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d’autres. Adam Smith et Stuart Mill espéraient encore que du moins l’agriculture ferait exception à la règle, et ils y voyaient le dernier asile de la petite propriété. Quoique en pareille matière il faille se garder de généraliser outre mesure, cependant il paraît difficile de contester aujourd’hui que les principales branches de l’industrie agricole sont de plus en plus entraînées dans le mouvement général[1]. Enfin, le commerce lui-même s’ingénie à suivre et à refléter, avec toutes leurs nuances, l’infinie diversité des entreprises industrielles, et, tandis que cette évolution s’accomplit avec une spontanéité irréfléchie, les économistes qui en scrutent les causes et en apprécient les résultats, loin de la condamner et de la combattre, en proclament la nécessité. Ils y voient la loi supérieure des sociétés humaines et la condition du progrès.

Mais la division du travail n’est pas spéciale au monde économique ; on en peut observer l’influence croissante dans les régions les plus différentes de la société. Les fonctions politiques, administratives, judiciaires, se spécialisent de plus en plus. Il en est de même des fonctions artistiques et scientifiques. Nous sommes loin du temps où la philosophie était la science unique ; elle s’est fragmentée en une multitude de disciplines spéciales dont chacune a son objet, sa méthode, son esprit. « De demi-siècle en demi-siècle, les hommes qui ont marqué dans les sciences sont devenus plus spéciaux[2]. »

Ayant à relever la nature des études dont s’étaient occupés les savants les plus illustres depuis deux siècles, M. de Candolle remarqua qu’à l’époque de Leibnitz et de Newton il lui aurait fallu écrire « presque toujours deux ou trois désignations pour chaque savant ; par exemple, astronome et physicien, ou mathématicien, astronome et physicien, ou bien n’employer que des termes généraux comme philosophe ou naturaliste. Encore cela n’aurait pas suffi. Les mathématiciens et les naturalistes étaient quelquefois des érudits ou des poètes. Même à la fin du XVIIIe siècle, des désignations multiples auraient été nécessaires pour indiquer exactement ce que les hommes tels que Wolff, Haller, Charles Bonnet avaient de remarquable dans plusieurs catégories des sciences et des lettres. Au XIXe siècle, cette difficulté n’existe plus ou, du moins, elle est très rare[3]. » Non seulement le savant ne cultive plus simultanément des sciences différentes, mais il n’embrasse même plus l’ensemble d’une science tout entière. Le cercle de ses recherches se restreint à un ordre déterminé de problèmes ou même à un problème unique. En même temps, la fonction scientifique qui, jadis, se cumulait presque toujours avec quelque autre plus lucrative, comme celle de médecin, de prêtre, de magistrat, de militaire, se suffit de plus en plus à elle-même. M. de Candolle prévoit même qu’un jour prochain la profession de savant et celle de professeur, aujourd’hui encore si intimement unies, se dissocieront définitivement.

Les spéculations récentes de la philosophie biologique ont achevé de nous faire voir dans la division du travail un fait d’une généralité que les économistes, qui en parlèrent pour la première fois, n’avaient pas pu soupçonner. On sait, en effet, depuis les travaux de Wolff, de Von Baer, de Milne-Edwards, que la loi de la division du travail s’applique aux organismes comme aux sociétés ; on a même pu dire qu’un organisme occupe une place d’autant plus élevée dans l’échelle animale que les fonctions y sont plus spécialisées. Cette découverte a eu pour effet, à la fois, d’étendre démesurément le champ d’action de la division du travail et d’en rejeter les origines dans un passé infiniment lointain, puisqu’elle devient presque contemporaine de l’avènement de la vie dans le monde. Ce n’est plus seulement une institution sociale qui a sa source dans l’intelligence et dans la volonté des hommes ; mais c’est un phénomène de biologie générale dont il faut, semble-t-il, aller chercher les


  1. Journal des Économistes, novembre 1884, p. 211.
  2. De Candolle, Histoire des Sciences et des Savants, 2e éd., p. 263.
  3. Loc. cit.