lui-même l’éloquence, Épictète avait, à son tour, enseigné la philosophie dans Rome ; il avait formé des disciples[2]. Il n’a rien écrit par lui-même ; mais son élève Arrien nous rapporte, avec les marques de la fidélité la plus scrupuleuse, ses discours et ses maximes : Sans doute il les prenait sur le vif, et les rédigeait au sortir même de ses entretiens ou de ses leçons, conservant le style et le ton du maître[3]. C’est ainsi, c’est grâce au récit et à l’exposition d’Arrien qu’Épictète a pu se survivre à lui-même dans les quatre livres parvenus jusqu’à nous des EntretiensDiscours, et dans l’EnchiridionManuel.

II. Philosophie d’Épictète.

Épictète parlait grec, même à Rome, et c’est en grec que nous sont rapportées toutes ses maximes. Le fait vaut la peine d’être relevé. Le stoïcisme avait eu à Rome d’illustres interprètes qui l’avaient exposé en latin : Cicéron, dans son livre De Natura Deorum, et surtout dans le De Officiis ; Sénèque, dans ses divers écrits. Ces deux hommes s’adressaient donc (et de là le caractère un peu aristocratique de leur enseignement) aux vrais Romains, aux conquérants du monde, c’est-à-dire à une élite de moins en moins nombreuse. « Le latin est enfermé dans d’étroites limites ; le grec est répandu partout, » disait déjà Cicéron[4]. Qu’était-ce donc un siècle plus tard ? Le monde grec et le monde oriental refluaient sur l’Italie ; et dans Rome même, si l’on voulait se faire entendre de la populace, il était bon de parler grec[5]. L’empereur Marc-Aurèle aussi va écrire ses Pensées en grec, et bien d’autres se serviront de cette langue. Est-ce à dire, en ce qui concerne le stoïcisme, que cette vieille doctrine va revenir sur ses pas ? qu’elle va reprendre en sous-œuvre les grandes constructions scientifiques d’autrefois, les théories sur les éléments et les principes constitutifs du monde et les théories logiques qui avaient tant aiguisé la subtilité curieuse de la race grecque ? Non. La morale, qui était déjà dans les premiers stoïciens[6] le but par excellence de la philosophie, le terme en vue duquel étaient elles-mêmes disposées les études sur la physique et la logique, la morale tend de plus en plus à absorber la sagesse stoïcienne presque tout entière. La philosophie devient plus populaire : son enseignement est donc plutôt prédication que démonstration : elle offre moins d’abstractions, moins de système qu’autrefois, plus d’analyses intérieures, de casuistique, et peut-être faut-il dire, plus de rhétorique. Quant à la pensée, elle aussi a quelque peu changé ; deux caractères nouveaux la distinguent : moins d’orgueil et plus de mysticisme.

Autrefois, en effet, le Sage du Portique ne se proclamait pas seulement une portion de la Divinité, ce qui se concevait sans peine, puisque dans le stoïcisme, tant ancien que nouveau, Dieu et la nature ne font qu’un ; il insistait particulièrement sur ce point, que, dans le jeu des forces naturelles, dans le drame de l’univers, il jouait, pour ainsi dire, un rôle indépendant et un rôle de premier ordre. Mieux encore, il affirmait que le sage n’était pas moins nécessaire à Jupiter que Jupiter au sage : la suppression du sage n’aurait-elle pas diminué, altéré gravement cette raison et cette beauté souveraine qui, bien qu’appelée Dieu ou Jupiter, n’était autre chose que la vie totale du monde, comprise dans son unité ? La sagesse du stoïcien était donc, encore une fois, comme-un principe à part, rattaché sans doute au reste de l’univers par les liens d’une nécessité à laquelle rien n’échappait, mais existant néanmoins par lui-même tout aussi bien que ces forces particulières personnifiées sous les noms des dieux secondaires de la vieille religion nationale. Le stoïcien Cotta, que Cicéron fait parler dans un de ses Traités, dit fièrement : « A la vérité, les mortels tiennent des dieux les agréments et les commodités de la vie ; mais quant à la vertu, jamais personne ne l’a due à aucun dieu. » Avec Sénèque déjà, et surtout avec Épictète et Marc-Aurèle, le ton n’est plus le même. Que de fois nous allons entendre répéter par ces philosophes que nul n’est sage sans l’aide de Dieu ; que rien d’important ne peut être entrepris sans la permission et sans l’aide de Dieu ! Il ne sera plus désormais question que de soumission à la Providence ; et c’est uniquement dans cette soumission absolue que le sage retrouvera, sinon sa royauté dominatrice, du moins sa liberté.

Si cette humilité relative des nouveaux stoïciens est due à ce qu’ils s’inclinent davantage devant la nature divine, on ne doit pas être étonné de leur tendance au mysticisme. Et, en effet, c’est avec une sorte d’attendrissement qu’Épictète parle de Dieu : « Si j’étais un rossignol, dit-il, je ferais le métier d’un rossignol. Je suis un être raisonnable, il me faut chanter Dieu : voilà mon métier, et je le fais[7]. » Est-ce donc que Dieu est désormais pour l’école stoïcienne un créateur, un guide, un juge, dans le sens où nous l’entendons aujourd’hui, un être personnel enfin ? Sans doute, à force de réduire tous les êtres de l’univers et l’homme lui-même à n’être que des parties du grand Tout dont Dieu est l’âme et la vie, Épictète semble bien attribuer à Dieu une existence réelle. C’est, d’ailleurs, entre ces deux excès opposés qu’oscille tout panthéisme : ou il veut conserver l’indépendance des êtres, et alors réduire Dieu à n’être plus qu’un mot, une vaine abstraction ; ou il reconnaît pleinement l’être de Dieu, mais il absorbe tout en lui. Mais enfin, si le monde et l’homme ne sont point considérés comme Page:Manuel d’Épictète, trad. Joly, 1915.djvu/9 idées qui nous amoindrissent ou nous rapetissent[8] ! » Tout dans la nature est trop bien combiné ; l’agencement de chacune des parties de l’univers, et surtout l’organisation des corps vivants, tout cela sent trop l’artiste pour pouvoir être l’œuvre du hasard. Ce Dieu est donc une intelligence qui pénètre tout, qui connaît tout. « On lui demandait comment on pourrait prouver à quelqu’un que toutes ses actions tombent sous l’œil de Dieu. — Ne crois-tu pas, dit-il, à l’unité du monde ? — J’y crois. — Ne crois-tu pas à l’harmonie du ciel et de la terre ? — J’y crois. — Et, en effet, comment les plantes fleurissent-elles ? comment mûrissent-elles ?… Selon l’ordre de Dieu ! Puis, lorsque la lune croît et décroit, lorsque le soleil arrive ou se retire, pourquoi vois-tu sur la terre tant de changements, tant d’échanges des contraires ? Et les plantes, et nos corps se relieraient ainsi avec le grand Tout, et seraient en harmonie avec lui, sans que cela fût plus vrai encore de nos âmes ? Et nos âmes se relieraient et se rattacheraient ainsi à Dieu comme des parties qui en ont été détachées, sans que Dieu s’aperçût de leur mouvement, qui est de même nature que le sien, qui est le sien même ! Le soleil serait capable d’éclairer une si vaste portion de l’univers…, et celui qui a fait le soleil (cette partie de lui-même, si minime par rapport au Tout), celui qui le promène autour du monde, ne serait pas capable de tout connaître[9] ! »

Si toutes les fractions de l’univers sont des parties détachées du grand Tout, il n’est pas étonnant que tout se suive, que tout s’enchaine. Pour les anciens stoïciens, c’était cet ordre rigoureux qui, par lui seul, sans impliquer la réalisation ni la poursuite d’un idéal supérieur à la liaison même des choses, constituait toute beauté, comme toute vérité, comme tout bien. Chrysippe, dans les traductions que Cicéron donne de plusieurs passages importants de ses écrits, assimile la volonté de Jupiter à la destinée (fatum) ; et cette destinée, à son tour, il la définit : Sempiterna quædam et indeclinabilis series rerum et catena, volvens ipsa per se[10]. Dans Épictète, la forme du langage est plus poétique, et si le mot de destinée ne disparaît pas, ni la chose non plus, du moins est-il plus souvent question de Providence. « C’est Dieu qui a réglé que, pour l’harmonie de l’univers, il y aurait des étés et des hivers…[11]. « Il faut louer la Providence de tout ce qui arrive dans le monde. « Si Jupiter envoie tels ou tels événements, il a aussi donné à l’homme toutes les forces nécessaires pour les supporter, et ces forces il les a données libres, indépendantes, affranchies de toute contrainte extérieure ; il les a mises à notre disposition complète, sans se réserver à lui-même la puissance de les entraver ou de leur faire obstacle[12]. »

En un mot, tout procède de Dieu, et la parenté qui unit l’homme à Dieu est la plus étroite de toutes, Mais est-ce seulement pour un temps que l’homme éprouve les effets de cette parenté ? et cette Providence lui réserve-t-elle autre chose que la jouissance de la vie actuelle ? Ici Épictète ne nous laisse malheureusement aucun doute. L’homme est destiné à mourir comme les épis à être coupés, comme les feuilles à tomber ; et cette mort est si naturelle, si nécessaire par conséquent, qu’il serait superflu, injuste même de rien rechercher au delà d’elle. Épictète, à la vérité, semble bien, en plusieurs circonstances, distinguer l’âme du corps, ce qui dirige de ce qui est dirigé, ce qui commande de ce qui obéit ; et il semble encore qu’à la mort les destinées de l’un et de l’autre lui apparaissent comme distinctes. — « On te jettera sans sépulture ! — J’y serai jeté en effet si mon cadavre est moi ; mais si je suis autre chose que mon cadavre, parle d’une façon plus juste, dis ce qui est réellement et ne cherche pas à me faire peur[13]. » Que devient donc ce quelque chose qui est autre que le cadavre ? Ici Épictète ne s’explique pas davantage ; mais il est évident qu’il avait retenu sur ce point, comme sur presque tous les autres, la vrai doctrine du stoïcisme. Les âmes sont des étincelles détachées du feu divin, des étincelles un peu plus riches que les autres ; elles ne périront pas : car en ce monde rien ne périt, la matière Page:Manuel d’Épictète, trad. Joly, 1915.djvu/12 Page:Manuel d’Épictète, trad. Joly, 1915.djvu/13 Page:Manuel d’Épictète, trad. Joly, 1915.djvu/14 Page:Manuel d’Épictète, trad. Joly, 1915.djvu/15 Page:Manuel d’Épictète, trad. Joly, 1915.djvu/16 Page:Manuel d’Épictète, trad. Joly, 1915.djvu/17 Page:Manuel d’Épictète, trad. Joly, 1915.djvu/18 Page:Manuel d’Épictète, trad. Joly, 1915.djvu/19 Page:Manuel d’Épictète, trad. Joly, 1915.djvu/20 Page:Manuel d’Épictète, trad. Joly, 1915.djvu/21 Page:Manuel d’Épictète, trad. Joly, 1915.djvu/22 Page:Manuel d’Épictète, trad. Joly, 1915.djvu/23 Page:Manuel d’Épictète, trad. Joly, 1915.djvu/24 — XXI —

Un rayon d’espérance. La Bonne Nouvelle seule eût pu le faire tomber sur Épictète.

III. Analyse du Manuel d’Epictète.

Le Manuel est comme un abrégé des Discours ou Entre- tiens d’Épictète, du moins sur tout ce qui touche à la mo- rale pratique du stoïcisme. Ainsi, dans la littérature mo- derne, on a souvent recueilli, sous le titre de Pensées, des passages pris çà et là dans les divers ouvrages de tel philo- sophe, de tel moraliste ou de tel littérateur. Il ne faut donc point chercher ici (moins encore que dans les Discours) l’ex- position suivie d’un système. Le Manuel renferme même bien des maximes dont le vrai sens risquerait d’être mal compris, si on ne les éclairait par des comparaisons avec les autres écrits du même auteur, ainsi que nous avons essayé de le faire dans cette Introduction et dans les notes.

Le Manuel comprend cinquante-trois chapitres, renfer- mant tantôt une seule, tantôt plusieurs maximes. Ces cha- pitres se succèdent sans beaucoup d’ordre et ne présentent aucune exposition systématique ni même suivie.

En voici les pensées les plus saillantes :

D’abord la distinction des choses qui dépendent de nous et de celles qui ne dépendent pas de nous ; un philosophe moderne dirait, des biens intérieurs et des biens exté- rieurs(r). Cette distinction, Épictète la tourne et la retourne, pour ainsi dire, en tous les sens. La méconnaître, c’est s’ex- poser à devenir impie (I), ridicule (I, VI, XLIV), malheureux (I, II, III, XIV), esclave des hommes comme des cir- constances (I, XIV, XXVIII), esclave aussi de l’opinion ; or, ce qui fait qu’une chose trouble ou afflige, ce n’est pas sa na ture propre, c’est l’opinion qu’on s’en fait (V, XVI,XXVI).

D’heureuses applications sont faites de cette distinction fondamentale, quand le stoïcien recommande de ne don- ner aucune prise sur soi ni aux hommes qui paraissent plus heureux et plus puissants, et dont il faudrait acheter les fa- veurs par des bassesses (XIX, XX, XXV), ni à la multitude, dont il faut savoir, à l’occasion, dédaigner les jugements irréfléchis (XIII, XXII, XXIV), ni au devin, qui ne peut que nous présager et nous annoncer des choses indifférentes au vrai bonheur (XVII, XXXII), ni enfin à ses propres passions, à la sensualité, à l’orgueil, ni à son imagination (ii, x, xxxiii, xxxiv) ; ces derniers ennemis, on les combat avec avantage en temporisant, en leur donnant le temps de se calmer et de s’affaiblir (xx, xxxiv).

D’autres applications sont moins heureuses. Ainsi, parmi les biens extérieurs, Épictète semble ranger non seulement les honneurs, non seulement l’estime des autres hommes, mais même les affections de la famille (iii, vii, xv). Il veut aussi que pour jouir en paix et en toute liberté des biens qui dépendent de lui, l’homme soit indifférent à la conduite des autres et accepte tous les événements comme ils arrivent (viii, ix, xii, xiv).

Viennent ensuite des conseils pratiques sur la nécessité d’être conséquent avec soi-même, de ne pas changer tous les jours de conduite et de projets (xxix), sur la manière de reconnaître et d’observer ses devoirs envers les hommes et les dieux (xxx, xxxi, xxxii, xxxiii).

Plusieurs fragments sont consacrés à établir la supériorité de la morale pratique sur la morale théorique (xlix, lii). L’idée de la Destinée et de l’obéissance absolue qui lui serait due termine le Manuel.

Toutes ces maximes s’adressent à un jeune disciple qui débute dans la philosophie. Épictète ne lui demande pas d’atteindre immédiatement la perfection, mais il lui demande d’y aspirer (i, ii, xxix, xxxiii, li).

La maxime fondamentale du Manuel est qu’il faut aimer et rechercher uniquement ce qui dépend de nous : de là des préceptes aussi beaux que sages sur l’indépendance de la vie, sur le mépris des plaisirs sensibles, sur la prudence avec laquelle on ne doit commencer une entreprise que lorsqu’on se sent capable de la mener à bien. Malheureusement, Épictète range parmi les biens extérieurs, dont il faut se détacher le plus possible, les jouissances de la famille et la direction morale de ceux-là mêmes qui nous touchent de près. Il veut que le sage soit indifférent à tous les triomphes et à toutes les défaites, non moins qu’au bonheur et même à la vertu des autres. Après avoir proposé pour but de la vie morale la possession de la liberté, il met toute la liberté dans l’acquiescement absolu à la nécessité. Sa morale peut se résumer dans la maxime fataliste de son école : « Supporte et abstiens-toi. » Henri Joly.


ΕΠΙΚΤΗΤΟΥ ΕΓΧΕΙΡΙΔΙΟΝ
MANUEL D’ÉPICTÈTE

ΕΠΙΚΤΗΤΟΥ ΕΓΧΕΙΡΙΔΙΟΝ1

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I

1. Τῶν ὄντων, τὰ μέν ἐστιν ἐφ᾽ ἡμῖν, τὰ δὲ οὐκ ἐφ᾽ ἡμῖν2. Ἐφ᾽ ἡμῖν μὲν, ὑπόληψις, ὁρμὴ, ὄρεξις, ἔκκλισις· καὶ ἑνὶ λόγῳ, ὅσα ἡμέτερα ἔργα. Οὐκ ἐφ᾽ ἡμῖν δὲ, τὸ σῶμα, ἡ κτῆσις, δόξαι, ἀρχαί· καὶ ἑνὶ λόγῳ, ὅσα οὐχ ἡμέτερα ἔργα.

2. Καὶ τὰ μὲν ἐφ᾽ ἡμῖν ἔστι φύσει ἐλεύθερα, ἀκώλυτα, ἀπαραπόδιστα· τὰ δὲ οὐκ ἐφ᾽ ἡμῖν, ἀσθενῆ, δοῦλα, κωλυτὰ, ἀλλότρια.

3. Μέμνησο οὖν, ὅτι, ἐὰν τὰ φύσει δοῦλα ἐλεύθερα οἴηθῇς, καὶ τὰ ἀλλότρια ἴδια, ἐμποδισθήσῃ, πενθήσεις, ταραχθήσῃ, μέμψῃ καὶ θεοὺς καὶ ἀνθρώπους· ἐὰν δὲ τὸ σὸν μόνον οἰηθῇς σὸν εἶναι, τὸ δὲ ἀλλότριον, ὥςπερ ἐστὶν, ἀλλότριον, οὐδείς σε ἀναγκάσει οὐδέποτε, οὐδείς σε κωλύσει, οὐ μέμψῃ οὐδένα, οὐκ ἐγκαλέσεις τινὶ, ἄκων πράξεις οὐδὲ ἕν, οὐδείς σε βλάψει, ἐχθρὸν οὐχ ἕξεις· οὐδὲ γὰρ βλαϐερόν τι πείσῃ.

4. Τηλικούτων3 οὖν ἐφιέμενος, μέμνησο, ὅτι οὐ δεῖ μετρίως κεκινημένον ἅπτεσθαι αὐτῶν, ἀλλὰ τὰ μὲν ἀφιέναι


1. Manuel, de ἐγχειριδίον (ἐν, dans, χεῖρ, main). Ce mot ne signifie pas, pour Arrien, un livre qu’on doit toujours avoir sous la main, mais, suivant le commentaire de Simplicius, une arme de combat qu’il faut toujours avoir à sa portée, et dont il faut toujours être prêt à se servir.

2. C’est par cette distinction fondamentale que s’ouvrent aussi les Discours ou Entretiens philosophiques, dans lesquels Arrien a longuement exposé la philosophie d’Épictète

MANUEL1 D’ÉPICTÈTE

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I.


1. Il y a des choses qui dépendent de nous, et il y en a qui ne dépendent pas de nous2. Ce qui dépend de nous, ce sont nos pensées, nos résolutions, les mouvements par lesquels notre volonté se porte vers un objet ou s’en détourne : en un mot tout ce qui est notre œuvre. Ce qui ne dépend pas de nous, c’est notre corps, c’est la richesse, c’est l’opinion d’autrui, c’est le pouvoir : en un mot tout ce qui n’est pas notre œuvre.

2. Les choses qui dépendent de nous sont libres par essence ; elles ne peuvent être ni empêchées ni contrariées ; celles qui ne dépendent pas de nous sont faibles, esclaves, incertaines, étrangères à nous.

3. Souviens-toi donc de ceci : si tu crois libre ce qui de sa nature est esclave, si tu crois pouvoir disposer de ce qui dépend d’une puissance autre que la tienne, tu seras entravé, affligé, troublé ; tu te plaindras des dieux et des hommes. Si, au contraire, tu regardes comme tien cela seul qui est véritablement tien, comme étranger à toi ce qui est étranger à toi, nul ne pourra te contraindre ou te faire obstacle, tu ne te plaindras de personne, tu n’accuseras personne, tu ne feras rien malgré toi, personne ne te lésera, tu n’auras point d’ennemi, tu ne seras obligé de te plier à rien de fâcheux.

4. Si tu aspires à un si noble but3, rappelle-toi donc qu’une telle entreprise ne peut être embrassée mollement,




D’ailleurs, le Manuel n’est que le résumé ou une suite d’extraits, peu méthodiques, il faut l’avouer, des Entretiens. (Voir l’introduction.)

3. C’est-à-dire à la sagesse, qui nous détourne de tout ce qui est extérieur. Toutes les maximes du Manuel s’adressent à un jeune disciple qui n’est pas encore philosophe, mais qui travaille à le devenir.

παντελῶς, τὰ δ᾽ ὑπερτίθεσθαι πρὸς τὸ παρόν. ᾿Εὰν δὲ καὶ ταῦτ᾽ ἐθέλῃς, καὶ ἄρχειν καὶ πλουτεῖν, τυχὸν μὲν οὐδ᾽ αὐτῶν τούτων τεύξῃ, διὰ τὸ καὶ τῶν προτέρων ἐφίεσθαι· πάντως γε μὴν ἐκείνων ἀποτεύξῄ, δι᾽ ὧν μόνων ἐλευθερία καὶ εὐδαιμονία περιγίνεται.

5. Εὐθὺς οὖν πάσῃ φαντασίᾳ τραχείᾳ μελέτα ἐπιλέγειν, ὅτι, Φαντασία εἶ, καὶ οὐ πάντως τὸ φαινόμενον. Ἔπειτα ἐξέταζε αὐτὴν, καὶ δοκίμαζε τοῖς κανόσιν οἷς ἔχεις· πρώτῳ δὲ τούτῳ καὶ μάλιστα, πότερον περὶ τὰ ἐφ᾽ ἡμῖν ἐστιν, ἢ περὶ τὰ οὐκ ἐφ᾽ ἡμῖν. Κἂν περί τι τῶν οὐκ ἐφ᾽ἡμῖν ᾖ πρόχεῖρον ἔστω τὸ, διότι Οὐδὲν πρὸς ἐμέ.

II.

1. Μέμνησο, ὅτι ὀρέξεως ἐπαγγελία ἐπιτυχία οὗ ὀρέγῃ· ἐχχλίσεως ἐπαγγελία, τὸ μὴ περιπεσεῖν ἐκείνῳ ὃ ἐκκλίνεται· καὶ ὁ μὲν ἐν ὀρέξει ἀποτυγχάνων, ἀτυχής· ὁ δὲ ἐν ἐκκλίσει περιπίπτων, δυςτυχής. Ἄν μὲν οὖν μόνα ἐκκλίνῃς τὰ παρὰ φύσιν τῶν ἐπὶ σοὶ, οὐδενὶ, ὧν ἐκκλίνεις, περιπεσῇ. Νόσον δ᾽ ἂν ἐκκλίνῃς, ἢ θάνατον, ἢ πενίαν, δυςτυχήσεις.


2. Ἆρον οὖν τὴν ἔκκλισιν ἀπὸ πάντων τῶν οὐκ ἐφ᾽ ἡμῖν, καὶ μετάθες ἐπὶ τὰ παρὰ φύσιν τῶν ἐφ᾽ ἡμῖν· τὴν ὄρεξιν δὲ παντελῶς ἐπὶ τοῦ παρόντος ἄνελε. Ἄv τε γὰρ ὀρέγῃ τῶν οὐκ ἐφ᾽ ἡμῖν τινὸς, ἀτυχεῖν ἀνάγκη· τῶν τε ἐφ᾽ ἡμῖν, ὅσων ὀρέγεσθαι καλὸν ἄν, οὐδὲν οὐδέπω σοι πάρεστι1. Μόνῳ δὲ τῷ ὁρμᾷν καὶ ἀφορμᾷν χρῶ, κούφως μέν τοι, καὶ μεθ᾽ ὑπεξαἱρέσεως, καὶ ἀνειμένως.



1. Voy. la note précédente

que tu dois renoncer entièrement à certaines choses, que tu dois t’abstenir pour le moment de certaines autres. Si, en effet, désirant ces biens, tu cherches de plus le pouvoir et la richesse, tu risques de manquer ces derniers avantages pour vouloir poursuivre aussi les premiers, et à coup sûr tu perdras complètement ceux-là seuls qui pouvaient te donner la liberté et le bonheur.

5. Ainsi donc à toute apparence de malheur, aie soin de dire : « Tu n’es qu’apparence, tu n’es point du tout ce que tu apparais. » Ensuite, examine-la bien, et, pour la juger, sers-toi des règles dont tu disposes, de cette première règle surtout qui te prescrit de demander : « Cette chose est-elle ou n’est-elle pas de celles qui dépendent de nous ? » Si elle est de celles qui ne dépendent pas de nous, dis-toi bien vite : « Cela ne me touche point. »

II.

1. Souviens-toi que la fin du désir est de posséder l’objet du désir, comme la fin de l’aversion est d’éviter l’objet de l’aversion ; et comme celui-là est malheureux qui est privé de ce qu’il souhaite, celui-là aussi est misérable qui tombe dans ce qu’il voulait éviter. Si donc tu ne veux détourner de toi que des choses qui dépendent de toi, tu éviteras toujours l’objet de ton aversion ; mais si tu veux détourner de toi la maladie, la mort, la pauvreté, tu seras misérable.

2. Laisse donc là ton aversion pour ce qui ne dépend pas de toi. Reporte-la sur des choses qui, dépendant de toi, sont contraires à la nature. Mais, pour le moment, renonce à toute espèce de désir : car si tu en éprouves pour des choses qui ne dépendent pas de toi, tu es forcément malheureux. Quant aux choses qu’il peut être beau de désirer parmi celles qui dépendent de nous, tu n’es encore prêt pour aucune d’elles 1. Contente-toi de rechercher ce que tu dois rechercher, de fuir ce que tu dois fuir, mais toujours avec modération, uvec discrétion, avec retenue,

III.

Ἐφ’ ἑκάστου τῶν ψυχαγωγούντων, ἢ χρείαν παρεχόντων, ἢ στεργομένων, μέμνησο ἐπιλέγειν, ὁποῖόν ἐστιν, ἀπὸ τῶν σμικροτάτων ἀρξάμενος· ἂν χύτραν στέργῃς, ὅτι, Χύτρᾶν στέργω· κατεαγείσης γὰρ αὐτῆς, οὐ ταραχθήσῃ. Ἄν παιδίον σαυτοῦ καταφιλῇς, ἢ γυναῖκα, ὅτι ἄνθρωπον καταφιλεῖς· ἀποθανόντος γὰρ, οὐ ταραχθήση1.

IV

Ὅταν ἅπτεσθαί τινος ἔργου μέλλῃς, ὑπομίμνησκε σεαυτὸν, ὁποῖόν ἐστι τὸ ἔργον. Ἐὰν λουσόμενος ἀπίῃς, πρόϐαλλε σεαυτῷ τὰ γινόμενα ἐν βαλανείῳ· τοὺς ἀποῤῥαίνοντας, τοὺς ἐγκρουομένους, τοὺς λοιδοροῦντας, τοὺς κλέπτοντας· καὶ οὕτως ἀσφαλέστερον ἅψῃ τοῦ ἔργου, ἐὰν ἐπιλέγῃς εὐθὺς, ὅτι, Λούσασθαι θέλω, καὶ τὴν ἐμαυτοῦ προαίρεσιν κατὰ φύσιν ἔχουσαν τηρῆσαι. Καὶ ὡσαύτως ἐφ᾽ ἑκάστου ἔργου· οὕτω γὰρ, ἄν τι πρὸς τὸ λούσασθαι γένηται ἐμποδὼν, πρόχειρον ἔσται, διότι, Ἀλλ᾽ οὐ τοῦτο ἤθελον μόνον, ἀλλὰ καὶ τὴν ἐμαυτοῦ προαίρεσιν κατὰ φύσιν ἔχουσαν τηρῆσαι· οὐ τηρήσω δὲ, ἐὰν ἀγανακτῶ πρὸς τὰ γινόμενα2.

V.

Ταρἀσσει τοὺς ἀνθρώπους οὐ τὰ πράγματα, ἀλλὰ τὰ περὶ τῶν πραγμάτων δόγματα. Οἷον, ὁ θάνατος οὐδὲν δεινόν· ἐπεὶ καὶ Σωκράτει ἂν ἐφαίνετο. ᾿Αλλὰ τὸ δόγμα τὸ περὶ τοῦ θανάτου, δίοτι δεινὸν, ἐκεῖνο τὸ δεινόν ἐστιν. Ὅταν οὖν ἐμποδιζώμεθα, ἢ ταρασσώμεθα, ἢ λυπώμεθα, μεδέποτε




1. Le chrétien dit : Souviens-toi que c’est un être fait à l’image de Dieu et immortel.

2. C’est, en effet, un grand danger que de vouloir une chose quand même : une illusion, qui va toujours en augmentant,

III.

Quelles que soient les choses qui te charment, qui servent à tes besoins ou que tu aimes, connais-en bien la nature, à commencer par les plus humbles. Si tu aimes un pot de terre, dis-toi : « J’aime un pot de terre, » car s’il se casse, tu n’en seras pas troublé. Si tu embrasses ton fils ou ta femme, dis-toi que c’est un être humain que tu embrasses, car, s’il meurt, tu n’en seras pas troublé. 1

IV.

Avant d’entreprendre quoi que ce soit, pense bien à ce que tu vas faire. Si tu veux aller aux bains, représente-toi d’avance tout ce qui s’y passe : représente-toi les gens qui vous jettent de l’eau, ceux qui vous poussent, ceux qui vous insultent, ceux qui vous volent. Ainsi tu seras plus assuré dans ton action, si dès le principe tu t’es dit : « Je veux me baigner, mais je veux maintenir ma volonté en conformité avec la nature. » Et qu’il en soit ainsi pour tout ce que tu feras. De cette manière, si quelque obstacle t’empêche de te baigner, tu te diras aussitôt : « Ce n’est pas là seulement ce que je voulais ; je voulais aussi conserver ma volonté en conformité avec la nature, et je ne la conserverais point telle, si je m’indignais contre ce qui m’arrive2, »

V.

Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses elles-mêmes, mais les opinions qu’ils se font d’elles. Ainsi la mort n’est pas un mal : elle n’a point paru telle à Socrate. Mais l’idée que nous nous faisons que la mort est un mal, voilà le mal véritable. Lors donc que nous sommes traversés, troublés ou affligés, n’accusons personne que nous


nous la fait considérer comme le but de notre vie (gagner de l’argent, conquérir une dignité, par exemple), alors qu’elle ne devrait être qu’un moyen, un moyen comme un autre, et qui souvent voudrait être échangé contre un autre.

ἄλλον αἰτιώμεθα, ἀλλ᾽ ἑαυτοὺς, τοῦτ᾽ ἔστι τὰ ἑαυτῶν δόγματα. Ἀπαιδεύτου ἔργον, τὸ ἄλλοις ἐγκαλεῖν, ἐφ᾽ οἷς αὐτὸς πράσσει κακῶς· ἡργμένου παιδεύεσθαι, τὸ ἑαυτῷ· πεπαιδευμένου, τὸ μήτε ἄλλῳ, μήτε ἑαυτῷ1.

VI.

Ἐπὶ μηδενὶ ἐπαρθῇς ἀλλοτρίῳ προτερήματι. Εἰ ὁ ἵππος ἐπαιρόμενος ἔλεγεν, ὅτι, Καλός εἰμι· οἰστὸν ἂν ἦν. Σὺ δὲ, ὅταν λέγῃς ἐπαιρόμενος, ὅτι, Ἵππον καλὸν ἔχω· ἴσθι, ὅτι ἐπὶ ἵππου ἀγαθῷ ἐπαίρῃ. Τί οὖν ἐστι σόν; Χρῆσις φαντασιῶν 2. Ὥςθ᾽, ὅταν ἐν χρήσει φαντασιῶν κατὰ φύσιν σχῇς, τηνικαῦτα ἐπάρθητι. Τότε γὰρ ἐπὶ σῷ τινι ἀγαθῷ ἐπαρθήσῃ.

VII.

Καθάπερ ἐν πλῷ, τοῦ πλοίου καθορμισθέντος, εἰ ἐξέλθοις ὑδρεύσασθαι, ὁδοῦ μὲν πάρεργον, καὶ κοχλίδιον ἀναλέξῃ, καὶ βολϐάριον· τετάσθαι δὲ δεῖ τὴν διάνοιαν ἐπὶ τὸ πλοῖον, καὶ συνεχῶς ἐπιστρέφεσθαι, μή ποτε ὁ κυϐερνήτης καλέσῃ· κἂν καλέσῃ, πάντα ἐκεῖνα ἀφιέναι, ἵνα μὴ δεδεμένος ἐμϐληθῇς, ὡς τὰ πρόϐατα. Οὕτω καὶ ἐν τῷ βίῳ, ἐὰν διδῶται ἀντὶ βολϐαρίου καὶ κοχλιδίου γυναικάριον καὶ παιδίον, οὐδὲν κωλύσει· ἐὰν δὲ ὁ κυϐερνήτης καλέσῃ, τρέχε ἐπὶ τὸ πλοῖον, ἀφεὶς ἐκεῖνα ἅπαντα, μηδὲ ἐπιστρεφόμενος 3.

Ἐὰν δὲ γέρων ᾖς, μηδὲ ἀπαλλαγῇς ποτε τοῦ πλοίου μακρὰν, μή ποτε καλοῦντος ἐλλίπῃς.


1. N’y a-t-il point là un reste de l’orgueil du vieux stoïcien et du fatalisme de l’école ? Le sage d’Épictète ne s’accuse pas lui-même, sans doute parce que s’il n’a pas bien fait, c’est qu’il ne le pouvait pas : il en avait été arrêté autrement par Jupiter et la destinée, qui ont réglé par avance les vertus et les vices.

2. Cette expression revient très souvent dans Épictète. Dans les Entretiens, M. Courdaveaux la traduit par usage des idées; mais il prévient qu’il prend ce mot au sens antique des idées-images. Il ajoute : « Bien des fois ce n’est là qu’une traduction


mêmes, ou pour mieux dire nos opinions. Accuser les autres de ses malheurs est le fait de l’ignorant ; s’accuser soi-même, le fait de celui qui commence à s’instruire ; n’accuser ni les autres ni soi-même est le propre du sage1.

VI.

Ne t’enorgueillis jamais d’un avantage qui n’est pas tien. Si un cheval se vantait, disant : « Je suis beau », on pourrait le supporter. Mais toi, lorsque tu dis pour te glorifier : « J’ai un beau cheval », sache que la beauté dont tu te vantes est celle de ton cheval, et non la tienne. Qu’est-ce donc qui est tien ? L’usage de ton imagination2. Si donc tu uses de ton imagination conformément à la nature, tu peux te glorifier : ce dont tu te vanteras sera bien à toi.

VII.

Que dans une navigation le vaisseau qui te porte prenne terre, si tu descends puiser de l’eau, tu peux, en passant, ramasser quelque coquillage ou quelque plante ; mais tu dois toujours penser à ton vaisseau et détourner à chaque instant la tête de son côté, cherchant si le patron ne t’appelle pas. Et s’il t’appelle, tu dois laisser là tout ce que tu avais ramassé, de peur qu’on ne te lie et qu’on ne te jette dans le vaisseau comme du bétail. Ainsi, dans la vie, si, en guise de plante ou de coquillage, une femme ou un enfant te sont donnés, prends-les ; mais si le maître du navire t’appelle, cours vite à lui, laisse là tout et ne regarde pas derrière toi3. Si tu es vieux, ne va pas trop t’éloigner, de peur de manquer à l’appel.


timide, et le vrai sens de la formule serait, fort souvent, la façon dont on use des choses, le parti qu’on sait tirer des événenements … » tels qu’ils nous apparaissent, ajouterons-nous, (Voir notre Introduction.)

3. Toute cette comparaison serait aussi charmante que sage, si l’assimilation d’une femme et des enfants à des jouets de peu d’importance pouvait être acceptée. Au vrai, la femme et les enfants sont des compagnons de voyage. Nous ne devons pas arriver au port sans eux, du moins autant qu’il dépend de nous,

VIII.

Μὴ ζήτει τὰ γινόμενα γίνεσθαι ὡς θέλεις· ἀλλὰ θέλε τὰ γινόμενα ὡς γίνεται· καὶ εὐροήσεις.

ΙΧ.

Νόσος σώματός ἐστιν ἐμπόδιον· προαιρέσεως δὲ οὒ, ἐὰν μὴ αὐτὴ θέλῃ. Χώλανσις σκέλους ἐστὶν ἐμπόδιον, προαιρέσεως δὲ οὔ. Καὶ τοῦτο ἐφ᾽ ἑκάστου τῶν ἐμπιπτόντων ἐπιλεγε· εὑρήσεις γὰρ αὐτὸ ἄλλου τινὸς ἐμπόδιον, σὸν δὲ oὒ 1.

Χ.

Ἐφ᾽ ἑκάστου τῶν προςπιπτόντων μέμνησο, ἐπιστρέφων ἐπὶ σεαυτὸν, ζητεῖν, τίνα δύναμιν ἔχεις πρὸς τὴν χρῆσιν αὐτοῦ. Ἐὰν καλὸν ἴδῃς, ἢ καλὴν, εὑρήσεις δύναμιν πρὸς ταῦτα, ἐγκράτειαν. Ἐὰν πόνος προςφέρηται, εὑρήσεις καρτερίαν. Ἂν λοιδορία, εὑρήσεις ἀνεξικακίαν. Καὶ οὕτως ἐθιζόμενόν σε οὐ συναρπάσουσιν αἱ φαντασίαι.

ΧΙ.

Μηδέποτε ἐπὶ μηδενὸς εἴπῃς, ὅτι, Ἀπώλεσα αὐτό· ἀλλ᾽, ὅτι, Ἀπέδωκα. Τὸ παιδίον ἀπέθανεν ; ἀπεδόθη. Ἡ γυνὴ ἀπέθανεν ; ἀπεδόθη2. Τὸ χωρίον ἀφῃρέτη· οὐκοῦν καὶ τοῦτο ἀπεδόθη. Ἀλλὰ κακὸς ὁ ἀφελόμενος. Τί δὲ σοὶ μέλει, διὰ τίνος σε ὁ δοὺς ἀπῄτησε ; μέχρι δ᾿ἂν διδῷ, ὡς ἀλλοτρίου αὐτοῦ ἐπιμελοῦ· ὡς τοῦ πανδοχείου οἱ παριόντες.



1. Nous n’avons pas besoin de faire remarquer que ces maximes, prises sans restriction, impliquent ce qu’on appelle le fatalisme historique. Il était sans doute excusable au temps d’Épictète, sous la tyrannie des Césars.


VIII.

Ne demande jamais que les choses soient comme tu les veux ; tâche de les vouloir comme elles sont, et sans peine tu couleras ta vie.

IX.

La maladie est un obstacle pour ton corps, non pour ta pensée, si elle ne le veut. Boiter est un obstacle pour ton pied, pour ta volonté ce n’en est pas un. Raisonne ainsi pour chacun des accidents qui t’arrivent, et tu trouveras qu’ils peuvent bien empêcher quelque chose hors de toi, mais en toi-même absolument rien1.

X.

Quel que soit le danger qui te menace, souviens-toi de te replier sur toi-même et de te demander quelle est la force dont tu disposes contre ce danger. Si tu as à te défendre contre une séduction quelconque, tu trouveras ta force dans l’empire que tu as sur toi-même ; contre une fatigue à supporter, tu auras le courage ; contre une injure, la patience. Prends cette habitude, et les fantômes de ton imagination ne pourront rien contre toi.

XI.

Ne dis jamais : « J’ai perdu cela ; » dis plutôt : « Je l’ai rendu. Mon fils est mort, je l’ai rendu ; ma femme est morte, je l’ai rendue2.» Donc si ton bien t’est ravi, tu peux dire que lui aussi tu l’as rendu. « Mais celui qui me l’ôte est un méchant ! » Que t’importe ? puisque celui qui te l’avait donné te le redemande. Tant qu’il te le laisse, jouis-en comme d’un bien qui appartient à autrui, comme un voyageur use d’une hôtellerie.


2. Nous empruntons pour ces quelques lignes la traduction que Pascal en donne dans son Entretien avec M. de Saci.

ΧΙΙ.

1. Εἰ προκόψαι θέλεις, ἄφες τοὺς τοιούτους ἐπίλο- γισμούς· Ἐὰν ἀμελήσω τῶν ἐμῶν, οὐχ ἕξω διατροφάς. Ἐὰν μὴ κολάσω τὸν παῖδα, πονηρὸς ἔσται. Κρεῖσσον γὰρ, λιμῷ ἀποθανεῖν, ἄλυπον καὶ ἄφοϐον γενόμενον, ἢ ζῇν ἐν ἀφθόνοις, ταρασσόμενον. Κρεῖττον δὲ, τὸν παῖδα κακὸν εἶναι, ἢ σὲ κακοδαίμονα1.

2. Ἄρξαι τοιγαροῦν ἀπὸ τῶν σμικρῶν. Ἐκχεῖται τὸ ἐλάδιον, κλέπτεται τὸ οἰνάριον ; ἐπίλεγε, ὅτι, Τοσούτου πωλεῖται ἀπάθεια, τοσούτου ἀταραξία· προῖκα δὲ οὐδὲν περιγίνεται. Ὅταν δὲ καλῇς τὸν παῖδα, ἐνθυμοῦ, ὅτι δύναται μὴ ὑπακοῦσαι, καὶ ὑπακούσας, μηδὲν ποιῆσαι ὧν θέλεις· ἀλλ᾽ οὐχ οὕτως ἐστὶν αὐτῷ καλῶς, ἵνα ἐπ᾽ ἐκείνῳ ᾖ τὸ σὲ μὴ ταραχθῆναι.

XIII.

Εἰ προκόψαι θέλεις, ὑπόμεινον ἕνεχα τῶν ἐκτὸς ἀνόητος δόξας καὶ ἠλίθιος. Μηδὲν βούλου δοκεῖν ἐπίστασθαι· κἄν δόξῃς τις εἶναί τισιν, ἀπίστει σεαυτῷ. Ἴσθι γὰρ, ὅτι οὐ ρᾴδιον, τὴν προαίρεσιν τὴν σεαυτοῦ κατὰ φύσιν ἔχουσαν φυλάξαι, καὶ τὰ ἐκτός· ἀλλὰ, τοῦ ἑτέρου ἐπιμελούμενον, τοῦ ἑτέρου ἀμελῆσαι πᾶσα ἀνάγκη2.

XIV.

1.Ἐὰν θέλῃς τὰ τέκνα σου καὶ τὴν γυναῖκα καὶ τοὺς φίλους πάντοτε ζῇν, ἠλίθιος εἶ· τὰ γὰρ μὴ ἐπὶ σοὶ, θέλεις ἐπὶ σοὶ εἶναι· καὶ τὰ ἀλλότρια, σὰ εἶνάι. Οὕτω κἂν τὸν παῖδα θέλῃς μὴ ἁμαρτάνειν, μωρὸς εἶ· θέλεις γὰρ, τὴν


1. . Ce pessimisme stoïcien a été expliqué dans l’Introduction.

XII.

1. Veux-tu faire des progrès ? Laisse là tous ces raisonnements : « Si je néglige mes affaires, je n’aurai plus de quoi vivre ; si je ne châtie pas mon esclave, il deviendra méchant. » Il vaut mieux mourir de faim, libre de crainte et de souci, que de vivre, l’âme troublée, dans l’abondance ; et il vaut mieux que ton esclave soit méchant que toi malheureux1.

2. Commence donc à t’exercer dans les petites choses. On te répand ton huile ? on te vole ton vin ? Dis-toi : « C’est à ce prix qu’on achète le calme parfait, à ce prix le repos de l’âme : on n’a rien pour rien. » Quand tu appelles ton esclave, pense qu’il peut ne pas t’entendre, ou même, s’il t’a entendu, ne pas faire ce que tu veux : tu y gagneras au moins de ne pas le mettre à même de porter à son gré le trouble dans ton âme.

XIII.

Veux-tu faire des progrès ? Résigne-toi à passer pour un insensé, pour un fou, à cause de ton mépris des biens extérieurs. Ne tiens pas à paraître un savant ; et si, près de tel ou tel, tu passes pour un personnage, défie-toi de toi-même. Sache, en effet, qu’il est difficile de conserver à la fois une volonté conforme à la nature et l’amour des choses du dehors. Il est inévitable que celui qui s’attache à l’un néglige l’autre2.

XIV.

1. Si tu désires que ta femme et tes enfants vivent toujours, tu es un fou : car tu désires que ce qui ne dépend pas de toi dépende de toi, que ce qui ne t’appartient pas t’appartienne. De même, si tu prétends que ton esclave ne fasse point de fautes, tu es un insensé : car tu veux que le vice ne soit plus vice, mais quelque autre chose. Veux-tu


2. L’Évangile dit : « Nul ne peut servir deux maîtres. » (S. MATTHIEU, VI, 24.)


κακίαν μὴ εἶναι κακίαν, ἀλλ᾽ ἄλλο τι. Ἐὰv δὲ θέλῃς ὀρεγόμενος μὴ ἀποτυγχάνειν, τοῦτο δύνασαι. Τοῦτο οὖν ἄσκει, ὃ δύνασαι1.

2. Κύριος ἑκάστου ἐστὶν, ὁ τῶν ὑπ᾽ ἐκείνου θελομένων ἢ μὴ θελομένων ἔχων τὴν ἐξουσίαν, εἰς τὸ περιποιῆσαι ἢ ἀφελέσθαι. Ὅςτις οὖν ἐλεύθερος εἶναι βούλεται, μήτε θελέτω τι, μήτε φευγέτω τι τῶν ἐπ᾽ ἄλλοις· εἰ δὲ μὴ, δουλεύειν ἀνάγκη.

XV.

Mέμνησο, ὅτι ὡς ἐν συμποσίῳ σε δεῖ ἀναστρέφεσθαι. Περιφερόμενον γέγονέ τι κατὰ σέ ; ἐκτείνας τὴν χεῖρα κοσμίως μετάλαϐε. Παρέρχεται ; μὴ κάτεχε. Οὔπω ἥκει ; μὴ ἐπίϐαλλε πόῤῥω τὴν ὄρεξιν, ἀλλὰ περίμενε μέχρις ἂν γένηται κατὰ σέ. Οὕτω πρὸς τέκνα, οὕτω πρὸς γυναῖκα2, οὕτω πρὸς ἀρχὰς, οὕτω πρὸς πλοῦτον· καὶ ἔσῃ ποτὲ ἄξιος τῶν θεῶν συμπότης. Ἂν δὲ καὶ παρατεθέντων σοι μὴ λάϐῃς, ἀλλ᾽ ὑπερίδῃς, τότε οὐ μόνον συμπότης τῶν θεῶν ἔσῃ, ἀλλὰ καὶ συνάρχων· Οὕτω γὰρ ποιῶν Διογένηςμ καὶ Ἡράκλειτος3, καὶ οἱ ὅμοιοι, ἀξίως θεῖοί τε ἦσαν καὶ ἐλέγοντο.



1. Ne recherche jamais que ce qui est possible, maxime très juste et très salutaire, sous cette forme, beaucoup plutôt que sous cette autre trop usitée dans Épictète : « Il faut vouloir ce qui arrive en effet. »

2. Remarquez ici combien il est vrai, malheureusement, que le stoïcisme assimile la femme et les enfants aux choses extérieures, aux biens du dehors. Le christianisme a singulièrement agrandi et complété la vie morale : l’homme ne vit pas seulement avec sa famille, il vit en elle et par elle, comme elle par lui.

3. Il s’agit, sans nul doute, du célèbre Diogène le Cynique, non de Diogène d’Apollonie, philosophe de la même école qu’Héraclite.

— Héraclite d’Éphèse (environ 400 ans av. J.C.) appar
ne jamais être trompé dans tes désirs, tu le peux : ne

recherche jamais que ce qui est possible 1.

2. Le maître d’un homme, c’est celui qui tient sous sa dépendance les choses que cet homme veut comme celles qu’il ne veut pas, et qui peut à son gré les empêcher ou les produire. Que celui donc qui désire être libre ne recherche rien, ne fuie rien de ce qui dépend des autres ; sinon il sera fatalement esclave.

XV.

Souviens-toi que tu dois te comporter dans la vie comme dans un festin. Un plat qui circule s’approche de toi : étends la main et prends modérément. Il s’éloigne de toi : ne le retiens pas. Il tarde à venir : n’exprime pas de loin ton désir ; mais attends jusqu’à ce qu’il vienne à toi. Sois ainsi pour tes enfants, ainsi pour ta femme 2, ainsi pour le pouvoir, ainsi pour la richesse, et un jour tu seras digne du banquet des dieux. Que si, pouvant jouir de ces biens, tu les refuses et les dédaignes, alors ce ne sera pas seulement le banquet des dieux que tu partageras, ce sera leur souveraine puissance. C’est en agissant de la sorte que Diogène, Héraclite3 et leurs pareils ont mérité d’être appelés ce qu’ils étaient en effet, des hommes divins.



tenait à l’école d’Ionie et plus particulièrement à cette fraction de l’école d’Ionie qu’on a appelée école de Milet ou dynamiste, et qui expliquait l’univers entier par le développement d’un principe unique, ce en quoi elle devançait l’école stoïcienne. Héraclite, surtout, avait plus de droits qu’aucun autre à être cité par Épictète : car, pour lui, le principe premier n’était ni l’eau, comme le jugeait Thalès, ni l’air, comme le voulait Anaximène, mais le feu, ce qui, par avance, se rapprochait encore plus de la physique des stoïciens. Ajoutons qu’il croyait aussi très fermement à la constance des lois générales. Enfin, il avait refusé, dit-on, de donner des lois à son pays : il se renfermait dans ses méditations solitaires, ce qui l’avait fait représenter comme un misanthrope. L’antiquité opposait toujours la tristesse d’Héraclite à la gaieté proverbiale de Démocrite.

XVI.

Ὃταν κλαίοντα ἴδῃς τινὰ, ἐν πένθει, ἢ ἀποδημοῦντος τέκνου, ἢ ἀπολωλεκότα τὰ ἑαυτοῦ, πρόςεχε, μή σε ἣ φαντασία συναρπάσῃ, ὡς ἐν κακοῖς ὄντος αὐτοῦ τοῖς ἐκτός. Ἀλλ᾽ εὐθὺς ἔστω πρόχειρον, ὅτι, Τοῦτον θλίϐει οὐ τὸ συμϐεϐηκός· ἄλλον γὰρ οὐ θλίϐει· ἀλλὰ τὸ δόγμα τὸ περὶ τούτου. Μέχρι μέν τοι λόγου, μὴ ὄκνει συμπεριφέρεσθαι αὐτῷ, κἂν οὕτω τύχῃ, καὶ συνεπιστενάξαι· πρόςεχε μέντοι, μὴ καὶ ἔσωθεν στενάξῃς1.

XVII.

Μέμνησο, ὅτι ὑποκριτὴς εἶ δράματος, οἵου ἂν θέλῃ ὁ διδάσκαλος· ἂν βραχὺ, βραχέος· ἂν μακρὸν, μακροῦ. Ἂν πτωχὸν ὑποκρίνασθαί σε θέλῃ, ἵνα καὶ τοῦτον εὐφυῶς ὑποκρίνῃ· ἂν χωλὸν, ἂν ἄρχοντα, ἂν ἰδιώτην. Σὸν γὰρ τοῦτ᾽ ἔστι, τὸ δοθὲν ὑποκρίνασθαι πρόςωπον καλῶς· ἐκλέξασθαι δ᾽ αὐτὸ, ἄλλου.

XVII.

Κόραξ ὅταν μὴ αἴσιον κεκράγῃ, μὴ συναρπαζέτω σε ἡ φαντασία· ἀλλ᾽ εὐθὺς διαίρει παρὰ σεαυτῷ, καὶ λέγε· ὅτι, Τούτων ἐμοὶ οὐδὲν ἐπισημαίνεται, ἀλλ᾽ ἢ τῷ σωματίῳ μου, ἢ τῷ κτησειδίῳ μου, δοξαρίῳ μου, ἢ τοῖς τέκνοις, ἢ τῇ


1. Voyez ce que nous avons dit dans l’Introduction sur le genre de sympathie et de pitié propre aux stoïciens. Comparez les passages où les divers évangélistes ont recueilli les larmes de Jésus, les marques de compassion qu’il donne à la ville de Jérusalem, à la fille de Jaïre, à la multitude, son amour tout particulier pour son disciple saint Jean, et aussi son affection

pour Lazare. Il n’a pas voulu, devant le tombeau de ce dernier
——17——

XVI.

Si tu vois un homme dans le chagrin, pleurant soit la mort de son fils, soit la perte de sa fortune, prends garde d’être la dupe de ton imagination et d’attribuer le malheur de cet homme à des événements extérieurs. Dis-toi bien vite : « Ce qui le trouble, ce n’est pas la chose en elle-même : car un autre n’en serait pas troublé ; mais bien l’opinion qu’il a sur elle. » Ne crains pas cependant d’accommoder tes discours à sa douleur, et même, s’il le faut, de gémir avec lui ; mais ne gémis qu’en paroles, et que ton âme ne partage point sa douleur1.

XVII.

Souviens-toi que tu es comme un acteur, jouant le personnage qu’il a plu au maître de te donner. S’il te l’a donné court, joue-le court ; s’il te l’a donné long, joue-le long. S’il veut que tu joues le rôle d’un gueux, joue-le avec naturel, Que ce soit un rôle de boiteux, de magistrat, ou de simple particulier, fais de même : car c’est à toi de bien tenir le rôle qui t’est confié, et c’est à un autre de te le choisir.

XVIII.

Un corbeau a fait un croassement de mauvais augure : que ton imagination ne te trouble pas. Fais en toi-même un juste discernement des choses, et dis-toi : « Ceci ne peut rien présager pour moi-même, mais seulement pour ce misérable corps, ou pour mon bien, ou pour ma réputation, ou pour mes enfants, ou pour ma femme. Quant à moi, tout


donner l’exemple d’un détachement aussi complet que celui du stoïcien : « Jésus, voyant que Marie pleurait, et que les Juifs qui étaient venus avec elle pleuraient aussi, frémit en son esprit et se troubla lui-même. Et il leur dit : Où l’avez-vous mis ? Ils lui répondirent : Seigneur, venez et voyez. Alors Jésus pleura. Et les Juifs dirent entre eux : Voyez comme il l’aimait. » (S. JEAN, XI.)

——18——


γυναικί. Ἐμοὶ δὲ πάντα αἴσια σημαίνεται, ἐὰν ἐγὼ θέλω· ὃ τι γὰρ ἂν τούτων ἀποϐαίνῃ, ἐπ᾽ ἐμοί ἐστιν ὠφεληθῆναι ἀπ ᾽αὐτοῦ1

XIX.

1. Ἀνίκητος εἶναι δύνασαι, ἐὰν εἰς μηδένα ἀγῶνα κατα- ϐαίνῃς, ὃν οὐκ ἔστιν ἐπὶ σοὶ νικῆσαι.

2. Ὅρα μήποτε ἰδών τινα προτιμώμενον, ἢ μέγα δυνάμενον, ἢ ἄλλως εὐδοκιμοῦνα, μακαρίσῃς, ὑπὸ τῆς φαντασίας συναρπασθείς. Ἐὰν γὰρ ἐν τοῖς ἐφ᾽ ἡμῖν ἡ οὐσία τοῦ ἀγαθοῦ ᾖ· οὔτε φθόνος, οὔτε ζηλοτυπία χώραν ἔχει· σύ τε αὐτὸς οὐ στρατηγὸς, οὐ πρύτανις, ἡ ὕπατος εἶναι θελήσεις, ἀλλ᾽ ἐλεύθερος. Μία δὲ ὁδὸς πρὸς τοῦτο, καταφρόνησις τῶν οὐκ ἐφ᾽ ἡμῖν.

XX.

Μέμνησο, ὅτι οὐχ ὁ λοιδορῶν, ἢ ὁ τύπτων, ὑϐρίζει· ἀλλὰ τὸ δόγμα τὸ περὶ τούτων, ὡς ὑϐριζόντων. Ὅταν οὖν ἐρεθίσῃ σέ τις, ἴσθι, ὅτι ἡ σή σε ὑπόληψις ἠρέθικε. Τοιγαῤ- οὖν ἐν πρώτοις πειρῶ, ὑπὸ τῆς φαντασίας μὴ συναρπασθῆναι· ἂν γὰρ ἅπαξ χρόνου καὶ διατριϐῆς τύχῃς, ῥᾷον κρατήσεις σεαυτοῦ2.

XXI.

Θάνατος, καὶ φυγὴ, καὶ πάντα τὰ δεινὰ φαινόμενα, πρὸ ὀφθαλμῶν ἔστω σοι καθ᾽ ἡμέραν· μάλιστα δὲ πάντων ὁ θάνατος· καὶ οὐδὲν οὐδέποτε οὔτε ταπεινὸν ἐνθυμηθήσῃ, οὔτε ἄγαν ἐπιθυμήσεις τινός.


1. Notez que les stoïciens croyaient aux présages, comme aux augures et aux oracles ; et cela, disaient-ils, au nom de la liaison universelle des choses et de la nécessité enchaînant chaque évènement, chaque phénomène du Tout à tous les autres.

me présage du bonheur si je le veux, et, quel que soit celui de ces événements qui m’arrive, il dépend de moi d’en tirer avantage1. »

XIX.

1. Veux-tu être invincible, ne t’engage jamais dans un combat où il ne dépende pas de toi de remporter la victoire.

2. Si tu vois un homme comblé d’honneurs ou de puissance, ou renommé enfin pour quelque avantage que ce soit, ne va pas, dupé par les apparences, le proclamer heureux : car si le bien véritable est dans les choses qui dépendent de nous, il n’y a d’occasion ni pour la jalousie, ni pour l’envie. Et toi-même, tu ne voudras être ni général, ni sénateur, ni consul, mais libre ; or, il n’y a qu’un moyen de le devenir, c’est de mépriser tout ce qui ne dépend pas de nous.

XX.

Souviens-toi que ce ne sont ni les mauvaises paroles qu’on t’adresse ni les coups que tu reçois qui font que tu es outragé, mais bien l’idée où tu es qu’on t’outrage. Lors donc que quelqu’un t’a mis en colère, sache que c’est ton opinion à toi qui est la cause de ta colère. Par conséquent défie-toi surtout des entraînements de ton imagination : car si une fois tu gagnes assez de temps pour leur opposer un délai, tu deviendras plus facilement maître de toi-même[14].

XXI.

Que la mort, l’exil et tout ce qui paraît terrible aux hommes soient chaque jour sous tes yeux, mais avant tout la mort : par ce moyen tu n’auras aucune basse pensée, et tu ne désireras rien avec trop d’ardeur.
——20——

XXII.

Εἰ φιλοσοφίας ἐπιθυμεῖς, παρασϰευάζου αὐτόθεν, ὡς ϰατα- γελασθησόμενος, ὡς ϰαταμωϰησομένων σου πολλῶν1, ὡς ἐρούντων, ὅτι, Ἄφνω φιλόσοφος ἡμῖν ἐπανελήλυθε· ϰαὶ, Πόθεν ἡμῖν αὕτη ἡ ὀφρύς; Σὺ δὲ ὀφρὺν μὲν μὴ σχῇς· τῶν δὲ βελτίστων σοι φαινομένων οὕτως ἔχου, ὡς ἀπὸ τοῦ Θεοῦ τεταγμένος εἰς ταύτην τὴν χώραν· μέμνησό τε, διότι, ἐὰν μὲν ἐμμείνῃς τοῖς αὐτοῖς, οἱ ϰαταγελῶντές σου τὸ πρότερον, οὗτοί σε ὕστερον θαυμάσονται· ἐὰν δὲ ἡττηθῇς αὐτῶν, διπλοῦν προςλήψῃ ϰαταγέλωτα.

XXIII.

Ἐάν ποτέ σοι γένηται ἔξω στραφῆναι, πρὸς τὸ βούλεσθαι ἀρέσαι τινὶ, ἴσθι, ὅτι ἀπώλεσας τὴν ἔνστασιν. Ἀρϰοῦ οὖν, ἐν παντὶ, τῷ εἶναι φιλόσοφος. Εἰ δὲ ϰαὶ δοϰεῖν βούλει [τῳ εἶναι,] σαυτῷ φαίνου· ϰαὶ ἱϰανὸς ἔσῃ.

XXIV.

1. Οὗτοί σε οἱ διαλογισμοὶ μὴ θλιϐέτωσαν· Ἄτιμος ἐγὼ βιώσομαι, ϰαὶ οὐδεὶς οὐδαμοῦ. Εἰ γὰρ ἡ ἀτιμία ἐστὶ ϰαϰὸν, οὐ δύνασαι ἐν ϰαϰῷ εἶναι δι᾿ ἄλλον, οὐ μᾶλλον ἢ ἐν αἰσχρῷ. Μή τι οὖν σόν ἐστιν ἔργον, τὸ ἀρχῆς τυχεῖν, ἢ παραληφθῆναι ἐφ᾽ ἑστίασιν ; οὐδαμῶς. Πῶς οὖν ἔτι τοῦτ᾽ ἔστιν ἀτιμία ; πῶς δὲ οὐδεὶς οὐδαμοῦ ἔσῃ, ὃν ἐν μόνοις εἶναι τινα δεῖ τοῖς ἐπὶ σοὶ, ἐν οἷς ἔξεστί σοι εἶναι πλείστου ἀξίῳ ;

2. Ἀλλά σοι οἱ φίλoι ἀϐοήθητοι ἔσονται. Τί λέγεις τὸ ἀϐοήθητοι ; οὐχ ἕξουσι παρὰ σοῦ ϰερμάτιόν, οὐδὲ πολίτας Ῥωμαίων αὐτοὺς ποιήσεις ; τίς οὖν σοι εἶπεν, ὅτι ταῦτα τῶν


1. Ainsi, pour Épictète, la philosophie est comme une pro-

XXII.

Tu es épris de la philosophie ? Prépare-toi donc à essuyer les sifflets et les railleries de la multitude1, qui dira : « Celui-ci nous est revenu bien vite philosophe ; » ou encore : « D’où lui vient ce hautain sourcil ? » Toi, cependant, ne montre aucun orgueil ; mais tiens-toi fermement à tout ce qui te paraît le meilleur ; restes-y attaché comme à un poste désigné par Dieu lui-même. Souviens-toi que si tu persévères, ceux qui ont commencé par te railler t’admireront bientôt ; tandis que si tu faiblis, tu seras exposé doublement à leurs quolibets.

XXIII.

S’il t’arrive jamais de te tourner vers les choses du dehors et de vouloir plaire à qui que ce soit, sache-le, l’entreprise que tu tentais est manquée. En toute chose contente-toi donc d’être philosophe ; si tu veux encore le paraître, parais-le donc à tes propres yeux, et que cela te suffise.

XXIV.

1. Ne te trouble pas l’esprit de tous ces raisonnements : « Je vivrai sans honneur ; on ne fera nul cas de moi. » Car si le déshonneur est un mal, il n’est pas plus en la puissance d’un autre de te faire malheureux que de te faire vicieux. Est-ce qu’il dépend de toi d’exercer le pouvoir ou d’être admis dans un festin ? Nullement. Comment pourrait-il donc y avoir là matière à déshonneur ? Et comment ne serais-tu rien dans le monde, toi qui ne dois être quelque chose que dans ce qui dépend de toi, que dans ce en quoi tu peux être autant que tu le désires ?

2. « Mais tes amis, dis-tu, resteront sans aide de ta part. » Qu’appelles-tu sans aide ? Tu ne leur donneras aucun argent ? Tu ne les feras pas devenir citoyens romains ? Mais


fession, presque un sacerdoce. La foule ne peut même entrer en partage de la sagesse.

Page:Manuel d’Épictète, trad. Joly, 1915.djvu/48 qui donc t’a dit que ces biens dépendissent de nous et ne

nous fussent pas étrangers ? Or, qui peut donner aux autres ce qu’il n’a pas soi-même ? Ils te disent : « Amasse du bien pour que nous aussi nous en ayons. » [Réponds-leur :]

3. « Si je puis en acquérir tout en conservant l’honneur, la bonne foi, la magnanimité, qu’on m’indique la route à suivre, j’y arriverai. Mais si vous voulez que je perde de vrais biens pour vous en faire acquérir de faux, voyez à quel point vous êtes iniques et déraisonnables. Que préférez-vous : de l’argent ou un ami fidèle et honnête ? Aidez-moi donc plutôt à rester cet ami-là et ne me demandez pas ce qui me ferait cesser de l’être. »

4. « Mais, diras-tu encore, je priverai, autant qu’il est en moi, ma patrie de mes services ! » Encore une fois, de quels services ? Sans doute, elle n’aura de toi ni portiques ni bains. Eh bien ! ce ne sont assurément pas les forgerons qui lui donnent des souliers, ni les cordonniers des armes. Il suffit que chacun fasse bien son métier. Et si tu lui fournissais quelque autre citoyen sûr et honorable, ne lui aurais-tu donc rendu aucun service ? Tant s’en faut ! Donc, toi aussi, tu peux lui rendre des services.

5. « Mais, dis-tu, quelle place aurai-je dans la cité ? Celle que tu pourras obtenir sans rien perdre de ta bonne foi, de ton honnêteté. Si, pour vouloir servir ta patrie, tu perdais ta vertu, de quoi lui servirais-tu donc une fois devenu impudent et perfide ?

XXV.

1. Un tel a été mieux placé que toi dans un festin, ou salué avant toi, ou appelé de préférence à toi dans un conseil. Si ce sont là des biens, félicite celui auquel ils arrivent. Si ce sont des maux, ne te plains pas qu’ils soient tombés sur un autre. Mais souviens-toi que si, pour obtenir ces distinctions qui ne dépendent pas de toi, tu ne fais pas ce que les autres font, tu ne peux y avoir le même droit qu’eux.

2. Comment reconnaître le même droit à celui qui ne fréquente pas la porte d’un homme et à celui qui la fréquente ? à celui qui ne l’a jamais escorté et à celui qui l’escorte ? à celui qui ne l’a jamais loué, et à celui qui le loue constamment ? Tu serais un injuste et un insatiable, Page:Manuel d’Épictète, trad. Joly, 1915.djvu/50 si, ne donnant pas le prix auquel ces faveurs se vendent, tu prétendais les recevoir gratis.

3. Combien se vendent les laitues ? Une obole, je suppose. Eh bien ! quelqu’un donne son obole, il emporte les laitues. Toi qui, n’ayant rien donné, n’as rien reçu, crois-tu donc avoir moins que celui qui vient d’acheter ? Mais si lui a ses laitues, toi tu as encore ton obole, puisque tu ne l’as pas donnée.

4. Or, tout à l’heure, le cas était le même. Un tel ne t’a pas invité à son festin : aussi n’as-tu pas donné le prix auquel cet homme vend son festin : car il le vend contre des louanges, contre des complaisances et des services. Si tu trouves le marché avantageux, paye donc le prix qu’on te demande ; mais si tu veux recevoir une chose et ne point en donner une autre en échange, tu es un insatiable et un homme déraisonnable.

5. D’ailleurs, crois-tu donc ne rien avoir en place de ce festin ? Tu as le bonheur de ne pas louer celui que tu ne jugeais pas digne de tes éloges, et de ne pas avoir à supporter les insolences de ses portiers !

XXVI.

C’est dans les choses où nous sommes tous d’accord que la nature nous parle le plus clairement et se fait le mieux connaître à nous. Ainsi, que l’esclave de ton voisin lui ait brisé un vase, tu dis aussitôt que c’est là un accident très commun. Si donc ce même accident arrive dans ta maison, tu dois être exactement ce que tu étais quand il arriva dans la maison de ton voisin. Applique la même maxime à des événements de plus d’importance. Qu’un autre homme perde sa femme ou son fils. Il n’est personne qui ne lui dise : « C’est là le sort commun de l’humanité. » Et lorsqu’on perd un des siens, on s’écrie aussitôt : « Hélas ! que

server en face de plus forts que lui, que le stoïcisme apparaît dans tout ce qu’ il a de grand. Rien, d’ailleurs, ne surpasse la verve et l’ironie profonde et sensée dé ces dernières maximes. Page:Manuel d’Épictète, trad. Joly, 1915.djvu/52 je suis malheureux ! » Il fallait se souvenir de ce qu’on ressentait lorsqu’il s’agissait du malheur d’autrui 1.

XXVII

De même qu’on ne pose pas un but pour ne pas l’atteindre, de même le mal n’existe pas dans le monde 2.

XXVIII.

Si quelqu’un livrait ton corps au premier venu, lu en serais indigné ! Et toi-même pourtant tu livres ton âme : car tu permets au premier qui l’injurie de la jeter dans le trouble et la confusion. Et tu n’en rougis pas ?

XXIX.

1. En toute chose, ne te mets à l’œuvre qu’après avoir bien considéré ce qui doit précéder et ce qui doit suivre l’action que tu projettes ; autrement tu commenceras sans doute gaiement ton entreprise, n’en prévoyant pas les suites ; mais bientôt tout ce qu’elle peut avoir de fâcheux t’apparaîtra, et tu rebrousseras chemin honteusement.

2. Tu veux vaincre aux jeux olympiques ? Et moi aussi, par les dieux : car c’est un noble triomphe ! Mais considère d’abord ce qui précède et ce qui suit pareille entreprise. Il te faut te soumettre à une discipline et à une règle, même en ce qui concerne tes repas, t’abstenir de toute friandise,


insupportable émet une opinion qui lui est alors toute particulière, qu’il ne professe qu’en ce moment. Il est en désaccord avec les autres hommes et avec lui-même. Donc, il est dans le faux.

2. Cette maxime ne prouve-t-elle pas, à elle seule, le panthéisme d’Épictète ? Elle implique, en effet, que celui qui a posé le but, c’est-à-dire Dieu, est aussi celui qui le vise et qui l’atteint : que l’homme ne peut dévier dans sa marche vers un but qu’il ne poursuit pas librement, mais qu’il est plus ou moins vite entraîné vers ce but par la force divine, qui meut tout, ou, plus exactement, dans le sens stoïcien, qui est tout. Page:Manuel d’Épictète, trad. Joly, 1915.djvu/54 faire des exercices, bon gré mal gré, aux heures fixées, par la chaleur comme par le froid ; ne pas boire frais, ne pas boire de vin chaque fois qu’il te plaît ; en un mot, te livrer sans réserve au maître de gymnase comme au médecin. Ce n’est pas tout : attends-toi dans la lutte à être enseveli sous le sable de l’arène, à te démettre peut-être la main, à te tourner le pied, à avaler des flots de poussière, peut-être encore à être rompu de coups, et finalement, après avoir tout souffert, à être vaincu.

3. Tu as bien tout examiné ? Alors, si cela te convient, travaille à devenir athlète. Mais si tu agis sans réflexion, tu changeras comme les enfants qui jouent tour à tour aux lutteurs, aux gladiateurs, aux joueurs de flûte, et ensuite font les tragédiens. Ainsi, Loi, tu es athlète aujourd’hui, gladiateur demain, puis orateur et enfin philosophe ; ou plutôt, en réalité, tu n’es rien. Comme un singe, tu imites successivement tout ce qui se fait sous tes yeux, un objet te plaisant après l’autre : car tu n’as jamais rien entrepris avec réflexion ni après. complet examen ; tu as toujours agi au hasard, entrainé par de vains désirs.

4. Ainsi, pour avoir vu un philosophe ou pour avoir entendu quelqu’un parler comme Euphrate ! (si toutefois il en est qui puissent parler comme celui-là), il y a des gens qui forment immédiatement le projet de devenir eux-mêmes philosophes.

5. Ô homme ! considère d’abord en elles-mêmes les choses que tu médites ; puis étudie ta propre nature et demande-toi ce dont tu es capable. Tu veux être pentathle2 ? ou lutteur ? Examine tes bras et tes cuisses, assure-toi de la force de tes reins : car la nature nous a donné aux uns une aptitude, aux autres une autre.

6. Crois-tu que tu puisses pratiquer toutes ces maximes, et cependant continuer à manger et à boire comme par le passé, t’abandonner aux mêmes désirs et avoir toujours autant d’humeur ? Il te faut veiller, travailler, t’éloigner des tiens, souffrir les mépris d’un esclave et les railleries


2. On appelait pentathle celui qui se formait aux cinq exercices : le saut, la course, Le palet, le javelot et la lutte. Page:Manuel d’Épictète, trad. Joly, 1915.djvu/56 du premier venu, céder toujours la place aux autres dans les honneurs, dans le pouvoir, dans la justice, en toute chose enfin.

7. Penses-y bien. Vois si tu veux acheter à ce prix le calme, la liberté, le repos de l’âme. Autrement, renonce à ton projet. Ne t’en va pas faire comme les enfants, philosophe aujourd’hui, demain fermier des impôts, puis orateur, et ensuite intendant de César. Tout cela ne s’accorde pas. Il faut que tu ne sois qu’un seul homme, ou bon ou mauvais ; que tu l’appliques ou au gouvernement de toi-même ou aux choses du dehors ; que tu recherches les biens intérieurs ou les biens extérieurs ; en un mot, que tu sois ou un philosophe ou un homme du commun.

XXX.

Les devoirs se mesurent surtout à la nature des personnes et à leurs situations respectives. Or, cet homme, c’est ton père. Il t’est commandé d’avoir soin de lui, de lui céder en tout, de supporter ses réprimandes et ses mauvais traitements. « Mais c’est un mauvais père ! » Est-ce donc que la nature n’a voulu t’unir qu’à un bon père ? elle a voulu t’unir à un père. Ton frère t’a fait une injustice : observe le rapport qui doit exister entre lui et toi. Ne te demande pas ce qu’il a fait, mais ce que tu as à faire pour que ta volonté soit conforme à la nature. Nul ne peut te léser si tu ne le veux : car tu ne seras jamais lésé que lorsque tu croiras l’être. Tu trouveras de même quels sont tes devoirs envers ton voisin, envers ton concitoyen, envers ton général, si tu t’habitues à considérer ce que ces hommes sont par rapport à toi.

XXXI.

1. Sache que la piété envers les dieux consiste avant tout à concevoir d’eux de justes opinions, par exemple, à croire qu’ils existent et qu’ils gouvernent toutes choses avec un ordre et une justice admirables, à être persuadé que tu dois leur obéir et te plier sans murmure à tout ce qui arrive, parce que tout est réglé par une pensée souverainePage:Manuel d’Épictète, trad. Joly, 1915.djvu/58 ment sage ! De cette manière, tu ne te plaindras jamais des dieux ; tu ne les accuseras pas de n’avoir pas souci de toi.

2. Mais tu ne peux en venir là que si, regardant comme indifférentes les choses qui ne dépendent pas de toi, tu juges ou bonnes : ou mauvaises celles-là seulement qui dépendent de toi. Car si tu prends quelqu’une des premières pour un bien ou pour un mal, il est de toute nécessité que, frustré de ce que tu désires et frappé de ce que tu craignais, tu n’accuses et ne haïsses les auteurs de tout ce qui arrive.

3. En effet, tout animal a reçu de la nature une disposition, d’abord à fuir et à éviter toutes les choses qui lui paraissent nuisibles, et tout ce qui peut amener ces choses mêmes, puis à rechercher et à aimer tout ce qui lui est agréable et tout ce qui peut lui procurer du plaisir. Il est donc impossible que celui qui se croit lésé aime celui qui lui paraît être l’auteur de son dommage, pas plus qu’il n’aime son dommage même.

4. C’est là ce qui fait qu’un enfant s’emporte même contre son père, quand il n’obtient pas de lui quelqu’une des choses qui passent pour des biens. De là venait l’inimitié de Polynice et d’Étéocle : car ne vint-elle pas de ce qu’ils regardaient tous les deux la tyrannie comme un bien ? De là les rumeurs, les plaintes que nous entendons élever contre les dieux par le laboureur, par le matelot, par le marchand, par tous ceux qui ont perdu leurs enfants ou leur femme : car là où est l’intérêt, là est la piété 2. Celui donc qui s’applique à régler convenablement ses désirs et ses aversions travaille par cela même à perfectionner sa piété.

5. Pour les libations, les sacrifices, les prémices aux dieux, il faut les offrir suivant les coutumes de son pays, avec un cœur pur, sans retard et sans négligence, sans avarice et sans dépasser ses moyens.


2. Épictète veut dire qu’en fait les hommes subordonnent leur piété à leurs intérêts. Ne peut-on comparer ce passage au verset de l’Evangile (S. MATTHIEU, vi, 21) : « Là où est votre trésor, là est aussi votre cœur. » Page:Manuel d’Épictète, trad. Joly, 1915.djvu/60 XXXII.

1. Quand tu vas au devin 1, tu ignores encore ce qui doit l’arriver : car tu vas précisément pour que le devin te l’apprenne. Mais tu l’aurais su avant d’y aller si tu étais philosophe. Car si c’est quelqu’une de ces choses qui ne dépendent pas de nous, il est certain que ce ne peut être pour toi ni un bien ni un mal.

2. N’apporte donc chez le devin aucun désir, aucune aversion, aucune frayeur. Approche en homme convaincu que tout ce qui doit arriver lui est indifférent, ne le regarde pas, et dis-toi : « Quelle que soit la chose qui m’arrive, je puis la tourner à bien, et nul ne saurait m’en empêcher. » Va donc avec confiance demander les conseils des dieux 2. Quand ils auront prononcé, rappelle-toi quels conseillers tu as pris et quels sont ceux dont tu mépriserais la sagesse, s’il t’arrivait de ne pas leur obéir.

3. Mais si tu consultes l’oracle, que ce soit selon le précepte de Socrate, c’est-à-dire uniquement sur les choses dont l’issue dépend du hasard, et sur lesquelles ni le raisonnement ni aucun art ne peut nous édifier. Ainsi donc, quand il s’agit de partager le péril d’un ami ou celui de la patrie, ne va pas demander au devin si tu dois affronter le péril : car si le devin l’avertit que les présages sont mauvais, il est évident qu’il t’annonce par là ou la mort ou la perte d’un membre ou l’exil. Et cependant, la raison prononce que, nonobstant tout présage, tu dois secourir tes amis et partager le péril de la patrie 3. En un mot, crois-en un devin plus grand que celui qui te parle, Apollon Pythien : il chassa de son temple celui qui, voyant égorger son ami, ne lui avait pas porté secours.

XXXIII.

4. Forme-toi dès à présent un modèle et comme un type auquel tu te conformeras, soit que tu restes seul avec toi-même, soit que tu te rencontres avec les hommes.


3. Homère faisait déjà dire à Hector : « Le vrai présage est celui qui ordonne de combattre pour sa patrie. » Page:Manuel d’Épictète, trad. Joly, 1915.djvu/62 2. Et d’abord garde le silence le plus possible, ne dis que les choses nécessaires et en peu de mots. De temps à autre, sans doute, une occasion peut t’amener à parler davantage : parle donc alors, mais que ce ne soit pas sur le premier objet venu ; que ce ne soit ni sur les combats de gladiateurs, ni sur les jeux du cirque, ni sur les athlètes, ni sur le boire ou le manger ; que surtout ce ne soit pas pour t’occuper d’autrui, pour louer celui-ci, blâmer celui-là et comparer l’un avec l’autre.

3. Si tu le peux, tâche par tes propres discours d’amener la conversation sur des objets convenables ; mais si tes paroles doivent être perdues dans celles des autres, tais-toi.

4. Ne ris ni longtemps, ni souvent, ni haut.

5. Ne jure jamais, s’il se peut ; et si tu es obligé de le faire, que ce soit le mois souvent possible.

6. Évite d’aller loin de chez toi partager les festins du vulgaire. Si cependant une occasion t’y pousse, surveille-toi bien toi-même, de peur de te laisser aller à des manières communes. Sache, en effet, que si ton voisin se salit dans la débauche, tu ne pourras éviter de te salir toi-même dans ton commerce avec lui, si pure que ta conduite ait pu être jusqu’alors.

7. Pour tout ce qui regarde le corps, qu’il s’agisse du boire ou du manger, de l’habitation, de l’habillement, des domestiques, fais le strict nécessaire ; retranche complètement tout ce qui ne sert qu’à l’ostentation ou à la sensualité.

8. Épargne tes offenses et tes reproches à ceux qui ne s’abstiennent pas des plaisirs coupables, et ne va pas te vanter à tout le monde de ta vertu.

9. Si l’on t’annonce que quelqu’un a dit du mal de toi, n’entreprends pas de te défendre ; mais réponds : « S’il avait connu tous mes autres défauts, il en aurait dit bien davantage. »

10. Il n’est point nécessaire de paraître souvent dans les théâtres ; mais si quelque occasion t’y amène, montre que tu n’as attention à rien qu’à toi-même. Autrement dit, ne souhaite de voir arriver que ce qui arrive, de ne voir Page:Manuel d’Épictète, trad. Joly, 1915.djvu/64 vainqueurs que ceux qui sont vainqueurs en effet ! Et ainsi rien ne te troublera. Surtout, abstiens-toi complètement des acclamations, des éclats de rire et de toute espèce de transport. Après avoir quitté le théâtre, ne te répands pas en discours sur ce que tu as vu, racontant des choses qui n’ont servi de rien pour te rendre meilleur. Ne fais pas voir aux autres que tu as de l’admiration pour un spectacle.

11. Ne sois ni prompt ni facile à te rendre aux lectures publiques. Si tu y vas, sois-y grave et calme et ne fais point mauvais visage.

12. Si tu as une affaire à traiter avec quelqu’un, avec un homme éminent surtout, rappelle-toi ce qu’aurait fait à ta place Socrate ou Zénon ; et tu ne seras point embarrassé pour faire ce qu’exigeront les circonstances.

13. Quand tu vas chez un homme puissant, mets-toi dans l’esprit que peut-être tu ne le rencontreras pas, où que tu trouveras sa porte close, ou qu’on refermera la porte sur toi, ou qu’il ne te recevra qu’avec mépris. Si cependant ton devoir t’oblige d’y aller, vas-y et supporte ce qui t’arrivera et ne dis pas en toi-même : « Ce n’était guère la peine d’en affronter autant. » Ce propos est d’un homme vulgaire, d’un homme trop sensible aux choses extérieures.

14. Dans tes conversations, ne parle pas complaisamment et à tout propos des actions que tu as faites et des dangers que tu as courus : car si tu prends plaisir à les raconter, ne crois pas qu’il soit également agréable aux autres de les entendre.

15. Garde-toi bien aussi de chercher à faire rire. C’est une pente glissante par où l’on tombe aisément dans une vulgarité qui nous enlève le respect d’autrui.

16. Il est encore périlleux de se laisser aller aux propos obscènes. Si tu tombes sur un parleur de cette espèce, et que l’occasion soit favorable, reprends-le vivement. Sinon, que


vainqueurs...? Il semble encore assez clairement que ce soit là la pensée du stoïcisme. Il faut cependant ajouter que le stoïcien a plus d’indifférence que de sympathie pour ceux que la fortune a servis. Page:Manuel d’Épictète, trad. Joly, 1915.djvu/66 du moins ton silence, la rougeur de ton front et la sévérité de ton visage lui montrent bien avec quelle peine tu souffres ses discours.

XXXIV.

Si quelque idée voluptueuse s’empare de ton imagination, observe-toi comme en toute chose, et ne te laisse pas entrainer. Fais attendre ton désir, prends quelque délai, compare ensuite dans ta pensée les instants : l’instant où tu goûteras la jouissance et l’instant où la jouissance épuisée fera place aux regrets et aux remords. À ces derniers oppose les joies et les satisfactions intérieures qui récompenseront ta résistance. Si les circonstances sont telles que tu croies devoir te décider, prends garde de Le laisser vaincre par les douceurs et les attraits du plaisir ; oppose-leur la joie bien autrement grande de pouvoir se rendre à soi-même le témoignage qu’on a remporté la plus difficile des victoires.

XXXV.

Quand, ayant reconnu que tu devais faire une chose, tu la fais, ne cherche pas à te cacher, alors même que la foule devrait mal juger ton action. En effet, si cette action est mauvaise, ne la fais pas ; si elle est bonne, pourquoi crains-tu ceux qui se mettront dans leur tort en la blâmant 4 ?

XXXVI.

De même que ces propositions : « Il est jour, il est nuit, » ont une valeur démonstrative dans les syllogismes disjonctifs 2,


de la première entraîne la négation de la seconde, et réciproquement la négation de [a première entraîne l’affirmation de la seconde ; par exemple ou il est jour, ou il est nuit. Si l’on pose qu’il est jour, on pose par cela même qu’il n’est pas nuit, et réciproquement. Page:Manuel d’Épictète, trad. Joly, 1915.djvu/68 mais n’en ont plus aucune dans les syllogismes conjonctifs 1; ainsi, dans un festin, celui qui s’attribue la meilleure part agit certainement dans l’intérêt de son corps, mais il agit certainement mal au point de vue de l’égalité et de la retenue qui doivent régner dans un festin 2. Lors donc que tu es dans un festin, souviens-toi que tu dois songer non seulement à l’envie que ton corps éprouve pour les mets placés devant toi, mais encore aux égards auxquels tu es tenu envers ton hôte.

XXXVII.

Si tu prends un rôle au-dessus de tes forces, tu le joues mal, et tu laisses de côté celui que tu pouvais bien remplir.

XXXVIII.

En te promenant, tu évites de marcher sur un clou et de prendre une entorse. Sois donc aussi bien attentif à ne pas blesser ta raison, la directrice de toi-même. En tout ce que tu feras, observe ce précepte, et tu réussiras plus sûrement.

XXXIX.

C’est sur les besoins du corps que doivent se mesurer les dépenses, comme sur le pied la chaussure. Tiens-t’en là, et tu garderas la mesure vraie. Si tu vas au delà, tu seras nécessairement entraîné comme sur la pente d’une rive escarpée. Ainsi pour la chaussure : si tu ne t’en tiens pas à ce qui est nécessaire à ton pied, tu prendras d’abord le soulier doré, puis le soulier de pourpre, puis le soulier brodé : car pour celui qui a une fois dépassé la mesure, il n’est plus de limites.


ne pourra pas poser comme liées, de telle sorte que l’une doive entraîner l’autre, ces deux propositions : Il fait jour, il fait nuit.

2. Car il ne peut à la fois et satisfaire son appétit sans se préoccuper des autres et se bien comporter à l’égard des autres, pas plus qu’il ne peut dire à la fois qu’il fait jour et qu’il fait nuit. Page:Manuel d’Épictète, trad. Joly, 1915.djvu/70 XL.

Il serait important de bien faire comprendre aux femmes qu’elles ne peuvent être honorées qu’en laissant paraître leur modestie et leur pudeur.

XLI.

C’est le signe d’une faiblesse d’esprit naturelle que de s’occuper longtemps des choses du corps, telles que les soins de propreté, les exercices, de manger beaucoup, de boire beaucoup, enfin, de donner beaucoup de temps à quelque misère corporelle que ce soit. Tout cela se doit faire à la dérobée : c’est vers notre pensée que se doivent tourner tous nos soins.

XLII.

Si un homme te fait du tort en paroles ou en action, souviens-toi qu’il se juge en droit de parler ou d’agir comme il le fait. Or, tu ne peux pas lui demander de suivre ton idée plutôt que la sienne. Si son idée n’est pas juste, il se porte donc tort à lui-même en se trompant. Ainsi, quand quelqu’un trouve faux un syllogisme qui est bon, ce n’est pas le syllogisme qui en souffre, c’est celui qui l’a mal compris. Pars de ces principes, et tu supporteras aisément ceux qui parleront mal de toi. À chaque propos qu’on aura tenu sur ton compte, tu diras : « Cet homme croit avoir raison. »

XLIII.

Chaque chose a deux anses : l’une par laquelle elle est facile, l’autre par laquelle elle est difficile à porter. Ton frère t’a fait une injustice : ne considère pas l’injustice : ce serait prendre la chose par la mauvaise anse. Songe plutôt que c’est ton frère, que vous avez été élevés ensemble : prise par là, la chose te semblera supportable. Page:Manuel d’Épictète, trad. Joly, 1915.djvu/72 XLIV.

« Je suis plus riche que toi, donc je suis meilleur que toi ; je suis plus éloquent que toi, donc je suis meilleur que toi » ; ce ne sont pas là des raisonnements concluants. Pour raisonner juste, il faudrait dire : « Je suis plus riche que toi, donc mes richesses sont meilleures que les tiennes ; » ou : « Je suis plus éloquent que toi, donc ma parole est meilleure que la tienne. » Mais toi, tu n’es point richesse et tu n’es point discours.

XLV.

Un tel prend son bain précipitamment. Ne dis pas qu’il le prend mal ; dis qu’il le prend précipitamment. Un autre boit beaucoup. Ne dis pas qu’il boit trop ; dis simplement qu’il boit beaucoup : car si tu ne connais pas le fond de leur pensée, comment peux-tu savoir qu’ils font mal 1 ? Ne juge pas ainsi à la légère : tu ne risqueras pas de voir une chose et d’en croire une autre.

XLVI.

1. Ne va pas te proclamer partout philosophe, et ne parle pas à tout propos devant le vulgaire des principes de la philosophie ; mais conduis-toi selon ces principes. Ainsi, dans un festin, ne dis pas comment il faut manger, mais mange comme il convient. Rappelle-toi combien Socrate méprisait l'ostentation en toute chose, au point que si des jeunes sens le priaient de les recommander à quelques philosophes, il les conduisait lui-mème, supportant de bonne grâce le peu de cas qu’on faisait de lui. 2

2. Si, au milieu de gens du commun, il est question de


2. Allusion au dialogue de Platon, le Protagoras, où Socrate conduit lui-même quelques-uns de ses jeunes amis chez les sophistes. Page:Manuel d’Épictète, trad. Joly, 1915.djvu/74 quelque principe de sagesse, garde le silence le plus possible : car il y a danger que tu rejettes un mets mal digéré 1. Si tu t’entends dire que tu ne sais rien, et que tu ne te sentes pas mordre par ce reproche, connais par là que tu commences à réussir. Quand les brebis ont mangé, elles ne vont pas montrer à leur berger l’herbe qu’elles ont prise ; mais, après avoir digéré leur pâture, elles produisent et elles montrent de la laine, du lait. Ainsi toi, n’étale pas de préceptes aux yeux des ignorants, mais montre-leur les effets que ces préceptes ont produits dans ta conduite.

XLVII.

Si tu sais te contenter de peu pour le soin de ton corps, n'en fais point parade ; si tu ne bois que de l’eau, ne t’en va pas dire en toute occasion que tu ne bois que de l’eau. Et si tu veux t’exercer à souffrir quoi que ce soit, fais-le pour toi, non pour les autres. Il est inutile d’aller embrasser les statues ? ; mais si tu es tourmenté par une soif brûlante, prends dans ta bouche un peu d’eau fraîche, et rejette-là, et n’en dis rien à personne 3.

XLVIII.

1. État et caractère de l’homme du commun : il n’attend jamais ni son bien ni son mal de lui-même, mais des choses extérieures. État et caractère du philosophe : il n’attend son bien ou son mal que de lui-même.

2. Signes auxquels on reconnaît celui qui avance dans la sagesse : il ne blâme personne, il ne loue personne, il n’accuse personne, il ne parle pas de lui, il ne s’attribue ni importance ni science. Est-il dans l’embarras, il ne s’en prend qu’à lui-même. Si on le loue, il se moque à part lui


2. Sous-entendu par le froid. Allusion à quelque philosophe qui, pour prouver son mépris de la douleur, s’en allait, par le froid, embrasser les statues de marbre.

3. En somme, pourtant, Épictète veut qu’on prêche d’exemple. Il est difficile de garder la mesure entre l’exemple et l’ostentation. Aussi les cyniques ne l’ont-ils pas observée. Page:Manuel d’Épictète, trad. Joly, 1915.djvu/76 de son flatteur ; si on le blâme, il ne se justifie pas. Mais, comme les malades, il s’observe de tous côtés, craignant d’ébranler en lui ce qui commence à se remettre et de retarder sa guérison.

3. Il a enlevé de son cœur tout désir ; il n’a d’aversion que pour les choses contraires à la nature qui dépendent de nous. Il fait tout avec calme ; et s’il passe pour un homme de peu d’esprit ou de peu de science, il n’en a point souci. En un mot, il se considère comme son propre ennemi, et craint de se tendre des pièges à lui-même.

XLIX.

Si quelqu’un se glorifie d’entendre et d’expliquer les livres de Chrysippe1, dis en toi-même : « Si Chrysippe n’avait pas écrit obscurément, cet homme n’aurait donc plus aucun sujet de se vanter ! mais pour moi, qu’est-ce que je veux ? Connaître la nature et la suivre. Je cherche donc quelqu’un qui me l’interprète : on me dit que ce quelqu’un c’est Chrysippe, je vais à lui. Mais je ne comprends pas ses écrits : je cherche donc un commentateur. Jusqu’ici je ne vois rien d’extraordinaire. Mais quand j’ai trouvé mon interprète, il me reste à mettre à profit ce qu’il me révèle, et c’est précisément là qu’est le grand point. Car si je me borne à admirer l’explication des livres de Chrysippe, alors, au lieu d’être philosophe, je suis grammarien, avec cette unique différence que j’explique Chrysippe au lieu d’Homère. Si donc quelqu’un vient me dire : Explique-moi Chrysippe, je serai bien plus honteux de ne pouvoir montrer des actions conformes aux paroles que je ferai connaître2. »


Il était célèbre dans toute l’antiquité par les subtilités de sa dialectique. Cicéron rapporte et discute (dans le De Divinatione et le De Fato) les laborieux arguments par lesquels il essaye de concilier le libre arbitre avec la nécessité, le destin et la divination. (Voir aussi le De Natura Deorum, I, 15, et Aulu-Gelle, liv. VE.) Chrysippe mourut à peu près 200 ans av. J. C.

2. Car, étant malade et ayant trouvé la vraie médecine et l’ayant comprise, je n’aurai pas su en user et me guérir. (Commentaires de Simplicius.) Page:Manuel d’Épictète, trad. Joly, 1915.djvu/78 L,

Demeure fidèle à ces préceptes et observe-les comme des lois que tu ne peux violer sans impiété ; et ne fais point attention à ce que l’on dit sur ton compte : car cela ne te regarde plus1.

LI.

1. Différeras-tu donc longtemps encore d’entrer dans une si noble carrière et d’obéir en toute chose à la voix, pour toi désormais si claire, de la raison ? Tu viens d’écouter les maximes auxquelles tu devais ton assentiment, et cet assentiment, tu l’as donné. Quel nouveau maître attends-tu donc ? A quelles leçons ajournes-tu encore la réforme de ta vie ? Tu n’es plus un adolescent ; te voilà homme fait. Si tu persistes dans ta négligence et dans ton inaction, si tu ajoutes les délais aux délais, si tu remets de jour en jour le soin de te corriger, tu oublieras que tu es toujours dans le même état, tu vivras et tu mourras semblable au vulgaire.

2. Mets-toi donc enfin à vivre comme un homme, et comme un homme qui marche vers la perfection, et que la pratique de tout ce qui te semblera le meilleur soit pour toi désormais une inviolable loi. Que quelque peine ou quelque plaisir, que de la gloire ou de l’infamie s’offrent à toi, rappelle-toi que l’heure de la lutte a sonné, que la barrière d’Olympie s’ouvre devant toi, qu’il n’est plus temps de reculer ; un seul jour, une seule action va compromettre ou assurer tes progrès à venir.

3. C’est ainsi que Socrate est devenu un sage accompli, n’écoutant jamais en quoi que ce soit une autre voix que celle de la raison. Quant à toi, si tu n’es pas encore Socrate, sois du moins un homme qui veut devenir un Socrate.

LII.

4. La première et la plus importante partie de la philosophie est celle qui traite des maximes à pratiquer, comme


entré dans le temple, ne regarde plus en arrière. (Commentaires de Simplicius.) Page:Manuel d’Épictète, trad. Joly, 1915.djvu/80

  1. Nous trouvons dans Épictète lui-même plusieurs dialogues de même nature, et toujours entre esclave et maître : Je te couperai la tête. — Quand t’ai-je dit que je n’étais pas mortel ? » C’est en faisant allusion à quelqu’une de ces fières réponses que Celse, opposant aux chrétiens l’exemple du philosophe, disait : « Votre Christ a-t-il rien fait de plus grand ? — Oui, il s’est tu, » répondait Origène.
  2. Marc-Aurèle n’a vraisemblablement pas pu l’entendre, comme on l’a quelquefois avancé. Il connaissait sa doctrine, mais par les enseignements de Rusticus, son disciple, et surtout par les livres d’Arrien.
  3. Dans plusieurs auteurs, particulièrement dans Stobée, se trouvent beaucoup de sentences d’Épictète qui ne sont pas dans Arrien.
  4. Dans le Pro Archia.
  5. G. Boissier, Histoire de la Religion romaine d’Auguste aux Antonins.
  6. Nous supposons que les élèves qui nous lisent ont déjà quelques notions sur la philosophie stoïcienne en général. Ils peuvent, en tout cas, s’éclairer dans notre Cours de Philosophie et dans nos Études sur les Ouvrages philosophiques de l’Enseignement classique.
  7. Discours ou Entretiens, I, 16.
  8. Discours, I, 6.
  9. Discours, I, 14.
  10. De Natura Deorum, I. 15.
  11. Discours, I, 12.
  12. Discours, I, 6.
  13. Discours, IV, 7.
  14. Observation psychologique très fine et très utile à retenir