Une voix dans la foule/Le Baiser

Une voix dans la fouleMercure de France (p. 123-125).
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LE BAISER

I

Ce fut vers le déclin de la belle saison ;
Les raisins étaient lourds aux murs de la maison.

Sous le vent toujours doux quelques feuilles à peine
Tombaient en tournoyant sur l’eau de la fontaine.

Rien ne faisait sentir que le soleil mourait,
Sauf un peu de silence au cœur de la forêt.


L’on n’entendait plus fuir, deux à deux, par les sentes,
Les amants rendant grâce aux étoiles absentes.

Leurs baisers fleuraient mieux sur le seuil des logis
Quand le soir moins tardif voile les fronts rougis.

Toute tâche était faite, et la terre ouvrière,
Avant de s’endormir, exhalait sa prière.

Comme une ruche d’or bourdonne au temps du miel,
Seule, une cloche au loin troublait la paix du ciel.


II



Par un beau soir pareil tu vis cette contrée
Que le soleil couchant avait tout empourprée.

Ralentissant nos pas et retenant nos voix,
Nous prîmes le chemin qui mène vers les bois.


Nous ne sentions en nous — ô douce défaillance ! —
Que le désir muet d’adorer le silence.

Soudain, d’un geste lourd, levant tes bras aux cieux,
Tu laissas ruisseler ta toison sur tes yeux.

Et je cueillis, malgré que tu fusses farouche,
Sous sa blonde lueur, la rose de ta bouche.

Alors, parmi tes cris et tes rires ravis,
Je crus avoir baisé le soleil, car je vis,

Comme une cité d’or qu’un roi barbare brûle,
À travers tes cheveux flamber le crépuscule.