Librairie de Achille Faure (p. 47-60).


IV


Les jours qui suivirent furent chauds et brillants pour les fiancés. Albert eut plus de vivacité ; Pauline fut plus sérieuse. Le bonheur d’être aimée lui donna quelque chose de tendre et de touchant, une grâce qui jusqu’alors lui avait manqué. Sa coquetterie sembla l’abandonner ; ses yeux parlèrent un langage qu’ils ne cherchaient pas. Werther était mieux compris, et l’on ne riait plus à la leçon. À cette leçon mademoiselle Dubois n’assistait plus guère. Sous différents prétextes, elle quittait souvent le petit salon, et seuls, on échangeait d’amoureuses paroles, on se prenait les mains, on se regardait. Si Pauline baissait la tête, son front rencontrait un baiser d’Albert : elle murmurait une gronderie ; ils se regardaient encore, et s’embrassaient de nouveau. Transporté dans un nouveau monde, Albert ne songeait plus qu’à Pauline, et même en causant avec son amie, il ne parlait que de mariage et d’amour. Sans jamais les provoquer, mademoiselle Dubois accueillait ses confidences ; puis elle appelait l’attention du jeune homme sur les difficultés matérielles de la vie et stimulait son courage pour en triompher. Il devait dans quelques mois briguer au concours une place de professeur d’allemand au collège de Lausanne, et il étudiait avec ardeur la chimie et la physique pour conquérir plus tard une chaire plus lucrative et plus haute. Pauline eût désiré l’introduire dans sa famille à titre de fiancé, mais il avait refusé. Dans une des rares visites que M. et madame Dubois faisaient à leur sœur Marie, Albert les avait rencontrés, et leur air de hauteur lui avait déplu.

— Ils me mépriseraient, dit-il, parce que je n’ai rien et ne suis rien. Attendons.

Cela contraria Pauline, qui avait projeté de figurer avec son fiancé dans les derniers bals de la saison. Elle bouda même un peu ; ce qui ne la rendit pas moins jolie, car elle n’avait pas le courage d’être fâchée tout à fait. Ne pouvant se parer d’Albert, elle essaya du moins de le rendre jaloux. Assise en face de lui, dans un vieux fauteuil où elle se ployait gracieusement en étalant sur les chenets ses pieds comprimés dans de jolies bottines, elle lui demandait :

— N’êtes-vous pas fâché que j’aille au bal sans vous ?

— Non certainement, répondit-il, puisque je ne puis y aller et que cela vous amuse.

— Mais si là-bas quelqu’un m’aimait aussi ?

— Que m’importe ! puisque c’est moi que vous aimez.

— Et la valse, Albert, qu’en pensez-vous ?

— Si vous ne vouliez plus valser, je trouverais que vous avez raison.

— Ah ! voilà une façon charmante et modérée de me l’interdire. Vous seriez donc jaloux de mon valseur, Albert ?

— Non, si vous pensez à moi pendant que vous êtes près de lui.

— Vous êtes d’une sagesse et d’une tranquillité…

Mais les regards expressifs du jeune homme démentaient cette observation, et Pauline, un instant après, lui faisait un reproche contraire.

Quoique Albert fût le plus simple des hommes, ces mièvreries ne lui déplaisaient point, occupé qu’il était par la nouveauté de sa conquête et de ses propres impressions. Il aimait Pauline sans la connaître. Son âme qu’il ne voyait pas, il la supposait belle, et ce qu’il voyait le charmait. Elle avait de petites façons fort gentilles, des yeux bleus piquants à force de vivacité, une bouche rieuse ou langoureuse tour à tour, une taille souple et fine. Par besoin de changement, elle variait sans cesse et très-heureusement sa toilette et sa coiffure. Avec un seul ruban elle savait se donner une fraîcheur nouvelle. Un jour, elle descendait ses cheveux très-bas, mettait une robe montante et prenait un air de madone ; d’autres fois, relevant ses bandeaux jusqu’aux tempes, elle piquait dans ses tresses des nœuds de velours ; sa robe au corsage échancré laissait admirer son cou entouré d’un velours noir, et ses bras éclataient de blancheur à travers la mousseline.

Un jour, elle ne vint pas. Albert la crut malade et fut dévoré d’inquiétude. Mademoiselle Dubois sortait, à sa prière, pour aller chercher des nouvelles, quand on apporta ce billet.

« Chère Marie,

« Je vais au bal demain, et ma toilette n’est pas prête. Je ne puis sortir. Excuse-moi près d’Albert. »

Le lendemain, elle ne parut pas. Albert fut morose et cacha mal son mécontentement. Le surlendemain semblait devoir se passer comme la veille, et l’irritation du jeune amant était à son comble, quand, le soir, Pauline arriva. Elle avait dansé jusqu’au jour ; elle était si fatiguée ! ! !…

— Il faut que je vous aime bien pour être venue, dit-elle à Albert.

— Combien je suis confus de ce sacrifice ! répondit-il amèrement.

Elle vit qu’il était fâché et s’efforça de vaincre sa mauvaise humeur par une conversation enjouée. De temps en temps, elle le regardait en dessous avec des yeux si doux et si brillants, qu’il se sentait mollir. Elle avait ce jour-là un bracelet de corail qui seyait à merveille sur son bras nu. Dans un moment où ils se trouvaient seuls, elle passa ce bras autour du cou d’Albert en murmurant à son oreille : — Je vous aime ! — Ce fut lui qui s’excusa.

Le temps s’écoulait ainsi plein de douces heures, partagé pour Albert entre l’amour, l’étude et l’amitié. Déjà l’on avait atteint le mois d’avril ; deux mois encore, et le concours avait lieu. On parlait souvent du succès comme s’il eût été certain ; on fixait le jour du mariage, on faisait des projets. Mademoiselle Dubois souriait volontiers à leurs rêves ; mais elle retombait tout aussitôt dans le sérieux un peu triste qui lui était habituel ; désormais elle s’en remettait à Pauline du soin de distraire Albert, et leur union semblait la rendre à la solitude. Albert, lui, eût bien voulu la mettre en tiers dans son bonheur, et ses efforts tendaient constamment à fondre ses deux affections dans une même harmonie ; mais il n’en pouvait venir à bout. Quand il causait avec Pauline, c’était presque toujours d’une manière qui mettait Marie en dehors de l’entretien, et quand il engageait la conversation avec son amie, Pauline restait silencieuse, ou ne savait que les interrompre en accaparant Albert.

Le printemps gonflait les bourgeons ; le soleil rayonnait dans les fleurs, dans les feuilles, dans les cris des oiseaux, dans les yeux des hommes ; et toutes les bouches et toutes les poitrines s’ouvraient pour aspirer cet air pénétrant et mou qui enivre.

Il y avait au bout du jardin de mademoiselle Dubois, du côté du midi, un bosquet de lilas déjà touffus, dont les fleurs commençaient à s’épanouir. Les marguerites blanches et roses, les primevères doubles d’un rose lilacé, les narcisses, les jacinthes embaumées et les crocus bleus s’ouvraient en foule sur le bord des allées. Mademoiselle Dubois, un râteau à la main, semait de petites graines dans les plates-bandes ; elle sarclait, elle émondait. Son moineau la suivait en picorant, et tout à coup, poussant un petit cri, il s’envolait à tire-d’aile, tout inquiété par sa propre sève et par ces cris amoureux qui partaient des bocages. Sous prétexte d’aider à Marie, Albert et Pauline se rendaient au jardin ; mais, comme des enfants volages, ils quittaient le travail au bout d’un instant et s’en allaient voir aux lilas si quelque branche avait fleuri. Pauline montait sur le banc et levait les bras pour atteindre les fleurs. Dans ce mouvement sa taille se cambrait, sa jupe s’accourcissait et laissait à découvert le bas de sa jambe. Quand il y avait de la rosée, elle secouait malignement les branches sur Albert, qui, tout inondé, pourtant ne s’occupait qu’à recueillir les gouttes tombées sur le visage de Pauline.

Gorgé de friandises, enivré d’amour, Albert cependant n’était pas exempt de malaise. Il y avait toute une partie de son être qui n’avait rien à faire avec sa fiancée et qui restait au dedans de lui, froide et inassouvie. Il avait l’amitié de mademoiselle Dubois, et souvent il passait près d’elle des heures après lesquelles il se trouvait plus fort et meilleur. Mais elle-même lui semblait maintenant moins expansive ; — puis nous avons un besoin d’unité que deux affections incomplètes ne peuvent satisfaire.

Cependant Pauline trouva qu’elle savait assez d’allemand et ne voulut plus étudier. Albert en fut vivement contrarié ; car il goûtait un grand plaisir à cultiver l’esprit de celle qu’il aimait. Il insista, mais en vain. Alors dans son humeur, il s’avoua que Pauline était bien frivole et s’en plaignit à mademoiselle Dubois.

— Pauline n’a jamais aimé l’étude, répondit la sœur aînée. Tâchez de ne point lui demander ce qu’elle ne saurait vous donner.

Ils étaient assis près de la fenêtre qui ouvrait au midi sur le jardin. Le soleil était couché, le jour s’en allait ; par la fenêtre ouverte entraient les parfums du soir ; on entendait au loin, comme un murmure, les bruits de la ville, et tout près la voix éclatante d’un petit oiseau. Il y avait dans l’air une tendresse indéfinissable. Tout le mouvement, toute la vie de la nature, à cette époque de l’année, n’est-ce pas de l’amour ? Mademoiselle Dubois était accoudée sur la fenêtre ; contre l’ordinaire, elle était oisive et ses yeux voilés se fixaient au dehors sans regarder aucun objet.

— Vous n’avez pas beaucoup étudié, vous, dit Albert ; mais vous aimez tout ce qui est beau et vous comprenez tout ce qui est élevé. Pourquoi votre sœur fuit-elle une conversation sérieuse ? Pourquoi se joue-t-elle de mon amour sans cesse comme un enfant ? Tantôt elle est tendre et bonne, tantôt elle m’afflige, comme pour jouir de ma peine, — ou bien, ajouta-t-il plus bas, elle se plaît à me rendre fou pour triompher de ma folie sans la partager.

En parlant ainsi, caressant par besoin d’effusion, comme sont les amoureux, il entoura de son bras la taille de son amie, et se pencha pour l’embrasser. Elle le repoussa brusquement.

— Soyez fou, s’il vous plaît, avec Pauline, dit-elle d’un ton sec et hautain qu’il ne lui connaissait pas, mais soyez convenable avec moi.

— Je ne savais pas vous déplaire, dit Albert vivement piqué. Je n’aurais pas, surtout, cru vous formaliser.

Il se fit entre eux un silence. Albert se leva pour sortir.

— Mon ami, dit mademoiselle Dubois en l’arrêtant d’un geste affectueux, j’ai eu tort et je vous demande pardon. Mais, cher Albert, voyez, vous vous plaignez de Pauline, et moi aussi j’ai des moments de caprice et d’humeur que je ne puis maîtriser. Les femmes quelquefois sont fantasques, Albert. Il vous faut de l’indulgence, si vous voulez être un bon mari.

— Je vous croyais supérieure à toute faiblesse, vous.

Elle haussa les épaules en le regardant d’un air si moqueur, et en riant d’un rire si frais, qu’il en fut tout surpris, et même troublé d’une façon étrange. Il lui sembla… Mais, ne lui laissant pas le temps de s’arrêter là-dessus, elle dit vivement : — Albert, je vous le déclare avec franchise, vous êtes supérieur à Pauline, et, si vous n’aviez pas pour elle une affection indulgente, si vous vouliez trop l’assimiler à vous, ni vous ni elle ne seriez heureux. Mais puisque vous aimez l’étude, et qu’elle occupera toujours une partie de vos heures, pourquoi seriez-vous fâché d’avoir à vous distraire ensuite avec une compagne vive et gaie ? Pauline jouit encore et abuse peut-être de sa jeunesse et de sa liberté, mais plus tard elle deviendra, j’espère, plus sérieuse et plus simple. Cher Albert, il faut accorder quelques distractions à votre fiancée. Puisqu’il fait si beau, ne restons pas à tourner sans cesse dans ce petit jardin et faisons de belles promenades. Voulez-vous que nous allions demain aux bois de Rovéréa ?