Une page d’histoire (Barbey d’Aurevilly)/IV

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 19-26).
◄  III
V  ►

IV


Et voilà tout ce que l’on sait de cette triste et cruelle histoire. Mais ce qui passionnerait bien davantage serait ce que l’on n’en sait pas !… Or, où les historiens, s’arrêtent ne sachant plus rien, les poètes apparaissent et devinent. Ils voient encore quand les historiens ne voient plus. C’est l’imagination des poètes qui perce l’épaisseur de la tapisserie historique ou qui la retourne, pour regarder ce qui est derrière cette tapisserie, fascinante par ce qu’elle nous cache… L’inceste de Julien et de Marguerite de Ravalet, ce poème qui doit peut-être rester inédit, on n’a pas encore trouvé de poète qui ait osé l’écrire, comme si les poètes n’aimaient pas la difficulté jusqu’à l’impossible ! Il lui en faudrait un comme Chateaubriand qui fit René, ou comme lord Byron qui fit Parisina et Manfred. Deux sublimes génies chastes, qui mêlaient la chasteté à la passion pour l’embraser mieux !

C’eût été à lord Byron surtout, qui se vantait d’être Normand de descendance, qu’il aurait appartenu d’écrire, avec les intuitions du poème, cette chronique normande passionnée comme une chronique italienne, et dont le souvenir maintenant ne plane plus que vaguement sur cette placide Normandie, qui respire d’une si longue haleine dans sa force…

Ceux-là qui, dans ces derniers temps, ont rappelé les beaux Incestueux de Tourlaville, en ont remué moins la poussière que la poussière de leur château. C’étaient des âmes d’architectes. Ils ont minutieusement décrit cet ancien castel que la Renaissance, Armide elle-même, avait changé en un château d’Armide. Mais ils n’en ont su que les pierres. Allez ! les deux spectres des deux derniers Ravalet, qui ont vécu entre ces pierres et qui y ont laissé de leurs âmes, ne sont jamais venus, dans le noir des minuits, tirer par les pieds l’imagination de ces gens tranquilles… L’un d’eux pourtant a dit quelque part qu’il avait cru voir flotter, au tournant d’un sentier dans les bois, la robe blanche d’une Ravalet, qui s’enfuyait sous les ombres crépusculaires. Mais il ne l’a pas poursuivie… Il faut, pour suivre les spectres, avoir plus foi en eux qu’en des figures de rhétorique. Moins rhétoricien, moi, j’ai été plus heureux… Je n’ai pas eu besoin de poursuivre ce que j’étais venu chercher. Les spectres qui m’avaient fait venir, je les ai retrouvés partout dans ce château, entrelacés après leur mort comme ils l’étaient pendant leur vie. Je les ai retrouvés, errant tous deux sous ces lambris semés d’inscriptions tragiquement amoureuses, et dans lesquelles l’orgueil d’une fatalité audacieusement acceptée respire encore. Je les ai retrouvés dans le boudoir de la tour octogone, où je me suis assis près d’eux en cherchant des tiédeurs absentes sur le petit lit de ce boudoir bleuâtre, dont le satin glacé était aussi froid qu’un banc de cimetière au clair de lune… Je les ai retrouvés dans la glace oblongue de la cheminée, avec leurs grands yeux pâles et mornes de fantômes, me regardant du fond de ce cristal qui, moi parti, ne gardera pas leur image ! Je les ai retrouvés enfin devant le grand portrait de Marguerite, et le frère disait passionnément et mélancoliquement à la sœur : « Pourquoi ne t’ont-ils pas fait ressemblante ? » Car la femme aimée n’est jamais ressemblante pour l’amour !

Ces inscriptions et ce portrait ont été contestés. Quant aux inscriptions, moi-même je ne pourrai jamais admettre qu’elles aient été tracées par eux, les pauvres misérables ! et que deux amants qui se savaient coupables, et dont la vie se passait à étouffer leur bonheur, sous les yeux d’un père qui avait le droit d’être terrible, aient plaqué avec une si folle imprudence sur les murs le secret de leur cœur et la fureur de leur inceste. Ces inscriptions, dont quelques-unes sont fort belles, auront été placées là après coup[1]. Elles étaient dans le génie du temps, et le génie du temps, c’était la passion forcenée. Dans le portrait de Marguerite, il y a aussi un détail suspect, c’est celui des Amours aux ailes blanches dont elle est entourée, — inspiration païenne d’une époque païenne. Parmi ces Amours, il en est un, aux ailes sanglantes. Ce sang aux ailes indique par trop qu’il a été mis là après la mort sanglante de Marguerite ; mais je crois profondément à la figure du portrait, en isolant les Amours. Si elle n’a pas posé vivante devant le peintre inconnu qui l’a retracée, elle a posé dans une mémoire ravivée par le souvenir de l’affreuse catastrophe qui fut sa fin.

Elle est debout, en pied, dans ce portrait, — absolument de face, — et elle ne regarde pas les Amours qui l’entourent (preuve de plus qu’ils ont été ajoutés au portrait), mais le spectateur. Elle est dans la cour du château et elle semble en faire les honneurs, de sa belle main droite hospitalièrement ouverte, à la personne qui regarde le portrait. Ce qui domine en cette peinture, c’est la châtelaine, dans une noblesse d’attitude simple qui va presque jusqu’à la majesté, et c’est aussi la Normande, aux yeux purs, qui n’a ni rêverie, ni morbidesse, ni regards languissants et chargés de ce qui a dû lui charger si épouvantablement le cœur. La tête est droite, le visage d’une fraîcheur qu’elle n’a dû perdre qu’au bout de son magnifique sang normand, après le coup de hache de l’échafaud. Les cheveux sont blonds, — de ce blond familier aux filles de Normandie, qui a la couleur du blé mûr, noirci par l’âpre chaleur solaire d’août, et qui attend la faucille… Eux, ces cheveux mûrs aussi, mais pour une autre faucille, ne l’ont pas attendue longtemps ! Elle les porte courts, carrément coupés sur le front, avec deux lourdes touffes, sans frisure, tombant des deux côtés des joues à peu près comme les Enfants d’Édouard dans le célèbre tableau. Elle est grande et svelte, malgré la hauteur de sa ceinture, — vêtue d’une robe de cérémonie blanche et rose, dont l’étoffe semble être tressée et dont les couleurs sont de l’une en l’autre, comme on dit en langue de blason. Jamais, en voyant ce portrait, on ne pourrait croire que cette belle fille rose, imposante et calme, fût une égarée de l’inceste et qu’elle s’y fût insensément abandonnée… Excepté sa main gauche, qui tombe naturellement le long de sa jupe, mais qui chiffonne un mouchoir avec la contraction d’un secret qu’on étouffe et du supplice de l’étouffer, nulle passion ici n’est visible. Rien de ce qui fait reconnaître les grandes Incestueuses de l’Histoire et de la Poésie, n’a dénoncé celle-ci à la malédiction des hommes. Elle n’a ni l’horreur délirante de Phèdre, ni la rigidité hagarde de Parisina après son crime… Son crime, à elle, qui fut toute sa vie et qui date presque du berceau, elle le porte sans remords, sans tristesse et même sans orgueil, avec l’indifférence d’une fatalité contre laquelle elle ne s’est jamais révoltée. Même sur l’échafaud, elle ne dut pas se repentir, cette Marguerite qui s’appelait aussi Madeleine, mais ne fit pas pénitence pour un crime d’amour, qui, en profondeur de péché, l’emportait sur tous les péchés de la fille de Jérusalem… La Chronique, qui dit si peu de choses, a dit seulement qu’elle prononça que c’était elle qui avait entraîné son frère… Elle accueillit, sans se plaindre et sans protester, l’échafaud comme elle avait accueilli l’inceste, et simplement, parce que la conséquence de l’inceste était, dans ce temps-là, l’échafaud.

  1. En voici quelques-unes :

    Un seul me suffit. — Ce qui donne la vie me cause la mort. — Sa froideur me glace les veines et son ardeur brûle mon cœur. — Les deux n’en font qu’un. — Ainsi puissé-je mourir !