Une petite gerbe de billets inédits : Beaumarchais, sa femme, Mme Campan
(p. 22-23).

X

Je vous remercie, Monsieur et cher ami, de m’avoir donné de vos nouvelles. Je voudrais en avoir de bonnes à vous envoyer en retour. Mais, dans le monde politique et dans le monde domestique, je ne vois que deuil. Vous savez le déplorable accident qui, tout près de vous, a coûté la vie à ma pauvre jeune et si jolie belle-sœur, Madame Devaines. J’ai reçu hier des nouvelles de Claremont écrites au moment même où la Reine et toute la famille royale partoient pour aller à Ostende recevoir les derniers soupirs de la Reine des Belges. Et probablement ils seront arrivés trop tard. Que de douleurs dans cette rare famille ! La branche cadette de la maison de Bourbon en est aussi abreuvée que la branche aînée, et notre excellente Reine peut se placer, parmi les martyrs de la destinée royale, à côté de Madame la Dauphine[1].

Je persiste dans l’opinion que vous me connoissez. Tant que les deux partis conservateurs seront désunis, il n’y a rien de bon à espérer pour notre pays. Je ne crois pas que la République puisse arriver à l’ordre stable, et il n’y a pas de quoi faire en France deux monarchies. Mais cette vérité me paroit encore loin d’être comprise et admise par le public. En attendant qu’elle le soit, il n’y a rien de mieux à faire que de soutenir le statu quo, et d’en tirer, au profit de l’ordre, tout ce qu’il pourra fournir. Voilà toute ma vie politique. Je serois bien surpris si ce n’étoit pas aussi la vôtre.

Je suis au Val-Richer, avec tous mes enfans, jusqu’à la fin de ce mois. Je comptais y rester jusqu’au milieu de novembre. Mais l’Académie française, en me nommant son directeur pour ce trimestre, m’oblige à rentrer un peu plutôt à Paris. Quand comptez-vous y revenir ? J’espère que, malgré la Seine qui nous sépare, vous viendrez me voir quelquefois l’hiver prochain. Quand Madame la duchesse d’Orléans vouloit faire faire à Monsieur le comte de Paris de nouvelles connoissances de camarades, il lui répondoit : « Je n’aime que mes vieux amis »[2]. Je suis comme lui ; j’aime mes vieux amis ; et je lui souhaite, à lui, de garder toute sa vie cette aimable et honorable disposition.

Adieu, mon cher Monsieur. Mes respects, je vous prie, à Madame Raguet Lépine, et croyez-moi bien sincèrement

Tout à vous,

Guizot

Val-Richer, 7 octobre 1850.

  1. Cet éloquent passage, les hautes considérations politiques qui vont suivre et enfin la touchante et charmante anecdote sur Monseigneur le comte de Paris, rendent toute cette lettre bien précieuse et lui assurent, ce me semble, une place dans la prochaine édition du recueil publié avec un soin si filial, si religieux, par Madame de Witt : Lettres de M. Guizot à sa famille et à ses amis (Paris, Hachette, in-16). Pour qui veut bien connaître les grandes qualités de l’homme privé, il faut joindre à ce recueil un volume qui le complète à merveille et que l’on doit aussi à la délicate main de Madame de Witt : M. Guizot dans sa famille et avec ses amis (Paris, Hachette, in-16.)
  2. Le mot est très joli et fait honneur au royal enfant. Volontiers je répéterais, devant les incomparables affections qui m’accompagnent depuis mes jeunes années : Vivent les vieux amis !