Une visite au prince du Montenegro

Une visite au prince du Montenegro
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 5 (p. 646-663).
UNE VISITE
AU PRINCE DANILO


Dans les premiers jours du mois d’avril 1856, je me trouvais à Scutari. Le consul de France, qui devait se rendre auprès du prince Danilo, m’offrit de l’accompagner, et je saisis avec empressement l’occasion de gagner sûrement le Monténégro et de voir le chef de ce petit pays, qui occupe en ce moment l’attention de l’Europe. Je venais d’arriver en Albanie, j’avais à peine commencé l’interminable série de tasses de café que tout voyageur doit subir en Turquie ; je n’avais encore vu des Albanais que leurs ceintures, véritables arsenaux de pistolets, de yatagans, de cartouchières et de poignards ; j’avais seulement reconnu que je n’étais plus en Europe, quoi qu’en dise la géographie. J’étais transporté au milieu de populations primitives et guerrières. L’escorte que Mahmoud-Bey, gouverneur d’Antivari, nous avait gracieusement envoyée, à mon ami[1] et à moi, pour nous conduire à Scutari, nous avait, en guise d’hommage, gratifiés de coups de pistolet tout le long de la route. Nous avions été suivis longtemps par un Albanais au teint de bronze, qui montait un cheval gris de fer, assis fièrement sur sa selle turque, vêtu de la fustanelle blanche et de la veste rouge brodée de noir. Jamais Albanais ne prend le pas sur ceux qu’il respecte, s’ils ne lui font un signe qui l’y autorise. Sur l’avis du chef de notre escorte, mon ami fit ce signe. Aussitôt l’Albanais enleva son cheval, partit à bride abattue, et au mi lieu de sa course effrénée déchargea et rechargea successivement ses pistolets. Jusqu’au moment où l’homme et le cheval disparurent dans les gorges de la montagne, les coups de feu retentirent. C’était le plus grand honneur qu’il crût pouvoir nous rendre. Je compris qu’en ce pays ce n’est plus la parole qui est l’expression de la pensée, c’est la poudre ; elle s’enflamme pour marquer l’amitié ou le respect, la crainte ou la colère ; elle salue, récompense et punit. Ces Albanais me paraissaient déjà intéressans ; mais les Monténégrins, plus sauvages, devaient me le paraître davantage.

L’extrémité méridionale du Monténégro est séparée de l’Albanie par le lac de Scutari, Rieka est la ville monténégrine la plus rapprochée. On peut aller de Scutari à Rieka par le lac ; la traversée dure dix heures. Nous partîmes, le consul, mon ami et moi, par une belle matinée d’avril. Une de ces lourdes embarcations appelées londra, montée par dix rameurs, nous attendait sur la Bojana, rivière qui sort du lac pour tomber dans l’Adriatique auprès de Dulcigno. À côté de nous se plaça, tantôt debout, tantôt assis, un envoyé du prince Danilo, magnifiquement armé et vêtu ; devant lui, un des cuvas ou gardes d’honneur du consulat était employé au service des chibouques. Après quelques coups de rame, nous entrâmes dans le lac.

Le lac de Scutari a pour ceinture et pour rempart de hautes chaînes de montagnes. C’est un des nobles spectacles qui, dans cette même Albanie, transportaient l’imagination de lord Byron. Ces lignes rocheuses, ici couvertes d’une neige éclatante, la sombres comme les troncs vieillis des forêts ou fauves comme le plumage des aigles, se détachent sur le bleu limpide de l’air avec cette harmonie puissante qui est le secret de la nature. Au pied d’une de ces montagnes, on voit une église chrétienne, bâtie par Hélène, reine de Servie, et quelques villages catholiques qui ont maintenu au nom du Christ leur indépendance, ne payant à la Sublime-Porte d’autre redevance que le secours de leurs armes dans les guerres contre le Monté négro. À gauche, les rochers et les montagnes s’élèvent à pic ; les flancs arides de la chaîne des Schestaney, défendus par des tribus belliqueuses, arrêtent de ce côté les invasions des Monténégrins. En face, les Montagnes-Noires, d’où le Monténégro tire son nom, annoncent un pays sauvage et aride.

Les îles du lac attirèrent aussi nos regards. Voici Vranina, qui n’est qu’un rocher, mais la hauteur de ce rocher en fait un poste d’observation militaire d’où l’on reconnaît les moindres mouvemens des Monténégrins ; voici Zabliack, dominé par une forteresse qu’a rendue célèbre la guerre de 1852. Au fond d’une baie, on distingue le petit koulé ou poste de Kramassou qu’Osman, pacha de Scutari, établit en 1846 pour commander l’embouchure de la Rieka. Nous abordâmes à l’île d’Alessandra. Elle était gardée par une compagnie de bachi-bozouks épirotes. Dès que leur chef, Mustapha-Aga, reconnut le pavillon français, il dépêcha vers nous un de ses lieutenans, qui nous souhaita pompeusement la bienvenue et nous invita à nous reposer dans sa maison. On ne se doute guère en France de l’autorité que peut s’acquérir en Orient le consul d’une grande nation, s’il est résolu, courageux, et s’il s’entoure avec soin de tout l’appareil de la puissance, de toutes les marques de la dignité extérieure. Qu’il impose et qu’il se fasse redouter, les Turcs comme les chrétiens se lèveront sur son passage et le salueront avec humilité ; il ne rencontrera que la soumission ; les soldats lui porteront les armes. Ces petits hommages ont une grande importance chez les Turcs, qui, peu enclins à aimer les étrangers, ne les respectent que s’ils les craignent. Pendant que nous descendions à terre, cent ou cent cinquante bachi-bozouks s’échelonnèrent sur les rochers. Ils étaient vêtus de grandes tuniques de laine blanche et tenaient à la main le long fusil albanais ; leurs ceintures étaient chargées de pis tolets. Mustapha-Aga, reconnaissable à sa veste de drap rouge ornée de broderies noir et or, s’avança à pas comptés jusqu’au pied des rochers, et nous fit le salut oriental dans toutes ses règles courtoises. À peine le consul eut-il répondu, que tous les bachi-bozouks imitèrent fort noblement les gestes solennels de leur chef. Aux premiers pas que nous fîmes, trois décharges firent vibrer l’air et sonner les échos, démonstration amicale, mais très désordonnée ; les balles venaient siffler autour de nos oreilles. Singulier spectacle que celui de ces hommes ! La poésie se mêlait à la prose. Quatre ou cinq, à trente pas de nous, égorgeaient des agneaux, les dépouillaient, les enfourchaient dans des branches, les livraient à des flammes improvisées, et plus loin, à l’écart, un autre accomplissait à la face du ciel, sous un soleil implacable, les majestueuses cérémonies de la prière musulmane.

Nous nous reposâmes pendant une heure dans la petite maison grise de Mustapha-Aga, posée en vedette sur la pointe la plus haute de l’île. Au moment de partir, le consul me montra la forteresse de Zabliack. « Vous voyez, me dit-il, ce point blanc à l’horizon ; c’est de là, à mon sens, qu’est sortie la guerre d’Orient. — Vraiment ? dis-je quelque peu étonné. — C’est un paradoxe, mais c’est peut-être une vérité. Les Monténégrins ont surpris ce fort en 1852. Omer-Pacha a fait marcher contre eux toutes les troupes qu’il a pu rassembler. L’Autriche s’est interposée ; elle a envoyé à Constantinople M. de Leiningen. Vous savez que la mission de M. de Leiningen réussit ; mais vous ignorez peut-être que l’Autriche et la Russie avaient envoyé à ce propos des commissaires en Albanie, dont l’un était le colonel Kalich et l’autre le colonel Kovalevski ; vous ignorez peut-être que, la Porte ayant consenti à la suspension des hostilités, l’envoyé autrichien fut averti sur-le-champ et stipula avec Omer-Pacha en faveur du Monténégro, tandis que l’envoyé russe, ne sachant rien, arriva trop tard aux conférences. L’influence de l’Autriche sur la Turquie se trouva donc bien constatée. À ce moment reparut la question des lieux-saints. N’est-il pas vraisemblable que le tsar, voyant la Porte céder si aisément aux injonctions de l’Autriche, en conclut que la Porte ne résisterait pas à celles de la Russie, appuyées sur des arméniens formidables ? De là la mission Menchikof. Sans la prise de Zabliack, il n’y aurait pas eu de mission Leiningen ; sans la mission Leiningen, le prince Menchikof eût-il été si emporté ? C’est peu vraisemblable ; qu’en dites-vous ? — Je n’en sais rien, répondis-je ; mais je vous accorde que le rapprochement est spécieux. » Le consul me contait cela pendant que nous descendions au lieu d’embarquement. Une nouvelle fusillade salua notre départ.

Notre embarcation s’engagea bientôt dans les eaux de la Rieka. Nous étions dans le Monténégro. Au premier coup d’œil, je reconnus que j’avais quitté le paresseux empire du croissant. La Rieka, gracieux ruban qui borde le pied des Montagnes-Noires, était sillonnée débarques de pêche. Les femmes, loin d’être comme en Turquie voilées et inactives, manœuvraient les rames avec une vigueur sur prenante ; les hommes disposaient les filets. Sur les pentes rocheuses, le long des sentiers pratiqués dans la pierre, serpentaient en chantant de petites caravanes. Les costumes, les tournures me frappaient d’étonnement. La perspective se resserrait entre les monts à mesure que nous avancions dans les détours de la rivière au milieu d’herbes et de nénuphars, rencontrant çà et là quelque pélican qui se prélassait dans l’ombre et la fraîcheur avec cet air contemplatif que reproduisent si bien les oiseaux hiéroglyphiques des Égyptiens. Un angle subit de la montagne semble fermer la rivière, mais ce n’est qu’un défilé, et quand on l’a franchi, la nature, jusqu’alors sombre et sauvage, apparaît tout à coup gracieuse, souriante et animée. Riche verdure, lotus blancs et roses, champs de culture séparés par des haies d’aubépine, la plus fraîche végétation qui se trouve dans ce Monténégro dont la stérilité est proverbiale, cet aimable paysage est l’avenue de la ville de Rieka. Le Monténégrin qui nous accompagnait déchargea ses pistolets et poussa des cris d’appel ; de tous côtés, il lui fut répondu avec la même éloquence. Un nouveau détour de la rivière nous montra les toits échelonnés et le petit quai de la ville monténégrine.

Le secrétaire français du prince vint au-devant de nous ; il nous installa dans les deux maisons les plus belles du pays. Je fus logé chez un sénateur qui, avec toute sorte de bonne grâce, me présenta un morceau d’ail pour tout rôti et un quartier de fromage pour tout supplément. Sans le maître d’hôtel du prince, j’aurais fait maigre pitance chez un peuple si frugal. Du reste, la petite maison était neuve, en pierre, avec des contrevens verts, et j’aurais pu me croire dans un cottage de la vieille Angleterre, si les costumes extraordinaires que je voyais passer et les détonations d’armes à feu que j’en tendais sans cesse ne m’eussent rappelé les Monténégrins. Ils surent bientôt, grands et petits, notre arrivée, et les visites furent nombreuses ; nous ne pouvions l’échapper. Dans leur désir de nous serrer la main et de nous appeler les bienvenus, ils auraient brisé notre porte, si nous l’avions défendue. Même pendant notre toilette, il nous fallait recevoir les amis de notre hôte, et, s’il faut dire le mot, je changeais de pantalon quand le frère même du prince, le brave Mirko, entra chez moi. Cette occupation lui parut naturelle, et sans plus d’embarras il s’assit sur un coffre adossé au mur. Il était accompagné de sept ou huit Monténégrins d’une taille si élevée que j’étais comme Gulliver dans l’île des géans. Dirai-je leur curiosité naïve et insatiable ? Ils firent un véritable voyage autour de ma chambre ; ils y mirent l’attention la plus minutieuse, touchant à tout, s’informant de tout, questionnant sur le moindre objet, m’accablant de pourquoi. Pour Mirko, il restait immobile et majestueux sur son coffre ; son impassibilité ne se démentit qu’au moment où notre cavus prit le fusil de mon ami pour le nettoyer. Ce fusil venait de chez Lefaucheux. Les yeux de Mirko brillèrent ; il se leva subitement, s’en empara, l’examina avec un soin extraordinaire, s’en fit expliquer le système, l’ajusta, demanda qu’il fût chargé, nous pria vivement de lui indiquer un but par l’ouverture de la fenêtre, tira et atteignit l’objet désigné. Ce coup de feu mit nos visiteurs sur le chapitre de la guerre ; ils nous montrèrent successivement leurs yatagans. « Cette arme, disait Mirko, a tranché neuf têtes de Turcs, en commençant par celle du Turc à qui je l’ai prise. — Celle-là, disait un autre, a coupé neuf têtes au combat de Podgoritzai, » En les écoutant, je songeai à leurs voisins. À quelques pas de là, l’Ottoman dort sur son tapis, les jambes croisées, le chibouque à la main, rêvant, à quoi ? à la fumée qui en sort. Son sourire est impertinent ou hébété. Près de lui vit le Monténégrin ; son rire est franc et vif, il est agile, actif, inquiet de l’avenir, impatient, naïf, curieux, et son langage a de la grandeur.

Bieka compte tout au plus deux cents feux. En France, ce serait un village ; au Monténégro, c’est une petite ville, chef-lieu de la nahia, c’est-à-dire du département. Le prince Danilo et sa femme en aiment le séjour ; ils quittent souvent pour Rieka leur capitale de Cétigné, et, grâce à cette faveur, Rieka s’embellit et se civilise. Elle possède un quai solidement construit entre la maison du prince et la plaine qui ouvre le chemin du midi. J’ai vu poser la première charpente d’un pont, ce qui donne à penser qu’il sera achevé. Les alentours sont bien cultivés ; on parle même d’une école où les fils des Monténégrins apprendraient autre chose que le maniement du pistolet et du yatagan.

À l’extrémité du quai, et dans l’endroit le mieux aéré, s’élève l’habitation princière. Elle regarde d’un côté la rivière et de l’autre l’a ville. On ne peut venir de Scutari à Rieka sans passer sous l’étroite terrasse qui s’étend, en forme de rotonde, devant cette habitation. Sur la plate-forme, un des soixante-deux attachés à la personne du prince, c’est-à-dire un des soixante-deux hommes les plus robustes et les mieux taillés qui puissent se rencontrer, monte fièrement la garde en costume de Monténégrin sur pied de guerre. Sa présence indiquait que le chef se trouvait à Rieka.

J’avais été prévenu que Danilo sortait tous les jours vers cinq heures et s’entretenait, pendant sa promenade, avec ceux de son peuple qui avaient une demande à lui faire. Je n’eus garde de manquer l’heure. À ce moment, il se fit dans la foule assemblée autour de la maison du prince un mouvement subit de silence et de respect extraordinaire. Ce peuple primitif gardait dans sa déférence et ses saluts quelque chose d’imposant : tout profonds qu’ils étaient, ces saluts n’étaient point humbles. Les récits bizarres, affirmes par les uns, démentis par les autres, que j’avais entendus sur le compte de Danilo, et qui me le représentaient comme une sorte de Barbe-Bleue, me donnaient une vive impatience de le voir en personne. Il est petit ; mais pour reconnaître tout d’abord que le knèze du Tsernogore et des Berda, comme on l’appelle dans ses montagnes, n’est pas un homme ordinaire, il suffit de voir avec quel art et quelle science il compose ses manières pour faire bien comprendre à son peuple que lui, Danilo Pétrovitch Niegosch, est légitimement et indubitablement le premier, le seul puissant parmi tous. Il passait au milieu des siens d’un pas calme et mesuré, avec une dignité élégante qu’ennoblissait encore un air sombre et rêveur. S’il était possible que le prince eût lu Shakspeare, on jurerait qu’il forme son maintien sur le modèle du mélancolique amant d’Ophélie. On croirait voir Hamlet en armes se rendant aux murailles d’Elseneur. Il met en scène sur sa figure son désir profond et violent d’être reconnu comme prince sérénissime du Monténégro, indépendant du grand-seigneur. Son regard annonce la volonté. On comprend l’ardeur aventureuse que cet homme communique à ses montagnards quand il les pousse contre le Turc.

Je le vis bientôt rendant la justice. Le tribunal, c’est le chemin ; l’horloge, c’est le soleil ; le siège, c’est la première grosse pierre venue, à moins qu’un voisin n’apporte un escabeau. Les défenseurs d’office sont pris parmi les gens qui suivent le prince, sénateurs ou non. Ce jour-là, deux hommes se présentèrent d’un air suppliant. Le prince s’arrêta, les considéra, s’assit au bord de la route sur un petit tertre, fit allumer son chibouque et écouta. Durant toute la dispute, sa figure resta impassible. Après une heure de débats, comme le crépuscule se répandait par-delà les monts, il décida du juste et de l’injuste. Ce que j’admirai, ce fut la soumission avec laquelle les deux parties acceptèrent la sentence : il semblait que Dieu même eût prononcé. Le prince reprit sa promenade, et joua de nouveau avec un superbe naturel son rôle de héros de légende.

Danilo a vingt-neuf ans. Il règne depuis quatre ans. C’est le 31 octobre 1851 qu’est mort le vladika Pierre Pétrovich Niegosch, dans une des chambres du monastère où siégeaient, depuis longues années, les princes-évêques du Monténégro. La veille de sa mort, les principaux chefs monténégrins étaient réunis à son chevet. « J’ai fait, dit-il, trois copies de mon testament ; la première est à Vienne, la seconde à Saint-Pétersbourg, la troisième à Raguse. Je vous avise que j’ai choisi pour mon successeur mon neveu Danilo, le même que j’ai envoyé à Vienne pour achever son éducation. Je prononce l’anathème contre celui qui manquerait à mes dernières volontés. Je veux que mon testament soit lu à tous les chefs du pays, assemblés solennellement à Cétigné. » Le prince-évêque ayant expiré, le sénat chargea deux périanigs (sénateurs) de chercher à Raguse, au consulat de Russie, le contenu du testament. En même temps, deux cents députés des hameaux et villages monténégrins descendirent de leurs rochers ; ils attendirent dans la plaine de Cétigné. Quand les envoyés furent de retour, le secrétaire Milakovitch leur lut à haute voix le testament. Pero Tomaso Pétrovitch, frère du prince défunt, fut nommé gouverneur jusqu’à l’arrivée de Danilo. Tous les députés s’inclinèrent devant les volontés du dernier vladika, et ils s’en firent les messagers par toute la contrée.

La première jeunesse de Danielo s’était passée dans le vagabondage à travers les montagnes du pays, et sans doute il s’était aventuré plus d’une fois dans les luttes si fréquentes contre le Turc. Cette vie nomade lui valut une connaissance parfaite des mœurs, du caractère, des qualités et des défauts des Monténégrins, ses compagnons d’alors qui devaient devenir ses sujets. À vingt ans, la culture de son esprit se bornait à l’histoire et aux légendes du pays, aux chansons héroïques des Monténégrins et des Serbes. Il savait, comme tout Monténégrin bien né, que la Russie investit et pensionne les chefs du pays, que la prudence commande de ménager l’Autriche, puissance limitrophe, mais qu’en revanche la haine contre le Turc, la haine implacable, altérée de vengeance, est consacrée par la tradition, peut-être même par les lois, et qu’il est beau de trancher une tête d’Ottoman, de la rapporter en triomphe à Cétigné, de toucher la prime que le trésor payait alors au glorieux meurtrier. Je doute qu’aujourd’hui, malgré ses voyages dans les pays civilisés, Danilo en sache beaucoup plus long. Cependant le séjour de Vienne, où le vladika son oncle l’avait envoyé peu de temps avant sa mort, lui a donné quelques notions de la civilisation moderne et montré d’autres institutions que celles de son pays. Dès que Milakovitch vint lui annoncer que Pierre Pétrovitch l’avait choisi pour son successeur, dans les premiers jours de décembre 1851, le prince partit de Vienne et fut à Cattaro le 15 du même mois. À peine arrivé dans Cétigné, sa capitale, il fit preuve de volonté. Le sénat était réuni. Tomaso Pétrovitch, frère de l’ancien vladika, oncle et tuteur du nouveau, présidait l’assemblée. Danilo demanda qu’on lui remît le pouvoir. Tomaso refusa, sous prétexte qu’il n’était pas encore capable de diriger personnellement les affaires ; Danilo déclara énergiquement qu’il se sentait capable, qu’il avait droit au pouvoir, et qu’il l’exigeait. Les assistans s’interposèrent, et les choses restèrent suspendues pendant quelques jours, jusqu’à l’arrivée d’un ordre du tsar Nicolas, qui enjoignait aux Monténégrins d’exécuter le testament. Les plus hostiles obéirent ; le président du sénat lui-même se soumit à l’ordre suprême. Tous les chefs des montagnes se réunirent et tinrent une diète semblable à celles qui s’assemblaient dans l’ancienne Pologne ou dans l’ancien empire des Magyars. C’était le 13 janvier. Milakovich lut à haute voix la proclamation du tsar, et Danilo reçut les hommages de l’assemblée. « Je jure, s’écria-t-il, de me consacrer tout entier au bien du pays, » et de joyeuses et sonores fusillades racontèrent aux échos des rochers, aux pâtres, à tous les habitans des nahias, que Danilo Niegosch était reconnu chef de la tribu, tribu de plus de cent mille âmes, dont vingt mille guerriers accomplis.

Danilo se sentait peu fait pour être évêque. Il annonça immédiatement son départ pour la Russie, sachant bien que rien dans la constitution monténégrine ne pouvait se modifier sans la consécration du tsar, et prétextant la nécessité d’aller accomplir les cérémonies de l’investiture. Il confia le gouvernement à son oncle ; en même temps il déclara biens nationaux des sommes importantes placées dans les banques étrangères et faisant partie de la fortune particulière de l’ancien vladika. Cet acte de munificence, extraordinaire au Monténégro, lui concilia tous les cœurs. Ayant ensuite visité les couvens de ses montagnes, comme pour se préparer à la dignité épiscopale, il partit dans le courant de février 1852. Cependant à ce moment même de sérieuses hostilités éclataient sur les frontières turques de Spuza et de Podgoritza ; Omer-Pacha, qui parcourait l’Herzégovine et la Bosnie, regardait d’un œil impatient les cimes arriérés du Monténégro, et, du haut de sa forteresse de Rosapha, Osman-Pacha, tant célébré dans les chansons modernes de l’Albanie, concevait des projets belliqueux contre les hommes du Karadak ([2].

Arrivé à Varsovie, le jeune chef s’entretint avec le maréchal Paskiévitch et lui laissa entrevoir ses projets. « Ma plus grande ambition, lui dit-il, est de rétablir l’ancienne constitution du pays, de séparer le pouvoir politique du pouvoir religieux[3]. Votre excellence ne pense-t-elle pas qu’il faut à un état belliqueux un prince séculier qui puisse commander l’année, diriger une expédition et combattre ? » Le maréchal ne pouvait guère répondre nettement à cette question un peu brusque, mais il appuya auprès de l’empereur les propositions de Danilo. L’empereur Nicolas, qui comptait se brouiller avec le sultan, comprit aisément que les Monténégrins, sous un chef militaire, pourraient, dans l’occasion, faire à son profit une diversion utile. Il consentit, et pour donner au changement de la constitution une apparence de légalité, M. de Nesselrode envoya le colonel Kovalevski, avec le titre de commissaire provisoire, pour consulter le vœu de la population. Le colonel interrogea avec respect le sénat, assembla les vieillards, les flatta en les questionnant, et, les ayant gagnés à force de caresses, obtint sans peine l’assentiment du peuple. Après quelques lettres diplomatiques échangées entre la Russie et l’Autriche, Danilo reçut à Saint-Pétersbourg l’investiture de prince régnant du Monténégro et des Berda, avec les insignes de Saint-Stanislas.

Danilo repartit pour ses états vers la fin de juillet. Pendant son absence, son oncle Pero Tomaso avait ourdi contre lui une conspiration ; mais George Pétrovitch, un des puissans du pays, avait de joué bravement le complot. Tout était remis en ordre, et Danilo eut l’habileté de paraître ignorer les menées de son oncle. Il arrivait la tête remplie de ses idées de réforme. Préoccupé d’abord des besoins matériels, il fit tracer de Cattaro à Cetigné, à travers les rochers, une route qui doit se continuer jusqu’à Rieka. Il agrandit sa capitale. Il songea à faire des lois, et il prouva, ce qui était plus difficile, qu’il saurait les faire exécuter. Son conseil prépara un nouveau code pénal que les vieillards adoptèrent, parce qu’il renouvelait les principales lois établies jadis par Pierre Ier ce vladika que les chansons monténégrines appellent saint et homme de génie. Le jour de la nativité de la Vierge, en novembre 1852, une réunion populaire fut convoquée de nouveau dans la plaine de Cétigné pour entendre la lecture du nouveau code et en proclamer solennellement la validité. La cérémonie fut imposante. Le prince jura sur la croix et sur les livres saints de se dévouer exclusivement aux intérêts du Monténégro, et les vieillards s’engagèrent envers lui par le serment le plus inviolable. Les députés des nahias s’inclinèrent successivement devant le jeune prince ; il attacha à leurs berrettas nationales l’aigle à deux têtes entourée d’une inscription qui proclamait ses titres. Sans doute ces députés eurent peine à reconnaître dans le prince sérénissime leur ancien compagnon, qui allait dans les montagnes buvant et chantant, et maraudait avec eux sur la terre d’Albanie. Le nouveau code pénal fut mis en vigueur. Récemment encore dans tous les pays d’alentour, en Dalmatie, en Herzégovine, aux bouches de Cattaro, Monténégrin voulait dire pillard ; jamais un négociant de Zara ou même de Cattaro n’eût osé s’engager dans les sombres défilés du Monténégro. Aujourd’hui, quand on n’est pas Turc, on peut s’y aventurer. Des voleurs ont été arrêtés et bâtonnés pour un délit qui jusqu’alors avait été considéré comme un usage.

Cependant l’ambition de Danilo n’était pas satisfaite ; il aspirait à faire reconnaître son pavillon par toutes les puissances. Il fit des ouvertures à ce sujet à M. de Meyendorff, qui représentait la Russie à Vienne ; mais il reconnut que le moment n’était pas encore venu. La Sublime-Porte, qui prétend à la suzeraineté du Monténégro, n’était pas restée indifférente aux changemens accomplis, avec la protection du tsar, par son jeune vassal ; elle avait adressé aux ministres des puissances un mémorandum sur les empiétemens de la Russie dans le Monténégro. Elle s’inquiéta aussi d’un mariage projeté entre Danilo et une princesse de Servie.Comme les combats partiels continuaient sur les frontières, huit mille hommes de troupes furent répartis entre Vaslidia, Gasko, Trebigne et Mostar ; Omer-Pacha arma de nouveau les rayas, qu’il avait désarmés l’année précédente, et appela à lui Osman, pacha de Scutari. La guerre s’annonçant, le prince dut songer que chez lui, comme chez les nations civilisées, le vrai nerf de la guerre c’est l’argent, et il ne commit pas l’imprudence de se laisser prendre au dépourvu. Proposer l’adoption d’un impôt au Monténégro était un acte bien hardi. Danilo réussit pourtant à persuader les vieillards et les chefs des nahias. L’impôt fut établi et accepté sans exciter de murmures. Les plus riches familles payèrent six florins, les moins fortunées quatre, et les pauvres un seul. C’était, comme on voit, une sorte d’impôt sur le revenu.

Du 23 au 24 novembre 1852, par une nuit ténébreuse et par une pluie battante, trois cents Monténégrins s’avancèrent sans bruit jusqu’au fort de Zabliack, sur la Moratcha, à l’extrémité du lac de Scutari. Ils s’attendaient à une vive résistance. D’après les ordonnances militaires, la garnison devait être de cent hommes au moins ; mais telle était l’incurie des Turcs avant la guerre d’Orient, que pour tous défenseurs les assaillans ne trouvèrent dans cette position si importante qu’une quinzaine de Turcs endormis. Zabliack et son village tombèrent ainsi au pouvoir des Monténégrins, À cette nouvelle, Danilo descendit promptement de ses rochers, entra à Zabliack, et envoya partout, dans les districts du Monténégro proprement dit et des Berda, des messagers pour proclamer la guerre : « Que tous ceux, disaient ces messagers, qui ne sont pas nécessaires à la défense des frontières du nord et de l’est, c’est-à-dire de l’Herzégovine, descendent aux rives de la Moratcha ! » De son côté, Osman-Pacha fit retentir les canons de sa forteresse de Scutari pour appeler aux armes les Turcs d’Albanie. Ainsi commença la guerre. La Russie y poussa-t-elle Danilo ? Il serait puéril d’en douter. Danilo se montra alors guerrier intrépide, lutteur acharné, ennemi implacable. Un jour il lança un décret d’exil contre tous ceux qui, en état de porter les armes, ne défendraient pas la patrie. On vit alors, parcourant les de filés, gardant les issues, prêts à donner l’alarme, les enfans mêmes. La veille de la première bataille en plaine soutenue par les Monténégrins, on ne trouvait dans tout l’intérieur du pays que les femmes, les enfans trop faibles, les vieillards trop courbés.

De lutte en lutte, d’escarmouche en escarmouche, Danilo arriva à maintenir la guerre et à occuper le Turc pendant plus d’une année. Il avait perdu Zabliack dans le mois de janvier 1853. Omer-Pacha crut le moment venu de diriger de rudes attaques, mais il dut s’étonner de l’habileté et de la tactique que révélaient les manœuvres des ennemis, et reconnaître avec amertume que, si c’étaient des espèces de guérilleros, forts des défilés et des escarpemens de leurs montagnes, ils étaient commandés par un vrai capitaine. Danilo était partout, la veille dans une nahia des tribus alliées de la Piperska, aujourd’hui dans Bielawpawlitska, demain à Cétigné. Il poussait la guerre avec une décision remarquable. Un jour, voyant le triste état des finances, il donna à la tribu son patrimoine tout entier, et faisant un héritage de 20,000 sequins, il les employa à augmenter la solde des vieillards et des périanigs, qui avaient à leur charge les fa milles des guerriers. Omer-Pacha et Osman-Pacha n’avaient pas prévu que leurs troupes combinées seraient tenues si longtemps en échec par une tribu qui ne pouvait armer que vingt mille combattans. Omer-Pacha tenta alors les voies de la conciliation. Danilo reçut un jour, en date du camp de Martinisch, une proclamation adressée à son peuple sous ce titre pompeux : Proclamation aux Monténégrins du muchir Orner-Pacha, serashier de toute l’armée du grand-seigneur en Europe. Le pacha engageait les Monténégrins à la soumission, les accablait de promesses et finissait par leur demander une prompte réponse qu’il pût immédiatement présenter au grand-seigneur. Le Monténégro ne se soumit pas, et son prince multiplia de nouveau les efforts pour faire face à l’orage, qui s’annonçait terrible. Omer-Pacha commandait 20,000 hommes, et quand l’armée de Bosnie, qu’il attendait, aurait rejoint la sienne, il ferait marcher 50,000 soldats contre le petit coin du monde appelé Monténégro. L’attaque devait se faire de trois côtés à la fois.

C’est alors qu’intervint la diplomatie de l’Autriche. Le cabinet de Vienne vit avec déplaisir une si grande agglomération de troupes sur ses frontières, et, ayant en outre à se plaindre de traitemens horribles infligés à des chrétiens, elle envoya à Constantinople, avec ses pleins-pouvoirs, M. le comte de Leiningen-Westerbourg. Grâce à la fermeté de cet habile diplomate, elle obtint, entre autres concessions, le rappel immédiat des troupes d’Omer-Pacha. Elle se réserva en même temps le droit d’entrer dans le Monténégro, si Danilo continuait la guerre. Les hostilités cessèrent. Il n’y eut plus que des rencontres particulières. Le consul de France obtint même du prince, au commencement de 1855, une espèce de trêve tacite, et Danilo tint à honneur de la faire observer. Il y a six ou sept mois, quelques Monténégrins l’ayant enfreinte du côté de Podgoritza, il les fit punir et offrit spontanément aux offensés une indemnité pécuniaire. Cela dura jusqu’au mois de juillet dernier.

En 1855, Danilo s’est marié. À cette occasion, le roman prit le pas sur la politique. Danilo voulait épouser une princesse de Servie, et ce projet l’a mené plusieurs fois, à la fin de 1853 et en 1854, à Trieste et à Vienne. Là, il se civilisait de plus en plus ; ce rude guerrier des montagnes en vint même jusqu’à pouvoir danser convenablement une polka. En 1854, se trouvant à Trieste, il fut fêté et choyé par les Grecs et les Slaves qui résident en cette ville, où les grandes fortunes commerciales sont si nombreuses. Le prince prenait plaisir aux brillantes réceptions, aux repas somptueux et à d’autres splendeurs peu usitées chez les dignitaires de ses montagnes. Il connut entre autres la famille Queqvich et accepta d’elle une invitation à dîner ; ce dîner fit son mariage. Placé auprès de Mlle Darinka Queqvich, il eut pour sa voisine des attentions qui ne furent pas dédaignées, et au mois de janvier 1855 Mlle Darinka devint princesse du Monténégro avec 100,000 florins de dot. Lors qu’elle quitta Trieste pour se rendre en sa principauté, une de ses amies lui fit part de ses inquiétudes, prévoyant qu’elle s’habituerait difficilement aux coutumes d’un pays si barbare. « Ce sera ma tâche de le civiliser, » répondit la jeune femme. En effet elle introduisit au Monténégro les mœurs européennes ; le petit palais de Cétigné s’embellit, des meubles élégans furent apportés de Cattaro à dos d’homme. Il y eut résidence d’hiver et résidence d’été, des journaux entrèrent dans les salons, on reçut des étrangers ; Danilo adoucit ses manières, apprit le français, facilita de plus en plus les communications, régularisa le service de la poste, créa de nouvelles institutions.

Dans la matinée du dimanche 12 avril, le prince et la princesse nous adressèrent une invitation à dîner pour deux heures. Nous fîmes d’abord, vers midi, notre visite de présentation. Le prince était en grand costume monténégrin. Sa veste de dessous était rouge, fermée à l’épaule par une agrafe et toute brodée de l’or le plus fin. Le reste du costume était blanc. Ses pistolets d’argent repoussé et incrusté de pierreries brillaient à sa ceinture. Le seul détail qui ne fût pas suffisamment national était une paire de gants paille qu’il avait cru devoir mettre par raison d’étiquette. Son accueil fut des plus gracieux. Il parla français avec assez de facilité, — ce qui fait honneur à son jeune et intelligent professeur, M. Delarue. Il nous dit qu’il éprouvait un vif plaisir à voir des Français dans son pays, et plaisanta sur la terrible réputation qu’on lui avait faite en Europe. Quand un mot lui manquait, il le disait en slave à la princesse, qui le traduisait, et il poursuivait son discours. Sa physionomie est très intelligente. La princesse me parut charmante ; elle était habillée à la française, moins les monstrueuses exagérations que la mode a récemment adoptées ; elle portait une robe noire, et le noir sied bien à son teint d’un blanc mat. Sa taille est frêle, mais élancée et bien prise. Sans être très belle, elle est très distinguée. Ses yeux sont à la fois doux et brillans ; on-y lit cependant une certaine tristesse. J’ai ouï dire qu’elle fait beaucoup de bien aux pauvres ; c’est sans doute dans la charité qu’elle trouve les consolations dont elle paraît avoir besoin. Son esprit est cultivé. Danilo lui porte une vive affection, mais il la témoigne, dit-on, plutôt en maître qu’en amant. La légende étrangère raconte sur sa jalousie des histoires dramatiques.

Au dîner, j’eus pour voisine la sœur du prince ; c’était la seule des dames présentes qui fut vêtue en Monténégrine. Elle ne savait et ne comprenait que le slave. Le prince parla avec une gracieuse expansion, qu’arrêtèrent brusquement quelques mots de sa femme. La princesse racontait tristement au consul l’effroi qu’elle avait eu un matin que Danilo lui avait présenté six crânes de chefs turcs tués en 1852 ; ces têtes avaient été exposées, ajoutait-elle, sur la muraille de son jardin. Le prince se retourna, et lui dit d’un ton à la fois ironique et solennel : « En épousant, madame, le chef des Monténégrins, vous avez dû épouser aussi ses haines. » Je fus frappé du mouvement de ses yeux quand il prononça ces paroles. La princesse rougit, et ses lèvres essayèrent en vain un sourire. La conversation heureusement reprit, quelques momens après, son cours tranquille et gai. Le prince, en nous quittant, nous annonça qu’il passerait la soirée chez nous. Vers huit heures, la princesse eut la bonne grâce de nous envoyer le thé servi à l’allemande, c’est-à-dire copieusement garni de gâteaux et de confitures. Bientôt le prince arriva, accompagné de son seul secrétaire, et se mit à parler abondamment, en fumant le chibouque de voyage que je lui avais offert.

Danilo fit d’abord valoir ce qu’il appelle ses droits à l’indépendance ; il traça un tableau rapide de toutes les institutions utiles dont il prétendait doter son peuple le jour où il serait reconnu par les puissances. Il paraissait fonder de grandes espérances sur les discussions qui devaient, selon lui, s’élever dans le congrès de Paris au sujet du Monténégro. « Mon sort est là, » disait-il. Il revenait sur x l’histoire de son pays, et rappelait ce qui s’y trouve de glorieux et d’héroïque. Parfois il s’animait à un point extraordinaire ; ce n’était plus, il s’en faut, cette physionomie mystérieuse et sombre dont il donnait à son peuple, sur la promenade, de si belles représentations. Je n’oublierai jamais son visage et ses gestes dans cette petite chambre où, éclairé par les vagues reflets d’une petite lampe de Dalmatie, le prince du Monténégro plaidait sa cause avec ardeur et s’ingéniait à nous prouver qu’avant tout, lui et son peuple étaient Monténégrins. « Si la France connaissait mes droits, s’écriait-il, j’ai la conviction qu’elle me ferait justice. Si je n’avais écouté que mon de sir, je serais allé à Paris, j’aurais demandé une audience à l’empereur, je l’aurais pris pour juge et arbitre, et quelque chose me dit que je serais revenu satisfait.

— Prince, dit l’un de nous, permettez-moi de dire à votre altesse qu’elle fait ici de la politique de sentiment, politique qui peut être comprise, mais qui, je le crains bien, ne saurait être admise.

Le prince eut quelque peine à saisir cette distinction. — Comment ! dit-il, on ne saurait admettre que je veux être Monténégrin, que je veux civiliser mon peuple, que je refuse d’être le féal d’un sultan qui n’est pas mon légitime suzerain, que je réclame mon droit, qu’il ne faut pas que mon peuple rougisse de moi et me puisse dire : « Tu n’as pas défendu nos foyers selon l’on pouvoir et l’on devoir, tu t’es laissé abattre, tu as manqué de courage, tu es parjure à ton serment prêté devant nos chefs et sur les livres saints ? » Pourquoi cela ne saurait-il être admis ? Nous sommes petits par le nombre, mais grands par la volonté ; nous ne sommes rien en Europe, je le sais, mais ne pourrions-nous devenir quelque chose chez nous ?

— Grâce à la Russie, lui dis-je.

— La Russie ! On me reproche de l’avoir pour alliée, de suivre ses inspirations ; mais envers qui serais-je reconnaissant ? Elle seule a fait quelque chose pour moi. Pourtant, après les guerres, elle a toujours oublié le Monténégro dans les traités. J’ai confiance aujourd’hui dans la France et l’Angleterre. Je veux transformer mon peuple, j’enverrai aux écoles de France mes deux neveux. Encore un demi-siècle, et le Monténégro, si on lui veut du bien au dehors, portera son activité sur l’industrie. Il me tarde de savoir le sort que le congrès me réserve, ce que les puissances puissantes feront de moi. Elles institueront sans doute une commission qui viendra visiter nos montagnes, qui voudra connaître notre peuple, ses besoins réels, et déterminer nos frontières. J’accepterai le jugement prononcé. Ce jour-là on ne me tiendra plus pour un rebelle, pour un chef de brigands, pour un homme de mal ; ce jour-là je serai reconnu indépendant ; la guerre ne serait plus la seule joie de mon peuple et, il faut le dire, son seul moyen de vivre sur un sol qui ne peut le nourrir. Qu’on nous rende les frontières qui nous appartiennent, que nous puissions cultiver ailleurs que sur des pierres brisées ou dans les cavités des rochers, et les bras qui n’ont jamais quitté le fusil le laisseront pour des occupations plus utiles.

— On ne se déshabitue pas aisément, lui dis-je, du fusil et du sabre.

— Il faut d’abord pouvoir vivre sans cela. C’est au congrès à nous en donner les moyens. Êtes-vous sûr, ajouta-t-il tout à coup, qu’à Paris on s’occupera des Monténégrins ?

— On s’en occupera sans aucun doute ; il est même impossible qu’on ne statue pas sur la situation du Monténégro.

— Par conséquent je saurai dans deux mois au plus tard ce qu’on fait de moi, des miens, de mon pays. Je sens que ce que vous appelez la politique me conseille de ne point trop demander d’abord, de me montrer satisfait des décisions qui me seront favorables. Cependant je ne réclame que mon droit, ce qui nous appartient, ce qui est notre patrimoine national.

— Prince, dit lentement le consul, nous ne faisons ici que des hypothèses ; de même que nous pouvons conjecturer à l’avantage de votre altesse, nous pouvons conjecturer aussi à son désavantage. Ne se peut-il que dans les discussions du congrès l’habileté d’Aali-Pacha ne vous porte malheur et ne fasse incliner les décisions vers la suzeraineté de la Sublime-Porte plutôt que vers le principe de l’indépendance monténégrine, si bien défendu par votre altesse, et sur l’adoption duquel elle conçoit peut-être trop d’espérances ?

— Mais qu’arriverait-il donc alors ? demanda le prince avec une anxiété dont l’expression fut magnifique.

— Il arriverait que votre altesse verrait ajournée pour longtemps toute satisfaction de ses désirs, et qu’elle devrait reconnaître que son pays fait partie de l’empire ottoman.

À cette prévision exprimée avec calme, le prince devint d’une pâleur blême, ses yeux s’animèrent d’un feu fébrile, et, n’étant plus maître de lui, il éclata en paroles passionnées. — Eh quoi ! s’écria-t-il, cela pourrait arriver, cela, sans plus de concessions ? On pourrait décider que nous, Monténégrins, nous sommes Turcs, que les pachas sont nos maîtres, qu’ils peuvent impunément exercer sur nous leurs anciennes vengeances, et cette dépendance même nous interdirait de répondre à leur haine autrement que par la soumission et la honte !… Alors, dit-il avec une tranquillité énergique, c’est pour nous tous une mort assurée. Nos montagnes retentiront des chansons de la mort ; ce sera le dernier soupir du pays. Jamais ceux qui sont nés au Monténégro, qui y respirent, ne voudront subir cet outrage. Ils défendront jusqu’à la dernière les cimes de leurs montagnes ; ils seront tués, les armes à la main, jusqu’au dernier, et Dieu veuille que ce dernier soit leur prince !

Danilo se tut, et il se fit dans la petite chambre, vaguement éclairée, un de ces silences profonds qui, à certains intervalles de certaines discussions, sont plus éloquens que toute parole. Peu à peu cependant la conversation se ranima et s’acheva sur un ton plus modéré, ce qui permit au prince monténégrin de sortir autrement que comme un tragédien qui regagne la coulisse après un mouvement solennel.

Un mois et demi environ après avoir quitté le prince monténégrin, comme nous étions dans cette belle province appelée jadis Macédoine, aujourd’hui Roumélie, j’eus connaissance du traité de Paris avec les protocoles et les annexes. Dans la séance du 25 mars, M. le comte Buol avait attiré l’attention de ses collègues sur le Monténégro. Je vis là combien Danilo s’était fait d’illusions, quelles déceptions il s’était préparées. M. le comte Buol ayant demandé aux plénipotentiaires de Russie quelle action leur gouvernement entendait exercer sur le Monténégro, ceux-ci avaient répondu que leur gouvernement n’entretenait avec le Monténégro d’autres rapports que ceux qui naissent des sympathies des Monténégrins pour la Russie et des dispositions bienveillantes de la Russie pour ces montagnards. Cette réponse avait été jugée satisfaisante par le congrès ; Aali-Pacha avait ajouté que la Porte regardait le Monténégro comme partie intégrante de l’empire ottoman, en déclarant toutefois qu’elle n’avait pas l’intention de changer l’état de choses actuel.

Le malheureux Danilo n’avait donc été défendu par personne, pas même par les Russes. Il résulte du traité de Paris que le Monté négro fait partie intégrante du territoire turc. Les Monténégrins, qui ont une singulière connaissance de toute l’histoire de leur pays, savaient déjà que la Russie, qui les pousse toujours à la guerre, les a abandonnés chaque fois qu’elle a conclu la paix. Ils se rappellent la restitution forcée de Cattaro, qu’ils avaient pris, et ces traités de 1815, où la Russie, toute puissante alors, et qui pouvait d’un mot les rendre indépendans, augmenter leur territoire pour payer leur dévouement et leurs sacrifices depuis Pierre le Grand, ne s’occupa d’eux que pour leur faire évacuer un territoire conquis. Ils ne doivent pas être aujourd’hui plus contens de leur alliée. La question du Monténégro reste encore sans solution. Croit-on que, voyant le peu de fonds qu’ils doivent faire sur la Russie et l’indifférence des autres puissances, leur isolement finira par les décider à la soumission envers les Turcs ? Ils ne deviendront ni Turcs, ni Autrichiens, ni Russes ; ils sont et resteront Monténégrins. Aussi sauvages que leurs montagnes, ils se battent pour elles par amour et par reconnaissance : « Sans nos grandes montagnes, me disait l’un d’eux, on n’eût jamais parlé de nous dans le monde ! » A cet amour se joint la haine héréditaire et séculaire qui met aux prises les Turcs et les Monténégrins. Il y a quatre cents ans que le Turc tient pour heureux l’instant où il a tué un Monténégrin, Il y a quatre cents ans que le Monténégrin tient pour sacrée l’arme qui a tranché la tête d’un Turc. Récemment encore, quand au Monténégro on baptisait le fils d’un simple chef de nahia, on formulait entre autres vœux celui-ci : « Que sa haine pour le Turc soit de plus en plus implacable ! » De l’autre côté de la frontière, en Albanie, on retrouve la même fureur. Lorsqu’en 1851 Osman-Pacha annonça aux habitans de Scutari la mort du prince-évêque, prédécesseur de Danilo, les Scutarins brûlèrent je ne sais combien de fusées et se livrèrent à je ne sais quelles odieuses réjouissances. Sans doute voir dans chaque habitant de la Montagne-Noire un sanguinaire Attila, croire, d’après certains récits, que, dans telle expédition contre les Kutchi, les Monténégrins n’ont laissé vivans ni hommes, ni femmes, ni enfans, c’est admettre trop facilement d’injustes exagérations : il n’en est pas moins certain que les meurtres réciproques, seront interminables, et que ces deux races, si opposées de caractère, de mœurs, de religion, excitées sans cesse par un désir de représailles qui naissent les unes des autres, ne peuvent se réconcilier.

Je me trompe, les Monténégrins s’adouciront peut-être ; on a un moyen de les apaiser : « Il faudrait que j’eusse folie en tête, disait dernièrement Danilo à un Anglais de grande naissance qui le visitait à Cétigné, il faudrait que j’eusse folie en tête pour penser à combattre le Turc à dater du jour où il me reconnaîtrait comme légalement indépendant. » Cette indépendance sera-t-elle reconnue ? On a lu le mémorandum que Danilo a adressé aux puissances, et dans lequel il demande un agrandissement de frontières, un port sur l’Adriatique, enfin la reconnaissance de sa souveraineté. Malheureusement pour le prince Danilo, la France et l’Angleterre, qui se sont engagées, pendant la guerre d’Orient et à l’ouverture du congrès de Paris, à respecter l’intégrité du territoire ottoman, n’ont aucune raison pour en détacher un pays que des sympathies ont rattaché jusqu’à ces derniers temps à la Russie ; elles ne peuvent interposer que les conseils de la modération. La Porte paraît disposée à accorder au prince Danilo une rectification de frontières et un agrandissement du côté de la mer, mais à la condition expresse qu’il acceptera sa suzeraineté. Cette condition est précisément celle qui répugne le plus au prince Danilo, et ce sera la vraie difficulté pour la diplomatie. En attendant, le prince Danilo cherche à se faire des amis au dehors et à donner des gages de sympathie aux nations occidentales. La princesse de la Montagne-Noire a fait offrir à l’empereur des Français un superbe costume de Monténégrin brodé par elle. M. Delarue vient de conduire à Paris les deux neveux du prince, qui doivent faire leurs études au collège Louis-le-Grand. Cependant les moindres prétextes donnent naissance à des reprises d’hostilité. Au mois de juillet 1856, les troubles de Podgoritza et de Scutari ont renouvelé les luttes individuelles entre les Monténégrins et les Albanais. Puis est venue l’invasion de la tribu des Kutchi, et l’ordre envoyé à Abdi-Pacha de quitter Monastir avec dix mille hommes pour réprimer les brigandages qui désolent la Haute-Albanie. Une troupe de Monténégrins s’empare du fort de Medun ; cette prise amène une rupture déclarée entre la Turquie et le Monténégro. Les Turcs emportent vingt-deux têtes de Monténégrins tués dans un combat d’avant-poste le 7 août, et les suspendent aux créneaux de la forteresse de Rosapha. La lutte allait prendre de terribles proportions, quand les consuls de France et d’Angleterre intervinrent et obtinrent un armistice. Le succès de cette intervention est un fait qui est digne d’être remarqué. En ce moment, les hostilités restent suspendues, la diplomatie s’est émue de nouveau, et des démarches ont été faites par M. de Prokesch-Osten, internonce à Constantinople, et par le prince Callimafci. Dans l’intérêt du Monténégro, il serait à désirer que cette situation se prolongeât : ce serait pour lui une occasion de prouver par une attitude calme qu’il est digne de l’indépendance qu’il réclame. L’Europe peut vouloir l’indépendance d’une- nation décidée à vivre paisiblement sous des institutions régulières ; mais pourrait-elle désirer l’existence d’un camp indisciplinable ? Que le prince Danilo comprenne bien qu’il a plus à gagner par la tranquillité que par la guerre, et il aura avancé assurément l’œuvre qu’il poursuit avec tant de résolution.


ARMAND BASCHET.

  1. Je voyageais avec M. Denois, fils du consul de France à Venise et attaché à la légation de Turin. Ce malheureux jeune homme devait, au terme même d’un voyage qui dura soixante-sept jours, périr en Albanie, emporté par un des tourbillons du Fleuve-Noir.
  2. Les Turcs appellent ainsi le Monténégro.
  3. La dynastie d’Ivan Ier Tserni, prince séculier du Monténégro, s’est éteinte dans la personne de George V, qui abdiqua et remit, du consentement du peuple, l’autorité entre les mains du métropolitain. Depuis ce temps, les évêques du Monténégro réunissaient les deux pouvoirs, civil et religieux, sous le nom de vladikas.