Une visite en France d’élèves indigènes de l’école normale d’Alger

Une visite en France d’élèves indigènes de l’école normale d’Alger
Revue pédagogique, second semestre 189527 (p. 406-410).

UNE VISITE EN FRANCE
D’ÉLÈVES INDIGÈNES DE L’ÉCOLE NORMALE D’ALGER



Pendant les vacances, le ministère de l’instruction publique offre à quelques élèves indigènes de l’école normale d’Alger un voyage en France. Jeunes Arabes et jeunes Kabyles ont eu cette année l’heureuse idée d’aller faire une visite de reconnaissance à M. Albin Rozet, député de la Marne, qui avait éloquemment défendu à la tribune de la Chambre les intérêts de l’instruction des indigènes, lors de la discussion du budget.

M. Rozet a accepté avec empressement le rendez-vous à Saint-Dizier ; mais, au lieu de recevoir ses jeunes visiteurs entre deux trains, il a voulu les garder près d’une semaine et leur faire voir de près, pendant ce temps, les populations, l’agriculture et les grandes industries de son arrondissement de Vassy.

Ce qu’il voulait, dit le journal la Liberté de la Haute-Marne, qui rend compte en détail de cette excursion, c’était de nous faire toucher de la main nos frères trop peu connus d’au delà de la Méditerranée, et de nous montrer combien, à tous les points de vue, ils sont dignes de notre sollicitude. Il a réussi à nous faire voir que les Algériens indigènes sont véritablement civilisés, de tenue irréprochable, intelligents, dévoués à la France, à l’instruction et à sa diffusion. En liant connaissance avec les Arabes et les Kabyles qui viennent de séjourner parmi nous, nous avons mesuré l’étendue de leur attachement à la France, et nous nous sommes explique comment, il y a quelques mois, quand le gouvernement demandait aux tribus kabyles deux mille convoyeurs pour Madagascar, il s’en est présenté dix mille.

De plus, M. Rozet se proposait d’être utile aux jeunes indigènes en contribuant à compléter leur instruction pratique d’une part, et d’autre part en les attachant à la France par un lien plus fort d’affection et de souvenir.

Ils étaient vingt et un, tant Arabes que Kabyles, accompagnés du directeur de l’école normale d’Alger, M. Estienne, et de deux ou trois professeurs. Quand ils débarquèrent sur le quai de la gare de Saint-Dizier, ils trouvèrent une foule nombreuse qui leur fit le plus chaleureux accueil. M. Rozet les conduisit chez lui, et ce fut, pendant plusieurs jours, une série de fêtes, d’enchantements, de réceptions, de collations, de toasts, de promenades, de visites instructives ou amusantes. Partout, sur son passage, la caravane aux costumes orientaux attirait la foule et soulevait les applaudissements les plus sympathiques.

Elle a visité, sous la conduite d’ingénieurs, de contremaîtres et de directeurs, les principaux établissements industriels de la région, la fonderie d’acier de Saint-Dizier, l’atelier de construction de MM. Driout et Hachette, la ferme-modèle, la forge, la tréfilerie et l’aciérie du Clos-Mortier, le haras de Montier-en-Der, l’usine de serrurerie de M. Dépensier, la fabrique de lits en fer de M. Leclerc qui a un écoulement important en Algérie, la Tambourine, grands ateliers de clouterie, pointes, chaînes, etc.

À la grande fonderie de Bussy, les jeunes normaliens ont fait une promenade des plus intéressantes à travers ces magnifiques ateliers de moulage et de construction qui sont l’honneur de la vallée de la Marne. Un volant de 50,000 kilogrammes, que des ouvriers étaient occupés à assembler, a attiré spécialement l’attention des Arabes par ses extraordinaires dimensions. Il a 9 mètres de diamètre, 1m,70 de largeur de jante. Une petite dynamo actionnant un taraud excite leur admiration, et ils se font expliquer en détail le fonctionnement de cet appareil qu’il ne connaissent que théoriquement. Ils assistent à la coulée d’une pièce de 7,000 kilogrammes. Après quoi, collation dans une des grandes salles de l’usine, et toasts.

À Usne-le-Val, le maire a eu l’aimable idée de convoquer un bon nombre d’instituteurs de la Haute-Marne pour l’aider à recevoir les Algériens. Au nom de ses élèves, M. Estienne répond ainsi aux compliments de bienvenue :

En vous remerciant, messieurs, permettez-moi de vous dire de quel précieux encouragement sera pour nous la sympathie que vous daignez nous témoigner.

Dans nos communes de France, vous remplissez un véritable apostolat, messieurs les instituteurs ; songez cependant combien plus diffielle et plus lourde est la tâche de vos collègues d’Algérie, qui se sont voués à la mission aussi noble que pénible d’instruire la jeunesse indigène. Avez-vous pensé à ce qu’il faut d’esprit de sacrifice et d’ab négation, de persévérance et d’opiniâtreté, pour vivre sur les confins du Sahara, sur les Hauts-Plateaux ou au pied du Djurjura, au milieu de tribus que l’instituteur est souvent des premiers à visiter, et – у vivant — pour conserver, malgré tout, dans l’œuvre à laquelle on est associé, cette foi robuste, cette confiance en l’avenir qui préserve de tout découragement ?

Et ici, messieurs, je ne sépare pas les jeunes maîtres arabes et kabyles que vous voyez devant vous de ces dévoués instituteurs, enfants de notre France métropolitaine, qui chaque année viennent à nous, nous apportant, avec leur jeunesse et leur robuste santé, l’expérience qu’ils ont déjà acquise, et mettant tout cela sans compter au service de la plus belle et de la plus désintéressée des causes : celle de la civilisation.

Tous n’ont d’autre préoccupation que de répandre, avec la langue française, nos idées et notre esprit, et de nous gagner, par la douceur, la persuasion et l’exemple, le plus de cours possible, en les faisant battre à l’unisson des nôtres.

Vous voyez, messieurs, que les ouvriers d’une telle œuvre méritent bien vos sympathies. Soyez persuadés d’ailleurs que l’accueil si charmant que vous nous avez fait sera pour eux le cordial qui réconforte, la récompense qui stimule. C’est dans cette pensée que je propose de lever notre verre à l’union des instituteurs de France et d’Algérie.

D’Osne-le-Val, on arrive quelques minutes après dans la cour des usines du Val-d’Osne. Immédiatement, sous la conduite de M. Vigneron, directeur, commence la visite des ateliers. Le splendide et peut-être unique magasin des modèles de statues intéresse énormément les Algériens, qui s’extasient devant cette belle collection comprenant de superbes spécimens de l’art du fondeur statuaire. Ils admirent surtout les magnifiques taureaux et chevaux dont la reproduction figure dans les jardins de S. M. le Sultan à Constantinople.

À Joinville, les visiteurs s’arrêtent devant la statue de Jean, sire de Joinville, dont ils connaissent l’histoire. M. Estienne leur explique le sens des bas-reliefs qui ornent le socle de la statue, et leur fait remarquer la hauteur qui domine la ville et sur laquelle s’élève le château du chroniqueur de Saint-Louis.

Le lendemain, visite aux belles usines de fonderie de Somme voire, qui comptent parmi les premières de France. Tous les ouvriers sont à leur poste, et s’offrent gracieusement à donner aux jeunes Algériens tous les renseignements sur les différents travaux qu’ils exécutent. Et ceux-ci ne se font pas faute d’interroger. Après les ateliers, les vastes magasins contenant les modèles ; les richesses artistiques accumulées dans ces salles émerveillent nos jeunes gens ; on leur explique la pensée du regretté fondateur de l’usine, M. Durenne, qui avait voulu, le premier, et plus que personne, contribuer à répandre les plus belles œuvres de la statuaire et de l’ornementation, en les mettant à la portée de la bourse des plus modestes ménages.

Là encore, chaude réception après la visite de l’usine. Discours éloquents de part et d’autre, tous les cœurs sont émus. À un moment, les jeunes Algériens se groupent, et, au milieu d’un grand silence, chantent la première strophe de la Marseillaise, avec une chaleur qui est très remarquée et porte au plus haut degré l’enthousiasme des assistants. Ceux-ci se mêlent aux Arabes et les accablent de questions et de protestations d’amitié. De cordiales poignées de mains sont échangées et l’on se sépare les uns des autres à regret.

Les mêmes scènes se répètent à Brousseval, où la caravane est amicalement reçue par M. Duvaus, directeur des usines, le fils de l’ancien ministre de l’instruction publique ; à Vassy, dans la sous-préfecture, où le sous-préfet lui souhaite la bienvenue en termes charmants ; à la forge d’Eurville, à la grande fabrique de construction des machines agricoles de Chamouilley, aux hauts fourneaux de Marnaval. Ici, nos Algériens sont dans l’émerveillement. Le directeur leur fait voir successivement, en leur donnant les explications nécessaires, le creuset d’un haut-fourneau qu’il vient de remettre à neuf, en pleine marche, les appareils à air chaud, le monte-charge hydraulique, le port où trois énormes grues hydrauliques déchargent nuit et jour des centaines de tonnes de matériaux, les salles des machines soufflantes, etc. Par une attention des plus gracieuses, le directeur a fait retarder la coulée tout exprès pour permettre à la caravane d’y assister ; les jeunes Algériens sont en extase devant ce fleuve de feu qui illumine tout l’espace.

Le dernier jour, M. Albin Rozet a ramené la caravane chez lui, dans son domaine du Closmortier. Un dernier repas la rassemble autour de sa table. Après quelques paroles de remerciements et d’amitié échangées de part et d’autre, l’un des Algériens, le jeune Kabyle Mokhtar-ben-El-Hadj-Saïd, se lève et, s’adressant à leur hôte, M. Rozet, prononce le petit discours suivant :

Mes camarades m’ont fait l’honneur de me désigner comme leur interprète pour vous remercier de l’excellent accueil que vous avez bien voulu nous faire.

Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que vous nous témoignez votre sympathie, et la belle défense que vous avez portée à la tribune de la Chambre nous a montré combien vous vous intéressiez à nous et combien vous nous aimiez.

Quant à la France, notre position actuelle nous permet difficilement de lui témoigner notre reconnaissance ; mais, le jour où nous serons à son service, le jour où la noble mission d’instruire la jeunesse algérienne nous sera confiée, nous tâcherons de l’accomplir avec zèle, nous montrant aussi dignes d’être ses enfants.

Quant à vous, monsieur Rozet, je ne me sens pas de force à vous exprimer nos sentiments. Nos cours vous sont ouverts ; vous n’avez qu’à y lire.

Cependant, en prononçant cette parole, tant de fois répétée, aussi bien dans nos chaumières et sous nos tentes que sur les champs de bataille par nos vaillants Turcos, je crois me résumer. Mes amis, criez avec moi : Vive la France ! Vive M. Rozet ! Vive Saint-Dizier et sa population si sympathique et si hospitalière !

Cette allocution part du caur ; des larmes brillent dans les yeux de tous ces jeunes gens. Le moment du départ est arrivé. De nombreux amis accompagnent la caravane jusqu’aux wagons. Les mains se croisent dans de longues étreintes et le désir de se revoir se manifeste en de riants projets. Le sifflet retentit. Dominant à peine leur trouble, les Algériens se sont levés, un cri unanime domine les premiers ébranlements du train : « Vive M. Rozet ! Vive la France ! » Longtemps les chechias rouges s’agitent aux portières dans une mimique expressive.

Belles et bonnes journées dont le souvenir sera certainement fécond.