Une visite à Bomarsund après la prise de la forteresse

Une visite à Bomarsund après la prise de la forteresse
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 7 (p. 1053-1061).

UNE VISITE


A BOMARSUND





AU DIRECTEUR DE LA REVUE DES DEUX MONDES.





Stockholm, 21 août 1854.

Monsieur,

N’étant pas initié dans les secrets de la diplomatie, je ne puis vous dire combien de temps nous sépare encore du moment où la Suède entrera décidément dans l’alliance des puissances occidentales contre la Russie, sa redoutable voisine ; mais je puis vous affirmer que, par ses sympathies toutes publiques et par ses vieux hautement déclarés, la nation suédoise est avec nous. La nouvelle de notre victoire à Bomarsund était attendue impatiemment à Stockholm ; elle y a été reçue dans la matinée du vendredi 18 août avec joie. On s’arrêtait dans les rues pour se communiquer la bonne nouvelle, et on se félicitait comme d’une victoire commune. C’en était une en effet ; les îles d’Aland[1], qui avaient été suédoises jusqu’en 1808, se voyaient délivrées de la domination russe, et les canons du tsar n’étaient plus à douze heures de Stockholm. Des voyages de plaisir s’organisèrent aussitôt pour aller visiter Bomarsund. Ce n’était pas une vaine curiosité, croyez-le bien, qui animait seulement ces visiteurs. Beaucoup d’entre eux voulaient contempler un spectacle dont ils comprenaient toute la grandeur ; ils voulaient voir de leurs propres yeux les navires de la France et de l’Angleterre réunis fraternellement dans la Baltique pour défendre l’Europe d’une autre invasion ; ils voulaient voir de leurs propres yeux les pavillons anglais et français flottant sur une forteresse de la Russie. Chacun deux voulait apporter personnellement et de plus près ses vœux et son cœur à la cause de la coalition nouvelle, chacun deux aspirait pour ainsi dire à se mêler à ces grandes scènes ; chacun voulait les graver dans son souvenir.

Les plus pressés partirent de Stockholm trois jours avant la prise Bomomarsund, le 13 août. C’était de la témérité, puisque la mer des Aland n’était pas encore aux alliés, et qu’il devait être difficile, sinon impossible, de se procurer des pilotes pour une navigation toujours périlleuse dans ces parages. Le dangereux empressement de cette première expédition fut puni, et les passagers du paquebot à vapeur le Sunilsvall eurent plus d’occasions qu’ils n’en auraient voulu d’exprimer leurs sympathies envers les flottes alliées. En effet, le soir du premier jour, leur navire, mal dirigé, donna contre un des innombrables écueils qui rendent l’archipel des Aland si redoutable. Après quelques heures d’angoisses, leur canon de détresse attira l’attention d’une frégate française, la Vengeance, à l’ancre aux environs. Des chaloupes leur furent immédiatement envoyées, et, après un pénible travail de dix-huit heures, les officiers et matelots français parvinrent à remettre le navire à flot. Ce n’est pas tout. Le long retard qui était survenu avait épuisé les vivres des malheureux touristes, et la frégate, française n’hésita pas à leur offrir, sans accepter le moindre remboursement, les provisions nécessaires pour cent passagers, La gaieté et l’entrain de nos marins, infatigables pendant un ennuyeux travail de toute une nuit, et l’offre généreuse qui avait suivi leur secourable assistance inspirèrent aux voyageurs du Sundsvall une gratitude qu’ils ont exprimée depuis dans une adresse à la légation française de Stockholm.

Les bateaux à vapeur qui entreprirent le même voyage après la prise de Bomarsund étaient assurés d’avance d’un meilleur succès. La victoire du 10 avait ouvert, des Aland à Stockholm, comme une grande rue désormais facile à parcourir dans tout son cours, grâce aux bouées et aux signaux qu’avaient placés nos marins. Dans la journée du 19 août, quatre bateaux à vapeur quittèrent le port de Stockholm en destination des Aland. L’un d’eux, le Svithiod, appartenant à M. Schwan, un des principaux députés de l’ordre de la bourgeoisie, portait, avec son propriétaire, un certain nombre de députés invités par lui, des savans et des publicistes ; c’était au milieu de cette bonne compagnie que, grâce à l’invitation de M. Schwan, j’avais trouvé place. La traversée de Stockholm jusqu’à la grande île d’Aland est de douze ou treize heures ; mais elle se fait presque entièrement au milieu des deux immenses archipels d’Aland et de la Suède, de sorte qu’elle n’offre réellement de l’alignes qu’au capitaine et au pilote.

Nous arrivâmes à dix heures du soir à Ledsund, où nous rencontrâmes la première division des flottes alliées. Il y avait là plus de trente navires, et parmi eux quelques-uns des plus majestueux et des plus redoutables qu’eussent jamais vus les mers. Leur masse imposante marquait la force. Les vives lumières et le mouvement animé que laissaient voir les ouvertures de leurs quatre étages rappelaient que cette force était au service du génie occidental, du génie de l’activité intelligente. La soirée était magnifique ; des éclairs sillonnaient sans bruit l’horizon après la chaleur du jour ; la mer était calme, et le silence n’était Interrompu que par la cloche du quart, qui retentissait par intervalles à bord de chaque navire. Tout rappelait l’idée de la puissance invincible imposant la paix et la civilisation.

Trois heures à peine séparent le mouillage de Ledsund de la grande île d’Alaud. Partis de Ledsund à cinq heures du matin, nous étions à huit heures en vue de Bomarsund et au milieu des navires formant la seconde division.

Voici quelle scène nous avions devant les yeux. En face de nous, la forteresse de Bomarsund, sur un petit promontoire de la côte orientale de la grande île Aland ; à l’est, la petite île de Præstoe avec une tour séparée de la forteresse par un très petit détroit ; au nord, dans la grande île, une seconde tour fortifiée ; à l’ouest enfin, une troisième tour placée sur une hauteur et dominant la citadelle, mais à moitié ruinée. Au pied de cette tour, en descendant vers le rivage, on aperçoit les décombres du bourg de Skarpans, riche et florissant il y a un mois, mais brûlé récemment par les Russes pour ôter toute protection aux assaillans. Tout à côté, dans un chemin creux, une partie de nos soldats ont dressé leurs tentes ; le reste du camp français est un peu à l’ouest, derrière, la hauteur ; le camp des Anglais est au nord de la seconde tour, et ne s’aperçoit pas de la mer. Au-dessous du village ruiné, un grand chemin conduit au rivage, où les Russes ont construit un excellent débarcadère en bois. Nos soldats sont occupés à y conduire les pièces d’artillerie pour les embarquer et les remporter à bord des vaisseaux, des sentinelles sont dispersées au pied de la citadelle et des tours ; les pavillons français et anglais flottent sur le toit circulaire de la forteresse ; un campement de soldats du génie occupe l’île de Praestoe, où les Russes ont aussi brûlé quelques habitations. Un lourd soleil pèse sur ce roc sauvage et sur ce rivage malsain ; c’est l’image de la dévastation et de la stérilité.

Suivant les rapports de nos soldats, dont les pièces officielles nous permettront bientôt de contrôler l’exactitude, la première attaque a été faite le dimanche 13 août contre la tour occidentale. Le combat durait depuis trois heures du matin, lorsqu’on vit les assiégés, à quatre heures de l’après-midi, hisser un pavillon blanc à l’une des fenêtres de la tour. Le général Baraguey d’Hilliers donna l’ordre à un de ses aides de camp et au capitaine Cochrane d’aller avec deux pavillons, anglais et français prendre possession de la tour ; mais, quand ils approchèrent, le commandant russe leur apprit qu’il voulait, non pas se rendre, mais obtenir un armistice de deux heures. On lui accorda une heure seulement ; avant l’expiration de ce délai, pendant lequel on n’avait pu s’entendre, il avait lui-même recommencé le feu. Les batteries françaises répondirent vivement ; leurs boulets détruisaient les meurtrières pendant que les chasseurs de Vincennes, dispersés en tirailleurs, abattaient les canonniers. La nuit mît fin à la résistance, et les Français prirent possession du fort à trois heures du matin : un officier et trente hommes y furent faits prisonniers. La journée du lundi 14 aurait été seulement employée aux préparatifs du lendemain, malgré les provocations de la forteresse, auxquelles on ne répondit pas. Le mardi 15 août, de bon matin, les gros canons anglais attaquèrent la tour du nord. On peut juger de leur terrible effet sur ces forts de granit en songeant qu’une brèche de trente pieds fut faite par trois canons en six heures. Le feu des Russes tua M. Wrottesley, officier du génie ; mais, avant le soir, la tour était occupée par les soldats de la marine anglaise. Ils y avaient trouvé huit morts et vingt blessés, et avaient fait un nombre assez considérable de prisonniers.

Pendant cette affaire, la forteresse elle-même avait été attaquée par les vaisseaux de ligne anglais l’Edinburgh, l’Ajax, le Blenheim elle La Hogue, et par les navires français le Trident et le Duperré. Peut-être est-ce le même jour que la tour orientale avait été prise. Ce qui semble certain, c’est qu’on avait, dès la première attaque, jeté des soldats dans cette île de Præstoe, afin de couper aux assiégés une retraite à travers des golfes impraticables. C’est le mercredi 16 que les navires alliés livrèrent contre la forteresse le dernier combat. Le Duperré et l’Edinburgh (capitaine Chads) se distinguèrent surtout. Pendant l’action, on vit tout à coup la grosse tour occidentale, située sur une hauteur, sauter en l’air et s’écrouler à moitié en blessant à mort deux soldats français ; les différens témoignages ne s’accordent pas sur les causes de cet accident. Vers deux heures de l’après-midi, la garnison de la citadelle fit flotter un pavillon blanc du côté de la mer. Pendant que les batteries de terre continuaient le combat, ne s’étant pas aperçues que les navires cessaient leur feu, l’amiral Parseval-Deschênes et sir Charles Napier députèrent aux assiégés M. le capitaine de Surville, aide de camp de l’amiral, et un officier anglais. L’officier russe qui les reçut leur dit ces seuls mots : « Nous nous rendons à la marine, » et le capitaine de Surville monta avec ceux qui l’accompagnaient pour planter les pavillons alliés sur la forteresse. Les Russes n’avaient, assure-t-on, que quelques morts et à peine soixante-dix blessés ; mais la fumée qui remplissait les casemates, les bombes qui venaient éclater au milieu de la forteresse, enfin le feu incessant des tirailleurs, les avaient réduits à une, complète impuissance. Bomarsund et ses ouvrages extérieurs étaient au pouvoir des alliés.

Dès le lendemain 17, près de deux mille prisonniers, Finnois, Cosaques et Russes, étaient à bord du Royal William et du Saint-Vincent, et partaient pour la France et l’Angleterre. Le gouverneur, à bord du Fulton, était dirigé sur Dantzig, pour se rendre de là directement à Paris. Les Français n’avaient eu, assurait-on, que quarante morts ou blessés, les Anglais quatre morts et douze blessés. On n’avait vu d’ailleurs résister très hardiment, du côté des Russes, que le capitaine Tesch, qui défendait la tour occidentale, et le capitaine Jaquelin, qui commandait la garnison de Praestoe ; le premier est Suédois et le second Français d’origine. Ce dernier surtout avait refusé de se rendre en dépit des ordres réitérés du général Bodisco, et n’avait cédé qu’aux baïonnettes. Le régiment de tirailleurs finnois qui se trouvait dans la citadelle avait voulu résister malgré la capitulation, et n’avait rendu ses armes qu’après les avoir brisées. Les autres soldats, les vrais Russes, avaient montré beaucoup d’indifférence ; quelques-uns dansaient gaiement au son de notre musique militaire qui chantait la victoire. Le principal résultat de cette journée était l’expérience désormais acquise que le granit ne résisterait pas aux canons de dix pouces du capitaine Pelham.

Les alliés n’ont eu et n’ont encore sans doute aucune hostilité à craindre de la part de la population des Aland, qui monte à seize mille hommes. Les Russes eux-mêmes n’ont pas apparemment compté sur leur concours, puisqu’ils ont brûlé leurs villages et qu’ils les ont chassés dans l’intérieur du pays. Ces paisibles habitans reviendront peu à peu vers le camp des alliés. Ils y paraissent déjà pour vendre quelques marchandises, et les plus pauvres sont attirés par les distributions gratuites de vivres que le général fait faire à la porte de la citadelle, où les Russes ont laissé des provisions de bouche pour toute une année et sept mille sacs de farine. Notre brave armée n’aura pas de peine, on le pense bien, à se concilier ceux des paysans de l’archipel qui s’aventureront à Bomarsund. J’entendais un de ces pauvres pêcheurs raconter, une larme à l’œil, les bons procédés de ces messieurs français qui, en causant avec eux, leur frappaient amicalement sur l’épaule, et dont la gaieté cordiale contrastait singulièrement avec la grimace des Russes, qui leur faisait peur. Ils allaient recommencer à naviguer vers Stockholm ; ils allaient revoir la grande ville, la mère-patrie, qu’ils ne visitaient plus depuis l’occupation russe ; ils y vendraient comme autrefois leur beurre, leurs poissons et leur bois ; l’ancien bon temps était revenu !

Bomarsund prise, l’archipel des Aland est enlevé aux Russes ; la population ne se soulèvera pas pour eux. Ce n’est pas que les Alandais soient incapables de s’armer et de combattre pour défendre leurs droits ; mais c’est que, Suédois d’origine et de langage, ils n’ont pas adopté un seul instant la civilisation ni la langue de la Russie, et que les souvenirs de 1808 sont encore vivans parmi eux. Un vieillard demandait, il n’y a pas bien longtemps, dans l’île d’Aland, quand donc la paix serait signée pour délivrer son pays de l’ennemi, c’est-à-dire du Russe qui l’avait occupé en 1808, momentanément sans doute.

Il n’est pas sans intérêt de rappeler comment les Alandais ont reçu les Russes la première fois qu’ils sont entrés dans l’archipel. C’est un curieux épisode, peu connu, même dans le Nord. C’était le 12 avril 1808. En deux mois, le général comte Buxhovden avait déjà conquis toute la Finlande méridionale. Il avait compris de plus que, pour toute expédition militaire dans le nord de la Baltique, l’occupation des Aland fournissait une base d’opérations naturelle, un lieu de dépôt et des rades utiles, et, les Russes espérant bien dès lors conserver la Finlande, ces îles devenaient encore un précieux boulevard contre la Suède, une des clés de la Baltique et, à l’occasion, un acheminement vers d’autres conquêtes. Un corps de cent vingt hommes occupa donc la grande île d’Aland le 12 avril, sous le commandement du général Nejdbardtj un autre de cinq cents hommes, sous la conduite du colonel Vuitsch, s’établit dans l’île de Kumlinge, située plus à l’est. En même temps des postes de Cosaques, dispersés dans les différentes îles de l’archipel, durent surveiller et au besoin contenir la population. L’arrivée des étrangers étonna les habitans des Aland sans leur faire concevoir d’abord l’idée d’une résistance qui paraissait impossible ; mais le commandant russe parut avoir pris à tâche d’exciter leur révolte. Il fit publier le 3 mai les ordres suivans : « Tous les bateaux de première et de seconde grandeur devaient être, dans l’espace de vingt-quatre heures, mis en état de prendre la mer et amenés dans les principales rades. Les habitans étaient tenus de casser la glace qui tenait encore autour des côtes jusqu’à ce que la route fût ouverte vers la haute mer. Si tout ce travail n’était pas accompli dans le délai prescrit, les retardataires auraient les oreilles et le nez coupé, et on les enverrait ensuite en Sibérie. » Sans doute les Russes, qui se sentaient isolés, avaient voulu se préparer ainsi un moyen de prompte retraite, dans le cas où ils verraient approcher une armée suédoise ; mais le travail qu’ils exigeaient ne pouvait en aucune façon être accompli en vingt-quatre heures, et en supposant, comme il est probable, qu’ils ne fussent pas disposés à exécuter leurs menaces, ils avaient cependant eu tort de les exprimer, car les habitans des Aland les avaient prises au sérieux, et cette population simple, mais énergique, avait aussitôt conçu, avec l’idée d’une résistance contre un ordre inexécutable, celle de la vengeance contre une absurde cruauté. Un de leurs magistrats. nommé Eric Arén, voyant que les premiers efforts des paysans pour obéir étaient absolument inutiles et s’effrayant des suites que pouvait avoir leur désobéissance forcée, accepta le premier la pensée de l’insurrection. Il ouvrit son cœur à son ami le pasteur Gummerus, qui lui promit son concours et le sacrifice de sa vie. Ces deux hommes devinrent les chefs d’un mouvement tout spontané, et leurs noms sont respectés aujourd’hui dans ce petit coin de terre isolé du monde au même titre que le sont dans le reste de l’Europe ceux de Guillaume Tell et des conjurés du Rüttli. C’est pendant la nuit du 7 mai 1808 que le mot d’ordre de la conspiration, transporté par les courriers de Gummerus et d’Arén, parvint aux paysans des principales paroisses, réunis sur les différens points du rivage pour l’exécution des travaux commandés par les conquérans. Dès le lendemain, tous ces travaux furent abandonnés, les fonctionnaires déposés pour avoir accepté la domination des Russes, et le gouvernement des Aland remplacé par une sorte de république militaire, sans autres chefs que Cummerus et Arén. Pour frapper tout d’abord un grand coup, les chefs populaires voulurent s’emparer du général russe, et des Cosaques qui lui servaient de garde particulière ; mais le général Nejdhardt, prévenu à temps, parvint à s’échapper. S’il pouvait armer promptement la garnison russe, tout était perdu. Dans ce moment critique, Arén et Gummerus montrèrent une grande intelligence et beaucoup de sang-froid. Ils interceptèrent les chemins, armèrent leur petite troupe de bâtons aiguisés et du petit nombre d’armes qui avaient échappé aux réquisitions des Russes ; puis ils s’avancèrent en bon ordre contre les Cosaques et les firent prisonniers. Les armes qu’on leur enleva furent une utile ressource, et leurs chevaux servirent aux deux chefs de l’insurrection ainsi qu’à leurs aides de camp improvisés. Après avoir erré trois jours dans les bois, suivi seulement de deux Cosaques, le général Nejdhardt se vit réduit, par la fatigue et la faim, à venir se rendre ; la garnison fut vaincue elle-même à Foersjund, au nord-ouest de Bomarsund, par cette armée de paysans mal équipée, mais bien disciplinée. En quelques jours, la grande Aland avait été délivrée ; quelques Russes seulement étaient parvenus à se sauver par l’île de Praestoe. Arén se chargea de conduire à Stockholm le général et les soldats prisonniers.

Restait à vaincre le colonel Vuitsch, qui était dans l’île de Kumlinge, à l’est de la grande Åland. Les Russes n’avaient pas été plus habiles ici que dans le reste de l’archipel. Au premier soupçon d’une révolte, ils avaient publié que, si les femmes ne retenaient pas leurs maris chez eux, on les prendrait toutes et on les brûlerait vives dans une grange. Les insurgés rencontrèrent d’ailleurs ici le secours d’une flottille suédoise dont les canons effrayèrent les Russes, pendant que les paysans, dispersés autour de leur camp, les cernaient et les inquiétaient de toutes parts. La principale affaire eut lieu le 10 mai. Vuitsch se rendit, livra son épée et sa cassette, et ordonna à toute la garnison de se rendre. Il s’estima heureux de n’être pas massacré, lui et tous les siens, par ces paysans qu’il croyait maintenant aussi cruels qu’il les avait crus d’abord méprisables. Quelques postes russes se trouvaient encore dans les dernières îles à l’extrémité orientale de l’archipel ; commandés cette fois encore par Gummerus, les paysans se dirigèrent vers l’île de Brandœ, et y complétèrent la délivrance de leur patrie. Gummerus se chargea de conduire les prisonniers de ces derniers combats à Stockholm ; le roi Gustave IV le combla d’honneurs, ainsi que son compatriote Arén. Leur meilleure récompense eût été qu’il se montrât digne de commander à de pareils sujets en secondant avec énergie leurs efforts contre les ennemis de la Suède. On sait au contraire avec quelle insouciance Gustave abandonna la Finlande, au sort de laquelle, celui des Åland était évidemment attaché. Les Åland furent occupées quelques mois après par une armée formidable ; les canons russes se trouvèrent à quelques heures de la côte de Suède, et la redoutable citadelle de Bomarsund s’éleva bientôt comme une menace pour la Baltique et tout le Nord, jusqu’à ce que le pavillon des puissances occidentales vint en revendiquer l’indépendance.

On se demande à présent quel usage les puissances alliées vont faire de leur nouvelle possession. Si l’on veut pressentir avec quelque sûreté ou apprécier avec justesse la réponse que donnera l’avenir, il faut savoir quelle est l’importance de l’archipel îles Åland. Ces îles sont innombrables ; mais quatre-vingts seulement sont habitées, et l’on peut distinguer entre elles trois groupes principaux, celui des Åland proprement dit, celui de Kumlinge, plus à l’est, et celui de Brandœ, tout près de la côte de Finlande. La plus occidentale de ces îles, celle de Signilskœr, est séparée de la côte suédoise par six lieues de mer ouverte, tandis que les plus orientales touchent de très près au littoral opposé. Le passage en Russie sur la glace est donc facile presque tous les hivers, tandis que le passage en Suède est rarement possible. Les îles d’Åland n’offriraient certainement pas les ressources nécessaires à une forte garnison, mais elles se suffisent à peu près à elles-mêmes. L’industrie des petites îles est la pêche, qui est différente pour chaque partie de l’archipel. Ici, à Eckeroe par exemple, c’est la perche et la brème qui sont le plus abondantes. Dans les îles les plus méridionales, la morue se pêche en immense quantité ; mais les habitans en font cuire le foie pour le manger, au lieu d’en extraire l’huile, qui se vendrait si avantageusement dans la pharmacie. La pêche la plus considérable est celle du stroemming, espèce de hareng que les Alandais exportent sur toutes les côtes voisines. Outre la pêche, les grandes îles fournissent encore des bois abondans et les produits d’une agriculture assez importante. Les bois, il est vrai, menacent, dit-on, de s’épuiser par suite de coupes imprévoyantes ; mais les insulaires en exportent encore une grande quantité jusque sur les rivages du sud-est de la Baltique, et depuis quelques années jusqu’en Danemark et en Allemagne. Outre ces abondantes ressources, l’exportation du fromage et celle du beurre sont depuis longues années une source de grands profits pour les habitans des Åland, et prouvent que ces îles, surtout la plus grande, que nous occupons aujourd’hui, ont de bons pâturages et du bétail. En effet, pour peu que l’on pénètre dans l’intérieur de cette île, on reconnaît un pays moins désolé que ne le ferait croire l’aspect du promontoire où est située la citadelle de Bomarsund. Le sol, généralement argileux, s’y cultive aisément ; les grains y sont d’un bon rapport ; les prairies donnent aux bestiaux une bonne nourriture ; la flore est presque la même que celle du sud de la Suède ; l’orme, l’alizier, l’érable, le tremble et le chêne y viennent à l’état sauvage, ainsi qu’une espèce particulière de sorbier, sorbus alandica ou kastelholms-roennen, qu’on trouve au milieu des belles ruines de Kaslelholm, un peu à l’ouest de Bomarsund. On a reconnu enfin la présence de plusieurs minerais dans les îles d’Åland ; toutefois le gouvernement russe, après avoir entrepris, il y a quelques années, une exploitation dans l’île de Soedoe, au sud de l’archipel, l’a promptement abandonnée faute d’en tirer assez de profit.

Les îles d’Åland n’offrent pas seulement en temps de guerre une base d’opérations utile, des dépôts et des ports excellens cachés à l’ennemi ; elles ont eu encore, par leur position même, une véritable importance historique. Elles ont été comme un pont jeté par la nature entre deux pays, la Suède et la Finlande, qu’elle voulait unir, et que la violence seule des hommes a séparés. C’est par ce grand chemin que les Suédois ont apporté la civilisation chrétienne aux Finnois, en reléguant vers les extrémités septentrionales les restes sauvages des Lapons. Depuis la fin du XIIe ou le commencement du XIIIe siècle, la Finlande et les îles d’Åland sont devenues suédoises, et si la nationalité finlandaise, s’est encore conservée dans l’intérieur du pays, il n’en a pas été de même dans les Åland, qui ont accepté entièrement la civilisation et la langue de la Suède. Ces îles dépendirent sans doute d’abord du diocèse d’Upsal, d’où leur était venu le christianisme ; mais, dès le XIVe siècle, on voit leurs chefs spirituels subordonnés à l’évêché d’Abo, plus voisin encore, et leurs chefs militaires ou civils recevoir des ordres immédiatement de Stockholm. Le lieutenant ou gouverneur [stat hallare) habitait dans le château de Kastleholm ; il était nommé et révoqué par le roi de Suède. L’archipel fut d’ailleurs souvent donné en fief à quelqu’un des membres de la famille royale ; on le réservait particulièrement aux reines veuves. En 1590, Jean III l’érigea en comté au profit de son fils, et, au commencement du XVIIe siècle, vers 1634, l’administration militaire, ecclésiastique et civile fut rattachée définitivement à la province finlandaise d’Abo. Au milieu de ces changemens, les Åland avaient conservé une sorte d’indépendance nationale dont elles ont encore quelques souvenirs. Leurs armoiries représentent un élan avec un anneau passé autour du cou, sur champ d’azur, et le sceau du magistrat figure le roi de Norvège Olaf II (le saint) assis sur son trône, couronne en tête, avec une hache d’armes dans la main droite et le globe royal dans la main gauche. On lit en exergue ces mots sans aucun doute altérés : S. Beati Olaws de Slaozarswio.

Que les Åland doivent appartenir naturellement à la Suède, cela n’est pas douteux ; mais la Suède craindrait probablement de les accepter sans avoir en même temps l’assurance de recevoir bientôt la Finlande, car le voisinage immédiat de la Russie deviendrait, sans cela, pour elle un terrible danger, et l’occupation des Åland serait fort précaire. Les alliés peuvent-ils cependant entreprendre dès maintenant, sans la Suède et sans chaloupes canonnières, sur la seule foi de l’expérience de Bomarsund, la conquête de Svéaborg et de Cronstadt ? Faut-il au contraire, en attendant le printemps prochain, occuper les Åland pendant l’hiver à grands frais, avec la perspective d’une attaque des Russes en l’absence de nos flottes, ou faut-il raser Bomarsund[2] et faire de ces îles un désert ? Peut-on admettre, à défaut du concours de la Suède, le projet d’une Finlande indépendante ou bien réunie à une Pologne nouvelle ? Voilà quelques-unes des graves questions que suscitent les incertitudes de la Suède, et que nous ne prétendons pas résoudre. Nous croyons seulement que les puissances alliées auront bientôt enfin donné assez de preuves de leur résolution de réduire la puissance de la Russie, notamment dans la Baltique, pour que les peuples du Nord puissent d’une part compter sur de sérieuses garanties, et de l’autre se convaincre qu’il s’agit décidément ici de leurs plus chère intérêts et de la cause de tous les peuples civilisés. Cette guerre est une croisade dans laquelle tôt ou tard l’Europe entière devra prendre, parti, afin qu’il n’arrive pour aucune des nations intéressées que le profit se trouve séparé de l’honneur.


A. GEFFROY.

  1. Prononcez Auland.
  2. On sait maintenant que les gouvernemens anglais et français ont décidé d’un commun accord que les fortifications de l’archipel d’Åland seraient détruites, et que Bomarsund serait évacué.