Une voix dans la foule/L’Invitation au bonheur

Une voix dans la fouleMercure de France (p. 176-180).

L’INVITATION AU BONHEUR

À Émile Despax.

Voici la mer d’azur aux îles de porphyre
Et les enclos de fleurs où, ce soir, le zéphire
Apaise le murmure enivré des abeilles,
Et les vergers où l’on dépose les corbeilles
Quand le chant du berger qui rentre, flûte aux lèvres,
Se mêle au bêlement des brebis et des chèvres,
Et voici sur le ciel la masse des montagnes
D’où les torrents glacés roulent vers les campagnes,
Baignant les noirs cyprès avant les lauriers roses,
Et les cloches qui font trembler les maisons closes
En rappelant au port les plus lointaines voiles,
Et voici la nuit bleue où tournent les étoiles.

Ô toi qui d’un pas dur foulas toutes les routes,
Reste en ces lieux et, las, laisse dormir tes doutes
En écoutant gémir sur les toits à tourelles,
Dans le hameau voisin, les rauques tourterelles.
Les flots suivant sans fin les flots sur le rivage
Berceront de leurs pleurs ton âme trop sauvage.
Croyant que tu t’endors sur le sein de ta mère,
Ne crains pas sur ta bouche une saveur amère.
La brise souffle ici du pays de la fable.
Regarde l’invisible, écoute l’ineffable.
L’âme des dieux anciens habite dans ces îles
Qui vibrèrent jadis du pipeau des idylles.
N’as-tu pas entendu le cri de la sirène
Dont la croupe a heurté quelque rude carène
Dans cette ombre, et qui saigne en pleurant sur la plage ?
Ce que tu sens frémir tout bas dans le feuillage,
C’est peut-être la joie obscure des dryades
Qui vont boire à la main de leurs sœurs les naïades,
Pan siffle au fond des bois, et la danse des faunes
Va bientôt se nouer en ronde autour des aunes.
Tout vit, et chaque fleur est l’image du monde.
Crains, en parlant trop haut, que Dieu ne te réponde,
Et va vers le bonheur comme vers le silence.

Sur la colline proche un orme se balance.
À son abri, l’auberge au toit de tuiles vertes
Abandonne au passant ses portes large ouvertes.
Mais crois-moi, reste ici parmi les bonnes herbes
Dont tu feras ta couche. Arrache-les par gerbes.
Choisis le romarin, la lavande et la menthe
Dont fleureront tes mains, comme si ton amante
Venait de leur livrer toute sa beauté nue.
La nuit sur ton sommeil sera la bienvenue.
Tes songes seront ceux des gueux et des poètes,
Et quand grisolleront au ciel les alouettes,
Tu riras au soleil, sentant jusqu’à ton âme
Sa flamme te brûler comme un baiser de femme.

L’air rêche du matin fripera tes paupières
Quand tu iras, butant un peu parmi les pierres,
Rafraîchir ton réveil à l’eau de la fontaine
Oui coule en murmurant parmi la marjolaine.
Tes cheveux seront pleins de l’or des feuilles mortes,
Et tout ton corps exhalera les odeurs fortes
De cet automne chaud qui roussit et ravage
Les étoiles du ciel et les fleurs du rivage.
À genoux, le front bas, comme un pauvre qui prie,
Lave tes yeux au clair de la source fleurie,

Et quand tu sentiras jusqu’au creux de tes paumes
Battre un sang plus vif, va par l’éteule et les chaumes,
Vers le hameau d’où, bleue à peine, la fumée
S’exhale des toits d’or vers l’aurore enflammée.

Tu seras accueilli sur le seuil des demeures
Dont l’ombre peu à peu décroît avec les heures,
Par les hommes qui vont, une rose à l’oreille,
Vers les champs, les jardins, la prairie et la treille,
Par les femmes tournant vivement la quenouille
Qui, fil par fil, sous leurs doigts prestes se dépouille
Au doux bourdonnement du rouet des grand’mères,
Par les petits enfants aux beaux yeux éphémères
Qui serreront autour de toi leur brusque ronde
Comme s’il n’était pas de souci par le monde,
Ni d’hiver à venir, ni de lourde vieillesse.

Oublie alors le nom même de la tristesse.
Laisse-toi, tout ce jour, séduire par la Vie
Qui te sourit, et chante, et danse, si ravie
Qu’on dirait qu’elle a bu tous les vins de l’automne.
Donne un peu de ta joie à chacun, comme on donne
Les fruits d’une corbeille ou les fleurs d’une gerbe,
Sans trop se soucier s’il en tombe dans l’herbe.

Avant jadis pleuré, tu peux rire sans honte.
Qu’aux baisers du bonheur ta bouche reste prompte,
Et cache à tous l’horreur secrète de tes larmes.

Trop tôt tu frapperas, voyageur qui t’alarmes,
Aux maisons de la ville où l’on souffre et l’on pleure.
Serait-elle prochaine ou lointaine, cette heure ?
N’y pense même pas. Aime cette contrée
Où la vie au beau sang de la mort se recrée.
Écoute le berger qui passe, flûte aux lèvres,
Parmi les bêlements des brebis et des chèvres,
Et le murmure épais des dernières abeilles
Dans les enclos de fleurs, les vergers et les treilles,
Et le bruit endormeur des vagues, et les cloches
Qui répondent aux voix des pêcheurs dans les roches.
Tu verras l’invisible et diras l’ineffable.
Tu ressusciteras tous les dieux de la fable,
Et délaissant alors les champs et les chaumières,
Marchant, les bras au ciel, les yeux pleins de lumières,
Parmi le sable jaune ou l’herbe qui verdoie,
Tu crieras au soleil tout l’excès de ta joie,
Comme le faune roux et le fauve satyre
Qui chantent vers la mer aux îles de porphyre !