Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Librairie universelle (p. 308-312).
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AUX JEUNES GENS



(Brouillon d’un article sur l’ivrognerie.)


Une fois, je voyageais avec des chevaux de poste, et il me fallait relayer dans un gros bourg. C’était en automne. Depuis notre entrée dans la rue nous ne rencontrions que paysans et femmes, bien vêtus et ivres. Les uns marchaient, s’invectivaient, marmonnaient, tombaient, s’accrochaient les uns aux autres. Les autres se tenaient près des portes cochères, criaient n’importe quoi, s’injuriaient. S’adressant à moi, ils m’invectivaient ou m’invitaient à boire.

Nous arrivions à la cour du postillon. Il n’y avait personne. Une femme ivre s’approcha, marmonnant quelque chose, puis s’avancèrent des paysans, parmi lesquels se trouvait le patron du relais. Je lui demandai deux chevaux frais. Avait-il compris ou non, mais il s’approcha de ma voiture, faillit tomber sous le cheval que mon cocher dételait et il le repoussa. Il commença à m’injurier, cria qu’il ne donnerait pas de chevaux. Sa femme parut et se mit à l’entraîner. Les hôtes criaient aussi, des injures sans doute, on ne pouvait rien comprendre. Je pensai que je serais obligé de rester là, faute de chevaux. Mais mon cocher détela, promit de tout arranger et s’en alla. Je voulus essayer de mettre tout le monde d’accord, d’expliquer, personne ne pouvait rien comprendre. Je me rendis sous l’auvent et attendis. Enfin, arriva un garçon de douze ans, aux joues rouges ; comme il me l’a dit plus tard, lui aussi avait déjà bu, mais lui seul, de toute la bande, n’était pas ivre. Aussitôt il alla chercher des chevaux et, sans faire attention aux cris des ivrognes, il se mit à atteler. Son père tâchait de l’en empêcher. L’enfant le repoussait, arrachait de ses mains tremblantes d’ivresse les guides et les brides ; et, sans faire attention à personne, il attela et partit.

Lui seul, parmi tous ces hommes à l’état de brutes, était resté un homme.

Je raconte cela non pour décrire la débauche de l’ivrognerie des jeunes et des vieux ; ces monstruosités, nous tous les avons vues assez souvent dans toutes les classes, parmi les civils et les militaires, les riches et les pauvres, les paysans et les gentilshommes.

Il ne faut pas aller loin pour voir les mêmes horreurs, plus en évidence parmi les pauvres, plus cachées parmi les riches. On connaît plusieurs riches occupant des fonctions importantes, dirigeant d’autres hommes, de grands dignitaires, qu’on ramène chez eux comme des cadavres. Combien connaissons-nous de banquets donnés pour célébrer les sentiments très nobles du respect et de la reconnaissance pour une activité utile et élevée qui se terminent ainsi : l’homme fêté et ceux qui le fêtent sont pris de vomissements et il faut leur asperger le visage et les étendre sur des chaises !

Mais que peut-on dire si à la fête du temple de l’instruction de la capitale russe, célébrée par les gens les plus instruits, par les professeurs de la haute sagesse, maîtres et professeurs viennent et roulent dans l’escalier comme des pourceaux ? Il n’y a rien à dire de ces monstruosités elles-mêmes. Tous avouent que ce sont des monstruosités, mais ils ont l’air de croire qu’il est impossible de faire autrement. Pourquoi est-il impossible que l’homme se transforme artificiellement en animal abject ? D’où a-t-on pris cela ?

L’enfant qui m’emmena du bourg en beuverie avait bu déjà, mais n’avait pas encore perdu la raison. Il me raconta qu’on lui avait offert à boire, et qu’il ne pouvait pas refuser. Cela lui était désagréable, mais pas moyen de faire autrement.

Nous tous savons que pendant les fêtes, les mariages, les paysans font boire les enfants. Dans les classes élevées, on fait la même chose les jours de fêtes de famille, au nouvel an, aux mariages. Et tous rient quand ils voient que l’enfant est ivre.

Un maître d’école de village, qui avait une soixantaine d’élèves de dix à quinze ans, m’a déclaré que tous s’enivraient déjà.

Les grands les faisaient boire…