Une provinciale en 1830

Une provinciale en 1830
collection “Il y a cent ans”
Pierre Lafitte.

À la mémoire de ma chère maman.

NOTE DE L’AUTEUR


Au plus lointain de mes souvenirs, je revois une chambre toute grise de la cendre du soir, où mes yeux de très petite fille ne distinguent plus rien qu’une blancheur de fenêtre. Des rideaux transparents, qui retiennent encore un peu de jour dans leur trame, se croisent sur la profonde embrasure. Entre la fenêtre et les rideaux, devant une table à ouvrage, une vieille dame est assise, qui tient, dans ses mains croisées sur ses genoux, un chapelet de buis.

Sa taille, haute et mince, est cachée par une pèlerine bordée de ruches. Elle a, sous un bonnet de dentelle noire doublé de mousseline, des cheveux argentés bouclés en deux grosses coques sur les tempes. Son profil est fin, ses paupières baissées, sa bouche close. Dort-elle ? Rêve-t-elle ? Je n’ose bouger. Elle me semble si peu réelle, presque un fantôme, dans cette ombre et cette pâleur crépusculaire, mon arrière-grand’mère Zémia.

Je l’appelle « Yaya ». Je sais qu’elle est la maman de ma grand’mère Lucile. Quelquefois, je joue avec son chapelet. Il y a, dans sa chambre, des chaises dont le dossier sculpté représente une fable de La Fontaine : le Loup et l’Agneau, le Renard et la Cigogne.

C’est tout. Je n’ai pas d’autres notions sur cette très vieille dame. Il ne m’en reste pas d’autre image. Je me souviens, un peu plus tard, de son enterrement. Je le suivais, en donnant la main à mon plus jeune oncle, et cela me remplissait d’un orgueil extraordinaire.

J’avais sept ans.

Cette forme apparue dans la pénombre d’une chambre silencieuse, cette figure que si peu d’êtres encore vivants ont connue, je l’ai prise comme le modèle de la jeune provinciale qui est l’héroïne de ce petit livre. La mode est aux biographies « romancées ». J’ai romancé en partie seulement — l’histoire de ma bisaïeule, et de ma trisaïeule, Lucile de Narfon « si bonne et si terrible ». Ma mère avait noté tout ce qu’elle savait de sa famille périgourdine. Je me suis servi des documents qu’elle m’a donnés. Verthis existe, et la maison de la poste royale ; les Fargeas, les Fonard, ont existé. Je n’ai même pas changé le prénom de ce « casseur de cœurs », l’oncle Zerbin, qui nous a laissé pour seul héritage les mémoires de son tailleur.

Ainsi, pour peindre un type de jeune fille provinciale, sous la Restauration, j’ai mêlé le réel et l’imaginaire, mais j’ai donné la plus grande place au réel, et j’ai eu pour guide et pour inspiratrice, à chaque page de ce récit, la mère bien-aimée que je pleure.

Marcelle Tinayre.


UNE PROVINCIALE EN 1830



I


Dans les premières années du xixe siècle, il y avait, à Verthis en Périgord, une demoiselle Lucile de Fonard, qui n’entendait point rester fille, bien qu’elle eût déjà passé vingt-cinq ans.

Les Noël de Fonard étaient de petite noblesse et de petite fortune, mais tout dévoués au trône et à l’autel. Un de leurs cousins était mort sur l’échafaud, et les frères de Lucile, dénoncés comme ennemis du peuple par les Amis de la Constitution, avaient émigré en Espagne, laissant leur sœur aux bons soins d’une vieille parente, Mme Laroque-Duffargeas. Quand se fut apaisée la tourmente révolutionnaire, et que les Fonard rentrèrent à Verthis, une partie de leurs biens étaient saisis et vendus. Ce qui restait, s’effritait faute de soins, et sur le visage de Lucile, la fleur de jeunesse était passée.

Ils vécurent péniblement, éloignés des fonctions publiques et ne voulant pas servir le tyran. En 1805, Lucile du Fargeas, ayant pris conseil de son miroir, de sa bourse et de son confesseur, accepta pour mari Antoine Laroque-Duffargeas, — ex du Fargeas — qui reprit aussitôt la particule. Il n’en fut pas plus noble, mais sa femme en fut plus contente, car elle n’aurait pas voulu s’accorder à quelqu’un qui « venait de bas ». Cependant, les Noël de Fonard firent grise mine à l’époux de leur parente, parce qu’il avait un frère dans les armées de l’Usurpateur, un frère républicain, jacobin et « buveur de sang », lequel se moquait de la particule et signait « Martial Duffargeas ».

Antoine était un bel homme, pacifique et doux. Il aima Mlle de Fonard, et parce qu’il l’aimait, il la trouva belle et jeune. Elle crut peut-être, en le choisissant, payer une dette de reconnaissance. Il s’en contenta. La sensibilité emphatique du xviiie siècle, si opposée à l’esprit réaliste et raisonneur de l’éternel Chrysale français, commençait à passer de mode. On appréciera toujours, dans nos provinces, les maîtresses femmes qui savent gouverner leur ménage, et parfois gouverner leur mari. Lucile de Fonard était de celles-là. Violente, passionnée, de verbe haut, de mœurs sévères, sachant haïr autant qu’aimer et le sachant témoigner de même, « une bien terrible et bien bonne femme », disait son frère Zerbin. On ne savait ce qu’il fallait redouter davantage, de son inimitié qui ne pardonnait pas ou de son affection excessive et sans tendresse.

Quant à Zerbin, le plus jeune des Fonard, c’était un grand coureur de cotillons, toujours gueux, toujours gai, bel homme, tel que le montre une miniature où il se présente à l’admiration de la postérité, vêtu d’un habit bleu à boutons d’or et d’un gilet de nankin, portant chevelure bouffante, et sur le front, la boucle arrondie qu’on appelait l’« anneau victorieux ». Ses yeux bleus, sa bouche gracieuse ne trouvaient pas de cruelles. Au retour de l’émigration, il s’occupa galamment à manger les dernières bribes de son patrimoine, et, après avoir vendu sa maison de Saint-Pierre-de-Côle, il vint habiter chez sa sœur, à Verthis.

Mme du Fargeas, qui l’aimait particulièrement, ne cessait pas que de le rabrouer d’importance, lorsque, fuyant la meute des créanciers, il implorait d’elle secours et protection. Elle criait, jurait et sacrait, — car elle avait la parole leste — mais elle payait, et Zerbin pliait l’échine, riant en dessous, tandis que passait l’orage. Alors, le bon Antoine faisait signe à son beau-frère, et tous deux sortaient ensemble, allant vers quelque métairie, où — voyez l’heureuse chance ! — ce jour-là, précisément, M. du Fargeas était demandé.

La région qui entoure Verthis, à égale distance de Périgueux et de Brive, n’a pas la grosse matérialité d’une Bourgogne ou d’une Normandie. Elle est clémente et charmante, et fournit au corps toutes sortes de délicatesses — depuis les gourmandises de bouche jusqu’au duvet des édredons — sans accabler de lourdes richesses la fine pointe de l’esprit. La race, déjà méridionale, est comme touchée de gascon. Elle pratique l’ironie, et donne aisément dans le scepticisme. On y trouve quantité d’originaux, fils impénitents de Montaigne.

Tel était Zerbin de Fonard. Il aimait parler et ratiociner, en proférant d’extraordinaires paradoxes, sur un ton de pince-sans-rire. Antoine, plus rassis et plus timide, l’écoutait en l’admirant, et ils allaient ainsi, de compagnie, par les collines rouges de bruyère, ou dans les sentiers des vertes vallées où les plus jolies rivières du monde font partout chanter des moulins.

Visite faite aux métairies, on poussait chez les hobereaux du voisinage : les Valcourre, les Planot, les Verteuil, les Fontclose, tous alliés, tous cousinant, tous pauvres et rongés de dettes, et qui tous attendaient le retour du Roy. Dans ces petits castels, où les maîtres vivaient familièrement avec leurs domestiques, le luxe était inconnu et le bien-être ignoré. M. de Valcourre avait coutume de mettre des sabots lorsqu’il se promenait sur ses terres. L’habit de chasse de M. de Planot était une véritable relique de l’ancien régime, usé, rapiécé et décoloré, et qui pourtant tenait bon. Il n’y avait un peu d’élégance qu’à Fontclose, la vieille marquise ayant eu, pendant l’émigration, à Londres, la révélation du confort. Elle vivait seule, ayant perdu son fils unique et elle élevait une petite nièce, orpheline et pauvre, qu’on appelait Palma.

À Fontclose, Zerbin était adoré, et l’on faisait honnête mine à Antoine du Fargeas, parce que la marquise, née de Fonard, avait des liens de parenté lointaine avec Lucile. D’ailleurs, les sentiments royalistes d’Antoine étaient connus.

Vers le soir, les deux beaux-frères regagnaient Verthis. Ils rentraient en ville par la route de Bordeaux à Limoges, qui traverse la petite cité et s’y dénomme la Grande-Rue. Les maisons, étagées à flanc de coteau, montent jusqu’à l’église qui les domine toutes de son clocher gris, terminé, au fin bout de la flèche, par une boule de cuivre où juche un coq. Devant le portail roman, sous des ormeaux centenaires, les droles jouaient en se bousculant. Les boutiquiers étaient sur leurs portes. Des charretous passaient, en secouant des hommes à large chapeau et des femmes coiffées du mouchoir périgourdin. On voyait parfois le docteur Dubut-Lafolie, à cheval, couvert de son grand manteau de brigand. Il allait loin dans les environs, voir des malades en péril, et il avait des pistolets dans ses fontes, les routes, de nuit, n’étant pas sûres.

Une secrète inquiétude agitait le beau Zerbin, malgré lui, lorsqu’il apercevait la maison où la terrible sœur devait ruminer les restes de sa colère matinale. Mais le calme était revenu. Mme du Fargeas, haute, maigre, vêtue éternellement de levantine puce à corsage plat, à collerette tuyautée, ses cheveux noirs bouclés en grappes sur ses tempes et demi-cachés par un bonnet de dentelle à longues barbes, raccommodait paisiblement du linge auprès de la fenêtre du salon. Son œil bleu, aussi bleu mais beaucoup moins doux que les yeux de Zerbin — surveillait la rue, par un coin du rideau soulevé.

Zerbin entrait, d’un air faussement joyeux :

« Eh bien, ma sœur… »

Elle lui coupait la parole :

« Te voilà ? »

Et elle criait en patois à la servante qu’il était temps de servir la soupe.

Lucile du Fargeas ne parlait jamais qu’en patois aux paysans et aux serviteurs ; d’abord, parce qu’ils ne comprenaient pas d’autre langage, et aussi, disait-elle, « parce que le français n’est pas fait pour ces gens-là ».

Et Zerbin trouvait son couvert mis comme de coutume. Seulement, la soirée ne se passait pas sans que Mme du Fargeas n’ouvrît un gros registre de comptes où elle inscrivait, de sa haute écriture bâtarde bien moulée et bien lisible, quelque chose comme ceci :

« Ajouter aux dix-sept mille cinq cent vingt-deux livres prêtées à Zerbin du Fonard, mon frère, le 8 de may dernier : cy, deux cent trente-sept livres que je luy ai remises ce jour d’huy… pour payer Labatut, tailleur, rue Monte-en-Manique, à Limoges… »

Car cette femme pratiquait l’ordre et la prévoyance. Elle savait que l’argent prêté à Zerbin pouvait être de l’argent perdu. Cela ne l’empêchait pas d’ouvrir sa bourse, mais elle voulait le perdre, cet argent, en observant toutes les formes et règles, et en ménageant — peut-être ! — un vague espoir de retour.

En 1812, Mme du Fargeas, qui se croyait stérile, ayant dépassé trente-cinq ans, eut la joie de devenir grosse, après un pèlerinage qu’elle fit, avec son époux, à Rocamadour. La petite fille qui vint au monde, un jour de mai 1813, reçut les prénoms de Lucile-Zerbine-Marie-Amadore, — ce dernier en l’honneur de Saint-Amadour, — mais on l’appela couramment Zénaïde. L’usage permettait alors les plus singulières fantaisies en fait de noms. Ainsi, Lucile du Fargeas était, pour l’état-civil, Marie-Catherine, et Zerbin s’y dénommait Léon. Zénaïde paraissait, aux du Fargeas, un nom tout à fait distingué et d’une nouveauté piquante. Cependant, on ne tarda pas à le simplifier par une abréviation plus commode, et de Zénaïde, on fit Naïs.

Cette naissance fut un grand événement. Toutes les dames de Verthis et les châtelaines des environs vinrent, comme les fées des contes bleus, complimenter l’accouchée et prédire mille bonheurs pour l’enfant. Mme du Fargeas demeura neuf jours dans sa chambre, aux fenêtres bien fermées, où brûlait un grand feu. Enfouie sous un amas d’édredons, engoncée dans une camisole brodée, un fichu, un bonnet à pattes, elle était bien défendue contre le danger de prendre froid. La marquise de Fontclose, qui avait été folle de Rousseau dans sa jeunesse, incita Lucile à nourrir elle-même son enfant. Cela parut une manie anglaise, de même que la proposition de libérer la nouvelle-née d’un maillot et d’un serre-tête, destinés à lui façonner une taille bien droite et un crâne bien fait. Vainement, la marquise assura qu’elle avait élevé, sans ces entraves, sa petite nièce Palma, si délicate en naissant qu’elle ne paraissait pas capable de vivre. N’était-ce pas une jolie fille de trois ans, ni bossue, ni hydrocéphale ? Mme du Fargeas convint que Palma était ravissante, mais elle s’en tint aux coutumes de Verthis. Elle ligota Zénaïde, serrée comme un saucisson, et confia cette enfant unique, tant désirée et tant chérie, à une nourrice de campagne.

Tout le monde faisait ainsi, excepté les personnes excentriques. L’allaitement maternel qui avait été à la mode dans la classe aristocratique, avant la Révolution, n’était pas entré dans les mœurs de la province, et Mme du Fargeas n’avait pas lu Jean-Jacques Rousseau. Elle ne crut point mal faire en se séparant de sa fille. Mais la nourrice, qui avait une hygiène de sauvage, faillit étouffer la pauvre Naïs, en lui donnant, dès l’âge de trois mois, de la soupe au pain. Retirée à temps, la petite fut ramenée à Verthis et mise au sein d’une Limousine noiraude, qui avait consenti à demeurer chez Mme du Fargeas.


II


À payer les dettes de Zerbin, et même celles des autres, — les amis des Fonard étant tous plus ou moins obérés — l’on se gênait horriblement. Certes, c’était chose flatteuse, pour un M. du Fargeas, qui n’était peut-être que Duffargeas, que d’obliger d’importants personnages et de prendre hypothèque sur leurs biens, comme faisait Lucile, en femme avisée, malgré l’inclination de son mari à donner sans compter. Mais on allait vers la ruine, et pour comble de malchance, Bonaparte, l’Ogre de Corse, s’obstinait à durer ! Le Roy légitime ne reparaissait pas dans sa berline à fleurs de lys ! Et l’espérance des bienfaits mérités par une longue fidélité, languissait dans les âmes, prête à s’éteindre. En cette pénible occurrence, Mme du Fargeas, voyant la plus haute noblesse, des Ségur, des Montesquiou, pactiser avec l’Usurpateur, sentit faiblir ses scrupules, et, réflexion faite, vers l’an 1812, trouva un honnête et bon moyen d’augmenter ses revenus.

Antoine du Fargeas était grand amateur de chevaux. Dans les beaux pâturages de ses métairies on voyait bondir et s’ébrouer les poulains nombreux que ses juments lui donnaient chaque année. Ils étaient de vraie race limousine, nerveux et secs, mal propres au gros roulage, mais fort convenables pour la selle et la voiture. Tant de chevaux, pensa Mme du Fargeas, pouvaient servir autrement que comme marchandise à la foire. Elle se mit en rapport avec le commissaire central du gouvernement près des Postes, puis, hardiment, elle fit, par la diligence, le long voyage de Périgueux à Paris, où elle descendit chez sa nièce Vertefeuil, née Fonard. Et elle revint, apportant dans la poche cousue sous son jupon, la nomination de son mari comme maître de poste à Verthis.

Quelques hobereaux en suffoquèrent ! Mais quoi ? Il fallait vivre. La fonction de maître de postes était honorable. Les Fourichon, de Thiviers, très bonne famille venue de la robe, comme les Fargeas, comptaient, parmi eux, toute une dynastie de maîtres de poste, qui servaient le roi, depuis trois siècles. En étaient-ils moins considérés ? Mais les becs des mécontents furent clos, en 1815, par le geste du comte Dupont, ministre secrétaire d’État de Louis XVIII, qui envoya au sieur Antoine du Fargeas la décoration de l’Ordre du Lys, en reconnaissance de ses bons services.

Dans ces temps où les rois pouvaient, en quelques heures, avoir besoin d’une voiture et de relais assurés pour gagner la plus proche frontière, le service des Postes avait grande importance et c’était sage précaution que d’acquérir et de garder partout l’affection dévouée du personnel. Le frère de Louis XVI se souvenait de Varennes.

Ainsi fut donc relevée, pour un temps, la fortune des Fargeas, non moins que leur gloire, et Mme Lucile se donna, d’un cœur plus léger, à l’éducation de sa fille.

Elle-même, née en 1778, n’avait reçu, chez les Ursulines de la Roche-Terrasse, que l’instruction élémentaire suffisante, croyait-on, pour faire de bonnes chrétiennes et de sages mères de famille : lecture, écriture, catéchisme, histoire sainte, un peu de grammaire et de calcul, très peu d’histoire, encore moins de géographie, et quant à ce qu’on appelle aujourd’hui sciences naturelles, néant ! Plus tard, une vague teinture de blason, quelques notions de musique, de maintien, achevaient les perfections de Mlle de Fonard, qui fut considérée à Verthis, comme une jeune personne accomplie.

Pourquoi ce qui avait été bon pour elle ne serait-il pas excellent pour Naïs ? Les temps avaient changé ?… Pas pour les femmes de la petite province, lesquelles, sous la Restauration, vivaient comme vécurent leurs mères et leurs grands-mères, et ne sentaient les effets du grand bouleversement social qu’à la diminution de leurs revenus ? Il en était tout autrement à Paris. Lucile du Fargeas avait vu, dans la capitale, des choses singulières, choquantes : le luxe des parvenus, l’insolence de la canaille, le dévergondage des toilettes et des propos. Mais à Verthis !… Après les convulsions de la Terreur, et les secousses des guerres impériales, la vie avait repris, à l’ombre des lys, son cours paisible et lent. Que Zénaïde du Fargeas dût s’adapter à des conditions nouvelles d’existence, adopter des idées, des sentiments, autres que ceux des aïeules, Mme du Fargeas n’envisageait même pas que ce fût possible. Elle voulait se voir revivre, trait pour trait, dans l’innocente Naïs, fleur tard venue de l’arbre familial, et cette pensée lui dicta toute sa conduite.

Jusqu’à sept ans, la petite fille n’apprit que le Pater et l’Ave, et quelques chansons patoises entendues à la cuisine.

La maison était tout son univers, car si les parents ne voyageaient guère, les enfants ne voyageaient point du tout. On n’éprouvait pas le besoin de se transporter à la campagne, pendant la canicule, et la duchesse de Berry venait à peine de mettre à la mode les bains de mer. Bon pour les fous de gravir les montagnes ! Est-ce que l’air n’était pas sain, à Verthis ? Mme du Fargeas se plaisait chez elle, et n’en sortait que pour faire des visites, en cérémonie.

Pourtant, la maison avait des défauts : un trop petit jardin et la proximité des écuries. Elle était aussi trop grande, glaciale en hiver et mal distribuée. Au rez-de-chaussée, de chaque côté d’une porte massive, ornée de clous qui dessinaient des losanges, il y avait deux fenêtres à petits carreaux verdis, protégées la nuit par des contrevents si vieux que leur bois pourrissait, sous un reste de peinture grise. On entrait dans un couloir carrelé. À droite, une pièce non meublée servait de resserre. À gauche était le « salon de compagnie », boisé à l’ancienne mode et garni de vieux meubles en velours d’Utrecht. La cuisine, paradoxalement installée à l’entresol, était la plus vaste pièce de la maison, témoignant ainsi de l’estime qu’on faisait du bien boire et du bien manger. Au même étage, se groupaient une étroite salle à manger, trois chambres et plusieurs cabinets de débarras. Au premier étage il y avait la chambre de Mme du Fargeas qui s’ornait d’une tenture en papier jaune collé sur toile, serti dans une large bordure représentant des lauriers en festons retenus par des rosaces d’or. Deux lits d’acajou, à colonnes rehaussées de cuivre, occupaient l’alcôve. La commode était de même style que les lits, ainsi que la table ronde à trois pieds, couverte d’un marbre gris, et les fauteuils de damas jaune. Sur la cheminée de bois qui avait conservé sa vieille peinture grise, et sa glace à trumeau, on pouvait admirer une pendule en bronze doré, sous globe, entre deux flambeaux de cuivre. Aux fenêtres, d’amples rideaux en mousseline de Tarare. Au mur de l’alcôve, entre les deux lits, un vieux christ et un bénitier. Pas une fleur, pas un bibelot, pas même de tapis : rien d’inutile.

La couchette de Naïs était placée dans un cabinet voisin de cette chambre. Le reste de l’étage n’était que chambrettes, recoins, placards, étroits passages et couloirs tortueux.

Naïs aimait cette maison froide et sonore où elle avait un terrain de jeux : l’escalier, et un paradis de délices : la cuisine.

Toute petite, avant d’être mise dans le moule banal qui façonne les « jeunes personnes accomplies » sa liberté n’était restreinte que par le danger des chutes ou le péril des indigestions. Elle en profita. C’était une belle enfant, active et volontaire, comme tous les Fonard, dont elle avait les cheveux noirs frisés, les yeux bleus, le teint éclatant, et certain petit nez à la Roxelane qu’on eût appelé autrefois un nez fripon. La bouche était incorrecte, avec des dents qui promettaient d’être jolies. Malgré le costume incommode dont on affublait les petites filles — pantalon à volant tuyauté, serrant les chevilles, robe à manches bouffantes, pèlerine et ceinture à pans, elle chevauchait la rampe de l’escalier, installait des balançoires de corde dans le grenier où séchait le linge, se barbouillait de confitures trouvées dans l’armoire de la cuisine, avec la complicité de Mion. Elle tirait la queue du chien ; elle habillait le chat dans les robes de sa poupée et il lui arriva d’ouvrir la cage du serin. Ces exploits trouvaient M. du Fargeas complètement désarmé, car il adorait sa fille, comme sa femme, jusqu’à la faiblesse. L’oncle Zerbin ne faisait qu’en rire. Mais Mme de Fonard était une de ces mères de l’ancien temps qui aimaient bien et châtiaient bien. Elle n’épargna pas les remontrances, les privations de dessert, la mise au cabinet noir, et, dans les occasions graves, le fouet, ultime raison des parents contre une progéniture récalcitrante. Zénaïde poussait des cris épouvantables, de mandait pardon… et recommençait.

Elle devenait tout à fait une « enfant terrible », et Dieu sait ce qu’on entendait par ces mots-là ! Pas timide, oh non ! vraie fille de sa mère et nièce de son oncle. Avec cela, l’esprit de la petite Louison de Molière, des yeux de souris qui voyaient tout, même ce que les grandes personnes croyaient invisible pour elle, ou incompréhensible. Et une façon si imprévue de s’exprimer ! Le premier dimanche qu’on la conduisit à la messe, quand au retour, Mion, la servante, lui demanda :

« Qu’avez-vous vu à l’église, mon biquet ?

Le « biquet » répondit :

« J’ai vu un beau monsieur habillé en or qui dansait devant la cheminée et buvait dans le chandelier ».

Elle n’avait pas reconnu, sous la chasuble et la chape, le bon curé Duteix qui venait le soir, trois fois par semaine, faire sa partie chez les du Fargeas.

Tombée la première dent de lait, on entre dans l’âge de raison. À sept ans il convient d’apprendre à lire et à tracer des bâtons, de se tenir à table, proprement, et de faire la révérence aux dames. C’était justement l’année que Mme du Fargeas se voyait libre de ses soucis d’administration familiale. La poste aux chevaux était bien organisée, et M. du Fargeas, aidé — ou feignant d’être aidé — par le toujours beau Zerbin, régnait bénévolement sur un peuple de palefreniers, de cochers et de postillons.

Zénaïde était trop jeune pour aller au couvent. Elle n’entrerait à la Roche-Terrasse qu’au moment de préparer sa première communion. Quant à l’envoyer dans une école publique, nul n’envisageait que ce fût possible. Il y avait, à Verthis, un pauvre diable de magister qui enseignait tant bien que mal, aux enfants du bourg, le peu qu’il savait. Filles et garçons fréquentaient ensemble la classe, mais les gens de bonne famille n’eussent pas voulu mêler leurs enfants, aux « droles » des artisans et des boutiquiers. Ils les faisaient donc instruire en particulier par des maîtres. Nul, dans Verthis, n’y trouvait à redire. Ce n’était point par ostentation, ou par dédain affiché des gens du lieu, que Mme du Fargeas fit instruire sa fille, chez elle. Elle obéissait à l’usage.

Pour entretenir l’émulation, qui est une condition du progrès, elle chercha une compagne d’études à sa fille. Elle n’en trouva pas de plus aimable que la petite Palma de Fontclose, alors âgée de dix ans, mais qui ne connaissait encore ni A ni B, sa grand’tante, la marquise, l’ayant expressément laissée dans cette sainte ignorance que le précepteur d’Émile respecta si longtemps chez son élève.

Mais la marquise vieillissait, et Palma s’ennuyait, seule enfant, dans ce château où ne venaient que des gens à tête blanche, restes poudreux d’un temps aboli. La bonne vieille marquise lui fit un extrême plaisir en la faisant conduire, tous les jours, après-midi, à Verthis. Elle y commencerait son éducation avec son amie Zénaïde, sous les auspices de Berger, le maître d’école, en attendant mieux…

Jamais petites filles ne furent plus différentes que Zénaïde et Palma.

L’une était tout ardeur, curiosité, pétulance. L’autre, blonde et rose comme une Anglaise, avec des yeux vert sombre et des cils bruns, vivait dans une demi-rêverie perpétuelle, et, comme il arrive aux enfants élevés dans la solitude, s’était créé un monde intérieur où personne ne pénétrait. L’extrême délicatesse de sa santé avait donné de vives inquiétudes pendant son bas-âge. Elle s’était fortifiée par l’habitude du grand air, des ablutions froides et des vêtements lâches et souples qui laissaient son joli petit corps en parfaite liberté. Tandis que Zénaïde, à sept ans, portait une espèce de brassière, remplaçant le dur corset des aïeules, et que cette armature allégée, quoique bien rigide encore, l’empêchait, disait-on, de se gâter la taille, Palma n’avait sur elle que sa chemise, son pantalon brodé, ses jupons, et sa robe à manches courtes. Ses boucles dorées flottaient retenues par un ruban bleu, cependant que Zénaïde, coiffée à la chinoise, supportait, sur sa tête innocente, un édifice de coques brunes. Cette question de la toilette des enfants divisait beaucoup Mme de Fontclose et Mme du Fargeas. Et il en était de même du régime, Palma étant accoutumée à se nourrir de lait, de légumes et de fruits, au lieu des grosses soupes et des pâtés qu’absorbait Zénaïde.

Chaque jour, après le dîner d’onze heures, un domestique amenait donc Palma de Fontclose, et sur le coup de la demie, Berger, l’instituteur, arrivait.

Ce brave homme enseignait le français, le calcul, la musique et la danse. Comment il avait pris son brevet de maître à danser, c’était un mystère, d’autant plus mystérieux que l’excellent homme ne possédait qu’une jambe valide — l’autre étant, hélas ! un simple pilon de bois. Il était petit, sans aucune mine, et sa triste apparence était aggravée par ce bâton qui sortait de sa culotte courte. Pourtant, il était vêtu avec soin, ayant gardé, comme M. du Fargeas et tous les hommes plus que mûrs, l’habit à la française de couleur sombre, le gilet long, et le tricorne sur une perruque à queue de rat.

Il avait appris tout seul la musique dans son rôle d’enfant de chœur, puis de chantre. Pour le français et le calcul, il en tenait les premiers éléments de son prédécesseur, enfant de l’hospice, que le curé avait instruit, le trouvant d’esprit plus ouvert que ses camarades, et qui, plus tard, avait « mal tourné » en devenant jacobin.

Dès qu’elles entendaient le pan-pan de la jambe de bois frappant le pavé de la rue, Zénaïde et Palma grimpaient vers la « chambre haute » — comme on appelait la chambre de Mme du Fargeas. Elles s’installaient près de la table de marbre, avec leur écritoire, des plumes d’oie, du papier et un abécédaire.

Bientôt, Berger montait l’escalier — panpan ! pan-pan ! — et lorsqu’il touchait le loquet de la porte, s’établissait un grand silence prometteur de sagesse et de docilité.

Berger saluait profondément les « jeunes demoiselles » qui lui faisaient leur petite révérence, puis il déposait sur une chaise sa pochette fermée dans un étui et son tricorne.

Avant la leçon, il fallait préparer les plumes d’oie, car celles de la veille avaient toujours été cassées avant l’arrivée du professeur. Ce travail était long et intéressant, et les petites filles tendaient le cou pour mieux voir la lame du canif découper symétriquement la plume dans le tuyau barbelé.

Enfin, on ouvrait le livre de lecture. C’était un abécédaire de petit format ; douze feuillets sur papier jaunâtre. Sur la première page, les lettres dites capitales, énormes, étaient précédées d’une croix, d’où venait le nom de « croix-de-par-Dieu » donné à ce livre. Sur la page suivante, les mêmes lettres étaient disposées dans l’ordre inverse. Venaient ensuite les minuscules, les italiques — toujours répétées en double et en ordre inverse — les chiffres romains et arabes, les doubles lettres ou ligatures, les abréviatures, les signes de ponctuation, les caractères gothiques, et pour finir, le Pater et l’Ave, imprimés en demi-gros, avec les syllabes séparées.

Quand la leçon de lecture était finie, Berger traçait au crayon des lignes parallèles sur les cahiers, et ces demoiselles, tirant la langue et se tachant les doigts, apprenaient le bel art d’écrire. Le magister excellait dans le paraphe. Il rêvait de former des élèves aussi habiles que lui-même. Aussi, sur les cahiers, les noms de Zénaïde et de Palma, s’enjolivaient-ils de pleins et de déliés extraordinaires, de volutes et d’astragales, de boucles enchevêtrées, de traits lancés ou arrondis pour finir sur un grand coup de plume intrépide. Mais le pauvre homme y perdit son temps et ses peines. Mme du Fargeas traita Berger de grand nigaud ; mieux valait enseigner aux enfants comment on se reconnaît dans les francs et les centimes, plutôt qu’à barbouiller des fioritures autour de leur nom. Et il fut fait comme elle avait dit.

Trois fois par semaine, il y avait leçon de musique, sur la belle guitare que M. du Fargeas avait rapportée de Bordeaux. Zénaïde n’y prenait point goût. C’était Palma qui savait chanter, en s’accompagnant, Au clair de la lune, Plaisir d’amour, ou Fleuve du Tage. Sa jolie petite voix coulait vive et claire comme un filet d’eau de rocher, et ne savait pas encore s’attendrir. L’enfant chantait l’amour, les larmes, les bergers et les bergères, l’exil et la mélancolie, comme elle chantait Pierrot et sa chandelle.

Mais lorsqu’il s’agissait de danser, Zénaïde reprenait l’avantage. Le pauvre maître à la jambe unique ne pouvait fournir que des indications verbales et l’accompagnement de son crin-crin. Mme du Fargeas y suppléait. Elle avait beaucoup aimé la danse autrefois. Si elle se souvenait à peine de la gavotte qu’on lui avait apprise avant la Révolution, elle n’ignorait rien des danses nouvelles : le quadrille, en si grande vogue sous le Consulat et la walse allemande qui ne convient pas aux jeunes personnes. La danse avait été le péché mignon de cette grande femme austère, tout occupée de devoirs ménagers et d’économie, insensible aux arts et qui semblait avoir ignoré l’amour. Le diable sait ainsi créer des exutoires aux passions secrètes, qui ne se développent pas en leur sens naturel. Tout ce qu’il y avait peut-être, chez Lucile, de vague romanesque, de sentimentalité comprimée, de volupté jamais éclose, s’était tourné en contre-danses. Il est vrai que Mme du Fargeas avait la jambe bien faite et de charmants petits pieds.

Cette éducation rudimentaire mena doucement la fillette jusqu’à sa dixième année, et en septembre 1823, après beaucoup de larmes et de sanglots, sa maman prit la diligence avec elle, et la conduisit à la Roche-Terrasse.


III


Le couvent de Sainte-Ursule était situé, à quatre lieues de Verthis, sur une hauteur dominant la vieille petite cité, autrefois guerrière, qui a crevé, ça et là, son corset de remparts. Ce n’était pas une Abbaye au bois, ou un Fontevrault, où des filles de grande maison pouvaient mener, sous l’ancien régime, une existence quasi mondaine. Ici les religieuses qui n’étaient pas toutes des prodiges de science ou des anges de mansuétude, avaient au moins l’esprit de leur état, et venaient de cette vieille race bourgeoise qui conservait encore, dans sa dévotion, toute la roideur du grand siècle. Elles s’attachaient à la formation du caractère, plus qu’à la culture de l’intelligence, en partant de cette idée que l’humanité n’est pas originellement bonne et que la femme, inférieure dans la société, est faite pour obéir et pour souffrir. Il fallait donc dresser les filles à la soumission et à la patience, et pour cela, supprimer tout espèce de sensualité. Les longs corridors dallés, les dortoirs aux petits lits blancs, les tables sans nappe du réfectoire, les salles d’étude vastes comme des chapelles, avaient un aspect glacial. Le costume d’uniforme, d’une laideur insigne, se composait d’un fourreau de serge noire, et d’une pèlerine. Les cheveux tirés en arrière, aplatis à l’eau, car la frisure semblait immodeste, le filet rond qui contenait les tresses roulées et serrées, eussent découragé — si c’était chose possible ! — l’instinctive coquetterie. Jamais de feu, même en hiver, dans les dortoirs. Jamais d’eau chaude pour la toilette. Dans les classes, par les grands froids, on allumait un brasero où chaque élève, à son tour, dégourdissait ses doigts boudinés d’engelures. Défense de s’appuyer au dossier d’un siège. Obligation de se lever tous les jours à cinq heures, en été, à six heures en hiver. Un tel régime était à peu près celui de tous les couvents et pensions de filles. Il nous semble intolérable. Nos aïeules l’ont subi et n’en gardaient pas un mauvais souvenir. L’inconfort des maisons, la simplicité des mœurs, surtout dans la petite province du Centre et du Midi, préparait les enfants à la vie sans douceur du couvent. Elles ne s’estimaient pas malheureuses. Seules les natures indomptables, qui refusaient de se plier à la règle, souffraient ou se brisaient. Les autres entraient — pour un temps ou pour toujours — dans le moule commun et ne songeaient pas à s’en plaindre.

Mme du Fargeas avait été, sous certains rapports, une rebelle, n’ayant ni le goût de l’obéissance, ni la volonté de l’humilité. La mère supérieure sévissait, quelquefois, contre ce démon d’orgueil. Mais la Révolution avait dispersé les religieuses, et Lucile, réfugiée chez sa bonne marraine Duffargeas — sans particule — avait éprouvé la force des habitudes et des principes qu’elle avait reçus à la Roche-Terrasse. Maintenant, elle aimait à revoir le couvent repeuplé et les quelques très vieilles nonnes qui avaient été, autrefois, ses maîtresses. En leur présentant sa fille elle leur dit :

« C’est mon unique petit agneau. Je le mets sous votre houlette, comme j’y fus moi-même ».

L’œil sec, elle embrassa Naïs qui jetait les hauts cris et se cramponnait à sa jupe. Mais, quand elle reprit seule la diligence qui les avait amenées toutes deux, elle tira son voile sur son chapeau en forme de guérite et versa deux ou trois larmes que ses compagnons de route ne virent pas couler.


Voilà donc Naïs au couvent. Les premiers jours, quand la sœur « éveilleuse » passait avec sa clochette et que l’enfant, sortie brusquement du sommeil, voyait l’aube pâle derrière les vitres, la lampe clignotante, et les cinquante petites filles qui s’agitaient autour des lits, elle croyait faire un mauvais rêve… Est-ce qu’elle n’allait pas se réveiller, pour de bon, tout à l’heure, dans sa chambrette blanche, où la bonne Mion l’appellerait : « Allons, mon biquet, levez-vous ! » Est-ce qu’elle n’entendrait pas, dans la cour voisine, le bruit familier des chevaux qu’on attelle et des seaux d’eau jetés à la volée par les garçons d’écurie, puis, le roulement en tonnerre lointain de la diligence de Périgueux ?… Est-ce que le tonton Zerbin ne l’emmènerait pas promener à Fontclose, et goûter avec Palma, tandis qu’il causerait, dans le grand salon, avec la marquise ? Est-ce que Berger n’allait pas venir, toquant de son pilon les marches de l’escalier ?… Non. C’était fini… C’était fini de la vraie enfance. Naïs, serrant ses mains jointes sur son petit cœur gonflé de peine, se disait :

« Je vais mourir si je reste ici. »

Elle y resta et ne mourut point. Elle se trouva même assez heureuse.

L’enseignement des excellentes religieuses n’empruntait que peu de chose aux méthodes nouvelles. Elles n’avaient qu’une notion expérimentale de ce qu’on devait appeler plus tard, la « pédagogie », et si elles en faisaient, c’était bien sans le savoir. Le nom de Rousseau était en abomination, et celles qui connaissaient l’existence de l’Émile croyaient que c’était un roman obscène, inspiré directement par le diable. La plupart n’en avaient jamais ouï parler. Les livres de classe étaient secs comme des herbiers. L’histoire : une énumération de faits et de dates. La géographie : une série de noms. La grammaire : un ensemble de règles et d’exemples confiés à la mémoire plus qu’au raisonnement. La littérature : des fragments expurgés des classiques, et Louis Racine hélas ! voisinant avec Jean Racine, toute la vie intellectuelle et le génie créateur de la France limité au siècle de Louis XIV. Enfin, à peu de chose près, le même programme qu’avait suivi, trente-cinq ans plus tôt, Lucile de Fonard.

Mais il y avait sœur Sainte-Rose.

C’était la maîtresse des grandes. Naïs n’eut rien à faire avec elle durant les premières années de son séjour à la Roche-Terrasse. Naïs n’était qu’une moyenne, une de ces filles disgracieuses et difficiles qui sont leurs propres chrysalides, et n’ont encore ni figure ni caractère déterminé. Les moyennes — désignées par un ruban rouge en travers du corsage noir — avaient tous les défauts puérils des petites, et les « aspirations » des grandes. Elles élevaient des hannetons dans leurs pupitres, mais elles copiaient des « poésies » sur des cahiers. Elles inventaient des farces pour faire enrager les converses, mais elles nourrissaient des « flammes », aussi pures qu’extravagantes, pour telle ou telle de leurs aînées ou de leurs maîtresses. Les moyennes ont été, sont, et seront toujours, la calamité des pensionnats et le cauchemar des institutrices.

Douze ans, treize ans, quatorze ans, monotones années, coupées par les grandes vacances.

Grandes vacances ! Quels mots charmants ! On retrouve la chère maison de Verthis, Papa un peu alourdi et blanchi, Maman, toujours sévère dans sa bonté, Tonton Zerbin toujours aimable. L’été brille et brûle. Le jardin a des roses et des pêches déjà mûres. À Fontclose, Palma, si grandie qu’elle intimide Naïs, accueille la couventine comme une sœur cadette. Promenades, visites, petits rires, histoires du pensionnat où il est beaucoup question de certaines compagnes préférées : Célina de Hautefort, Adeline de Roquefeuil. Plaisir d’avoir un an de plus, de mesurer les robes de l’été précédent et de les trouver trop courtes. Belles soirées sur la terrasse de Fontclose, où l’odeur du réséda monte vers la lune blanche dans un ciel clair. Et puis, un matin, un petit vent froid, une pluie qui jase douce ment sur des arbres un peu rouillés. Demain, commenceront les vendanges. Papa emmène Naïs aux vignes, dès l’aube rouge, et elle a les mains gourdes en grapillant le raisin mouillé. Dans les charrettes, transformées en cuves, des rustres nu-pieds dansent au son des chabrettes, et foulent le raisin en cadence. Le soir, avant le souper de six heures, il faut allumer la lampe Carcel. Mion demande s’il n’est pas temps de bassiner les lits ou d’y mettre le moine. « Non, dit Mme du Fargeas, pas de mollesse ! » Naïs grelotte un peu, en se déshabillant, et soupire. Et voilà qu’on descend du grenier la vieille malle couverte en peau de sanglier. Voilà qu’on brosse la valise en tapisserie que maman emporta lors de son voyage à Paris, en 1810… On défait, pour le refaire plus étroit, l’ourlet du fourreau d’uniforme. Finies, les grandes vacances.

Enfin, arrive la dernière année.

C’est l’année où, des phénomènes mystérieux s’étant accomplis, — on n’en parle jamais, comme si c’était un péché involontaire ! — une autre Naïs éclôt de l’enfantine Naïs. C’est l’année où l’on serre sa ceinture pour avoir la taille plus fine et la poitrine plus saillante ; où l’on soupire en aplatissant de beaux cheveux impatients de se libérer du filet ; où l’on a des secrets à dire, des confidences à recevoir, où l’on est, enfin, l’élève, pâmée d’admiration, de sœur Sainte-Rose.

Elle a quarante ans, sœur Sainte-Rose, et elle a pris le voile assez tard. Il paraît qu’elle vient d’une noble famille et qu’elle a vécu dans le monde. Elle a un beau visage blanc, un regard qui est, à lui seul, une récompense quand il se pose, grave et doux, sur les visages attentifs. Sœur Sainte-Rose applique scrupuleusement les méthodes de la maison mais elle y ajoute un vivant commentaire, tel une fleur de liseron enroulée à un fagot. Un mot, une anecdote, une réflexion morale — quelle clarté sur le champ aride où poussent les chardons hérissés des dates historiques, et les herbes sèches de la grammaire ! Sœur Sainte-Rose est une artiste, sans connaître les arts ; une créatrice de beauté, sans penser jamais à la beauté. Elle est surtout, une animatrice.

Est-ce qu’un jour, après la leçon de littérature, elle n’a pas imaginé de lire, à haute voix, quelques passages du Génie du Christianisme ? D’où lui vient ce livre ? On ne sait. A-t-elle connu M. de Chateaubriand ? On le dit. Les têtes adolescentes travaillent. Naïs s’émeut. Elle n’a aucune inclination au mysticisme. Elle ne distingue pas encore la médiocrité et la perfection lorsqu’il s’agit de peintures ou de statues. Son éducation poétique est nulle. Mais une grâce, qui n’est pas divine, vient de la toucher.

Maintenant, dans la religion qui était, sur tout, une morale et un dogme, elle découvre une poésie qu’elle ne pourrait trouver dans la vie quotidienne, qu’elle n’a pas encore sentie dans la nature. Les affreuses statues neuves de la chapelle, les cantiques douceâtres, bêlés par les pensionnaires, l’attendrissent, parce qu’elle devine, au-delà, une pensée sublime, trahie par la pauvreté de l’expression. Elle aime le chant des cloches, et les spirales bleues de l’encens, les cérémonies qui lui paraissaient, naguère, longues et fastidieuses… Émanation de Dieu, la nature change d’aspect et de sens… Elle est l’image visible de l’Invisible. Tout chante la gloire du Seigneur. Avec des yeux nouveaux, Naïs considère les tilleuls embaumés de juin, et les roses qui meurent sur les reposoirs. Une tristesse suave, qu’elle ignorait, voile comme une brume, parfois, sa gaîté, encore enfantine. Elle médite sur le néant des vanités humaines. Elle pense à la mort. Elle songe à se faire religieuse dans un ordre rigoureux, chez les Clarisses ou au Carmel…

Et l’ingénue ne sait pas, et personne ne sait, même pas sœur Sainte- Rose, que cette influence secrète qui trouble les cœurs adolescents, en toute pureté, c’est ce que des poètes appellent déjà : le mal du siècle.


IV


La distribution des prix était terminée. L’harmonium frappa les premiers accords d’une marche triomphale, et Mgr l’évêque de Périgueux, qui avait présidé la cérémonie, quitta son fauteuil rouge et or. Suivi par Mme la Supérieure et M. le curé de la Roche-Terrasse, il traversa la longue salle chaude et poussiéreuse où le soleil, à travers les rideaux de calicot blanc, fanait déjà les guirlandes dis posées en festons sur les murs. Sous la main levée pour bénir, s’inclinèrent, comme les fleurs d’une prairie sous le vent, les voiles noirs des professes, les voiles blancs des novices, les têtes brunes ou blondes des pensionnaires, couronnées de lauriers en papier vert, les chapeaux, bonnets et turbans des mères et des grands’mères. Monseigneur étant monté en calèche, le flot vivant se libéra. Tout coula vers le jardin, et la salle, avec ses bancs en désordre et ses guirlandes flétries, demeura vide.

Mère Marie de Saint-Jean, la supérieure, revint alors vers son troupeau en effervescence. Au-delà d’un espace nu, fin gravier brûlant au soleil, un hémicycle de charmilles faisait une sorte de chapelle à une vierge de plâtre. Sur des bancs disposés en demi-cercle, s’étaient assises les mères des élèves, groupées par clans, et ne se mêlant pas. On y voyait un abrégé de la société périgourdine, en cette année 1829 : de vieilles dames nobles, venues de leurs châteaux, vêtues de robes à manches plates, à corsage long, ou de fourreaux serrés sous le sein, selon des modes désuètes ; des bourgeoises riches, harnachées de soies crissantes ; d’autres, fidèles à l’austère levantine et au cachemire français ; des épouses de commerçants prodigieusement fières, jalouses et intimidées ; de jeunes femmes, sœurs aînées des pensionnaires, anciennes pensionnaires elles-mêmes, balançant sur leurs souliers de prunelle ou de satin turc, les volants de leurs jupes évasées, couleur de lilas, de maïs, d’azur, de pomme verte ou de figue mûre. Sous les auvents des capotes, sous les ailes battantes des « bergères » en paille d’Italie, les « anglaises » pendaient un peu défrisées. Comme un vol d’hirondelles noires dans ce champ de fleurs, les couventines, parées de leurs rubans de classe et de leurs fragiles couronnes, allaient, cherchant les mères et les sœurs. Elles montraient gaîment leurs prix, aux cartonnages gaufrés, qui simulaient des mosaïques, si fraîchement vernis qu’ils collaient aux doigts.

La mère Marie de Saint-Jean distribuait les bonnes paroles, et tout en répondant aux mères de famille : « Oui, madame… assurément, ma bien chère madame… Très volontiers, madame la comtesse… » ses yeux bruns qui voyaient tout — comme ses oreilles entendaient tout — cherchaient les plus âgées des grandes élèves, celles qui avaient terminé leurs études, et ne reviendraient pas à la Roche-Terrasse.

Elle appela :

« Caroline Auban !… Célina de Hautefort !… Adeline de Roquefeuil !… Zénaïde du Fargeas !…

— Voici Naïs, ma mère, dit Mme du Fargeas qui s’approcha, tenant par l’épaule sa fille qui riait et pleurait.

— Qu’avez-vous, mon enfant ? demanda la religieuse, étonnée. Vous pleurez !… Aujourd’hui !… Serait-ce de nous quitter ?… Vraiment…

— Je l’avoue, ma mère, cela m’émeut de partir… pour toujours… de ne plus voir mes maîtresses… mes compagnes… En disant adieu à sœur Sainte-Rose, tout à l’heure…

— Mais vous nous reverrez ! dit la Supérieure, qui avait eu un petit mouvement au nom de sœur Sainte-Rose… Un jour, vous ferez comme Mme du Fargeas : vous nous amènerez votre fille, si Dieu vous destine à devenir une épouse et une mère chrétienne, selon l’exemple de votre excellente maman… Madame du Fargeas, je vous rends l’agneau que vous m’avez confié ! J’espère qu’il fera honneur au bercail… Zénaïde est une aimable enfant, un peu… dirai-je, enthousiaste ?… Non… Exagérée ?… Non… Un peu extrême dans ses sentiments… C’est cela… Elle voudrait être une sainte… Noble désir !… Mais elle me paraît créée pour la vie de famille et non pour le cloître… Chacun fait son salut à sa manière. Zénaïde a besoin d’apprendre ce qu’on ne pouvait lui enseigner ici : la vie, l’humble vie de tous les jours. Nous lui avons donné les principes et la règle. La pratique, vous la lui donnerez, chère madame du Fargeas…

— Il le faudra bien, répondit Mme du Fargeas, qui n’avait pas compris grand’chose à ce discours, sinon que Naïs était… enthousiaste ? Non… Exagérée ?… Pas tout à fait… Extrême en ses sentiments… »

Qu’est-ce que cela voulait dire ? Mme du Fargeas, excessive et violente elle-même, n’admettait pas que les autres le fussent, surtout sa propre fille, qui devait représenter, à Verthis, le modèle de la « jeune personne accomplie ».

« Allons ! dit-elle, essuie tes yeux et remercie ces dames de leurs bontés… La diligence part à cinq heures. »

Nais, prestement, s’esquiva. Elle monta, par le grand escalier encombré de pensionnaires, jusqu’au dortoir où sa malle était toute préparée et cordée, au pied de son petit lit.

Là, elle savait retrouver ses plus chères amies, elles étaient quatre, qui avaient fait ensemble leur première communion et suivi les mêmes classes, amies inséparables, sans familiarité, puisqu’à la Roche-Terrasse, les couventines ne s’embrassaient jamais et ne se tutoyaient pas. Demain, pourtant, les préjugés des familles, l’éloignement de leurs résidences, rendraient plus difficile l’entretien d’une affection réduite à des exercices épistolaires. Malgré leurs promesses de ne jamais oublier d’aussi chères amies, elles savaient qu’en disant adieu à leur couvent, elles se disaient adieu l’une à l’autre. Demain, Célina de Hautefort de Plasse serait dans un château du Sarladais ; Caroline Auban, chez son père, notaire à Neuvic ; Adeline et Lucie de Roquefeuil iraient vivre, sous la férule d’une aïeule maussade, à Brantôme, et Naïs retrouverait la vieille maison de la poste royale, où l’attendait sa destinée inconnue.

« Promettons-nous, dit Célina, qui était la plus sentimentale du groupe, de penser aux absentes tous les soirs, à l’heure de l’Angélus.

— Et de communier tous les premiers dimanches du mois à l’intention des chères amies lointaines, fit Adeline, qui était la plus pieuse. » Lucie s’écria : a Une lettre tous les quinze jours, est-ce trop ?

— Jurons de nous dire tout, dit Caroline. »

Naïs, à mi-voix :

« La première qui se mariera… »

Rires étouffés, rougeur et protestations….

« Ce ne sera pas moi, continua Mlle du Fargeas. Dieu ne m’a pas encore éclairée sur ma vocation, et, comme dit sœur Sainte-Rose, faut-il renoncer à des biens éternels pour un bien périssable ?…

— Comme vous parlez bien, Naïs ! dit Adeline. Vous avez une âme d’élite, mon enfant ! Moi qui ai un an de plus que vous, et qui ai vu le monde, chez ma tante, aux vacances dernières, je suis effrayée de sa vanité, de son égoïsme… Les hommes — elle baissa le ton — les hommes peuvent-ils comprendre nos sentiments ? Ma tante m’a conté d’affreuses choses sur les mauvais mariages… et ce sont, paraît-il, les plus nombreux. »

Lucie murmura :

« La femme est faite pour souffrir.

— Cependant, dit Célina… un noble sentiment qui unit deux belles âmes…

— Chut !… chut !… De quoi parlez-vous là ?… Si quelqu’un vous entendait ?… »

Elles se regardèrent toutes les cinq avec des yeux brillants, même la dévote, même la désabusée, même la craintive, même cette Naïs qui se guindait pour être grave et mélancolique ; et, parce que c’était chose permise, en ce moment des adieux, elles se jetèrent dans les bras les unes des autres, et s’embrassèrent comme de simples petites filles qu’elles étaient encore.


Le lendemain, Naïs ouvrit les yeux dans une chambre qu’elle ne reconnut pas.

Elle y était entrée, la veille au soir, fatiguée d’avoir roulé sur les mauvaises routes, dans la diligence malodorante, où des paysannes l’avaient écrasée de leurs paniers. La maison paternelle, Papa, Tonton, la bonne Mion, le souper, et cette chambre nouvelle — une surprise ! — tout cela semblait un songe.

Mais, ce matin, c’était une réalité, et la plus charmante, cette fenêtre ensoleillée, aux volets mal clos qui filtraient une lumière d’or sur les rideaux de mousseline ! Une réalité, la commode d’acajou à marbre gris, le guéridon ovale, la toilette à glace ronde, le ravissant tapis tout neuf, qui montrait, sur fond brunâtre, un joli chien de chasse jaune, tenant, dans sa gueule, un perdreau ! Deux chaises, en tapisserie, avaient à leur centre, une bergère et un fauconnier, brodés au petit point. Des rideaux pareils à ceux de la fenêtre, tombaient d’une flèche d’acajou et enveloppaient le lit-gondole, ainsi que les ailes dépliées de l’ange gardien. Mais le plus beau de tout c’était, sur la vieille cheminée à trumeau, la pendule !

Elle était en bronze doré, cela représentait une espèce de tertre, et, sur le tertre, un amas de rochers, où une dame était assise, ainsi qu’en un fauteuil. Naïs, d’un élan joyeux, sauta du lit et courut, dans sa blanche robe de nuit, voir de tout près cette petite créature prisonnière d’un globe de cristal. C’était la Fée du Temps, sous les apparences d’une élégante moderne, habillée à Paris, chez Palmyre. Elle avait une jupe cloche, que dépassait un pied mignon ; un corsage croisé en châle, une étroite ceinture, des manches énormes, des cheveux surmontés d’un peigne espagnol. Le coude sur le rocher, la joue sur la main, regardait-elle, dans un paysage invisible, l’étoile du soir qui brille sur la cime mouvante des forêts ou bien, pareille à la statue de la mélancolie, songeait-elle au jeune malade traînant, dans les parcs jonchés de feuilles, une consomption aristocratique ? Aux yeux naïfs de Mlle du Fargeas, c’était l’image de cet idéal qu’elle et ses amies du couvent avaient formé, avec des éléments pris on ne savait où, bribes de lectures, paroles de romances, figures des lithographies illustrant la couverture des cahiers de musique. Idéal qui n’avait pas de nom, à la Roche-Terrasse et à Verthis, mais qui était, dans toute la France de 1829, comme un délicieux poison littéraire, respiré par tous les jeunes gens, par toutes les jeunes femmes… Que Naïs était heureuse de le posséder, en la personne de cette dame qui allait être la compagne silencieuse de sa vie, qui lui compterait, une à une, les heures de sa jeunesse ! Rien, non, rien, dans la chambre, n’était plus précieux, pas même les deux coquillages roses et la boîte en marqueterie sur la commode, pas même la table à ouvrage dont le couvercle, en se relevant, montrait une glace sur sa face intérieure ; pas même le bureau surmonté d’une étagère vitrée. Dans sa joie, Naïs appuya sa bouche contre le globe transparent et le baiser qu’elle donna ainsi à la Dame en or, fit, sur le cristal bombé, un petit rond de buée qui s’évapora très vite.

« Eh bien, ma fille, es-tu prête ? » dit Mme du Fargeas en ouvrant la porte.


V


C’était à M. du Fargeas que Naïs devait cette chambre, la plus belle qu’une jeune fille de Verthis eût jamais possédée. Ce fut à l’oncle Zerbin qu’elle dut quelques semaines de liberté — ses dernières vacances ! — avant d’entrer dans ce que Mme du Fargeas appelait « la vie sérieuse », d’un ton à faire frémir. Il est peu d’hommes qui ne soient indulgents, voire faibles, devant ce joli miracle qu’est la floraison d’une jeune fille, et Papa et Tonton auraient fait des folies pour Naïs. Mais Maman, aussi incorruptible que Robespierre, cuirassée de principes, et trop heureuse de commander, gouverner, diriger et corriger, Maman ne voulait connaître que son devoir. Et son devoir était d’achever l’œuvre du couvent, et de faire de sa chère Zénaïde, une « jeune personne accomplie ».

Sollicitée par son mari et par son frère, elle céda, pour quelques jours. Il fut permis à l’heureuse Naïs de sortir, toutes les après-midi, avec son père ou avec son oncle — le plus souvent avec son oncle.

Leur première visite fut pour Fontclose. Le château n’était qu’une gentilhommière comme il y en a tant dans les provinces du Sud-Ouest, où les familles nobles et pauvres s’épuisent à « garder leur rang ». Dans cette bâtisse en pierre grise, on trouvait les moulures du xve siècle sur les croisées ogivales des tours, et les fleurons de la Renaissance sur la façade du nord, tandis que la façade du sud, restaurée vers 1745, avait de hautes fenêtres à balconnets de fer forgé et à petits carreaux verdâtres. Une avenue de châtaigniers, coupée à son tiers par une allée que traversait un très beau parc redevenu sauvage, conduisait à la façade Renaissance. L’incurie et la pauvreté des derniers Fontclose se révélaient par le délabrement de ce logis, abandonné pendant la période révolutionnaire. La marquise avait fait l’impossible pour le conserver et l’embellir. Elle n’avait pu qu’en masquer la ruine. Comment, avec des revenus amoindris, entre tenir jardiniers, cuisiniers, marmitons, cocher et filles de chambre ? Tout le personnel domestique de Fontclose se composait d’un homme — sorte de maître Jacques, plus grossier que celui de Molière — et de deux femmes qui faisaient le ménage intérieur, dirigées et même aidées par Mlle Palma. On avait condamné les issues des tours qui s’effondraient à l’intérieur, diminué la surface du jardin que Jeantou cultivait tout seul ; démeublé et fermé les appartements du second étage. De sacrifice en sacrifice, Mme de Fontclose et sa petite nièce s’étaient réduites à n’habiter que quatre pièces du rez-de-chaussée ; la salle où l’on mangeait quand on recevait des amis ; deux chambres à alcôve et le salon de compagnie.

La marquise ne sortant guère à cause de ses jambes infirmes, vivait constamment dans ce salon. Comme Naïs l’y avait vue naguère, elle l’y revit, assise à la même place, près de la cheminée, dans une bergère qu’un paravent de toile peinte défendait des courants d’air. À sa gauche, un guéridon supportait son étui à lunettes, sa tabatière, son mouchoir, un flambeau de bouillotte garni de deux bougies et d’un abat-jour ovale, une boîte de pastilles, et deux ou trois petits livres. À sa droite, était la table à ouvrage, et devant elle un métier à tapisserie. La figure, autrefois vive et jolie, était restée vive, avec de petits traits, des yeux pâlis mais riants, une bouche fanée, des joues pleines, couperosées par l’abus du rouge. Une cornette de dentelle tuyautée, ornée d’un nœud papillon, dépassait la dentelle noire d’une fanchon légère, nouée sous le menton gras et blanc. En toutes saisons, Mme de Fontclose portait cette coiffure, ainsi qu’un casaquin lâche, en satin couleur de rose morte bordé de martre. Ainsi parée, la marquise, droite dans sa bergère, parfumée à la bergamote et fardée hardiment, produisait sur Naïs l’effet d’un spectre souriant : le spectre de cet Ancien Régime que la petite Fargeas entendait vanter par ses parents, et honnir par les libéraux de Verthis. Elle pensait alors que la tante de son amie était quelque peu ridicule. Mais le goût de Naïs s’était-il affiné ? Son esprit voyait-il plus loin que ses yeux ? En entrant chez Mme de Fontclose, après un an d’absence, elle fut saisie tout à coup d’une singulière émotion en découvrant, pour la première fois, ce qu’il y a de beauté dans la parfaite harmonie d’un milieu, d’une personne et d’un caractère. Tout ce qui entourait Mme de Fontclose — boiseries aux ors rougissants, lustres ternis, glaces éteintes, damas élimés, tapisseries où les verdures de laine montraient la trame, tout était, comme elle, noble, charmant et suranné, tandis que ce qui paraissait ridicule, c’était l’habit bleu et le col à pointes de l’oncle Zerbin ; c’était la robe en percale grise à liserés mauves de Naïs.

« Ah ! mon cher Fonard ! s’écria la vieille dame en se soulevant un peu dans sa bergère. Ce rustre de Jeantou ne vous a point annoncé ! Excusez-le. C’est une pauvre bête. Et puis vous êtes presque de la maison… Et voilà donc Naïs !… Qu’elle est grande !… Palma, ma fille, voyez votre amie ! Où êtes-vous, Palma ! Et vous, Elzéar ?… Naïs, mon cœur, approchez-vous, que je vous baise ! »

Naïs fit sa plus belle révérence et la marquise, l’attirant d’un geste gracieux, l’embrassa sur les deux joues.

À ce moment, la porte du salon qui donnait sur la terrasse du sud, s’ouvrit, et un tourbillon blanc, comme une colombe effarée, aux ailes battantes, apparut dans le soleil.

« Naïs !… Chère Naïs !… »

La robe de Palma, mousseline volantée, ruchée, transparente, qui semblait pénétrée d’air et de lumière, éclairait les teintes grises du vieux salon. Hors de cette blancheur, brillait la nacre rosée des bras demi-nus, et des fines épaules. Les boucles, qui encadraient de leurs touffes le visage ravissant, étaient aussi pâles que la soie grège, avec des reflets d’ambre et d’or. Passée dans le ruban vert d’eau de la ceinture, une rose Malmaison acheva de s’effeuiller, lorsque les deux amies se jetèrent au cou l’une de l’autre.

« Charmant tableau ! dit Zerbin de Fonard… Ne vous paraît-il point, madame, que c’est l’Aurore et la Nuit, également jeunes et belles ?

« Eh ! pauvre, dit familièrement la marquise en affectant l’accent périgourdin. Vous retardez de trente ans. Cette mythologie dont on nous régala, est maintenant bien démodée… Demandez plutôt à mon neveu Elzéar qui arrive de Paris tout droit et qui connaît les façons nouvelles de bien dire !

Un grand jeune homme très brun, sanglé dans une redingote à jupe plissée, portant gilet jaune et pantalon de nankin à sous-pied, était entré dans le salon derrière Palma.

« Enchanté de revoir Elzéar de Fontclose, dit M. de Fonard. Il n’a donc pas oublié tout à fait notre Périgord, au sein de la capitale ?

— Me prenez-vous pour un ingrat, monsieur ? J’ai appris quelque chose à Paris, je n’y ai rien oublié. Je suis heureux de retrouver mes amis. »

Il demanda des nouvelles de Mme du Fargeas, avec une légère nuance de commisération.

» Ma tante, fit Palma, me permettez-vous d’emmener Naïs chez moi, un moment ? Je voudrais lui montrer les présents que m’a fait mon cousin.

— Oui, vous avez des secrets à vous dire, petites masques !… Je permets… pour un moment. Ensuite vous veillerez, ma fille, à nous faire servir des rafraîchissements. »

Les jeunes filles s’envolèrent. Elzéar de Fontclose resta debout, adossé à la cheminée, en face de Zerbin de Fonard qui s’était assis.

Ils représentaient vraiment deux époques de la beauté et de l’élégance masculines : le xviiie siècle et la Restauration, la province et Paris, l’ancien « séducteur » et le « fashionable ». Zerbin, dans sa lointaine jeunesse, avait été le type du Français coquet, poudré, parfumé comme une femme, ayant, avec du courage et de l’esprit, les manières précieuses d’une petite maîtresse : enfin, dans tous les sens du mot, un aimable libertin, mais un libertin provincial. Il avait encore de beaux yeux d’un bleu de gentiane, des traits réguliers, une taille fine et ce sexagénaire n’avait pas renoncé à « plaire aux belles ». Mais les « belles » de Verthis n’étaient pas excessivement exigeantes. Le nom, la réputation, la faconde de M. de Fonard remplaçaient la jeunesse évanouie, et faisaient béer d’admiration les Chloris périgourdines et les Eglé limousines. Le goût du xviiie siècle pour les couleurs vives et les colifichets dans l’habillement masculin, avec un souvenir des excentricités du Directoire, se marquait aussi dans le costume de Zerbin, toujours un peu trop efféminé, et aussi un peu trop râpé. En face de ce survivant d’un monde disparu — aussi mal adapté à un monde nouveau que la vieille marquise, son aînée de quinze ans — Elzéar de Fontclose offrait un contraste significatif. Il était anglomane en fait de toilette, simple et net, moulé dans ses habits, sans autres babioles qu’une breloque de topaze à sa chaîne de montre. Les masses noires de ses cheveux, ses courts favoris noirs pâlissaient la peau mate et dorée de ses joues. Une flamme sombre semblait languir dans ses grands yeux d’Abencerage. Les femmes lui trouvaient l’air « fatal ». Zerbin, troublé par une vague jalousie de vieux beau, lui trouva seulement l’air « fat », ce qui était excessif et injuste.

« Que vient-il faire ici ? se dit-il. Palma n’a pas de dot et la marquise, comme nous tous, tire la queue du diable. »

Il se souvenait que les Fontclose du Sarladais, cousins de la marquise, étaient pauvres. Tout jeune, Elzéar avait quitté le nid à hiboux élevé par ses ancêtres sur les falaises qui dominent la Vézère et d’abord, la protection du duc Decazes l’avait poussé dans la société parisienne. Certaines personnes prétendaient qu’il était secrètement affilié à la Congrégation, toute puissante sur Charles X. Mais d’autres, peut-être mieux renseignées, parlaient de ses accointances avec les libéraux. Il regardait du côté du Palais-Royal. On l’avait vu chez Mme Adélaïde. Ainsi, de loin, par une série d’inexplicables et persistants malentendus, il arrive que des légendes contradictoires s’attachent au même homme.

Elzéar avait fait, comme officier, la guerre d’Espagne de 1823, puis, se plaignant de passe-droits infligés par la malveillance de ses chefs, il avait démissionné, et se tournait, paraissait-il, vers la diplomatie.

« Aurons-nous le plaisir de vous posséder longtemps ? demanda Zerbin.

— Ma bonne tante veut bien me garder jusqu’à la chute des feuilles.

— Et j’espère, dit la marquise, que l’automne sera tardif.

— Et que dit-on à Paris ? reprit M. de Fonard.

— Le ministère est en danger. Je ne doute pas que d’ici peu de jours la Gazette ne vous annonce la chute de Martignac. Les ultras ont juré sa perte. Mais l’opposition est une force qu’il serait imprudent de mésestimer. À mon avis, nous allons vers une crise.

Mme de Fontclose s’effrayait :

« Une révolution ? Encore !…

— Une crise. Je ne crois pas au retour des jacobins. L’Empire les a supprimés en fait, dès qu’il en a fait des fonctionnaires bien gavés et brodés sur toutes les coutures. Il y a les communistes, les illuminés, les carbonari qui rêvent encore de République, mais la France ne suivrait pas. La France paysanne possède la terre ; elle la tient et la gardera. C’est la bourgeoisie qui s’agite. Elle se plaint d’être humiliée et brimée, elle qui représente, si on l’en croit, l’intelligence et l’argent. Elle est voltairienne au fond, et déteste le parti-prêtre. S’il y a un changement de régime, c’est la bourgeoisie qui le préparera, l’accomplira, et en profitera.

— L’accomplira ? Comment ?

— En lançant le peuple ouvrier à l’assaut. Mais victoire gagnée, le faubourg Saint-Antoine n’aura fait que tirer les marrons du feu.

— Mais il faut un chef ! Où le trouver ?

— Cherchez parmi les mécontents. Il y en a, et pas loin du trône. »

À ce moment, les jeunes filles rentrèrent dans le salon, suivies par une servante qui portait un plateau chargé de verres, d’une assiette de biscuits, d’une carafe d’eau fraîche et d’un flacon de vinaigre framboisé.

« Vous avez bien bavardé, petites ?

— Oh ! oui, ma tante… Nous avions tant de choses à nous raconter. Mais tout n’est pas dit.

— M. de Fonard nous ramènera souvent Zénaïde.

— Et nous irons voir Mme du Fargeas.

— Je ne sors plus, hélas ! Mes pauvres jambes…

— Mon cousin nous conduira dans son tilbury, n’est-ce pas, Elzéar ?

— Il te conduira, ma belle. Moi je ne me vois point, à mon âge et quasi impotente, grimpant dans un tilbury.

— C’est à ma sœur de venir à Fontclose, dit Zerbin. Elle y prend toujours grand plaisir, mais ses devoirs domestiques — dont elle a le plus grand souci — la retiennent à Verthis… C’est pourquoi elle me confie Naïs. Je suis la duègne de cette infante.

— Vous la gardez… et elle vous garde ! dit Mme de Fontclose en riant. Votre sagesse doit répondre de la sienne.

— Elle est jolie, cela me console.

— Mais elle est votre nièce.

— Je le regrette quelquefois. »

Naïs n’avait pas entendu ce dialogue et ne l’aurait pas compris. Elle aidait Palma et pré sentait les verres remplis d’un mélange rougeâtre et parfumé, et les biscuits tellement secs qu’ils avaient un petit goût de poussière.

La présence des jeunes filles ayant arrêté net la discussion politique, on se mit à parler des modes de Paris, des spectacles, des ouvrages littéraires.

M. de Fonard, seul, dans sa famille, avait le goût des bonnes lettres. Comme tous les hommes de son temps, il savait écrire un joli billet, improviser quelque discours agréable en portant la santé d’un convive, placer opportunément une citation latine, et même, il avait commis des « poésies fugitives » qui se desséchaient, ainsi que des herbes mortes, dans le tiroir de son bureau. Et comme tous ses contemporains il avait arrêté son culte littéraire aux Apollons qui régnaient encore sur le « Parnasse françois » à la date de 1800. Les plaisirs de l’esprit et en particulier les délices de la conversation, ne lui étaient permis qu’avec des gens d’âge mûr, et ces gens, capables de s’intéresser à d’autres choses qu’à leurs affaires, à la température, aux ragots de petite ville, étaient rares, dans Verthis. Il n’y avait guère que le notaire Dupouy et la marquise de Fontclose, et une vieille Mme Lestrade, qui pussent renvoyer la balle à Zerbin. Ni son beau-frère Antoine, ni sa sœur, ne regardaient au-delà de leur vie quotidienne.

Il se passe, m’a-t-on dit, d’étranges choses dans le temple du goût ! fit-il, en souriant. Si j’en crois les gazettes, nous sommes menacés par une nouvelle invasion des barbares, travestis en défenseurs du trône et de l’autel. Cela me surprend qu’un jeune homme de grandes espérances, comme ce M. Victor Hugo qui a si bien chanté le Sacre de Charles X, donne, de plus en plus, dans une détestable affectation de burlesque mêlé au tragique, ce qui est contre toutes les règles. Où cela le mènera-t-il ? Sa carrière poétique, heureusement commencée, sera courte. Les Muses sont indulgentes à qui les sert, selon les rites établis, et sévères pour les imprudents qui les offensent.

Elzéar considéra Zerbin avec la douce pitié qu’inspire un bon vieillard aux facultés affaiblies. Et sans vouloir précisément discuter, il parla de ce mouvement romantique qui allait renouveler la littérature.

Il compara le classicisme à la momie d’un grand roi, pour ne pas le comparer à la jument de Roland. Et il fit l’éloge de la poésie nouvelle, fille de René, filleule de Shakspeare, « élancée à travers les champs immenses de l’histoire, à travers les espaces infinis du désert et de l’Océan, plongeant aux gouffres de toutes les passions, faisant résonner, dans le matin du siècle, des accents inconnus… »

Les deux jeunes filles l’écoutaient, Naïs, bouche bée, Palma les yeux agrandis par une admiration naïve et passionnée.

Il continua, nommant les poètes « qui se levaient dans la gloire » et desquels Naïs n’avait jamais ouï parler : M. de Vigny, l’auteur d’Eloa, M. Sainte-Beuve, M. de Musset, un tout jeune homme « insolent et beau comme un page ». Petrus Borel, le « lycanthrope », Théophile Gautier, chevelu ainsi qu’un roi mérovingien, le tendre et pur Lamartine, et celui qui dépassait tous les autres l’« enfant sublime » salué par Chateaubriand, M. Victor Hugo.

« Quoi ? mon cousin, vous les avez vus ? Vous leur avez parlé ? demanda Palma frémissante.

— Je les rencontre souvent à l’Arsenal chez Nodier, et j’ai un album où chacun d’eux a bien voulu copier pour moi quelques vers… Je vous destinais cet album, ma cousine.

— Mon Dieu ! Vous me gâtez trop, dit Palma.

— Est-ce que je pourrai voir cet album ? » C’était Naïs qui osait enfin parler.

« Vous aimez donc la poésie, mademoiselle ?

— Elle n’y entend rien ! fit Zerbin… du moins à votre poésie romantique. Naïs sort du couvent. Son goût est nul, ce qui vaut mieux que d’être corrompu. »

La petite se rebiffa :

« Dites, tout de suite, que je suis une bête. »

Palma l’embrassa.

« Tu es un ange ! Tu auras l’album. M. de Fonard plaisante, tu vois bien ! »

Mais Naïs ne riait pas de la plaisanterie.


Elle resta pensive et fâchée jusqu’à Verthis, laissant le Tonton monologuer en marchant le long des prairies de la Cole. Il ne croyait pas qu’elle eût du chagrin, et se trouvât humiliée d’un badinage, car, s’il pensait que la petite Naïs avait de l’esprit, cet esprit ne pouvait être que rusé, malicieux, ingénu et point du tout littéraire. Et, d’autre part, trop léger, trop égoïste aussi pour être un véritable observateur et connaisseur du genre humain, Zerbin ne devinait pas, toujours, malgré sa finesse, les sentiments des autres, quand il n’y était pas directement intéressé. Il crut que Naïs était silencieuse par lassitude.

Quelques jours après cette visite à Fontclose, un tilbury s’arrêta devant la maison des Fargeas. Les yeux, éternellement embusqués derrière les volets et les rideaux des fenêtres, virent descendre du siège d’arrière, un minuscule domestique botté, vêtu d’une livrée bleue à liserés rouges, qui prit les rênes, jetées à la volée par son maître… Quel beau jeune homme, alors, s’élança de la voiture, et se retourna pour aider la jeune femme qui sauta, presque aussi légèrement que lui ! C’était un couple comme on en voit dans le Moniteur des Dames et des modes, lui surtout, tellement « fleur des pois », tellement « lion », tellement « habitué du boulevard de Gand » ! Oh ! cette redingote vert olive, ce pantalon blanc à sous-pied, ce gilet à châle, ces cheveux en touffes sur l’oreille, débordant ce chapeau !… Les yeux féminins ne le reconnurent pas, mais se chargèrent de regret et s’aiguisèrent de jalousie en voyant Mlle de Fontclose, éblouissante dans sa robe écossaise à volants bordés de velours noir. La Mion, attirée par le bruit des roues, avait ouvert la porte. Le couple entra dans la maison. Aussitôt, d’un bout de la rue à l’autre bout, et de là dans tout Verthis, une rumeur se propagea :

« Il y a un jeune homme de Paris en visite chez les Fargeas… Il a un tilbury et un tigre… Il est seul avec Mlle de Fontclose… Qu’est-ce que cela signifie ?… »

Le soir même, le notaire, le curé, Mme Lestrade, les dévotes, les bonnes ménagères, les filles à marier, les joueurs de billard du Café du Périgord, l’hôtesse des Trois-Rois et du Cheval-blanc réunis, savaient que Mlle de Fontclose se compromettait avec un dandy. (On prononçait un danndie.)

Mme Lestrade, la première, alla aux nouvelles. Voisine des Fargeas, passant les veillées chez eux, en hiver, elle les aimait tout en les critiquant, comme ils faisaient eux-mêmes pour leurs amis, sans intention particulièrement désobligeante. Le franc-parler de Lucile du Fargeas l’effarouchait un peu, mais elle avait cent moyens de tirer aux gens ce qu’ils ne voulaient pas dire. Elle avait, d’ailleurs, une figure engageante de bonne femme sans malice, sensible, précieuse et sucrée ; un tour de cheveux couleur de foin sec, un teint blafard, une très petite bouche et des yeux pâles souvent levés vers le ciel. Très grosse, elle portait des souliers de curé et des bas de coton blanc. Sa robe de Casimir, boutonnée du haut en bas, ressemblait à une soutane. Un voile de grenadine noire ornait son énorme capote de taffetas coulissé. Ce fut dans cet appareil — le même depuis 1814 — qu’elle se présenta chez ses bons amis Fargeas, le soir de la visite du « danndie ». Elle trouva Lucile plongée dans ses registres — car Mme du Fargeas tenait tous les comptes de la poste aussi bien que ceux de son ménage. Naïs cousait, dans l’ébrasement de la fenêtre, telle une petite fille bien sage.

« Hé ! adieu, Lucile ! comment vas-tu, ma bonne ? » s’exclama la visiteuse d’une voix gémissante, coupée par un sifflement asthmatique.

Elle avait gravi péniblement les deux étages. Nais lui avança un des fauteuils jaunes, et lui glissa un tabouret sous les pieds.

« Un instant… J’ai fini… Tu permets, Marie-Victoire ?… Prends le loisir de souffler. »

Il y eut un silence. La plume d’oie crissait sur le papier.

«… À mon frère, Zerbin de Fonard, le 7 d’aoust 1829, cinquante francs, pour payer Bonobie, cordonnier à Verthis…

— Voilà ! c’est fait.

Lucile ferma le registre et s’assit devant sa table à ouvrage. Ayant chaussé ses lunettes, elle déplia un vieux drap qu’elle « retournait ».

« Quoi de nouveau, Marie-Victoire ?

— Ma servante est partie pour enterrer son père. J’ai pris la drolette à Francilhou pour me servir… Le curé de Saint-Estève s’est foulé le pied…

— Il courait trop les routes, ça le retiendra.

— Le fils Chasteloux se marie. Il épouse Maria Dubut.

— La boiteuse ?

— Elle a trente mille écus de dot. Il va s’établir notaire à Saint-Pardoux… Le vent est aux mariages, cette année. »

Et, d’un air de n’y pas toucher :

« Ce sera bientôt le tour de ta petite… Les partis ne lui manqueront point…. Ne rougis pas, Naïs mon bel ange ! Tu suivras l’exemple de ton amie, la belle Palma. »

Naïs s’écria :

« Palma se marierait ? Allons donc ! Nous…

— Nous le saurions, interrompit la mère. Elle est venue, aujourd’hui, avec son cousin Elzéar…

— Ah ! c’était son cousin ?

— Oui, Elzéar, celui de Sarlat, l’officier, le joli cœur.

— On avait dit que c’était son prétendu et que la marquise bravait l’opinion en leur permettant ces promenades tête-à-tête, sous prétexte que cela se fait en Angleterre.

— Sottises ! Il n’est point question de mariage, que je sache. Elzéar a besoin d’une femme riche, et Palma est sans le sou… D’ailleurs, très mal élevée.

— Oh ! maman !

— Est-ce que je vous parle, mademoiselle ? Quelle façon d’intervenir ! »

Naïs baissa le nez sur son ouvrage.

« Je dis, reprit l’austère Lucile, que Palma est très mal élevée, la pauvre ! Ma cousine de Fontclose — elle appuya sur ce mot de cousine — nous blâme de nous être abaissés jusqu’à tenir la poste royale, comme si le malheur des temps n’avait pas contraint de plus grands que nous à ménager leur bien. Laissons-la dire ! On ne persuade pas une femme de soixante-quinze ans. Et puis, je la respecte et je l’aime. Mais la petite nièce ! Jour de Dieu !

— Oh ! Lucile !

— Eh bien !

— Tu jures, ma bonne !

— Je m’en confesserai… La petite nièce, je te le dis, Marie-Victoire, est une aimable enfant, qui aurait été parfaite, si la marquise ne s’était entichée de son Rousseau et de ses Anglais. Que n’est-elle allée au couvent, avec Naïs, cette pauvre Palma ! ou, du moins, que ne l’a-t-elle assujettie à ces travaux, à ces devoirs… »

Mme du Fargeas jeta un coup d’œil pesant sur la tête inclinée de Naïs.

« … Ces devoirs imposés à la femme par la nature et par la société ! Que n’a-t-elle, au lieu de prétendus talents d’agréments, ces vertus ménagères qu’un mari de bon sens estime autant qu’une dot ? Palma ignore les corsets et les contraintes. Elle brode, mais elle ne sait point ravauder son linge. Elle chante — en italien ! — mais elle est incapable d’accommoder un lièvre à la royale. Elle lit des romans que je veux bien croire innocents — si je ne le croyais pas, je ne lui permettrais pas de voir Zénaïde — mais elle se trompe dans une addition. Elle monte à cheval, se baigne dans la rivière, au risque de se noyer, et va danser aux frairies avec n’importe quel godelureau. Pauvre fille !… pauvre fille !…

— Oh ! ce n’est pas, comme ta Zénaïde, une jeune personne accomplie.

— Elle n’est pas encore « accomplie », mais elle le sera. J’y veillerai. »

Naïs semblait pétrifiée et tirait son aiguillée de fil, d’un geste mécanique.

— Alors, reprit Mme Lestrade, tu ne crois pas qu’Elzéar…

— Sottises ! Mon frère Zerbin l’aurait su. Il est toujours le chouchou de la marquise.

— Qu’est-il donc venu faire à Fontclose, ce beau seigneur ?

— Si on te le demande, ma bonne, tu feras comme moi : tu répondras que tu n’en sais rien.

— Il mène un train !… Un équipage ! Un tigre ! Et si bien habillé ! Tout cela coûte gros.

— Je n’ai pas vu les mémoires du carrossier et du tailleur, et ne m’en soucie point. »

Mme Lestrade, horriblement déçue, s’en alla raconter dans Verthis que M. de Fontclose allait sans doute épouser une héritière beaucoup plus riche que sa cousine Palma.


VI


La maison dort sous la lune qui lève sa ronde figure d’argent au-dessus des toits de Verthis. Les rayons, comme des regards, traversent les vitres et glissent par le joint des volets. Que voit la lune amicale et moqueuse ? Ici, chez le notaire, un gros homme en bonnet de coton qui ronfle. Là, chez Mme Lestrade, une vieille femme qui épuise son insomnie à grignoter des gâteaux secs. Ailleurs, un malade qui gémit, une femme qui pleure, un enfant qui rit aux anges dans son berceau, un avare qui compte ses rouleaux d’or, sur la tablette rabattue d’un secrétaire, de vieux mariés qui se querellent, de jeunes mariés qui s’embrassent, et tous les autres qui tâchent d’oublier la vie dans le rêve ou dans le sommeil.

Un de ces regards de la lune pénètre l’ombre tiède de la chambre où, assise dans son lit-gondole, Naïs veille. Libres du bonnet, les cheveux brillent comme un noir feuillage, sur l’épaule un peu pointue qui sort de la chemise coulissée. Les yeux songeurs cherchent, dans le vague, quelque chose ou quelqu’un ? Ding !… dong !… La cloche de l’église tinte douze fois, et la dernière vibration élargit un cercle sonore qui va mourir à l’horizon. Un chien hurle, très loin. Puis c’est le silence.

Prudente, l’oreille tendue au moindre bruit, Naïs tire de dessous son oreiller un livre relié en maroquin rouge, des bouts de chandelle et une boîte d’allumettes chimiques. Maman, qui ne permet pas à sa fille de veiller et encore moins de lire au lit, mesure chaque matin la hauteur de la chandelle fichée dans le flambeau de cuivre. Mais Lucile du Fargeas n’a jamais pensé que les bouts informes, les résidus de suif pussent être collectionnés précieusement par une demoiselle folle de lecture, et Mion n’a pas soupçonné ce qu’étaient devenues les allumettes disparues de sa cuisine. Posé sur le marbre de la table de chevet, un des bouts de chandelle s’allume. Il répand une odeur un peu graillonneuse, mais nul ne s’en apercevra demain. Naïs, couchée sur le côté pour mieux voir, offre à madame la Lune le spectacle d’un joli sein qui, à l’insu de sa propriétaire, affleure le maroquin rouge, un sein naïf comme le souriceau de la fable, tout jeune et n’ayant rien vu. Dans cette pose innocemment voluptueuse, l’enfant se hâte d’ouvrir le livre. La lueur tremblote sur les pages, et la lune, sans doute très indignée, pâlit dans les rideaux blancs.

Adieu Verthis ! Adieu, vieille maison de la Poste royale ! Voici que s’ouvre un monde enchanté.

Coupoles et minarets sur les couchants de pourpre, savanes où René poursuit Céluta, châteaux ruinés, au bord des lacs d’Écosse, souterrains hantés par des fantômes agitant des chaînes, bandits héroïques, grands seigneurs qui jettent des bourses pleines d’or à la volée, dames masquées, gondoliers, manteaux couleur de muraille, guitares et chapeaux pointus, flamberges des mousquetaires, destriers et palefrois, damoiseaux, bachelettes sur l’herbette, châtelaines éplorées au fond des tours, alchimistes, sorciers, bagues dont le chaton enferme un poison subtil, amour, amour, amour, c’est la vie enfin, telle que l’ont vue, sinon vécue, les romanciers et les poètes !

Jamais, dans son Verthis natal, entre Maman, Papa et Tonton, la petite Naïs n’avait imaginé rien de pareil. Jamais les livres, choisis par de sages parents, ne lui avaient révélé le plus petit coin de cet univers terrible et magnifique.

Sur l’étagère du bureau d’acajou, demeurez fermés, vieux radoteurs et bégayeurs puérils : Grandisson, les Veillées du Château, Adèle et Théodore, le Magazin des Enfans, la Correspondance de deux petites filles, à côté des Lettres édifiantes et du Combat spirituel. Naïs ne feuillettera plus vos pages si bien imprimées sur vélin jauni ; elle ne se divertira plus à contempler vos gravures que ses petits doigts profanateurs barbouillèrent de crayon bleu et de crayon rouge. Vos fades leçons, votre morale douceâtre, vos métaphores écœurantes, vos gentillesses et vos grâces sans parfum et sans suc… Naïs n’en veut plus ! Elle a d’autres amis que vous et d’autres guides.

Palma les tenait d’Elzéar ; Naïs les tient de Palma. En cachette, sous les pelotes d’un panier à ouvrage, ils sont venus de Fontclose à Verthis, et, dans la chambre de l’ingénue, ils habitent soit le tiroir de la commode, soit l’entre-deux — plus sûr ! — des matelas. Dérobés à la vigilance de Maman, ils reposent le jour, tels des lutins dans les cavernes de la Forêt-Noire, et, la nuit, aux lueurs expirantes des bouts de chandelle, ils couchent dans le lit virginal et content des choses merveilleuses au petit cœur qui bat sous le sein blanc.

Que d’aventures ! Que de mystères ! Que d’échelles de soie tremblant aux balcons ! Que de pas dans les escaliers dérobés ! Tous les parents sont féroces. Tous les maris sont jaloux. Tous les amants sont beaux, généreux, éloquents, adroits comme des gymnastes, forts comme des lions, fidèles comme des toutous. Riches, ils se ruinent superbement. Pauvres, ils meurent poitrinaires en maudissant la société. Quelquefois, ils se plaignent de n’avoir pas de nom, mais ils ne se soucient guère d’avoir un état ou un métier. On ne sait pas toujours de quoi ils meurent. On ne sait jamais de quoi ils vivent. D’ailleurs, cela n’a pas d’intérêt pour la lectrice. Ils aiment, cela dit tout. C’est dans la plate réalité qu’un monsieur exerce une profession et nourrit une famille. Dans la réalité supérieure de la littérature et de la poésie, les héros exercent des fascinations et nourrissent des sentiments. C’est beaucoup plus beau.

Amour !… Ce mot que Naïs n’a jamais prononcé sans y joindre le mot « divin », ce mot qui brûlait comme la lampe de l’autel dans la grisaille des cantiques monotones, ce mot qui parfumait d’une odeur de lys les discours de sœur Sainte-Rose, il brûle et parfume ici toutes ces pages profanes.

Amour… Il et Elle se rencontrent, en des circonstances toujours extraordinaires, par exemple au bal de l’Opéra, ou dans les ruines d’une abbaye gothique. Ils s’ignoraient. Leurs familles étaient ennemies. Tout les séparait : fortune, naissance, préjugés et conventions. Ils s’aperçoivent et restent cloués sur place. Un frisson atroce et délicieux les saisit. Leurs yeux se voilent. Leurs cœurs s’arrêtent… Il s’écrie : « Dieu du ciel ! » ou bien (cela dépend des circonstances) : « Enfer et damnation ! » Elle se borne à défaillir. C’est fait. Ils aiment.

Il est généralement brun et pâle ; Il a des yeux d’Arabe, une main de femme, un petit pied, l’air fatal, le rire sardonique… ou si doux ! Il s’appelle Oscar, Alfred, Antony, Octave (jamais Paul ou Pierre). Il pourrait s’appeler Elzéar !…

Elle est souvent blonde (pourquoi ?), grande et mince, élégante et noble (est-ce donc absolument nécessaire ?) Elle habite un château (pourquoi pas une maison comme… comme celle-ci ?…) Elle s’appelle Armance, Héloïse, Florida, Malvina, Cœlina, Léonora !… Elle pourrait s’appeler Palma.

Pourquoi pas Naïs ?

Grandes passions, beaux orages de la vie, ne pouvez-vous souffler sur les petites villes du Périgord, sur les maisons habitées par des papas, des mamans et des tontons, sur des chambres blanches où veille, avec un bout de chandelle usée et un rayon de lune, une jeune fille toute neuve ?

Venez, orages désirés ! Emportez Naïs vers celui qu’elle n’ose nommer que dans sa pensée, et dont elle griffonne les initiales sur la toile de son drap, avec une épingle à cheveux qui ne laisse pas de traces :

E. F., E. F., E. F., E. F..

Mais quoi ?… Est-ce une souris qui trotte ?… Est-ce Maman, réveillée, dans la chambre haute, qui s’est levée et qui a vu une ligne de lumière sous la porte de Naïs ?

Frrt !… Soufflée la chandelle, caché le livre, enfui le fantôme charmant ! Naïs dort, les paupières baissées, les bras chastement croisés sur sa poitrine.

Maman peut venir. Elle n’y verra que du feu — ce « feu » que voient les pauvres parents depuis que le monde est monde et que les jeunes filles rêvent au clair de lune.


VII


Naïs n’était pas un monstre d’hypocrisie parce qu’elle dévorait en cachette la littérature à la mode, et déraisonnait doucement sur le thème d’un amour prétendu pour Elzéar de Fontclose. Son crime était dans sa désobéissance tacite aux ordres de Maman. Il n’était pas dans une passion peut-être imaginaire, et si parfaitement innocente que les plus candides, parmi les arrière-petites-filles de Naïs ne pourraient, au xxe siècle, se représenter une aussi totale blancheur de sentiment et de pensée. Naïs, c’était Agnès, sans Arnolphe et sans Horace. Elle venait de découvrir, par les livres, l’existence et le caractère de l’amour, mais elle n’en soupçonnait pas du tout la nature physique, et les romans les plus fous ne l’avaient aucunement renseignée. Son ignorance totale des réalités était préservée par le romanesque qui les voile en les transformant. Elle interprétait avec une sûre fausseté, les énigmes proposées par les personnages des romans, et son audace, égale à son ingénuité, arrivait à des conclusions extraordinaires. L’instinct allait s’éveiller en elle, mais il dormait encore, et rêvait tout haut avec le ton et le style littéraire empruntés à M. de Lamartine aussi bien qu’à M. d’Arlincour. Un drame romantique se jouait confusément dans l’imagination de cette ingénue, à la fois auteur, spectatrice et théâtre. Il y fallait un héros. Elzéar était le seul qui pût tenir ce rôle. Naïs avait donc choisi Elzéar. Elle-même lui servait de partenaire… mais Palma jouait un rôle, elle aussi. Tous trois chevauchaient la même chimère aux ailes de flamme qui les emportait vers « les régions sublimes de l’idéal ». Ce qu’étaient ces « régions » et cet « Idéal », la petite ne le savait pas bien clairement, et ne se souciait pas de le savoir. Les mots suffisaient à l’enivrer. Elle ne se mettait pas en peine des choses.

Qu’auraient dit les bonnes religieuses si elles avaient pu lire, par-dessus l’épaule de leur élève ? Qu’aurait dit le curé son confesseur ? Il y avait bien du péché dans ces plaisirs d’imagination ! Le diable est si malin ! Derrière ces beaux livres qui parlent d’« Idéal » à toutes leurs pages, on entrevoit le bout pointu de sa corne, et le sabot fourchu de son pied. Mais Naïs se bouchait les yeux et les oreilles, et quand un petit remords, envoyé par son bon ange, lui pinçait le cœur, elle disait, comme Ève dans l’Éden : « Je n’ai rien fait de mal. » Et pourtant, ô Naïs, si vous n’aviez pas mangé la pomme, m’est avis que, sans la cueillir, vous l’aviez flairée.


« Sais-tu bien ce que l’on raconte d’Elzéar et de Palma ? demanda Mme du Fargeas à son frère, après certaines réflexions qu’elle avait faites. La veut-il épouser ou c’est-il façon de cousinage, ces promenades et ces tête-à-tête ?

— Hé ! ma sœur, laisse cancaner les gens. Il n’y a rien que d’honnête entre les Fontclose, rien que la marquise ne connaisse, heure par heure, comme tu connais toutes les actions — je dirais même toutes les pensées — de notre petite Naïs, cette blanche brebis. D’ailleurs, je suis là, et l’on ne m’en ferait point accroire. »

Il se rengorgea dans son col. Non ! jamais femme ou fille ne ferait prendre vessies pour lanternes à Zerbin de Fonard !

« Jure-moi, Zerbin, que tu ne quitteras jamais ta nièce, quand elle sera dans une maison étrangère, et même chez nos meilleurs amis, même chez des parents. Si je n’avais cette assurance, jour de Dieu ! je fermerais la cage sur l’oiseau… Il ne me plairait pas qu’on parlât de Zénaïde, comme on le fait de Palma. Mais tout ceci ne durera guère. À la fin de ce mois, commence la grande lessive. Naïs m’aidera dans la revue du linge et le rangement. Il est temps qu’elle s’applique au ménage. Les sœurs de la Roche-Terrasse m’ont engagé à lui montrer le positif et le sérieux de la vie…

— Attendons la grande lessive ! C’est cela ! Les vacances de l’enfant finiront dans l’eau du cuvier ! » dit Zerbin en riant.

La sévère figure de Mme Lucile ne s’éclairait pas.

« Zerbin, ne te semble-t-il pas qu’elle change ?

— Qui ?… Naïs ?…

— Elle est moins joyeuse. Je crains qu’elle ne regrette le couvent.

— Écoute, Lucile ! La maison n’est pas drôle. Nous sommes trois vieux… Naïs avait des amies de son âge. Elle n’a plus que Palma… Et encore ! Pas pour longtemps, si le cousin Elzéar…

— Qu’il épouse donc sa cousine au plus tôt ! Et pour nous, Zerbin, dès que Naïs aura fini ses dix-sept ans, nous penserons à l’établir. La garde d’une fille est un pesant souci, dans ce siècle corrompu. Cela veut dire que les cordons de ma bourse… crac ! serrés et noués ! Tu m’entends ?

— J’entends, ma sœur, » dit Zerbin, moitié raisin, moitié figue.


Il était sincère en affirmant que Naïs ne lui paraissait pas changée. Les faciles « beautés » dont il avait pratiqué la compagnie et même les conquêtes plus flatteuses qu’il avait faites, en son printemps, lui avaient enseigné les ruses de la femme mais non pas celles de la jeune fille. Près de Naïs, il « voyait blanc », comme ailleurs, il avait « vu rose ». Sa nièce, sans y paraître, le menait par le fin bout de son nez qui était retroussé, en bataille, humant le vent et le parfum de la vie. Comment résister lorsque Naïs lui jetait ses jolis bras au cou, chiffonnant sa cravate, et disant :

« Vous sortez ? M’emmenez-vous ? Priez ma bonne mère qu’elle me donne congé pour aujourd’hui. J’aime tant me promener avec vous, Tonton ! Vous êtes si gai. On nous prend pour mari et femme.

— Jeune femme et vieux mari.

— Turlututu ! Vous ne vieillirez jamais, Tonton ! »

Si Mme du Fargeas fronçait le sourcil, en grondant : « Naïs ! Eh bien ! qu’est-ce que ces manières ? » Antoine du Fargeas, silencieux à l’ordinaire, disait brusquement :

— Puisque tu ne peux accompagner ta fille, remercie ton frère qui veut bien s’en charger. Ils iront à la Martholie voir le métayer qui est en vendanges. »

Et l’on partait, l’oncle et la nièce, sous les regards des voisines embusquées.

« Té ! M. de Fonard et la petite Fargeas. Il a son gilet jaune, ma bonne, et sa redingote puce.

— Toujours fringant, le beau Zerbin.

— Avez-vous vu le chapeau de Naïs, en paille cousue avec un ruban vert ?

— Où vont-ils ?

— Té, ma bonne, où iraient-ils, sinon à Fontclose ? »

Ils n’allaient pas à Fontclose… du moins, ils n’avaient pas l’intention d’y aller… Cela venait par hasard, une idée traversant tout à coup la cervelle de Naïs.

« Tonton, je crois que Palma serait contente d’aller avec nous à la Martholie. Si nous passions la prendre ?

— Heu !… faisait l’oncle, dubitatif. Une métairie et des croquants, quel beau régal pour une demoiselle !

— Allons toujours ! L’on verra bien. »

Et l’on allait à Fontclose ! Et l’on voyait une Palma rose de plaisir, qui embrassait Naïs, qui enveloppait M. de Fonard d’un regard vert et doré. Elzéar était toujours là, fier et pensif, la main dans le gilet, les cheveux soulevés comme par une tempête, les yeux noirs chargés d’une tristesse distinguée. Il s’empressait autour de sa vieille tante, et déjà — un peu comme un maître — faisait les honneurs du logis. Maintenant, il était dans les bonnes grâces de Zerbin, qui ne comprenait plus comment, à propos des classiques et des romantiques, il avait conçu de l’humeur contre un si aimable garçon. Jamais de chamailleries entre eux. Et quel agrément pour un célibataire vieillissant de retrouver à Fontclose ce qui lui manquait à Verthis : l’esprit de conversation, les nouvelles de Paris, une atmosphère de jeunesse ! Oui, Elzéar, le beau ténébreux, sombre comme la nuit, avait conquis l’amitié de ce vieux papillon de Zerbin, peut-être pour obéir à la marquise, ou pour plaire à Palma, ou pour favoriser — en tout bien tout honneur ! — les visites de Naïs. Il regardait beaucoup du côté de Palma, mais presque autant du côté de Naïs. Nul ne s’en était avisé, sauf elle-même, et ces coups d’œil en flèches noires, ou bien cette muette et furtive contemplation… ah ! que cela faisait battre le petit cœur et travailler la petite tête !

Il — elle l’appelait ainsi, dans ses pensées du jour comme dans ses rêveries nocturnes — Il s’intéressait à elle. Il l’interrogeait sur son couvent, sur ses lectures. Il lui prêtait les livres qu’il avait prêtés à Palma. Il ne la trouvait pas sotte. Il ne la trouvait pas laide. Enfin, Il l’avait « remarquée ». Dans le langage du temps, dire qu’un jeune homme « remarque » une jeune fille, cela signifie…

Non ! Impossible ! C’était Palma qu’IL avait « remarquée », elle, la première ! C’était la belle, la blonde, la noble Palma, cent fois plus digne de cet Abencérage que la fille du maître de poste !

Dès l’arrivée de son amie, Palma l’entraînait dans sa chambre. Là, rien que des antiquailles : toiles imprimées en camaïeu, bergers mauves sur fond blanc, lit à quenouilles, avec pentes et courtes-pointes, toilette marquetée à la mode de 1750, fauteuils paillés et bergère en velours d’Utrecht — vieilles choses ridicules à faire pitié. Par bonheur, quelques présents d’Elzéar rehaussaient cette misère : une boîte de carton avec un dessin en perles collées, un joli vase de porcelaine, orné d’un paysage peint représentant Paul et Virginie, une étagère suisse en bois découpé, petites merveilles modernes du meilleur goût, presque aussi ravissantes que la pendule si chère à Mlle du Fargeas.

Il fallait les admirer, à chaque visite. Et puis, on ouvrait les tiroirs d’une commode, où Palma serrait ses fichus brodés, rubans, canezous et guimpes. On discutait sur le point de plumetis, sur la finesse des jours turcs et, presque inévitablement, Naïs, ôtant sa robe, essayait la dernière robe de Palma. Et l’on parlait aussi de littérature, avec des airs de conspiratrices.

« Voilà, mon amie ! J’ai terminé le Solitaire. Je te l’ai rapporté sous ma pèlerine.

— C’est beau ?

— On tremble tout le temps !

— Comme dans Ann Radcliffe.

— Je préfère la poésie aux romans, disait Palma… Lamartine me fait pleurer. C’est comme une cloche dans le crépuscule qui sonne long… long… long !

Le Lac ! J’aime tant le Lac ! Surtout la fin…


Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire
Que les parfums légers de cet air embaumé,
Que tout ce qu’on entend, l’on voit et l’on respire,
    Tout dise : Ils ont aimé ! »

Le dernier vers semblait changer l’atmosphère de la chambre. « Ils ont aimé ! » Les bergers et les bergères s’embrassaient plus tendrement dans les paysages mauves répétés cent fois sur les rideaux. Le soleil enflammait la fenêtre, et quelle douceur s’insinuait dans les âmes et dans le sang des jeunes filles, avec la tiédeur du vent et l’odeur des roses !

Naïs sollicitait — et redoutait — une confidence que Palma ne voulait pas lui faire. D’abord, elle avait pris le ton du badinage : « Ton beau cousin… Ton féal chevalier… Celui qui soupire pour toi… » Elle désignait ainsi M. de Fontclose. Palma répondait :

« Enfant !… Folle petite enfant !… »

Et elle haussait ses belles épaules déjà pleines et satinées.

Naïs essaya d’un autre mode.

« Palma chérie, l’on raconte partout que ton cousin veut t’épouser, et que tu ne dis ni oui ni non, pour éprouver la constance d’Elzéar, mais qu’au fond, tu n’es pas insensible à cette recherche flatteuse.

— Peu m’importe ce que pensent et disent les gens ! Elzéar est avec moi ce qu’il doit être : fraternel et respectueux. Il me prête des livres pour m’instruire des beautés que j’ignore. Il tient le piano quand je chante… Mais il ne m’a point parlé de mariage. Il n’est pas riche et je suis pauvre, ma chère Naïs.

— Je crois… qu’il t’aime !

— Quelle folie ! Il est venu en Périgord pour je ne sais quels intérêts de famille. Ma tante lui donne l’hospitalité. Il lui témoigne sa reconnaissance par une affection touchante et des présents délicats. Il met à notre disposition sa voiture et ses deux chevaux. N’est-ce pas son devoir de parent et d’ami ? Non, il ne m’aime point, puisque…

— Puisque ?

— Il se tait. Son amitié, Naïs, est aussi fervente pour toi que pour moi. Il est charmé de tes visites. Il dit du bien de ton esprit et de ta figure. Faudrait-il en conclure ?…

— Non ! Non !… Chut ! dit Naïs, et elle mit sa main sur la bouche de son amie. Ne me rends pas ridicule, ma chère… Une pauvre petite comme moi ! Non !… Non !…

— Cela t’émeut ?

— Cela me fâche… »

Ainsi discutaient Naïs et Palma, faisant assaut de délicatesse et de fierté, et ne s’avouant l’une à l’autre que la moitié de leurs pensées. Cette controverse sur les sentiments d’Elzéar se renouvela souvent, trop souvent, et par un jeu naturel de l’imagination, l’idée de l’amour s’associa de plus en plus fortement, dans leurs esprits, à la figure de ce jeune homme.

Elles l’admiraient, lorsqu’il tenait de graves discours sur la politique, à propos du ministère Polignac et prédisait, d’un ton de doctrinaire, des catastrophes prochaines. La Charte, le cens, la chambre haute, les ultras, l’opposition, c’était des mystères sans grâce, des sujets de discussion pour messieurs mûrs et pour vieillards à perruques, qui faisaient bailler les jeunes personnes sur leur tapisserie ou sur leur tricot. Mais, prononcés par la voix chaude et profonde d’Elzéar, c’étaient de magiques paroles, une musique qui prenait le cœur. Et si l’ancien lieutenant de hussards contait ses aventures de la guerre d’Espagne, la guérilla carliste et les embuscades, Naïs et Palma croyaient ouïr un nouveau Roland, sonnant du cor dans un vallon farouche. Qu’il fit des allusions, toujours discrètes, à ses nobles amis du faubourg Saint-Germain, ces demoiselles, secrètement palpitantes d’une curiosité jalouse, voyaient des duchesses amoureuses se disputant M. de Fontclose, des soubrettes portant des billets, des rendez-vous dans les jardins, des portes dérobées, des défis et des duels. Ne sachant rien de la vie intime d’Elzéar, elles avaient décidé qu’il y avait en lui un mystère. Quel mystère ? Il importait peu. Un mystère ! N’avait-il pas le masque et l’allure de ces hommes fatals qui ont « un vautour acharné » sur leur âme et qui ne peuvent rien faire simplement, comme le vulgaire ? Bientôt, ces demoiselles se persuadèrent que les intérêts de famille n’étaient qu’un prétexte, et qu’Elzéar, s’il n’avait pas été compromis dans un complot (?), avait fui Paris pour se guérir d’une passion terrible et malheureuse. Un homme si brun et si pâle, avec des yeux volcaniques, était, assurément, « marqué par la fatalité ». Il n’en était que plus séduisant.

Mais où l’incomparable Elzéar révélait tout le sublime de son caractère, c’était, lorsque la familiarité du cousinage s’étendant jusqu’à Naïs, il parcourait avec ses jeunes compagnes, les bois qui entourent Fontclose. La promenade, sans but déterminé, fatiguait la vieille marquise et n’amusait pas M. de Fonard. La nature toute crue ennuyait Zerbin, et il n’aurait cueilli la pervenche qu’au refrain des antiques chansons. Après quelque cent pas dans les allées forestières, il se plaignait des ronces piquantes, la marquise de l’humidité pernicieuse aux rhumatismes, Madame croyait voir des serpents, Zerbin suait et grognait derrière une façade de gaîté. Et la douairière de dire :

« Votre bras, mon ami ! Retournons, les enfants achèveront la promenade sans nous. Y voyez-vous un inconvénient ?

— Moi ? Pas l’ombre ! »

La figure courroucée de Lucile se dressait bien devant Zerbin, lorsqu’il manquait ainsi à ses promesses. Il l’écartait d’un mot :

« Ils sont trois. La morale est sauve. Les doux péchés se font à deux. D’ailleurs cet Elzéar est triste comme un corbeau et ces fillettes sont des anges. »

Le « corbeau » et les « anges » voyaient sans regret disparaître la redingote puce et la douillette de satin rose.

Oh ! nul ne montrait une satisfaction inconvenante. Elzéar ne jouait pas au Clitandre, et il respectait trop ces jeunes personnes pour se poser en Don Juan. Il conservait son attitude sérieuse et désabusée, cependant que Palma baissait les yeux vers les bouts de ses escarpins et qu’une rougeur délicieuse avivait les joues de Naïs.

Le parc, mal entretenu, n’était plus qu’un morceau de forêt où les allées s’effaçaient lentement sous l’invasion des fougères et des ronces. La mousse remplissait les ornières laissées par les charretous des bûcherons, et quelquefois on enfonçait, par surprise, dans une masse verte et spongieuse, imprégnée d’eau, qui cédait sous le pied. Sous le couvert de chênes, d’où montait une âpre odeur de feuilles décomposées, poussaient des champignons jolis comme des fleurs, toutes les russules rouges, verdâtres, violacées, les blancs lactaires évasés en coupes d’ivoire, les cèpes roux et les cèpes bruns, le pied de mouton couleur de crème épaisse, l’oronge jaune d’or sortant de sa valve éclatée comme un œuf féérique. Palma connaissait ces petits génies de l’automne, les bons et les méchants, et elle s’amusait à les récolter dans son chapeau transformé en corbeille. Elle se faufilait entre les taillis, accrochait ses cheveux aux basses branches, criait au secours afin qu’Elzéar la vint délivrer. Sa récolte faite, elle voulait manger des mûres, et se déchirait gaîment aux épines des ronciers. L’odeur et le silence des bois réveillaient en elle une dryade, qui oubliait aussi bien les « convenances », rigide armature imposée aux jeunes personnes, que la littérature dont elle s’était grisée jusqu’à saturation depuis l’arrivée d’Elzéar. Auprès d’elle, la mutine et vive Naïs paraissait une petite bourgeoise déconcertée par les franches sauvageries de la forêt.

Et cela troublait aussi M. de Fontclose. Il parlait beaucoup des « sommets inaccessibles », des « Océans furieux», des « forêts vierges» où il avait eu, quelquefois, disait-il, le désir de se réfugier pour fuir la bêtise et la méchanceté des hommes, mais il ne comprenait guère qu’on risquât des entorses pour des mûres ou des champignons. Il faut ajouter que son costume ne se prêtait guère aux expéditions sous bois. Son pantalon de coutil rayé, sa redingote bleue, son chapeau tromblon, en feutre noisette, sa badine à pommeau d’argent ciselé avec quoi il fouettait sa botte d’un geste suprêmement élégant, cela faisait un tableau charmant au milieu de l’allée, sous la voûte verte et jaunissante des chênes. Dans les broussailles, c’était gênant.

Aussi, laissant Palma s’égarer — pas bien loin — et sans doute appréhendant l’obligation de courir à son aide, le bel et pensif Elzéar accommodait sa marche aux pas légers de Naïs. Elle n’avait — pas plus que lui — le véritable amour de la vraie nature, bien qu’elle crût l’avoir… comme lui. Ils allaient donc, côte à côte, parlant des livres qu’ils avaient lus, et récitant des vers où il était souvent question des grands bois et de l’automne. Ravis d’en parler si bien, ils oubliaient d’en jouir. La nature — celle que décrivait les poètes — les conduisait à parler de Dieu, de l’âme, de la destinée, et l’automne — imaginé littéraire ment — suscitait l’idée de la mort. Elzéar ne la redoutait pas. Il l’avait parfois appelée.

« Est-ce possible ? disait Naïs.

— Quand on a éprouvé certaines souffrances qu’est-ce que le trépas ? Une libération.

— Je l’ai pensé… sans l’avoir senti. Au couvent, l’an dernier, la vie, le monde, m’effrayaient. Je songeais à prendre le voile… Mais mon père et ma mère ne l’auraient jamais permis. »

M. de Fontclose, le jour qu’il reçut cette confidence, regarda le nez retroussé et les yeux bleus de Naïs, et comprit que cette fraîche enfant n’était pas du bois — du bois sacré — dont on fait les saintes religieuses.

« Étiez-vous sûre d’avoir la vocation ?

— Heu !… Je l’ai cru… Il y a moins de six semaines, je le croyais encore…

— Et maintenant ?

— J’en suis moins sûre », dit Naïs.

Et elle devint cramoisie.

« Pauvre enfant ! Puissiez-vous ne jamais regretter la paix du monastère », fit Elzéar avec un profond soupir en arrêtant sur la jeune fille le regard brûlant et velouté de ses yeux d’Abencérage.

Elle secoua la tête d’un air convaincu, comme une personne qui va au-devant d’une destinée pleine de périls et qui s’est résignée à l’état de victime douloureuse. Et répétant la phrase que sa mère, ses maîtresses, ses amies, son confesseur, et plus tard les poèmes et les romans, avaient dite, redite, commentée, analysée, ainsi qu’un décret immuable du ciel :

« La femme est faite pour souffrir ! Je souffrirai ! »

Sa voix était si douce, son visage si pathétique, et ses yeux d’un bleu si pur sous un voile de larmes, que M. de Fontclose éprouva en tout son être, une révolution singulière. Jamais Naïs ne lui avait paru si charmante… Comment se rapprocha-t-il d’elle ? Comment lui prit-il une main qui ne résista pas ?… Comment osa-t-il murmurer :

« Naïs ! Naïs !… »

Ni lui, ni elle, n’y comprirent rien… La suite de la scène en eût éclairé le début, si, du fourré presque impénétrable, un cri lointain — signal convenu de reconnaissance — n’eût retenti, lointain et prolongé :

« Hou !… Hou !… »

C’était Palma, perdue dans la chênaie, qui réclamait, pour s’orienter, une réponse.

Alors, Elzéar et Naïs, tressaillant mais arrachés à leur émoi, se mirent à clamer avec une application excessive :

« Hou !… Hou !… Hou !… Hou !… »

Et comme Adam et Ève, après le pêché, ils n’osaient se regarder, non parce qu’ils étaient nus, mais parce qu’ils étaient ridicules.


VIII


Le temps de la chasse suit de près le temps des vendanges, et c’est la plus charmante saison du Périgord. Dès qu’elle s’annonce par une brume exhalée des basses prairies au bord de l’eau, les rosiers donnent en hâte leurs dernières roses ; les poires prennent la couleur du miel et la rondeur des pommes se teint d’un vif écarlate, ainsi qu’une grosse joue d’enfant bien nourri. Figues aux figuiers, muscats aux treilles, attirent les abeilles rôdeuses. Alors, sous la neige des sarrasins, entre les tiges vermeilles comme les pattes fines de la perdrix rouge, cailles, faisans, perdreaux et lièvres gémissent : « Attention ! les fusils vont partir ! » Et l’on voit, au petit matin, dans les labours, dans les prés étoilés de colchiques, passer ceux que la gazette locale appelle : « nos vaillants Nemrods ». C’est M. de Planot, vêtu de son vieil habit, armé de son antique canardière. C’est M. de Valcourre suivi de sa chienne Philis. C’est M. Antoine du Fargeas, oublieux des postillons et des malles. C’est M. Zerbin de Fonard qui ne tue jamais rien. C’est, enfin, ce beau M. de Fontclose, si bien habillé, si joli, si brave, que les bêtes se feraient fusiller pour le plaisir de loger en sa magnifique carnassière. Sous le ciel gris qui bruine, mais qui peu à peu, s’éclaire et s’ensoleille, les gens courbés parmi les ceps, lèvent la tête. On échange ces bonnes plaisanteries qui datent de Noé — pour le moins ! — et paniers d’aller à la charrette ! Pim ! Paou… Un lièvre est parti… Pim ! Paou !… Une compagnie de perdreaux s’égaille… Des filles chantent : « Si j’avais une mie… » Et les heures s’en vont, légères comme ces feuilles qui tombent en tournoyant.

Bientôt, dans la cour des métairies, le violon et la chabrette font danser les garçons aux jambes nues qui foulent le raisin avec leurs pieds, en cadence, ivres de la seule odeur du jus pressé, et barbouillés de lie comme Silène. Messieurs les chasseurs sont rentrés, au logis. Demain, de toutes les cuisines émanera le relent du perdreau rôti en son linceul de lard et de feuilles de vigne, et le fumet du lièvre à la royale, mijotant sur un feu doux. La haute noblesse, venue de la ville pour ce bien heureux temps des chasses, allume les bougies des lustres. D’énormes feux réjouissent les douairières et les vieux gentilshommes qui causent de l’ancienne cour, et chauffent leurs jambes roides tandis que les jeunes personnes, coiffées à la Berthe, ou à la chinoise, servent le thé aux hommes graves qui discutent les actes du ministère en hochant leurs toupets, en caressant leur menton glabre. Une dame, au forte-piano, joue des Rêveries allemandes. Les jeunes beaux parlent chevaux, chiens, théâtre et galanterie. Et dehors, appelée par le chœur des grenouilles, la lune, soleil du renard et du loup, monte derrière les sa pins des parcs romantiques.

Dans les maisons bourgeoises, de pleines tablées festoient plus simplement, sous la lampe suspendue. On a tiré de la cave les bouteilles poudreuses. Que de civets ! que de pâtés ! que de ragoûts ! que de hachis et de farces ! Quels aromes de truffe ! Quel parfum sylvestre de champignons relevés d’une pointe d’ail ! Chaque maison a ses gloires, chaque ménagère ses secrets. Au dessert, on porte des santés : « Au roi !… À la France !… Aux dames !… À notre hôtesse !… » Et le convive alourdi, qui desserre sa cravate, doit chanter, juste ou faux, sa chanson obligatoire, empruntée le plus souvent au recueil des Soupers de Momus.

Ainsi, chez les Fargeas, toute une cousinaille s’invitait, « à charge de revanche », pour savourer le gibier abattu par le maître de céans. Elzéar y était venu. Parmi ces bourgeois, qui composaient la société des Fargeas, il semblait un noble faucon égaré chez les coqs et les canards. Seuls, Zerbin, par sa bonne grâce spirituelle, et Mme Lucile, par son austère dignité, s’avéraient de la même caste. Les autres, même Naïs, avaient on ne sait quoi qui puait le Tiers-Etat et qu’on ne sentait pas à Fontclose.

Et la marquise, elle aussi, moins à l’aise que les Fargeas, malgré son titre et son château — si coûteux à entretenir — voulut donner dîner de chasse et bal de vendanges. Quand on a une nièce à marier, sans autre dot que des espérances d’héritage, ne faut-il pas la montrer, toute parée, aux épouseurs possibles ? Pourtant, le bel Elzéar ?… Il était d’une figure à décourager ses rivaux, mais était-ce bien des rivaux ? Tout le monde le mariait avec Palma. Personne ne fut allé sur ses brisées. En réalité, il n’avait rien dit, rien demandé, rien reçu. Il était absolument libre.

Mme du Fargeas, allant voir Mme de Fontclose, déclara, sans atténuation, que cela ne pourrait durer, que « l’on parlait de Palma ». Mais la marquise, plus grande dame que jamais, répondit froidement :

« Qu’on en parle donc, ma bonne amie ! Les oreilles ne me tintent pas encore. »

Et elle l’invita, ainsi qu’Antoine, Zerbin et Naïs, au bal des vendanges.

Lucile avait beaucoup aimé le bal. Le tocsin de la Terreur ne couvrait pas tout à fait, dans sa mémoire, les violons des derniers menuets. Elle en gardait un souvenir attendri. Maintenant, il ne lui déplaisait pas de voir sauter, glisser, virevolter, fléchir et tourner, en mesure, deux ravissants petits pieds tout pareils à ce que furent les siens. Naïs était son élève, aussi bien que Palma. Elle les revoyait fillettes en longs pantalons brodés, répétant les figures de la contredanse, et Berger, le magister à la jambe de bois, râclant sa pochette dans la chambre haute… À quoi sert d’apprendre la danse, si l’on ne va point au bal ? Or, il y a peu de bals à Verthis, sauf pour les noces ou les frairies. Tout rustique qu’il était, ce bal de Fontclose c’était, en quelque sorte, l’« entrée de Naïs dans le monde ».

Et c’était aussi la suprême fusée du feu d’artifice, la fin des vacances !

Donc, Mme La Renaudie, tailleuse, exécuta, pour la débutante, une toilette de bal. Robe de tarlatane, ornée d’un gros bouillonné dans le bas, corsage à plis, croisé, ouvert sur une guimpe ; ceinture rose, et dans les cheveux, une couronne de liserons. Madame mère arborait sa robe de visites de noces, accommodée au goût du jour : un fourreau de poult de soie couleur raisin de Corinthe agrémenté de liserés verts, et bridé sous les bras par un ruban gros grain. Sur la tête, un turban vert à franges.

Arriva enfin le soir tant désiré. Pour conduire sa famille, M. du Fargeas possédait une calèche réformée — elle avait servi Sa Majesté Louis XVIII dans la poste impériale et royale — et un cheval gris pommelé. La calèche, repeinte à neuf, le cheval bien étrillé, faisaient encore très bonne figure. Dans cet équipage, les Fargeas, et Zerbin de Fonard, se rendirent à Fontclose.

Les Planot, les Valcourre, les Verfeuil étaient invités, ainsi que les curés de Verthis et de Fontclose, le notaire Dupouy, et le docteur Dubut-Lafolie qu’on n’aurait pas reçus dans certains châteaux. Les Fargeas formaient, entre les hobereaux et les bourgeois, le chaînon intermédiaire, et Mme Lucile en souffrait toujours, dans sa fierté de demoiselle mésalliée. Elle était bien la cousine issue de germain de Mme de Fontclose, mais elle était aussi la femme d’un maître de poste et elle savait qu’en dépit de son excellente éducation, et de son joli visage, Naïs épouserait sans doute un bourgeois.

Pour se consoler, elle pensait :

« Nous avons les mains nettes et beaucoup de ces gens titrés sont nos débiteurs. »

Mais cette idée, qui lui était agréable à Verthis, ne calmait guère, à Fontclose, la blessure de sa fierté.

Comment la marquise, à peu près ruinée, pouvait régaler vingt-quatre convives et faire danser une centaine de gens, c’était une espèce de prodige, qui se renouvelait ailleurs, et souvent, sans étonner personne. À cette époque, la province, si avare pour tout ce qui regardait le meuble et le vêtement, était prodigue, par tradition, lorsqu’il s’agissait du manger et du boire. On tenait table ouverte, quitte à rapetasser les vieux habits et à laisser crouler la toiture de la maison. Les proches, les amis s’invitaient, sans gêne. On eût regardé comme une honte de ne leur offrir que cinq ou six plats.

Le reste du temps, l’on se nourrissait de maïs et de châtaignes, mais l’honneur était sauf.

À l’occasion de cette fête — la seule qu’elle donnât de toute l’année — Mme de Fontclose avait fait désherber le pavé de la cour, laver le dallage du vestibule, et blanchir les rideaux de percale à franges de coton qui décoraient la salle à manger. Sur le papier verni, couleur moutarde, il y avait des « massacres » de cerfs, disposés en trophées, et des portraits de famille, peintures noircies et pastels décolorés.

Le service était à l’anglaise, ce qui déplut à bien des gens. On ne vit pas, sur les réchauds, les plats offerts dans leurs splendeurs. Rien que les fruits et les gâteaux du dessert, dans des compotiers en porcelaine blanche et or, simulant des corbeilles tressées, et de gros bouquets de fleurs d’automne. Aux deux bouts de table, des candélabres à cinq bougies.

M. de Valcourre, parent du défunt marquis et doyen d’âge, occupait le haut bout en face de la marquise, et il avait à sa gauche Mme du Fargeas, la droite étant donnée à Mme de Planot. Par contre Antoine du Fargeas était relégué au rang du docteur et du notaire.

Naïs et Palma encadraient le bel Elzéar. C’était la première fois que Naïs montrait ses épaules — un peu pointues ! Elle croyait que tous les yeux l’examinaient, et elle éprouvait de la confusion. À tout instant, d’un regard baissé, elle inspectait l’échancrure en cœur de son corsage où luisait, dans la gorgerette, une très fine chaîne d’or, et elle remontait sa manche bouffante. Sa coiffure aussi l’inquiétait. Le laiton des fleurs artificielles lui piquait le crâne sous l’édifice des boucles et des coques. Et son corset neuf, dont elle avait trop serré le lacet de soie, la gênait.

Palma, en robe blanche, couronnée de bruyère rose et mauve, semblait une Diane échappée des bois, en comparaison de cette petite Naïs qui était bien pensionnaire, bien couventine, bien provinciale ! Comment Elzéar ne s’en fût-il point avisé, lorsque la silencieuse admiration de toute l’assemblée allait vers Mlle de Fontclose, en effleurant à peine Mlle du Fargeas ? Il n’y avait, pour donner la palme à Zénaïde, que sa maman, et son papa, aveuglés par l’orgueil familial, et le tonton Zerbin qui n’aimait pas les blondes. Mais Naïs elle-même était sans illusion. Palma l’effaçait ! Palma l’écrasait ! Palma était, ce soir-là, plus que belle ! À travers le délicat tissu de sa peau rayonnait une sorte de lueur rose et nacrée, comme l’illumination intérieure de la joie.

Naïs subissait, malgré tout, l’ensorcellement de cette beauté, et elle n’en était pas jalouse. Attristée seulement. Des pensées qu’elle ne voulait pas accueillir rôdaient autour de son âme généreuse et naïve. Elle écoutait Elzéar, ne l’entendait qu’à demi, et répondait n’importe quoi. Et elle se disait, tout le temps du dîner :

« Je suis tout à fait sotte, aujourd’hui !… »

Et aussi :

« Je n’aurais pas dû me décolleter. Je suis maigre !… »

Puis soudain, à l’idée qu’Il voyait ses épaules dévoilées et qu’Il constatait leur maigreur, Naïs devenait rouge, rouge ! Et la peur de rougir la rendait plus rouge encore.

Certes, Il avait changé. Il était amical. Il n’était plus affectueux. Il n’était plus le hardi cavalier qui avait eu l’audace délicieuse de prendre, de presser une main tremblante, dans la solitude forestière. Cette action inouïe, qui, selon le protocole usité par les romanciers, doit être suivie d’une déclaration passionnée. Il paraissait l’avoir oubliée, complètement oubliée !

« Voilà les hommes ! » se dit la pauvre Nais, et elle songea :

« Personne ne me comprend ! »

Cela faisait donc une incomprise de plus, en ce temps où presque toutes les femmes se piquaient de l’être !

Interminable fut ce dîner, et si bruyant ! Quand on eut mangé à crever et bu comme des outres, Mme de Fontclose — qui avait soupé d’un potage et d’un fruit — se leva de sa chaise. Toute la compagnie l’imita, et les couples se formèrent pour se rendre de la salle à manger dans la cour disposée en salle de bal.

Des lanternes de papier peint, suspendues à des cordes, et des lampions à huile, éclairaient un vaste espace de terre bien foulée, jonchée de feuillage et de fleurs en guise de tapis. Les violoneux étaient debout sur des tonneaux et les crins-crins vibraient et grinçaient comme des cigales.

Selon l’antique usage, la marquise ouvrit le bal avec M. de Valcourre, c’est-à-dire que ces deux vénérables débris de l’ancien régime esquissèrent quelques pas en se tenant par la main, puis se firent une noble révérence et retournèrent à leurs fauteuils. Tous les sièges du château étaient rangés sous une tente, pour les vieillards et les dames qui ne dansaient pas. À l’autre bout de la cour, il y avait le bal particulier des paysans, mais bientôt, tous les rangs se confondirent C’était encore un reste de l’ancien temps où la bonhomie des maîtres supprimait quelquefois la distance qui les séparait de leurs paysans. Ils n’observaient pas tous cette coutume, mais les Fontclose l’avaient conservée.

Et ce fut vraiment un joli bal, sans faste, sans prétention, favorisé par l’extrême douceur de la plus belle nuit. Les reflets colorés des lanternes jouaient sur les robes des danseuses et les mousselines pâles prenaient des tons de vert aigu, de rouge feu, de jaune citron, lorsqu’elles passaient sous les guirlandes de ces énormes fruits lumineux. De la jonchée, comme dans une église ; après la sortie d’un cortège de noces, émanait un parfum de fenouil et de menthe foulée.

Naïs, pour la première contredanse, eut un cavalier de seize ans, le petit Valmont de Planot qui étouffait dans son col, comme elle dans son corset. Elzéar menait Palma.

Les couples avançaient, reculaient, saluaient, formaient la chaîne. Sous leur bras levé, les cavaliers faisaient tourner les dames.

C’étaient le Pantalon, l’Été, la Poule, la Trénis, la Pastourelle, toutes les figures de la contredanse qui s’achevait par la Galope !

Les danses « tournantes » étaient encore regardées comme scandaleuses. Ni le xviie siècle ni le xviiie siècle n’avaient vu les hommes et les femmes s’enlacer, corps à corps. Les danseurs du menuet, de la gavotte, de la pavane, ne se touchaient que le bout des doigts. Mais l’indécence moderne ne s’effrayait d’aucun abus. C’était l’avis des vieilles femmes qui faisaient tapisserie. C’était l’avis de Mme du Fargeas. Elle avait absolument défendu à sa fille cette danse de vertige et de volupté : la valse.

Si la « jeune fille accomplie » ne tournait pas, comme une toupie affolée, dans les bras des hommes, elle « galopait » avec une ardeur choquante. Oui, à mesure que s’écoulait la nuit, Naïs, haletante et décoiffée, perdait cette timidité qui est la plus belle parure des demoiselles. Elle riait. Elle causait avec ses danseurs. Elle devenait — ô ciel ! — une espèce de bacchante !

Lorsqu’elle s’asseyait — pas pour long-temps — près de madame sa mère, celle-ci lui murmurait à l’oreille des avis pareils à des réprimandes.

« Un peu de modération, ma fille ! Vous vous faites remarquer… Tenez votre mouchoir par la pointe. N’adressez pas la parole à votre partenaire… Que vous a dit M. de Planot ?

— Il m’a dit que cela le contristait de rentrer au collège chez les Pères de Saint-Acheul. Et il m’a demandé si j’aimais la musique… C’est un petit sot.

— Naïs !

— Il m’a marché sur les pieds. Je vous assure, maman, que je préfère danser avec des gens âgés comme M. de Verfeuil. Celui-là, au moins, il dit quelque chose !

— Hum ! »

M. de Verfeuil n’était plus jeune et pour tant les dames en raffolaient. Il avait la réputation d’aimer les tendrons. Et il avait invité Naïs ! Et il allait, clamant de sa voix de fausset :

« Cette petite du Fargeas est adorable ! »

Antoine du Fargeas s’était réfugié dans le billard, avec les pères de famille. Zerbin dan sait, leste et galant comme un jeune homme. Qui donc veillait sur Naïs, quand elle échappait aux yeux de sa mère ?

Tout à coup, M. Elzéar de Fontclose étant allé dire un mot au maître-violoneux, on en tendit, par-dessus les conversations et les rires, une mélodie qui s’élança, telle une fusée dans le ciel noir, puis retomba sur elle-même en longue spirale ondulante.

Comment ces musiciens de village connaissaient-ils cette valse allemande, la dernière fureur des salons parisiens ? Des chuchotements coururent : M. Elzéar de Fontclose l’aurait serinée aux violoneux, en secret, pour faire aux invités de sa tante une surprise.

Or, toutes les femmes ne valsaient pas. Aussi bien que les mamans, les maris jaloux se défiaient de la valse, la vertu des dames de province étant plus précieuse et mieux gardée que celle des Parisiennes, lesquelles peuvent valser tout leur saoûl, n’ayant rien à perdre !…

Cependant, quelques couples se hasardaient « dans la carrière » et voltaient en se tenant bien roides, les yeux fixes, soucieux de ne pas se heurter, et plus graves que des derviches. Après quelques tours, la dame s’arrêtait, portait la main à sa tête, et regagnait sa place, souriante, languissante, confuse, avec de vagues sensations de mal de mer.

« Oh !… oh !… faisaient tout bas les matrones.

— Ah ! ah ! faisaient les messieurs dont les femmes ne dansaient pas.

— Hé !… hé !… » se disaient les célibataires galantins.

Les jeunes femmes et les jeunes filles, que la volonté maritale ou maternelle retenait dans le cercle des spectatrices, et qui sentaient leurs jambes frémir et leurs pieds s’agiter, essayaient de dénigrer le fruit défendu :

« Ma chère !… Oh ! ma chère !… Comment peut-on, ma chère ?… »

Naïs ne disait rien du tout et pensait :

« Si maman n’était pas là !… »

Elle n’avait pas appris la valse. Ce n’était pas dans le répertoire de Mme du Fargeas et du pauvre Berger. Mais était-ce bien difficile ? Avec un bon danseur qui vous guide, on suit, on s’abandonne…

Et voilà, justement, que M. Elzéar se dirige vers le groupe des jeunes filles. Il s’incline devant Palma. Quoi ? Palma valserait ? La marquise lui permettrait cette excentricité, cette impudicité ?


Ils sont aux bras l’un de l’autre, dans le cercle composé de cent personnes curieuses et toutes prêtes à la malveillance. Elle appuie sa main gauche à l’épaule d’Elzéar, et sa couronne de bruyère effleure le jabot du cavalier qui enserre et presse la taille ronde. Lentement, ils pivotent, presque sur place. Leurs pieds se frôlent et s’évitent. Soulevés par le chant des violons, ils élargissent les orbes de leur course tournoyante, plus vite, encore plus vite. Ils sont deux vagues jumelles d’un tour billon, deux planètes accouplées dans l’éther, deux papillons qui volent, unis par le désir. La robe blanche s’enflamme, s’irise, se teint d’un vert phosphorescent, sous les reflets des lanternes, et finit par s’évanouir, là-bas, où les lueurs de l’illumination expirent, là-bas, hors du cercle franchi, sur la pelouse brillante de rosée et de clair de lune.

Et si les invités sont scandalisés, ils n’ont pas le loisir de le dire, car des valets improvisés — garçons de ferme vêtus de vieilles livrées de l’autre siècle — apportent des rafraîchissements sur des plateaux : sirop d’orgeat, vinaigre framboisé, breuvages innocents qui plaisent aux dames, punch chaud et punch froid pour les messieurs, avec des assiettes de biscuits et de craquelins. Les paysans ont préféré le vin nouveau. Cela s’entend assez. Bourrées, cris, coups de talon, mains aux hanches, doigts qui claquent, ce bal rustique fait deux fois plus de bruit que l’autre…


« Naïs !… Naïs ! »

Mme du Fargeas cherche sa fille, mais Naïs est partie pour voir la bourrée, avec le jeune coquebin de Planot. Tout le monde se disperse, se retrouve, se regroupe…


Naïs a laissé là le bon élève de Saint-Acheul, et elle s’en va, dans l’ombre du parc, cherchant le silence qui apaisera sa fièvre. Son cœur est gonflé d’un chagrin qu’elle ne veut pas nommer, parce qu’il grandirait encore et lui ferait encore plus de mal, si elle osait le définir. Étrange sentiment d’abandon, solitude soudaine de l’âme, au milieu d’une fête, envie de pleurer à grosses larmes enfantines. Pourquoi ? Pourquoi ?

Elle a jeté sur ses épaules une écharpe de barège gris-cendre, couleur de demi-deuil — le demi-deuil de son premier rêve !

L’allée où elle marche est tapissée de feuilles humides, d’où monte une odeur de Toussaint. La lune penchante égoutte un lait bleuâtre entre les feuillages noirs. Ô douce lune, compagne des veillées d’été, douce lune qui voyais Naïs, sous ses rideaux blancs, se griser de poésie et de romanesques chimères, console l’enfant amoureuse. Elle n’a plus ce soir d’autre amie que toi !

Hélas ! c’est une perfide amie aussi que ma dame Phœbé, car elle conduit sournoisement la jeune fille jusqu’à la petite clairière où luit un étang parmi les glaives des iris, sous les chevelures des saules. Le brouillard, mêlé de rayons, baigne ce lieu mélancolique d’une atmosphère surnaturelle ; n’est-ce pas un autre monde, un coin de paysage sidéral ; vapeurs d’argent, vapeurs d’azur, poudroie ment irisé, gazes flottantes ? Et voici qu’en cet élément féérique, passent deux formes humaines, aperçues par transparence, l’une toute sombre, l’autre toute blanche, et si étroitement unies que leurs visages, dans un invisible baiser, se confondent !


Les héroïnes de roman, quand elles trouvent leur bien-aimé aux bras d’une rivale, et sur tout quand cette rivale est pour elle presque une sœur, prennent des résolutions définitives. Elles se précipitent du haut d’une tour ruinée, ou se couchent au lit de la rivière, ou se laissent périr de consomption, à moins qu’elles ne se réfugient dans un couvent. Naïs, après avoir vu ce qu’elle avait vu, décida de s’enterrer vivante au Carmel.

Une décision prise est un soulagement pour l’âme. La petite ne sentait presque plus sa douleur quand elle rejoignit le jeune Planot et rentra, avec lui, dans le cercle des danseurs, pour la dernière galope de la dernière contre danse.

Les bougies consumées s’éteignaient dans les fruits de papier lumineux. Une lanterne brûla, en jetant une clarté convulsive, sur les figures fatiguées et les roses défraîchies. Les couples, les familles, prirent congé. Des frissons de grelots s’éloignèrent, sous les châtaigniers de l’avenue.

Enfin, les Fargeas demandèrent leur voiture. Elzéar et Palma les accompagnèrent jusqu’au perron, en leur prodiguant des paroles affectueuses — et ce fut ainsi que s’acheva le premier bal de Naïs.


IX


Verthis, ce 15 février 1830.


«  êtes-vous en ce moment, et que faites-vous, ma chère Célina ? Pensez-vous quelquefois à votre pauvre Zénaïde ? Je profite d’un jour de loisir — maman et papa étant à Périgueux pour leurs affaires… — et je viens causer avec vous.

« Depuis ma dernière lettre, où je vous annonçais que j’irais au bal chez la marquise de Fontclose, il s’est passé quelque chose d’extraordinaire. C’est le mariage de Palma avec son cousin Elzéar. J’en parle tout de suite pour n’y plus revenir, parce que cet événement imprévu m’a privée d’une bien chère amie d’enfance, et que j’éprouve encore, en y songeant, une très grande peine.

« Vous savez que Palma est orpheline. Sa tante l’a recueillie et élevée d’une manière qui heurtait les usages reçus, disait-on, et en lui laissant une liberté que l’on refuse, presque partout, aux jeunes personnes. Cette éducation et l’absence de dot — Mme de Fontclose ne possède que la jouissance de ses revenus — donnaient à Palma très peu de chances de faire un mariage convenable. Tout Verthis affirmait qu’elle resterait demoiselle, ou qu’elle entrerait en religion. Mais la vocation manquait. Belle, bien-née, spirituelle, Palma semblait destinée à une existence solitaire.

« Quand son cousin Elzéar est venu s’installer à Verthis, on a parlé de leurs fiançailles. On en a parlé sans y croire. Il faut bien que les langues marchent. À vrai dire, les apparences… mais non ! Il n’y avait rien, entre Elzéar et Palma, rien, avant ce fameux bal qui… Rien, j’en suis absolument sûre ! J’avais même des motifs de penser que le sentiment de M. Elzéar pour sa cousine était une bonne et simple amitié fraternelle.

« Tout le monde se demandait : « Que fait-il ? Qu’attend-il ? Il est l’héritier naturel de la marquise, et le domaine lui appartiendra un jour. Mais le jour est encore incertain, grâce à Dieu ! et M. Elzéar n’a qu’une modeste fortune. »

« Eh bien, ma chère, la raison de tout ceci, c’est qu’un parent éloigné de Palma venait de mourir en lui léguant ses biens, à condition qu’elle épouserait Elzéar de Fontclose. Mais, par une délicatesse qui l’honore, Elzéar ne voulut pas se présenter à sa cousine comme un mari imposé à prix d’argent. Il désirait être aimé pour lui-même. La marquise fut sa confidente, et Palma se réveilla millionnaire le jour qu’elle fut fiancée. Que pensa-t-elle de cette aventure ? Elle ne me l’a pas dit. Être aimée, être épousée, sans un sol, c’est bien beau, mais être riche, c’est bien agréable, surtout quand on fait, avec sa propre fortune, celle d’un époux séduisant comme est Elzéar de Fontclose. Tels furent, je le suppose, les sentiments de Palma. Le mariage vient d’être célébré, à Paris, selon le vœu du testateur. Ainsi, nous n’avons pas été de noces. Palma m’affirme qu’elle a pleuré de ne pas m’avoir auprès d’elle, à titre de fille d’honneur, mais j’étais souffrante ; le voyage est coûteux ; la sagesse m’a commandé de rester à Verthis. Maintenant, Elzéar et Palma coulent les beaux jours de la lune de miel à Sorrente.


« De toute mon âme, je souhaite le bonheur de mon amie, mais, chère Célina, le bonheur, tel que nous le rêvions au couvent, existe-t-il, et s’il existe, est-il durable ? Elzéar sera-t-il constant ? Son amour est-il aussi pur et aussi sincère que celui de Palma ? Son caractère est-il solide ? Une faible femme pourra-t-elle toujours s’appuyer sur lui ? Maman dit que la raison seule fait les bons mariages et que l’amour n’a rien à voir avec l’amitié conjugale, fondement et sécurité des familles.

Et pourtant, il est un peu pénible de renoncer, à moins de dix-huit ans, à cette idéale félicité que les romans nous dépeignent avec de séduisantes couleurs ? « Des romans, me dites-vous, chère Célina, quels romans ? Où les avez-vous trouvés, et qui vous a permis de les lire ? Sœur Sainte-Rose nous instruisait à les craindre, comme un poison ? » Il est vrai. J’ai offensé Dieu en lisant ces livres, en cachette. Ils me venaient de Palma qui les tenait d’Elzéar. Je les ai lus, et je m’en suis confessée Ah ! si vous aviez entendu M. le curé ! Il m’a tellement grondée que j’ai cru m’évanouir !

« Méfiez-vous des romans, ma Célina ! Ils parlent un langage qui trouble le cœur après l’avoir enchanté. Ils montrent les hommes et les femmes plus grands que nature, animés de passions ardentes, brûlant leur vie, cette vie que nous autres devons vivre lentement, jour par jour. Tout, dans le monde imaginaire qu’ils nous présentent, est paradisiaque ou infernal. On n’aime pas : on adore ; on ne déteste pas : on exècre. On ne souffre pas : on est torturé. On ne pleure pas : on hurle de douleur. Quand une simple jeune fille a vécu, quelques heures, par la pensée, dans cette fournaise sentimentale, tout lui semble fade et décoloré.

« C’est qu’il faut du courage pour accepter un destin médiocre, remplir ses devoirs, embellir la réalité monotone par les plaisirs de la vertu, renoncer à des rêves trop doux et trop brillants ! Les romans d’aujourd’hui ne nous enseignent pas ce courage. Je m’aperçois bien qu’en les lisant, on devient… — devrai-je le dire ? — une révoltée, une révolutionnaire !

« Mais, Célina, le bien ne peut-il sortir du mal ? Ces lectures que je me reproche, il me semble qu’elles m’ont appris à voir et à sentir autrement que les ennuyeuses ménagères, toujours occupées de cuisine, de maillots et d’argent ? Il me semble que je souffre et que je jouis mieux qu’elles de la nature et de la poésie, que, le venin extirpé, il demeurera en moi le parfum du « romantisme » — c’est le nom à la mode de cette littérature.

« J’ai cru, un moment, que Dieu m’appelait à lui, par le chemin des austérités. Je me voyais carmélite !… C’était, de ma part, bien de l’orgueil. Je ne suis pas née pour être une sainte Thérèse. M. le curé me l’a fait comprendre.

« Je vivrai donc, comme ma bonne mère a vécu, et j’essaierai d’être heureuse… Peut-être la Providence permettra-t-elle que mon mariage ne soit pas uniquement « de raison ». Peut-être… Ah ! Célina, j’ai beau prendre des résolutions de sagesse, je ne puis m’empêcher de rêver.

« Quand je couds, assise dans la chambre haute, les pieds sur ma chaufferette ; quand je regarde ruisseler la pluie, et que le petit chant des gouttières me rend triste comme le bruit d’un sanglot ; quand je m’occupe, le soir, à énoiser les noix ou à griller les châtaignes, cependant que mon oncle et Maman se remémorent les histoires de l’ancien temps ; quand j’écoute, avant de m’endormir, le tictac de ma jolie pendule, mon imagination déserte ma pauvre machine. Je rêve ! je rêve !

« Maman ne s’en doute pas. Elle est d’un siècle où l’on pleurait beaucoup, mais où l’on ne rêvait guère. C’est une maladie moderne, comme dit M. le curé.

« … J’arrête ici ma longue épître, chère Célina. Mion m’appelle en bas. Une visite nous arrive, des amis de mon oncle Zerbin. Il les amène à l’instant… M. Julien Dutheil et sa mère ; personnes très agréables, paraît-il. Il est maître de forges à Gourdon. Je ne l’ai jamais vu. À peine ai-je le temps de me recoiffer un peu.

« Je vous embrasse, ma bien chère amie.

« Nais. »


X


Monsieur Antoine du Fargeas, maître de la poste royale, décoré de l’ordre du Lys, et Madame du Fargeas, née de Fonard, ont l’honneur de vous faire part du mariage de Mademoiselle Zénaide du Fargeas, leur fille, avec Monsieur Julien Dutheil, maître de forges à Gourdon.

Et vous prient d’assister à la bénédiction nuptiale qui leur sera donnée, le 30 avril 1830, à onze heures, dans l’église de Verthis.


Marcelle Tinayre.
Fin.


IMPRIMERIE CRÉTÉ
CORBEIL (S.-ET-O.).
5321-11-1927