Une voix dans la foule/Les Paroles du roi inconnu

LES PAROLES DU ROI INCONNU

À André Fontainas.

J’ai régné dans les temps anciens sur un royaume
Où les hommes, amis des fleurs et des oiseaux,
Ensemençaient la terre au murmure des eaux,
Des feuilles, de la brise et des ruches de chaume.

Et comme j’étais doux et que j’aimais l’amour,
Les portes du palais étaient toujours ouvertes
Aux filles m’apportant dans des corbeilles vertes
Les pavots de la nuit et les roses du jour.


Dans les villages gais de l’espoir des récoltes
Les vieillards célébraient les bienfaits de la paix,
Et, le soir, sur les cours aux platanes épais,
Faisaient chanter mon peuple ignorant les révoltes.

Je ne sais plus le nom de ce trop beau pays ;
Mais les fleurs y semblaient plus qu’ailleurs parfumées,
Les nids plus lourds aux bois, les filles mieux aimées,
Et les secrets du cœur n’y étaient point trahis.

Pour remercier le ciel de leur béatitude,
Les mères consacraient leurs enfants au soleil
Dans des lieux où venait en paisible appareil,
Échangeant des baisers, la blanche multitude.

On ne les voyait pas, le sein gonflé de pleurs,
Pâlir au rouge appel des clairons de la guerre ;
Le sang n’arrosait pas les blés de cette terre,
La marche des soldats n’y foulait pas les fleurs.

Les amants s’endormaient sans crainte de désastres
Et leur réveil riait dans leurs regards contents ;
La vie était pour eux un long jour de printemps
Et la mort leur semblait une nuit pleine d’astres.


Tout dans ce beau royaume était ordre et clarté,
Évoluant vers Dieu sur l’égale cadence
Des tours et des retours solennels d’une danse
Ou des chœurs alternés d’un hymne bien chanté.

Et rien n’y présageait les prochaines déroutes,
Les cadavres épars dans votre paix, ô champs,
Les femmes écoutant des râles et des chants,
Les flammes sur les toits et le sang sur les routes.

Mais un soir que le vent d’été soufflait, très doux,
Des monts de l’Orient aux cimes violettes,
J’entendis comme en rêve éclater les trompettes
Des Barbares rués vers nos villes et nous.

Ce fut d’abord un bruit tremblant d’or et de cuivre
Que les petits enfants, interrompant leurs jeux
Pour soulever sur leurs oreilles leurs cheveux,
Écoutaient un instant avant de se poursuivre.

Puis, roulant un fracas de fer comme un torrent
Qui, crevant la montagne, épouvante la plaine,
Nous vîmes dévaler, hurlant à perdre haleine,
Les fauves cavaliers des hordes, rang sur rang.


Ils s’en vinrent dans le galop des chevauchées,
Casqués du mufle roux des taureaux et des ours,
Tirer leurs flèches sifflantes contre mes tours
Et brûler les hameaux dans les moissons fauchées.

Et ce furent alors les fêtes de la Mort !
Ni le sourire éclos sur d’innocentes bouches,
Ni le geste sacré des vieux offrant, farouches,
Leur vie en sacrifice aux rancunes du Sort,

Ne purent arrêter dans l’élan des conquêtes
Les Massacreurs penchés sur leurs maigres chevaux
Et mêlant, pour foncer vers des combats nouveaux,
Leurs cris de guerre au long hennissement des bêtes.

Leurs glaives flamboyaient dans le soleil couchant
Comme les ailes d’or de noirs oiseaux de proie,
Et quand mouraient au loin les clameurs de leur joie,
On voyait des pillards dans l’ombre s’approchant.

Rien ne restait debout sous les rouges nuées,
Ni l’arbre d’un enclos, ni l’huis d’une maison,
Lorsque ceux-ci, des quatre coins de l’horizon,
Surgissaient, s’appelant par de sombres huées.


Ayant donc endossé la cuirasse où l’or luit
Et coiffé le lourd casque où se déploie un aigle,
J’ai, pour imposer l’ordre et rétablir la règle,
Combattu tous les jours et saigné chaque nuit.

En vain ! Je n’étais plus le roi de ce royaume.
Dieu s’était détourné du soin de nos destins.
Les signes de ma chance au ciel s’étaient éteints.
Ma vieille épée enfin avait usé ma paume.

Je connus la défaite et la fuite au hasard,
Les carrefours de l’ombre où la peur tremble et tâte,
Les foyers refroidis qu’on abandonne en hâte
Et les chemins étroits qui ne vont nulle part.

Parfois il m’arrivait, hagard, de reconnaître
Un village où j’avais passé parmi les fleurs,
Et je m’agenouillais pour baiser, tout en pleurs,
Ce sol où j’avais vu tant de beaux enfants naître.

Puis la fuite, toujours l’âpre fuite, parmi
Les étendards baissés et les échines lasses !
Et comme on m’imputait, à moi, roi, ces disgrâces,
La révolte a souvent sous mes talons frémi.


Nous allions, souffletés par les vents et les branches.
Derrière moi mouraient mes derniers partisans
Dont je ne savais plus ni le nom, ni les ans.
La poussière et le sang souillaient ces barbes blanches !

À la fin je fus seul et je n’entendis plus
Au loin, pendant les nuits, l’éclat fou des fanfares
Ni le dur tremblement des tambours des Barbares.
Je pus dormir sans crainte au rebord des talus.

Je pus dormir. Mais quand, dévoilant mon visage,
J’ouvrais un lent regard aux rayons du soleil,
Je voyais, inclinés sur mon triste réveil,
Des inconnus parlant un inouï langage.

Je souhaitais alors d’être auprès de mes morts
Dont les pas n’ont pas fui sur la route étrangère.
La terre des aïeux doit leur être légère.
Ils n’auront pas subi cette honte où je dors.

Mais je dus me dresser sans pleurs devant l’aurore,
Sachant que, seul, le roi n’a pas droit au repos
Et qu’il lui faut, par monts glacés et sombres vaux,
Marcher aveuglement vers un but qu’il ignore.


J’allai donc en haillons vers le divin soleil,
Le suivant par-delà les bois, les champs, les villes,
Bafoué comme un gueux par les foules serviles
Qui voulaient que, vaincu, je leur fusse pareil.

Aux passants je criais, magnifique et sordide :
« Hommes, connaissez-vous la terre où je fus roi
Et dont ma volonté fut naguère la loi ? »
Ils hochaient, en riant, une tête stupide.

Et, depuis, je m’en vais par les chemins sans fin,
N’osant pas sangloter de peur qu’on ne me voie,
Et las de présenter le masque de la joie
À ceux qui railleraient ma fatigue et ma faim.

J’implore en vain l’amour charitable des femmes ;
Je n’aurai plus de mains dans les miennes, la nuit !
Le malheur me poursuit et le bonheur me fuit.
Je fais horreur, comme un lépreux, aux plus infâmes.

Et même toi, mon frère, ô vagabond qui tends
À ma pauvre pitié tes paumes décharnées,
Tu ne reconnais pas l’or vrai de mes monnaies,
Y voyant une image inconnue à ce temps.


J’ai moi-même oublié le nom de mon royaume.
Parfois je le demande à quelque enfant très pur
Dont le regard reflète encore un peu d’azur.
Mais il fuit en criant, car j’ai l’air d’un fantôme.

Le soleil peut pâlir et la lune mourir,
Chaque mois se parer de roses ou de neiges,
Je ne reverrai plus la pompe des cortèges
Dans le pays heureux que j’aimais parcourir,

Précédé de l’éclat empourpré des bannières
Et des trompettes d’or pareilles à des lys.
Tout cela se passait, hélas ! au temps jadis,
Et je ne suis qu’une ombre au mur blanc des chaumières

Ô Dieu, quand atteindrai-je au bout de mon destin
Et quand donc, à ce corps de vieillard qui succombe
S’ouvrira-t-il, le doux abîme de la tombe ?
Ô Mort, ne veux-tu pas d’un si pauvre butin ?

Pourtant, malgré mes vœux, je ne crains pas de vivre !
Je vous aime, ô soleils sur la terre assoupis !
J’ai faim quand sur les chars s’entassent les épis,
Et quand les vendangeurs dansent, je me sens ivre.


Aussi peut-on me voir, les soirs de pourpre et d’or,
Chantant comme un poète aux portes de la ville
Les chants que ne sait plus la multitude vile.
Mais les feux vont s’éteindre et le peuple s’endort.

Qu’importe à mon orgueil l’outrage du silence ?
Quoique mon front fléchisse un peu plus chaque jour,
Et que mes yeux soient morts aux flammes de l’amour,
Et que mon bras faiblisse à soulever la lance,

Je sais que devant Dieu je suis toujours le roi
Qu’on ne dépouille pas de sa puissance occulte.
Car, malgré la défaite, et la fuite et l’insulte,
Et le tocsin sonnant au plus haut du beffroi,

Je crois voir resplendir au fond des nécropoles
Mon diadème d’or, que dans les temps futurs,
Ceindra quelque héros qui, pur parmi les purs,
Aura compris le sens sacré de mes paroles !