Librairie de Achille Faure (p. 99-110).


VII


C’était un dimanche de la fin de juin, qu’ils suivaient tous quatre ensemble les berges du lac, de Pully à Ouchy, par un sentier qui passe tantôt au travers d’une prairie, tantôt au bord d’un blé, quelquefois sur les galets et sur le sable. Albert semblait un peu triste ; Pauline et Samuel folâtraient ensemble ; on les eût pris pour les deux fiancés. Mademoiselle Dubois, aimable et gaie, s’occupant de chacun à son tour, était par sa conversation le lien qui les unissait tous quatre et qui empêchait les préoccupations et les différences de s’accuser trop vivement.

Il faisait le temps le plus agréable, un beau soleil ; la chaleur était tempérée par une bise assez forte mais sans violence. Les mouettes rasaient l’eau.

Ils arrivèrent à Ouchy, qui est le port de Lausanne — comme le Pirée est celui d’Athènes. — De nombreuses barques de pêche y gardaient, à l’ancre, le repos du septième jour, tandis que dans les pintes voisines leurs patrons, moins calmes, s’efforçaient de chasser de leurs gosiers, en cette seule journée, les brouillards de toute une semaine.

— Faisons une promenade sur l’eau ! s’écria Pauline.

— Parfait, dit Samuel.

Et, s’adressant à un gamin qui les regardait :

— Va me chercher le patron de cette barque.

L’enfant partit en courant et disparut dans une pinte.

— N’est-ce point imprudent ? objecta mademoiselle Dubois.

— Allons donc ! s’écria Samuel. Albert et moi, nous savons parfaitement conduire, et la barque chavirât-elle, nous savons nager pour quatre.

Mademoiselle Dubois interrogea Albert du regard.

— Il n’y a pas de danger, mon amie, dit-il. Je ne suis pas bien habile, mais nous serrerons la côte, et d’ailleurs, comme vous dit Samuel, en cas d’accident, vous auriez affaire à de bons nageurs.

Le batelier arrivait en ce moment, sa casquette à la main, un peu vacillant, un peu échauffé, bégayant quelque peu, mais plein d’empressement à louer sa barque. Le prix fut bientôt fait, Samuel avec un juron, lui donnant la moitié de ce qu’il demandait.

— Mais, monsieur, demanda mademoiselle Dubois au batelier, le temps est-il favorable ? Il fait du vent.

— Du vent ! c’est… c’est pas du vent ; c’est de la bise. Ça n’est rien… rien… du tout. Serrez seulement la côte… et… et… et… à moins que ça n’augmente… craignez pas.

— Je crois que ça veut augmenter, dit, sans que personne l’entendît, le gamin, qui venait de recevoir une petite pièce de monnaie pour sa commission.

— C’est singulier, bégaya le batelier, immobile devant les promeneurs qui faisaient sans lui leurs apprêts de départ. Je vous demande pardon… mais… mais quand on a vu du goudron toute la semaine… c’est… c’est… singulier… on dirait que ça vous c… co… colle la langue et les pieds.

— Allez-vous décoller, mon brave, allez, dit Samuel.

Puis il saute dans la barque et donne la main à Pauline qui s’élance après lui. Mademoiselle Dubois hésite encore ; elle rappelle que le lac est perfide, que les accidents sont fréquents ; mais Pauline s’est assise au fond de la barque et chante une barcarolle. Samuel la presse de monter, Albert l’encourage ; elle cède et va s’asseoir près de sa sœur.

Ils fendent ces eaux bleues si belles. Ils chantaient, riaient ou rêvaient, et la barque, poussée par quatre bras nerveux, filait au large.

Au bout d’un quart d’heure, Albert s’écria :

— Serrons la côte, nous allons trop loin.

Ils dirigèrent la pointe de leur embarcation du côté de Saint-Sulpice, au couchant, et recommencèrent à causer gaiement, sans s’apercevoir que, poussée par le vent, la barque dérivait du côté de la Savoie.

Tout à coup, ils se sentirent enveloppés d’un souffle violent et froid, et la barque tourna subitement. Les deux jeunes gens se levèrent en sursaut, en échangeant un regard inquiet. Ils avaient dépassé la zone abritée par la côte vaudoise. La brise les poussait avec force ; le lac s’agitait sourdement.

— Force de rames ! cria Samuel, et tâchons de regagner le port.

Mais leurs efforts suffirent à peine à les maintenir en ligne. Ils s’épuisaient en vain. La bise, qui soufflait de la côte et s’élevait de plus en plus, s’opposait à leur retour. Cette côte riante, qu’ils venaient de quitter tout à l’heure, semblait les rejeter pour toujours.

Après des efforts inouïs, mais inutiles, ils se regardèrent, pleins d’angoisse et découragés.

Albert fit des signaux de détresse qui ne furent point aperçus.

— Il n’y a pas deux partis à prendre, dit Samuel, filons en Savoie avant que la tempête soit plus forte. Sur trois lieues, nous en avons bien fait une ; nous pouvons arriver.

— N’y a-t-il pas d’autre moyen ? demanda mademoiselle Dubois.

Mais sa voix fut couverte par les cris de Pauline qui venait de comprendre le danger. Elle prétendait retourner au port et ne voulait entendre à rien autre chose ; elle pleurait, se désolait, et faisait des reproches à Albert et à Samuel.

— Faites donc taire les enfants, dit celui-ci. Voyons, que faisons-nous ?

— Ne pourrions-nous louvoyer jusqu’à Morges ? demanda Albert.

— Nous serions culbutés cent fois d’ici là. Je te dis qu’il n’y a pas deux chances de salut. Et encore, ajouta-t-il entre ses dents, celle-ci n’en vaut pas la moitié d’une.

Ils laissèrent aller l’embarcation, qui fila comme un goëland vers la côte de Savoie. Mais la bise augmentait de force à chaque instant, et les vagues se pressaient, blanches, creuses et acérées, autour de la barque.

Pauline avait perdu la tête ; elle pleurait, criait ; elle voulait retourner à Lausanne, et elle maudissait jusqu’à sa sœur, qui, très-pâle, mais calme, lui tenait les mains et l’admonestait comme une enfant, tantôt par de vives paroles, tantôt avec des caresses.

La barque filait avec une vitesse effrayante. À supposer qu’on pût aller ainsi jusqu’en Savoie, on devait s’attendre à être brisé sur la grève. Mais les vagues devenaient de plus en plus hautes et s’amoncelaient autour du frêle esquif avec un bruit menaçant. Épuisés, les deux jeunes gens battaient l’eau presque au hasard.

Tout à coup une vague sauta dans la barque et la remplit à moitié. Mademoiselle Dubois ôta vivement son chapeau et s’en servit pour jeter l’eau dehors.

— Fais comme moi ! cria-t-elle à Pauline.

— Es-tu folle ? répondit celle-ci. Gâter ainsi mon chapeau !

Samuel éclata de rire.

Albert, laissant la rame, s’approcha des deux femmes.

— Pardonnez-moi, leur dit-il. C’est moi qui vous ai perdues. J’aurais dû prévoir… je suis un misérable imprudent.

— Albert ! s’écria Pauline, Albert ! je ne veux pas mourir ! Vous me sauverez, n’est-ce pas ?

— Albert ! Samuel ! dit mademoiselle Dubois d’une voix haute et vibrante, écoutez-moi. Je vous adresse la prière la plus vive et la plus sincère que vous ayez jamais pu entendre. Réunissez tous vos soins, toutes vos forces, toute votre attention sur Pauline. Vous ne pourriez nous sauver toutes les deux, et moi je ne regrette pas de mourir. Si vous cherchiez à me sauver, ajouta-t-elle avec résolution, je vous repousserais.

Elle étendait la main en parlant ainsi, et sa pose, son air, sa voix, tout était sublime. Albert la contemplait, quand il sentit Pauline s’attacher à ses genoux en criant :

— Oui ! oui ! sauvez-moi ! C’est moi qu’il faut sauver.

Il la repoussa du pied et marcha vers Marie.

Ils se regardèrent ; jamais regard n’échangea plus profondément deux âmes. Albert entoura de ses bras la taille de son amie et lui dit :

— Nous allons mourir ensemble. Je vous aime !

À leurs pieds, Pauline hurlait de terreur ; et Samuel, pâle, éperdu, ramait comme un fou, se consumant dans une ridicule impuissance.

Mademoiselle Dubois dit encore :

— Sauvez Pauline !

— Je ne le puis, repartit Albert, et, plutôt que de vivre avec elle, je préfère mourir avec vous !

— Albert ! cher Albert, murmura-t-elle avec l’accent d’une tendresse profonde en lui rendant son étreinte.

Une vague les couvrit et les renversa au moment où Samuel jetait ce cri : « Nous sommes sauvés ! » Ils n’étaient qu’à peu de distance d’Évian, d’où l’on avait aperçu leur danger. Une chaloupe qui venait à leur secours arriva près d’eux comme ils enfonçaient, et les sauva. Un quart d’heure après ils abordaient à Évian. Pauline était évanouie. On les conduisit dans un hôtel où ils reçurent les soins nécessaires. Au sortir de son évanouissement, Pauline eut une crise de nerfs ; sa sœur la veilla toute la nuit.

Le lendemain, ils prirent passage sur le bateau à vapeur qui va de Genève à Lausanne en touchant les côtes de Savoie ; ils étaient tous les quatre pâles et fatigués ; mais Albert était sombre et triste, et Pauline semblait confuse. Ils évitaient l’un et l’autre de se parler.