Universités allemandes et Universités françaises

Universités allemandes et Universités françaises
Revue des Deux Mondes3e période, tome 63 (p. 623-656).

UNIVERSITÉS ALLEMANDES
ET
UNIVERSITÉS FRANÇAISES

Les Allemands, par le père Didon. Paris, 1884. — Les Universités allemandes, par le docteur Blanchard. Paris, 1884.


Il a fallu qu’un dominicain, descendu de la chaire de Notre-Dame, allât se faire étudiant au pays de la réforme et en rapportât un livre où il donne, avec la description des universités allemandes, une théorie superbe de l’enseignement supérieur, pour que le public français parût prendre intérêt à un sujet qui l’a jusqu’ici laissé indifférent ; car ces universités ne sont connues que dans un cercle d’initiés et l’opinion publique ne sait pas que, l’enseignement supérieur ayant un devoir national à remplir, il existe envers lui un devoir national. Le livre du père Didon, répandu par vingt éditions, l’a remuée un moment : il faut en remercier ce religieux, qui a servi une bonne cause en essayant de faire estimer à son prix cet instrument de culture générale et de culture nationale qu’on appelle une université ; mais plus grand a été le succès du livre, plus impérieuse est l’obligation de le critiquer avec exactitude. Peu importe qu’en vrai Français qu’il est, le père Didon soit parti pour l’Allemagne sans réfléchir ni s’éclairer, et qu’ignorant la littérature d’informations que nous possédons sur le sujet même qu’il a traité, il ait cru découvrir l’Amérique le jour où il est entré à l’université de Berlin. Il importe au contraire d’examiner s’il a bien vu les choses qu’il décrit et si, d’ailleurs, certaines de ces choses ne sont pas tout indigènes, c’est-à-dire inimitables. On voit bien, en effet, qu’il voudrait emprunter à l’Allemagne ces belles institutions, mais ne faut-il point, pour cela, savoir ce qu’elles sont et s’il est possible de les transporter ? Nous avons une raison sérieuse pour nous efforcer d’acquérir en cette matière des idées justes. Le ministère de l’instruction publique a manifesté l’intention de créer des universités, et nos facultés délibèrent sur un questionnaire qu’il leur a proposé. Il est clair que l’exemple de l’Allemagne sera invoqué au cours de cette discussion, où il peut à la fois guider les esprits et les égarer. La critique d’un livre sur les universités allemandes a donc, en ce moment, un intérêt tout particulier : elle est une occasion de retracer la physionomie des universités allemandes, de faire bien voir que quelques-uns des traits qu’on y admire sont purement germaniques, de chercher à quelles conditions nous constituerons des universités françaises, et de dire enfin quels services notre pays en pourrait attendre.


I.


« L’enseignement supérieur, dit en très beaux termes le père Didon, s’étend à tout le savoir humain, quel qu’en soit l’objet, aussi bien à la nature, dont la raison expérimentale observe les phénomènes et formule les lois, qu’à l’homme intelligent, libre, actif, et à Dieu même, que la raison métaphysique et le sens intime nous révèlent et nous démontrent. La théologie et la philosophie, la métaphysique et les sciences positives, les systèmes et les faits, la doctrine et l’histoire, la littérature et les langues, les individus et les sociétés : tout entre dans son domaine encyclopédique. Il y a mieux ; certains arts d’ordre plus idéal, ou plus nécessaires à la vie humaine et dont l’exercice suppose souvent des esprits de premier ordre : la peinture, la sculpture, l’architecture, la musique, l’agronomie, la guerre, sont encore compris dans le royaume sans limites de l’enseignement supérieur, tel qu’il est cultivé dans nos sociétés civilisées. À vrai dire, ce royaume contient tout ce qui sert à former les grands cerveaux. » C’est l’enseignement supérieur ainsi défini que donnent, d’après le père Didon, les universités allemandes. Bien différentes des écoles spéciales, qui n’étudient qu’une partie du savoir, les universités en rapprochent toutes les parties pour en composer la synthèse. Les écoles recherchent l’application de la science : les universités aspirent à la science pure ; les écoles forment les grands ouvriers qui appliquent les découvertes : les universités élèvent les chercheurs qui vont à la découverte. Au lieu que les écoles sont le règne de l’action, les universités sont le règne de la lumière. En un temps où les limites du savoir reculent sans cesse, un esprit isolé désespérerait de trouver par ses seules forces l’unité de la science : les universités, groupe d’hommes associés pour une œuvre de géant, la font voir à tous les yeux, « Comme les circonvolutions du cerveau se replient sur elles-mêmes et arrivent à former l’organe de la pensée, les diverses sciences doivent se rapprocher en un seul faisceau qu’on nomme les facultés, lesquelles se resserrent dans l’université pour former le grand organe de la science collective et nationale. »

Le père Didon nous montre aussi comment les universités allemandes sont à la fois libres et organisées. Point de programme : liberté de la science, liberté des méthodes, liberté pour le professeur, liberté pour l’étudiant, Lehrfreiheit et Lernfreiheit ; mais l’anarchie n’est pas à craindre : les universités soumettent cette liberté aux règles d’une harmonie supérieure. Les professeurs, vivant sous le même toit, se connaissent, et dans les conseils des facultés, présidés par le doyen élu, dans le sénat de l’université, présidé par le recteur également élu, ils exercent en commun la discipline intellectuelle et morale de la corporation des maîtres et des étudians. Quant à ceux-ci, ils se connaissent comme les maîtres : théologiens, juristes, médecins, philologues se mêlent dans les salles de cours et dans des fêtes, où ils échangent, avec de gais propos et des chansons, des idées qui enrichissent le savoir de chacun. L’université élargit donc l’esprit de la jeunesse ; par la culture générale qu’elle donne, elle prépare aux tâches diverses les intelligences de ceux qui dirigeront bientôt les destinées de l’Allemagne. Mais cette culture générale est en même temps une culture nationale. L’éducation patriotique, commencée à l’école, poursuivie au gymnase, s’achève à l’université ; le jeune homme y apprend à connaître le génie de sa race ; il se nourrit de la pensée des ancêtres : histoire, littérature, philosophie, théologie même et philologie sont employées à glorifier la vie allemande, l’esprit allemand. Aussi cette martiale jeunesse des universités confond-elle dans son cœur le culte de la science et celui de la patrie.

Nous croyons avoir rendu avec fidélité le sentiment que le spectacle de la vie universitaire a fait éprouver au père Didon ; mais n’est-il pas vrai que la splendeur même de la description qu’il en donne met en défiance et qu’on ne peut se retenir de douter qu’il existe encore, à la fin de notre XIXe siècle si affairé, de grandes communautés intellectuelles où l’étudiant soit une sorte de philosophe, occupé, non pas du métier qu’il faudra faire, mais de cultiver son esprit ; dédaigneux des connaissances pratiques et passionné pour la science universelle dont ses maîtres sont les serviteurs et les pontifes ? Le père Didon n’a-t-il pas été trompé par l’apparence ? Car il faut, en Allemagne, se défier de l’apparence ; il n’est peut-être pas de pays au monde où l’on souffre aussi aisément la contradiction entre la théorie et la pratique. Les Allemands ont accordé à leur empereur pendant des siècles les plus beaux honneurs dont un prince ait jamais été paré ; ils le proclamaient chef du saint-empire, monarque universel, source de tout droit et de toute justice ; dans la pratique, ils lui marchandaient hommes et deniers, et le budget de l’empire ne suffisait pas pour habiller et nourrir l’empereur. Ne se peut-il pas que la science universelle soit honorée ainsi que le monarque universel l’était autrefois, sans que cette vénération empêche ceux qui la professent de vaquer à leurs affaires ? On croirait qu’il en est ainsi à lire les jugemens que des Allemands portent sur les universités. Un homme qui a joué un grand rôle pendant sa vie et qui vient de faire beaucoup de bruit après sa mort, le député Lasker, écrivait en 1874 :

« L’université se démembre en écoles spéciales, les spécialités mêmes se morcèlent. L’étudiant devient un écolier, et, depuis que les leçons obligatoires sont abolies, il s’accorde tacitement avec son professeur sur un maigre programme de cours généraux indispensables pour les examens. Il ne veut pas être tiré en plusieurs sens et, par crainte d’éparpiller son travail dont la matière grossit sans cesse, il s’attache étroitement aux cours directement pratiques. Quiconque n’étudie pas les sciences naturelles quitte l’université sans une idée des découvertes les plus importantes des naturalistes. Les principes élémentaires d’économie politique, de littérature, d’histoire sont, à un degré effrayant, étrangers à la plupart de ceux que leurs études spéciales n’y ont pas amenés. Les salles de conférences sont à côté les unes des autres ; les instituts appartiennent à un ensemble ; les professeurs sont encore liés par les facultés et le sénat, le personnel par des statuts et une organisation extérieure ; mais le lien intellectuel fait défaut ; les rapports personnels se relâchent, et les étudians se séparent, comme si l’université était déjà divisée en un système d’écoles spéciales entièrement distinctes[1]. »

Un autre écrivain, qui a gardé l’anonyme, mais que l’on sait être un professeur d’une des grandes universités de l’Allemagne, confirme en termes pittoresques l’opinion de Lasker. D’après lui, les étudians ne se mêlent pas au pied des chaires professorales autant que le père Didon le veut bien croire, et chaque faculté a son auditoire distinct. Entrez dans un auditoire où le gentleman domine, vous êtes à la faculté de droit. Voyez, dans cette autre salle, « une réunion étrangement mêlée de têtes de mouton et de quelques figures à caractère, » vous êtes chez des théologiens. Dans une troisième salle, « les lunettes trônent sur le nez de la plupart des assistans ; la coupe des cheveux varie entre la coiffure à la brebis et les boucles à la Raphaël ; on n’a pas ici l’ambition de précéder la mode, mais on a la mauvaise fortune de donner une collection presque complète des modes des quinze dernières années. On y voit des chapeaux roussis, des devans de chemise et des cravates rebelles, de grandes oreilles, de grosses pommettes, des coudes longs. Il y a des exceptions, mais rares : dans ces auditoires se font des cours de philologie, d’histoire, de mathématiques, de sciences naturelles. » Ces auditoires sont ceux de la faculté de philosophie, qui correspond à nos deux facultés des sciences et des lettres ; ces étudians sont de futurs professeurs de gymnases. Chacun vit donc chez soi, et même la faculté de philosophie se divise et se subdivise en compartimens : les philologues n’étudient pas la littérature ; les historiens n’étudient pas la philologie ; à plus forte raison, littéraires et scientifiques, pour parler comme en France, vivent isolés les uns des autres.

Voilà des universités et des étudians qui ne sont point ceux du père Didon et des critiques par lesquelles ses éloges sont contredits de point en point. Où est la vérité ? Elle est des deux côtés à la fois, et nous rencontrons ici une de ces « choses allemandes » que l’histoire seule peut expliquer.

Tout le monde sait que la France a donné à l’Allemagne, au déclin du moyen âge, le modèle des grandes corporations universitaires. Or le moyen âge pouvait aisément cultiver la science, parce que la plupart des métiers, dont l’apprentissage s’impose aujourd’hui à la jeunesse, n’y existaient pas, et il embrassait aisément la science universelle, l’universel étant alors très restreint. Il a donc imaginé les quatre facultés des arts, de théologie, de droit et de médecine, et mis, sans scrupule, dans la première le trivium, grammaire, rhétorique, dialectique, et le quadrivium, arithmétique, musique, géométrie, astronomie. Ce système a été introduit en Allemagne après qu’il avait donné en France ses plus beaux fruits et qu’on avait commencé à y sentir une décadence que la guerre de cent ans, le triomphe de la monarchie, la disparition de la vie provinciale, d’autres causes encore allaient précipiter. Nouvelles en Allemagne, au moment où des idées nouvelles se levaient dans les esprits, les universités les ont accueillies. Elles n’ont pas seulement fêté « l’humanisme, » c’est-à-dire la renaissance : de Wittemberg est parti le cri de guerre contre la vieille église, et c’est en qualité de docteur et de professeur que Luther a conclu contre Tetzel comme savant, et en remontant aux sources qu’il a cru retrouver le vrai christianisme. Dans les universités aussi, le catholicisme s’est défendu, faiblement d’abord, comme un ennemi surpris par une attaque, puis avec vigueur. À ce moment, les universités acquirent pour jamais le droit de cité dans la vie nationale, et elles franchirent la passe difficile de cette période où sombrèrent tant de débris de l’ancien monde. Il est vrai que lorsque les luttes de la réforme furent closes, après avoir épuisé l’Allemagne, les universités semblèrent avoir perdu toute raison d’être : théologie querelleuse, érudition pédantesque, formalisme et formules en toutes choses, stérilité, ces mots résument un siècle de leur histoire. Pourquoi n’ont-elles pas disparu ? Parce qu’alors rien ne disparaissait en Allemagne. Ce pays dormait d’un sommeil où ses forces, — forces redoutables longtemps méconnues, — se conservaient dans une sorte d’engourdissement. Les universités étaient comme ce château sur lequel un génie avait versé un assoupissement séculaire : la mauvaise herbe croissait dans les parvis ; des broussailles encombraient portes et fenêtres, mais elles étaient toujours là et elles attendaient. Lorsqu’à la fin du XVIIIe siècle, l’esprit qui allait renouveler l’Allemagne apparut, il n’eut qu’à écarter les broussailles, à extirper les herbes folles, et la vieille maison, en gardant son air vénérable, s’anima d’une vie nouvelle. Ce fut un grand bienfait pour la science allemande que l’Allemagne, au lieu d’être transformée tout d’un coup, évoluât lentement vers ses destinées futures. Si nos armes et nos idées y avaient fait table rase ; si le peuple allemand s’était trouvé uni sous un chef, après Leipsig et Waterloo, il eût fait de la besogne moderne ; l’état, qui ne se soucie guère de la science, aurait tout réglé sur son utilité : il aurait créé des écoles d’ingénieurs, d’officiers, de juges, d’avocats, de prêtres, de professeurs et dressé à son service les générations nouvelles, en gardant peut-être pour la parure scientifique, dont il veut bien d’ordinaire faire quelque cas, des corps savans et des académies. Il aurait à coup sûr laissé les broussailles recouvrir les vieilles maisons et abandonné à la mort trivium, quadrivium et facultés. Mais l’Allemagne ne dépouilla pas en 1815 tout son passé. Elle garda maintes institutions surannées, contre lesquelles protestait l’esprit nouveau, et, parmi ces institutions, les universités, où l’esprit nouveau, banni de la politique, allait se répandre à l’aise. Alors la science moderne agrandit et peupla les vieux cadres. Les anciennes facultés se transformèrent, et les universités devinrent des instituts de science universelle. Le moment était favorable : l’Allemagne était dans sa période héroïque ; l’inspiration de Kant ennoblissait les âmes ; Mozart et Schiller venaient de mourir, mais Beethoven vivait ; Goethe était dans la force de son génie ; Hegel et Schelling expliquaient le monde à leurs élèves. Si la mauvaise politique des souverains avait dissipé les grandes espérances du peuple allemand, l’esprit national se portait vers la vie spéculative et planait dans cet empire du ciel que les Allemands se réservaient au temps où ils abandonnaient la mer aux Anglais et à nous la terre. Il fut aisé à des philosophes comme Schleiermacher d’écrire la théorie de la culture scientifique, d’assigner pour rôle à l’université le développement de l’esprit philosophique, de lui interdire le « particulier, » sa tâche étant de « faire ressortir d’une façon saisissable l’esprit du tout et de tracer l’image la plus complète et la plus frappante de son étendue et de la cohésion de ses élémens. » Ce caractère imprimé alors aux universités n’a point disparu ; il leur donne ce magnifique aspect qui a surpris et charmé le père Didon, et qui n’est point, nous le dirons tout à l’heure, une vaine apparence. Mais, depuis le commencement du siècle, une révolution s’est accomplie dans les idées et dans les choses ; l’enthousiasme a faibli ; l’esprit philosophique a perdu de sa vigueur ; la science, se défiant des théories générales, a prétendu se suffire à elle-même ; elle s’est mise à la recherche des faits sans se soucier de la doctrine. Puis l’activité de la vie matérielle a été centuplée : le banquier, l’ingénieur, le chimiste, gens qui ne sont philosophes que par accident, sont entrés en scène ; la politique qui a donné à l’Allemagne la grandeur a, par son éclat, attiré les esprits ; celle qui s’efforce de lui donner la liberté commence à la diviser. Après le règne de la théorie et de la lumière est venu celui de la pratique et de l’action : M. de Bismarck a succédé à Humboldt et à Stein ; le professeur philosophe, l’étudiant philosophe, l’amant désintéressé de la pure science sont devenus de rares personnages. Il est vrai que les universités étant toujours là, florissantes et renommées, on n’a pas songé à leur enlever la clientèle de la jeunesse ; l’état n’a point fait concurrence à ces vieux instituts en créant des écoles professionnelles ; il s’est contenté de mettre à l’entrée des carrières publiques des examens où il est le juge. Il s’est fait alors un compromis entre la théorie et la pratique, entre l’idéal et le réel : le plus grand nombre des jeunes gens recherchent dans l’enseignement ce qui peut être utile pour les examens d’état, mais l’université continue d’enseigner comme elle estime que cela est utile pour la science. C’est pourquoi les universités ne sont, au juste, ni comme les dépeignent leurs détracteurs, ni comme le père Didon les a vues. Elles méritent et les éloges qu’on leur adresse et les critiques qu’on leur fait, et il est naturel que les uns les considèrent comme de grands instituts scientifiques, les autres comme un composé d’écoles spéciales. Il fallait bien interroger l’histoire pour expliquer cette contradiction.

Plus encore que l’organisation de l’enseignement, la vie des étudians a étonné le père Didon ; des scènes qu’il a vues ont troublé son âme de patriote ; ceux qui en ont vu de semblables ont été troublés comme lui, et, dans son émotion, reconnaissent la leur. C’est, en effet, avec une angoisse patriotique que l’on assiste à de certaines manifestations dans les villes universitaires. Cette jeunesse libre qui se discipline elle-même ; cette foule qui, sans effort, se transforme en régiment ; ces allures diverses qui se fondent dans l’uniformité d’un mouvement militaire ; ces voix qui s’unissent en des chœurs formidables, tout cela étonne, émeut, et, pour dire le mot, fait peur. Le père Didon a vu les étudians de Berlin célébrer l’inauguration de la statue d’un professeur illustre : « Ils étaient là, dit-il, près de quatre mille, s’avançant en colonne, bannières déployées. Les chefs de chaque association ouvraient la marche, montés sur des chevaux blancs, l’épée nue au poing. Les fanfares emplissaient l’air d’une harmonie guerrière. Après avoir assisté à l’inauguration de la statue, le cortège, en silence, s’est dirigé vers Kœnigsplatz. C’est là que s’élève la colonne commémorative des victoires de la Prusse en 1864, 1866, 1870. Les fanfares avaient cessé. Un chant national retentit tout à coup, grave et profond, jaillissant de mille poitrines :


Nos biens et nos vies,
À te donner,
Nous sommes prêts.
Nous mourrons avec plaisir à toute heure ;
Nous mépriserons la mort,
Si la patrie le demande.


Sur un signe de l’épée, au chant national succéda le chant de la jeunesse, avec le gai refrain :


Gaudeamus, juvenes dum sumus…


Aussitôt après, la foule s’écoula, silencieuse. Ce spectacle me serrait le cœur d’une angoisse intraduisible. Dans mon patriotisme attristé, je songeais à la jeunesse de mon pays ; je me demandais pourquoi elle ne se montrait pas, elle aussi, à la façon de la jeunesse allemande, rangée en bataille, sous le drapeau de la vraie science, autour des monumens de nos gloires, ou au pied de quelque statue en deuil de nos provinces perdues, et je cherchais en moi-même ce qui pourrait, dans un prochain avenir, en faire une grande famille dans le large culte de la vérité, de la liberté, de la patrie. »

« Je songeais à la Jeunesse de mon pays ! » Tous ceux qui ont assisté à de pareils spectacles y ont aussi songé. Mais nous voici une fois encore en présence d’une « chose allemande, » et il faut nous garder de croire que l’on puisse transporter en France des mœurs germaniques. Le Germain, être froid et lent, individu clos et retranché, n’est pas sociable à notre manière ; il n’offre pas à tout venant son sourire avec sa parole, et pourtant il n’aime pas la solitude ; il vient au monde membre futur d’une corporation. Si loin qu’on regarde dans le passé de sa race, on le voit vivre en groupes et en troupes : païen, il peuple d’une cohue de dieux et de héros son Walhalla ; chrétien, il ne donne guère d’ermites à la vie religieuse, mais il tire de son imagination l’armée des onze mille vierges de Cologne et peuple les monastères de légions de moines. Dans la vie politique et sociale, il est toujours agrégé à un groupe : le roi germain est un chef de groupe ; il combat avec ses compagnons, vit avec eux pendant la paix, leur servant les larges repas dont parle Tacite ; devenu roi en pays romain, il peut bien vêtir la pourpre impériale ; il ne comprend rien au gouvernement de Rome, abstrait et impersonnel ; il s’entoure de compagnons, de fidèles, et c’est en leur distribuant des terres et des droits qu’il prépare la féodalité. Nulle part la féodalité, ce groupement de fidèles autour d’un chef, n’a été aussi vivante qu’en Allemagne : la cour de tout grand seigneur allemand est un lieu public bruyant et joyeux ; on y vit les uns avec les autres, les uns sur les autres. Le prince ne voyage qu’en grande troupe : s’il descend le Rhin, il est escorté par une flotte ; s’il chevauche, une armée le suit ; tout un peuple vit auprès de lui, mange avec lui ; chaque jour, on fournit à sa table les bœufs par dizaines, par centaines moutons, porcs et poules ; par voiturées énormes le fourrage pour les chevaux. Le peuple fait comme les princes ; pendant longtemps, l’histoire d’Allemagne n’a pas été autre chose que l’histoire d’associations de villes, de chevaliers, de princes, chacune bien ordonnée au sein de cette anarchie nationale à laquelle présidait le collège des sept électeurs. Sans doute, avec le temps et par l’action de la vie moderne, qui tend à effacer les groupes dans la masse et les hauts reliefs dans la régularité d’une surface aplanie, ces traits du caractère allemand se sont atténués ; mais aujourd’hui encore l’Allemagne est un des pays du monde où l’on aime le mieux à vivre en commun et où l’individu respire le plus librement dans la foule de ses Lebensgenossen, c’est-à-dire des compagnons qui lui sont associés dans le même genre d’existence.

Ce sont encore des phénomènes de vie germanique, ces conversations animées autour des verres de bière et ces chants où chacun fait sa partie. Les héros des vieux poèmes boivent et dialoguent sans cesse. Les Germains chantaient dans toutes les occasions de la vie : ils attribuaient au chant entonné par les soldats avant la bataille une puissance mystique ; s’il éclatait plein et sonore, la victoire était certaine. Chanter en chœur, c’est un des traits particuliers du Germain ; le barde celtique chante seul, les Germains chantent ensemble ; le prêtre catholique fait comme le barde, la communauté protestante fait comme les vieux Germains ; et c’est par les chœurs qu’aujourd’hui encore on entend chanter avec tant de recueillement, que Luther a le mieux parlé aux âmes allemandes. Phénomène germanique encore ce plaisir à verser le sang d’autrui ou à répandre le sien, à montrer ses cicatrices. Les Germains aimaient à faire montre de leurs blessures. Phénomène germanique cette joie de marcher rangé en bataille et cet amour du métier militaire : l’Allemand, dès qu’il apparaît dans l’histoire, réhabilite la profession des armes avilie sous les Romains ; il a trouvé la chevalerie, inventé la poésie de la vie militaire ; il a toujours été soldat : soldat sous Charlemagne, soldat pendant la période impériale du moyen âge, alors que ses chevaliers combattent en Italie ou dans les pays slaves et que ses marchands associés forment une grande puissance militaire ; soldat contre lui-même, quand l’Allemagne devient, au XVIe et au XVIIe siècles, le champ de bataille de l’Europe ; soldat au service de l’étranger, très recherché sur le marché militaire depuis le XVe siècle ; soldat encore et exporté comme tel pendant cette période du XVIIIe siècle où l’Allemagne s’assoupit dans le despotisme de ses petits princes. La grande popularité de Frédéric est née de sa gloire militaire, qui a réveillé les vieux instincts, et lorsqu’enfin les souverains ont été réduits à faire appel au peuple contre Napoléon, le peuple entier s’est retrouvé soldat. Aujourd’hui il n’est pas au monde un peuple aussi militaire que le peuple allemand : la guerre a conservé pour lui la grande poésie d’autrefois, des philosophes en démontrent la nécessité, la vertu, la beauté.

Qu’on nous pardonne ces réminiscences historiques : il faut toujours regarder dans le passé quand on veut comprendre l’Allemagne. Pour des raisons que donne l’histoire de leur pays, les Allemands sont demeurés proches de leur passé, très jeunes, par conséquent. N’est-ce point d’ailleurs l’histoire qui apprend à reconnaître que telles mœurs de tel pays sont des mœurs indigènes ? Le père Didon a compris qu’il faut placer les universités allemandes dans leur milieu ; il a essayé d’étudier le caractère allemand ; il l’aurait mieux jugé s’il avait consulté l’histoire de l’Allemagne. Par exemple, il a signalé les contradictions qu’on rencontre dans ce caractère et qui étonnent des esprits simplifiés comme les nôtres ; mais il n’en a point vu toutes les causes. Si l’Allemand rêve à perte de vue et s’il agit avec une sagesse pratique ; s’il chante l’hymne à la joie où Schiller convie à la fraternité les innombrables phalanges qui vivent sous la voûte étoilée et s’il est aussi peu soucieux que l’Anglais de se sacrifier par une politique de sentiment pour la fraternité universelle, c’est bientôt fait d’expliquer ces antinomies en attribuant au Germain deux têtes et en décrivant la bizarrerie de cet être bicéphale. Il serait plus vrai de dire qu’il y a, en Allemagne, l’Allemagne et la Prusse, une région et un état : une région où l’on s’est laissé vivre sans connaître l’effort de l’action collective, et un état qui a dû, pour vivre, faire un effort continuel et violent, — un pays du songe et un pays de l’action, un organisme et une machine. À cette distinction fondamentale il faut ajouter la remarque essentielle (elle n’a pas échappé au père Didon) que l’Allemand, au milieu de cette civilisation moderne à laquelle il contribue pour sa large part, garde le tempérament, le caractère, les instincts primitifs : il est compliqué comme étaient ses vieux ancêtres, à la fois naïfs et retors, sensibles à la poésie de la nature, mais grossiers, généreux et cupides, enthousiastes et égoïstes, rêveurs et pratiques. Voilà pourquoi l’Allemand nous ressemble si peu, à nous qui avons reçu de notre histoire et de la fusion de nos races un caractère opposé. Voilà pourquoi on peut réunir notre jeunesse dans quelques villes universitaires sans qu’elle vive comme la jeunesse allemande.

En faisant cette réserve d’ailleurs, ce n’est pas un regret que nous exprimons. Certes, nous voudrions que notre jeunesse vécût plus juvénilement, plus virilement qu’elle ne fait aujourd’hui ; mais il y a des ombres épaisses sur ce tableau de la vie universitaire que l’on propose à notre admiration. Dans un livre récent, composé au jour le jour pendant un voyage d’études en Allemagne, M. Blanchard décrit des scènes de cette existence, ces duels stupides dont le répugnant spectacle attire, sans les dégoûter, des femmes et des enfans ; ces orgies de cabaret, quotidiennes, réglementaires et obligatoires au moins pour les gentlemen de l’université, qui font partie des Corps. M. Blanchard est sévère sur ces abus, mais moins encore que l’opinion publique allemande. Dans la récente discussion du budget de l’instruction publique en Prusse, M. Reichensperger a flétri les duels et les habitudes d’ivrognerie. Il a constaté que la coutume d’aller le matin à la brasserie prendre le Frühschoppen rend incapable d’un travail sérieux et qu’elle est un mauvais exemple pour les autres classes de la société. M. Windthorst a insisté sur ces plaintes et déclaré que le Frühschoppen et l’abus de la bière abrutissent la nation. Ces deux députés, catholiques tous deux, sont peut-être prévenus contre les universités ; mais le savant M. Virchow, à la fois professeur et député progressiste, a reproché aux étudians buveurs de bière d’accréditer ce préjugé que la bière est indispensable comme le sel et qu’il en faut boire au déjeuner, au dîner, au souper et entre les repas. Enfin le ministre de l’instruction publique, M. de Gossler, a déchargé les universités du reproche d’avoir communiqué à la nation le goût de boire le matin ; il croit que c’est la nation qui le leur a donné ; mais il a énergiquement blâmé, lui aussi, cette habitude « qui rend entièrement impropre au travail ; » il s’est dit très mécontent de la manière dont les étudians distribuent leur journée dans les petites villes. « Au lieu de prendre leur repas à midi, dit-il, ils le Frühschoppen et ne mangent que vers cinq ou six heures; ils passent trop peu de temps à l’air; » et le ministre de l’instruction publique de ce pays, que nous croyons le paradis de la gymnastique, s’est cru obligé à dire qu’il faut encourager la gymnastique et les exercices physiques chez les étudians. En somme, à part une protestation faite en faveur du duel par un député qui a représenté que ces exercices donnent du caractère aux jeunes gens, et l’essai tenté par un autre de plaider les circonstances atténuantes en faveur des excès de boisson, — Tacite les signalait déjà, a-t-il dit, et les Allemands d’aujourd’hui ne sont pas plus ivrognes que leurs ancêtres, — l’opposition de droite, l’opposition de gauche et le gouvernement s’accordent pour nous apprendre qu’ici encore il faut nous garder d’admirer sans examen.

Est-il besoin de dire qu’en critiquant ainsi que nous venons de le faire le livre du père Didon, nous ne cédons point à la mesquine passion de rabaisser les mérites d’une institution étrangère? Il se trouve, en France, Dieu merci! des esprits assez libres pour admirer l’admirable partout où il se rencontre, et nous voudrions en toute sincérité que les universités fussent telles qu’on les décrit. D’ailleurs, si le respect de la vérité nous a obligés à faire des réserves, le même sentiment nous commande d’ajouter tout de suite qu’il nous reste beaucoup à envier aux universités allemandes. Elles sont riches, elles sont libres, elles sont puissantes, elles sont honorées. Quelques sacrifices qu’aient faits maîtres et étudians à l’esprit de notre temps et aux exigences du travail scientifique, elles n’en sont pas moins de grandes écoles où, par de puissans efforts individuels, le savoir est cultivé dans toute son étendue : chacun est attaché à son labeur particulier, mais la somme de ces labeurs représente tout le travail de l’esprit humain. Puis ces grands foyers, qui projettent une si abondante lumière, attirent les regards de la nation et de l’étranger, et font sentir même à la foule l’éclatante dignité de la vie intellectuelle. Les étudians ont beau se diviser et se subdiviser comme la science elle-même; le goût des études désintéressées et l’amour pur du savoir ont beau être, en Allemagne comme partout, des vertus exceptionnelles; quand ces vertus se rencontrent, elles ne se heurtent pas, comme en France, à des obstacles et à des barrières, et quiconque veut sortir d’une étroite étude professionnelle pour embrasser toute une science trouve à satisfaire sans effort sa curiosité. Le système des universités demeure donc préférable au système des facultés isolées, qui s’imaginent former un tout et dont chacune n’est, en réalité, qu’une collection de fragmens. Enfin, malgré ses défauts et ses vices, la jeunesse allemande a sur la nôtre cet avantage qu’elle vit au grand jour, tout ensemble, et qu’on n’a point imaginé de faire souhaiter aux meilleurs des étudians le privilège du casernement dans une école spéciale. Tous ces jeunes gens sont au même titre membres de la grande corporation universitaire : futurs régens de collège ou futurs cavaliers, étudiant ou n’étudiant pas, riches ou pauvres, beaux ou laids, ils s’imprègnent de l’orgueil de vivre et d’être jeunes; ils sont les étudians d’Allemagne, une classe de la nation à laquelle la nation entière s’intéresse, et s’il paraît quelque penseur, s’il se produit quelque grande idée ou quelque noble passion, penseur, idée, passion savent où trouver la jeunesse allemande pour l’éclairer ou la soulever.

Nous arrivons donc à cette conclusion qu’il serait, fort souhaitable que nous pussions reprendre à l’étranger le modèle, autrefois prêté par nous, des universités. Mais la critique du livre du père Didon nous a fait voir qu’il ne faut pas espérer bâtir en un jour des institutions semblables à celles que les siècles ont lentement édifiées chez nos voisins. C’est bientôt fait que de dire : les universités allemandes sont une source de forces intellectuelles et nationales ; créons des universités françaises. C’est bientôt fait que de rédiger un projet de loi, voire même de le voter. Le père Didon a son projet tout prêt : il voudrait accroître le Collège de France, puis le couper en cinq parties dont l’unité serait maintenue par le titre pompeux de Collège universel de France. Écartons ces solutions faciles : il nous faudra mériter les universités par une longue série d’efforts coordonnés avec rigueur et dirigés avec fermeté vers un but clairement défini. Voyons d’abord où nous sommes et quelle route nous reste à parcourir.


II.

Il y a vingt ans, nous en étions à un régime qui est le plus opposé du monde à celui des universités : budget misérable, dispersion de l’enseignement entre les grands établissemens scientifiques, les écoles spéciales peuplées d’internes destinés à une profession, les facultés presque exclusivement professionnelles de droit et de médecine, les facultés des sciences et des lettres sans élèves et organisées de telle façon qu’elles n’en pouvaient avoir. Depuis vingt ans, nous nous efforçons de sortir de ce régime et nous avons, somme toute, fait quelques pas dans une voie nouvelle.

M. Duruy a eu l’honneur de l’initiative. Avant de procéder à la réforme de notre enseignement supérieur, il avait institué une double enquête sur les institutions étrangères et sur la situation du haut enseignement dans notre pays. La statistique publiée par lui en 1868 est précédée d’un rapport à l’empereur où sont décrits en termes énergiques l’état misérable de notre outillage scientifique, le dénûment des laboratoires où travaillaient, au risque d’y perdre leur santé, nos maîtres les plus illustres, l’insuffisance de la Sorbonne, où la première pierre de bâtimens nouveaux, posée en 1855, attendait encore la seconde, de l’École de médecine, où il n’y avait place ni pour les travaux des maîtres ni pour les exercices des élèves. Cette misère des bâtimens, qui dans le nouveau Paris « contrastait si fort avec la grandeur imposante d’édifices consacrés à d’autres services, » était le moindre des maux dont nous souffrions alors. Le ministre signalait l’urgente nécessité de provoquer le progrès dans l’enseignement scientifique dépourvu de tous les moyens de travail, et dans l’enseignement littéraire, exposé à la décadence s’il dédaignait l’érudition qui féconde les lettres. Il avait déjà, lorsqu’il écrivait ce rapport, créé l’École des hautes études, où il avait appliqué les deux règles essentielles de la réforme : donner au maître les instrumens de travail et grouper autour de lui les élèves. Aux facultés des sciences et des lettres, réduites à faire devant un auditoire inconnu des leçons de vulgarisation, il rappelait que « l’enseignement supérieur est fait pour mettre l’étudiant au courant des méthodes et lui apprendre la science que les méthodes ont créée. » Il proposait de revenir à la règle ancienne des trois leçons hebdomadaires, dont une serait « pour le public qui veut entendre parler de science et de littérature, » les deux autres étant des « conférences intimes » réservées aux élèves. Le ministre avait commencé à trouver ces élèves en instituant auprès des facultés des écoles normales secondaires où de futurs professeurs se préparaient aux grades universitaires. Il demandait la création de bourses d’enseignement supérieur pour accroître ce premier groupe d’étudians, et, en même temps, pour aider les facultés dans leur tâche nouvelle, il proposait d’y introduire de jeunes docteurs ou même des agrégés, qui accroîtraient le personnel si restreint des maîtres. Enfin, comme conclusion de ce beau programme, M. Duruy réclamait un effort énergique pour attirer les esprits vers la science et souhaitait que cet effort s’étendît aux provinces, « où nos anciennes universités ont jeté un vif éclat et où quelques foyers se rallumeront peut-être un jour. »

Ce programme, dont on peut dire qu’il est la charte de notre enseignement supérieur, a été suivi jusqu’à présent, de point en point, dans ses moindres détails. Il a inspiré les diverses administrations qui se sont succédé, et, depuis 1868, un progrès continu s’est fait, grâce à la patriotique clairvoyance de ministres comme MM. Waddington et Jules Ferry et à l’habile et persévérant travail de deux hommes qui ont continué, à travers de difficultés de toute sorte, la bonne tradition : M. du Mesnil, qui a dirigé l’enseignement supérieur jusqu’en 1879, et M. Dumont, qui lui a succédé. L’histoire de notre enseignement supérieur depuis 1868, que l’on pourrait écrire, à l’aide de la statistique de 1878, dont la remarquable préface est de la main de M. du Mesnil, et des lois, décrets, arrêtés, circulaires, conventions avec les départemens et les villes, qui se sont accumulés depuis cette date, montrerait que notre pays, au sortir d’une crise terrible, alors que l’armement national et l’enseignement populaire lui imposaient de si lourds et si pressans devoirs, s’est honoré par des sacrifices faits pour développer en France la haute culture intellectuelle.

En 1868, l’état, lorsqu’il avait perçu les droits d’examen et d’inscription, se trouvait dépenser en tout et pour tout 200,000 fr. pour l’enseignement supérieur; le budget de cet enseignement est aujourd’hui de 11 millions; mais nous avons aussi un budget extraordinaire fourni par les cotisations de l’état, des départemens et des communes. Depuis 1868, une somme de 82 millions a été votée par les chambres, par des conseils généraux et des conseils municipaux pour la reconstruction des bâtimens affectés au service de l’enseignement supérieur: la part de l’état est de 30 millions, celle des villes de 49. Quelques villes de province : Bordeaux, Grenoble, Lille, Lyon, Marseille, Montpellier se sont distinguées entre toutes les autres. A Paris, l’École de médecine, qui étouffait autrefois dans les 2,500 mètres carrés qui lui étaient attribués, va s’étendre à l’aise sur une superficie de 16,000 mètres. Elle rejoindra presque la Sorbonne, qui verra s’élargir son emplacement de 2,000 à 20,000 ou même 24,000 mètres carrés. La Sorbonne nouvelle touchera le Collège de France, qui va s’agrandir, et elle confinera d’autre part à l’École de droit. L’Université de Paris reprend donc possession de la montagne universitaire, au sommet de laquelle se dresse l’immense monument bâti pour l’École de pharmacie. Tous ces sacrifices sont un bel hommage rendu à l’enseignement supérieur; mais l’argent qu’on emploie au service des hautes études n’est qu’un auxiliaire, et l’état a d’autres devoirs envers la science ; s’il ne peut ni créer la science ni faire des savans, il doit aménager les institutions de telle sorte que la science et les savans soient pour ainsi dire incités à se produire. L’état a été bien inspiré quand il a fondé des instituts scientifiques : l’École archéologique de Rome[2], qui est, comme en Grèce l’École d’Athènes, une grande mission permanente en Italie, et l’École du Caire, où M. Maspéro continue les traditions de ses grands devanciers; quand il a doté le Collège de France de chaires nouvelles d’un caractère scientifique, élevé de nouveaux observatoires à Paris et en province, inauguré des enseignemens dans les facultés de droit et de médecine, surtout dans les facultés des sciences et des lettres.

Ces deux dernières facultés ont été l’objet privilégié de la sollicitude de l’état ; c’est en elles qu’il y avait le plus à réformer ; c’est d’elles et des grands établissemens scientifiques qu’il y a le plus à espérer. On a peine à s’imaginer aujourd’hui combien leur situation était misérable, il y a vingt ans; cinq et même quelquefois quatre professeurs enseignaient dans les facultés des sciences les mathématiques avec l’astronomie, la chimie, la physique, la minéralogie, la géologie, la zoologie, la physiologie ; dans les facultés des lettres, les littératures grecque et latine, française et étrangères, l’histoire, la géographie, la philosophie, chaque professeur faisant deux cours par semaine. Il fallait dédoubler ces chaires pour que le maître ne se perdît plus dans l’immense domaine qu’on lui attribuait, et, en même temps introduire dans ces cadres rigides les sciences nouvelles. On a commencé de le faire : la statistique de 1878 constatait que, depuis 1868, 30 chaires avaient été instituées dans les facultés des sciences et des lettres, qui avaient en outre reçu leur large part des 42 cours complémentaires et des 47 conférences récemment créées. De 1878 à 1884, les facultés des sciences ont reçu les chaires nouvelles et plusieurs laboratoires ; les facultés des lettres 15 chaires nouvelles; il y a aujourd’hui dans les premières 43 maîtrises de conférences et 35 cours complémentaires, dans les secondes 65 cours complémentaires et 46 maîtrises de conférences. Parmi les cours complémentaires, beaucoup sont des chaires en expérience où l’on essaie des enseignemens comme celui du sanscrit, des langues sémitiques, des langues romanes, de la littérature du moyen âge, qui prendront ou même ont déjà pris place dans les cadres officiels. Quant aux maîtrises de conférences, elles complètent l’enseignement donné dans les chaires magistrales, et ceux qui en sont chargés ont pour fonction particulière la préparation des étudians aux grades universitaires. La présence de ces élèves auprès des facultés est la grande innovation de ces dernières années. On les a trouvés là où M. Duruy avait montré qu’il les fallait chercher et où les trouvent les facultés analogues de l’étranger, c’est-à-dire parmi les candidats au professorat. Les bourses d’études, demandées par M. Duruy, ont été fondées au nombre de trois cents par M. Waddington : il y en a aujourd’hui cinq cent soixante-seize ; autour des boursiers se sont groupés en quelques endroits d’autres élèves; il y a aujourd’hui en Sorbonne un millier d’étudians en sciences et en lettres, corporation nouvelle qui a, si nous le voulons bien, un grand avenir.

Ne méconnaissons point, par un effet de cette habitude que nous avons d’être ingrats envers nous-mêmes, la valeur de ce qui a été fait jusqu’aujourd’hui : on a fait beaucoup et l’on a marché dans la bonne voie. Mais il s’en faut que nous touchions au but, et il reste à faire plus que nous n’avons fait. D’abord la construction et l’aménagement des bâtimens ne sont pas terminés. Dans la plupart des facultés des sciences, l’insuffisance des laboratoires fait rougir ceux qui ont admiré l’installation magnifique des laboratoires étrangers. L’état de presque toutes les facultés des lettres est misérable; il en est où les professeurs sont réduits à se succéder pour leurs cours dans une ou deux pièces ; ils n’ont pas un cabinet pour recevoir les élèves ; ceux-ci n’ont pas une salle qui puisse leur servir de lieu d’étude ou de réunion; les bibliothèques ne peuvent admettre de lecteurs, n’ayant pas de place pour les livres. Mettra-t-on des universités dans des villes qui logent si misérablement les facultés’? Fera-t-on l’université de Lyon, tant que le doyen de la faculté des lettres pourra dire « qu’elle ne sait où recevoir les étudians, où faire passer ses examens, où loger ses livres? » tant que la faculté de droit sera reléguée, pour parler comme son doyen, « dans un vieux bâtiment, à l’extrémité de ruelles étroites et infectes, dans lesquelles les étrangers doivent vraiment hésiter à s’engager, et que les Lyonnais ne connaissent même pas de nom? » Encore le vieux bâtiment n’appartient-il pas à la faculté. Elle est « entassée dans des greniers, » au sommet « d’escaliers sombres et humides, aux murailles imprégnées de toutes les eaux qui découlent des terrasses supérieures, escaliers si longs, si rudes à gravir qu’on a le temps nécessaire pour y gagner quelque refroidissement dangereux. » Fera-t-on l’université de Nancy tant que les laboratoires y seront si médiocres et que les facultés n’auront point une bibliothèque où ranger les quelques centaines de volumes dont elles disposent? Ne serait-ce pas aller au-devant de l’humiliation d’une comparaison avec l’université voisine de Strasbourg, installée dans un palais, possédant une bibliothèque riche de 500,000 volumes, et pour laquelle l’économe Allemagne a, sans hésiter, dépensé 11 millions? Avant de parler d’universités, il faut donc savoir si l’on a dressé le devis des dépenses qui restent à faire et si l’on est résolu à y pourvoir. Les villes voudront-elles s’imposer de nouveaux sacrifices? L’état, pour leur venir en aide, trouvera-t-il les 40 millions qui semblent nécessaires pour achever ce qui est commencé? M. Fallières, ministre de l’instruction publique, à qui M. de Fourtou reprochait, dans la séance du sénat, le jeudi 24 janvier 1884, l’indifférence de l’état pour l’enseignement supérieur, a nié cette indifférence en rappelant les progrès accomplis, mais il a dû confesser que les besoins de l’enseignement supérieur ne sont pas satisfaits; il a prononcé à la tribune le chiffre de 40 millions de francs nécessaires pour donner à nos facultés « un outillage qui lui permette de rivaliser avec l’étranger. » Enfin, il s’est engagé à répartir cette somme en plusieurs budgets et s’est fait fort de la bonne volonté du parlement. Le parlement ne démentira-t-il pas le ministre? A défaut de crédits nouveaux malaisés à trouver, fera-t-il participer, comme l’a proposé M. Berthelot, l’enseignement supérieur à la caisse créée pour subvenir aux constructions des maisons d’école et des lycées? La dépense prévue à l’heure qu’il est pour les constructions (le lycées et de collèges est encore de 80 millions; elle est de 716 millions pour les écoles : les pouvoirs publics voudront-ils faire dériver de ce Pactole un maigre filet de 40 millions? Voilà ce qu’il faut savoir avant toutes choses et la première des questions préalables qu’il convient de poser. A la Sorbonne, on a construit, en attendant la réédification, des baraques en bois, et la faculté des lettres possède quelques salles décentes qui peuvent soutenir la comparaison avec les classes d’une bonne école de chef-lieu de canton ; mais des facultés de province peuvent aujourd’hui encore regarder avec envie les écoles communales. Ne vaut-il pas mieux retarder l’institution d’universités, tant que dureront ces misères, que de les rendre plus visibles et plus déplorables en les affublant de la pompe d’un grand nom? Pauvreté n’est pas vice, à moins qu’elle ne s’enfle d’orgueil et n’enveloppe ses guenilles d’un manteau doré.

Bien d’autres questions préalables sont à résoudre, et nous allons en énumérer quelques-unes.

Le gouvernement est-il décidé à ne s’inspirer jamais que des intérêts du haut enseignement lorsqu’il instituera des universités? Établira-t-il qu’une université ne peut exister que là où les quatre facultés sont réunies, non pas seulement dans un même ressort, comme dit la circulaire ministérielle, mais dans la même ville, de sorte qu’un train, même rapide, entre Douai et Lille, entre Aix et Marseille, ne soit pas réputé suffisant pour faire de deux tronçons un corps? Aura-t-il assez d’énergie pour vaincre les résistances de Douai et celles d’Aix, condamnées à perdre leurs facultés le jour où l’on voudra doter d’universités la Flandre et la Provence? Le gouvernement est-il résolu à ne jamais concéder à une ville, quelque importunes que soient les sollicitations de son maire et de ses députés, une faculté de droit ou une faculté de médecine, de façon à compléter le système et à créer, au cours d’une période électorale par exemple, une université, sans se préoccuper de savoir si cette faculté nouvelle sera capable de vivre ? Ne sacrifiera-t-il jamais l’apparence à la réalité ni l’intérêt de la science à des ambitions de clocher?

Le gouvernement comprendra-t-il que, l’enseignement supérieur recrutant ses élèves dans l’enseignement secondaire, il est nécessaire d’établir entre les deux ordres d’enseignement une harmonie qui n’existe pas? En France, comme partout, l’enseignement secondaire cherche à résoudre un problème difficile : former les esprits par la culture classique, mais en même temps les initier aux idées et aux faits du monde moderne; car il ne se trouverait personne, même dans les rangs des défenseurs les plus convaincus de l’éducation classique, pour prétendre que nos contemporains puissent être élevés comme le furent les contemporains de Louis XIV. La solution n’est pas aisée; aucun pays ne peut se flatter de l’avoir trouvée, et l’on a entendu, dans la dernière discussion du budget de l’instruction publique en Prusse, des orateurs reprocher à l’enseignement secondaire d’être si exigeant qu’il retient ses élèves jusque passé vingt ans et qu’il les envoie à l’université fatigués et dégoûtés du travail. Du moins les envoie-t-il à l’université, car l’enseignement secondaire classique en Allemagne ne donne à personne l’idée qu’il soit la fin de l’éducation, et il prépare ses élèves à une culture supérieure. Chez nous, le baccalauréat est réputé le terme de l’éducation proprement dite ; on a donné tant de solennité à cette épreuve, de si gros privilèges à ce diplôme, on a si imprudemment accru les exigences des programmes qu’un bachelier s’imagine en avoir fini avec toute étude préparatoire désintéressée; le diplôme en main, il va s’inscrire parmi les candidats aux écoles spéciales ou bien au secrétariat des facultés de droit ou de médecine et, tranquillement, sans scrupule, sans inquiétude, il se prépare au métier qu’il a choisi. Le gouvernement étudiera-t-il les moyens de combattre ce préjugé funeste qui empêche les jeunes Français de devenir de vrais élèves d’enseignement supérieur, de vrais étudians d’universités?

Le gouvernement est-il convaincu de l’incompatibilité du système des universités et de celui des écoles spéciales qui enlèvent aux universités les maîtres, l’argent, et, ce qui est plus grave, l’élite même de la jeunesse? De supprimer ces écoles il ne peut être question; elles se défendraient trop bien, et l’on n’imagine pas un ministère assez fort pour détruire ou même transformer l’École polytechnique. D’ailleurs, ce serait une imprudence que de ruiner des institutions qui vivent et prospèrent au détriment d’institutions dont le succès, dont l’existence même est problématique. Mais il y a lieu de rechercher si quelques-unes de ces écoles ne doivent pas faire dès à présent aux universités futures le sacrifice de privilèges nuisibles. Elles ne prêtent point toutes aux mêmes critiques. Comparez, par exemple, l’École normale et l’École polytechnique : toutes les deux ont le tort d’être des maisons fermées et de condamner des jeunes gens, majeurs et électeurs, au déplorable régime de l’internat. Mais l’École normale est en contact intime avec les facultés ; la section des sciences, fidèle à l’esprit de l’institution, a des conférences et des laboratoires, mais elle reçoit l’enseignement de la faculté des sciences; la section des lettres s’est organisée comme une faculté, mais aujourd’hui elle se recrute en partie à la faculté des lettres : elle reçoit de la Sorbonne quelques élèves qui ont été, pendant une ou même deux années, étudians et qui ont conquis leur diplôme de licenciés; les élèves de troisième année suivent les cours de la faculté, où ils prennent part à des exercices préparatoires à l’agrégation. Enfin, l’École normale n’a pas d’autres examens ni d’autres diplômes que les examens et les diplômes publics. Elle sort de chez elle pour aller disputer à tout venant le grade de licencié ou le titre d’agrégé. L’excellence de son recrutement en fait une rivale redoutable, et la concurrence, de plus en plus vive, que lui feront les élèves des facultés stimulera son travail. Il n’en est pas de même de l’École polytechnique; celle-ci, antérieure à l’organisation de l’enseignement supérieur, est une véritable faculté des sciences ; entre le lycée et les écoles techniques des ponts et chaussées et des mines, elle donne un enseignement scientifique analogue de tous points à celui de cette faculté. Elle fait littéralement double emploi, et, de plus, elle garde un monopole auquel elle n’a aucun droit : elle seule fournit au recrutement du haut personnel des ponts et chaussées et des mines. Il faut avoir le courage de le dire : cette grande école fait beaucoup de mal. Il n’est presque pas de bourgeois en France qui ne rêve de voir un jour son fils coiffé du tricorne et portant au côté l’épée du polytechnicien. La limite d’âge indiquée pour l’entrée devient la règle des études d’une foule d’écoliers; on les entraîne, on les surmène. Le ministère de l’instruction publique est sollicité d’accorder des dispenses à des enfans de quinze ans qui demandent à se présenter au baccalauréat, afin d’avoir plus de temps devant eux pour préparer le grand examen. L’extrême fatigue que s’imposent ces jeunes intelligences est funeste à tous, mortelle à quelques-uns. Dans ce grand nombre des appelés, beaucoup ne sont pas élus, qui se voient exclus à vingt ans et pour jamais des carrières auxquelles ils se destinaient. Parmi les admis, ceux qui renoncent à disputer les rangs qui assurent un emploi civil se découragent ; ils acceptent comme un pis-aller la carrière militaire; les moins résignés essaient de s’y soustraire, et se tournent les uns vers l’industrie, les autres vers l’Université, ceux-ci au prix de nouveaux efforts et après avoir conquis les grades nécessaires. Et pendant que l’école privilégiée demeure la cause de ces désordres, les facultés des sciences sont privées d’une grande partie de leurs élèves naturels. Mettre l’École polytechnique, en attendant qu’elle devienne une école purement militaire, dans la même condition que l’École normale, c’est le moins que l’on puisse faire : ses élèves n’auraient accès dans les administrations des ponts et chaussées, des mines, des tabacs, des télégraphes qu’après un concours ouvert aux candidats du dehors et pour lequel la limite d’âge pourrait être reculée : on ne l’a si fort avancée que parce que, l’École polytechnique étant à la fois militaire et civile, le ministre de la guerre, qui veut avoir des officiers jeunes, y fait la loi. Une pareille réforme serait un bienfait pour tout le monde : bienfait pour les écoliers, car leur cerveau serait affranchi de la tyrannie d’un examen prématuré; ils garderaient plus longtemps la liberté précieuse du choix de la carrière, et s’ils manquaient le but à la fin, ils seraient préparés à d’autres emplois; bienfait pour les corps des ponts et chaussées, des mines et des télégraphes, où la concurrence apporterait des forces nouvelles ; bienfait pour les facultés des sciences, qui joindraient une élite à leurs étudians actuels et prendraient ainsi dans la vie nationale la place qui leur revient.

Pour conclure, le gouvernement voudra-t-il mettre les institutions anciennes en harmonie avec les nouvelles? Fera-t-il ce qui est en son pouvoir pour que la jeunesse qui se destine aux carrières libérales soit élevée en commun dans les universités françaises? Il a groupé autour des facultés des sciences et des lettres un premier noyau d’étudians ; mais il ne pense pas assurément qu’il ait fait assez. Il n’est pas trompé par les statistiques officielles : il sait bien que, si la Sorbonne et cinq ou six facultés de province commencent à être entourées de véritables élèves, ailleurs le rôle des étudians est joué sans succès par une petite troupe de boursiers.

Ce ne sont là que les principales parmi les questions préalables que le gouvernement doit résoudre. Il n’en est pas une seule qui n’offre les plus grandes difficultés ; mais nous les voulons supposer résolues : serons-nous après cela au bout de nos peines? Nous serons seulement en présence d’une autre série de questions. Supposons que, dans quelques chefs-lieux académiques où il aura été satisfait à toutes les conditions exigées, on fasse des quatre facultés une université : aura-t-on du jour au lendemain des universités véritables? Non, car si les universités doivent être de grandes écoles intellectuelles et scientifiques, elles ne naîtront point de la juxtaposition, de quatre facultés, dont deux, celles de droit et de médecine, sont, avant tout, des écoles professionnelles, pendant que les deux autres, celles des sciences et des lettres, menacent de devenir des écoles préparatoires au professorat..

Le doctorat en droit et le doctorat en médecine ne sont ni l’un ni l’autre des épreuves scientifiques. Depuis longtemps, des hommes autorisés, des professeurs de la faculté de médecine de Paris ont émis le vœu que le doctorat actuel fût réduit à la condition d’un certificat d’études et qu’il fut institué un doctorat ès-sciences médicales : à leur avis, cette institution exigerait la création de laboratoires, peut-être même de chaires nouvelles constituant une sorte de faculté du haut enseignement médical. La question est difficile : récemment soumise par le ministre de l’instruction publique à la délibération des écoles et des facultés de médecine, elle a provoqué les opinions les plus diverses; mais les procès-verbaux du débat et les rapports qui le résument démontrent que l’enseignement scientifique de la médecine est encore à créer. Quant aux facultés de droit, elles rendent de grands services par la préparation aux carrières juridiques, mais on y a fait jusqu’à présent une trop petite place à la science, qui, dans cet ordre d’études, est représentée par l’histoire du droit et par la comparaison entre les législations des différentes époques et des différens pays. Ici encore, il faut organiser un enseignement scientifique. Sans doute ces enseignemens nouveaux s’adresseraient à un petit nombre d’élèves; mais la quantité n’importe guère et nulle part il ne faut autant que dans l’enseignement supérieur se préoccuper des minorités : c’est dans ces minorités qu’il doit recruter ses maîtres.

Les facultés des sciences et des lettres ont sur les deux autres cet avantage que les épreuves de leurs doctorats ont un caractère scientifique; mais ces doctorats ne sont pas des examens subis à la fin des études: la thèse doctorale est une œuvre personnelle, le premier acte de la vie scientifique, et la plupart des candidats sont déjà des professeurs. Les étudians préparent à la faculté les diverses licences et les diverses agrégations et naturellement ils demandent à leurs maîtres de les aider. Ceux-ci leur donnent une large assistance : à cause de cela, ils sont accusés de préparer eux-mêmes la décadence des facultés, en les soumettant à la discipline des examens. Il serait trop aisé de les venger du reproche et de prendre en même temps la défense des étudians en sciences et en lettres, ces nouveau-venus un peu exigeans, mais qui ont apporté dans la maison leur jeunesse et ouvert devant nos yeux la perspective d’un bel avenir pour nos facultés. Mais il est certain qu’il y a des mesures à prendre pour que l’éducation professionnelle de ces jeunes gens ne nuise pas à l’enseignement scientifique et que l’examen des agrégations, par exemple, n’opprime pas comme il fait aujourd’hui les deux grands enseignemens de l’histoire et de la philosophie. Que l’on prenne donc ces mesures : le corps enseignant les désire et il les a lui-même étudiées à l’avance. Il ne faut pas les lui faire trop attendre : on compromettrait l’avenir de facultés qui doivent être les principales dans le système des universités, puisqu’elles ont la charge de dispenser la culture générale.

Lorsque chacune des facultés renouvelées aura été rendue digne de devenir membre d’une université, il faudra encore déterminer quelles sortes de relations doivent être établies entre elles, car si elles persistaient à vivre, comme aujourd’hui, isolées et indépendantes, chacune se suffisant à elle-même et gardant pour elle seule ses élèves, nous aurions encore une fois des facultés juxtaposées, mais point d’universités. Aussi faut-il reprendre la question, souvent étudiée, des rapports entre les facultés de droit et des lettres d’une part, de médecine et des sciences d’autre part. Les deux premières ne peuvent se passer l’une de l’autre; elles sont intimement unies par l’histoire et par la philosophie; toute éducation de juriste confinée dans la pure étude du droit est incomplète et fausse. Aussi s’est-on demandé s’il ne conviendrait pas d’exiger des étudians en droit qui vont jusqu’au doctorat un diplôme de licencié ès-lettres; il a semblé que ce serait une trop grande exigence, mais il reste à chercher si f on ne peut pas, sans employer cette forme solennelle des examens et de la collation d’un diplôme, intéresser les étudians en droit à l’enseignement des lettres. Il semble qu’il soit plus aisé de rapprocher les facultés de médecine et des sciences; en effet, on demande aux élèves en médecine et en pharmacie des notions de sciences physiques et naturelles supérieures à celles qu’ils ont reçues dans les lycées, et c’est aux facultés des sciences qu’il appartient de les leur donner; mais, jusqu’à présent, la faculté de médecine, comme s’il y avait deux sortes de chimie, de physique et d’histoire naturelle, a enseigné ces sciences en les qualifiant de médicales. Les conséquences sont singulières et déplorables : car il est singulier que des chaires de même titre répètent les mêmes cours et que le même professeur aille faire les mêmes leçons, comme il arrive dans plusieurs villes universitaires, à la faculté des sciences, à l’école de médecine, à l’école de pharmacie; il est déplorable que le même cabinet de physique, avec les mêmes instrumens insuffisans et démodés, soit répété en trois ou quatre exemplaires dans la même ville, parfois sous le même toit, et que nos ressources, qui sont si petites, soient ainsi gaspillées.


III.

Nous voici parvenus au terme de cette longue série de questions préalables qu’il faut résoudre si l’on veut instituer des universités en France, et notre conclusion est que le ministre de l’instruction publique a sagement fait de donner à entendre, dans la circulaire qui accompagne le questionnaire envoyé aux facultés, que la tentative pourrait bien être prématurée : elle l’est incontestablement. Mieux vaut mille fois ajourner une telle réforme que de la compromettre, et on la compromettrait si l’on se donnait les apparences et le mot pour se faire croire qu’on a la chose; mais il faut l’ajourner avec la résolution bien arrêtée de l’accomplir un jour et de la préparer sans relâche dès à présent. Le ministère de l’instruction publique a inauguré dans les dernières années une manière de procéder nouvelle ; il interroge sur tous les projets de réforme les facultés compétentes et publie dans une série de brochures les réponses à ses questions. Il comprend que ce qui intéresse l’enseignement supérieur doit être discuté par les membres du corps enseignant, qu’on n’obtient point de progrès par des décrets, que les vraies réformes doivent être voulues par ceux qui les appliqueront; enfin, que l’expression libre d’une opinion provoque le sentiment de la responsabilité dans le corps qui la produit. Faire discuter par chaque faculté ses affaires, c’est la préparer à l’autonomie. N’est-il pas possible d’habituer dès maintenant les facultés à se rapprocher les unes des autres, à délibérer ensemble? Les conseils académiques réunissent les représentans des diverses facultés : ils sont bien organisés pour discuter les grandes questions d’enseignement, mais leurs courtes sessions sont encombrées d’affaires diverses et il n’a point paru jusqu’à présent qu’ils comprissent l’importance de leur rôle. On obtiendrait de meilleurs résultats si l’on invitait les facultés à constituer sans pompe ni cérémonie, un conseil où chacune serait représentée par des délégués et qui étudierait les affaires communes. Dans ces conseils, on pourrait dresser, après mûre délibération, une sorte de cahier des charges où seraient énumérées toutes les conditions que l’état et telle ville, d’une part, les facultés, d’autre part, doivent remplir avant qu’une université soit établie en tel ou tel lieu. Et pendant cette période préparatoire, il appartiendrait à tous les hommes éclairés de faire une propagande ardente et patiente en faveur de l’enseignement supérieur et des universités futures, en montrant les bienfaits qu’on en pourrait attendre.

Pour parler d’abord des services qu’il est le plus aisé d’apprécier, les universités françaises, justement parce que chaque faculté sera pourvue de meilleurs moyens d’enseignement, donneront aux fonctions publiques et aux carrières libérales des hommes mieux instruits. Elles renouvelleront le corps de l’enseignement secondaire, où se trouve, au-dessous d’une élite, la foule de maîtres qui, pourvus du simple grade de bachelier, n’ont reçu ni éducation professionnelle, ni éducation scientifique et ne peuvent avoir aucun souci (n’en ayant pas même le sentiment) des grands intérêts intellectuels confiés par le pays à leur corporation. On ne sait pas assez qu’il n’y a en moyenne que deux licenciés dans chacun de nos collèges et que c’est là une situation humiliante. Or l’institution d’universités aurait sans doute pour effet d’achever ce groupement aujourd’hui commencé des futurs professeurs autour des chaires de facultés et de rendre ainsi plus facile l’action que l’enseignement supérieur doit exercer sur tout l’enseignement public. Ne sont-ce pas en effet les grands établissemens scientifiques et les facultés qui renouvellent sans cesse la matière de l’enseignement? Et ne peut-on pas espérer que, lorsque les facultés feront faire à tous les candidats au professorat l’apprentissage de la vie intellectuelle, ceux-ci sentiront le besoin de tenir leur esprit au courant des travaux et des découvertes, au lieu de cheminer, comme ils font aujourd’hui, en sommeillant dans l’étroite routine de leur métier? N’oublions pas que l’enseignement supérieur, en d’autres pays, pénètre et vivifie l’enseignement secondaire, même l’enseignement primaire, soit directement par l’éducation donnée aux professeurs, soit indirectement par le livre. Il importe aux enfans assis sur les bancs d’une école de village, à plus forte raison aux élèves des lycées et collèges, que l’on étudie en Sorbonne les sciences dont leurs maîtres et leurs livres ne leur donnent que les élémens, et que maîtres et livres soient attentifs à tout progrès. Autrement, ils demeurent stationnaires : le maître enseigne comme il a été enseigné lui-même; grammaires, histoires se répètent et se copient : le travail qui se fait en haut et qui devrait être le patrimoine commun de la nation, ne profite qu’à un petit nombre et n’est mis en valeur que dans les pays étrangers. L’enseignement supérieur enfin ne peut remplir sa mission, qui est d’assurer le progrès perpétuel de la science, mais aussi de la rendre populaire en la faisant pénétrer partout.

Les universités, quand elles prospèrent, ne préparent pas seulement aux pays qui les possèdent, des juges, des magistrats, des médecins, des professeurs : elles prêtent à l’agriculture et à l’industrie le secours de la science étudiée dans leurs laboratoires. La puissance productive de la science s’est révélée de nos jours. Les plus ignorans savent qu’à la science sont dus les progrès de la métallurgie, par lesquels a été transformée l’industrie, ceux de la mécanique et de la chimie, qui ont renouvelé l’art de la guerre, et ils admirent chaque jour quelque application nouvelle de l’électricité. Toutes ces choses, grandes, belles ou terribles ne se préparent-elles pas dans les laboratoires? Le monde entier connaît le nom de M. Pasteur, ce grand nom qui honore la France. N’est-ce pas dans son laboratoire de l’École normale que M. Pasteur a trouvé le remède à ces maladies qui prélèvent sur nos industries agricoles un si lourd tribut? sans doute les Pasteur, les Bernard, les Dumas, les Wurtz se sont formés sans que nous ayons d’universités en France, et les universités n’absorberont jamais en elles toute la vie intellectuelle du pays; l’esprit continuera de souffler où il veut, et le génie demeurera chose individuelle et mystérieuse; mais encore faut-il que le pays qui produit de grands inventeurs paie sa dette au génie en lui donnant des instrumens de travail et la foule des disciples. Un écrivain qui appartient à cette pléiade de nos savans illustres, M. Berthelot, a montré récemment ce qu’il en coûte à une nation de reléguer dans l’isolement de laboratoires insuffisans les hommes dont les travaux créent la richesse industrielle[3]. Après avoir parlé de la découverte de matières colorantes, due aux recherches scientifiques poursuivies depuis quarante ans dans les laboratoires et marqué la part considérable que la science française y a prise, il ajoute : « La France n’en a pas tiré le même profit matériel que ses voisins, parce que nos laboratoires, trop petits, trop mal outillés, n’ont pu fournir aux fabriques et aux ateliers ces nombreux ingénieurs qui font la force des usines allemandes. Nous sommes des généraux sans soldats. Nous soutenons la lutte, comme pourrait le faire un peuple qui a conservé l’usage des routes ordinaires contre une nation pourvue de chemins de fer. Dans cet état de choses, il n’est pas surprenant que l’Allemagne produise aujourd’hui pour 50 à 60 millions de francs de matières colorantes, tandis que la production de la France est tombée à 5 ou 6 millions. L’indifférence avec laquelle les producteurs de garance ont regardé pendant longtemps les progrès de la chimie moderne est aujourd’hui frappée de la façon la plus cruelle par la ruine d’une de nos industries les plus fructueuses. »

Il n’est pas nécessaire d’insister sur cette démonstration si probante. Souhaitons seulement que les pouvoirs publics comprennent que l’enseignement supérieur rend au centuple l’argent qu’on lui prête. Mais il est besoin, au contraire, de dire et de démontrer que l’enseignement supérieur est la source d’autres bienfaits non moins grands, bien que moins aisément appréciables. Les universités seront bienfaisantes, en recueillant, afin de lui inspirer certains sentimens, certaines idées et certaines habitudes d’esprit, notre jeunesse aujourd’hui moralement abandonnée au sortir du collège. Cette jeunesse a besoin que nous nous intéressions à elle : arrivée à la vie intellectuelle en un temps où toutes les doctrines qui étaient en possession des esprits depuis de longues années avaient perdu leur crédit, elle a trouvé sur le sol les débris de la philosophie éclectique, ceux des théories historiques qui employaient l’histoire à démontrer la légitimité de régimes successivement emportés par l’orage, et des théories politiques qui, nous ayant promis le bonheur et la paix, ne nous les ont point donnés. Elle a pris l’horreur des idées générales et le dégoût de l’éloquence qui les exprime; elle n’aime que le réel, n’a de curiosité que pour le fait démontré. Il est inutile de récriminer contre ces dispositions : il arrive toujours que les esprits sont attirés, comme par une force fatale, vers les recherches positives aux époques où, les anciennes opinions étant reconnues fausses, la nécessité s’impose d’un nouvel effort à la recherche de la vérité. Mais, s’il est un lieu où le défaut peut être corrigé, c’est l’université : l’étroite faculté, l’école spéciale close, sont faites pour l’aggraver et le rendre incurable. L’université ne donnera point seulement à chacun la dose de connaissances qui lui est nécessaire; elle élargira les esprits par le spectacle de son enseignement et par le contact qu’elle établira entre des jeunes gens de vocations diverses ; elle les fortifiera par la méthode même de l’enseignement supérieur; car l’enseignement supérieur, c’est, en fin de compte, une méthode : son objet suprême est d’élever les esprits au-dessus des connaissances de détail et de les rendre capables de cette haute dignité qui est la faculté de juger par soi-même et de produire des idées personnelles. « Tu es affranchi du joug de l’autorité d’autrui; tu es libre. Tu ne considéreras plus comme vrai que ce que tu auras puisé aux sources mêmes de la vérité. Tu ne jureras plus sur les paroles d’un maître. Tu consulteras les livres pour savoir ce qu’on a pensé avant nous, mais tu les fermeras pour penser par toi-même. » Ainsi parle en Allemagne le doyen qui remet à un jeune homme quittant l’université le bonnet de docteur en philosophie. Que le professeur ou l’étudiant soit chimiste, philologue, physicien, philosophe, astronome, le discours est le même, et cette formule est faite pour rappeler à tous que l’enseignement supérieur, à quelque partie que s’attache le maître ou l’élève, peut et doit, par sa méthode, affranchit l’esprit du joug de l’autorité d’autrui et le faire libre en lui apprenant à puiser la vérité à sa source. Un pays a besoin d’hommes libres de cette sorte : ce sont eux qui s’élevant, pour les dominer, au-dessus des habitudes acquises, sont capables d’entretenir cette faculté d’initiative sans laquelle on voit tomber en décadence lettres, sciences, industrie, politique, tout ce qui fait vivre une grande nation moderne.

Le père Didon semble attendre des universités deux sortes particulières de services. Il les voudrait charger de réconcilier l’état et l’église, la science et la religion, et il a écrit de très belles pages sur l’enseignement religieux à l’école primaire et au gymnase, sur l’enseignement de la théologie dans les universités, sur l’importance de la religion dans la vie et de la théologie dans la science ; mais, lorsqu’il convie le clergé de France à sortir de son isolement pour se mêler à la vie nationale; lorsqu’il proclame hardiment que ce serait un bienfait pour la science divine de sentir le contact vivifiant de la science humaine, et, qu’ambitieux de nous rendre les grands esprits qui furent à la fois les lumières de notre église et l’honneur des lettres françaises, il convie respectueusement la hiérarchie catholique à prendre place dans le collège universel de France, quel beau rêve de moine, mais quel rêve ! Ici encore il se trompe en invoquant l’exemple de l’Allemagne. L’Allemagne a été lente dans son évolution religieuse; elle a procédé par transformations et par transitions ; elle a prolongé, par la réforme, la vie du christianisme, et l’histoire peut seule expliquer la formation de cet état d’esprit bizarre, exprimé par le mot religiosité, où se rencontrent en ce pays des croyans sans formule précise, des sceptiques que le doute n’a pas rendus haineux, des athées même, car on a en Allemagne une façon religieuse d’être athée. Et c’est pourquoi on y conserve encore les vieilles formes et l’on fait réciter le catéchisme à l’école et au gymnase. Pour nous qui, sans traverser cet état d’esprit, avons sauté d’un bond, selon notre façon, de Bossuet à Voltaire, nous sommes fort au-delà du point où l’Allemagne s’est arrêtée. Retourner en arrière est impossible : il nous faut laisser le passé dans l’histoire comme un sujet d’études et n’en pas encombrer notre marche. L’université de l’avenir étudiera toutes les religions, les mortes et les vivantes, comme de nobles phénomènes par lesquels se manifeste la vie de l’humanité : elle les comparera les uns aux autres, déterminera les conditions diverses qui leur ont donné cette grande diversité de formes, découvrira les relations de ce prétendu absolu avec le relatif et le contingent. Il ne sera pas besoin d’instituer pour cela une faculté des sciences religieuses : l’étude des religions fait partie de l’histoire et de la philosophie. Le principal caractère de nos universités sera d’être des écoles de science et de raison, comme il convient chez un peuple que l’on dit enthousiaste et léger, mais qui est condamné à faire avant tous les autres et sous leurs yeux la redoutable expérience de vivre sous la conduite de la seule raison.

Le père Didon voudrait encore que les universités fussent des lieux d’entraînement patriotique. Mais il faut bien savoir que notre histoire et notre caractère diffèrent trop de l’histoire et du caractère des Allemands pour que notre patriotisme ressemble au leur et se puisse enseigner de la même façon. Nous avons eu nos heures de vanité, même de vanité intolérable, mais jamais nous n’avons conçu cet immense orgueil et cette admiration de soi-même, que les Allemands concilient si aisément avec leur prétention d’être seuls capables de comprendre l’universel et « l’objectif. » Lisez leurs historiens : ils font apparaître les Germains, au déclin du monde antique, comme des sauveurs et les révélateurs d’une civilisation nouvelle ; l’invasion avec ses brutalités néfastes est admirée par eux comme le premier grand acte de la force allemande ; l’extermination ou l’assujettissement des peuples slaves en est un autre ; à cette force ils prêtent je ne sais quelle grâce farouche, aux guerres où elle se déploie une vertu propre, comme si, lorsqu’ils font la guerre, ils remplissaient par délégation divine un sacerdoce. Tous les grands faits de la civilisation générale sont revendiqués par les Allemands comme leur bien propre; le christianisme avait eu ses martyrs et ses grand docteurs avant que la politique de Clovis et les terribles guerres des Carolingiens l’imposassent aux Francs et aux Allemands; il aurait, sans l’invasion des barbares, produit nos grands chrétiens de France et d’Italie; mais c’est chose convenue en Allemagne qu’il n’a été bien compris que par les Allemands et que Jésus de Nazareth s’est révélé, non sur le Thabor, mais dans les montagnes de la Thuringe. Les conceptions philosophiques les plus générales sont appliquées tout de suite par les Allemands à la glorification de l’Allemagne : l’universel esprit des hégéliens eut à peine apparu que les disciples d’Hegel l’incorporèrent comme une recrue dans l’état prussien. Enfin nous entendons dire, nous qui avons bien eu quelque mérite, chèrement payé, à faire la révolution française, qu’il est réservé aux Allemands de révéler au monde la révolution. Heine n’a-t-il pas prédit que l’Allemagne enseignerait aux deux nations régicides, l’Angleterre et la France, la vraie manière de couper la tête d’un souverain? Ce peuple, si content de lui, n’aime pas l’étranger et n’a pas souci d’en être aimé. C’est pour cela qu’il prêche à ses enfans dans la famille, à l’école, à l’université l’amour et l’admiration de lui-même ; c’est pour cela qu’il y a une philologie, même une théologie allemande; et que les savans d’outre-Rhin ont une façon particulière de prononcer les mots deutsche Wissenschaft. Ils disent: la science allemande comme on dit: mon pays, mon domaine, ma propriété. Notre France a eu des destinées toutes différentes; elle a un tout autre génie. Nous étions de l’empire romain lorsqu’il a été détruit, et nous nous étions approprié la civilisation ancienne, qui est demeurée la civilisation humaine, après qu’elle a reçu du christianisme les vertus qui l’ont achevée. Cette civilisation, nous avons été des premiers à la retrouver et à la remettre en honneur au sortir de la période toute germanique du moyen âge. La faculté que nous avons de nous assimiler ainsi ce qu’on peut appeler les idées et les mœurs générales n’a point permis que nous missions notre orgueil à ne pas ressembler aux autres et à nous déclarer inimitables : il nous a toujours plu d’imiter et d’être imités. Si la vertu nationale allemande est la force, la nôtre est la sympathie. Nous avons eu sans doute nos guerres d’ambition et les victoires de nos rois nous ont réjouis, mais nous n’hésitons pas à flétrir les excès et les violences que quelques-uns d’entre eux ont commis. Nos véritables guerres sont des guerres d’enthousiasme, dont la première a été, dans les temps modernes, la guerre d’Amérique, et la dernière, la guerre d’Italie. Nous seuls avons eu cette prétention naïve de combattre, de vaincre, de conquérir moins encore pour la glorification de la France que pour le triomphe de certaines idées. C’est pourquoi nous sommes incapables d’instituer l’enseignement d’un patriotisme qui soit le culte de nous-mêmes et la haine ou le mépris de l’étranger. Sans doute ce sera un devoir pour nos universités d’instituer et de poursuivre, en province comme à Paris, une enquête sur nos origines, notre race, notre langue, notre littérature, nos institutions, nos actions, notre rôle dans le monde, de façon que les esprits éclairés puissent concevoir la synthèse de la France et que les professeurs d’histoire soient mis en état de donner à l’enfance et à la jeunesse autre chose que ces froides et sèches notions qu’on leur distribue aujourd’hui sous le nom d’histoire de France. Par là les universités seront des écoles de patriotisme, mais elles auront bien d’autres façons de servir la patrie française.

Elles serviront la patrie française par cela même qu’elles accroîtront l’activité scientifique de la France. Dans cette discussion du budget de l’instruction publique en Prusse à laquelle il a été fait allusion tout à l’heure, M. Virchow a prononcé de curieuses paroles. Au chapitre de l’enseignement secondaire, il a demandé que l’on renonçât à enseigner dans, les écoles l’écriture allemande et qu’on y substituât l’écriture latine. Il ne faut point que nous maintenions, a-t-il dit, « une forme d’écriture qui rend difficile aux peuples étrangers les rapports étroits avec nous. Dans la littérature scientifique, nous avons depuis longtemps dû sacrifier l’écriture allemande, parce que nous avons un grand intérêt à nous rendre aisément intelligibles à nos collègues des autres nations. C’est beaucoup déjà d’exiger qu’ils apprennent l’allemand, mais vouloir qu’ils le lisent écrit en caractères allemands, c’est trop leur demander. » Paroles à méditer, car elles expriment cette vérité que les travailleurs ne peuvent se passer avec sécurité de la langue allemande ; aussi l’apprenons-nous comme on l’apprend dans toute l’Europe, et l’universalité de la langue française est menacée : c’est chose naturelle que les peuples apprennent la langue du peuple qui a le plus à enseigner aux autres. Mais n’est-ce point une parole plus dure à entendre que celle d’un politique enorgueilli par la victoire, celle de ce vieux savant, qui, sans phrases, tout naturellement, proclame que nous sommes les tributaires de l’Allemagne et propose charitablement que l’on nous facilite les moyens d’acquitter le tribut? On ne saurait mieux dire qu’un peuple occupe dans le monde une place proportionnée à la richesse de sa production scientifique. Enrichir la science française, ce sera donc agrandir la France.

Dans la même discussion, au chapitre de l’enseignement supérieur, comme on parlait de l’encombrement des maîtres dans les universités et d’un prolétariat de savans qui semble s’y former, M. Virchow a rappelé que l’Allemagne a toujours eu « ce titre de gloire spécial de produire assez de maîtres pour faire occuper chez les nations voisines, et même dans les régions les plus éloignées, en Amérique, en Australie, des chaires par des sujets allemands. » Mais, a-t-il ajouté, « la politique allemande, en nous aliénant une nation après l’autre, en exposant de plus en plus à la haine le nom des Allemands, a eu pour effet de refroidir l’empressement de nos voisins à demander des savans à l’Allemagne. On ne veut plus avoir d’Allemands. La puissance de l’Allemagne pèse sur son exportation. La Russie était, il y a quelques années, sur presque toute son étendue, ouverte à cette exportation de savans, qui devient bien plus difficile. La Hollande, qui, pendant quelque temps, s’est fournie chez nous, ne veut plus d’Allemands. La Belgique, que nous pourvoyions autrefois, nous est fermée. » Et M. Virchow regrette ce bon temps d’autrefois, où l’on disait à ces émigrans : « Jeune homme, pars à l’étranger et sois le messager de la science allemande!.. » Il y a peut-être quelque exagération dans ce discours du député progressiste, et le ministre l’a contredit en citant quelques faits, car en Allemagne comme partout, à la statistique de l’opposition le gouvernement trouve à opposer une statistique officielle et bien pensante; mais M. de Gossler n’a réfuté que très imparfaitement les dires de M. Virchow et nous pourrions démontrer que, pour quelques pays au moins, celui-ci a raison. Dès lors, pourquoi n’aurions-nous pas l’ambition d’occuper un jour ces places restées vides?

Certes, l’ambition serait aujourd’hui prématurée; nous ne pouvons, à l’heure qu’il est, satisfaire nos besoins les plus pressans. Nombre de nos chaires sont mal occupées, et des enseignemens, sans lesquels il n’y aurait pas d’universités complètes, ne sont pas même représentés par des maîtres; mais il faut bien qu’on sache que la jeunesse française est disposée au travail. Les cadres de nos facultés se remplissent de jeunes maîtres desquels nous concevons de belles espérances ; il se manifeste un empressement extraordinaire à conquérir le titre scientifique du doctorat, et la faculté des lettres de Paris fera cette année près de trente docteurs ; depuis le 1er janvier 1883, elle a inscrit soixante et un sujets de thèses doctorales. Des publications comme celles des écoles d’Athènes et de Rome sont de nature à relever notre renommée scientifique; des facultés de province publient des recueils dont l’autorité s’établit; nous voyons enfin les étudians de nos facultés se préoccuper déjà de leur travail futur et manifester l’ambition de s’honorer par des études personnelles. Ce n’est donc point céder à l’envie d’espérer à tout prix que d’entrevoir un jour où, les regards de l’étranger étant attirés vers nous par notre travail, sa sympathie nous revenant, nous pourrons prendre, nous aussi, notre place sur le marché intellectuel ouvert à l’exportation des grands pays producteurs, et dire à quelques-uns de ces jeunes gens, qui ne trouveraient pas place dans nos cadres : « Va, jeune homme; on t’appelle en Suisse, en Belgique, en Hollande, en Roumanie, en Russie, en Amérique; pars et sois le messager de la science française[4]! »

Le messager sera bien accueilli, si les universités françaises reprennent une vieille tradition de la France, qui était de présider, dans le concert européen, à l’échange des idées, des doctrines et des sentimens dont se compose la civilisation générale. Dans une allocution adressée récemment aux étudians de la faculté des lettres de Paris, M. Gebhart leur rappelait le temps où notre pays instituait au centre du monde l’hospitalité de l’esprit : il prodiguait à toutes les nations « son génie, ses fables chevaleresques et ses inspirations lyriques, les modèles de ses artistes, l’érudition de ses grands lettrés, la sagesse de ses moralistes, l’expérience de ses philosophes et de ses économistes, les vues sociales de ses réformateurs et les réformes de ses hommes d’état, » et recherchant « à son tour l’éducation des peuples du dehors, » il accueillait tout ce qu’ils lui pouvaient donner de libéral et de grand : au XVIe siècle, la Renaissance italienne; au XVIIe , les lettres espagnoles; au XVIIIe Shakspeare et la philosophie anglaise; de telle sorte qu’il acquérait un esprit universel, et par sa langue universelle révélait les peuples les uns aux autres. Le professeur regrettait que ce concert intellectuel faiblît, parce que la France n’y joue plus son rôle séculaire.

Pourtant plus d’un signe annonce que nous voulons reprendre notre belle curiosité d’autrefois. Nos enfans apprennent les langues étrangères mieux que nous ne l’avons fait, et les bibliothèques publiques ou privées de la France s’enrichissent de tous les livres étrangers de quelque valeur; mais nous procédons, ici encore, par efforts courus, et notre enseignement supérieur a son rôle marqué, qui est de suivre l’activité intellectuelle partout où elle se manifeste, d’étudier l’histoire, la littérature, les arts des différens peuples, de mesurer leurs génies, de les comparer et de les juger. La haute impartialité nécessaire à cette enquête, nous l’avons beaucoup plus que l’Allemagne, car l’Allemagne connaît l’étranger (la France en particulier) beaucoup moins qu’elle ne se l’imagine et que nous le croyons nous-mêmes, empêchée qu’elle est par son propre orgueil. Si nous appliquons à cette œuvre notre esprit honnête et clair, et que, pensant par nous-mêmes, nous repensions ce que les autres ont pensé, nous verrons bientôt s’élargir dans le monde notre place, que notre incurie intellectuelle, autant que nos malheurs, a réduite.

Tels sont les grands services que nous pourrions attendre d’une organisation sérieuse du travail intellectuel dans les universités. On ne manquera point de nous accuser d’être facile à l’espérance et de rêver nous-mêmes, après avoir reproché au père Didon ses rêves. Mais nous avons commencé par dire toutes les difficultés de l’œuvre entreprise, par exprimer la crainte que nous ne nous payions de mots et d’apparences, par confesser que de longues années s’écouleront avant que l’épi sorte du grain que nous jetons dans le sillon. Nous savons bien d’ailleurs que quiconque espère une moisson doit aussi craindre l’orage. Un orage nous menace, à l’heure où nous sommes, et qui pourrait ruiner nos espérances mêmes. Comment ne point parler, au terme de cette longue étude sur l’avenir des universités françaises, du projet de loi soumis à la délibération du parlement et qui prétend retenir toute notre jeunesse sans distinction, pendant trois années, sous les drapeaux? Certes, il ne faut point parler légèrement ni avec amertume de ce projet : il était inévitable que, dans ce pays qui a la passion de l’égalité, disons aussi le sentiment de la justice, le jour vînt où l’opinion réclamât comme chose juste l’égalité de tous devant le service militaire. Le souvenir encore récent de cette grande injustice du rachat de l’impôt du sang, la mauvaise organisation du volontariat d’un an, auquel on a donné le caractère d’un privilège pécuniaire et social, le progrès continuel du sentiment démocratique, ont contribué à précipiter ce mouvement d’opinion contre lequel il faut lutter aujourd’hui. Mais il faut lutter avec la plus grande énergie, et nous gagnerons notre cause, si nous savons bien la plaider. Il s’agit, en effet, non pas de protéger un privilège, mais de défendre le droit et le devoir de l’état : droit et devoir de veiller au recrutement de certaines professions publiques, dont l’apprentissage veut un certain nombre d’années d’études faites à un certain moment de la vie; droit et devoir de protéger la haute culture intellectuelle et de garder ainsi l’honneur même de la démocratie française, car notre démocratie se frapperait de déchéance si, au lieu de se conduire par des règles idéales, supérieures à elle-même, elle se contentait de déduire logiquement les conséquences du principe d’égalité et d’en poursuivre servilement les applications ; si ceux qui la gouvernent instituaient ainsi une sorte de scolastique où les mots supplanteraient les idées et qui serait plus fatale à la vie politique que l’ancienne n’a fini par l’être à la vie intellectuelle. Accordons, exigeons même pour tous les jeunes Français le contact avec l’armée pendant le temps nécessaire à l’apprentissage des armes, puis et surtout la présence en temps de guerre sur le champ de bataille ; mais faisons sortir des rangs, au nom de l’état, ceux qui ont à faire l’apprentissage des professions nécessaires à l’état, à condition que, leurs études finies, ils donnent la preuve qu’ils se sont rendus dignes par ces études mêmes de servir leur pays. Exiger trois années de service militaire de ceux à qui l’enseignement supérieur du droit, de la médecine, des sciences et des lettres impose trois ans au minimum, et le plus souvent cinq ans d’études, c’est, à coup sûr, abaisser ces études mêmes, et pour le moins les réduire à l’étroite préparation professionnelle dont on sait les déplorables effets. Si jamais cette loi est votée, on verra les jeunes gens, au sortir de la caserne, se précipiter et se bousculer sur les routes les plus courtes qui mènent à l’exercice des professions, et nos facultés ne seront plus que des ateliers où l’on dressera des contremaîtres. Où donc seront les maîtres ? Dans ce pays qui protège avec un soin extrême sa culture scientifique, et où la caserne est assez libérale pour laisser l’étudiant à l’université, même pendant l’unique année de service qu’elle lui demande. Il est inadmissible que des chambres françaises, au moment même où l’Allemagne récolte les fruits de la haute éducation intellectuelle, veuillent couper à sa racine l’arbre qui les doit porter ; qu’au moment où l’industrie de l’Allemagne, fécondée par sa science, fait une si redoutable concurrence à la nôtre, on vide nos laboratoires ; qu’on nous expose enfin à nous apercevoir un jour que l’Allemagne, en demeurant aussi formidablement armée que nous-mêmes, a continué de pourvoir au service de son industrie, de ses laboratoires, de ses bibliothèques, de son enseignement ; d’entretenir la terrible force morale qu’elle tire de ses hautes écoles et d’étendre sur le monde que nous aurons abandonné à son empire intellectuel l’autorité de sa science. Aussi ne voulons-nous pas croire que le gouvernement ait parlé tout entier par la bouche du ministre de la guerre, et que cette grande question soit tranchée par le calembour que ce soldat a fait sur les carrières libérales. M. le président du conseil n’a pas oublié qu’il terminait récemment un discours à la Sorbonne par ces mots : « L’enseignement supérieur, ce n’est pas le superflu, c’est le nécessaire ! » Et le ministre de l’instruction publique ne peut pas se contenter de défendre, par un amendement subreptice et incomplet, les intérêts qui lui sont confiés, sa maison même et le titre qu’il porte, car s’il laisse frapper d’un coup mortel les études désintéressées, son office n’aura plus de raison d’être, et il pourra laisser la place à un ministre des arts et métiers.


Ernest Lavisse.
  1. Deutsche Rundschau, 1874.
  2. Voir l’École française de Rome, par M. Geffroy. Paris, 1884.
  3. L’Enseignement supérieur et son outillage, par M. Berthelot, au tome V de la Revue internationale de l’enseignement, p. 383 et suiv.
  4. Un célèbre établissement d’enseignement supérieur étranger cherche en ce moment, sans les trouver, six professeurs français.