Une tourmente de neige (trad. Bienstock/Chapitre6

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 5p. 56-68).
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VI

Dans mon imagination, souvenirs et images se succédaient avec une rapidité étonnante.

« Quel moujik peut être ce conseilleur qui, du second traîneau, crie sans cesse ? Probablement un roux robuste aux jambes courtes », pensais-je, dans le genre de Féodor Philippitch notre vieux sommelier. » Et soudain, je vois l’escalier de notre grande maison, et cinq serviteurs qui avec des serviettes, en piétinant lourdement, traînent le piano du pavillon. Je vois Féodor Philippitch qui, les manches de sa veste de nankin retroussées, porte une pédale, court en avant, tire les gâchettes, pousse, tire là-bas, grimpe entre les jambes, gêne tout le monde et d’une voix affairée ne cesse de crier :

— Prenez sur le dos, sur le dos ceux qui sont devant ! Voilà, comme ça, la queue en haut, en haut, en haut ! Passe dans la porte. Voilà, comme ça.

— Permettez, Féodor Philippitch ! nous nous arrangerons seuls, objecte timidement le jardinier serré contre la rampe, tout rouge d’attention, et soutenant d’un suprême effort le coin du piano.

Mais Féodor Philippitch ne s’arrête pas.

« Et qu’est-ce que c’est ? pensé-je, se croit-il utile, nécessaire à une œuvre commune, ou tout simplement est-il content que Dieu lui ait donné cette loquacité rassurante, convaincante, pour la dépenser à plaisir. C’est probablement ça. » Et je vois, je ne sais pourquoi, l’étang, les domestiques fatigués qui, dans l’eau jusqu’aux genoux, tirent le filet, et de nouveau Féodor Philippitch, avec un arrosoir, criant après tout le monde. Il court sur le bord et parfois seulement s’approche de l’eau pour retenir avec les mains les carassins dorés, vider l’eau troublée et prendre de l’eau fraîche. Mais c’est midi, en juillet. Sur l’herbe du jardin récemment coupée, je marche quelque part sous les rayons droits et brûlants du soleil. Je suis encore très jeune ; quelque chose me manque et je veux quelque chose ; je me dirige vers l’étang, à l’endroit que je préfère, entre le massif d’églantiers et l’allée de bouleaux, et je m’allonge pour dormir. Je me rappelle avec quel sentiment, une fois couché, je regarde à travers les tiges rouges, épineuses des églantiers la terre noire et sèche et le miroir transparent bleu clair de l’étang. C’est un sentiment de satisfaction naïve et de tristesse. Autour de moi tout est si beau, et cette beauté agit si fortement sur moi, qu’il me semble être bon moi-même, et je suis seulement dépité de n’étonner personne. Il fait chaud. J’essaye de m’endormir pour me consoler, mais les insupportables moucherons ne me donnent pas de repos, ils se mettent après moi et, avec persévérance, comme de petits osselets, sautent du front aux mains. L’abeille bourdonne non loin de moi, en plein soleil ; les papillons aux ailes jaunes, semblant fanées, voltigent d’herbe en herbe. Je regarde en haut, ça fait mal aux yeux. Le soleil brille trop à travers le feuillage clair des bouleaux branchus dont les sommets se balancent doucement au-dessus de moi, et il semble encore plus chaud. Je couvre mon visage d’un mouchoir ; il devient étouffant, et les moucherons se collent aux mains en sueur. Des moineaux s’agitent dans les églantiers. L’un d’eux saute sur le sol à une archine de moi, feint par deux fois de picoter énergiquement la terre et, en visant une branche, s’envole avec un grand cri joyeux. Un autre saute aussi à terre, agite sa petite queue, se retourne et aussi, comme une flèche, en pépiant, s’envole derrière le premier. Sur l’étang, on entend les coups des battoirs qui frappent le linge mouillé et ces coups éclatent et se perdent en bas le long de l’étang. On entend les rires, les conversations et le clapotis des baigneurs. Le vent bruit dans les sommets des bouleaux, loin de moi ; le voilà plus près, il agite l’herbe, voilà… il atteint les feuillages des églantiers et frappe leurs branches, et, en soulevant le coin du mouchoir, et chatouillant mon visage, un courant d’air frais accourt sur moi. Sous le coin du mouchoir soulevé pénètre une mouche qui se bat effrayée autour de ma bouche humide. Une branche sèche me gêne sous le dos. Non, on ne peut rester couché tranquille, il faut aller se baigner. Mais, voilà, près du massif même, j’entends des pas rapides et les voix effrayées des femmes :

— Ah, mes aïeux ! Quel malheur ! Et il n’y a pas un homme !

— Qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il ? demandé-je en courant au soleil vers la femme qui, en poussant des oh ! court devant moi. Elle se retourne seulement, agite les bras et court plus loin. Mais voilà aussi la vieille Matriona ; elle a soixante-dix ans ; en retenant de la main son fichu qui a glissé de sa tête, en clopinant et traînant sa jambe en bas de coton, elle court vers l’étang. Deux fillettes se tenant par la main, et un garçon de dix ans, vêtu des habits de son père, accroché aux jupes de l’une d’elles, en se hâtant suivent derrière.

— Qu’est-il arrivé ? leur demandé-je.

— Un moujik s’est noyé.

— Où ?

— Dans l’étang.

— Quel moujik ? Un des nôtres ?

— Non, un passant.

Le cocher Ivan, en traînant ses gros sabots sur l’herbe fauchée, et le gros gérant Iakov, tout essoufflé, courent vers l’étang ; moi, je les suis.

Je me rappelle cette voix qui me disait : « Voilà, jette-toi à l’eau et sauve le moujik. Sauve-le, et tous t’admireront, » ce que précisément je désirais.

— Où donc ? Où ? — j’interroge la foule des domestiques réunis sur le bord.

— Là-bas, au milieu du courant, de l’autre côté, près des bains, — dit une laveuse en installant le linge mouillé sur une palanche.

Je regarde. Il plonge, remonte, disparaît, se montre encore et tout à coup crie : « Je me noie, mes amis ! » et de nouveau il s’enfonce ; seules des bulles se montrent. Alors je comprends que le moujik se noie, et je pousse un cri : « Petits pères ! le moujik se noie ! »

Et la laveuse, la palanche posée sur l’épaule, en se penchant d’un côté, s’éloigne par le sentier de l’étang.

— En voilà un péché, — dit d’une voix désespérée le gérant Ikov Ivanov, — quel ennui nous aurons maintenant avec la justice du district : on en aura plein le dos.

Un moujik porteur d’une faulx se fraye un passage à travers la foule des femmes, des enfants, des vieillards rassemblés à l’autre bord, et, accrochant sa faulx à une branche de cythise, lentement se déshabille.

— Où donc ? Où est le noyé ? — dis-je, désirant toujours me jeter là et faire quelque chose d’extraordinaire.

Mais on me montre la surface unie de l’étang, qu’agite rarement un coup de vent. Je ne comprends pas… comment donc s’est-il noyé ?… et l’eau reste toujours la même, indifférente, unie, belle, avec des reflets d’or au soleil de midi, et il me semble que je ne puis rien faire, que je n’étonnerai personne, d’autant plus que je nage très mal ; et le moujik passe déjà sa chemise par-dessus sa tête et se prépare à se jeter à l’eau.

Tous le regardent avec espoir et angoisse. Mais rentré dans l’eau jusqu’aux épaules, le moujik se retourne lentement et reprend sa chemise : il ne sait pas nager.

La foule accourt toujours, elle grossit de plus en plus. Les femmes se serrent les unes contre les autres, mais personne n’apporte de secours. Les derniers venus donnent des conseils, poussent des ah ! et leurs visages expriment l’effroi et le désespoir.

Parmi eux, rassemblés les premiers, quelques-uns s’asseoient sur l’herbe, las d’être debout, d’autres retournent chez eux. La vieille Matriona demande à sa fille si elle a fermé la porte du poêle. Le gamin, qui est vêtu de l’habit de son père, régulièrement, jette des pierres dans l’eau.

Mais, en aboyant et se retournant étonné, accourt de la hauteur, Trézorka, le chien de Féodor Philippitch, mais voici Féodor Philippitch lui-même qui descend aussi et, en criant quelque chose, il se montre derrière le massif d’églantiers.

— Pourquoi restez-vous comme ça ? — crie-t-il, — ôtant son veston tout en courant. — Un homme se noie et ils restent plantés ! Donne une corde !

Tous, avec crainte et espoir, regardent Féodor Philippitch pendant que, la main appuyée sur l’épaule d’un paysan, pour se déchausser, il pousse du bout du pied gauche le talon du soulier droit.


— Là-bas, là-bas, où la foule est amassée, là-bas, plus à droite du cythise ! Féodor Philippitch, c’est là-bas ! — lui crie-t-on.

— Je sais, — répond-il, — et, en fronçant les sourcils, probablement en réponse aux signes de prudence de la foule des femmes, il ôte sa chemise, et une petite croix qu’il remet au garçon du jardinier, qui très respectueusement se tient devant devant lui. Ensuite, en foulant d’un pas ferme l’herbe fauchée, il s’approche de l’étang.

Trézorka, étonné de la rapidité des mouvements de son maître, s’arrête près de la foule et, en mâchant quelques petites herbes, près du bord, le regarde d’un air interrogateur, et tout à coup, avec un cri joyeux, il se jette à l’eau derrière son maître. Au premier moment on ne voit rien, outre l’écume et les gouttes d’eau qui jaillissent jusqu’à nous ; mais Féodor Philippitch, en agitant allègrement les bras, en soulevant et abaissant le dos d’un mouvement régulier, nage à grandes brassées vers l’autre bord, et Trézorka, en avalant beaucoup d’eau, retourne hâtivement, se sauve près de la foule et se roule en s’essuyant le dos sur le bord. Au moment où Féodor Philippitch s’approche de l’autre côté, deux cochers accourent vers le cythise avec un filet enroulé autour d’un bâton. Féodor Philippitch, on ne sait pourquoi, lève les bras, plonge une fois, une deuxième, une troisième, chaque fois poussant de sa bouche une bouffée d’eau et secouant gracieusement sa chevelure, sans répondre aux questions qui l’assaillent de tous côtés. Enfin il sort sur le bord, et, comme je le vois, il ne donne des ordres que sur le déroulement du filet. On retire le filet, mais au fond il n’y a rien, sauf de la vase et de petits casseaux qui se heurtent dans le filet. Pendant qu’on lance encore une fois le filet, je passe à l’autre bord.

On n’entend que la voix de Féodor Philippitch qui donne des ordres, le clapotement sur l’eau de la corde mouillée et des soupirs d’horreur.

La corde mouillée attachée à l’aile droite et presque toute couverte d’herbages sort de plus en plus de l’eau.

— Maintenant, tirez ensemble ! Plus d’efforts d’un coup ! — crie la voix de Féodor Philippitch.

Les bâtons mouillés apparaissent.

— Il y a quelque chose, c’est lourd à tirer, les frères ! — dit quelqu’un.

Les ailes, où se débattent deux ou trois carassins, en mouillant et froissant l’herbe, glissent sur le bord. Et voilà, à travers la couche mince, troublée de l’eau bourbeuse, dans le filet tendu, on aperçoit quelque chose de blanc.

Un soupir d’horreur, faible, mais très perceptible dans le silence de mort, passe dans la foule.

— Tirez plus fort, ensemble ! Tirez sur l’endroit sec ! — s’entend la voix ferme de Féodor Philippitch. Et sur les tiges coupées des mauvaises herbes on traîne le noyé jusqu’au cythise.

Et je vois ma bonne vieille tante en robe de soie, je vois son ombrelle violette à franges qui, je ne sais pourquoi, est si incompatible avec ce tableau de la mort, horrible par sa simplicité, et son visage prêt à pleurer. Je me rappelle le désappointement, exprimé sur ce visage, qu’on ne puisse avoir d’arnica, et le sentiment pénible et triste éprouvé quand, avec l’angoisse naïve de l’amour elle me dit : « Allons-nous en, mon ami. Ah ! c’est si terrible ! Et voilà, tu te baignes toujours seul et tu nages ! »

Je me rappelle comment le soleil clair et ardent brûlait la terre sèche et poudreuse sous les pieds, comment il jouait dans le miroir de l’étang, comment, près du bord, se débattaient de grosses carpes, et, au milieu, à la surface de l’étang, frétillaient de petits poissons. Comment, haut dans le ciel, un vautour planait au-dessus des petits canards qui, en s’ébattant, clapotaient à travers les roseaux, nageaient au milieu ; comment des nuages orageux blancs et échevelés se rassemblaient à l’horizon, comment la vase ramenée par le filet sur le bord se répandait peu à peu, et comment, en traversant la digue, j’entendis de nouveau les coups de battoirs qui se répandaient sur l’étang.

Mais ce battoir, comme deux battoirs accordés en tierce, et ce son, me tourmentaient et me faisaient souffrir, d’autant plus que je savais que ce battoir était une clochette et que Féodor Philippitch ne le ferait pas taire. Et ce battoir, comme un instrument de torture, frappait ma jambe gelée et… je m’endormis.

Je fus éveillé, il me semble, parce que nous galopions très vite et par deux voix qui causaient près de moi.

— Entends-tu ? Eh Ignate ! — disait la voix de mon postillon. — Prends le voyageur, toi, tu dois en tout cas faire ce voyage et moi, pourquoi traînerais-je les chevaux inutilement ! Prends-le !

La voix d’ignate répond près de moi.

— Et quel profit aurai-je d’être responsable ? M’offriras-tu une chopine ?

— Une chopine, rien que ça ! Un quart, ça va encore.

— Un quart, t’as pas peur ? — cria une autre voix, — fatiguer des chevaux pour un quart !

J’ouvris les yeux. Toujours la même neige insupportable et mobile ; les mêmes postillons, les mêmes chevaux, mais je vois près de moi un traîneau quelconque. Mon postillon a rattrapé Ignate et assez longtemps nous marchons côte à côte. Bien que les voix venant des autres traîneaux conseillent de ne pas prendre moins d’une chopine, Ignate, tout à coup, arrête la troïka.

— Soit, transborde, c’est ta veine. Demain, quand nous arriverons, tu m’offriras un quart. Est-ce qu’il y a beaucoup de bagages ?

Mon postillon, avec une vivacité inhabituelle, bondit sur la neige, me salue et me demande de me transporter dans le traîneau d’Ignate. J’y acquiesce, mais on voit que le pieux moujik en est si content, qu’il veut déverser sur quelqu’un sa reconnaissance et sa joie : il salue, nous remercie, moi, Aliochka, Ignachka.

— Enfin, grâce à Dieu ! Autrement, que serait-ce, ô Seigneur-Dieu ! La moitié de la nuit nous allons sans savoir où. Il vous amènera seigneur, petit père… et mes chevaux refusent d’aller plus loin.

Il transportait les bagages avec une activité fiévreuse.

Pendant ce transfert, en suivant le vent qui me poussait, je m’approchai du second traîneau… Le traîneau, surtout du côté où pour se garantir du vent une armiak était posée sur la tête des postillons, était d’un quart couvert de neige, et de l’autre côté de l’armiak régnait le calme intime. Le petit vieux était couché, les jambes allongées, et le narrateur continuait son récit : « Pendant ce temps, quand le général, c’est-à-dire au nom du roi, vient, c’est-à-dire dans la prison, chez Maria, dans ce temps, Maria lui dit : Général ! Je n’ai pas besoin de toi et ne puis t’aimer, alors tu n’es pas mon amant, mon amoureux, c’est-à-dire le même prince… »

— « À ce moment… » — continuait-il, mais en m’apercevant il se tut et se mit à secouer sa pipe.

— Quoi, Seigneur, vous êtes venu écouter l’histoire ? — dit l’autre, — que j’ai appelé le conseilleur.

— Mais c’est bien gai chez vous, — dis-je.

— Que faire ?… l’ennui… au moins on oublie de penser.

— Eh quoi ! Vous ne savez pas où nous sommes maintenant ?

Cette question, me sembla-t-il, ne plut pas au postillon.

— Qui sait ? Peut-être sommes-nous en plein chez les Kalmiks, — répondit le conseilleur.

— Qu’allons-nous donc faire ? — demandai-je.

— Que faire ? voilà, nous marchons, peut-être en sortirons-nous, — fit-il d’un ton mécontent.

— Et si nous n’en sortons pas, et si les chevaux s’arrêtent dans la neige, qu’arrivera-t-il alors ?

— Eh bah ! rien.

— Mais on peut geler.

— Sans doute on peut, parce que maintenant on ne voit pas même de meule. Alors nous sommes en plein chez les Kalmiks. La première chose, c’est de regarder la neige.

— Et tu as peur de geler, seigneur ? — dit le petit vieux d’une voix tremblante.

Malgré son air de se moquer de moi, on voyait qu’il était glacé jusqu’aux moelles.

— Oui, le temps devient très froid, — dis-je.

— Eh seigneur ! fais comme moi, cours un peu, et voilà, tu te réchaufferas.

— La meilleure chose serait de courir derrière le traîneau, — dit le conseilleur.