Une voix dans la foule/Rêverie

Une voix dans la fouleMercure de France (p. 170-172).

RÊVERIE

À Victor Rousseau.

Voici venir le soir où mon âme, ô douceur !
Voudrait mourir sur les lèvres et dans les roses,
Et goûter tour à tour, confondant toutes choses,
Au parfum de la femme, à la chair de la fleur.

Le vent s’est fait plus doux et de désir soupire
Parmi les bois tremblant du chant des rossignols.
Vois ! les chauves-souris enchevêtrent leurs vols.
C’est, après le soleil, la lune et son empire.


Dans l’ombre on ne voit plus où finit le sentier.
Écoute, ô promeneur, malgré ta somnolence,
Les derniers bruits du jour avant le grand silence
Où l’on entendrait choir une fleur d’églantier.

L’angelus sonne. Un enfant chante. Un chien aboie.
Un fardier fait grincer les cailloux du chemin.
C’est l’heure grave où l’on voudrait lever la main
Pour te bénir, ô Terre où fermente la joie !

Mais es-tu digne, ô toi qui rêves près des blés,
De faire devant Dieu le signe saint du prêtre ?
As-tu vidé ton cœur de la vanité d’être
Autre chose qu’une ombre au long des murs croules ?

Et sauras-tu mourir sans plus vouloir te plaindre
Que les fleurs, les oiseaux, les astres et les dieux ?
Pourras-tu, sans qu’on ait à te fermer les yeux,
Sentir autour de toi la lumière s’éteindre ?

Accordes-tu ton âme à la fuite des eaux,
Au passage des vents, à la chute des feuilles ?
Chantes-tu les trois Sœurs, et quand tu te recueilles,
Entends-tu dans la nuit le bruit de leurs fuseaux ?


Frère, ne réponds rien, car tout est un mystère.
Retourne à ta maison, et sans crainte endors-toi.
Qu’il te soit épargné de connaître la loi.
N’écoute plus la voix secrète de la Terre.