Une sédition à Pradelles


UNE SÉDITION À PRADELLES



L’hiver de 1709, l’un des plus rigoureux dont on ait conservé le souvenir, fut marqué dans la France entière par une grande famine qui ajouta ses horreurs aux maux qu’entraîna la longue guerre de la succession d’Espagne. Dans les Cévennes, en particulier, la famine coïncidant avec la révolte des Camisards, amena à sa suite de très vives souffrances.

Dès le mois de février de cette année, le blé disparut presque complètement des marchés publics et certaines villes, dans la crainte d’en manquer, en prohibèrent la sortie d’une façon absolue. Ces mesures de protection jointes à l’avidité des accapareurs amenèrent la disparition presque complète de la précieuse denrée. Aussi les gouvernants durent-ils se préoccuper de mettre un terme aux abus, de réglementer les transactions, d’apaiser l’affolement général.

Le 15 mars, l’intendant du Languedoc, M. de Basville, prenait, à cet effet, une ordonnance en plusieurs articles. Aux termes du plus important, il était stipulé que le commerce serait libre entre les habitants des villes et ceux des campagnes. Toutefois il n’était loisible aux étrangers, de même aux indigènes, d’acheter du blé que pour la subsistance de leurs familles, d’un marché à l’autre. Une exception était faite à cette prohibition en faveur des muletiers portant des vins, sels, huiles ou autres denrées dans telle ou telle ville et auxquels il était permis d’emporter du grain, jusqu’à concurrence desdites denrées, et à la condition de ne pas les faire sortir de la province.

Cet article du règlement de M. de Basville faillit causer à Pradelles une sédition des plus sanglantes et amener, dans cette petite ville de nos montagnes, les désordres les plus grands.

Les États particuliers du Vivarais ayant décidé, pour parer à la disette, de faire un achat de grains pour en fournir aux plus nécessiteux, signèrent avec M. d’Aubinhac, bailli, un traité aux termes duquel l’administration de Pradelles cédait aux États pour 3,000 livres du blé contenu dans les importants greniers que possédaient, dans cette ville les bénédictins de la Chaise-Dieu[1] et le vicomte de Beaune.

Aussitôt que la nouvelle de ce marché leur parvient, les habitants de Pradelles murmurent, déclarent qu’ils ne souffriront point qu’on vienne acheter leurs grains, qu’ils s’y opposeront de vive force. Ils basent leur résistance sur l’ordonnance précitée, d’après laquelle les muletiers ne peuvent emporter des grains qu’en échange d’autres denrées. Pendant quatre ou cinq jours, ils s’excitent mutuellement à la rébellion, au point qu’ils finissent par jurer de massacrer les étrangers qui viendront leur enlever leur réserve. Les magistrats de la cité font de vains efforts pour calmer les esprits.

Enfin le mercredi, 3 avril, pénètre dans l’enceinte de la ville, un convoi de cent trente mulets, bâts vides, plaques de cuivre et panaches au front. L’on s’émeut, l’on s’assemble et bientôt le démon de la discorde insinuant ses perfides conseils, l’on décide non-seulement de ne laisser sortir de Pradelles un seul boisseau de grain, mais encore de courir sus aux étrangers qui viennent affamer le pays.

L’on se précipite vers l’auberge de la Croix-Verte, dont l’écurie a donné asile au plus grand nombre des mulets ; l’on coupe les licols de ces animaux, les sangles des bâts pour les mettre hors de service. Les muletiers, et notamment leur chef, M. Vincent Besson, marchand de soies de Rochemaure, sont fort maltraités. Résister eût été folie. Aussi, Besson ayant péniblement rallié sa troupe, bêtes et gens, se hâte-t-il d’échapper par la fuite à une mort certaine.

Mais, laissons la parole au greffier chargé de recueillir les témoignages et, d’après lui, reproduisons la déclaration du principal acteur de ce drame de Pradelles, lors de l’enquête ouverte, à la suite de ces évènements, par le lieutenant criminel en la sénéchaussée du Puy, dont quoique du Vivarais, dépendait Pradelles au point de vue judiciaire :

« Est comparu sr Vincent Besson, marchand de soye, habitant la ville de Rochemaure en Vivarez, lequel, après avoir pris de luy sérement, la main mise sur les saints évangiles, nous a dit et exposé, en se plaignant que le dernier jour du mois de mars passé, il fut commandé par le sr de Jouviac, capitaine d’une compagnie franche de la province, pour escorter un convoy de cent quinze mulets qu’on envoyoit en la ville de Pradelles pour y charger du blé que le pays du Vivarèz y avoit acheté pour estre distribué à ceux qui en pourroient avoir besoin, tant pour leurs nécessités et pour leurs subsistances que pour les semences de mars ; et le plaignant pour obéir et satisfaire à cet ordre estant parti le lendemain lundy, premier du courant, de lad. ville de Rochemaure, accompagné seulement d’environ quarante muletiers qui conduisoient lesdits mulets, ils arrivèrent ensemble dans ladite ville de Pradelles, le mercredy troisième du présent mois, entour l’heure de neuf ou dix heures du matin et ne furent pas plutost entrés dans le faubourg de lad. ville que le plaignant s’apperceut, de mesmes que les muletiers qui estoient avec luy, que les habitans de lad. ville s’attroupoient et se préparaient à se soulever et commettre quelque sédition, plusieurs d’yceux s’estant mesme assemblés, faisant hautement des menaces violentes, disant le plaignant qu’un de ces mutins deschargea un grand coup de bâton sur l’un des desd. muletiers qui estoit à la teste du convoy, le plaignant ayant ensuite donné les ordres nécessaire pour faire loger lesd. mulets, jusques a ce que le chargement du bled qu’ils devoient porter auroit esté fait, il vint sur la place publique de lad. ville, où estant s’adressa dabord aux sieurs d’Aubinhac et Malesaigne, baile et juge de lad. ville, ausquels il communiqua les ordres dont il estoit chargé et que le sr d’Aubinhac avoit déjà receus, leur disant en mesme temps qu’estant entré dans lad. ville il s’estoit apperceu que le peuple commençoit à s’attrouper et se mutiner et qu’un desd. muletiers qu’il menoit avec lui avoit déjà esté maltraité, le requérant de lui prester mainforte pour l’exécution de ses ordres et pour arrester cette sédition qui commençoit à naître : et un moment ensuite le plaignant entendit sonner le tocsin auquel plusieurs habitants de lad, ville s’assemblèrent à l’instant sur lad. place au nombre environ de trois à quatre cent personnes, tant hommes que femmes ou enfants, qui tout emeus de colère estant venus furieux sur lad. place attaquèrent le plaignant et lui deschargèrent divers coups de pierres sur sa personne, ce qui l’obligea de prendre incessament la fuite pour tascher de guarantir sa vie ; et au lieu que ces mutins deussent s’appaiser par la fuite du plaignant qui leur crioit miséricorde et leur demandoit la vie, ils le suivirent tousiours a grands coups de pierres jusque dans une maison de lad. ville où quelques personnes le réfugièrent et où le plaignant fut contrainct de s’enfermer ; mais ces séditieux et mutins ayant fait tous leurs efforts pour en enfoncer les portes et achever d’assassiner le plaignant, ils en enfoncèrent effectivement une des deux par lesquelles ils entrèrent dans lad. maison, mais le plaignant s’y estant caché et une fille de lad. maison ayant eu la précaution de dire à ces mutins qu’il estoit sorti par la porte de derrière, ils sortirent d’abord de lad. maison cherchant le plaignant de toutes parts, lequel n’ayant peu rencontrer ils allèrent enfoncer la porte de l’escurie de l’hoste ou estant la pluspart desd. mulets et furent en mesme temps dans les autres cabarets de lad. ville ou estoient les autres mulets qu’ils firent aussi sortir, sur lesquels mulets ils tombèrent aussi en furie et leur donnèrent divers coups de couteaux et bayonnetes dont quelques uns desd. mulets furent fort endommagés, enlevèrent les cordes, les sacs et presque tous les autres harnois et, non contents encore de cela, ils battirent et maltraitèrent les muletiers disant hautement qu’ils vouloient les tuer et assommer pour assouvir leur rage ce qu’ils auroient faist infailliblement si lesd. muletiers ne se fussent promptement sauvés, ayant esté obligés de prendre la fuite et d’ammener lesd. mulets : sur quoi quelques soldats qui estoient dans la ville estant arrivés et ayant mesme veu presque tout ce désordre, vinrent dans la maison où le plaignant se tenoit caché et le délivrèrent du danger évident où ils estait d’estre assassiné, le plaignant ayant appris du depuis que les deux plus mutins de ceste troupe séditieuse avoient esté pris et conduist dans les prisons de ceste cour, lesquels on asseure avoir esté les plus séditieux et les plus coupables et mesme comme les autheurs et les môteurs de la sédition, le plaignant ne cachant pas neangtmoins leurs noms, ayant cependant ouy dire que l’un d’iceux se nomme dans lad. ville de Pradelles le chauderonnier, lequel manqua le plaignant d’un coup de barre lorsqu’il se refugioit dans lad. maison ou il se cacha ainsi qu’on le luy a dict ensuite. »

L’autorité devait punir rigoureusement les principaux auteurs de ce soulèvement.

La lettre suivante écrite par M. Dumolard, le subdélégué de l’intendance, résidant à Vernoux, au bailli de Pradelles, nous met au courant de toutes les mesures prises à cet effet :

« Vous serès surpris, mon cher baillif, d’apprendre que M. le duc de Roquelaure et M. de Basville avoient esté informés du soulèvement de Pradelles deux jours advant recevoir aucune de mes lettres. Ils ont envoyé deux courriers à M. de Courten, lequel arrivera vendredy dans votre ville avec un bataillon suisse composé de 600 hommes et trois compagnies de mignons. J’empecheray la pure perte ; faites préparer les billets pour loger en payant. Les troupes portent du pain pour le jour de leur arrivée et le lendemain. Personne ne doit s’écarter. Je vous déclare qu’on ne fera aucun prisonnier et qu’on se contente des deux qui ont esté faits auxquels il y a ordre de faire le procès et qui seront exécutés dans Pradelles.

Il faut, s’il vous plaît, envoyer après demain à M. Chabanacy, procureur du Roy et en son absence à M. de Rosières, lieutenant criminel, le cabaretier de Besson pour servir de témoin. J’ai ordre de M. de Basville et de M. de Courten de vous l’écrire : vous recevrez une lettre du premier et beaucoup de gratiosités du second. Vous écrirez à M. Chabanacy ou au lieutenant criminel en leur envoyant ces deux témoins, mais ne manquéz pas de les faire partir lundy bon matin. J’envoye un exprès à M. le viscomte de Beaune, à Plauzat,

Ne dites pas encore l’arrivée de M. de Courten et des troupes. Cependant donnez ordre de faire cuire 2,500 rations de pain de bled de froment, chaque ration pesant une livre et demy poids de marc. Et pour cela vous pourrez faire faire des pains, le chacun pezant six livres poids de marc, parce que chaque pain pezera quatre rations et le soldat en aura pour quatre jours.

Je seray du voyage. Vous logerés M. de Courten.

Je souhaite que vous puissiez aussi me donner une chambre dans quelque endroit de votre maison.

Empêchèz que le bled ne s’écarte et que celuy des religieux de même que celuy de M. le viscomte de Beaune ne soient vendus et ne soient transportés quoique vendus. Ma lettre vous servira d’ordre.

Robert Dumolard. »

L’instruction qui suivit cette échauffourée, cette émotion populaire, suivant l’expression du temps, amena l’arrestation des deux plus turbulents, les nommés Jacques Arnaud, chaudronnier, et Joseph Rostain, tisserand. Conduits dans les prisons de la sénéchaussée du Puy, ils ne furent, malgré les conclusions du procureur du roi, qui requérait contre eux la peine de mort, condamnés qu’au bannissement à temps. Mais, si cette condamnation fut bénigne, la crainte qu’inspira aux habitants de Pradelles le déploiement de forces dont ils furent l’objet suffit amplement à les faire rentrer dans le devoir.

Henry MOSNIER.




  1. Comme propriétaires du prieuré voisin de Saint-Paul-de-Tartas.