Une répétition (Nerval)

Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Une répétition.
Élégies nationales et Satires politiquesChez les libraires du Palais-Royal (p. 117-128).


UNE RÉPÉTITION.

PERSONNAGES

Draconnet,

Truffaldin.





DRACONNET.
(Il lit un discours manuscrit.)

Ne sont point dans ce cas… Mais, qu’entends je ? on murmure


TRUFFALDIN.

Non, c’est moi qui disais : Tant mieux ! c’est la censure !


DRACONNET.

Et pourquoi parlez-vous ?

TRUFFALDIN.

Ce n’est donc pas bien dit.


DRACONNET.

Regardez, s’il vous plaît, mon discours manuscrit :
Ces mots s’y trouvent-ils ?


TRUFFALDIN.

Pardonnez à mon zèle ;
Je pensais…


DRACONNET.

Vous pensiez… Indocile cervelle !
Avez-vous oublié que, dans les bons endroits,
Pour servir de guide-âne, on vous a fait des croix ?…
Ne pourra-t-on jamais brider votre sottise ?
Je veux bien vous permettre, alors que j’improvise,
Les exclamations, et même quelques mots,
Pourvu qu’ils soient bien dits, et placés à propos ;
Mais un discours écrit n’admet pas cette excuse,
Votre naïveté trop souvent vous accuse,
Et cela sert de texte à de mauvais plaisans
Pour nous incriminer, ou rire à nos dépens. —
Retenez bien ceci, cette fois je le passe,
Mais un pareil méfait n’obtiendrait plus de grâce ;

Maintenant, poursuivons : — Ne sont point dans ce cas
Catéchismes, sermons, adresses, almanachs,
Billets de faire part… pourvu qu’il ne s’y trouve
Aucune allusion que notre goût réprouve. —
En faisant aux auteurs cette concession,
Nous montrons bien, messieurs, que notre intention
N’est pas de nuire en rien aux travaux de la presse :
Pourquoi donc ose-t-on nous répéter sans cesse
Que notre beau projet, au commerce fatal,
Va mener par la main la France à l’hôpital ?…
L’état dépend-il donc du sort d’un mauvais livre,
Et, sans quelques pamphlets, l’homme ne peut-il vivre ?…
Au contraire, messieurs, la science l’aigrit,
On est toujours méchant quand on a trop d’esprit ;
Et nous avons vu tous que maint ouvrage atroce
Peut, d’un peuple mouton, faire un peuple féroce.
Mais, dit-on, par la loi que vous allez porter,
Des milliers d’écrivains cesseront d’exister :
Belle perte ! À l’état sont-ils si nécessaires ?
Pour un seul qui promet, combien d’auteurs vulgaires !
Nous en purgeons la France… et, s’il le faut d’ailleurs,
Nous saurons bien d’entr’eux distinguer les meilleurs,
Qui, par nous protégés, pourront, exempts de crainte,
Écrire décemment, et sans trop de contrainte :
— Comme Chateaubriand pourrait de son côté

S’ennuyer du silence et de l’oisiveté,
Au cas qu’il le désire, il aura l’avantage
D’écrire dans l’Étoile, à quatre sous la page ;
Lacretelle, Ségur, Barante, Villemain,
Lui devront au besoin donner un coup de main ;
S’il faut absolument que Lavigne rimaille,
Pour le quatre novembre on permet qu’il travaille ;
Benjamin, Montlosier, feront quelques sermons,
Jouy, des alphabets pour les petits garçons ;
Enfin, d’être sauvé si Béranger se pique,
Il pourra sans danger chansonner le cantique. —
Voilà de la douceur : mais des mauvais écrits
Les plus durs châtimens seront le juste prix :
Rien n’en peut aux auteurs sauver l’ignominie ;
Et, s’il est dans ce cas, le plus brillant génie
Ira dans quelque bagne, ou dans quelque prison,
Travailler à la chaîne, ou filer du coton.

(Il s’arrête, et se tourne vers Truffaldin.)

Eh bien ! mons Truffaldin, ne savez-vous pas lire ?
Après un tel morceau, c’est bravo qu’il faut dire :
Comment donc se fait-il, qu’oubliant ma leçon,
Vous restiez devant moi muet comme un poisson ?


TRUFFALDIN.

Monseigneur, c’en est trop ! il n’est plus temps de feindre

Mon indignation ne peut plus se contraindre ;
Et, dans mon cœur surpris, la crainte, le courroux
Surmontent à la fin tout mon respect pour vous.


DRACONNET.

Qu’est-ce que c’est, monsieur ? Et qui peut faire naître
Le scrupule nouveau que vous faites connaître ?
Je croyais bien pourtant qu’il avait expiré
Sous les mets somptueux dont nous l’avions bourré :
Est-ce là, dites-moi, votre reconnaissance ?


TRUFFALDIN.

Je vous en dois beaucoup, je le sais ; mais la France
Aurait trop à souffrir du projet désastreux
Qu’ose Votre Grandeur exposer à nos yeux :
Ce n’est pas qu’en cela ma vertu considère
L’amour de la patrie, ou la peur de mal faire,
J’en ai su dès long-temps affranchir mon esprit ;
De tous ces préjugés l’homme sage se rit ;
Mais je frémis de voir que cette conjoncture
De nos petits péchés va combler la mesure,
Et que le dernier coup que vous osez porter,
Dans l’abîme avec vous va nous précipiter.


DRACONNET.

Où donc en est le mal ? Compagnons de fortune,

La chance du destin doit nous être commune !…
Oui, je l’ai résolu, qu’on cède à mon désir :
Dût cette fois encor le destin me trahir,
Je veux faire éprouver mon amour à la France ;
Puisqu’elle a ri long-temps de mon indifférence,
Je veux…


TRUFFALDIN.

Le calembourg est assez amusant :
Nous avons, je le vois, un consul très-plaisant ;
C’est bien heureux pour lui… Mais, moi, je ne puis rire
Lorsque son imprudence aussi loin nous attire ;
À ses autres projets j’ai pu donner les mains,
Mais il est une borne au pouvoir des humains,
Une borne, imposée au plus bouillant courage :
Croyez-moi, la prudence est la vertu du sage ;
S’il faut, pour vous prouver mon respect, mon amour,
Voter vos autres lois, crier l’ordre du jour,
Aux discours ennemis prodiguer le murmure,
Hurler, selon les temps : À l’ordre ! La clôture !
Ou même, chaque année, appuyer avec vous
Ce monstrueux budget, où nous pâturons tous…
Je suis là ! Vous savez que mon cœur sans scrupule
Affronte le mépris comme le ridicule ;
Mais, de quelque couleur qu’on puisse le parer,

Ce projet m’a semblé trop dur à digérer ;
Et que sera-ce donc, si jamais il arrive
Que vous le présentiez dans sa beauté naïve ?…
Bientôt un juste cri d’horreur et de courroux,
De tous côtés parti, s’élancerait sur vous ;
On verrait aussitôt, déchus du rang suprême,
Les six petits tyrans crouler sous l’anathême :
Et, comme il eût déjà tout pris sous son bonnet,
On conçoit bien qu’alors messire Draconnet
Ne serait pas sans peur, non plus que sans reproche,
Et dirait, un peu tard : J’ai fait une brioche !
Ne vous exposez pas à des regrets certains,
Seigneur ; de vos amis concevez les chagrins,
Quand un nouveau concierge en vos nobles demeures
Voyant, selon l’usage, accourir à cinq heures
Les trois cents invités d’un banquet solennel,
Leur dirait : C’en est fait ! le dieu manque à l’hôtel !


DRACONNET.

Oh ! je n’ignore pas qu’ils aiment ma cuisine,
Et moi par contre-coup, car c’est chez moi qu’on dîne.
Mais, si le sort trompait mon effort glorieux,
Cet hôtel cependant aurait de nouveaux dieux ;
Et mes trois cents amis, pour avoir la pitance,
Leur iraient humblement tirer la révérence.

TRUFFALDIN.

Monseigneur…


DRACONNET.

Et vous même on pourrait vous y voir,
Car vous fûtes toujours très-fidèle… au pouvoir :
D’ailleurs, en ce moment, il s’agit d’autre chose,
Songez que c’est sur vous que ma faveur repose ;
Songez que vos efforts doivent mieux qu’autrefois,
Envers vous, à leur tour, justifier mon choix.
Jusqu’ici votre tâche était assez facile,
Un peu plus de courage est maintenant utile ;
Ne m’abandonnez pas au moment du danger,
Qui fit beaucoup pour vous peut beaucoup exiger !
Oui, vous m’appartenez, gardez-en la mémoire ;
Croyez que Bonaparte, aux beaux jours de sa gloire,
N’eut point sur ses soldats des droits plus absolus,
Il disait : Mes grognards ! moi je dis : Mes ventrus !
Ô nobles instrumens de toute ma puissance !
Il faut récompenser ma longue patience…..
Mais vous bien souvenir, pour n’en point abuser,
Que je vous fis moi-même…. et pourrais vous briser !


TRUFFALDIN.

Ah ! ce beau mouvement n’attendrit point mon âme,

Voyez-vous, monseigneur, il faut changer de gamme ;
Votre projet vous plaît, gardez-le donc pour vous…
Moi, je n’y vois du reste à gagner que des coups :
Que si votre pouvoir marche à sa décadence,
Faire route avec vous serait une imprudence ;
D’ailleurs, assez long-temps mon art sut l’appuyer,
Et je m’ennuie enfin d’un si vilain métier.


DRACONNET.

Ah ! ah ! le prenez-vous ainsi, monsieur le drôle ?
Nous allons en ce cas jouer un nouveau rôle :
Trop bon jusqu’à présent, si je vous fis du bien,
Je puis….


TRUFFALDIN.

Votre menace à mes yeux n’est plus rien !


DRACONNET.

Non, de ce calme en vain votre orgueil se décore,
Vous avez des emplois, vous me craindrez encore ;
Vous avez des parens qui, par mes soins placés,
Par mes soins aussi bien se verraient renversés :
Oh ! quoique mon pouvoir vous paraisse fragile,
Le heurter maintenant n’est pas chose facile ;
Et, ce qui va bien mieux en prouver les effets,
C’est que j’ose à moi seul ce qu’on n’osa jamais :

Renverser d’un seul coup, et dans le même abîme,
Tout ce qu’il est de beau, d’utile, de sublime…
Un si grand tour de force a de puissans appas,
Il plaît à mon courage, et ne l’étonne pas !
Ce peuple de badauds courbera sous ma chaîne ;
À coup sûr son effroi me défend de sa haine…
C’est en vain qu’un instant, sortant de son repos,
Sa timide fureur s’exhale en vains propos ;
Pour soutenir ses droits que, dit-il, je profane,
Il invoque le trône… Eh bien, j’en suis l’organe !
Il invoque Thémis… J’en dicte les arrêts !
Il invoque les lois… et c’est moi qui les fais !


TRUFFALDIN, ébranlé.

Oui, je dois avouer…


DRACONNET.

Sachez mieux me connaître :
Sûr d’un heureux succès, j’ai des raisons pour l’être ;
Bientôt, quand à mes vœux tout se sera soumis,
Triomphe et récompense à mes dignes amis !
À ceux, qui m’appuyant dans un si noble ouvrage,
N’auront point un instant douté de mon courage…
Mais opprobre à celui qui, perfide apostat,
Aura quitté son maître au moment du combat !

TRUFFALDIN.

Je n’y puis résister : l’éloquence m’entraîne,
Je vous demande grâce, et je reprends ma chaîne ;
Mon digne bienfaiteur, daignez me pardonner
L’écart où ma faiblesse avait pu m’entraîner ;
Rendez-moi votre amour, calmez votre colère…


DRACONNET, tendrement.

Truffaldin, j’ai pour toi des entrailles de père :
Sois docile à mes vœux, et bientôt tu verras
Que de notre embonpoint tous nos amis sont gras ;
Même, afin d’affermir une amitié si pure,
Je pourrai, t’inscrivant pour une préfecture,
À ta fidélité l’offrir au premier jour…


TRUFFALDIN.

Ô Dieu ! quelle justice !… et surtout quel amour !


DRACONNET.

Tu vois mon amitié, tu vois ma bienveillance ;
Mais je compte, à mon tour, sur ta reconnaissance :
Feras-tu maintenant ?….


TRUFFALDIN.

Tout comme il vous plaira !

Je vote désormais tout ce que l’on voudra !
Oui je vote… Quand même !


DRACONNET.

Ah ! c’est comme il faut être ;
Mon petit Truffaldin, viens, embrasse ton maître !
Mon ami, mon espoir…. Je t’attends à dîner :

(À part avec triomphe.)

Oh ! que nous savons bien nous les acoquiner !