Une sonate de Beethoven

Une sonate de Beethoven
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 8 (p. 77-97).

UNE SONATE


DE BEETHOVEN.




Que pensez-vous de Beethoven ? demandais-je un jour à un homme d’un esprit original, avec qui j’aimais à m’entretenir de l’art qui est l’objet constant de mes études. — Ce que je pense de Beethoven ? répondit-il en jetant sur moi un regard inquiet et soupçonneux ; où voulez-vous en venir ? — Mais ma question vous l’a dit : à connaître vos idées sur ce génie immortel dont, malgré tant de jugemens divers, il semble que le caractère soit encore méconnu. — Après un long silence dont j’avais peine à m’expliquer la cause : « Suivez-moi, me dit cet homme singulier. » Arrivé chez lui, il ouvrit son secrétaire, prit un papier, et me le remit en disant : « Lisez ce brouillon si vous pouvez, et, lorsque vous l’aurez déchiffré, vous comprendrez pourquoi j’ai dû hésiter à répondre à une question qui vous paraissait toute simple. » Le brouillon que j’emportai chez moi contenait en langue italienne le récit qu’on va lire.

— Il est donc vrai, vous partez ; vous allez vous marier ! Vous quittez le doux climat où je vous ai connue ; vous brisez la chaîne invisible qui, malgré les complots des méchans, nous attachait l’un à l’autre, et vous allez disposer d’un cœur dont j’ai respiré les premiers parfums ! Que la destinée s’accomplisse ! Je m’attendais au coup qui me frappe ; depuis long-temps j’avais pressenti le triste réveil qui devait succéder à mon rêve de bonheur. Au milieu des rares qualités qui vous distinguent, à travers ce tissu de graces et d’attraits qui vous enveloppe comme d’un voile magique, mes yeux éblouis avaient pourtant su découvrir les imperceptibles défaillances de votre riche nature. Oui, enfant adorable que le Seigneur a illuminée d’un rayon de sa miséricorde, vous aussi vous portez témoignage de la fragilité de la femme et des temps malheureux où nous vivons. Avant de recevoir mon adieu suprême, écoutez-moi, je vous en conjure.

Il y aura bientôt six ans que j’ai reçu de vous l’aveu d’un sentiment qui ’a fait depuis le charme et le tourment de ma vie. C’était par une belle soirée d’automne, si vous vous en souvenez encore, car pour moi j’ai consigné les moindres particularités de cet instant mémorable. Vous étiez dans le petit salon de votre tante, les fenêtres ouvertes sur le parc qui encadre cette magnifique habitation. Il pouvait être huit heures du soir. Votre tante et le reste de la compagnie se promenaient d’un côté et de l’autre, respirant le frais et s’égayant à dire de ces propos aimables qui n’ont rien de précis et qui s’échappent de nos lèvres comme une vibration involontaire de la fantaisie. Nous étions restés seuls dans l’intérieur du château, ainsi que cela nous arrivait souvent. Vous étiez à votre piano, laissant errer vos doigts agiles et distraits sur le clavier, tandis que moi je feignais de lire, assis à quelques pas de vous. Le soleil allait disparaître de l’horizon, et nous envoyait ses derniers rayons adoucis et tremblans. Les ombres du soir descendaient lentement de la colline prochaine, et la lune, comme une vierge pudique, se dégageant péniblement du fond lumineux encore qui la contenait, s’épanouissait avec une coquetterie timide au-dessus de la forêt. Le petit salon où nous étions tous deux était rempli de mystère et de parfums que nous apportait la brise attiédie du soir. Rien ne venait rompre le cours de notre pensée solitaire, si ce n’est quelques éclats de rire des promeneurs, ou bien le sifflement mélancolique d’un bouvier traversant la grande route. L’obscurité, qui gagnait peu à peu l’intérieur de l’appartement, ne me laissait plus apercevoir ni vos tresses blondes retombant comme une gerbe de fleurs sur un cou plein de suavité, ni vos yeux bleus aux reflets mélancoliques, ni cette taille élégante et pleine qui semblait accuser la force tempérée par la grace et la volupté épurée par l’élévation de la pensée et la chasteté du cœur. Tout à coup vos doigts, qui jusqu’alors avaient glissé au hasard sur les touches dociles, traduisant ces vagues aperçus qu’on appelle rêveries, — divins préludes de l’ame qui semble se voiler de mystère comme à l’approche du Seigneur, — vos doigts se fixèrent presque involontairement sur un thème dont les notes mélancoliques et profondes me firent tressaillir : c’était la sonate pour piano, en ut dièse mineur, de Beethoven.

Dès les premières mesures de cette composition admirable, je fus saisi comme d’un frisson douloureux. Ma tête s’inclina sur le livre, qui me glissa doucement des mains. Ces longs et lugubres accords retentissaient au fond de mon ame et y réveillaient les échos endormis de ma triste destinée. Lorsque le thème conduit par le mouvement périodique de la basse s’élève au ton relatif de mi majeur, un rayon de la lune, perçant de légers nuages qui avaient contrarié son essor, vint effleurer votre taille charmante et traduire en quelque sorte cette belle modulation du génie. Mon émotion s’accroissait avec le développement de cet andante qui semble un écho des plaintes du Golgotha recueilli par l’ange de la douleur. Les larmes gagnaient insensiblement mes paupières lorsqu’à la quinzième mesure, en écoutant ces notes déchirantes et cette dissonance de septième qui exprime un si profond désespoir, je ne pus contenir mes sanglots : Beethoven venait de trahir le secret de mon cœur. — O poètes, artistes inspirés par la grace divine, vous avez le don des miracles, vous seuls possédez la science de la vie, et, en chantant les peines et les plaisirs qui traversent votre ame, vous chantez la joie et la tristesse de tous ! — Vous aviez interprété dans une langue sublime cette immortelle inspiration, dont le thème, après avoir été présenté dans le ton d’ut dièse mineur, disparaît sous un réseau de modulations pénétrantes et surgit de nouveau avant d’aller expirer tristement dans la tonalité primitive, et vous meniez avec énergie l’allégro impétueux qui en forme la seconde partie, où le délire de la passion éclate, se brise et se soulève en imprécations pathétiques qui vont échouer dans un cri suprême et désespéré. Électrisé par ce choc terrible, je fis un bond, et, me levant précipitamment, j’allai à la fenêtre cacher le trouble qui m’agitait. Après quelques minutes de silence, pendant lesquelles je cherchais à ressaisir le fil de mes idées en plongeant mon regard distrait dans les profondeurs de la nuit, vous me dites d’une voix qui trahissait aussi une émotion que vous auriez voulu réprimer : « Qu’avez-vous, monsieur ? — Je souffre, vous répondis-je, de la douleur de Beethoven, dont je viens d’entendre les profonds déchiremens. Pauvre et sublime génie, que tu as dû verser de larmes dans ta longue agonie qui a duré autant que ta vie ! — Est-ce que Beethoven a été malheureux ? — Pouvez-vous en douter ? Comment aurait-il pu écrire la sonate en ut dièse mineur, la ballade d’Adélaïde, l’andante de la symphonie en la et tant d’autres pages admirables que vous connaîtrez plus tard, s’il n’en avait trouvé la source au fond de son propre cœur ? Croyez-vous donc que l’art soit un vain jouet de l’esprit, un luxe d’imagination qu’on acquiert ou qu’on rejette à volonté, un savant édifice de mensonges dont les écoles et les livres peuvent enseigner la recette ? Oh ! ce sont là les détestables doctrines qu’on proclame aujourd’hui pour flatter la foule jalouse de toute autorité supérieure qui s’impose à ses respects. On voudrait bien que les acclamations confuses d’un peuple ignorant qui donnent la puissance politique eussent aussi la virtualité de créer la souveraineté du génie ; mais ici la volonté de l’homme vient se heurter contre un impénétrable mystère de la vie. Non, non, mademoiselle, on ne parvient point à simuler l’accent de la passion qu’on n’a jamais éprouvée, on ne touche point les hommes par l’expression factice d’un sentiment qui n’a point traversé votre cœur, et l’art, dans sa magnificence et la diversité de ses modes, est à la fois la transfiguration de la réalité et un pressentiment de nos futures destinées. Si je ne craignais de passer à vos yeux pour un pédant, je vous citerais de bien grands noms, des poètes et des penseurs immortels, qui ont tous soutenu le principe de la vérité de l’art, et prouvé qu’il est impossible à l’homme de faire partager un sentiment qu’il n’a pas ressenti. Horace n’a-t-il pas dit après Aristote :

…Si vis me flere, dolendum est
Primum ipsi tibi ?…

Et ce précepte, qui a été répété par Boileau et par tous ceux qui se sont mêlés d’enseigner l’art d’écrire et de parler, n’est pas seulement une règle d’esthétique ; c’est une vérité générale qui s’applique à tous les actes de la vie. Savez-vous ce que c’est qu’un sophiste ? C’est un homme qui, ne croyant à rien, prêche le pour et le contre avec une égale ferveur et qui s’imagine faire illusion sur l’état de son cœur et de son esprit par les froids artifices de la dialectique. Savez-vous ce que c’est qu’un rhéteur ? C’est encore un artisan de paroles qui s’efforce de suppléer à l’inspiration qui lui manque par d’ingénieuses combinaisons de mots. Partout où vous verrez les machines et les procédés du métier se substituer à l’action directe de l’esprit humain, soyez certaine qu’il y a pervertissement de notre nature, abaissement de nos facultés. Les sophistes, les rhéteurs, les histrions et tous ceux enfin qui mettent des mots à la place d’idées, des formes vides et des simulacres inanimés à la place de sentimens, sont, dans l’ordre intellectuel, ce que les hypocrites sont dans l’ordre moral : ils mentent à la vérité des choses, ils trompent le prochain comme ils essaient de tromper le Créateur. Ce sont des faux-monnayeurs qui achètent la puissance et les voluptés de la terre avec des titres falsifiés ; mais leur règne est de courte durée. Dieu n’a pas voulu que l’homme pût se passer de lui, et il a dit à la liberté comme à la mer : Nec plus ultrà, tu n’iras pas plus loin, et tu ne franchiras pas les limites où il m’a plu de circonscrire le jeu de ton action. Non, la volonté et ses savans artifices ne peuvent pas tenir lieu de l’inspiration absente, et c’est bien vainement que l’homme essaie de suppléer par les calculs de la pensée à la voix mystérieuse du sentiment. La vie de Beethoven, et particulièrement l’histoire de la sonate que vous venez de jouer avec une émotion si pénétrante, prouveraient la vérité de ce principe bien mieux que de vagues généralités.

— Pourquoi, monsieur, n’auriez-vous pas la bonté de me dire quelle est l’origine de cette sonate en ut dièse mineur que je préfère entre toutes celles que nous devons au génie vaste et profond de Beethoven ? Je ne connais rien de l’existence de ce grand homme, et vous savez combien j’aime à vous entendre parler de l’art qui fait le charme de ma vie. Je n’avais rien compris à la musique avant qu’une heureuse combinaison du sort vous eût amené dans ce pays. Ma tante, qui apprécie votre esprit et vos connaissances autant qu’elle estime votre caractère, est charmée de voir que je me plaise à vos causeries attachantes. Elle prétend que votre manière d’envisager les arts et les considérations que vous inspirent les œuvres des maîtres contiennent des préceptes aussi utiles pour la pratique de la vie que pour la formation du goût.

— Mme la comtesse de Narbal, votre tante, est une femme trop supérieure pour ne pas avoir senti que ce qu’on appelle vulgairement le goût est un résumé de toutes les nuances délicates de l’esprit et du cœur. Les arts, je le répète, ne font que reproduire l’idéal qui est en nous et que nous voudrions réaliser sur la terre, si les inconséquences ou les faiblesses de notre nature ne venaient y mettre obstacle. En voulez-vous un exemple ? Regardez autour de vous, et voyez l’ordre et l’élégance exquise qui éclatent partout dans cette belle habitation tout ici accuse l’influence d’une femme d’élite, qui a su donner à son existence l’harmonie qui règne dans son ame. Le goût de Mme de Narbal se reconnaît dans l’éducation brillante et solide qu’elle vous a donnée, mademoiselle, aussi bien que dans l’usage qu’elle fait de sa fortune. La main discrète et pieuse qui se glisse furtivement dans la demeure du pauvre, les livres choisis, les gravures, les objets précieux qui ornent ces appartemens, ainsi que la musique qu’on y entend et les plaisirs délicats qu’on y cultive, sont les manifestations diverses d’une noble créature, dont l’esprit et le cœur concourent harmonieusement au vrai but de la vie : la réalisation du beau ! Ah ! que de souvenirs douloureux et charmans réveille en moi le spectacle de cet intérieur paisible où je reçois un accueil si bienveillant !… Mais j’allais oublier Beethoven et la sonate en ut dièse mineur dont vous désirez connaître l’origine. Aussi bien il est encore de bonne heure, et Mme de Narbal, qui aime à prolonger ses promenades tant que l’atmosphère conserve sa douce moiteur, nous laisse plus que le temps nécessaire au récit que vous exigez de moi. Et comment pourrions-nous mieux employer les heures propices de cette nuit sereine qu’à nous entretenir du musicien sublime qui a si bien compris les harmonies de la nature !

L’auteur de la Symphonie pastorale est né à Bonn le 17 décembre 1770. Son grand-père était originaire de Maëstricht ; sa mère, Marie-Madeleine Keverich, était de Coblentz, et son père, Jean Van Beethoven, chantait la partie de ténor à la chapelle de l’électeur de Cologne. Issu d’une pauvre famille d’artistes, Beethoven eut une enfance agitée, et son éducation se ressentit de l’impétuosité de son caractère. Il apprit les élémens de la langue latine dans une école publique de sa ville natale, et son père lui enseigna les principes de la musique. Il fallut le contraindre d’abord à étudier l’art qui devait immortaliser son nom. Il répugnait à s’asseoir tranquillement devant un piano et à soumettre ses mains à un exercice purement machinal. Sa résistance ne fut pas moins vive pour l’étude du violon, dont il n’a jamais pu surmonter les difficultés. Il passa ensuite sous la direction de Pfeiffer, oboïste distingué, dont les conseils ont eu la meilleure influence sur le développement de son goût, ainsi qu’il se plaisait à le proclamer plus tard, tandis qu’il a toujours nié devoir la moindre reconnaissance à l’organiste de la cour électorale, Neefe, dont il reçut également des leçons[1]. Van der Eder lui apprit à jouer de l’orgue, et cet instrument magnifique, qu’il a toujours beaucoup aimé, a dû éveiller dans son ame encore novice les sonorités puissantes et diverses qu’il a introduites dans la symphonie.

Jamais grand homme n’a eu plus que Beethoven le caractère de son génie ou le génie plus conforme à la nature de son caractère. Dès ses premières années, il révéla les inégalités maladives de son humeur misanthropique et l’insubordination glorieuse de son esprit. Il n’apprit rien comme les autres. Les déductions logiques effarouchaient cette imagination ravie du spectacle de la nature. Il restait sourd aux préceptes scolastiques, et son cœur ne s’ouvrait et ne s’emplissait d’émotions fécondes qu’en étudiant les œuvres concrètes des maîtres préférés. Il procédait par l’intuition, qui est la méthode du génie. Il aimait à s’abreuver aux sources vives, et, comme un oiseau du ciel, à tremper ses ailes dans les eaux des torrens. Bach, Haendel et Mozart furent ses véritables instituteurs. Il déchiffra leurs œuvres et s’en appropria les sucs inspirateurs. Il prit à l’un son harmonie âcre et sauvage et le savant badinage de ses fugues charmantes ; au second, l’allure pleine de majesté de sa phrase mélodique ; au troisième, le rayon de sa grace divine, dont il ressentit long-temps l’influence secrète. La jeunesse de Mozart et celle de Beethoven présentent déjà le contraste qu’on remarquera dans leur destinée : l’un, doux et humble, reçoit avec piété les conseils de ses maîtres et s’épanouit harmonieusement et sans douleur au sein de la famille où le nimbe de la béatitude couronne déjà son berceau, tandis que l’autre, inquiet et révolté, s’élève le front sillonné par l’éclair des tempêtes.

Toutefois, celui qui apprit à Beethoven à parler la langue des mystères, ce fut le maître des dieux et des hommes, comme dit Platon, celui qui naquit après le chaos qu’il soumit à l’harmonie[2] : ce fut l’amour. Croiriez-vous, mademoiselle, qu’il y a des pédans qui se sont demandé sérieusement si l’auteur de la sonate en ut dièse mineur et de la symphonie en la avait jamais éprouvé de tendres préoccupations ? Oh ! les doctes ignorans, qui s’imaginent que des hommes comme Gluck, comme Weber et Beethoven se forgent dans les ateliers de contre-point ! Pauvres critiques que ceux-là qui n’ont jamais vu dans la musique que la science des sons, comme ils disent, et non pas l’art de moduler i dolci lamenti de la passion !

Il y avait dans la ville de Bonn une noble famille appelée de Breuning, où le jeune Beethoven était accueilli avec bonté. Dans cette famille aussi distinguée par les dons de la fortune que par le goût et la culture de l’esprit, le caractère inquiet et l’imagination ardente du jeune artiste trouvaient un asile paisible. Il y allait presque tous les jours, tantôt avec une composition nouvelle qu’il venait faire entendre, tantôt avec un visage sombre et le cœur contristé par une de ces douleurs sans nom qui sont l’aliment et le privilège du génie. On l’écoutait avec bienveillance, on l’encourageait, on cherchait à dissiper les nuages qui s’élevaient de son ame troublée ; on était plein d’indulgence pour les inégalités de son caractère. Quelquefois il disparaissait pendant des semaines entières, et, lorsqu’il revenait au bercail, on le recevait sans rancune, en lui adressant seulement de tendres reproches. C’est dans l’intérieur de cette famille éclairée, dans la réunion des personnes élégantes qu’on y rencontrait et les conversations spirituelles qui s’y engageaient, que Beethoven puisa le goût de la société d’élite qu’il aima toujours à fréquenter et les premières notions qu’il ait recueillies sur les poètes et les grands écrivains de son pays. Parmi les personnes qui venaient habituellement dans la famille de Breuning, il y avait une jeune fille blonde, vive, spirituelle, tendre et légèrement coquette, qui s’appelait Jeanne de Honrath. Elle était de Cologne, et plusieurs fois par an elle venait passer quelques jours dans cette maison son amie. Mlle de Honrath était petite, mais d’une tournure élégante, instruite, d’un caractère enjoué, fort bonne musicienne et chantant avec goût. Beethoven, qui pour Mlle de Honrath n’était encore qu’un enfant, était cependant déjà vivement épris d’elle. Il trahissait le trouble de son cœur par des emportemens qui amusaient beaucoup la charmante personne qui en était la cause, par des improvisations sur le piano qui la ravissaient, la faisaient rêver et parfois la touchaient jusqu’aux larmes ; car tel est le privilège du génie fécondé par l’amour, qu’il fait tout oublier, les différences d’âge aussi bien que celles de rang et de fortune. Oui, quoique Mlle de Honrath fût déjà fiancée à un homme qu’elle épousa plus tard et qu’elle eût au moins dix ans de plus que le jeune Beethoven, elle ne pouvait pas l’entendre impunément jouer du piano, docile interprète de sa douleur ou de ses vagues espérances. L’émotion la gagnait alors, et cet enfant ; qui était déjà l’un des plus admirables improvisateurs qui aient existé, grandissait tout à coup à ses yeux sous les feux de la passion naissante. Mlle de Honrath était bien plus à l’aise en causant avec Beethoven, dont elle provoquait les emportemens naïfs par une raillerie galante on aurait dit une gazelle se jouant avec un lionceau. Un jour, en quittant la maison de Breuning pour se rendre à Cologne, Mlle de Honrath fit ses adieux à son jeune amant par ces trois vers d’une chanson connue :

Mich heute noch von dir zu trennen
Und dieses nicht verhindern koennen
Ist zu empfindlich für mein Herz[3] ?


Mlle de Honrath n’en épousa pas moins un capitaine autrichien, Charles Greth, qui est mort, le 15 octobre 1827, maréchal-de-camp et commandant-propriétaire du 13e régiment de ligne.

Beethoven conserva long-temps dans son cœur les traces sanglantes de ce premier amour. Quoiqu’il fût d’un âge où les enfans ordinaires dorment encore du sommeil de la gestation maternelle, il ressentit profondément ce qu’il appelait l’infidélité de Mlle de Honrath, et ni les années, ni les distractions de la gloire et de nouvelles et plus fortes douleurs ne purent effacer entièrement l’image de cette jeune et gracieuse fille qui, aux premiers jours de la vie, était venue se mirer dans son ame encore vierge. Il est si vrai que l’amour est la source de toute poésie et de toute grandeur morale, que ce qui distingue les hommes supérieurs de ce troupeau de scribes et de pionniers vulgaires qui sont chargés des gros travaux de la société matérielle, c’est un cœur toujours jeune qui, comme l’oiseau fabuleux, brûle, se consume et renaît incessamment de ses cendres à peine attiédies. Les vrais poètes et les artistes prédestinés n’ont presque pas d’enfance et jamais de vieillesse. Leur ame s’épanouit comme le calice des fleurs aux premiers rayons de l’aurore, et la mort seule peut tarir la sève qui les agite. Michel-Ange a été amoureux jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans d’une femme qu’il n’a jamais possédée, et Goethe, au déclin de sa longue existence, reçut les offrandes d’un cœur de seize ans qui devra l’immortalité au baiser que le chantre de Marguerite a déposé sur son front virginal. C’est ainsi qu’une goutte d’ambre éternise le papillon fragile. Alfieri, Byron, Canova, ont tous avoué que le souvenir d’une première affection d’enfance avait survécu, dans leur cœur attristé, à toutes les traverses de la destinée. Alfieri dit de ces affections précoces Effetti che poche persone intendono e pochissime provano ; ma a ques soli pochissimi è concesso l’uscir dalla folla volgare in tutte le umane arti ; — émotions que peu de personnes comprennent et que peu sont en état d’éprouver ; mais à celles-là seulement il est donné de se faire un nom dans les beaux-arts. — Toutefois le plus grand miracle d’un amour précoce, durable et fécond que présente l’histoire est celui de Dante. C’est à l’âge de neuf ans que l’auteur de la Divine Comédie ressentit cette terrible secousse qui devait décider de sa destinée et créer l’un des plus beaux chefs-d’œuvre de l’esprit humain. Dans un petit livre intitulé Vita Nuova, qui est aussi curieux pour le philosophe qu’intéressant pour l’artiste, le poète raconte que ce fut dans le mois de mai de l’année 1276 qu’il vit pour la première fois, dans une maison de Florence, celle qui devint l’objet de ses rêves immortels. En apercevant cette jeune fille qui avait quelques mois de moins que lui, il s’écria, dit-il, au fond de son ame ravie : Ecce deus fortior me, qui veniens dominabitur mihi ; voilà un dieu plus fort que moi qui va me subjuguer ! -Neuf ans plus tard, il rencontra Béatrix dans une rue de Florence accompagnée de deux nobles dames. Vêtue d’une robe blanche et marchant avec une distinction imposante, elle tourna la tête et fixa sur le jeune homme silencieux et tremblant ses regards pietosi. Depuis cet instant suprême, et surtout depuis la mort de Béatrix, arrivée en 1290, Dante résolut de consacrer toutes ses facultés à perpétuer dans le souvenir des hommes le nom de cette femme qui, en traversant la vie, avait projeté sur lui son ombre charmante.

Beethoven, dont le sombre génie a tant de rapports avec celui du premier poète italien, quitta la ville de Bonn en 1792 pour aller achever ses études musicales à Vienne, le centre où s’étaient développés la symphonie et tout le grand mouvement de la musique instrumentale. Il avait déjà visité la capitale de l’Autriche dans l’hiver de l’année 1786 à 1787, et il avait eu la bonne fortune d’être présenté à Mozart, qui lui prédit sa gloire. L’auteur de Don Juan, l’ayant entendu improviser sur un thème qu’il lui avait donné, fut émerveillé de la fécondité hardie de son imagination, et c’est alors qu’il dit à quelques personnes qui se trouvaient présentes : « Voilà un jeune homme dont vous entendrez parler ! » Beethoven, qui avait en 1792 vingt-deux ans, ne s’était encore fait connaître que par des productions légères, des chansons, des cantates et quelques morceaux de piano où l’on remarque l’imitation presque constante de la manière de Mozart et certaines lueurs qui accusent l’enfantement pénible de sa propre originalité. Il fut accueilli à Vienne avec une rare bienveillance par le docteur Van Swieten, ancien médecin particulier de l’impératrice Marie-Thérèse et grand amateur de musique. La maison du docteur Van Swieten était une sorte d’académie où se réunissaient trois fois par semaine grand nombre d’amateurs et d’artistes éclairés pour y étudier en commun les chefs-d’œuvre de l’art. C’est là que le jeune Beethoven eut l’occasion de se familiariser de plus en plus avec les divines compositions de Bach, de Haendel, d’Haydn et de Mozart, sans en exclure les grands maîtres de l’école italienne, dont il remonta la chaîne jusqu’à Palestrina.

Vers ce même temps, Beethoven fit aussi la connaissance du prince de Lichnowsky, qui avait été élève de Mozart et dont la femme était fille de ce comte de Thoun, chez qui l’auteur de Don Juan et du Mariage de Figaro était descendu à Prague lorsqu’il visita cette ville pour la première fois, en 1786. Dans la maison du prince de Lichnowsky, le jeune Beethoven rencontra la tendre sollicitude qu’il avait déjà trouvée chez la famille de Breuning. Il y était traité comme un enfant de génie qui a besoin de conseils et de consolations. Un quatuor composé des artistes les plus célèbres qu’il y eût alors à Vienne était mis à la disposition du jeune musicien pour y exécuter les conceptions de son génie à mesure qu’elles se produisaient à la lumière. Les avis de ces hommes distingués furent très utiles à Beethoven, qui apprit ainsi à connaître la nature et le mécanisme de chaque instrument. Il reçut aussi des conseils d’Haydn et d’Albrechtsberger, savant et rigide contre-pointiste qui effaroucha l’imagination ardente de son élève au lieu de l’éclairer, car il paraît que Beethoven ne trouva point dans ce dernier ni dans le créateur de la symphonie le maître qu’il fallait à son génie, plus spontané que patient et soumis. Beethoven a souvent déclaré à ses amis, dans les dernières années de sa vie, que l’homme qui lui a été le plus utile pour la connaissance des procédés matériels de la composition fut Schenk, musicien aimable, connu par un opéra qui a eu du succès : le Barbier de village.

La révolution française, en portant au dehors le trouble qui la dévorait, vint ravager l’Allemagne et détruire toutes ces principautés charmantes qui faisaient des bords du Rhin un pays enchanté. L’électeur de Cologne fut chassé de ses états. Fils de Marie-Thérèse, Maximilien d’Autriche était un prince généreux et galant, quoique prêtre, qui avait fait de sa cour le séjour des arts et des plaisirs délicats. Protecteur du vrai mérite, il avait su apprécier le génie précoce du jeune Beethoven, qu’il avait nommé organiste de sa chapelle, en lui accordant une pension pour aller achever ses études à Vienne. La chute de l’électeur de Cologne, en privant Beethoven de sa place d’organiste et de la pension que lui faisait ce prince généreux, le fixa pour toujours à Vienne, où il dut chercher des moyens d’existence. Il y fut bientôt rejoint par ses deux frères, dont les misérables discussions furent pour lui une source d’amertume qui empoisonna son existence.

Vers le commencement de ce siècle, alors que Beethoven était dans la plénitude de la vie et de ses facultés, il fut atteint de la plus horrible infirmité qui puisse affliger un musicien : il devint sourd. Ce mal, qui commença à se faire sentir déjà en 1796, ne fit que s’accroître avec les années, et l’ignorance des médecins dont il suivit les conseils le rendit incurable. Voilà donc un compositeur, voilà un génie grandiose qui enfante tout un monde nouveau, et condamné à ne jamais entendre ce qui fera le charme éternel de la postérité ! Voilà un poète grand comme Homère, grand comme Dante, Michel-Ange ou Shakspeare, dont il possède la fantaisie féconde, qui ne pourra jamais pénétrer dans cette forêt enchantée qu’il fait surgir d’un coup de sa baguette et qu’il remplit de sonorités mystérieuses ! Vous imaginez-vous quelle dut être alors la douleur de ce grand homme ! Un sombre désespoir s’empara de son ame. Honteux de son infirmité, qu’il n’osait avouer, il fuyait la société des hommes, et, ne pouvant plus communiquer avec le monde extérieur, il se repliait sur lui-même pour écouter la seule voix qu’il pût entendre, la voix de ce génie familier qui visitait Socrate, et qui parle à la conscience de tous les êtres supérieurs. Dans un testament que Beethoven fit en 1802, et dont on a trouvé le brouillon après sa mort, on remarque ces paroles : « Hommes qui me croyez méchant, fou ou misanthrope, vous me calomniez parce que vous ignorez la cause qui dirige mes actions. Mon cœur et ma raison étaient faits pour comprendre et goûter les douces relations de la vie, si une affreuse infirmité que des médecins ignorans ont rendue à jamais incurable ne m’eût séparé du monde que j’aimais. Né avec un tempérament de feu et une imagination qui se plaisait au milieu de causeries aimables et d’épanchemens affectueux, je suis condamné à vivre comme un proscrit. Que de pensées amères sont venues m’assaillir dans cette solitude profonde ! que de fois j’ai conçu le funeste projet de trancher violemment le fil de ma destinée… si l’art, l’art immortel, n’eût arrêté la main homicide ! Il me paraissait indigne de quitter ce monde avant d’avoir accompli tout ce que je rêvais… O Dieu tout-puissant qui vois le fond de mon cœur, tu sais que la haine et l’envie n’y ont jamais pénétré. Et vous, qui lirez ces lignes, pensez que celui qui les a écrites a fait tous ses efforts pour se rendre digne de l’estime de ses semblables. »

Ne dirait-on pas une page de Rousseau, une de ces pages où l’auteur de la Nouvelle Héloïse a raconté dans ses rêveries solitaires les tristesses dont son ame fut assaillie aux approches de l’heure suprême ? Pourquoi Rousseau n’a-t-il pas eu la foi de Beethoven lorsqu’il laissait échapper ces paroles navrantes : « Un tiède allanguissement énerve toutes mes facultés. L’esprit de vie s’éteint en moi par degrés, mon ame ne s’élance plus qu’avec peine hors de sa caduque enveloppe, et sans l’espérance de l’état auquel j’aspire, parce que je m’y sens avoir droit, je n’existerais plus que par des souvenirs. Aussi, pour me contempler moi-même avant mon déclin, il faut que je remonte au moins de quelques années au temps où, perdant tout espoir ici-bas et ne trouvant plus d’aliment pour mon cœur sur la terre, je m’accoutumais peu à peu à le nourrir de sa propre substance et à chercher toute sa pâture au dedans de moi[4]. » Beethoven, cent fois plus malheureux que Rousseau, n’a point succombé, lui, au vertige de la solitude. Son génie l’a retenu au bord de l’abîme et lui a dit : Marche, marche, accomplis ta destinée ! ce que le grand musicien a fait en luttant contre les souffrances physiques, contre les chagrins domestiques, contre l’envie des méchans et les défaillances intérieures. Il a ainsi traversé le monde, où il a laissé une trace impérissable.

Beethoven a presque toujours vécu à Vienne ou dans les environs de cette ville pittoresque. En 1809, trois amateurs distingués, l’archiduc Rodolphe, les princes de Kinsky et Lobkowitz, voulant empêcher qu’un si grand musicien ne quittât l’Autriche pour aller remplir les fonctions de maître de chapelle à la cour de Jérôme Bonaparte, roi de Westphalie, se cotisèrent pour lui faire une pension de 4,000 florins, qui ne lui fut payée ni très exactement ni dans sa totalité. En 1810, il fit la connaissance de Mme Bettina d’Arnim, qui le mit en relations avec Goethe, pour lequel il professait la plus vive admiration. Ces deux grands poètes se rencontrèrent pour la première fois aux eaux de Toeplitz en Bohême, dans l’été de l’année 1812. Beethoven a raconté, dans une lettre très connue à Bettina, la piquante anecdote où Goethe, un peu trop courtisan peut-être pour l’auteur de Faust, joue un rôle si ridicule à côté du grand compositeur, qui n’a jamais voulu humilier son génie devant personne, « car, dit Beethoven dans cette lettre, les rois et les princes peuvent bien créer des conseillers intimes et des titres de toute espèce ; mais les hommes supérieurs sont l’œuvre de Dieu. »

En 1816, Beethoven eut un long procès à soutenir contre sa belle-soeur, la femme de son frère aîné, qui était mort l’année précédente, pour revendiquer la tutelle d’un neveu dont la conduite indigne a fait le tourment de ses dernières années. Pendant le congrès de Vienne, en 1815, Beethoven fut l’objet des attentions les plus délicates de la part des princes coalisés, et après une longue maladie qu’il fit en 1825, miné par les chagrins domestiques, par le délaissement de l’opinion que Rossini occupait alors tout entière, usé par les secousses et la fièvre de son génie, il mourut à Vienne le 26 mars 1827, âgé de cinquante-six ans trois mois et neuf jours. Beethoven était d’une forte stature, qui rappelait celle de Haendel et de Jomelli. Sa tête puissante, ses cheveux abondans et fortement enracinés, son front ample, ses sourcils épais et fauves sous lesquels on voyait luire son regard dominateur, ses traits vigoureusement dessinés comme ceux de Gluck, tout, dans Beethoven, annonçait la passion, la fougue et la ténacité victorieuse. Il y avait du Mirabeau dans cet homme-là et parfois du Danton.

L’auteur de Fidelio ne s’est jamais marié. Malgré son infirmité, qui aurait exigé les soins d’une femme simple et dévouée, il ne voulut point contracter un lien qui pouvait gêner son essor et limiter le jeu de la destinée. Il aimait les hasards de la fortune, et son cœur, comme son imagination, redoutait la discipline et le joug de la loi admise. D’ailleurs son caractère difficile, son tempérament nerveux, son humeur sauvage et cette mélancolie indéfinissable, qui est le partage de tous les hommes supérieurs, ainsi que l’a remarqué Aristote[5], parce que les hommes supérieurs ont bien vite compris que cette vie n’est qu’un mirage fallacieux, — toutes ces aspérités enfin n’auraient pu être supportées que par une main délicate et pieuse. Beethoven recherchait la solitude, où se conçoivent les grandes choses, car le bruit de la foule vulgaire effarouche la pudeur de l’ame et dissipe les idées fécondes, qui s’envolent alors comme une troupe d’oiseaux à l’approche du voyageur. Il fuyait dans les bois, dont il aimait à respirer les senteurs enivrantes et à écouter le mystérieux susurrement, ces soupirs de la nature qui semble tressaillir sous les baisers de l’homme qui la féconde. Il a passé les trois quarts de sa vie dans les rians villages de Bade et de Hetzendorf, qui bordent la forêt de la résidence impériale de Schoenbrun. C’est sous les ombrages de cette belle forêt qu’il a composé, en 1800, l’oratorio du Christ au mont des Oliviers, et, en 1805, son opéra de Fidelio. Beethoven connaissait les grands poètes de tous les pays ; Homère, Goethe, Schiller et surtout Shakspeare étaient ceux qu’il lisait le plus souvent. Il travaillait beaucoup, et surtout pendant les heures avancées de la nuit. Sa pensée, lente à s’élaborer, n’arrivait à son terme qu’après de nombreux tâtonnemens dont ses manuscrits conservent la trace. Il y a tel ouvrage, Fidelio par exemple, qu’il a écrit en entier jusqu’à trois fois. Le caractère de Beethoven comme celui de son génie, c’étaient la fierté et l’indépendance. Il ne fut jamais décoré d’aucun ordre, ni revêtu d’aucun titre. Il aimait la liberté ; il estimait les ames fières comme la sienne, et il est mort plein de foi dans le Dieu des chrétiens et dans les béatitudes d’une vie future.

L’oeuvre de Beethoven est l’une des plus considérables qui existent en musique. Par la diversité aussi bien que par la grandeur de ses formes, on ne peut la comparer qu’à l’œuvre de Michel-Ange ou à celle de Shakspeare. Il a traité tous les genres, et écrit pour toutes sortes d’instrumens, depuis le lied jusqu’à l’opéra, depuis le simple caprice de flûte jusqu’à la symphonie, où tous les dialectes et tous les styles viennent se fondre dans un tableau puissant. Quelles que soient les beautés qu’on remarque dans Fidelio, dans le Christ au mont des Oliviers, dans la grande messe en , dans les cantates et dans cette admirable ballade d’Adélaïde que vous chantez si bien, Beethoven est très inférieur à Mozart et même à Weber dans la musique vocale et dans le drame lyrique. Son génie fougueux et son inépuisable fantaisie ne pouvaient s’astreindre à respecter les limites de la voix humaine dont il exigeait des efforts impossibles. Il y a des choses inexécutables aussi bien dans sa symphonie avec chœurs que dans ses cantates et dans Fidelio. La surdité de Beethoven ne lui permettait pas d’ailleurs de juger par lui-même de l’effet que produisait un passage écrit dans les cordes inusitées de la voix. Un jour qu’on répétait, sous sa direction, l’oratorio du Christ au mont des Oliviers, Mlle Sontag et Mlle Unger, qui chantaient, l’une les solos de soprano, et l’autre ceux de contralto, eurent avec Beethoven une discussion plaisante. Ne pouvant atteindre à certaines cordes trop élevées, elles demandèrent à l’auteur de vouloir bien les changer : « Non pas, dit-il, je vous prie de chanter exactement comme cela est écrit. J’avoue que ma musique n’est pas aussi commode à interpréter que les jolis lieux communs de messieurs les italiens ; mais je désire qu’on l’exécute telle qu’elle est. — Mais si c’est impossible, maître ! — Si, si ! répondit Beethoven en secouant la tête. — Vous êtes le tyran des pauvres chanteurs, » lui répliqua Mlle Unger avec vivacité, et les deux cantatrices, s’entendant comme deux larrons en foire, modifièrent sans rien dire les passages en question, laissant Beethoven dans l’ignorance de leur espièglerie.

C’est dans la musique instrumentale qu’éclatent la puissance et l’originalité de Beethoven. Poète lyrique, ame religieuse et profonde, imagination grandiose et charmante, il n’est complètement lui-même qu’au milieu de ces instrumens qui parlent toutes les langues et qui reproduisent toutes les sonorités de la nature. La sonate, le concerto, le trio, le quatuor, toutes ces formes de la poésie des sons que Bach, Haydn et Mozart semblaient avoir fixées pour toujours, reçoivent de Beethoven une physionomie nouvelle : il en agrandit le cadre et en fait des tableaux où la fantaisie la plus vagabonde se combine avec le sanglot de la douleur et l’imprécation dramatique. Oui, le caractère distinctif de la musique instrumentale de Beethoven, c’est d’avoir été conçue sous l’influence d’un sentiment réel, dont elle trahit le secret et raconte les vicissitudes. Ce sont de véritables drames où la passion se développe au milieu de toutes les richesses de l’imagination, dont elle provoque le rayonnement ; on y trouve tous les accens, depuis le simple récitatif jusqu’à l’explosion pathétique du désespoir : Aussi chacune de ses œuvres se rapporte-t-elle à un épisode de sa vie, dont elle perpétue le souvenir. C’est ainsi, par exemple, que la Symphonie héroïque (la troisième), terminée en 1804, avait été conçue pour célébrer la gloire de Napoléon, en qui Beethoven avait cru voir, comme l’Europe, le génie de la liberté. La première idée de ce lugubre et magnifique poème lui avait été inspirée par le général Bernadotte, ambassadeur de la république française à la cour de Vienne. Le quatuor opera 12, dans lequel se trouve un adagio d’une mélodie si pénétrante, fut composé dans le printemps de l’année 1825, après une longue maladie que fit Beethoven, et dont il a consacré le souvenir par cette épigraphe : Canzone di ringraziamento in modo lidico, offerta alla Divinita da un guarito.

Au milieu de l’œuvre colossale de Beethoven, que dominent ses neuf symphonies, les sonates pour piano, au nombre de quarante-neuf, occupent une place à part ; elles sont à son génie ce que les lieder sont à celui de Goethe : l’expression d’un sentiment éprouvé, l’idéalisation d’un épisode de la vie. Ce sont des poèmes intimes qui ont tous une histoire, dont l’amour est toujours le sujet. Beethoven n’a pas cessé un seul instant d’avoir le cœur rempli par un objet aimable, et c’est parce qu’il craignait de rompre le cours de ses enchantemens qu’il n’a jamais voulu se marier. En cela, je l’approuve. Il ne faut pas que l’artiste, que le poète inspiré se laisse emprisonner dans les liens de la société civile : — qu’il vive, comme le prêtre, dans la solitude, dans la contemplation des choses saintes, et que son ame, dégagée de toute servitude, puisse prêter l’oreille aux bruits qui viennent d’en haut ! Plusieurs femmes distinguées, appartenant toutes à l’aristocratie, ont eu l’art de fixer l’attention de Beethoven, dont elles ont accueilli les hommages. Parmi ces femmes, on cite Mme la comtesse Marie Erdoedy, à qui il a dédié les deux admirables trios qui portent le chiffre d’opéra 70. Cette dame, qui habitait la Hongrie, avait fait construire au milieu de son parc un petit temple où personne n’avait le droit de pénétrer qu’elle, et qui était consacré au génie de son amant. Il est si vrai que la musique de Beethoven et particulièrement ses sonates pour le piano sont l’expression dramatique d’un sentiment éprouvé ; la peinture idéale d’un fait de la vie, qu’il avait soin de recommander à ses éditeurs de conserver à toutes ses œuvres les qualifications esthétiques qu’il leur avait données. « Ma musique, disait-il souvent, doit s’interpréter avec le cœur et non pas avec le métronome. Il faut la sentir et la déclamer comme un morceau de poésie, et non pas la jouer avec de simples doigts. Que celui qui ne sait pas comprendre ce que veulent dire ces mots : les adieux, l’l’absence et le retour, ne s’attaque jamais à la sonate opera 81 ! Quel est le véritable artiste qui ne devinera pas que le largo de la troisième sonate en ré mineur est le rêve d’une ame mélancolique que rien ne fixe et ne satisfait, qui se débat au milieu d’ombres insaisissables qui l’enveloppent et la troublent ! Voulez-vous connaître l’idée fondamentale des deux sonates opera 27 et 29 ? lisez la Tempête de Shakspeare. »

Tous les biographes de Beethoven ont divisé son œuvre en trois grandes catégories qui correspondent à trois époques différentes de la vie de ce grand homme. Pendant la première période, qui s’étend depuis 1790 jusqu’en 1800, il imite, avec plus ou moins d’indépendance, les maîtres qui l’ont précédé et surtout Mozart, dont il a eu de la peine à repousser la dolce maestà. Dans la seconde phase, qui commence avec le siècle et se prolonge jusqu’en 1816, Beethoven déchire les liens qui le retenaient captif sur les bords du passé, et il développe les magnificences de sa propre nature. Dans la troisième et dernière période, qui se continue jusqu’à la mort, il exagère certains procédés de facture qui trahissent plutôt le système que l’épanchement naïf d’une inspiration nouvelle. Ces trois manières, comme disent les savans, se remarquent chez tous les hommes de génie qui ne sont pas morts trop jeunes, comme Tasse, Raphaël et Mozart ; elles sont la manifestation des trois grandes périodes, que parcourt incessamment l’esprit humain avant d’arriver au terme fatal la jeunesse, la maturité et la décadence. Dans la première période, l’homme prélude et s’essaie aux combats de la vie sous les yeux de sa mère ; puis il s’épanouit glorieusement sous le feu des passions ; enfin il décroît et il meurt. Ce sont là les trois âges du monde dont parlent les poètes. Pour les hommes voués au culte de la beauté, l’âge d’or, c’est l’âge de l’amour, passion sublime et sainte qui n’éclate dans toute sa puissance que vers le milieu di nostra vita Tant que la flamme scintille sur l’autel sacré, il n’y a pas dépérissement dans les facultés créatrices de l’homme, et ses œuvres inspirées jaillissent du cœur empreintes d’une éternelle jeunesse. Gluck n’a-t-il pas composé son opéra d’Armide à l’âge de soixante ans ? En voulant suppléer à la défaillance de l’amour par les savantes combinaisons de l’esprit, on s’élève peut-être dans la hiérarchie des êtres pensans, mais on décline comme artiste créateur ; car, ainsi que le disaient les troubadours qui avaient conservé la tradition des doctrines platoniciennes : « Pour bien chanter et pour trouver, il faut aimer. » Heureux le poète, heureux l’artiste qui ne double pas le cap des tempêtes, et qui expire, comme Raphaël, le Tasse, Mozart et Byron, au sein de la fleur divine dont il avait aspiré les sucs enivrans !

C’est ainsi que pensait Beethoven, qui n’a produit les plus belles œuvres de son génie que pendant l’époque bien heureuse qui s’étend de 1800 à 1816. C’est alors qu’il fit la connaissance d’une femme qui a joué un grand rôle dans sa vie, et dont le souvenir traversera les âges avec les sombres et mélancoliques accords de la sonate en ut dièse mineur qui lui est dédiée. Elle s’appelait Giulietta di Guicciardi, et, par l’élégance de sa personne, par sa blonde et riche chevelure et la vivacité de son esprit, elle vint raviver dans le cœur de Beethoven l’image voilée de Mlle de Honrath. À vrai dire, l’homme ne saurait aimer profondément qu’un seul type de femme, dont il cherche constamment l’idéal parmi les fragmens épars que lui présente la réalité. Il se passe au fond de notre cœur quelque chose de semblable à la greffe des plantes dont la vieille sève sert à produire des fruits nouveaux. C’est ainsi que les nouvelles affections prennent souvent racine dans les souvenirs du passé, dont elles semblent raviver les rêves évanouis. Hélas ! plus que personne, je puis témoigner de la vérité de cette résurrection de nos sentimens.

La passion de Beethoven pour Giulietta di Guicciardi fut des plus ardentes, et paraît avoir survécu, dans cette ame incessamment agitée, à d’autres séductions de la fortune. Jamais il ne put oublier le nom de cette femme qui avait gouverné son cœur pendant la période la plus glorieuse de sa vie, et, jusqu’au moment suprême, ses lèvres expirantes murmuraient ce nom. C’est surtout vers l’année 1806 que cette liaison semble avoir été dans sa plus grande intimité. Trois lettres de Beethoven, dont on a trouvé le brouillon après sa mort, nous prouvent d’une manière incontestable que ce magnifique génie était bien différent du sauvage faiseur de symphonies dont nous parlent les biographes. Ces trois lettres, dont j’ai retenu les passages les plus saillans, parce que j’y trouvais la confirmation de mes principes, ont été écrites pendant une absence de quelques mois que fit Beethoven. Étant allé prendre les eaux dans je ne sais plus quel village de Hongrie, il écrivait à sa Giulietta le 6 juillet 1806 : « Mon ange, ma vie, mon tout, je ne puis t’adresser aujourd’hui que quelques lignes que je trace avec ton propre crayon. Pourquoi cette tristesse ? l’amour n’est-il pas une loi de sacrifice ? Mon cœur est si rempli de ton image, que la langue est impuissante à exprimer ce que j’éprouve. Console-toi, ma bien-aimée, sois-moi fidèle, et laissons aux dieux à faire le reste » — « Tu souffres, tu souffres, ma bien-aimée ! Et moi, si tu savais quelle vie affreuse je mène loin de toi !… Je ne puis fermer les yeux ; loin de toi, je ne suis plus qu’une ombre errante. Quand pourrai-je donc, enlacé dans tes bras, m’élancer vers les sphères éternelles ? O Dieu tout-puissant ! pourquoi séparez-vous deux cœurs si nécessaires l’un à l’autre ? Ton amour, ma Giulietta, fait le charme et le tourment de ma vie. Avec quelle anxiété j’attends le moment où je pourrai accourir auprès de toi pour ne plus nous séparer ! Amour, amour, dieu tout-puissant, tu es ma force, tu es la source de toute inspiration ! »

Mais qui pourra jamais sonder l’impénétrable mystère du cœur de la femme ? Quelques mois après cette correspondance, qui semble révéler les impatiences et les béatitudes d’un amour partagé, Beethoven apprend que l’objet de son culte, que celle qui l’a comblé tout récemment encore des plus vifs témoignages de sa tendresse est fiancée à un homme obscur dont elle doit bientôt partager le sort. Rien ne saurait dépeindre le profond désespoir qui s’empara de ce grand homme. Il s’éloigna de Vienne alors comme un lion blessé qui porte dans ses flancs un trait empoisonné, et s’en alla chercher un refuge en Hongrie auprès de sa vieille amie, la comtesse Erdoedy ; mais, ne pouvant rester en place, il disparut tout à coup du château, et, pendant trois jours, il erra dans la campagne solitaire, en proie à sa douleur, que rien ne pouvait apaiser. Il fut trouvé gisant aux bords d’un fossé par la femme du professeur de piano de la comtesse Erdoedy, qui le ramena au château. Beethoven a avoué à cette femme qu’il avait voulu se laisser mourir de faim. Obsédée par les conseils de sa famille, et surtout par les instances de sa mère, qui voulait surtout que sa fille épousât un homme titré, Giulietta di Guicciardi devint la femme d’un comte de Gallemberg, pauvre gentilhomme qu’elle avait connu avant Beethoven. Ce comte de Gallemberg était aussi musicien et vivait exclusivement de son talent. Il a composé la musique de plusieurs ballets qui ont eu du succès. En 1822, la comtesse de Gallemberg, succombant sous le poids de ses remords, vint, les larmes aux yeux, implorer le pardon de son glorieux amant, qui, après l’avoir regardée d’un œil courroucé, détourna la tête sans lui répondre un mot.

Le nom de cette femme, qui n’a pas su se maintenir à la hauteur du sentiment qu’elle avait inspiré, survivra cependant à sa fragile enveloppe par la sonate en ut dièse mineur où Beethoven a versé, comme dans un calice d’amertume, les sanglots de sa douleur[6].

J’avais à peine terminé ce récit, que votre main tremblante, mademoiselle, étreignant timidement la mienne, vint me révéler que vous aviez pénétré le secret de mon cœur. L’arrivée de Mme de Narbal et des personnes qui l’accompagnaient refoula brusquement dans sa source l’émotion qui nous gagnait tous deux comme un fluide électrique. Six ans se sont écoulés depuis cette soirée fatale, cause de tant d’événemens que je ne vous rappellerai pas et que le temps a déjà entraînés dans la nuit éternelle. Hélas ! elles n’existent plus que dans mon souvenir ces heures bienheureuses où vous chantiez à côté de moi la musique des maîtres et surtout celle de Mozart, dont le génie mélancolique et tendre répondait si bien à la nature de vos sentimens. Vos soupirs, mêlés à ses divins accords, répandaient dans mon ame une ivresse impossible à décrire. Que sont-ils devenus les sermens que vous me faisiez alors de rompre tous les obstacles qui s’opposeraient à notre amour ? Hélas ! ils se sont évanouis avec le bruit de vos paroles. Vous subissez la loi du destin, le monde triomphe, et vous allez aussi sacrifier la poésie du cœur à des arrangemens matériels ; mais vous ne tromperez pas le Dieu tout-puissant qui vous a pétrie de la substance la plus pure, et vous ne trouverez pas le bonheur là où l’on vous a dit de le chercher. Non, non, les voluptés de la matière ne peuvent pas tenir lieu des béatitudes infinies du sentiment. On ne donne pas plus le change à son propre cœur qu’on ne fait illusion par des simulacres inanimés. Une vie sans amour, c’est une œuvre sans inspiration. Avant de nous séparer pour toujours ; permettez-moi de vous demander une grace dernière. Pendant les heures solitaires que vous pourrez arracher à votre nouvelle existence, pendant le calme de la nuit, alors que l’ame se dégage des bruits de la terre et s’emplit de mystérieux pressentimens, je vous en conjure, mettez-vous quelquefois au piano, jouez la sonate en ut dièse mineur de Beethoven, et donnez quelques larmes au souvenir d’un cœur que vous avez brisé et qui vous crie du rivage : Frédérique, Frédérique, adieu pour jamais !

Pour moi, il ne me reste plus qu’à terminer ma triste vie en chantant avec le poète que nous lisions ensemble :

En vain le jour succède au jour,
Ils glissent sans laisser de trace :
Dans mon ame rien ne t’efface,
O dernier songe de l’amour !

Le récit qu’on vient de lire, dans lequel la biographie de Beethoven sert de cadre à un épisode de la vie intime, n’est pas, je l’ai dit, une fiction de ma fantaisie, ainsi qu’on pourrait être tenté de le croire. Ce n’est pas un de ces pastiches à la mode où l’histoire de l’art s’enveloppe d’une forme romanesque pour se faire e mieux écouter d’un public distrait ou indifférent. J’ai peu de goût pour ce genre de littérature qui altère la vérité sans grand profit pour l’imagination. J’aime mieux aborder franchement la vie des grands maîtres, et traduire aussi fidèlement que possible la poésie de leurs œuvres immortelles. Les pages qu’on vient de lire racontent un épisode vrai de la vie d’un homme qui n’est pas tout-à-fait inconnu des lecteurs de cette Revue on se rappellera peut-être encore ce passage d’une étude sur le Don Juan de Mozart[7] où, à propos de l’adorable duo de Là ci darem la mano, il est fait allusion à une personne qui le chanta devant moi. J’eus alors occasion de faire connaissance avec celui que la maîtresse de la maison appelait familièrement caro cavaliere. Son goût exquis pour la musique, ses connaissances profondes et variées sur les arts en général, et, plus que tout cela, sa qualité d’Italien établirent entre nous une liaison d’autant plus solide, qu’il était peu communicatif de sa nature, et qu’il accordait difficilement sa confiance. Dans les longs épanchemens qui depuis survinrent entre nous, frappé de l’originalité de son esprit, de l’abondance de ses souvenirs et de l’intérêt que présentaient plusieurs événemens de sa vie, je lui disais souvent : « Chevalier, vous devriez écrire vos mémoires. — Eh ! pourquoi donc écrirais-je ce que vous appelez mes mémoires ? me répondait-il avec insouciance. Je ne suis ni un homme politique, ni un artiste, ni un philosophe de profession, pour avoir le droit d’importuner mes semblables du récit de mes escapades. Si j’avais une patrie, une famille, je pourrais du moins m’imaginer que le récit de mes interminables fantaisies pourrait intéresser un cœur dévoué, et alors seulement je pourrais me décider à faire ce qui m’a toujours paru la chose la plus pénible de ce monde : m’asseoir devant une table pour noircir du papier ; mais, triste débris d’un temps qui n’est plus, ne tenant plus à rien sur la terre et ne vivant que de souvenirs intimes, à qui pourrais-je parler si, par impossible, il me prenait envie de couler en bronze mes bavardages ? — Vous parleriez à cet être mystérieux et tout-puissant qui s’intéresse à tout ce qui est beau et vrai, à cet être éternellement jeune qui est partout et qui n’oublie jamais rien de ce qui est digne de mémoire, le public. Je suis étonné, mon cher chevalier, ajoutai-je, de vous entendre professer de telles maximes, vous qui êtes un esprit éminemment religieux et qui pensez que, sans l’amour et le sacrifice, ce monde que nous traversons serait une caverne de voleurs. — Ah ! vous me battez avec mes propres armes, me répondit-il un jour en me prenant affectueusement la main. Au fait, vous avez mille fois raison. En laissant tomber de mes lèvres les paroles dédaigneuses et amères que vous avez si justement relevées, je ne cherchais qu’un sophisme pour excuser mon incurable dégoût de tout ce qui est œuvre et prétention littéraires. La chose que j’ai toujours le plus admirée dans les annales de la révolution française, c’est la magnifique réponse de Vergniaud à ceux qui l’accusaient de soulever par sa correspondance les provinces contre la domination de Paris : ’Je n’ai qu’un mot à dire pour détruire ces calomnies, répondit avec un dédain suprême le grand orateur : c’est que, depuis que je siége à la convention nationale, je n’ai pas écrit une seule lettre. » Je n’ai pas l’éloquence du chef de la gironde pour me permettre de pousser aussi loin que lui cette glorieuse indifférence pour les colifichets littéraires, mais je puis me vanter du moins de n’avoir jamais écrit que des lettres tout empreintes de l’impression d’un sentiment éprouvé. Tenez, continua-t-il en ouvrant un tiroir de son secrétaire, voici l’histoire toute palpitante de ma vie. — C’étaient de nombreux paquets de lettres de toutes les grandeurs, étiquetées avec le soin minutieux d’un archiviste. — Voici la dernière lettre que j’ai écrite : elle se rattache à un épisode douloureux dont vous connaissez quelques détails, et, comme il y est beaucoup question de musique, je vous autorise à la lire.

J’emportai le brouillon de cette longue épître en langue italienne, qui contenait le récit qu’on a lu. — Et quelle est la fin de cette histoire ? demandai-je au chevalier quelques jours après. — Ah ! me répondit-il en soupirant, c’est la fin de toute chose en ce monde ; le rêve divin s’est dissipé, et a fait place à la triste réalité. Si cette histoire peut vous intéresser, je ne demande pas mieux que de vous la dire ; mais alors il faut que vous me permettiez de remonter le cours de mes souvenirs, car tout se tient et tout s’enchaîne dans mon obscure existence. Aussi bien, vous me rendrez un vrai service d’ami en écoutant avec indulgence le récit de mes divagations. Il n’y a rien de plus pénible dans la vie que d’être le seul confident de ses douleurs. Que vous êtes heureux, vous autres artistes, de pouvoir chanter vos peines, comme l’oiseau sur la branche flexible, et de dissiper en magnifiques accords les orages de votre cœur ! — Chevalier, lui répondis-je, je vous remercie du témoignage de confiance que vous voulez bien me donner ; mais, prenez-y garde, vous allez parler devant un indiscret qui a de fréquentes communications avec le public. — A votre aise, me dit-il en me tendant la main ; je me fie à votre goût et à la délicatesse de vos sentimens.

C’est dans la conversation du chevalier, dans sa nombreuse correspondance, qu’il finit par me communiquer aussi, et dans des renseignemens qui me sont venus d’autre source, que j’ai puisé l’histoire de cet homme intéressant. J’ai redressé les dates et complété tous les passages relatifs à l’art musical, qui joue un très grand rôle dans la vie du chevalier Sarti, que je raconterai un autre jour.


P. SCUDO.

  1. On retrouve ces détails sur la jeunesse de Beethoven, qui redressent tant d’erreurs, dans la biographie de M. Antoine Schindler. – Leipzig, 1845.
  2. Dans le Banquet.
  3. « Me séparer encore aujourd’hui de toi, sans pouvoir l’empêcher, c’est pour mon cœur une bien vive douleur ! »
  4. Rêverie d’un Promeneur solitaire.
  5. Dans ses Problèmes.
  6. Giulietta di Guicciardi est morte à Vienne depuis 1840.
  7. Voyez la livraison du 15 mars 1849.