Une vieille maîtresse/Partie 2/6

Alphonse Lemerre (tome 2p. 94-107).


VI

LA PROVIDENCE QUI S’EN VA


Peu de jours après cette soirée, la marquise de Flers, accompagnée de son inséparable madame d’Artelles, quitta Carteret et regagna Paris. Elles partirent toutes deux dans une bonne berline, par un temps vif, mais qui n’annonçait pas encore ces cruautés de la saison devant lesquelles elles fuyaient les engourdissantes frigidités de l’hiver. Les deux époux qu’elles laissaient dans leur nid d’alcyon, ainsi qu’ils aimaient à nommer le château presque marin qu’ils habitaient, les conduisirent jusqu’à la lande de la Haie d’Hectot, au delà de Barneville, cette bourgade normande si remarquable par la tour carrée et crénelée de son clocher. Un domestique conduisait derrière la voiture deux fringants chevaux de main, qui devaient ramener M. et madame de Marigny à Carteret.

La peine de quitter sa grand’mère, pour la première fois de sa vie, jetait un touchant reflet de mélancolie sur le visage sérieux d’Hermangarde. Cette grande personne avait, pour ce jour-là, revêtu une amazone de velours noir et placé sur ses bandeaux blonds et lisses comme de l’or en fusion coulant vers ses tempes, un chapeau de feutre à la Louis XIII, avec sa plume sombre qui, à chaque mouvement, frissonnait. On eût dit qu’elle était sculptée dans cette mise équestre et sévère qui touche au costume de l’homme, mais qui ne l’est pas. Il fallait la voir, le corsage emprisonné sous les boutons de jais de cette amazone qui prenait le ferme contour de la poitrine comme une armure noire, et dont la jupe ne pouvait cacher, dans le nombre bouffant de ses plis, ces formes opulentes qui alanguissent la démarche d’une femme d’un poids si divin. Par l’expression, l’attitude, le port, le calme répandu en elle, comme elle dépassait les femmes de ce siècle et leurs morbidezzes ! Elle avait la grave et romanesque grandeur de son nom et d’une figure d’histoire ; elle ressemblait à un portrait d’un autre âge, détaché des lambris de quelque palais. Majestueuse comme une reine, idéale comme une héroïne, elle ne rappelait pourtant à la mémoire charmée aucune reine connue, aucune héroïne illustrée par sa beauté, son courage ou sa destinée… Elle n’était qu’elle ; mais elle, c’était l’esprit de toute une race ; c’était mieux encore : c’était l’Aristocratie elle-même, ce génie du commandement par le sang, — renié comme Dieu, dans ces temps misérables, mais aussi visible que lui !

Placé près de sa femme, sur le devant de la voiture, M. de Marigny tenait la main droite de madame de Flers, qui abandonnait la gauche à Hermangarde. Ils causaient dans le bruit des roues, comme on cause quand on va se quitter pour être longtemps sans se voir. L’impression du départ enveloppait comme d’une atmosphère chargée de pressentiments sinistres ces quatre personnes dont les genoux se touchaient par les balancements de la voiture, mais dont les âmes se touchaient bien davantage. Ne formaient-elles pas une famille ? une famille qui se rompait, dans le cœur même de son faisceau vivant, par la séparation aujourd’hui, — demain et les autres jours par l’absence ?… Le déchirement sourd dont ils étaient victimes, ils le voilaient mal sous des sourires, sous des plaisanteries ou des observations, dues aux hasards et aux accidents de la route ; mais ils le sentaient, ils en souffraient, Hermangarde surtout, l’Antigone de sa grand’mère, dont l’épaule avait toujours été là, moins pour appuyer que pour sentir la main maternelle ; et Marigny comme Hermangarde, l’aventurier Marigny, qui n’avait jamais su, avant son mariage, ce que c’était que le refuge de la famille, que ces entrelacements d’affections, redoublées les unes dans les autres, qui lient un homme à son foyer. Ils allaient être seuls, maintenant, dans le désert de leur bonheur… L’âge avancé de la marquise donnait à son départ la signification d’un autre, qui ne tarderait pas non plus… Y pensait-elle, comme eux ? Mais si elle y pensait, stoïque par bonté, elle étouffait ses attendrissements et venait au secours de l’impression dont ils étaient pénétrés, pour en diminuer la tristesse. Elle animait de son esprit l’esprit moins abattu de madame d’Artelles, qui allait reprendre avec joie ses habitudes de Paris. L’âme payait cher ces efforts suprêmes d’un esprit qui régnait sur elle. Mais ce modèle des grand’mères folles aimait mieux se sevrer de ses larmes que d’en coûter à sa petite-fille ; même de celles-là qui, pures, chaudes et sans amertume, tombent si naturellement des yeux remplis, quand une fille quitte pour la première fois une mère que bientôt elle doit retrouver. Oui, même ces larmes-là, elle ne voulait pas les sentir rouler sur son vieux cœur, qui ne les valait pas, disait-elle. Ainsi, plus que toujours, elle essayait de chasser jusqu’au moindre nuage errant sur la superficie d’un bonheur qu’elle avait creusé si profond ; semblable au lapidaire, idolâtre d’un diamant taillé avec génie, qui passerait son temps à souffler les grains de poussière tombés, par hasard, aux facettes de la pierre resplendissante. Femme inouïe, plus sybarite du bonheur de ses enfants qu’eux-mêmes ! Dans le trajet de Carteret à la Haie d’Hectot, elle exprima, en les variant, les plus suaves nuances du sentiment qui fait consoler ceux qui vous aiment, quand on s’en va à l’échafaud. La plus triste, au fond, c’était elle. Eux, ils étaient jeunes, heureux par l’amour. Ils avaient, pour oublier son absence, le lotus enivrant des caresses. Et elle, — qui n’avait qu’eux et qui les laissait l’un à l’autre, portant aux derniers confins de la vie sa vieillesse à la dévorante solitude, — parce qu’elle voyait à leurs fronts une légitime tristesse, hommage d’affection qui, certes ! lui était bien dû, elle ne pensait qu’à la dissiper, à force de sérénité apparente, de mots fins et de sourires gais ! On reconnaissait bien la femme qui avait inventé le mot que voici, pour justifier ses préoccupations habituelles : Une grand’mère, c’est deux mères l’une sur l’autre. Ce que l’une oublierait, si c’était possible, pour le bonheur de sa fillette, l’autre ne pourrait pas l’oublier.

Mais, disons-le à l’honneur de Marigny et d’Hennangarde, cette généreuse amabilité échoua dans l’abnégation de ses tentatives. Pour la première fois, ils restèrent inertes et sans écho aux vibrations de cet esprit qui cachait des sanglots dans ses harmonieuses résonances. Tout le temps qu’ils passèrent avec la marquise, ils n’entendirent en l’écoutant que cette voix de l’adieu qui fait saigner le cœur quand la bouche rit. Arrivés à l’endroit marqué pour la séparation, la voiture s’arrêta un moment. Les chevaux fumaient. Ils respirèrent. On était à peu près au centre de la lande de la Haie d’Hectot, point élevé et nu, d’où l’on découvrait à droite et à gauche un paysage accidenté. Le ciel était gris ; l’horizon bleuâtre. La vapeur des chevaux roulant mollement autour de la berline, fondait la fraîcheur de l’air et permettait de lever les glaces de la voiture. Hermangarde tint madame de Flers embrassée longtemps.

— « Adieu, bonne maman ! — lui répétait-elle. — Vous partez et nous restons, mais quand vous voudrez de nous, faites un signe et nous retournerons à Paris. »

Il fallut mettre un terme aux tendresses. La marquise de Flers, qui lisait dans l’âme de sa petite-fille à travers les grosses larmes qui perlaient dans ses fiers et modestes cils d’or, désirait qu’elle montât à cheval sous ses yeux. Elle savait combien le mouvement physique soulage l’âme à certains moments ; et puis, ayant l’enfantillage des mères comme elle en avait la sublimité, elle voulait réjouir ses yeux de la grâce hardie de sa Bradamante. Hermangarde descendit donc de voiture avec son mari. Ryno plaça lui-même le cheval qu’il amena à sa femme, et, prenant dans sa main le pied chaussé de daim qu’elle souleva, il la mit vivement en selle. L’impatient et bel animal dansa bientôt sous ce léger poids qui faisait plier ses reins frémissants. Il semblait orgueilleux de porter Hermangarde, comme si Dieu lui avait donné l’intuition de la beauté humaine, et il jetait autour de lui, des coups de sa tête hennissante, les écumes blanches qui noyaient son mors. En un clin d’œil, Marigny fut à côté de sa femme sur le cheval qui lui était destiné,

— « Trouvez-moi un plus beau couple, dans tout le faubourg Saint-Germain ! » dit tout bas, mais ravie, la marquise à madame d’Artelles.

Ils approchèrent et maintinrent leurs ardentes montures contre la portière de la berline, et ils recueillirent, en baisant les mains que les douairières leur tendirent, leurs dernières recommandations. Comme le cheval d’Hermangarde, prêt à bondir, s’électrisait sous le genou doux et rond qui le pressait, la marquise, un peu alarmée, se rassura pourtant en voyant la pose olympique de force et de calme qu’avait Ryno de Marigny.

— « Garde du corps et du cœur, — lui dit-elle, tendrement et gaiement tout à la fois, — gardez la reine de nos deux âmes ! C’est la mienne et la vôtre, veillez bien pour nous deux. »

Et la voiture partit rapide, les laissant immobiles et tournés vers le côté qu’elle avait pris. Elle mit assez de temps à disparaître dans ces landages où nul arbre ne borne l’essor du regard. Les deux amies se penchaient aux portières et agitaient leurs mouchoirs. Enfin, mouchoirs, chevaux, voiture et jusqu’au bruit des roues, tout s’engloutit derrière un repli de terrain.

— « Nous voilà seuls, » — dit Hermangarde, essuyant avec le manche de sa cravache deux larmes retenues longtemps. Et elle regarda son mari comme pour faire équilibre à cette perte d’une mère ; comme si, avec son Ryno, elle eût pu conjurer la vie et défendre à toutes les douleurs de l’approcher !

— « Crois-tu — lui répondit son mari — qu’elle ne sera pas avec nous, quoique absente, et crois-tu qu’elle ne le sait pas ?… » Ils retournèrent leurs chevaux du côté de Barneville. Mais l’heure était peu avancée. La lande était si déserte, les airs si muets, le paysage si touchant, qu’Hermangarde dit :

— « Ne revenons pas encore ; faisons le tour de la lande plutôt. » Et comme des enfants qu’ils étaient, — car l’Amour est une sainte enfance, — ils mirent au galop leurs chevaux, en se tenant par la main. Si les gens du monde, les amis railleurs de Marigny, avaient pu le rencontrer alors, donnant ainsi la main à sa femme, ils auraient fait pleuvoir sur eux les dix mille flèches de la moquerie ; mais le monde était loin et ses impitoyables sagittaires, qui trempent peut-être, hélas ! l’acier de leurs flèches dans le sang de leur propre cœur, et qui n’insultent souvent le bonheur que parce qu’il leur est impossible ! Ils étaient seuls. Il n’y avait autour d’eux que la nature et le silence. À peine le pas de leurs chevaux retentissait-il sur cette lande, couverte de thym, d’ajoncs et de serpolet. Ils ne rencontrèrent personne, si ce n’est, au bout de la lande, en s’avançant dans les terres, — à l’orée d’un chemin effondré, — une petite fille, une petite pauvresse (comme on dit dans le pays), au teint d’argile, aux cheveux emmêlés, assise auprès d’une eau verdâtre, presque nue, morne, à peine vivante. Elle les laissa passer et ne leur demanda rien. Mais eux revinrent et l’interrogèrent. Elle leur montra une de ces maisons au toit bas, qu’on appelle bijudes en dialecte normand, et elle dit d’une voix traînante qu’elle habitait là avec sa grand’mère. Le mot de grand’mère, prononcé par cette bouche d’enfant, misérable et douloureuse, remua toutes les fibres d’Hermangarde. L’aimes-tu bien ? Aime-la bien, ta grand’mère ! se pressèrent sur ses lèvres émues. Et elle lui donna tout ce qu’elle avait pour le lui porter. L’enfant s’éloigna, étonnée, fixant tour à tour la soie brillante de cette bourse pleine qu’elle tenait dans sa main chétive et salie, et cette belle dame, si belle, qui la lui donnait. Ils la virent regagnant lentement la bijude solitaire, et se retournant à chaque butte de chemin pour leur envoyer de loin le farouche et profond regard de la détresse, de la curiosité et de l’ignorance. Ils reprirent leur course quand ils ne la virent plus, s’enivrant ainsi de grand air, de bonté, de mélancolie ! Après avoir parcouru, en plusieurs sens, ce steppe de bruyères qui se courbait à son centre comme une colline, ils revinrent au point d’où ils étaient partis et où ils avaient quitté madame de Flers. Ils contemplèrent avec une volupté de regard qui venait peut-être de l’état brûlant de leurs cœurs, le paysage ouvert devant eux. Au bas de la lande, le terrain se creusait comme un ravin étroit, mais pour se relever aussitôt de l’autre côté d’un pont en pierres, bâti sur des eaux peu profondes, aliment des fossés voisins. Ces eaux, qui roulaient claires et dispersées sur des cailloux ferrugineux, allaient abreuver une prairie sise auprès des bois de la Taille, ancien Prieuré aux riches dépendances, vendu pendant la Révolution, et dont les fermiers avaient fait un établissement d’eaux thermales. Hermangarde et Marigny apercevaient à leur gauche les cimes dépouillées de ces bois éclaircis, et, au travers de leurs branches brunes, la maison et les tourelles du Prieuré. En face du pont, une grande route, incrustée dans la pente, s’élevait en se tordant vers Barneville, dont la tour couronnait l’horizon, dentelé par les noires cheminées du bourg. À droite, une haie épaisse bordait la route, et le sol s’affaissait tout à coup, autant qu’il surplombait de l’autre côté. Il était divisé en plusieurs cultures fermées par des haies, et comme par son brusque abaissement il formait une vaste brèche, il offrait, dans une échappée inattendue, — à l’extrémité de Barneville et sur un plan plus reculé, — la perspective de la mer et de ses grèves. Quand le temps était lumineux, on discernait l’anse de Carteret et Jersey lui-même, cette Cyclade vaporeuse de la Manche. Ce jour-là, on ne les voyait pas. Le ciel, tout nuage, ressemblait à de la nacre ternie. La mer n’était point bleue, comme dans l’été, ni verte du vert pâli de l’aigue marine, couleur plus ordinaire à ces plages. Elle n’était pas semée non plus de ces mille lames étincelantes que le soleil attache parfois à ses ondes et qu’elle lui rejette, diamant liquide, sur les angles de tous ses flots. Éteinte, mais pure, elle s’harmonisait avec ce ciel aux nuances voilées et rêveuses, et s’étendait en large bande, molle comme une huile, glacée d’argent. Hermangarde et Marigny, du haut de leurs chevaux en sueur, jouirent longtemps de ce spectacle, si bien fait pour un jour d’adieux ! Rien n’y manquait en mélancolie : ni les sons éloignés de la cloche de Barneville qui sonnait les premières vêpres du samedi, ni le mugissement, à courts intervalles, de quelque vache cachée dans la ramure au pied de la lande, ni l’heure qui, dans ces courtes journées de novembre, passe si vite, emportant le jour ! Ils étaient silencieux et comme pris de charme. Le charme était en eux et autour d’eux. Jamais ce pays qu’ils aimaient de leur amour même, ne leur avait paru plus digne d’être aimé.

Ils descendirent au pas — car les pieds des chevaux glissaient sur les pentes lisses de la lande — l’espèce d’escarpement qu’elle avait dans cet endroit, et ils prirent le pont, toujours rêveurs, l’un près de l’autre ; la main de Ryno sur la crinière du cheval d’Hermangarde, ne se disant rien, mais âme dans âme, et, du sein de leur fécond silence, se parlant plus qu’avec la voix.

Tout à coup un coupé noir, élégant et simple, qu’ils entendirent et virent en même temps, déboucha d’une route couverte qui menait au Prieuré et longeait la rivière aux mille filets d’eau minérale, et s’en vint tourner brusquement la tête du pont sur lequel ils faisaient souffler leurs chevaux. Ils se rangèrent pour laisser passer l’impétueux attelage. Le cheval de Marigny, qui se cabra, faillit être atteint par une des roues. Ils reconnurent madame de Mendoze, et ils la saluèrent. Ni elle, ni eux, ne se croyaient si près… Cette apparition, imprévue pour tous les trois, fut un coup de foudre partagé. Madame de Mendoze n’était plus que le spectre d’elle-même. On eût juré que les os manquaient comme la chair à ce corps diaphane, qu’une pelisse de satin cramoisi, trop pesante encore pour sa faiblesse, écrasait sur les coussins du coupé. Elle passa vite. Ils ne purent juger les détails horribles d’un changement qui datait de loin, mais qui se précipitait vers son terme. Quand les yeux éteints et vidés de cette tête de morte que madame de Mendoze portait sur ses épaules voûtées, tombèrent sur M. et madame de Marigny, il s’y montra une espèce de tremblement nerveux, comme on en a parfois aux lèvres. Ce fut tout. Elle n’avait plus assez de sang pour qu’il en montât de son cœur une seule goutte à sa joue creusée, et sa pâleur était si profonde qu’elle ne pouvait plus augmenter. Hermangarde, qui avait eu pour cette malheureuse femme une si orageuse pitié, plongea sur elle des yeux avides qu’elle en retira épouvantés. Quant à M. de Marigny, il eut au cœur une de ces morsures que le mal qu’on a fait y met parfois. Il essaya de cacher son trouble, comme un homme qui avait un autre bonheur à ménager. L’écart formidable de son cheval empêcha peut-être Hermangarde de remarquer une émotion qui l’eût brisée, — car voilà l’Amour et ses transes ! Il ne permet pas à la bonté d’être trop expressive. Il dit, avec sa soupçonneuse tyrannie : « Je veux bien avoir pitié d’elle et des maux dont tu es la cause, mais je ne veux pas que tu aies trop de pitié, toi ! »

Au reste, Hermangarde se serait trompée. Son heureux époux n’avait pas d’émotion au service de madame de Mendoze. S’il était ému, c’est qu’il avait vu une autre femme dans le coupé de la comtesse. Il avait reconnu Vellini.