Une vieille maîtresse/Partie 1/1

Alphonse Lemerre (tome 1p. 17-34).


PREMIÈRE PARTIE




I

UN THÉ DE DOUAIRIÈRES.


Une nuit de février 183., le vent sifflait et jetait la pluie contre les vitres d’un appartement, situé rue de Varennes, et meublé avec toutes les mignardes élégances de ce temps d’égoïsme sans grandeur. Cet appartement — boudoir dessiné en forme de tente — était gris de lin et rose pâle, et il était aussi chaud, aussi odorant, aussi ouaté que l’intérieur d’un manchon.

C’était le boudoir d’une femme qui n’avait jamais boudé infiniment, mais qui ne boudait plus du tout, — de la vieille marquise de Flers.

Une petite table en laque de Chine, couverte de porcelaines du Japon, était placée devant un large feu qui achevait de se consumer en braise ardente. La théière ouverte attendait l’infusion parfumée. La bouilloire d’argent bruissait… rêveur murmure qu’a chanté Wordsworth, le lakiste, quoique ce ne fût pas le bruit d’un lac.

Aux deux angles de la cheminée, dans de grands fauteuils de velours violet, deux femmes, vieilles toutes deux, au front carré, encadré de cheveux gris lissés, l’air patricien, — physionomie de plus en plus rare, — causaient peut-être depuis longtemps. Elles ne travaillaient pas ; elles étaient oisives ; mais le rien-faire sied à la vieillesse, surtout quand elle a cette dignité. Entre ces deux nobles et antiques cariatides, entre ces vieilles aux mains luisantes et polies comme la porcelaine dans laquelle elles allaient boire leur thé, il y avait, capricieusement assise sur un coussin de divan, à leurs pieds, une jeune fille dont le profil, éclairé par l’écarlate reflet de la braise, ressemblait à la belle médaille grecque qui représente Syracuse, non sur du bronze alors, mais sur un fond d’or enflammé. Elle avait travaillé tout le soir en silence. Mais la soirée s’avançant toujours, fatiguée de son éternelle tapisserie, elle l’avait laissée rouler de ses mains avec une nonchalance douloureuse. Puis elle s’était levée, avait pris la bouilloire au foyer, et s’était mise à verser l’eau fumante sur les feuilles qui devaient l’ambrer doucement de leurs parfums.

Cette belle tête pâle, les cils baissés, le front grossi par l’attente, les sourcils froncés, la bouche sérieuse, aperçue à travers la vapeur qui s’élevait de la théière, était d’une beauté presque aussi grandiose et aussi tragique que celle d’une magicienne composant un philtre.

Hélas ! de philtre, elle n’en composait pas… mais elle en avait bu un qui lui semblait amer à cette heure, et qui donnait à son visage la cruelle expression qui l’animait.

« Il ne viendra pas, mon enfant, — dit une des vieilles, la marquise de Flers, — voici qu’il est minuit, et il avait promis d’être ici à dix heures. Il aura été retenu à son cercle par ses amis.

— Peut-être va-t-il venir encore, — répondit la jeune fille d’un ton désespéré, mais au fond duquel il y avait comme une prière que sa grand’mère entendit.

— Non, il ne viendra pas, — reprit la marquise d’un ton absolu, mais sans dureté. — Et quand il viendrait, ma chère Hermangarde, je ne veux pas qu’il te trouve ici maintenant. Il sait qu’à minuit tu rentres chez toi quand je ne reçois pas. En te voyant, il s’imaginerait que tu l’as attendu. Il croirait qu’il bouleverse tes habitudes. Vraiment ce serait trop tôt déjà ! L’amour le plus sincère n’est pas exempt de fatuité. Souhaite le bonsoir à madame d’Artelles, et va fermer ces grands yeux bleus auxquels je défends de pleurer.

— Votre grand’mère a raison, ma chère Hermangarde », dit la comtesse d’Artelles à son tour, avec une gravité froide qui tranchait sur le ton aimable de Mme  de Flers.

Écrasée sous la double opinion de ces deux vénérables Sagesses, Hermangarde obéit sans répondre. Quelque Parisienne que l’on soit, quand on est très bien élevée, on a une petite obéissance dont le silence est presque romain. C’est l’avantage des filles comme il faut sur les filles qui ne le sont pas. Les enfants trop aimés des bourgeois murmurent toujours. D’ailleurs, Hermangarde était digne de son nom carlovingien. Elle était fière ; fière et tendre, combinaison funeste ! Les grandes choses manquant à leur vie, les jeunes filles ne peuvent marquer leur fierté que dans les détails. Hermangarde ne demanda donc point qu’on eût pitié d’une attente trompée en lui permettant de la prolonger. Si sa grand’mère avait été seule, peut-être aurait-elle insisté ; mais Mme  d’Artelles était là. Elle ramassa lentement sa tapisserie, la plia plus lentement encore, sonna sa femme de chambre d’un bras paresseux. Elle gagnait du temps à être lente, mais le temps inexorable devait passer… passer en vain. Elle embrassa Mme  d’Artelles, puis sa grand’mère, qui lui prit les tempes par-dessus ses bandeaux dorés, en lui disant avec une gaieté qui était aussi une mélancolie :

« Repose en paix, ma pauvre fille ; tu as pour toute ressource de le bien bouder demain.

— C’est une ressource dont elle n’usera pas, — dit la comtesse quand la jeune fille fut partie. — Elle l’aime, hélas ! bien trop pour cela. Réellement, je suis effrayée de cet amour, ma chère marquise. Il est trop violent.

— C’est de l’effroi de trop, comtesse, — répliqua la marquise. — Quel danger y a-t-il à aimer bien fort l’homme qu’on doit épouser dans un mois ?

— Eh ! eh ! — dit la comtesse, — il y a toujours du danger à aimer un homme. Nous ne sommes pas vieilles pour rien, ma chère, et vous devriez savoir cela. L’amour, n’importe pour qui, est un jeu terrible, mais c’est presque une partie perdue quand l’homme qui l’inspire ne présente pas plus de garanties de caractère que votre futur petit-fils.

— Vous lui en voulez donc beaucoup ? — répondit la marquise avec un reproche moqueur.

— À lui, ma chère ? — dit la comtesse. Non, certes, ce n’est pas à lui que j’en veux ! Mais lui, il fait son métier d’homme. Il joue sa comédie de sentiment ; il flatte, il rampe, il éblouit, il fascine. On s’y prend ; les jeunes filles et même les mères. Seulement, les grand’mères ne devraient-elles pas un peu se sauver de la séduction universelle ?

— Il paraît donc que je suis plus jeune que mon âge, — dit Mme  de Flers avec son imperturbable bonne humeur, — car j’ai été prise comme les autres, et tellement prise, ma très chère belle, que toutes vos prétentions sinistres n’ont pas pouvoir de m’effrayer.

— Quoi ! — répondit Mme  d’Artelles, en montant sa voix d’une octave, — à la veille de marier cette chère enfant, vous n’éprouvez pas la moindre anxiété, le moindre trouble ?

— Je n’ai jamais été plus calme, — répondit Mme  de Flers, majestueuse d’ironie.

— Alors, ma chère, — s’écria Mme  d’Artelles confondue, — vous avez la tête encore plus perdue qu’Hermangarde ?

— N’est-ce pas ? — dit en riant doucement la marquise. — Tenez ! prenez une tasse de thé, ma chère. — Et l’aimable femme allongea sa main restée belle au bout d’un bras qui avait été beau, inclina la théière, et versa le breuvage musqué dans la tasse de son amie, comme pour lui faire digérer ce qu’évidemment elle ne digérait pas, — le mariage de la petite-fille et le calme de la grand’mère.

— Oui, vous avez la tête encore plus perdue qu’Hermangarde, — reprit la comtesse, tenant à justifier jusqu’au bout ses étonnements et ses craintes, — car vous êtes du monde, et d’ordinaire vous en écoutez mieux la voix. Or, le monde a sur le mari de votre fille les opinions les plus tranchées, les plus répandues et malheureusement les moins flatteuses. On dit que c’est un joueur qui a jeté aux quatre vents du ciel et des tapis verts tout ce qu’il avait, si jamais il a eu quelque chose. C’est un homme qui a toujours vécu comme un aventurier, et qui s’en vante ! C’est enfin un libertin effréné, qui a compromis une foule de femmes dont vous savez les noms aussi bien que moi, ma chère. Ai-je besoin de vous défiler ce chapelet ?

— Oui, défilez ! défilez ! — interrompit la marquise. — Ce sera plus gai que toutes vos moralités. On irait plus souvent au sermon si on y disait les noms propres.

— Je ne sermonne point, ma chère. Pourquoi cette légèreté et cette injustice ? — dit Mme  d’Artelles sans fâcherie, mais tenant sa gravité et ne voulant pas s’en départir. — Pourquoi sermonnerais-je ? Je ne suis pas dévote. Jeune, je n’étais pas prude ; vieille, je ne me soucie pas d’être pédante. J’ai vécu à peu près comme vous, moins le bonheur dans le mariage que vous avez eu et que j’ai manqué. À cela près, nous avons appris la vie des mêmes maîtres. Nous avons vu le même monde. Nous avions les mêmes goûts et presque les mêmes sentiments. Cette fabuleuse chimère d’une amitié entre femmes et d’une amitié qui dure quarante ans en se voyant tous les jours, n’est-elle pas la preuve que nous différons de bien peu et que nos jugements sur toutes choses doivent infiniment se ressembler ? Ne puis-je donc m’étonner, chère amie, si, dans une grande occasion comme celle du mariage d’Hermangarde, nos manières de voir sur l’homme qu’elle épouse sont diamétralement opposées ; et au nom de notre amitié, au nom de l’intérêt de la petite, ne puis-je m’en affliger ? Ne puis-je en parler sans avoir l’air de faire un sermon ?…

— Ma chère comtesse, me voici sérieuse, — dit la marquise de Flers émue, en tendant la main à son amie. — N’imputez jamais à mon cœur les péchés de mon esprit.

— Ils ne sont pas mortels, — reprit gracieusement son amie en pressant cette main, tendue vers elle, avec le mouvement d’une sensibilité charmante et sauvée du temps. — Laissez-moi donc vous dire mes craintes, dussent-elles ne pas avoir le sens commun. Tout le temps que je les aurai, je penserai qu’un mariage qui n’est pas encore fait peut se défaire, et je vous tourmenterai un peu. »

Il y eut un moment de silence.

« Si vous n’avez, — dit gravement la marquise, en replaçant sa soucoupe sur le plateau, — que les bruits du monde à opposer à l’amour d’Hermangarde et à son mariage, permettez-moi de vous dire que ces bruits malveillants ont peu d’influence sur une femme qui a passé toute sa vie à voir des choses parfaitement opposées à ce qu’elles étaient en réalité, et qui a connu Mirabeau, lequel disait, du haut de la tribune de son égoïsme, que les grandes réputations sont fondées sur de grandes calomnies, car il aurait pu ajouter que les petites l’étaient aussi.

— Je n’ai pas que cela, — fit Mme  d’Artelles.

— Eh bien ! qu’avez-vous de plus, chère amie ? des faits positifs ?… Voyons-les ! Quoi ! mon petit-fils de choix est un affreux monsieur Lovelace parce qu’il a eu quelques femmes qui vont à la messe à Saint-Thomas d’Aquin, avec un paroissien de velours, fermé d’or ! Mais nous sommes du temps de Laclos, ma chère belle, et nous appartenons à une époque où ces choses-là se pardonnaient très-bien ! Soyons justes, si nous ne sommes pas indulgentes. La jeunesse que nous avons connue et… aimée faisait bien pis que les jeunes gens d’à présent. Et cependant nous ne sommes pas restées vieilles filles. Nos mères ont eu la bravoure de nous marier à ces abominables mauvais sujets, et nous avons eu le hasard effronté de n’être pas trop malheureuses  !

— Ne parlez que de vous, — dit Mme  d’Artelles. — Vous avez eu l’extrême bonheur d’aimer et d’être aimée. Vous aviez asservi complètement le marquis de Flers  ; il vous aurait sacrifié ses maîtresses, s’il n’avait pas fallu… les reprendre pour vous les sacrifier. Quand il se souvenait d’elles, c’était pour se féliciter de n’appartenir qu’à vous. Vous l’aviez ensorcelé.

— Eh bien  ! — dit la marquise, s’épanouissant à cet éloge et à ce souvenir, et souriant avec un double orgueil, l’orgueil de la femme et l’orgueil de la mère, — Hermangarde est encore plus belle que je ne l’étais, et elle ensorcellera son mari !

— Croyez-vous ? — fit Mme  d’Artelles avec une tristesse douce et profonde, la tristesse d’un scepticisme sans espoir. — Est-ce qu’il est, votre futur beau-fils, de ces têtes-là qu’on ensorcelle ? Je l’ai beaucoup vu chez vous et dans le monde. Je l’ai beaucoup étudié. Vous m’avez parfois trouvée pénétrante, mais je ne crois pas qu’un pareil homme puisse porter le poids d’une domination quelconque, si allégé qu’il soit par l’amour. Il a des facultés d’esprit fort étendues, c’est incontestable ; mais, né pour le commandement, il porte dans toutes les relations de la vie une ambition d’influence qui le rend peu propre à en subir une. Ses passions sont des passions de maître. Voyez comme, malgré son amabilité, trop charmante pour n’être pas jouée, il opprime déjà Hermangarde  ! comme, avec un froncement de sourcils, il la fait obéir et trembler ! Et pourtant Hermangarde est un caractère fier et résolu ! Cela m’a bien souvent révoltée. Ses manèges ne m’en imposent point. Il passe pour très éloquent auprès des femmes. Il les magnétise avec des flatteries adorables ou des impertinences qu’il a l’art de doubler de tendresses. Il a des paroles obscures et chatoyantes qui font rêver. Mais toute cette éloquence, tous ces entortillements de serpent câlin aux pieds des femmes ne sont que l’expression de son orgueil et de son mépris pour nous. Il veut dominer, despotiser les âmes, et trouver dans les relations de l’amour une influence que les hommes qu’il blesse lui contestent, et que les circonstances ne lui ont pas donnée sur eux. Avec les hommes, il n’a pas toutes ces coquetteries. Il ne cache pas la conscience qu’il a de lui-même, et par là il les offense, même sans y penser. Mais avec nous son orgueil est bien plus à l’aise, car il est reçu par la vanité des hommes qu’on ne s’abaisse jamais devant nous. Il fait donc avec nous ce qu’il est trop fier pour faire avec ses semblables, et tout cela, marquise, bien moins pour trouver ce que nous pouvons donner, le bonheur dans la tendresse, que pour conquérir un pouvoir. »

Mme  d’Artelles était d’un temps où les gens du monde aimaient à tracer des portraits. Elle venait d’en faire un. Mme  de Flers, qui allait porter sa tasse de thé à ses lèvres, la replaça sur le plateau.

« Vertu de femme ! comme vous y allez ! — dit-elle. — Mais c’est là un portrait de sombre fantaisie, et vous m’aviez promis des faits positifs.

— Des faits positifs ! — dit l’intrépide comtesse que rien n’embarrassait, que rien ne désarmait. — Je ne demande pas mieux que de vous en donner, des faits positifs, pour vous convaincre du danger qu’il y a de marier Hermangarde à cet homme faux et détestable ! Je ne les sais que d’hier, et je vais vous les dire aujourd’hui. Malheureusement les choses sont bien avancées, mais on a vu casser des mariages encore plus près de la conclusion. Quand je dis qu’il est faux, votre beau fiancé, je ne crois pas que son amour pour Hermangarde soit précisément une tartufferie. Non ! Je le crois fort amoureux, au contraire, de ses radieux dix-neuf ans. Mais je dis qu’il est comme tous les êtres vulgaires de cœur et grossiers de sens, qui prennent la passion pour de l’amour. Au moment où il joue à Hermangarde de ces airs de dévouement et de tendresse dont nous sommes toutes dupes, de mère en fille, il a une maîtresse, ma chère marquise, une maîtresse chez laquelle il va passer tous ses soirs, non pas mystérieusement, mais au su de toute la ville et sans manteau couleur de muraille. Il ne prend même pas la peine de se cacher ! Probablement il y est ce soir encore, au lieu d’être ici où il avait promis de venir et où Hermangarde l’attendait.  »

La marquise de Flers avait repris sa tasse de thé pendant que Mme  d’Artelles faisait sa Catilinaire. Elle la but, et avec un demi-sourire où l’indulgence et la malice se fondaient  :

« Ah ! — dit-elle en se ravisant, — c’est madame de Mendoze.

— Eh non, ma chère, non, ce n’est pas madame de Mendoze  ! — dit à son tour et très vivement Mme  d’Artelles.

— Alors, c’est madame de Solcy, — reprit la pétulante marquise.

— Ni l’une ni l’autre, — fit Mme  d’Artelles. — Est-ce que vous m’allez nommer tout le faubourg Saint-Germain  ? Vous êtes plus mauvaise langue que moi, ma chère. Je sais que les haïssables succès de M. de Marigny ont été nombreux. Madame de Solcy, madame de Mendoze et malheureusement beaucoup d’autres ont fait mille folies pour lui, et ce n’est pas une raison pour qu’il ne les voie plus dans les salons de Paris ou même chez elles. L’amour, dans une société de gens bien élevés, ne doit pas emporter toutes les relations de la vie. Mais la maîtresse actuelle de M. de Marigny n’est pas une femme comme il faut. C’est une créature qu’il a depuis dix ans  ; qu’il a peut-être toujours eue. Quand la société de Paris parlait de ses liaisons avec mesdames de Mendoze et de Solcy, quand les dévotes criaient au scandale, M. de Marigny mentait impudemment à ces femmes qui ne craignaient pas de se compromettre pour ses beaux yeux. Elles étaient, ma chère belle, dans la position où Hermangarde va se trouver, mais avec le mariage en sus.

— Comment savez-vous cela  ? — dit la vieille marquise, entassant les rides sur son front devenu songeur.

— Je l’ai su, — reprit la comtesse, — par le vieux vicomte de Prosny. C’est un vieux lynx. Il est très fin et très madré. Il est un peu de ces vieillards qui eussent regardé Suzanne au bain par le trou de la serrure  ; mais s’il menait la vie d’un sage, nous ne saurions rien de tout ce qu’il nous faut savoir. Le vicomte connaît la donzelle. Il va chez elle, ou il y allait autrefois. Il vous donnera, si vous voulez, les détails les plus circonstanciés sur cette liaison qui me paraît assez ignoble.

— Dix ans  ! — répondit Mme  de Flers. — Les mariages persans n’en durent que sept  ; et en Italie, les sigisbées — qui fêtent parfois des cinquantaines — sont d’assez minces possesseurs. Ils sont la petite monnaie de cet imbécile de Pétrarque. Mais dix ans de possession intégrale à laquelle la loi n’oblige pas, — ajouta-t-elle avec un reflet tiède du XVIIIe siècle dans les idées, — voilà quelque chose de singulier en plein Paris  ! Malepeste  ! il faut que cette femme soit bien belle ou terriblement habile, pour ramener des bras de toutes les autres femmes un homme comme M. de Marigny.

— Eh bien, pas du tout  ! — fit Mme  d’Artelles, qui tenait à verser sa goutte d’acide prussique dans toutes les pensées de son amie. — Le vicomte la dit assez laide, d’un caractère fort extravagant, et plus âgée que M. de Marigny, qui a trente ans.

— Hein  ! ce ne sont pas là des séductions bien omnipotentes, — dit la marquise. — Mais votre vieux scélérat de vicomte n’a vu cette femme que dans son salon… a-t-elle un salon  ? et Marigny l’a vue ailleurs. Cela change la thèse. Les meilleures actrices ne sont bonnes que dans certaines pièces. Moi, je fais ce raisonnement-ci, ma chère  : ou c’est une ancienne relation craquant de toutes parts, depuis le temps qu’elle dure, et alors Hermangarde rompra ce nœud tiraillé et usé en se jouant  ; ou la créature est à craindre, et alors, si elle l’est, elle l’est beaucoup  ! car Marigny a trop expérimenté les femmes pour ne pas les savoir à fond, et, laide ou non, ce serait donc le résumé de toutes les séductions des autres, puisqu’on les quitte pour revenir à elle  ; enfin, une espèce de maîtresse-sérail.  »

Le mot était hardi, et le geste qui l’accompagna ne le fut pas moins. La marquise, née en 1760 et qui avait traversé toutes les corruptions de Trianon, de l’Émigration et de l’Empire, savait, quand il le fallait, sauter le bâton d’un mot vif. Elle avait eu la jambe leste, il lui restait l’esprit leste, — un esprit avec lequel, dans sa jeunesse, le prince de Ligne avait peloté. Il eût dit d’elle, avec ces consonances qu’il recherchait comme une audace négligée  : Elle avait l’esprit brillant et coupant comme le diamant, et attirant comme l’aimant, et rien n’était si provocant ni si charmant, et ni, au fond, si bon enfant  ! Très spirituelle donc, comme on l’était encore en 1783 et comme on allait cesser de l’être, elle avait plus duré que son époque. Sa grâce était de si bonne trempe qu’elle avait résisté au mauvais ton de l’Empire. La société de la Restauration — cette société digne d’être anglaise, tant elle fut hypocrite, — dut avoir horreur du haut goût de l’esprit de Mme  la marquise de Flers. À l’heure qu’il est, au faubourg Saint-Germain, ne prend-on pas pour du bon ton l’extrême pruderie en toutes choses  ? et ne réalise-t-on pas un idéal de société à faire mourir d’ennui dans leurs cadres les portraits de famille qui, heureusement, n’entendent plus  ? L’abâtardissement des races s’est surtout marqué en France dans l’esprit de conversation. Ce volatil parfum s’est évaporé. Au moment où s’ouvre cette histoire, il fallait la souveraine aisance de la marquise de Flers pour sauver de l’outrageante condamnation des prudes un reste de cet esprit fringant, élancé et vraiment français, la plus jolie gloire de nos ancêtres.

« Dans le premier cas, — reprit la marquise, — ça regarderait Hermangarde. Ce serait l’affaire d’une lune de miel. Nulle femme n’épouse d’ange. Les plus sots même — quand ils se marient — ont la vanité de planter là quelque Ariane dont ils offrent l’abandon à leur femme comme un cadeau qui complète bien la corbeille. Marigny n’a pas besoin, lui, d’offrir une femme sacrifiée à l’amour d’Hermangarde pour le faire flamber mieux. Et, d’ailleurs, il est trop distingué (vous diriez orgueilleux, vous !) pour employer cette petite rouerie. Seulement, si, comme une foule d’hommes restés longtemps garçons, il a des habitudes d’intimité déjà anciennes, il les perdra très aisément au sein d’un bonheur plus neuf et plus enivrant. Mais dans le second cas…  »

Elle s’arrêta, se mirant dans le saphir de son petit doigt et réfléchissant.

«  Eh bien ! dans le second cas ?… — interrogea Mme  d’Artelles.

— Ah ! ce serait tout autre chose, — reprit la marquise. — Je partagerais vos inquiétudes. J’aurais là du fil à retordre. Mais, Dieu aidant, et vous aussi, ma chère belle, je le retordrais ! »