Hetzel (p. 77-79).


XXVI


Les pompes, cependant, continuaient d’épuiser ce lac qui s’était formé à l’intérieur du Great-Eastern, comme un lagon au milieu d’une île. Puissantes et rapidement manœuvrées par la vapeur, elles restituèrent à l’Atlantique ce qui lui appartenait. La pluie avait cessé ; le vent fraîchissait de nouveau ; le ciel, balayé par la tempête, était pur. Lorsque la nuit se fit, je restai pendant quelques heures à me promener sur le pont. Les salons jetaient de grands épanouissements de lumière par leurs écoutilles entr’ouvertes. À l’arrière, jusqu’aux limites du regard, s’allongeait un remous phosphorescent, rayé çà et là par la crête lumineuse des lames. Les étoiles, réfléchies dans ces nappes lactescentes, apparaissaient et disparaissaient comme elles font au milieu de nuages chassés par une forte brise. Tout autour et tout au loin s’étendait la sombre nuit. À l’avant grondait le tonnerre des roues, et au-dessous de moi j’entendais le cliquetis des chaînes du gouvernail.

En revenant vers le capot du grand salon, je fus assez surpris d’y voir une foule compacte de spectateurs. Les applaudissements éclataient. Malgré les désastres de la journée, l’« entertainment » accoutumé déroulait les surprises de son programme. Du matelot si grièvement blessé, mourant peut-être, il n’était plus question. La fête paraissait animée. Les passagers accueillaient avec de grandes démonstrations les débuts d’une troupe de « minstrels » sur les planches du Great Eastern. On sait ce que sont ces minstrels, des chanteurs ambulants, noirs ou noircis suivant leur origine, qui courent les villes anglaises en y donnant des concerts grotesques. Les chanteurs, cette fois, n’étaient autres que des matelots ou des stewards frottés de cirage. Ils avaient revêtu des loques de rebut, ornées de boutons en biscuit de mer ; ils portaient des lorgnettes faites de deux bouteilles accouplées, et des guimbardes composées de boyaux tendus sur une vessie. Ces gaillards, assez drôles en somme, chantaient des refrains burlesques et improvisaient des discours mêlés de coq-à-l’âne et de calembours. On les applaudissait à outrance, et ils redoublaient leurs contorsions et grimaces. Enfin, pour terminer, un danseur, agile comme un singe, exécuta une double gigue qui enleva l’assemblée.

Cependant, si intéressant que fût ce programme des minstrels, il n’avait pas rallié tous les passagers. D’autres hantaient en grand nombre la salle de l’avant et se pressaient autour des tables. Là, on jouait gros jeu. Les gagnants défendaient le gain acquis pendant la traversée ; les perdants, que le temps pressait, cherchaient à maîtriser le sort par des coups d’audace. Un tumulte violent sortait de cette salle. On entendit la voix du banquier criant les coups, les imprécations des perdants, le tintement de l’or, le froissement des dollars-papier. Puis il se faisait un profond silence ; quelque coup hardi suspendait le tumulte, et, le résultat connu, les exclamations redoublaient.

Je fréquentais peu ces habitués de la « smoking-room ». J’ai horreur du jeu. C’est un plaisir toujours grossier, souvent malsain. L’homme atteint de la maladie du jeu n’a pas que ce mal ; il n’est guère possible que d’autres ne lui fassent pas cortège. C’est un vice qui ne va jamais seul. Il faut dire aussi que la société des joueurs, toujours et partout mêlée, ne me plaît pas. Là dominait Harry Drake au milieu de ses fidèles. Là préludaient à cette vie de hasards quelques aventuriers qui allaient chercher fortune en Amérique. J’évitais le contact de ces gens bruyants. Ce soir-là, je passai donc devant la porte du roufle sans y entrer, quand une violente explosion de cris et d’injures m’arrêta. J’écoutai, et, après un moment de silence, je crus, à mon profond étonnement, distinguer la voix de Fabian. Que faisait-il en ce lieu ? Allait-il y chercher son ennemi ? La catastrophe, jusqu’alors évitée, était-elle près d’éclater ?

Je poussai vivement la porte. En ce moment, le tumulte était au comble. Au milieu de la foule des joueurs, je vis Fabian. Il était debout et faisait face à Drake, debout comme lui. Je me précipitai vers Fabian. Sans doute Harry Drake venait de l’insulter grossièrement, car la main de Fabian se leva sur lui, et si elle ne l’atteignit pas au visage, c’est que Corsican, apparaissant soudain, l’arrêta d’un geste rapide.

Mais Fabian, s’adressant à son adversaire, lui dit de sa voix froidement railleuse :

« Tenez-vous ce soufflet pour reçu ?

— Oui, répondit Drake, et voici ma carte ! »

Ainsi, l’inévitable fatalité avait, malgré nous, mis ces deux mortels ennemis en présence. Il était trop tard pour les séparer. Les choses ne pouvaient plus que suivre leur cours. Le capitaine Corsican me regarda et je surpris dans ses yeux plus de tristesse encore que d’émotion.

Cependant, Fabian avait relevé la carte que Drake venait de jeter sur la table. Il la tenait du bout des doigts comme un objet qu’on ne sait par où prendre. Corsican était pâle. Mon cœur battait. Cette carte, Fabian la regarda enfin. Il lut le nom qu’elle portait. Ce fut comme un rugissement qui s’échappa de sa poitrine.

« Harry Drake ! s’écria-t-il. Vous ! vous ! vous !

— Moi-même, capitaine Mac Elwin », répondit tranquillement le rival de Fabian.

Nous ne nous étions pas trompés. Si Fabian avait ignoré jusque-là le nom de Drake, celui-ci n’était que trop informé de la présence de Fabian sur le Great-Eastern !