Imprimerie Bénard (p. 83-95).


VIII.

Où notre Émerance manque plusieurs fois le train.



Encore trois mois après.

Chez les Dumortier. C’est la nuit de Noël, une nuit poudrée de neige et de givre scintillant comme dans la vieille légende naïve. Le vent souffle en rafales et heurte de l’aile les vitres. Au coin du feu, dans cette salle à manger que nous connaissons si bien, Dumortier et sa femme, chacun dans un fauteuil, se font face. Ils ont beaucoup vieilli. Les cheveux de Monsieur Dumortier sont presque blancs.

Monsieur Dumortier (très triste). — Il y a deux ans à pareille date, un jour de Noël comme celui-ci, nous étions trois.

Madame Dumortier. — Tu penses toujours à « lui » ?

Monsieur. — C’est notre fils, Mélanie… et nous n’avions que celui-là. Tu vas servir les bouquettes et le vin chaud, et « il » ne sera pas là, autour de la vieille table de famille…

Madame (cajoleuse). — Je t’ai préparé un boudin blanc dont tu me diras des nouvelles…

Monsieur. — Peut-être qu’il a faim, « lui »…

Madame. — Toujours lui, alors… Tu ne penses qu’à lui !

Monsieur. — Et toi ?… tu n’y penses pas ?

Madame (baissant la tête). — Si… et il ne le mérite pas cependant. Nous ne lui avions rien fait pour qu’il nous abandonne ainsi, au moment du malheur…

Monsieur. — Sais-tu que voici bientôt un an que nous n’avons plus eu de ses nouvelles ?

Madame. — Comme il voyait que je lui renvoyais ses lettres sans les ouvrir, il a cessé de nous écrire depuis voici bientôt huit mois.

Monsieur. — Huit mois, seulement ! Je croyais un an… Comme le temps passe et combien tout, ici, est devenu vieux depuis que le nid est désert !… Qu’ai-je donc fait au bon Dieu pour être traité ainsi, à mon âge ? J’avais été bon parce que je croyais en la toute-puissance de la bonté…

Madame. — Tu pleures ?… Et c’est lui, c’est notre fils qui…

Monsieur. — As-tu déjà pensé à ce qu’il est devenu peut-être ? À cette heure, perdu dans la grande ville où nul ne vous connaît, où nul ne vous aime, il traîne la savate, peut-être… Dis, femme, peut-être bien que le petit a froid, lui, pendant que nous nous chauffons ici comme de vieux égoïstes…

Madame (très pâle). — Tu crois qu’il peut avoir froid ?

Monsieur. — Oh ! si je le savais, vois-tu… Si j’en étais sûr… Nous n’avons pas grand argent et nous devons toujours les mille francs à ce gredin de Ramelin qui me menace comme si j’étais un malfaiteur, moi… mais je mettrais au clou la belle montre à répétition qui me vient de mon père et qui vaut encore bien deux cents francs, et je prendrais de suite le train pour Paris… et je Tirais rechercher, mon fils… et je…

Madame (secouant la tête). — Tu l’irais chercher où ?… Allons, mon homme, mon brave, mon vieil homme, un verre de vin chaud à la cannelle, comme au temps où nous étions encore heureux, comme au temps où nous étions encore trois…

Monsieur (tout bas, tout bas, à l’oreille de sa femme). — Si nous buvions à sa santé, à « lui » ?…

Et la vieille Madame Dumortier baisse la tête comme une coupable, car elle sent que tout de même elle est un peu responsable de ce qui arrive. Cependant, son mari attend, le verre est levé à la hauteur de l’œil. Elle voit le geste et le comprend. Alors, elle aussi, lève lentement le verre dans sa main tremblante. Ils ne parlent point, mais les cœurs aimants se comprennent et leurs cœurs prononcent ces paroles de paix et d’absolution : à sa santé !

À la même heure, Hector Ramelin arrive chez ses parents où se trouve déjà Madame Brayant. Là aussi, on va fêter le réveillon.

Madame Brayant. — Venez un peu ici, beau-fils, que je vous gronde.

Hector. — Et pourquoi donc, belle-maman ? Parce que me voici sans ma femme ? N’ayez pas peur : elle se retrouvera bien toute seule. Un quart d’heure avant le départ du train de Liège, elle n’était pas encore prête et je suis parti avant elle, pour ne pas vous donner d’inquiétudes. Elle aura manqué le train à la gare du Nord… Ça lui arrive si souvent…

Madame Ramelin. — Mais, Hector, tu es en retard toi-même.

Hector. — Je suis passé d’abord par chez Monsieur Brayant croyant vous y trouver, belle-maman, et c’est beau-papa qui m’a dit que vous étiez ici.

Madame Brayant. — Antoine sait donc ?…

Hector. — Oui, je l’ai averti qu’Émerance devait avoir manqué le train et comme, vraisemblablement, elle pourra prendre le suivant, c’est beau-papa qui s’est offert à aller la chercher à la gare, dès qu’il aurait fermé son officine. Il l’amènera ici directement.

Madame Ramelin, voyant que son mari est de plus en plus mécontent, voudrait animer la conversation pour éviter un esclandre dont il l’a déjà menacée.

Madame Ramelin (à Madame Brayant). — Ça vous réjouit l’âme, de voir des tourtereaux qui s’inquiètent ainsi l’un de l’autre…

Madame Brayant. — Voilà qui pourrait peut-être vous servir d’exemple, à vous les vieux maris, Monsieur Ramelin.

Sans le savoir, la bonne dame a fait déclencher l’orage.

Monsieur Ramelin (éclatant). — Des exemples ?… En beaucoup de cas, ce sont les enfants qui devraient en prendre sur leurs parents, Madame Brayant…

Hector. — Voyons, papa, tu ne vas pas encore recommencer !

Monsieur Ramelin. — Vous me coûtez très cher, mon fils, et c’est une vérité que je tenais à vous dire.

Madame Brayant. — Et vous choisissez un jour comme celui-ci, une belle nuit de Noël, pour…

Monsieur Ramelin n’est plus le mouton blanc que sa femme conduisait en laisse ; c’est encore un mouton, mais bien plus terrible qu’un dogue hurlant, car le dit mouton est devenu enragé.

Monsieur Ramelin (se levant). — Et je choisis l’instant qui se présente, oui ; l’occasion de pouvoir parler à mon fils et lui dire ce que je pense de lui sans qu’il ait à en rougir devant sa femme. Pourquoi avez-vous été mis à la porte de la Damasserie ?

Hector. — La belle affaire… Je suis rentré huit jours après au « Corset Idéal ».

Monsieur Ramelin. — Où vous ne gagnez plus que cent francs par mois, pour deux…

Madame Ramelin. — Mon ami, il y a ici Madame Brayant…

Monsieur Ramelin. — Eh bien, vrai, elle n’est pas de trop. Vous avez eu toutes deux une façon d’élever vos enfants dont je ne vous félicite pas.

Madame Brayant se lève comme une furie, les ongles en arrêt.

Madame Brayant. — Mon Émerance… Une jeune fille qui… une jeune fille que… qui… n’est-ce pas, Hector ?

Hector (très froid). — Votre fille ! Eh bien, il n’est pas mauvais que vous sachiez ce qu’elle vaut, votre fille.

Madame Brayant. — Est-ce qu’on dit quelque chose d’elle ? On dit, mais tout bas… et tant qu’un scandale n’a pas éclaté, qu’est-ce que ça peut bien vous faire ?… Il y a un tas de dames qui ont des amants et que les gens comme il faut saluent bien bas… tant que le mari ne dit rien…

Hector. — Eh ! à la fin, qu’elle coure le guilledou avec le ténor Michel ou avec d’autres, c’est ça qui m’est égal… mais les dettes qu’elle me fait ?… les dettes qu’on me réclamait ; et comme je n’osais plus demander de l’argent à mon père… Enfin, voilà pourquoi j’ai dû quitter la Damasserie…

Madame Ramelin (s’écroulant). — Un voleur !… vous !

Monsieur Ramelin (levant les poings). — Misérable !

Hector. — Il y a plus misérable que moi, papa, c’est…

Madame Brayant. — Je vous défends, monsieur, de…

Un coup de sonnette. Silence. Chacun reste figé dans l’attitude qu’il avait prise, sauf Madame Brayant qui soudain se fait humble et suppliante.

Madame Brayant. — Ayez pitié de notre Émerance, mes pauvres amis… Elle est là, avec son père… Ne dites rien devant lui…

La porte s’ouvre, mais Brayant est seul et semble anéanti.

Hector. — Seul ?

Monsieur Brayant. — Oui.

Hector. — Elle n’était pas au train ?

Monsieur Brayant. — Elle est partie.

Hector. — Où ?

Monsieur Brayant. — À Paris.

Hector. — Seule ?

Monsieur Brayant. — Non.

Hector. — Qui l’a vue ?

Monsieur Brayant (tombant sur un siège). — Le fils Dumortier qui rentrait à Liège et qui m’a dit l’avoir rencontrée à la gare frontière au bras du ténor Michel.

Madame Brayant. — L’homme aux chaussettes ! (Et elle tombe évanouie.)

Au moment où ce petit drame familial se dénoue chez les Ramelin, on sonne à la porte des Dumortier.

Madame Dumortier (horriblement pâle). — Nicolas, on sonne ! Tu entends ?

Monsieur Dumortier (qui s’est dressé tremblant). — Qui peut sonner à cette heure, depuis que mon vieux Périel est mort ?…

Madame. — Ouvre… si c’était « lui »…

Trois minutes après, trois minutes longues comme des siècles pour la vieille Madame Dumortier, la porte de la salle à manger s’ouvre lentement. Jean paraît sur le seuil. Son père le suit. Dumortier semble être rajeuni de dix ans.

Madame, (courant à son fils). — Toi !

Jean. — Maman !

Madame. — Mon fils !… mon fils !… on m’a rendu mon grand fils !…

Monsieur. — « Notre » grand… Mélanie… Il est bien un peu à moi aussi… (D’un air étonné.) Ah ça, fiston, tu as bonne mine…

Madame. — As-tu faim ?

Jean. — Je meurs même de faim…

Monsieur. — Il y a longtemps que tu n’as plus mangé ?

Jean. — Mais, depuis midi…

Madame. — Tu dois avoir froid. Fais aller le feu, mon homme…

Jean. — Inutile, papa. Je n’ai pas froid, car j’étais chaudement habillé…

Madame (avec un cri de joie). — Il n’a pas froid !…

Monsieur (même jeu). — Il a mangé à midi !…

Jean (qui comprend enfin). — Mais oui, mes bons, mes chers bons parents, je vois ce qui vous étonne… Votre grand fils n’a ni froid, ni faim, et cela vous réjouit parce que vous le pensiez pauvre et affamé par cette nuit de Noël. Non, je voulais tout simplement passer les Matines, comme au bon temps où j’étais encore un tout petit garçon avec de courtes culottes… et autour d’un bon feu qui ronfle… Ce n’est pas l’estomac qui me ramène, c’est le cœur…

Il est assis auprès du calorifère. Sa mère lui présente un verre de vin chaud qui fume et parfumé par la cannelle et le citron. Monsieur Dumortier, dans son fauteuil, regarde son fils avec attendrissement.

Jean (joyeux). — À propos de cœur, savez-vous qui je viens de rencontrer à la frontière ?

Madame. — Tu veux que je devine ?

Jean. — Tu ne trouverais pas. J’ai croisé Émerance Brayant qui filait sur Paris en compagnie d’un cabot. En voilà une que j’ai bien fait de ne pas vouloir pour femme…

Monsieur. — En tout cas, je m’aperçois d’une chose… (montrant à sa femme le bel habit que porte son fils) c’est que, ne te voulant pas pour mari, Émerance a manqué son train.

Il va être minuit. La table est mise et sur un beau plat de faïence aux grandes fleurs bleues, s’allongent les boudins rouges et blancs.

Jean. — À table !… Aujourd’hui, c’est moi qui commande la manœuvre. Vous autres à chaque bout et moi au milieu… vraiment bien chez soi… bien au milieu des siens. Et maintenant, je vous l’ai dit : j’ai bien mangé à midi, mais n’empêche que je meurs de faim…

Monsieur Dumortier s’assoit et ouvre sa serviette d’où tombe une lettre.

Monsieur. — Tiens, une lettre… (pendant qu’il se baisse pour la ramasser). Qui est-ce qui est venu la mettre là ?

Madame. — Pas moi, pour sûr…

Jean (riant). — Ni moi.

Monsieur. — Elle n’a pourtant pas des jambes, l’enveloppe. (Regardant la firme.) C’est de notre notaire… mais ce n’est pas à moi qu’elle est adressée… Elle porte ton nom… à Paris…

Jean. — Cependant, puisque tu la retrouves sous la serviette, c’est probablement qu’elle t’intéresse, papa… Maman, encore un rond de ton excellent boudin, veux-tu ?

Monsieur fond en larmes sans pouvoir achever la lecture de la missive.

Monsieur (d’une voix éteinte). — Mélanie…

Madame. — Nicolas ?

Monsieur. — Lis…

Il lui tend la lettre.

Jean. — En voilà bien des façons, vous deux, parce que vous apprenez qu’un notaire a vendu votre bicoque de maison et qu’un enfant prodigue l’a achetée pour l’offrir à ses bons vieux parents, comme cadeau de Noël…

Madame. — Toi, tu nous… Nicolas !… nous sommes propriétaires !… (À Jean.) C’est avec tes tableaux que tu ?…

Jean. — Mais oui, maman, avec mes tableaux… rien qu’avec mes tableaux…

Madame (naïve). — Alors, ça vaut donc quelque chose ces toiles-là ?…

Jean. — Je ne sais pas ce que cela vaut, mais je viens de vous prouver qu’on arrive à les vendre assez bien à Paris…

Madame. — Jean… tu feras le portrait de ta mère, n’est-ce pas ?…

Jean. — Mais, il est fait, maman…

Madame. — Sans modèle ?

Jean. — De souvenir… J’ai copié mon cœur et tu étais dedans…

Monsieur. — Mélanie, je pense à une chose…

Madame. — À quoi donc, mon homme ?

Monsieur. — Tu vois bien que j’avais raison, hein ?… La bonté, vois-tu… eh bien, on est toujours récompensé d’avoir été vraiment bon…

Madame. — Et moi aussi, je pense à quelque chose…

Monsieur. — À quoi donc, femme ?

Madame. — C’est que deux vieux égoïstes ont oublié de remercier leur grand fils et… et…

Jean (avec un air mystérieux). — Chut… Écoutez…

Et de la rue, monte, claire et joyeuse, une voix de jeune femme qui chante le bon vieux noël wallon que savaient nos mères grands.

La voix (chantant) :

Caque ! caque ! caque ! qu’est-c’qui jôs ci ?
C’est-ine pitit’ pucell’ qu’est-accouquèe d’on fi.

FIN